Conflits territoriaux et enjeux environnementaux au cœur - Fare-Sud

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Conflits territoriaux et enjeux environnementaux au cœur - Fare-Sud
http://www.seed.ulg.ac.be
Conflits territoriaux et enjeux environnementaux
au cœur de la mobilisation dans le golfe de Fos
Rapport Public de notre étude de cas sur l’incinérateur des déchets de
Marseille à Fos-Sur-Mer
Le 26 mars 2015
Les étudiants en Master 2 Sciences et Gestion de l’Environnement option Interface
Société Environnement ; Master complémentaire en DéveloppementEnvironnement et Société ; et année préparatoire au Master Sciences et Gestion de
l’Environnement de l’Université de Liège 1
Personne de contact : Lolita Lejeune ; [email protected]
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Axelle Bonbled, Mauricio Mota Charnaud, Lucie Delhez, Adrien Doutrepont, Cécile Havard, Jamie-Lee
Howard, Nicole Kay, Bambo Keita, Catherine Khronis, Lolita Lejeune, Manassé Lwimo, Céline Maréchal,
Naoki Miyama, Dieudonné Mulopo, Winnie Ngangu, et Clémentine Pfohl.
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Notre travail a été réalisé dans le cadre du séminaire de terrain dont l’objectif est d’analyser une
controverse environnementale territorialisée. La thématique retenue cette année a été celle de
l’incinérateur de déchets de Marseille implanté à Fos-sur-Mer. Non seulement nous nous sommes
rendus sur le terrain pour y rencontrer divers acteurs liés à cette problématique, mais nous avons
également tiré des conclusions de l’analyse des entretiens.
Avant de nous rendre sur le terrain, nous nous sommes familiarisés avec la problématique via des
articles de presse et des articles scientifiques. Nous avons ainsi identifié vingt acteurs qui nous
semblaient incontournables dans cette controverse ; seize d’entre eux nous ont accordé un entretien.
Une fois les entretiens réalisés, nous nous sommes divisés en quatre groupes de travail afin d’analyser
cette controverse sous différents angles. Nous avons finalement retenu trois thèmes : l’interaction
conflit - territoire, la mobilisation et, l’analyse des risques.2 Dans la première partie de ce rapport, nous
présenterons une conclusion commune à ces trois travaux. Dans la seconde, nous avons joint le résumé
de chacun des travaux.
Nous nous intéresserons d’abord à la trajectoire de la controverse, c’est-à-dire aux trois
temporalités qui ont traversé son déplacement de Marseille à Fos-sur-Mer. Dans un second temps,
nous nous concentrerons sur les conséquences de l’implantation de l’incinérateur sur le territoire de
Fos. Enfin, nous tenterons de mettre en lumière comment les acteurs, à travers leur mobilisation, ont
recadré le problème de l’incinérateur.
Ce travail comporte des limites. En effet, nous avons voulu présenter des conclusions synthétiques.
Il fallait donc réduire notre analyse initiale. Notre travail est également limité dans le temps : nous
l’avons effectué en deux semaines et nous ne nous sommes rendus qu’une seule fois sur le terrain à
un moment précis de la problématique. Il est utile de savoir que, certains acteurs ont refusé de nous
recevoir comme les élus de la Communauté Urbaine de Marseille, la DREAL ou encore les travailleurs
de l’incinérateur. Cela a bien évidemment réduit les informations dont nous disposions pour rédiger
notre travail. Enfin ce travail effectué dans le cadre de notre seconde année de master en sciences et
gestion de l’environnement, option Interface Sociétés Environnements, ne peut être considéré comme
un travail d’expert mais plutôt comme celui d’étudiants en cours d’apprentissage avancé. A ce titre
nous tenons à remercier l’ensemble des personnes rencontrées pour le temps qu’elles ont bien voulu
nous consacrer et le respect qu’elles nous ont témoigné au regard de notre modeste expérience.
Ce résumé de nos travaux est présenté en deux parties. Une synthèse globale en première partie,
suivie dans une seconde partie d’un résumé sur les trois thématiques suivantes :
1. Focus sur la mobilisation
2. Focus sur le risque
3. Dynamique des conflits et impacts territoriaux
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Un résumé de chacun de ces travaux est disponible en annexes.
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I. Synthèse
Une histoire en trois temps
Lorsque nous nous sommes penchés sur les mobilisations engendrées par l’implantation de
l’incinérateur des déchets de Marseille à Fos-sur-Mer, nous avons identifié trois temporalités fortes
durant lesquelles les riverains ont tenté de cadrer le conflit.
La première temporalité correspond au moment où la Communauté Urbaine de Marseille décide
de gérer ses déchets en implantant un incinérateur à Marseille. Cette décision entraine une première
vague de conflits et de mobilisations dans cette ville. La deuxième temporalité débute en 2002,
lorsque la ville décide finalement d’installer l’incinérateur sur le territoire de Fos-sur-Mer. Pour la
plupart des acteurs interrogés, “c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase”. Si les habitants de
Marseille ont réussi à mettre fin au projet d’incinérateur sur leur territoire, notamment grâce à des
arguments électoraux, la population du golfe de Fos se voit imposer ce projet sur son territoire. Tout
au long de la mobilisation à Fos-sur-Mer, le projet d’incinérateur subit des transformations avant de
devenir définitivement le “centre de traitement multi-filières” d’ÉveRé qui sera officiellement mis en
fonctionnement en 2010. Cette date marque le début de la troisième temporalité. En effet, la
mobilisation s’estompe car le projet se concrétise et de nouvelles formes d’engagement apparaissent.
Le conflit se recadre, la mobilisation se recentre
Dans cette troisième temporalité - suite à la mise en service de l’incinérateur en 2010 -, on observe
une certaine démobilisation citoyenne. « On a mangé notre chapeau, on l’a mal vécu », soulignent
certains acteurs rencontrés. Il y a un apaisement du conflit – qui renvoie, malgré tout, à une forme de
résignation - du fait que l’incinérateur est physiquement présent sur le territoire. On pourrait se
demander si, d’une certaine façon, le recadrage du conflit ne tend pas à créer un pont, un lien, qui
n’existait pas précédemment entre le territoire politico-administratif et le territoire vécu par les
populations locales. Sans parler d’harmonie, nous pouvons envisager que l’articulation entre territoire
vécu et territoire administratif s’est pacifiée.
Le cadre dynamique conflictuel a permis de recadrer un conflit bien plus large qui a trait à toute la
zone industrielle, et qui concerne les problèmes environnementaux et de santé. En somme, cette
implantation d’un incinérateur, et les conflits qu’il a engendrés, ont révélé d’importants problèmes et
la sortie du conflit a ouvert sur une controverse plus large.
La mobilisation a donc changé de forme : les acteurs se sont tournés vers d’autres problèmes qui
n’étaient pas reconnus avant ces évènements, comme la surveillance de la qualité de l’air et la santé
environnementale. In fine, les mouvements de mobilisation n’ont pas eu d’impact réel, mis à part le
retardement des travaux. Ils ont permis, néanmoins, à la population locale de se rendre compte de
problèmes plus globaux, liés à l’industrie, auxquels elle est confrontée.
Finalement, les conflits engendrés par l’implantation de l’incinérateur ont recentré la
mobilisation autour de nouveaux enjeux sanitaires et environnementaux, liés à la présence des
industries sur le territoire du golfe de Fos. Cette prise de conscience citoyenne a permis la mise en
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place d’une nouvelle manière d’agir, à travers la production de connaissances et d’institutions telles
que l’Institut Eco Citoyen, Air Paca, Fare Sud.
Une situation qui reste précaire
Les nouvelles connaissances produites concernent principalement les pollutions liées à l’industrie
et à l’état environnemental du golfe. Celles-ci proviennent de la mobilisation d'un réseau d'acteurs
actifs et soucieux de son territoire. Cependant, pour que ce savoir soit utile, il doit être pris en compte
par la réglementation contraignant l’activité industrielle. Or, ce n’est pas le cas à l’heure actuelle. Se
manifeste donc ici une tension entre les décisions politiques concernant la réglementation
environnementale et celles souhaitées par les acteurs locaux.
Ainsi, nous pouvons nous demander si les politiques sont à l’écoute de ces productions locales de
connaissance ? Ce qui renvoie à la question de comment prendre en compte les savoirs des usagers
des territoires ? Pour que l’action des citoyens et des associations ait un poids et change la donne
locale, il sera nécessaire que les pouvoirs publiques s’ouvrent au dialogue et acceptent de partager les
compétences et les savoirs en partenariat avec les acteurs locaux.
De surcroît, nous pouvons faire l’hypothèse que le projet de fusion des intercommunales va rendre
d’autant plus difficile la création de partenariat entre ces différentes entités d’un même territoire. Le
1er janvier 2016, l’intercommunale San Ouest Provence sera en effet intégrée à la nouvelle grande
métropole Aix-Marseille Provence (AMP). Ce projet de fusion a rencontré une vive opposition des élus
des communes en périphérie de Marseille : sur cent-dix-neuf maires, cent-neuf se sont montrés
défavorables à l’entrée de leur commune dans la métropole AMP. A nouveau, l’État a donc obligé les
acteurs locaux à s’intégrer dans une structure unique qui administrera un territoire varié où les
communes sont loin d’être égales.
Ce projet de fusion des intercommunales revendique plus de solidarité et de mixité sociale, mais ce
regroupement représente néanmoins un risque pour les acteurs locaux. Tout d’abord, les élus
perdront leur capacité à administrer leurs territoires, déjà largement réduite. Qu’adviendra-t-il, par
exemple, des associations locales subventionnées par les mairies ? Marseille soutiendra-t-elle leurs
actions de la même manière qu’aujourd’hui ? La mobilisation et les nouvelles formes de
revendications mettent en lumière la nécessaire adaptation des politiques en fonction des contextes
locaux et en accordant une place à l’ensemble des acteurs concernés.
Notre conclusion
Bien qu’il y ait toujours des tensions entre les acteurs locaux et les pouvoirs publics, nous avons
observé un certain apaisement du conflit. À l’heure actuelle, la question est plus d’apprendre à vivre
avec l’industrie, en collaborant avec celle-ci pour décider ensemble d’un développement du territoire,
que de se battre contre son implantation. Ce partenariat est nécessaire car le secteur industriel est
une source de financement importante et fait partie intégrante de la culture du golfe de Fos.
Il nous paraît évident que le développement d’une région ne peut se faire sans prendre en compte
l’avis des personnes qui habitent et donnent vie à leur territoire. Néanmoins, l’intégration de Fos-surMer à la métropole Aix-Marseille-Provence nous interroge sur l’avenir du golfe de Fos. Les élus locaux
et les citoyens seront-ils écoutés dans les nouvelles politiques de développement ou ce changement
sera-t-il une imposition supplémentaire ? Marseille sera-t-elle l’unique décideur ou écoutera-t-elle la
voix des locaux ? Une structure unique n’aura de sens, et ne pourra véritablement être bénéfique
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qu’en établissant une réelle collaboration et un partenariat durable entre ses différentes membres.
C’est sur cet enjeu majeur que devra se porter notre attention à l’avenir, ainsi que celle des acteurs
impliqués sur place.
Bibliographie:

Nicolas Douay, « Aix–Marseille–Provence : accouchement d’une métropole dans
la douleur », Métropolitiques, 18 décembre 2013. URL :
http://www.metropolitiques.eu/Aix-MarseilleProvence.html.
II. Résumés des travaux de groupes
2.1 Focus sur la mobilisation
Dans le cadre du travail sur l’incinérateur de Marseille à Fos-sur-Mer, notre groupe s’est penché sur
les mouvements de mobilisation développés autour de cet incinérateur depuis l’apparition du projet
à Marseille, jusqu’à sa mise en place sur le territoire de Fos-sur-Mer. Tout au long de notre étude de
cas à Marseille, nous avons constaté que cet incinérateur avait été le théâtre de fortes mobilisations,
tant de la part des élus, de l’administration publique que de la part des riverains et associations
environnementales.
Nous avons défini notre question de recherche de la sorte : « Quelle a été l’influence du projet de
l’incinérateur et de son fonctionnement à Fos-sur-Mer dans la trajectoire des mouvements de
mobilisation ? »
En guise de réponse, nous avons d’abord analysé les alliances et les oppositions des acteurs, leurs
argumentations, les registres utilisés et les dispositifs sociotechniques mis en place dans la
mobilisation. Nous avons ensuite utilisé la grille d’analyse de l’acteur réseau (sociologie de
l’innovation) pour mettre en évidence la trajectoire d’un acteur de cette mobilisation (Daniel Moutet).
Nous nous sommes rendu compte que les mouvements de mobilisations s’inscrivaient dans des
dynamiques et des temporalités différentes, mais qu’ils étaient aussi marqués par deux moments-clés
dans l’histoire du projet de l’incinérateur : avant l’apparition du projet à Fos-sur-Mer et après la mise
en fonctionnement de l’incinérateur. Les registres argumentatifs ont également évolués au fil du
temps. A l’origine, le problème était surtout politique (dénonciation d’un déni de démocratie), mais
aussi territorial et patrimonial comme le montre le précédent combat contre l’installation du terminal
méthanier de GDF à Fos-sur-Mer.
Nous avons constaté que Monsieur Moutet, à travers son association, avait été très actif tout au
long de la problématique du terminal méthanier et de l’incinérateur. De plus, il a été un des premiers
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acteurs à se mobiliser contre le projet d’incinérateur en intéressant la population locale et les
associations à cette cause.
A travers l’analyse de l’entretien de M. Moutet, nous pouvons voir que cette mobilisation tient à
des acteurs engagés qui intéressent les autres à leur cause. Cela montre l’importance que peut avoir
une seule personne pour faire changer les choses.
Pour conclure, ce projet d’incinérateur a fait émerger des mouvements de mobilisation qui
n’existaient pas auparavant avec notamment la création de nouveaux acteurs comme, par exemple,
Recyclons 13, l’Institut Eco citoyen, le Collectif Anti Incinérateur (qui disparaitra par la suite), et la
fusion de diverses associations en Air Paca. Depuis sa mise en route, la mobilisation a changé de forme ;
les acteurs se sont tournés vers d’autres problèmes qui n’étaient pas reconnus avant ces évènements,
comme la surveillance de la qualité de l’air et la santé environnementale. En soi, les mouvements de
mobilisation n’ont pas eu d’impact réel mis à part le retardement des travaux, mais ils ont permis à la
population locale de se rendre compte de problèmes plus globaux liés à l’industrie auxquels ils sont
confrontés.
2.2 Focus sur le risque
Qu’est-ce que le risque ? Au regard de notre posture sociologique, il nous a paru évident de
considérer celui-ci comme identitaire, défini par chacun en fonction de son identité et de la menace
que des événements peuvent faire peser sur l’altération ou la destruction de cette identité. Cette
approche n’est pas fréquente. Elle se heurte à une interprétation classique du risque qui ne prendrait
en compte que le risque technique. C’est cet écart entre notre définition du risque et son sens
technique, le risque des ingénieurs, que nous avons désiré exploiter dans le cadre de notre étude sur
la controverse lié à l’incinérateur de déchets ménagers de Marseille à Fos-sur-Mer. La notion de risque
utilisée dans le cadre de ce travail s’inspire de l’approche sociologique de plusieurs auteurs à savoir :
Tobias Girard, Foucault, Mary Douglas.
A partir de nos questions de départs, «Comment les différents risques sont-ils mobilisés pour
défendre les intérêts et les objectifs des acteurs au fil du temps? » ; « Quels sont les différents risques
que l'incinérateur fait peser sur les acteurs? », nous avons pu démontrer que le risque mobilisé par la
majorité des acteurs dans leur relation à l’incinérateur visait à protéger leur identité des pressions qui
pèsent effectivement sur eux. La stratégie mise en place à travers des dispositifs particuliers permet
de légitimer leurs actions face à ces risques.
Au regard de notre analyse, nous constatons que le risque contenu dans la réglementation, c'està-dire le risque technique, tel que défini traditionnellement, s’impose aux autres. Ce risque s’impose
grâce aux pouvoirs issus des institutions qui le produisent. Cette culture du risque tente de s’imposer
aux citoyens afin de leur démontrer que la situation est sous contrôle et de leur dicter les
comportements à avoir en cas d’accident. Cependant, comme Girard (2010) l’avait déjà soulevé, les
citoyens et les associations locales n’ont pas la même hiérarchie des menaces.
D’un côté, nous retrouvons le risque technique au sens classique repris dans la réglementation
européenne et nationale et mobilisé par les industriels et les instances étatiques. D’un autre côté, nous
observons le risque démocratique, territorial et de santé-environnementale mobilisé par les autorités
administratives locales, les associations et les citoyens. Face à ces hiérarchies divergentes, les
associations, les citoyens et les autorités administratives locales établissent de multiples stratégies
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pour tenter d’objectiver leur propre risque à travers des dispositifs particuliers. Ainsi, le risque qui
s’impose n’est pas subi par les acteurs locaux, car ces derniers ont une volonté de changer les
structures en place. Cependant, face à l’inertie du processus d’implantation des usines dans le Golf de
Fos, on observe une certaine démobilisation citoyenne suite à la mise en service de l’incinérateur en
2010. Certains sont découragés « On a mangé notre chapeau, on l’a mal vécu »3 et ce en raison du déni
de démocratie de la part de la CUMPM face à la forte mobilisation citoyenne. Le jeu politique qui se
cache derrière l’inertie de ce processus échappe cependant partiellement à notre analyse, car nous
n’avons pas pu rencontrer la CUMPM, les élus de Marseille, ni la DREAL dans le cadre de notre terrain.
À ce stade, nous pourrions penser que la culture du risque dominante s’est imposée aux autres.
Cependant, ce choix politique, réalisé au niveau des instances européennes et nationales, de baser la
législation sur de telles normes est contesté par les associations locales. En effet, selon celles-ci, ces
normes ont de nombreuses lacunes, car elles ne tiennent pas compte du contexte local, ni des microsparticules émises par les rejets industriels. Ainsi, ce choix politique avantage certains (industries), mais
désavantage d’autres (associations locales) qui critiquent la norme via l’identification de nouveaux
liens santé-environnement.
2.3 Dynamique des conflits et impacts territoriaux
L’incinérateur comme transformateur du territoire : articulation territoires “administratifs” –
territoires “vécus”
1ère temporalité : Conflits à Marseille
Suite au projet d’implantation de l’incinérateur à Marseille sur son « territoire administratif », les
habitants défendent leur « territoire vécu ». Cette situation conflictuelle entre Marseille et la
population locale entraîne une « concurrence pour l’appropriation du territoire ». La Réponse des
pouvoirs politiques pour résoudre le conflit est territoriale. La CUM exporte le projet dans un autre
territoire. Elle légitime donc l’usage du territoire comme territoire vécu qu’il faut « respecter ». Cette
dynamique du déplacement du conflit sur un autre territoire va entraîner tout autant un recadrage de
la question conflictuelle par les acteurs qu’une reconfiguration du rapport au territoire.
La CUM souhaitait implanter un incinérateur dans son territoire administratif qui est aussi le
territoire vécu par les habitants de Marseille. Ces derniers se sont mobilisés et ont défendu le territoire
dans lequel ils vivent. En conséquence, la CUM a déplacé son territoire administratif pour implanter
l’incinérateur dans un autre de ses territoires administratifs, une zone industrielle qu’elle pense
dénuée d’intérêt, celle du golf de Fos. Elle a alors investi un autre territoire vécu, une autre population
qui n’est pas constitutive du territoire vécu dont a la charge la CUM. Le conflit se déplace.
2ème temporalité : Conflits entre Marseille et Fos-sur-Mer
Dans la seconde temporalité, les associations ainsi que les élus de Fos-sur-Mer et ses alentours
s’opposent au projet d’implantation initié par la CUM. Se crée une forme d’opposition / clivage entre
« capitale » d’un côté et « région » de l’autre. Ici, le rapport au territoire dans le cadrage du conflit
opéré par les acteurs est primordial. Le projet d’implantation est le terreau propice au conflit et à la
mobilisation.
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Propos tenu par un représentant de SAN Ouest Provence lors d’un entretien.
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Le cadrage du conflit des acteurs locaux se fait autour de revendications concernant
principalement les impacts de la pollution de l’implantation de l’incinérateur sur leur territoire déjà
pollué par les activités industrielles. Mais plus encore, s’ils sont conscients que leur territoire est déjà
pollué et que pour la plupart des acteurs « l’incinérateur n’est qu’une goutte d’eau », le déni de
démocratie quant à l’appropriation administrative de leur territoire vécu est au cœur du conflit et de
la bataille qu’ils mènent. C’est ainsi que le conflit se recadre. Les acteurs mobilisés défendent le droit
de jouir de leur territoire ou tout au moins d’avoir le droit de s’exprimer et d’être entendus sur les
questions, les projets et les problèmes liés à leur territoire. Ainsi, il est question de défendre son
territoire vécu contre les impacts nocifs liés à l’environnement mais aussi de revendiquer le droit de
prendre la parole et de donner son avis sur leur territoire vécu.
Au cours de ce conflit, le rapport au territoire est repensé ou plus précisément ré-agencé. Tous les
acteurs rencontrés opposent le territoire de la deuxième plus grande ville de France, qui semble avoir
tout pouvoir politique pour s’imposer, à un territoire dont les acteurs se sentent dépossédés. Ils ne
sont en effet impliqués dans aucune décision et qui, de plus, ils subissent les effets néfastes d’un zone
industrielle très polluante à laquelle vient se rajouter un incinérateur dépourvu d’attrait pour les locaux
puisqu’il gère les déchets d’autres populations de d’autres territoires. C’est en conséquence que cet
incinérateur va jouer le rôle de transformateur et redéfinir un rapport au territoire. Le conflit dans
lequel les acteurs se sont impliqués participe d’une reconfiguration de leur rapport au territoire qui
nécessairement s’est trouvé modifié par l’implantation de cet incinérateur qui est venu à minima
modifier le paysage de leur territoire.
Dans cette seconde temporalité, il y a également le recadrage du conflit d’un territoire administratif
et vécu vers un autre. La CUM se sert de l’argument faisant de Fos un territoire à usage industriel. Cet
affrontement met en lumière le pouvoir que la Communauté Urbaine de Marseille possède sur les
territoires appartenant au Grand Port Autonome de Marseille. La CUM agit comme si elle était
« maître » sur ce territoire et ne prend pas en compte l’avis de ceux qui y vivent au quotidien, parfois
depuis plusieurs générations. Ici réside un des faits principaux nous révélant le recadrage territorial du
fait de la situation conflictuelle. Effectivement, Le territoire sur lequel est implanté l’incinérateur a une
double implication. Il est, tout d’abord, un territoire administratif pour la CUM en ce qu’elle peut en
jouir légalement « à son bon vouloir ». Sa représentation de ce territoire « annexe » de Marseille met
en lumière un rapport très administratif et déshumanisé à celui-ci. En opposition, il est un territoire
vécu en ce que les habitants, aux alentours, vivent, respirent, voient au quotidien ce territoire. Ils y
évoluent, y ont des souvenirs, se projettent dans l’avenir en son sein. Ce territoire est a contrario vécu,
social et humanisé.
Néanmoins, l’implantation aura bien lieu et à l’inverse de la première temporalité : le territoire
administratif l’emporte sur le territoire vécu.
3ème temporalité : Conflits entre Fos-sur-Mer et SAN Ouest Provence
Dans cette troisième temporalité, à la suite de la construction de l’incinérateur, la mobilisation
s’atténue. Il y a un apaisement du conflit – qui renvoie, malgré tout, à une forme de résignation - du
fait que l’incinérateur est maintenant physiquement présent sur le territoire. On pourrait se demander,
dans cette troisième temporalité, si la reconfiguration du territoire opérée par le recadrage du conflit
ne tend pas à créer un pont, un lien, qui n’existait pas précédemment entre le territoire administratif
et le territoire vécu. Sans parler d’harmonie, nous pouvons envisager que l’articulation entre territoire
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vécu et territoire administratif s’est pacifiée. Le conflit se ré-agence après la mise en place de
l’incinérateur et réinvestit les autres problèmes de Fos-sur-Mer liés aux impacts environnementaux
des installations industrielles de la zone.
En somme, l’incinérateur a été le cadre dynamique conflictuel qui a permis de recadrer un conflit
bien plus large qui a trait à toute la zone industrielle et qui concerne les problèmes environnementaux
et de santé. Comme la majorité des acteurs l’ont souligné, l’incinérateur a été « la » goutte d’eau. En
somme, cette implantation d’un incinérateur dans ce territoire et les conflits qu’il a engendré ont
révélé des problèmes bien plus vastes sur tout ce territoire. La sortie du conflit ouvre sur une
controverse plus large.
Ainsi, si l’articulation entre territoire administratif et territoire vécu s’est, en quelque sorte,
pacifiée, on peut s’interroger sur la reconfiguration de l’articulation des territoires au regard du
nouveau cadrage fait par les acteurs de la situation conflictuelle.
En conclusion, est ce que l’on pourrait imaginer d’autres territoires en lien avec ce recadrage du
conflit qui dépasse l’incinérateur ? Comme notre analyse l’a démontré, le territoire est mouvant, il se
déplace, il n’est pas fixe et n’est pas nécessairement géographiquement identifiable. Compte tenu, du
recadrage du conflit, est ce que, par exemple, l’individu et son corps pourrait être un territoire ? Les
problèmes de santé environnementale, qui sont au cœur de la nouvelle situation conflictuelle, peuvent
reconfigurer - au fil des déplacements, des agencements - une articulation nouvelle au territoire
impliquant, par exemple, le corps comme territoire ? En somme, les cadrages successifs de la situation
conflictuelle dynamique révèlent de nouveaux territoires. Ainsi, chaque recadrage pourrait donner lieu
à un questionnement quant aux territoires impliqués et aux formes qu’ils peuvent prendre.
L’analyse réalisée tend à montrer que le territoire n’est pas qu’un espace où se déploie un groupe
social. Cela nous ramène à l’idée forte proposée par Marc Mormont qui dit que « le territoire est un
espace de transformation et pas seulement un espace où se projette des groupements humains »4.
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Mormont M., (2006), « Conflit et territorialisation », Géographie, Economie, Société, 8, p.313
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