texte intégral - Fondation Maison des sciences de l`homme
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L’ARBRE NSANDA REPLANTÉ CULTES D’AFFLICTION KONGO ET IDENTITÉ DES ESCLAVES DE PLANTATION DANS LE BRÉSIL DU SUD-EST (1810-1888)* Robert W. SLENES** « [Beatriz Kimpa Vita, qui se présente elle-même comme saint Antoine né une nouvelle fois dans le royaume du Kongo] enseignait que [...] les noirs viennent de l’arbre appelé musanda [nsanda]. C’est de son écorce […] qu’ils font des cordes et les pagnes dont ils […] sont vêtus et ainsi ils sont noirs ou de la couleur de cette écorce ». Père Bernardo da Gallo, « Relazione del’ultime Guerre civili del Regno di Congo… », 17101. « Le lien avec les esprits de la terre, support de l’autorité et de la survie du groupe, imposait aux communautés en déplacement d’emporter une racine de * Cet article a été simultanément publié en portugais sous une forme raccourcie dans Trabalho Livre, Trabalho Escravo: Brasil e Europa, Séculos XVIII e XIX, sous la direction de D. C. Libby et J. F. Furtado, São Paulo, Annablume, sous presse. Je remercie les participants des deux séminaires où cet essai a été préalablement discuté : lors de la conférence conclusive du Leverhulme Trust Research Interchange (« Labor in Slave and Non-Slave Societies »), Tiradentes, MG, Brésil, 22-24 mars 2004 dont le texte sera publié dans l’ouvrage cité ci-dessus ; lors de l’Atlantic History Workshop (Michigan State University et University of Michigan, 13-14 mai 2005). Traduction : Jean Hébrard (EHESS). ** Professeur à l’université d’état de Campinas (UNICAMP), Campinas, SP, Brésil. 1 Louis Jadin, « Le Congo et la secte des Antoniens. Restauration du royaume sous Pedro IV et la ‘saint Antoine’ congolaise (1694-1718) », Bulletin de l’Institut Historique Belge de Rome, 33, 1961, p. 411-615 (le passage cité se trouve p. 517). On trouve la transcription du texte original en italien dans Teobaldo Filesi, Nazionalismo e religione nel Congo all’inizio del 1700: La setta degli Antoniani, Rome, Instituto Italiano per l’Africa, 1972, p. 78. Musanda (Jadin donne musenda, corrigé ici) est la variante régionale de nsanda dans le « dialecte bantou du sud », dialecte du kikongo parlé dans la région de São Salvador (Mbanza Kongo), capitale de l’Ancien Royaume du Kongo. Voir Karl E. Laman, Dictionnaire Kikongo-Français, Institut Royal Colonial Belge, Section des Sciences Morales et Politiques, Mémoires, II-1936, Bruxelles, Librairie Falk fils, Georges Van Campenhout, successeur, 1936, carte non paginée et p. IX. Cahiers du Brésil Contemporain, n° 67/68, 2007, (partie II), p. 217-313 218 Robert W. SLENES “nsanda” : si celle-ci prenait racine, le village pouvait être créé, cette racine étant le gage de la protection des esprits ». António Custódio Gonçalves, Le Lignage contre l’état, 1985, à propos du mouvement « antonien » de Kimpa Vita, 1704-17062. Lundi de Pâque, 1866. Dans une région où il était habituel de trouver des personnes déracinées par le trafic des esclaves –trafic transatlantique avant son abolition en 1850, trafic intérieur ensuite– Jerônimo attirait l’attention. Âgé de 28 ou 29 ans, il résidait dans la ferme (sítio) de son propriétaire à Sorocaba au sud-ouest de São Paulo « depuis l’enfance » et son père, maintenant décédé, avait eu le même maître. Bien que « travailleur des champs », Jerônimo était aussi « chargé par son maître de la nourriture et des soins aux animaux ». Il semble avoir considéré cette responsabilité avec le plus grand sérieux. Durant l’absence du propriétaire, le dimanche de Pâques, l’un de ses compagnons de captivité, Francisco, avait utilisé sans autorisation l’une des mules de la ferme pour aller rendre visite à son frère dans une propriété voisine. Le lendemain, selon le témoignage d’un autre esclave, Jérônimo réprimanda Francisco lorsqu’il le rencontra « dans le champ où il taillait des caféiers », bien que les deux hommes aient « toujours vécu… dans la plus parfaite harmonie ». Jerônimo dit à son compagnon que si ce dernier « continuait à [illisible] les animaux, il serait obligé d’en informer le Maître ». Francisco répliqua vertement : « Vas-y ! Tu vas gagner ton affranchissement (por que assim ganharia alforria) ! ». C’était là une insulte terrible. « Ces mots échangés, tous deux se précipitèrent en même temps l’un vers l‘autre, armés de leur houe »3. Francisco fut sérieusement blessé et mourut. La justice se saisit de l’affaire. Les actes du procès sont conservés dans les archives. António Custódio Gonçalves, Le Lignage contre l’état : dynamique politique kongo du XVI e au XVIII e siècle, Évora, Instituto de Investigação Científica Tropical et Universidade de Évora, 1985, p. 167. 3 Procès (1866) au Tribunal do Júri, accusé : Jerônimo, esclave du capitaine Manoel Ribeiro d’Arruda e Silva ; Enregistrement des procès criminels, liasse 15. Au moment de ma recherche, ces documents se trouvaient dans les archives notariales (cartório) du Primeiro Ofício de Registro de Imóveis à Sorocaba. 2 L’arbre « Nsanda » replanté 219 Lorsque je découvris ce document, au milieu des années 1980, il me parut confirmer l’existence d’importantes tensions parmi les esclaves des propriétés rurales de la province de São Paulo, situation dont j’avais eu l’intuition quelque temps auparavant en étudiant des données sérielles sur les travaux des captifs et sur leurs chances d’accéder à la liberté4. Explicitement dans les mots de Francisco et implicitement dans la trajectoire de vie de Jerônimo, se retrouvaient les subtiles promesses des propriétaires, les stratégies intergénérationnelles des familles esclaves pour passer d’un type d’activité à un autre mieux considéré et, au-delà, à une manumission, enfin les conflits de la senzala (le quartier des esclaves) nés de la compétition pour accéder à ces positions ou à d’autres « privilèges ». J’avais élaboré ces propositions en construisant des modèles démographiques, d’abord dans ma thèse de doctorat, en 1976, puis dans mes travaux postérieurs5. Cependant, il y a aussi dans cette histoire des éléments qui confirment les nouveaux infléchissements de mes recherches visant à éclairer, cette fois, les forces de cohésion qui régnaient dans les quartiers des esclaves plutôt que les seules forces de division. Francisco insulta Jerônimo parce que, à ses yeux, il s’était « vendu » au propriétaire pour acquérir de l’autorité et augmenter ses chances de manumission. La réaction outragée de Jerônimo suggère que luimême ne percevait pas son attitude de cette manière ou, du moins, concevait le comportement qui lui était attribué comme étant en contradiction avec les normes prévalant parmi les esclaves. En outre, plutôt que de dénoncer directement Francisco au propriétaire, Jerônimo avait essayé de discuter avec lui et de négocier une solution. Il lui avait offert, en toute complicité, de fermer les yeux sur le délit commis pour autant qu’il y renonce, confirmant ainsi ce que le témoin avait par ailleurs affirmé, qu’ils avaient toujours vécu « en parfaite harmonie ». Jerônimo avait dû réaliser qu’il se mettait dans une situation 4 L’empire brésilien (1822-1889) était territorialement constitué de « provinces » qui deviendront les « états » de la République fédérale. 5 Robert W. Slenes, The Demography and Economics of Brazilian Slavery: 1850-1888, thèse de doctorat, Stanford University, département d’histoire, 1976, chap. 10. 220 Robert W. SLENES délicate : son intransigeance risquerait d’indisposer Francisco à son égard, son indulgence encourageant d’autres manquements pourrait accroître le risque que son maître les découvre. Son souci de négocier laisse cependant supposer que, parmi les esclaves, existait un commun accord sur le fait que les captifs disposant d’un pouvoir relatif devaient être des médiateurs entre la casa-grande (la maison des maîtres) et la senzala et pas seulement des instruments efficaces de la volonté des propriétaires. Malheureusement les convictions partagées qui pouvaient fonder cet accord –particulièrement celles pouvant provenir d’Afrique– restent, dans ce document, inaccessibles à l’historien. Les juges et les avocats ne sont pas particulièrement enclins à jouer les ethnographes dans les procès. De plus, ils ne cherchent pas particulièrement à mettre en lumière les consensus. Mon but, dans ce travail, est de retrouver les bases « cachées » d’un sens commun qui, dans les communautés d’esclaves, serait au fondement des conflits qui y éclatent, comme dans le cas de Francisco et Jerônimo. Mon titre, « Le nsanda replanté », est emprunté à E. P. Thompson. Ce dernier ouvre son livre, La Formation de la classe ouvrière anglaise6, par une longue discussion sur l’« arbre de la liberté » –un héritage propre aux travailleurs anglais, fait d’idées antinomiques et de coutumes partagées. De la même manière, il me semble pertinent de m’engager dans une étude sur la formation de l’identité des esclaves dans le Brésil du sud-est7 au XIXe siècle par une évocation de « l’arbre nsanda ». On trouve cette sorte de figuier dans l’Afrique centrale occidentale (définie ici comme l’aire s’étendant entre le sud du Cameroun et le nord de la Namibie et, d’ouest en est, depuis l’Atlantique presque jusqu’aux Grands Lacs)8. Dans cet 6 Edward P. Thompson, The Making of the English Working Class, New York, Vintage Books, 1963 (trad. fr. : La Formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard, Le Seuil, 1988). 7 Le Brésil du sud-est comprenait les provinces de Rio de Janeiro, Minas Gerais, Espírito Santo et São Paulo. 8 J’utilise la définition anglaise de l’« Afrique central occidentale », qui correspond à l’« Afrique centrale » dans l’acception française courante mais laisse en dehors le Tchad, la République Centrafricaine, le nord du Cameroun et la savanne orientale de la République Démocratique du Congo (autrefois Zaïre) et inclut l’Angola et l’ouest de la Zambie. Voir History of Central Africa, L’arbre « Nsanda » replanté 221 arbre se concentrent des croyances et des institutions essentielles pour les peuples kongo (bakongo)9 et mbundu, peuples du bassin inférieur du Zaïre pour les premiers, de l’intérieur des terres de la région de Luanda pour les seconds. Or, les hommes et les femmes réduits à la captivité qui sont issus de ces groupes et d’autres groupes apparentés constituent, j’en suis persuadé, la matrice culturelle des communautés d’esclaves des plantations. Je montrerai que tout ce que le nsanda représente se conserve au cours du « passage du milieu »10 et réapparaît dans tout le Brésil du sud-est, dans ses formes les plus structurées, comme « cultes communautaires d’affliction » (visant à restaurer la santé sociale du groupe de référence). Ces cultes sont semblables à ceux connus parmi les Kongo comme « kimpasi » et ont comme eux des prolongements politiques11. Cette découverte jette un nouvel éclairage sur les questions relatives aux sous la dir. de David Birmingham and Phyllis Martin, 2 vols., London, Longman, 1983, vol. II, cartes, p. ix-x. 9 J’utilise le mot « kongo » (synonyme de « kongolais ») comme adjectif et « Kongo » comme substantif, avec la même orthographe au singulier et au pluriel, pour me rapporter aux choses et aux peuples de la région culturelle « Kongo » (voir la carte 1), pas seulement à l’aire de l’Ancien Royaume du Kongo (le royaume tel qu’il était en 1665, en grande partie au sud du fleuve Congo/Zaire, avant son démembrement). Je préfère « Kongo » à « Bakongo » pour nommer « le peuple kongo », car ce dernier est historiquement lié à la formation, durant le premier XXe siècle seulement, d’une identité commune rassemblant différentes populations kongo. En utilisant « Kongo / kongo », je souhaite mettre l’accent sur le fait qu’il n’y avait pas nécessairement une identité kongo en Afrique avant l’émigration forcée des (Ba)nsundi, (Ba)mpangu, etc. (peuples appartenant aux nombreuses communautés kongo partageant des langues et des cultures très proches). 10 Le terme « passage du milieu » est utilisé en langue anglaise (Middle Passage) pour désigner la traversée des esclaves de l’Afrique vers les Amériques. Il commence à être utilisé en français comme, par exemple, dans le long métrage documentaire de Guy Deslauriers : Passage du milieu, Les Films du Raphia, Issy-les-Moulineaux, 1999 (NDT). 11 Prononciation : Le [s] intervocalique est une sourde sifflante (comme dans le français « dessert ») dans les trois langues africaines auxquelles je me réfère dans cet article (kikongo, kimbundu et umbundu). Elle est voisée (sonore) en portugais, [z], comme dans le français « désert ». Je respecte l’orthographe de mes sources mais j’omets les accents diacritiques tonals des mots kikongo. Voir les « observations » des notes du tableau n° 1. 222 Robert W. SLENES stratégies des esclaves et à la construction de leur identité, telles qu’elles sont apparues dans le conflit opposant Francisco et Jerônimo. En effet, dans ces cultes d’affliction de l’Afrique centrale, s’agglutinaient des institutions qui régulaient les tensions au cœur des communautés et encourageaient la réalisation de projets communs. I Je commencerai par revenir sur le débat qui, en 1999, à propos de ces questions, m’a opposé à l’historienne Hebe Mattos12. Travaillant principalement à partir des archives judiciaires de la province de Rio de Janeiro, elle constatait que les hommes et les femmes réduits à la captivité tendaient à développer des stratégies familiales de conquête progressive de la « liberté ». Elle mettait cela en relation, d’une part avec le taux particulièrement élevé des affranchissements de Créoles et d’Africains13 déjà partiellement acculturés (plus important au Brésil qu’aux États-Unis), d’autre part avec l’existence d’un grand nombre d’hommes et de femmes de couleur libres ayant largement accédé à la terre et, pour certains d’entre eux, possédant des esclaves. Les captifs, même en situation d’assujettissement, créaient des familles mais ils s’attachaient aussi à établir d’une part des liens horizontaux (des liens de parenté fictive) avec des hommes et des femmes libres ou affranchis de milieux pauvres, la plupart noirs ou métis, d’autre part des liens verticaux de dépendance avec la classe des propriétaires et avec la clientèle qui vivait à ses crochets. De plus, ils cherchaient à obtenir de leurs maîtres des roças (lopins de terre) et à mettre en œuvre une économie protopaysanne au sein même du système esclavagiste. Leur but était d’acquérir une plus grande autonomie dans l’espoir –qui n’était pas sans fondement– d’acheter 12 Robert W. Slenes, Na Senzala, uma Flor: Esperanças e Recordações na Formação da Família Escrava – Brasil Sudeste, Século XIX, Rio de Janeiro, Ed. Nova Fronteira, 1999, p. 16-18 et 5053. 13 Le terme « africano » (Africain) désigne, dans le Brésil esclavagiste, un esclave ou un affranchi né en Afrique. Le terme s’oppose à celui de « crioulo » (créole) qui désigne un esclave né au Brésil d’une mère esclave même s’il a été par la suite affranchi. L’arbre « Nsanda » replanté 223 la liberté de quelques membres de leur famille ou de se faire offrir celle-ci comme « cadeau » par leur propriétaire. Cette stratégie, confrontée (jusqu’en 1850) aux quantités impressionnantes d’arrivées de nouveaux captifs venus d’Afrique traités par les planteurs comme des étrangers, créait une certaine division dans les quartiers d’esclaves. Certes, il ne s’agissait pas de frontières étanches opposant des groupes irréconciliables. Hebe Mattos, avec sa finesse d’analyse habituelle, mettait l’accent sur la coexistence de processus de « cohésion » et de « conflits » dans la senzala, l’un ou l’autre de ces pôles l’emportant selon les circonstances. Toutefois, pour elle, les Créoles et de nombreux Africains ladinos (littéralement « malins », « finauds », c'est-à-dire déjà partiellement acculturés) en situation d’ascension sociale auraient, à long terme, tenté de prendre leurs distances à l’égard de la masse des esclaves nés en Afrique en s’imaginant comme de futurs « hommes ou femmes libres de couleur ». Bref, avant 1850, ni une « identité esclave », ni encore moins une « identité esclave noire » ne se seraient développées dans le Brésil sud oriental comme cela avait eu lieu aux États-Unis14. Cette démonstration était en partie compatible avec mes propres conclusions. Les structures familiales étaient réellement importantes dans la vie des esclaves des plantations du Brésil du sud-est : la majorité des femmes et des enfants captifs avaient l’expérience d’une vie conjugale et familiale « stable » (dans les limites définies par des taux de mortalité très élevés)15. De plus, les familles esclaves établies depuis longtemps étaient susceptibles de répondre efficacement aux stratégies des planteurs qui, à la recherche d’individus pouvant 14 Hebe Maria Mattos [de Castro], Das Cores do Silêncio: Os Significados da Liberdade no Sudeste Escravista – Brasil, Século XIX, 2e éd., Rio de Janeiro, Ed. Nova Fronteira, 1998 [1re édition, Rio de Janeiro, Arquivo Nacional, 1995], 1re partie, particulièrement chap. 7. 15 Robert W. Slenes, Na Senzala, uma Flor…, op. cit. et la bibliographie qui accompagne le livre. Sur le souci relatif des grands propriétaires prospères du centre-ouest de la province de São Paulo de ne pas séparer les couples et les familles conjugales avec enfants au moment des successions voir Cristiany Miranda Rocha, Gerações na Senzala: Famílias e Estratégias Escravas no Contexto do Tráfico Africano e Interno. Campinas, Século XIX, Thèse de doctorat, Universidade Estadual de Campinas, Département d’histoire, 2004. 224 Robert W. SLENES maîtriser des savoir faire complexes, les travaux domestiques et l’encadrement des autres captifs, créaient de subtils systèmes d’incitation à la mobilité des emplois au sein même de la captivité16. La manumission (achetée ou concédée) était la « récompense suprême » de ce système d’intéressement. Les hommes et les femmes qui étaient entrés dans ce jeu sous le régime de la servitude avaient effectivement plus souvent obtenu leur liberté que ceux de leurs compagnons qui n’avaient pu le faire ou s’y étaient refusé17. Par ailleurs, j’avais calculé que les taux annuels de manumission étaient quatorze fois plus élevés au Brésil qu’aux ÉtatsUnis (6,3 ‰ contre 0,45 ‰) dans des périodes comparables (respectivement 1872-75 et 1850) juste avant les années d’agitation qui avaient précédé les abolitions dans chacun des deux pays18. J’étais aussi arrivé à la conclusion que le taux observé au Brésil dans la première moitié du XIXe siècle était probablement au même niveau que celui atteint au début des années 187019. Le modèle 16 Robert W. Slenes, The Demography and Economics..., op. cit., chap. 10 ; Robert W. Slenes, « Senhores e Subalternos no Oeste Paulista », História da Vida Privada no Brasil, vol. II, Império: a Corte e a Modernidade Nacional, sous la dir. de Luíz Felipe de Alencastro, São Paulo, Companhia das Letras, 1997, p. 233-90. Nancy Priscilla Naro (A Slave’s Place, a Master’s World: Fashioning Dependency in Rural Brazil, London, Continuum, 2000, chap. 4) a trouvé des configurations similaires pour Vassouras (province de Rio de Janeiro). Voir aussi José Roberto Góes, « São Muitas as Moradas: Desigualdades e Hierarquia entre os Escravos », Ensaios sobre a Escravidão (I), sous la dir. de Manolo Florentino et Cacilda Machado, Belo Horizonte, Ed. UFMG, 2003, p. 201-16. 17 Robert W. Slenes, The Demography and Economics..., op. cit., chap. 10 ; Robert W. Slenes, Carlos Vogt et Peter Fry, « Histórias do Cafundó », chap. 2 de Vogt et Fry (avec la collaboration de Slenes), Cafundó: a África no Brasil. Linguagem e Sociedade, Campinas et São Paulo, Editora da Unicamp et Hucitec, 1996. 18 Robert W. Slenes, The Demography and Economics..., op. cit., chap. 10, en particulier p. 489 ; Robert William Fogel et Stanley L. Engerman, Time on the Cross: the Economics of American Negro Slavery, 2 vol., Boston, Little Brown & Co., 1974, vol. I, p. 150. Les données sur la population brésilienne sont sûrement plus complètes que celles sur les manumissions ; 6.3 ‰ est une estimation minimale du taux. Fogel et Engerman donnent le recensement de 1850 aux États-Unis comme source de leurs données mais n’expliquent pas leur méthode de calcul. 19 Les données de Peter L. Eisenberg sur les lettres d’affranchissement transcrites dans les registres notariaux à Campinas suggèrent que les taux de manumission étaient plus bas dans la première moitié du siècle. Voir Peter L. Eisenberg, « Ficando Livre: As Alforrias em Campinas no Século L’arbre « Nsanda » replanté 225 démographique que j’avais construit par la suite prédisait que 6,5 % des survivants d’une cohorte d’enfants de dix ans seraient des affranchis en arrivant dans leur quarantième année et que 14,7 % des survivants de la même cohorte seraient libres à soixante ans20. J’avais conclu, à partir de ces données, que le système d’incitation des propriétaires combiné avec la menace permanente –et souvent mise à exécution– de l’usage de la force, pouvaient avoir effectivement conduit les esclaves à manifester une apparente allégeance au système esclavagiste sans que celle-ci ait pour autant nécessairement correspondu à leurs sentiments véritables. En 1999, cependant, je fis observer à Hebe Mattos –c’étaient autant des critiques que des autocritiques– que les efforts des esclaves pour obtenir leur liberté étaient des stratégies à long terme qui restaient aléatoires, sans garantie de succès. Ainsi, il semblait bien improbable que la « mobilité ascendante » des captifs puisse avoir distendu leurs liens avec leurs pairs dans la mesure où ils XIX », Estudos Econômicos, 17, 2, mai-août 1987, p. 175-216, repris dans Peter L. Eisenberg, Homens Esquecidos: Escravos e Trabalhadores Livres no Brasil, Séculos XVIII e XIX, Campinas, Ed. da Unicamp, 1989, p. 255-314. Cependant, mes informations pour les années 1870 incluent aussi les manumissions concédées dans les testaments et au cours des successions. J’ai encouragé un étudiant à rassembler des données sur tous les affranchissements susceptibles d’être rencontrés dans les principales sources habituellement utilisées (celles mentionnées complétées des baptêmes) dans la décennie 1829-1838 (Adauto Damásio, Alforrias e Ações de Liberdade em Campinas na Primeira Metade do Século XIX, Mémoire de master, Universidade Estadual de Campinas, Département d’histoire, 1995). Les taux que j’ai calculés à partir des données d’Adauto Damásio et les informations équivalentes pour le début des années 1870 sont pratiquement les mêmes. 20 Robert W. Slenes, The Demography and Economics..., op. cit., p. 491. Il faut noter que des taux élevés de manumission n’impliquent ni la bienveillance des propriétaires ni des comportements contraires à leurs intérêts. Par exemple, les affranchissements concédés gratuitement à des esclaves de plus de quarante ans (âge où leur prix s’effondre sur le marché) peuvent avoir été faits sur la base d’un sacrifice financier minime en contrepartie des effets symboliques qu’ils pouvaient avoir sur les hommes et les femmes maintenus en captivité. Aux États-Unis, durant le XIXe siècle, les taux de manumission étaient bas à cause des contraintes sociales et légales qui pesaient sur les propriétaires qui auraient souhaité libérer des esclaves. Voir Ira Berlin, Slaves Without Masters: The Free Negro in the Antebellum South, Oxford, Oxford University Press, 1974, chap. 5. 226 Robert W. SLENES devaient continuer à vivre avec eux et même, d’une certaine manière, dépendre d’eux pendant les années qui les séparaient de la manumission. J’aurais pu aussi ajouter que les taux d’affranchissement sur les plantations de café, de cannes à sucre et de tabac du sud-est ainsi que sur les autres grandes propriétés produisant plutôt pour le marché intérieur, étaient probablement plus bas que les taux pour l’ensemble du Brésil et même que les taux pour les provinces de Rio de Janeiro (3,4 ‰) et de São Paulo (4,8 ‰) en 1872-75. Eduardo França Paiva avait de son côté mis en évidence le fait que, parmi les personnes qui émancipèrent leurs esclaves par testament dans le sud du Minas Gerais au XVIIIe siècle, celles qui possédaient peu de captifs les affranchirent trois fois plus (en proportion) que celles qui en avaient beaucoup. Depuis, Roberto Guedes Ferreira a montré que les différences entre les deux groupes de propriétaires pouvaient être plus importantes encore comme ce fut le cas à Porto Feliz (province de São Paulo) au XIXe siècle21. Ainsi, je doutais que le système d’encouragement ait fonctionné aussi efficacement que les propriétaires l’avaient souhaité, sauf peut-être dans le contexte des petites propriétés, certes nombreuses, en particulier en dehors des régions de plantations22. En fait les taux différentiels de manumission dans les 21 Estimations calculées à partir des données fournies par Eduardo França Paiva, Escravos e Libertos nas Minas Gerais do Século XVIII: Estratégias de Resistência Através dos Testamentos, São Paulo, Anna-Blume, 1995, p. 184-87, et par José Roberto Guedes Ferreira, Pardos: Trabalho, Família, Aliança e Mobilidade Social. Porto Feliz, São Paulo, c. 1798 - c. 1850, thèse de doctorat en histoire, Universidade Federal do Rio do Janeiro, 2005, p. 180. Les données de Paiva permettent une comparaison entre les plantations et moulins de cannes à sucre (comportant une moyenne de 29 esclaves) et les autres types de plantations (moyenne de 7 esclaves). Ferreira trouve que les maîtres qui possèdent de un à cinq esclaves donnent, proportionnellement, presque cinq fois plus de manumissions que ceux qui en ont onze et plus. 22 Jusqu’en 1830 au moins, les petites propriétés ayant moins de dix esclaves contribuent pour une part significative au total des personnes captives dans le sud-est : 40 % dans la province de São Paulo en 1829 et 44 % dans le Minas Gerais en 1830 (Francisco Vidal Luna et Herbert S. Klein, Slavery and the Economy of São Paulo, 1750-1850, Stanford, Stanford University Press, 2003, p. 128 (d’après une communication personnelle d’Herbert S. Klein le 18 mai 2005.) Mon propos dans cet article concerne les plantations c’est-à-dire les plus grandes propriétés (dotées de plus de vingt esclaves) qui regroupaient 38 % des captifs de la province de São Paulo en 1829 et L’arbre « Nsanda » replanté 227 petites et les grandes propriétés avaient peut-être pu augmenter le sentiment de frustration des Créoles des plantations –et les pousser à la révolte– même si leurs chances de recouvrer la liberté restaient plus grandes que celles de leurs homologues aux États-Unis. En complétant les données me permettant de conclure que, sur les grandes propriétés, il était relativement difficile d’obtenir une manumission, je rassemblai des preuves pour mes nouvelles recherches sur la substantielle homogénéité culturelle de la senzala. Sur les plantations de Rio et de São Paulo, qui s’étaient installées dans des régions inhabitées à la fin du XVIIIe siècle ou même depuis 1820 et au-delà, les Africains étaient, avant 1850, la grande majorité des esclaves adultes : on les évalue habituellement à au moins 80 % des hommes et 60 % des femmes de quinze ans et plus23. En outre, la plupart d’entre eux provenaient de l’ouest de l’Afrique centrale : environ 97 % entre 1795 et 1811 et 75 % de 1811 à 1850 (dans cette seconde période, toutefois, les esclaves de l’est de l’Afrique certainement beaucoup plus en 1850. Ces propriétés étaient particulièrement nombreuses dans les communes de l’ouest et dans la vallée du Paraíba, régions sur lesquelles porte la présente étude. 23 À São Paulo, en 1829, 72 % des esclaves adultes travaillant dans des propriétés de plus de 20 captifs et 75 % de ceux qui travaillaient dans des propriétés de plus de 40 étaient des Africains (calculé à partir de Klein, communication personnelle du 18 mai 2005 sur le pourcentage des Africains en fonction de la taille des propriétés ainsi que de Luna et Klein, Slavery…, op. cit., p. 134-5 sur la pyramide des âges des Créoles et des Africains –je fais l’hypothèse que les données sur les âges des propriétés de toutes tailles sont grossièrement représentatives de celles qui prévalent dans les grandes plantations). Dans les régions de plantation plus dynamiques les Africains avaient certainement une présence plus importante encore. Dans deux districts de recensement de Campinas en 1836 ils constituent 89 % des captifs adultes dans les exploitations ayant dix esclaves ou plus. Voir Robert W. Slenes, « “Malungu, Ngoma’s Coming ”: África Hidden and Discovered in Brazil », Mostra do Redescobrimento: Negro de Corpo e Alma – Black in Body and Soul, Catalogue de l’exposition, 23 avril - 7 septembre 2000, Nelson Aguilar, São Paulo, Fundação Bienal de São Paulo et Associação Brasil 500 Anos Artes Visuais, 2000, p. 221-229 (version portugaise, p. 212-220) : les données se trouvent p. 223. Cet article a d’abord été publié sous le titre « “Malungu, Ngoma Vem! ”: África Coberta e Descoberta no Brasil », Revista USP, 12, décembre - janvier - février 1991-92, p. 48-67. 228 Robert W. SLENES centrale24 parlant des langues bantous et exportés par la côte du Mozambique étaient 18 %)25. À l’opposé, de 1795 à 1850, les esclaves issus de l’Afrique occidentale (les régions s’étendant depuis l’actuel Sénégal jusqu’à l’actuel Nigéria) n’ont jamais été qu’une petite minorité. Cela signifie que la plupart des Africains déportés au Brésil –en vérité la grande majorité d’entre eux si l’on ajoute les populations issues de l’est de l’Afrique centrale26– partageaient un même héritage culturel et linguistique27. 24 J’utilise « Afrique centrale orientale » dans l’acception anglaise, mais en y ajoutant la savanne orientale et l’Afrique centrale australe : c'est-à-dire l’actuel Mozambique et son hinterland de capture d’esclaves, qui inclut le Zimbabwe, la plus grande partie de la Zambie et le sud-est du Zaïre. Voir History of Central Africa, op. cit., sous la direction de Birmingham et Martin, vol. II, cartes, p. ix-x. 25 Manolo Florentino, Em Costas Negras: Uma História do Tráfico de Escravos entre a África e o Rio de Janeiro, 2e éd., São Paulo, Companhia das Letras, 1997 [1re éd., Rio de Janeiro, Arquivo Nacional, 1995], p. 222-3, 228-9, 234 ; Mary Karasch, Slave Life in Rio de Janeiro, 1808-1850, Princeton, Princeton University Press, 1987, p. 15. Pour la période 1811-1850 j’extrapole des données de Karasch sur les origines des esclaves morts dans la ville de Rio de Janeiro en 1833, 1838 et 1849, car les informations sur le commerce direct de l’Afrique sous-estiment la présence des personnes issues de l’Afrique occidentale. Probablement beaucoup de ces derniers (7 % selon les données de Karasch) ont été amenés du nord-est du Brésil par le commerce intérieur. 26 Sur les esclaves issus de l’est de l’Afrique centrale au Brésil, voir Edward A. Alpers, « “Mozambiques” in Brazil: Another Dimension of the African Diaspora in the Atlantic World », Africans and the Americas: Interconnections During the Slave Trade, sous la dir. de José C. Curto et Renée Soulodre-La France, Trenton, NJ, Africa World Press Inc., 2005, p. 43-68. Les peuples de l’est de l’Afrique centrale parlent aussi des langues de la famille bantoue –quoiqu’elles s’écartent quelque peu de celles parlées par les populations de l’ouest– et partagent avec ces dernières certaines caractéristiques culturelles dont, en particulier, le même engagement dans les cultes thérapeutiques d’affliction. 27 Willy de Craemer, Jan Vansina and Renée C. Fox, « Religious Movements in Central Africa: a Theoretical Study », Comparative Studies in Society and History, 18, 4, octobre 1976, p. 458-75. Voir aussi de Vansina: « Deep down Time: Political Tradition in Central Africa », History in Africa 16 (1989) ; Paths in the Rainforests: toward a History of Political Tradition in Equatorial África, Madison, The University of Wisconsin Press, 1990 ; How Societies are Born: Governance in West Central Africa before 1600, Charlottesville, University of Virginia Press, 2004. L’arbre « Nsanda » replanté 229 D’ailleurs, au moins une importante minorité des Africains du sud-est du Brésil était des Kongo et des Mbundu, déjà évoqués, ou encore des Ovimbundu, originaires des hauts plateaux situés à l’aplomb de Benguela. En 1999, je fondais ces affirmations sur le modèle élaboré par Joseph Miller à propos de la traite en Afrique centrale, qui situe la transformation des communautés côtières en sociétés esclavagistes et en importants pôles exportateurs de captifs à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle ou beaucoup plus tôt dans le cas du Royaume du Kongo démembré28. Cette triple localisation est d’autant plus significative pour ma démonstration que ces trois groupes –surtout les Kongo et les Mbundu– ont des langues très proches, une cosmologie et des pratiques religieuses très semblables29. En définitive, la grande majorité des Créoles adultes des plantations du Brésil du sud-est étaient les enfants d’Africains venus de l’Afrique centrale occidentale. C’était là une situation spécifique, très différente par exemple de celle qui prévalait à Salvador de Bahia durant le premier XIXe siècle où, semble-til, la plupart des adultes créoles n’étaient ni les enfants ni les descendants des communautés ethnolinguistiques africaines alors les plus représentées30. En somme, en dépit des efforts des planteurs pour diviser leurs captifs et s’approprier leur force de travail, il me paraît probable qu’une véritable « identité esclave » soit née sur les grandes propriétés du Brésil sud-oriental. Elle s’est certainement construite sur des expériences communes et sur des raisons partagées de s’opposer aux maîtres. Elle s’articulait avec un héritage culturel 28 Joseph C. Miller, Way of Death: Merchant Capitalism and the Angolan Slave Trade, 17301830, Madison, The University of Wisconsin Press, 1988. 29 Robert W. Slenes, « “Malungu, Ngoma’s Coming!” » op. cit. ; Robert W. Slenes, « The Great Porpoise-Skull Strike: Central-African Water Spirits and Slave Identity in Early-NineteenthCentury Rio de Janeiro », Central Africans and Cultural Transformations in the American Diaspora, sous la dir. de Linda Heywood, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 183208 ; John K. Thornton, « Religious and Ceremonial Life in the Kongo and Mbundu Areas, 15001700 », Central Africans…, op. cit., p. 71-90. 30 Sur les origines ethniques des Africains de Salvador, voir João José Reis, Rebelião Escrava no Brasil: a História do Levante dos Malês, 1835, 2e éd. en portugais, São Paulo, Companhia das Letras, 2003 [1ère édition, Rio de Janeiro, Brasiliense, 1985], chap. 10. 230 Robert W. SLENES homogène qui, peut-être, rassemblait aussi bien les Africains que les Créoles, même si ces derniers ont pu, simultanément, construire d’autres formes d’identités sur une plus large échelle que leurs homologues nord-américains31. II Dans mon étude de 1999 sur la famille esclave32, j’ai montré de manière détaillée la continuité culturelle existant entre Afrique centrale et Brésil sudoriental. Toutefois, je reconnais que je ne pouvais alors expliquer comment cet héritage était retravaillé dans le creuset des identités politiques locales. Depuis, j’ai avancé dans cette direction grâce à des recherches visant à retrouver dans les processus de résistance des esclaves des traditions partagées issues de l’Afrique centrale ainsi que leurs formes spécifiques d’expression. Au XIXe siècle, ces traditions étaient certainement plus fortement associées aux Kongo que ce que j’avais d’abord imaginé, ou du moins aux Kongo et à leurs proches voisins les Mbundu. Rappelons tout d’abord les recherches récentes qui ont montré que, dans les dernières décennies de la traite (à partir de 1810 environ), lorsque les marchands français, anglais et hollandais eurent abandonné la côte septentrionale de l’Afrique centrale (Congo North) –c’est-à-dire, la ligne côtière qui va de l’embouchure du Zaïre à l’actuel Gabon– et que les négriers brésiliens et portugais les eurent remplacés, le nombre des esclaves venant de cette région s’est considérablement accru au Brésil. Les données présentées par Manolo Florentino sur le mouvement des navires de traite en provenance des diverses 31 Robert W. Slenes, Na Senzala, uma Flor..., op. cit., chap. 3 et 4 ; Robert W. Slenes, « “Malungu, Ngoma’s Coming!” ... » op. cit. ; Manolo Florentino et José Roberto Góes (A Paz das Senzalas: Famílias Escravas e Tráfico Atlântico, Rio de Janeiro, c. 1790 - c. 1850, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1997) exagèrent le degré d’antagonisme ethnique parmi les Africains au Brésil sans en donner de nombreuses preuves. Sur l’argument selon lequel les conflits ethniques n’étaient pas particulièrement endémiques en Afrique jusqu’à ce que les colonisations européennes les encouragent à dessein, voir The Creation of Tribalism in Southern Africa, sous la dir. de Leroy Vail, Berkeley, University of California Press, 1991. 32 Robert W. Slenes, Na Senzala, uma Flor…, op. cit. L’arbre « Nsanda » replanté 231 régions d’Afrique qui sont entrés au port de Rio de Janeiro ainsi que sur le nombre moyen de captifs débarqués des différents bateaux en fonction de leur provenance, indiquent que, parmi les esclaves venus d’Afrique centrale occidentale, ceux venus de la côte septentrionale sont passés de 3 % en 17951811 à 40 % en 1811-1830. Les captifs importés depuis « Angola » (les ports de Luanda et Ambriz) ont décru en poids relatifs de 48 à 43 % entre les deux mêmes périodes, alors que ceux qui provenaient du port de Benguela sont tombés de 48 à 17 %33. Pour la période du très grand trafic clandestin (de 1831 à l’abolition définitive de la traite au milieu du siècle), les informations sont moins sures. Si l’on suit les données de David Eltis concernant les esclaves embarqués sur les côtes d’Afrique pour toutes les destinations d’Amérique, on constate une diminution du trafic issu de la côte septentrionale de l’Afrique centrale en comparaison avec celui issu d’« Angola » et de Benguela34. Cependant, d’un autre côté, les données rassemblées par Mary Karasch montrent que 45 % des esclaves venus d’Afrique centrale occidentale qui moururent à Rio de Janeiro ou encore qui entrèrent par le port de cette ville durant les années 1830 et 1840 provenaient de la côte septentrionale35. À vrai dire, Eltis lui-même attire 33 Manolo Florentino, Em costas negras..., op. cit. Pour 1811-1830, j’ai calculé les moyennes par bateaux pour les divers ports de provenance des côtes africaines, puis j’ai multiplié ces moyennes par le nombre total de bateaux issus de chacun d’entre eux pour chaque période (Manolo Florentino, op. cit., p. 222-23, 228, 234). 34 David Eltis, Economic Growth and the Ending of the Transatlantic Slave Trade, New York, Oxford University Press, 1987, p. 250-51. Voir aussi Joseph Miller, « Central Africa During the Era of the Slave Trade, c. 1490s-1850s », Central Africans…, sous la dir. de Linda Heywood, op. cit., graph. p. 34. 35 Mary Karasch, Slave Life…, op. cit., p. 13 (décès des esclaves à la Santa Casa de Misericórdia, 1833, 1838, 1849) et p. 371-83 (Appendice A, « African sources for the slave trade », 18301852). Selon la première de ces sources, les personnes transportées depuis la côte septentrionale représentent 46 % du total de celles qui ont été arrachées à l’ouest de l’Afrique centrale. La deuxième source donne un chiffre de 41 %, de 44 % si l’on déplace quatre-vingt-douze personnes de la catégorie « Angola » à la catégorie « côte septentrionale » dans la mesure où leurs ethnonymes sont clairement relatifs à cette deuxième région. La traite de Benguela remonte après 1830, sans 232 Robert W. SLENES l’attention sur la concentration accrue du trafic à l’embouchure du Zaïre dans ces décennies, en partie à cause du déclin de Luanda comme port d’embarquement et de la croissance des flux issus d’Ambriz, situé un peu plus au nord sur la côte et placé sous le contrôle des Kongo. Cette concentration, précise-t-il, « n’apparaît pas dans [mes données]… parce que Luanda et Ambriz sont inclus dans la catégorie Angola »36. On peut objecter que, s’il n’y avait pas eu de changements dans l’origine des personnes vendues par les marchands de Luanda qui exportaient les captifs via Ambriz (particulièrement après 1836), la nouvelle « concentration » du commerce sur l’estuaire du Zaïre, ou aux environs de celuici, n’aurait produit aucune réelle modification du profil d’ensemble des origines des captifs. Cependant, Roquinaldo Ferreira a montré qu’une grande partie des esclaves vendus à Luanda dans les années 1840 étaient d’origine « Congo », ce qui laisse penser que beaucoup de ceux qui furent exportés vers le Brésil par Luanda ou Ambriz et avaient été enregistrés sur les documents comme venant « d’Angola » étaient en fait issus des régions « atlantiques » ou intérieures de la côte septentrionale37. En fait, comme le remarque Joseph Miller dans son évaluation des données de Ferreira, « les marchands de Luanda semblent avoir saigné les régions de langue kikongo au nord de la zone d’occupation militaire portugaise, d’une manière beaucoup plus drastique que ce qu’ils l’avaient fait au XVIIIe siècle [en achetant des hommes et des femmes parlant le kikongo ou venant de l’intérieur] »38. Ainsi, il ne serait pas tout à fait impossible que plus de atteindre toutefois son poids relatif des années 1795-1811 : 26 % ou 34% du total des esclaves de l’Afrique centrale occidentale selon les données de Karasch (respectivement, decès à la Santa Casa et « African sources... »). 36 David Eltis, Economic Growth…, op. cit., p. 361, note 51. 37 Roquinaldo Ferreira, « Slavery and the Illegal Slave Trade in Angola, 1840-1860 » (communication non publiée au congrès annuel de l’American Historical Association, Seattle, 1998), cité par Joseph C. Miller, « Retention, Reinvention, and Remembering: Restoring Identities through Enslavement in Africa and under Slavery in Brazil », Enslaving Connections: Changing Cultures of African and Brazil during the Era of Slavery, sous la dir. de José C. Curto et Paul E. Lovejoy, Amherst, N.Y., Humanity Books, 2004, p. 104. 38 Joseph C. Miller, « Retention… », op. cit., p. 104. L’arbre « Nsanda » replanté 233 40 ou 45 % des esclaves originaires de l’ouest de l’Afrique centrale, s’ils avaient été eux-mêmes interrogés sur leur provenance, aient répondu qu’ils venaient du « Congo », c’est-à-dire, de la côte septentrionale39. Quoi qu’il en soit, il n’y a aucun doute que les esclaves venus de cette région aient été de plus en plus nombreux dans le Brésil du sud-est après 1811. Ainsi, toujours en suivant le modèle de Miller, nous pouvons conclure que les hommes et les femmes désignés comme « Kongo » (populations parlant le kikongo depuis l’Ancien Royaume du Kongo jusqu’aux régions situées au nord et à l’est de celui-ci), associés aux populations qui leur sont culturellement reliées, ont bien acquis un plus grand poids démographique. Le niveau de leur nouvelle prépondérance peut-il être mesuré ? Bien que Miller reconnaisse dans ses analyses le poids considérable au sein de la traite du commerce affectant les populations de la région côtière et de son « hinterland » immédiat (la « zone atlantique »), il conserve une place très importante aux flux venus du « front de capture (slaving frontier) » situé profondément à l’intérieur du continent : une région de guerres civiles récurrentes provoquées par l’emboîtement des demandes d’esclaves depuis l’Afrique jusqu’aux Amériques40 (voir le document n° 1, p. 235 pour la localisation approximative de ce front dans les années 1830-1850.) Les données, 39 Les données concernant Campinas (centre-ouest de la province de São Paulo) pourraient parfaitement refléter les réponses des esclaves aux questions de leurs propriétaires sur leurs origines. Dans les enregistrements des successions de cette région entre 1806 et 1835 portant sur au moins dix esclaves et identifiant 90% des Africains par une provenance spécifique, les esclaves issus de la côte septentrionale représentent 42,7 % de tous les captifs en provenance de l’ouest de l’Afrique centrale (effectif : 452 personnes). Cette proportion fait un bond de 11,8 % (entre 1806 et 1820, alors que le déplacement du trafic vers l’embouchure du Zaïre et la côte septentrionale n’en est encore qu’à ses débuts) à 61,1 % entre 1821 et 1835. Sources : Ricardo Pirola, A Conspiração Escrava de Campinas, 1832: Rebelião, Etnicidade e Família, mémoire de master, Universidade Estadual de Campinas, Département d’histoire, 2005, p. 109 et communication personnelle de Ricardo Pirola avec des données supplémentaires. 40 Dans ses publications postérieures à Way of Death..., Miller semble donner une plus grande importance au trafic en provenance des régions plus éloignées de l’hinterland. Voir, par exemple, « Central Africa during the Era of the Slave Trade… », op. cit., et « Retention… », op. cit. 234 Robert W. SLENES cependant, ne permettent pas une estimation précise de la part relative de ces deux composantes du commerce. Il est possible que Miller ait sous-estimé le mouvement des populations venues de la zone atlantique. En vérité, un récent article de John Thornton soutient vigoureusement cette hypothèse à propos de la côte septentrionale (Congo North). Thornton démontre que les guerres civiles, déclarées ou latentes, le système endémique des razzias de captifs que cette situation encourageait ainsi que la pratique de condamner les « criminels » à l’esclavage via la traite ont eu un fort impact sur la population de l’Ancien Royaume du Kongo durant le XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe. Pendant la décennie 1780-1789, suffisamment documentée pour permettre une évaluation grossière du trafic, Thornton calcule que « un peu moins de la moitié » des captifs exportés de la côte septentrionale venait de la région de l’ancien royaume. Ce chiffre n’inclut pas les locuteurs kikongo des aires voisines, moins encore les populations des régions dont la culture est proche de celle des Kongo comme, par exemple, les Tio/Teke ou les Mbala, plus à l’intérieur (voir le document n° 1)41. 41 John Thornton, « As Guerras Civis no Congo e o Tráfico de Escravos: a História e a Demografia de 1718 a 1844 Revisitadas », Estudos Afro-Asiáticos, 32, décembre 1997, p. 55-74 et particulièrement p. 66-67. Comme le remarque Thornton, cet argument est fortement corroboré par un article de David Geggus qui donne des preuves de la présence du kikongo et de pratiques religieuses kongo à Saint-Domingue à la veille de la révolution des esclaves de 1791. Voir « Haitian Voodoo in the Eighteenth century: Language, Culture, Resistance », Jahrbuch für Geschichte von Staat, Wirtschaft und Gesellschaft Lateinamerikas, 28, 1991, p. 21-51. L’arbre « Nsanda » replanté 235 Document n°1– Afrique centrale occidentale Front de capture des esclaves entre 1830 et 1850 Localisation des territoires kongo, mbundu et ovimbundu ainsi que des autres groupes culturels et linguistiques mentionnés dans le texte42 42 Sources pour le document n° 1: Joseph C. Miller, Way of Death: Merchant Capitalism and the Angolan Slave Trade, 1730-1830, Madison, University of Wisconsin Press, 1988, carte, p. 10 (le 236 Robert W. SLENES Pendant les décennies suivantes, la difficile situation des Kongo ne semble pas s’être modifiée. Susan Herlin, à propos du XIXe siècle, note « les violents conflits de succession qui survinrent après la mort de chacun des monarques » et particulièrement en 184243. On peut faire l’hypothèse que la pénétration accrue de la traite dans les terres intérieures du continent a contribué à réduire le poids relatif des captifs issus de la culture kongo parmi ceux qui ont été déportés depuis la côte septentrionale. Toutefois, il y a des preuves linguistiques dans les Amériques qui laissent penser que le changement, s’il a eu lieu, ne fut pas radical. Une recherche récente d’Armin Schwegler apporte sur ce point des éclaircissements intéressants. Il montre que le vocabulaire de la « lengua conga » (langue kongo) enregistrée par la folkloriste Lydia Cabrera à Cuba (l’autre pôle majeur d’arrivée d’esclaves de l’Afrique centrale issus de la côte septentrionale au XIXe siècle) provient essentiellement du kikongo, la langue du peuple kongo (avec quelques emprunts à d’autres langues bantous) et n’est en aucun cas, comme on le supposait d’abord, un mélange de termes empruntés à divers idiomes du rameau bantou avec seulement une contribution significative du kikongo44. La recherche de Schwegler renforce singulièrement l’impact des front de la traite des esclaves) et Harry H. Johnston, A Comparative Study of the Bantu and SemiBantu Languages, 2 vol., New York, AMS Press, 1977 [1919-1922], carte à la fin du premier volume. Susan J. Herlin, « Brazil and the Commercialization of Kongo, 1840-1870 », Enslaving Connections…, sous la dir. de José C. Curto et Paul E. Lovejoy, op. cit., p. 269 ; Susan Herlin Broadhead, Trade and Politics on the Congo Coast: 1770-1870, thèse de PhD, Boston, Boston University Graduate School, 1971, p. 162. 44 Armin Schwegler, « On the (Sensational) Survival of Kikongo in 20th-Century Cuba », Journal of Pidgin and Creole Languages, vol. 15, 2000, p. 159-64 (connexion du 28 février 2004 à http://www.ling.ohio-state.edu/publications/jpcl/online/snotes/sn54.htm). Voir aussi Schwegler, « El vocabulario (ritual) bantú de Cuba. Parte I: Acerca de la matriz africana de la ‘lengua conga’ en El Monte y Vocabulario Congo de Lydia Cabrera » et « Acerca de la matriz…, Parte II: Apéndices 1-2 », respectivement dans América Negra, 16 et 19, 1998. Le travail des chercheurs cubains qui sont arrivés à des conclusions similaires aurait dû être reconnu depuis longtemps. Voir Teodoro Díaz Fabelo, Diccionario de la lengua conga residual en Cuba, Colección Africanía, Santiago de Cuba, Orcalc et Unesco, Universidad de Alcalá, Casa del Caribe, s. d. [1998] publié de manière posthume (le manuscrit est daté de 1972) ; Lydia González Huguet 43 L’arbre « Nsanda » replanté 237 travaux, en pleine expansion, concernant l’influence de la culture kongo (ou assimilée) sur les communautés esclaves du Nouveau Monde45. De plus, l’accroissement impressionnant des connaissances accumulées par ces nouveaux chantiers rend justice à l’enquête menée dans les années 1840 par Sigismund et Jean René Baudry, « Voces bantú en el vocabulario palero », Revista Cubana de Etnología y Folklore, 3, janvier-juin 1967 dont les conclusions sont résumées dans Fabelo, Diccionario..., op. cit., p. 16. Voir aussi les recherches de Gema Valdés Acosta : « La Herencia bantú en el centro de Cuba: los hechos lingüísticos », Islas, 42, 124, avril-juin 2000, p. 23-31 et « Propuesta de metodología para el análisis de remanentes lingüísticos bantúes en América », Islas, 43, 130, octobre-décembre 2001, p. 59-69. On pourrait objecter que cette présence du kikongo est en partie la conséquence du large usage fait dans les senzalas d’un pidgin du kikongo dont l’origine pourrait être le langage véhiculaire utilisé sur les terres intérieures de la côte septentrionale. Je pense, pour ma part, que ce langage véhiculaire comme celui dont la base est le kimbundu devinrent des instituions de médiation qui soutinrent l’intégration des populations issues des terres intérieures de l’Afrique centrale dans le monde kongo/mbundu qui constituait le cœur des quartiers d’esclaves, renforçant ainsi la place hégémonique des langues et des cultures de ces derniers. 45 Voir, entre autres, Robert Farris Thompson, The Four Moments of the Sun: Kongo Art in Two Worlds, Washington, National Gallery of Art, 1981 ; Flash of the Spirit: African and AfroAmerican Art and Philosophy, New York, Vintage Books [Random House], 1984 et Face of the Gods: Art and Altars of Africa and the African Americas, New York et Munich, The Museum for African Art et Prestel, 1993. Voir aussi John Thornton, « On the Trail of Voodoo: African Christianity in Africa and the Americas », The Americas, 55, 1988, p. 261-78 ; « African Roots of the Stono Rebellion », American Historical Review, 96, 1991, p. 1101-13 ; « ‘I am the Subject of the King of Kongo’: African Political Ideology and the Haitian Revolution », Journal of World History, 3, 1993, p. 181-214 ; « Les racines du vaudou: religion africaine et société haïtienne dans la Saint-Domingue prérévolutionnaire », Anthropologie et Sociétés, 22, 1, 1998, p. 85-102. Voir encore : Michael A. Gomez, Exchanging our Country Marks: The Transformation of African Identities in the Colonial and Antebellum South, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1998, chap. 6 ; James Sweet, Recreating Africa: Culture, Kinship, and Religion in the African-Portuguese World, 1441-1770, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2003 ; Maureen Warner-Lewis, Central Africa in the Caribbean: Transcending Time, Transforming Cultures, Barbados, University of the West Indies Press, 2003 ; Central Africans…, sous la dir. de Linda Heywood, op. cit. Voir aussi Robert W. Slenes, « ‘Malungu, Ngoma’s Coming!’… », op. cit. ; Na Senzala uma Flor…, op. cit. ; « The Great Porpoise-Skull Strike... », op. cit. 238 Robert W. SLENES Koelle en Sierra Leone. Elle portait sur les langues parlées par les victimes de la traite illégale issues d’Afrique centrale qui avaient été libérées par les bateaux britanniques. Elle était jusque-là considérée avec méfiance par les historiens46. Certes, l’échantillon de Koelle est réduit : cent soixante-douze personnes au total issues de la côte septentrionale et de son hinterland. Toutefois, il est intéressant de noter que quatre-vingt-neuf d’entre elles (soit 52 %) étaient Kongo, c'est-àdire parlaient des dialectes du kikongo47. Si ce raisonnement est correct, on peut faire l’hypothèse que l’impact des cultures kongo et assimilées sur les quartiers d’esclaves du Brésil du sud-est a dû être particulièrement puissant dans des lieux comme le milieu et le haut de la vallée du Paraíba (province de Rio de Janeiro) ou le nord de l’Espírito Santo. Là, mais seulement à partir des années 1820 et 1830, des esclaves ont été introduits en très grand nombre dans des zones presque inhabitées. Dans ces régions les Kongo et les Mbundu ont pu former au sein des senzalas les noyaux d’une première génération, une « génération fondatrice »48. Toutefois, même dans la partie pauliste de la vallée du Paraíba et dans le centre-ouest de la province de São Paulo où les premières générations d’esclaves arrivèrent entre 1791 et 1810 (années de forte influence Benguela), ou même dans les régions sud des Minas (confins méridionaux des Minas Gerais touchant à la vallée du Paraíba) ou encore 46 Il convient de noter les réticences de Curtin face aux données de Koelle (cf. note 47) et sa préférence pour les documents sur les esclaves qui étaient dans les « bateaux connus du ministère britannique des Affaires étrangères, 1817-1843 ». Phillip D. Curtin, The Atlantic Slave Trade: A Census, Madison, The University of Wisconsin Press, 1969, p. 251-258 et table p. 258. 47 Sigismund W. Koelle, Polyglotta africana: or a comparative vocabulary of nearly three hundred words and phrases in more than one hundred distinct African languages, avec des introductions de P. E. H. Hair et D. Dalby, Fourah Bay (Sierra Leone), Fourah Bat College, The University college of Sierra Leone, 1963 [1ère éd., Church Missionary Society, Londres, 1854], cité par Curtin, The Atlantic Slave Trade…, op. cit., carte p. 256 et tableaux p. 295-96. 48 Sidney Mintz et Richard Price (The Birth of African-American Culture: An Anthropological Perspective, 2e éd. Boston, Beacon Press, 1992 [1re éd., 1976]) expliquent de manière convaincante que les « fondateurs » d’un quartier d’esclaves en un lieu donné définissent souvent la matrice culturelle à laquelle ceux qui arrivent ensuite devront s’adapter. L’arbre « Nsanda » replanté 239 dans le nord de la province de Rio (Campos) où la culture des quartiers d’esclave s’est constituée plus précocement, l’accroissement de la population issue de la traite fut si vigoureux dans les décennies suivant 1810 que l’apport des Kongo et des Mbundu à la synthèse précédemment élaborée a dû être décisif. III L’arbre nsanda peut avoir été introduit au Brésil selon le même processus que celui utilisé par les populations migrantes de nombreuses communautés matrilinéaires d’Afrique centrale lors de leurs déplacements vers de nouvelles terres : ils le replantaient en arrivant sur le territoire qu’ils investissaient. Au Brésil, toutefois, il ne s’agissait peut-être que d’une action métaphorique. Comme l’indiquent les textes placés en exergue de cet article, le nsanda (Ficus psilopoga Welwitsch) était pour les Kongo un arbre sacré. Les Mbundu –en fait de nombreuses populations d’Angola et de l’intérieur de la côte septentrionale– partageaient ces croyances49. Le missionnaire capucin Cavazzi da Montecuccolo écrivait à la fin du XVIIe siècle : « Dans de nombreuses parties du Congo et dans les régions voisines, on trouve des idoles suspendues aux ensandeira [nsanda] ». Et il ajoutait que couper l’une des branches de cet arbre était considéré comme un « crime monstrueux ». Un constat identique était dressé au début du XXe siècle par le missionnaire et ethnographe suédois Karl Laman à propos des 49 José Redinha, « Angola », Ethnologie Régionale I, Encyclopédie de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1972, p. 757, cité par Gonçalves, Le Lignage contre l’état..., op. cit., p. 177 ; Joseph Miller, Kings and Kinsmen: Early Mbundu States in Angola, Oxford, Clarendon Press, 1976, p. 48 qui cite José Redinha, « Insígnias e Simbologias do Mando dos Chefes Nativos de Angola », Mensário Administrativo, Luanda, 22-23, 1963, p. 37-46. Voir aussi John Picton et John Mack, African Textiles, New York, Harper & Row, Publishers, 1989, p. 39 : « Les vêtements tissés avec de l’écorce [habituellement l’écorce du figuier] étaient connus des Kuba [loin dans les terres intérieures de la République Démocratique du Congo, autrefois Zaïre] comme ayant été les vêtements des ancêtres ». Quoiqu’il n’y ait ici aucune mention d’un ensemble de croyances religieuses liées au figuier, le parallèle avec le plaidoyer de Beatriz Kimpa Vita pour l’usage de vêtements faits d’écorce de nsanda (voir ci-dessus) est frappant. 240 Robert W. SLENES Nsundi, un peuple kongo50. Cette action relevait en fait du crime de lèse majesté. Aussi bien pour les Kongo que pour les Mbundu, le nsanda était un emblème important, un instrument essentiel de la souveraineté du roi ou du chef. Joseph Miller, écrivant sur l’histoire des Mbundu, remarque qu’après une migration, le fondateur d’une nouvelle communauté « prenait habituellement une branche de mulemba [nom kimbundu du nsanda]… du lignage dont la communauté était issue et la plantait… chaque fois qu’il s’installait dans un nouveau village ». « Étroitement associé » à son autorité, l’arbre était « toujours planté en face de sa demeure ». Plus, accompagné des anciens du village, « il supputait l’ombre confortable que ... [le ficus] fournirait à leurs délibérations ». Un chef « sans mulemba était impuissant... [car c’était grâce à lui qu’il établissait ses relations avec l’au-delà], exactement comme les devins agissent grâce à divers objets auxquels ils confèrent des pouvoirs spéciaux »51. Il en était de même chez les Nsundi dans le premier XXe siècle : « Lorsqu’on plante un nsanda, on place d’abord une mixture sacralisée (medicine) au fond du trou. C’est là l’origine des… [pouvoirs religieux] des chefs politiques »52. 50 João [Giovanni] António Cavazzi da Montecúccolo, Descrição Histórica dos Três Reinos do Congo, Matamba e Angola, trans. Graciano Maria de Leguzzano, 2 vol., Lisboa, Junta de Investigações do Ultramar, 1965 [édition italienne originale, 1687, p. 115] ; Karl Laman, The Kongo, 4 vol., Uppsala, Studia Ethnographica Upsaliensia 4 [vol. I, 1953], 8 [vol. II, 1957], 12 [vol. III, 1962], 16 [vol. IV, 1968]) : voir vol. II, p. 145. 51 Miller, Kings and Kinsmen..., p. 49 et 53. Miller note aussi (p. 48) que « les branches de cet arbre prennent racine lorsqu’elles sont enterrées et se développent rapidement ». 52 Laman, The Kongo, op. cit., vol. II, p. 145. L’arbre « Nsanda » replanté 241 Document n° 2– Plan du village d’Ambaca (nord de l’Angola) dessiné par João Pedro Miguéis, capitaine d’infanterie nommé le 17 octobre 1870 en Angola Le plan montre, au centre du village, un arbre nsanda (Cartoteca do CEHCA, Lisbonne, d’après Ana Paula Tavares e Catarina Madeira Santos, ed., Africa Monumenta. A apropriação da Escrita pelos Africanos, vol. 1, Arquivo Caculo Cacahenda, Lisboa, IICT, 2002) On ne s’étonnera pas que le nsanda qui est pour le chef l’instrument de médiation « entre le monde visible des vivants et le monde invisible du surnaturel », soit aussi lié au bien-être du lignage local (un lignage matrilinéaire), particulièrement en ce qui concerne la fertilité de la terre et des hommes53. Chez 53 Sur les Mbundu : Joseph Miller, Kings and Kinsmen..., op. cit., p. 43-53 (citation p. 48). Sur les Kongo : John K. Thornton, The Kongolese Saint Anthony: Dona Beatriz Kimpa Vita and the Antonian Movement, 1684-1706, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 12 et 16061 ; W. G. L. Randles, L’Ancien Royaume du Congo, des origines à la fin du XIXe siècle, Paris, Mouton & Co., 1968, p. 157-58 ; A. Margarido, « I movimenti profetici e messianici angolesi », 242 Robert W. SLENES les Kongo, l’anthropologue António Gonçalves signale que le latex du nsanda – blanc comme du lait– était « l’expression de la descendance matrilinéaire du groupe, le symbole de l’origine mythique du peuple kongo ainsi que de la continuité verticale d’un groupe constitué par des liens naturels de parenté et par la solidarité lignagère »54. Les relations des missionnaires du XVIIe et du XVIIIe siècle55 comme les descriptions ethnographiques du XXe siècle, suggèrent que cette assimilation se fonde sur le fait que l’arbre est identifié aux esprits tutélaires de la terre et de l’eau. On reconnaissait la présence bienfaisante de ces génies dans le souffle du vent qui agitait les branches du nsanda56. Un vent violent ou une tempête (tembo en kikongo, un mot que l’on rencontrera encore dans cet article) étaient supposés amener des enfants57. Les Kongo désignaient couramment ces génies tutélaires de la nature du nom de bisimbi. Ces derniers étaient censés fréquenter les sources, les cours d’eau et les vallées des petites rivières, mais aussi habiter dans les montagnes et les forêts. Ils étaient au centre de la cosmologie kongo et mbundu. Le culte que leur réservait une communauté comme les bienfaits qu’en retour ils lui accordaient étaient essentiels au bien-être des hommes58. C’est pour cette raison Revista storica italiana, 30, 3, 1968, p. 546, cité par Filesi, Nazionalismo..., op. cit., p. 30, note ; Gonçalves, Le Lignage contre l’état..., op. cit., p. 167-168. 54 Gonçalves, Le Lignage contre l’état..., op. cit. p. 168. A propos d’un phénomène similaire, voir Victor Turner, The Forest of Symbols: Aspects of Ndembu Religion, Ithaca, Cornell University Press, 1991, ch. 2, à propos de l’arbre mudyi (qui n’est pas un ficus) dont la sève blanche symbolise le lignage maternel chez les Ndembu. 55 Voir, par exemple, les observations de Thornton (The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 12) écrites sur la base de ces sources, sur l’association entre la pierre sacrée d’un Kitome particulier (un prêtre de haut rang qui peut établir une médiation avec les bisimbi) et l’arbre nsanda. 56 Henrique Abranches, Sobre os Basolongo: Arqueologia da Tradição Oral, Gand, FINA Petróleos de Angola/Snoeck-Ducaju & Zoon, 1991, p. 83. 57 Thompson, Face of the Gods..., op. cit., p. 69. 58 Sur l’essentielle unité des croyances kongo et mbundu en ce qui concerne les esprits de la terre et des eaux et sur la variété des noms qui leurs sont donnés, voir Slenes, « The Great PorpoiseSkull Strike... », op. cit. ; voir aussi Thornton, « Religious and Ceremonial Life... », op. cit. Du L’arbre « Nsanda » replanté 243 que les populations en migration plantaient une branche de nsanda (il n’était pas nécessaire que ce soit une racine) dans leur nouvelle implantation. Comme Gonçalves l’écrivait, si la branche « prenait racine, le village pouvait être fondé, puisque [le nsanda]… assurerait la protection des esprits ». Les bisimbi étaient liés aux ancêtres dont les plus lointains –leurs noms avaient été oubliés– pouvaient rejoindre leurs rangs ou leur être associés59. On retrouvait ce XVIe au XVIIIe siècle, selon Thornton (The Kongolese Saint Anthony..., op. cit. passim), le mot kikongo utlisé pour désigner les esprits des eaux et de la terre était bankita (pluriel de nkita) plutôt que bisimbi. Bisimbi (pl. de simbi) est cependant le mot le plus courant dans les sources du XXe siècle. Seembi a été noté par un voyageur anglais sur le fleuve Zaïre en dessous de Boma au début du XIXe siècle (Slenes, « Great Porpoise-Skull Strike... », op. cit. p. 201). 59 Je suis ici Karl E. Laman, The Kongo, op. cit., vol. III, p. 33-6 et Wyatt MacGaffey, Religion and Society in Central Africa: the BaKongo of Lower Zaire, Chicago, The University of Chicago Press, 1986, p. 74-8 qui expliquent que les lointains ancêtres étaient transformés en bisimbi. Luc de Heusch (Le Roi de Kongo et les monstres sacrés. Mythes et rites bantous III, Paris, Gallimard, 2000, p. 164-5) affirme que l’argumentation de Laman doit être utlisée avec précaution et cite l’un des propres informateurs de ce dernier qui dit que les ancêtres ne se transforment jamais en bisimbi. Dans le même esprit, John Janzen (Lemba, 1650-1930: A Drum of Affliction in Africa and the New World, New York, Garland Publishing, 1982, p. 10) précise que Laman pourrait avoir appliqué aux Kongo de manière inappropriée le concept de « manism » forgé par Leo Frobenius selon lequel « les ancêtres [dans les sociétés de l’Afrique occidentale et centrale] subiraient avec le temps une progressive « spiritization »… qui les conduiraient à devenir des entités divines ». MacGaffey, cependant, cite un autre des informateurs de Laman qui soutient que les ancêtres se transforment en bisimbi. Il confirme cette assertion sur la solide base de ses propres travaux. Cette différence d’opinion reflète probablement des débats théologiques au sein des sociétés concernées, qui ont dû être intenses du fait de l’absence de hiérarchie susceptible d’introduire et de soutenir une orthodoxie. Le même débat semble s’être produit chez les Mbundu. Le missionnaire Héli Chatelain écrit que les « esprits [humains]… ne sont jamais confondus dans l’esprit des indigènes avec les génies de la nature [esprits de la terre et de l’eau] » mais deux de ses contes mbundu vont dans l’autre sens (Chatelain, Folk-Tales of Angola, New York, Kraus Reprint Co., 1969 [éd. orig. Boston, American Folklore Society/Houghton, Mifflin and Company, 1894], p. 11). Voir les analyses de Slenes, « The Great Porpoise-Skull Strike... », op. cit. p. 192. En tout cas, pour les Africains originaires d’Afrique centrale dans le Nouveau Monde, « les ancêtres plus anciens » qu’on devait honorer étaient ceux des habitants originaux de la nouvelle terre ; de la même manière, les bisimbi auxquels on devait rendre un culte étaient ceux de l’environnement local. (Voir Kairn Klieman, ‘The pygmies were our compass’: Bantu and 244 Robert W. SLENES phénomène dans de nombreuses régions de l’Afrique centrale où l’on rendait des cultes à des esprits locaux. Les envahisseurs qui révéraient ces sortes de génies étaient amenés, le plus souvent, à vénérer les esprits tutélaires du peuple qu’ils avaient chassé c'est-à-dire, dans de nombreux cas, les plus anciens ancêtres des premiers habitants de cette nouvelle terre60. Des migrants ordinaires se conduisaient de la même façon y compris, comme nous le verrons, lorsque le Brésil était la destination du voyage auquel ils étaient contraints. Dans une grande partie de l’Afrique parlant bantou, les maladies individuelles, à l’exception de celles qui paraissaient être liées au cours naturel du vieillissement, étaient souvent attribuées à des actes de sorcellerie, c'est-à-dire à une manipulation des forces spirituelles à son propre bénéfice ou pour porter malheur à autrui. Dès lors, la guérison pouvait être obtenue par le biais d’un « culte d’affliction » présidé par une personne entretenant des liens avec le sacré et susceptible de mettre en œuvre des rituels propitiatoires pour les esprits contrôlant les causes de la maladie concernée et, donc, les moyens d’y remédier61. Il est intéressant de noter que la logique sous-jacente à ces types de cultes qui, habituellement, visent à résoudre des problèmes singuliers, peut Batwa in the History of West Central Africa, Early Times to ca. 1900, C.E., Portsmouth, N.H.: Heinemann, 2003.) Que ces esprits appartiennent à des catégories différentes ou soient des souscatégories du même groupe –ce sur quoi les Africains eux-mêmes ne s’entendaient pas– parait être un problème secondaire. 60 Voir Regional Cults, sous la dir. de R. P. Werbner, London, Academic Press, 1977 ; Guardians of the Land: Essays on Central African Territorial Cults, sous la dir. de J. Matthew Schoffeleers, Gwelo, Zimbabwe, Mambo Press, 1979 ; Klieman, ‘The Pigmies were our Compass’..., op. cit. 61 Ces cultes sont aussi appelés « tambours d’affliction » dans la mesure où le mot bantou quasi universel qui désigne le tambour (ngoma) est souvent utilisé avec le sens de « culte de guérison » reflétant l’importance de la musique et de la danse dans les pratiques thérapeutiques d’Afrique centrale. Voir V. [Victor] W. Turner, The Drums of Affliction: A Study of Religious Processes among the Ndembu of Zambia, Oxford, Clarendon Press, 1968 ; Janzen, Lemba..., op. cit ; John Janzen, Ngoma: Discourses of Healing in Central and Southern Africa, Berkeley, University of California Press, 1992 ; The Quest for Fruition through Ngoma: Political Aspects of Healing in Southern Africa, sous la dir. de Rijk van Dijk, Ria Reis et Marja Spierenburg, Oxford, James Currey, 2000. L’arbre « Nsanda » replanté 245 aisément être mise au service des maladies de la communauté. Dans les périodes de crise écologique ou sociale des temps précoloniaux et jusqu’au XXe siècle, il n’était pas rare, pour les Kongo ou les Mbundu, de considérer que leurs problèmes étaient la conséquence de pratiques de sorcellerie à l’intérieur du groupe : sorcellerie conduisant à un tel niveau de comportements antisociaux que les bisimbi et les ancêtres retiraient toute leur protection. La cure, chez les Kongo, passait par une intensification des rituels de la communauté ou même par des pratiques religieuses visant à apaiser les bisimbi et les esprits des plus anciens ancêtres dont on pensait qu’ils vivaient étroitement associés aux premiers, bref, au sens large, par des cultes d’affliction visant à guérir la société62. Dans les grandes provinces du Congo, au sud du Zaïre, du pays Sonyo au Nsundi, aussi bien que parmi les Yombe (un peuple kongo) au nord du fleuve, les remèdes pour ces crises collectives étaient souvent mis en œuvre par des sociétés d’initiation secrètes connues sous le nom de bakhimba, ndembo ou kimpasi. Elles différaient dans le détail mais avaient de très nombreux points communs63. Je les désignerai ici sous le terme générique de « kimpasi », reprenant le mot le plus souvent utilisé et qui se réfère à la variante la plus fréquemment décrite dans la 62 Thornton (The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 55) note les similitudes entre les médiations « individuelles » et « sociales » chez les ngangas’ (prêtres-médecins) du XVIIe et du XVIIIe siècle ; J. Van Wing (Études Bakongo: Sociologie - Religion et Magie, 2e éd., Bruxelles, Desclée de Brouwer, 1959, vol. II, p. 508, [1re éd., vol. I, 1921 ; vol. II, 1938]) fait la même remarque en ce qui concerne les cultes ordinaires de “guérison” et les cultes kimpasi dans le premier XXe siècle. 63 Les Nsundi se trouvent aussi au nord du fleuve. Des rapports de missionnaires du XVIIe et du XVIIIe siècle signalent des cultes kimpasi dans de nombreuses régions du royaume du Kongo. Voir O. de Bouveignes et J. Cuvelier, Jérôme de Montesarchio, apôtre du vieux Congo, Louvain, Imprimerie St.-Alphonse, 1951 qui comporte le texte de Montesarchio (vers 1650-1660) ; Luca da Caltaniseta, Diaire Congolais (1690-1701), édité et traduit par François Bontinck, Louvain, Éditions Nauwelaerts, 1970 ; Laurent de Lucques [Lorenzo da Lucca], Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques (1700-1717), édité et traduit par J. Cuvelier, Bruxelles, Institut Royal Colonial Belge, Mémoire n° 32, 1953. Au début du XXe siècle, les descriptions de cultes kimpasi et ndembo concernent essentiellement les groupes Mpangu, Mbata et Nsundi, alors que les descriptions de cultes bakhimba sont centrées sur les Yombe (au nord du Zaïre) et les Solongo (dans l’ancienne province du Sonyo). Voir plus loin. 246 Robert W. SLENES littérature historique64. À différents moments de mon argumentation, cependant, je distinguerai entre kimpasi et bakhimba en m’appuyant sur les observations de ces deux types d’institutions effectuées dans le premier XXe siècle. Les cultes kimpasi se développèrent ou furent relativement bien documentés dans les années de crise sociale ou écologique qui précédèrent la défaite infligée au roi du Kongo par les Portugais à la bataille de Mbwila (Ambuila) en 1665 et dans les décennies de guerre civile et de razzias d’esclaves qui s’ensuivirent65. Ils furent encore très actifs (ou plus souvent observés) dans le contexte de la grave désagrégation sociale imposée par la colonisation belge de l’époque de l’État indépendant du Congo (1885-1908) jusqu’aux années 192066. 64 Le pluriel de « kimpasi » est « impasi », mais pour éviter les confusions, j’utilise « kimpasi » aussi bien au pluriel qu’au singulier. 65 Voir en particulier Anne Hilton, The Kingdom of Kongo, Oxford, Clarendon Press, 1985, p. 196-98 ; Thornton, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 56-58. Parmi les sources citées par cet auteur, voir plus précisément Cavazzi da Montecúccolo, Descrição Histórica..., op. cit., p. 99-100 et Bouveignes et Cuvelier, Jérôme de Montesarchio..., op. cit., p. 159-65. 66 Sur les cultes kimpasi dans le premier XXe siècle, voir Edmond de Jonghe, « Les Sociétés secrètes au Bas-Congo », Revue des questions scientifiques, Bruxelles, 1907 ; Van Wing, Études Bakongo, op. cit., vol. II, p. 426-508 sur les cultes kimpasi chez les Mpangu (où Ndembo [p. 426] était le nom donné à l’emplacement du kimpasi ou au lieu du rituel) ; Laman, The Kongo, op. cit., vol. III, p. 244-56, sur le ndembo chez les Nsundi (lorsque Laman était en mission de 1891 à 1919) ; William Holman Bentley, Pioneering on the Congo, 2 vol., London, The Religious Tract Society, 1900, vol. I, p. 282-7, sur le bakhimba et le ndembo dans la région de São Salvador ; Léo Bittremieux, La Société secrète des Bakhimba au Mayombe, Bruxelles, Librairie Falk fils, Georges Van Campenhout, Successeur, 1936 [1re édition en allemand, Louvain, 1911]), passim, sur le bakhimba chez les Yombe au nord du Zaïre et chez les Solongo dans l’ancienne province du Sonyo. Voir aussi Kajsa Ekholm Friedman, Catastrophe and Creation: the Transformation of an African Culture, Chur (Suisse), Harwood Academic Publishers, 1991, p. 178-86 ; Luc de Heusch, Le Roi de Kongo..., op. cit., ch. 8, p. 156-80 ; Ngoma Ngambu, Initiation dans les sociétés trditionnelles africaines (le cas Kongo), Kinshasa, Presses Universitaires du Zaïre, 1981. Van Wing, Études Bakongo, vol. II, p. 429, note que chez les Mpangu du Kisantu vers 1910-1915, pratiquement toutes les personnes âgées de 40 à 60 ans étaient membre du kimpasi, ce qui manifeste une présence constante du culte dans les décénnies précédentes. Voir aussi Bittremieux, op. cit., p. 14, qui rapporte un intérêt similaire pour le bakhimba vers 1911 (date de la 1e éd. de son livre). Aucun de ces auteurs ne mentionne les terribles évènements sociaux qui ont eu lieu dans ces L’arbre « Nsanda » replanté 247 Les descriptions de cette dernière période montrent clairement que les cultes kimpasi étaient des institutions « communautaires », recrutant leurs adeptes sans rapport aux lignages67. Les descriptions de la période plus ancienne confirment cette spécificité même si elle reste plus implicite. Les kimpasi, d’une période à l’autre, gardent de nombreuses caractéristiques communes, parmi les plus essentielles. Il était par exemple très important de posséder des pierres sphériques ou de forme inhabituelle, souvent trouvées dans des cours d’eau : on pensait qu’elles étaient habitées par des bisimbi ou qu’elles manifestaient leur présence. Les participants des cultes avaient l’habitude d’utiliser des « langues secrètes » qui, le plus souvent, ajoutaient des affixes particuliers aux mots ordinaires. On prétendait encore être expert dans l’usage des poisons susceptibles de punir les ennemis ou les membres du culte qui en trahiraient les secrets. On organisait des réunions dans des clairières cachées au fond de la forêt où l’on installait des « autels » et des objets rituels. La participation aux cultes des femmes aussi bien que des hommes, même au niveau des prêtres, était d’ailleurs une des caractéristiques des kimpasi68. Les membres étaient initiés dans l’enfance communautés à l’époque de l’État Libre du Congo –lourde imposition de tributs, travail forcé, déplacement des villages, etc.– ainsi que l’effondrement de l’agriculture et la morbidité et mortalité extraordinaires qui en ont résulté. Voir Adam Hochschield, King Leopold’s Ghost, Boston, Houghton Mifflin, 1998. Bien sûr, si la traite des esclaves a eu un très important et continu impact sur les Kongo depuis le début du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe, comme le dit Thornton (« As Guerras Civis no Congo e o tráfico de escravos... », op. cit.), alors le kimpasi a pu être une instituion centrale depuis le XVIIe jusqu’au début du XXe siècle. 67 Van Wing, Études Bakongo, op. cit., vol. II, p. 429-30. 68 Il faut noter, cependant, que dans le kimpasi du XXe siècle (chez les Mpangu et les Mbata) « le nombre des garçons dépasse largement celui des filles » (Van Wing, Études Bakongo, vol. II, p. 428). Dans le bakhimba chez les Yombe, ce ratio a pu être encore plus fort mais un petit nombre de filles étaient acceptées. Le bakhimba chez les Solongo du Sonyo concernait les garçons mais on y acceptait aussi les adultes, hommes ou femmes (Bittremieux, La Société secrète..., op. cit., p. 29-30). Friedman (Catastrophe and Creation..., op. cit., p. 184) affirme que le bakhimba des Yombe était à l’origine « une école d’initiation pour les seuls garçons » et évolua plus tard en s’ouvrant aux deux sexes, changement qui s’est amplifié dans les décennies qui ont suivi le moment où Van Wing menait ses observations. Bentley, évoquant en 1887 le nkimba [bakimba] parmi les Kongo de la région de Mbanza Kongo, observe que « seulement des hommes sont initiés à ce 248 Robert W. SLENES ou l’adolescence (après l’initiation tribale et la circoncision) ou même quand ils étaient plus âgés, au moins au XXe siècle69. L’initiation comportait une cérémonie de mort rituelle et de renaissance, les nouveaux membres incorporant pendant leur transe un esprit qui devenait leur guide spirituel et dont ils prenaient le nom et l’identité pour le reste de leur vie. Une description précise de l’un de ces cultes observé chez les Mpangu (une population kongo au sud du Nsundi) a été écrite au commencement du XXe siècle par le missionnaire J. Van Wing. Ses informateurs lui expliquèrent que les génies de la terre et des eaux invoqués ainsi que les esprits humains qui leur étaient associés –appelés, tous deux, des bankita– avaient d’abord été les esprits des personnes ayant connu une mort violente (crime ou suicide) et, parmi ces gens, tout particulièrement les premiers ancêtres (« ancêtres du commencement ») qui avaient tant souffert70. De pareils esprits étaient considérés, et pas seulement parmi les Kongo, comme particulièrement colériques et belliqueux71. Il faudra s’en souvenir lorsque nous retournerons au Brésil. rite ». W. Holman Bentley, Dictionary and Grammar of the Kongo Language, as spoken at San Salvador, the Ancient Capital of the Old Kongo Empire, West Africa, 2 vols., Londres, 1887 et 1895 (citation vol. I, p. 507). 69 Dans le kimpasi des Mpangu, l’âge habituel des initiations se situait entre 12 et 18 ans (Van Wing, Etudes Bakongo, op. cit., vol. II, p. 427). Dans le bakhimba des Yombe, c’était entre 10 et 18 ans. (Bittremieux, La Société secrete..., op. cit., p. 29). Dans le ndembo de la région de São Salvador, « les enfants, jeunes gens et hommes mûrs » étaient ceux qui entraient en initiation (Bentley, Pioneering..., op. cit., vol. I, p. 284). 70 Van Wing, Études Bakongo, vol. II, p. 292. Van Wing donne à ces esprits le nom de bankita (pluriel de nkita). Il considère d’abord qu’ils appartiennent à un groupe d’esprits différent des bisimbi, puis note que « les bisimbi et les bankita sont souvent confondus par les gens ». En fait, MacGaffey (Religion..., op. cit., p.77) apprend d’un de ses informateurs que c’étaient les « bisimbi [qui] étaient les esprits de ceux qui étaient décédés de mort violente ». Ici, je fais des bankita un groupe spécifique, mais que j’inscris dans la famille des bisimbi. Voir cependant l’argumentation de L. de Heusch, déjà présentée, et ses observations sur l’usage de l’alcool dans les rituels kongo que je discuterai plus tard. 71 Voir Slenes, Na Senzala…, op. cit., p. 251-52 ainsi que les sources qui y sont citées. L’arbre « Nsanda » replanté 249 Il n’y a pas eu de descriptions de kimpasi chez les Mbundu, peut-être parce que les études que firent les missionnaires et les ethnographes de ce peuple sont restées plus rares et peu détaillées. Il reste possible, cependant, d’affirmer que les dévotions des Mbundu pour les esprits tutélaires de la terre et des eaux avaient des caractéristiques pratiquement identiques à celles des Kongo, les unes et les autres fondées sur la logique sous-jacente des cultes d’affliction. Ceci peut expliquer pourquoi les Mbundu pouvaient être attirés par les kimpasi dans des situations de mixité ethnique, lorsque, par exemple, un nganga (prêtre et médecin) kongo était plus influent ou lorsque la culture kongo prédominait72. Les similitudes morphologiques entre les pratiques du kimpasi, les initiations tribales et les rites de circoncision des Mbundu (et, en vérité, de bien d’autres peuples d’Afrique centrale), particulièrement en ce qui concerne les « morts » rituelles, les « renaissances » et les attributions de nouveaux noms, pourraient aussi avoir facilité le recrutement des personnes étrangères aux cultes kongo proprement dits73. En fait, ce n’étaient pas les caractéristiques particulières des kimpasi, cidessus mentionnées, qui différenciaient ces cultes de ceux offerts par d’autres sociétés d’initiation au Congo et en Afrique centrale, mais la manière dont elles se combinaient. Les cultes kimpasi, chez les Kongo, n’ont jamais été de simples phénomènes religieux. Ils ont aussi été des institutions de « gouvernement » –j’y reviendrai plus 72 Thornton, « Religious and Ceremonial Life... », op. cit., p. 79, sur la base de sources du XVIIe siècle, signale la présence, dans une région de langue kimbundu, d’un kitome, prêtre de haut rang voué aux bisimbi locaux et figure non exceptionnelle chez les Kongo. C’est là une preuve supplémentaire que des mouvements religieux de type kimpasi ont pu trouver un sol fertile parmi les migrants mbundu. Voir aussi le bref commentaire fait par Miller (Kings and Kinsmen..., op. cit., p.50) sur « les cultes de guérison » et sur « les mouvements d’éradication de la sorcellerie » parmi les Mbundu, qui, de la même manière, « ont traversé, dans leur fonctionnement, les frontières lignagères ». 73 Sur les rites de circoncision parmi les peuples de l’Angola septentrional (dont les Kongo et les Mbundu), voir José Redinha, Etnosociologia do Nordeste de Angola, Braga, Editora Pax, 1966, p. 72-75.Voir aussi W. D. Hambly, « Tribal Initiation of Boys in Angola », American Anthropologist, 37, 1935, p. 36-40 et V. Turner, Forest of Symbols..., op. cit., chap. 7. 250 Robert W. SLENES tard– et, de ce fait, ils ont souvent eu un impact, direct ou indirect, sur le monde politique. Les rois du Kongo, à la fin du XVIIe siècle, savaient que ces pratiques pouvaient être à l’origine de troubles sérieux et les observateurs européens du Congo belge, le confirmaient pendant les premières années du XXe siècle74. La force politique la plus importante qui en soit née –peut-être pas directement des kimpasi mais, en tous cas, d’un milieu qui avait été fortement influencé par eux– fut le mouvement « antonien » des années 1704-1706. Le chef de ce mouvement fut Beatriz Kimpa Vita, une femme de la haute noblesse kongo. Son but était de rétablir la pureté des rituels par la destruction des minkisi, objets médicinaux consacrés75 dont la croix chrétienne faisait partie et qui pouvaient être utilisés de manière malveillante dans des actes de sorcellerie. Elle visait aussi à réunifier le royaume kongo, certainement pour guérir les troubles sociaux et notamment la violence endémique et les razzias d’esclaves qui assaillaient sa terre. Les provinces centrales de l’ancien Royaume étaient christianisées depuis longtemps, suffisamment pour que Beatriz puisse gagner une large audience populaire en prétendant qu’elle mourrait et renaissait chaque semaine en saint Antoine. Il s’agissait de saint Antoine de Padoue et de Lisbonne, le saint patron des Portugais, le saint favori des capucins (les missionnaires les plus nombreux dans le royaume africain) et aussi un saint devenu populaire au Congo comme en Europe pour ses pouvoirs thaumaturgiques et pour son influence sur la fertilité. Comme de nombreux chercheurs l’ont montré de manière détaillée, la réinterprétation du saint par Beatriz était fortement marquée par la culture kongo : elle se fondait en fait sur le kimpasi76. L’anthropologue Wyatt MacGaffey a écrit que la description 74 Voir Bentley, Pioneering on the Congo, vol. I, p. 282-87 (sur le bakhimba et le ndembo dans la région de São Salvador) ainsi que Edmond de Jonghe, « Formations récentes de sociétés secrètes au Congo Belge », Africa, 9, 1935, p. 56-63 et Hilton, The Kingdom of Kongo, op. cit., p. 197-98. 75 Minkisi, singulier nkisi. Le mot nkisi (avec un « s » sifflant : [s]) est utilisé aujourd’hui dans les cultes afro-brésiliens. On l’écrit habituellement inquice. Voir Olga Gudolle Cacciatore, Dicionário de Cultos Afro-Brasileiros, 3e éd., révisée, Rio de Janeiro, Forense Universitária, 1988, p. 148 (entrée inkice). 76 Parmi d’autres, Randles, L’Ancien Royaume du Congo..., op. cit., p. 157-59 ; Hilton, The Kingdom of Kongo, op. cit., p. 208-10 ; John K. Thornton, The Kingdom of Kongo: Civil War L’arbre « Nsanda » replanté 251 de saint Antoine par Beatriz « comme chef de tous les saints, en fait un deuxième Dieu, [...]) » était « fortement influencée par la position attribuée à Funza, le chef de tous les min’kisi [bisimbi] » et comportait toutes les caractéristiques miraculeuses et les pouvoirs de guérison de ces esprits de la terre et des eaux77. Les historiens avaient aussi attiré l’attention sur la manière particulière avec laquelle Beatriz construisait l’identité sociale congolaise, au point que certains d’entre eux avaient vu dans l’antonisme un mouvement « proto-nationaliste »78. Quoiqu’il en soit, les intentions de Beatriz étaient éminemment « politiques ». Elle assignait aux blancs et aux noirs des origines distinctes, liant ces derniers au nsanda (voir plus haut les textes en exergue). Elle-même comme saint Antoine et ses disciples –les « petits antoniens » qui répandaient son message de village en village– portaient des « couronnes » d’écorce de nsanda. De plus, elle affirma que saint François, un autre saint favori des capucins, était né une nouvelle fois au Congo, plus précisément selon Thornton, comme membre du clan du marquis de Vunda, le kitome (grand prête qui intercède pour les humains auprès des bisimbi) de la province capitale, chargé de couronner le roi des Kongo79. Elle prétendit aussi que l’enfant Jésus était à nouveau-né dans la capitale (Mbanza Kongo ou Saint-Salvador, de ce fait liée à Bethléem), qu’il avait été emmailloté dans des langes d’écorce de nsanda comme on le faisait habituellement pour les enfants kongo, et qu’il avait été baptisé à Nsundi (assimilé à Nazareth)80. Enfin, la vierge Marie elle-même était née and Transition, 1641-1718, Madison, The University of Wisconsin Press, 1983, p. 106-13 ; Thornton, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., en particulier p. 56-58, 107-23, 132-34, 137-39, 156-62 ; Gonçalves, Le Lignage contre l’état..., op. cit., IIIe partie. 77 MacGaffey, Religion..., op. cit., p. 210-11 ; selon les Kongo, les minkisi (objets jeteurs de sorts consacrés) « capturaient » les bisimbi ou leurs servaient de connexions avec le monde humain, d’où l’utilisation du mot minkisi pour signifier aussi bisimbi. 78 Voir en particulier Filesi, Nazionalismo…, op. cit., et Georges Balandier, La Vie quotidienne au Royaume de Kongo du XVI e au XVIII e siècle, Paris, Hachette, 1965. Les travaux de Thornton (The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 6), contestent explicitement cette interprétation. 79 Thornton, The Kingdom of Kongo..., op. cit., p. 108. 80 La principale source contemporaine est Gallo, « Relazione » dans Filesi, Nazionalismo e religione, op. cit., p. 78. Voir Hilton, The Kingdom of Kongo, op. cit., p. 208-10 ; Thornton, 252 Robert W. SLENES une deuxième fois, d’une femme qui était esclave de la marquise Nzimba Mpangi, nzimba étant un autre titre de kitome, comme vunda81. En donnant au nsanda et au kitome (dont, dans une description, la pierre sacrée est située sous un nsanda) une place centrale dans la cosmologie et dans le système de parenté kongo, Beatriz cherchait certainement à réaffirmer les prétentions des Kongo à une relation spécifique avec l’au-delà, en particulier avec les esprits tutélaires de la terre et des eaux. En fait, l’extraordinaire association qu’elle fit entre l’écorce noire du nsanda et la peau noire des Kongo (voir le premier texte en exergue) confirme cette interprétation bien que, jusqu’à présent, les explications avancées aient attiré l’attention dans la direction opposée, faisant du mouvement antonien la recherche d’une relation entre le Kongo et le monde des hommes82. The Kingdom of Kongo..., op. cit., p. 108-9 ; Thornton, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 113-4 ; Gonçalves, Le Lignage contre l’état..., op. cit., p. 164-68. 81 Gallo, « Relazione », op. cit., p. 78. Voir l’analyse complémentaire de Gonçalves (Le Lignage contre l’état..., op. cit., p. 164-65). Voir aussi Hilton, The Kingdom of Kongo, op. cit., p. 23 sur la signification du titre de nzimba (l’association entre les remarques de Gallo et le titre est de mon fait). Beatriz, en faisant de la mère de la Vierge une esclave de la marquise (si l’on accepte la transcription du document original en italien dans Filesi, Nazionalismo..., op. cit., p. 78), élimine les connotations sexuelles qui auraient pu naître si celle-ci avait été présentée comme la propriété du marquis. Il faut noter que la traduction française par Jadin (« Le Congo... », op. cit., p. 517) donne « marquis », pas « marquise » ; Thornton, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., donne aussi « marquis », peut-être d’après Jadin. 82 Voir Thornton, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 161 : « L’écorce de l’arbre Nsanda permettait d’obtenir un vêtement noir, […] et le noir était la couleur des vivants, de ce monde en tant qu’opposé à l’autre monde ». Voir aussi MacGaffey, Religion..., op. cit., p. 210. Dans un autre article, j’ai récusé l’interprétation de Bernardo da Gallo (et des historiens qui l’ont suivi) faisant de « noir » et « blanc » et du symbolisme associé à ces couleurs des catégories centrales de Beatriz pour opposer les Kongolais aux missionnaires européens. (Robert W. Slenes, « Saint Anthony at the Crossroads in Kongo and Brazil: ‘Creolization’ and Identity Politics in the Black South Atlantic, ca. 1700/1850 », Africa, Brazil and the Construction of Trans-Atlantic Black Identities, sous la dir. de Boubacar Barry, Élisée Soumonni et Lívio Sansone, Lawrenceville, New Jersey, Africa World Press, à paraître). L’arbre « Nsanda » replanté 253 Pour entendre précisément cette métaphore ainsi que celles qui seront examinées plus loin, les observations de Wyatt MacGaffey sont un bon guide. Il montre comment les thérapeutiques traditionnelles kongo ont une orientation « nominaliste » qui donne plus de poids aux connotations liées au nom des ingrédients potentiels des drogues médicinales qu’à leurs propriétés pharmacologiques. Victor et Edith Turner font la même remarque à propos des Ndembu de Zambie et l’on peut certainement l’étendre à une bonne partie des populations d’Afrique centrale83. Par exemple, MacGaffey note que lors de l’intronisation d’un chef kongo, de nombreuses substances sont utilisées dans le rituel : « des [plantes] lusaku-saku pour que le chef soit béni (sakumunwa), […] du champignon tondi pour qu’il soit estimé (tondwa), […] des graines (semwa) pour qu’il puisse devenir celui qui intronise (semi) de nouveaux chefs »84. Le même principe s’applique à la construction des pensées métaphoriques susceptibles de révéler les liens ontologiques qui unissent le monde naturel et le monde humain. Par exemple, « les oiseaux suggèrent les esprits (mpeve) parce que leurs ailes (maveve) agitent l’air (vevila, éventer) » ; de plus, le lubota du chef (bâton en bois de fer) exprime non seulement son autorité masculine mais aussi la légitimité de l’administration du bien-être de son peuple (« bota, être fort, prospérer, croître en nombre »)85. Dans une discussion sur la manière dont de telles associations verbales, fonctionnant comme des jeux de mots, dessinent des parallèles entre les arbres et les gens, MacGaffey fournit une clé pour pénétrer plus profondément dans la signification des comparaisons établies par Beatriz. Il note que le mot nkanda désigne en kikongo aussi bien « l’écorce » que « la peau »86. L’association faite par 83 V. Turner, Forest of Symbols..., op. cit. ; Edith Turner, Experiencing Ritual: A New Interpretation of African Healing, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1992, en particulier le deuxième chapitre. 84 Voir MacGaffey, Religion…, op. cit., p. 153 (nombreux autres exemples passim). Voir aussi Art and Healing of the Bakongo Commented by Themselves: Minkisi from the Laman Collection, édité et traduit par Wyatt MacGaffey, Stockholm, Folkens Museum - Etnografiska, 1991. 85 MacGaffey, Religion…, op. cit., p. 132 ainsi que p. 92 et 130. 86 MacGaffey, Religion…, op. cit., p. 127. 254 Robert W. SLENES Beatriz entre la peau noire et l’écorce noire du figuier peut avoir induit les Kongo à faire un pas de plus, jusqu’au kanda, le clan matrilinéaire, dont l’emblème était précisément le nsanda animé du souffle des bisimbi. Ainsi, le missionnaire Bernardo da Gallo ne se trompait pas lorsqu’il interprétait les homologies de Beatriz sur la noirceur comme une manière de lier le peuple autochtone au figuier. Toutefois ce n’était là qu’une métaphore auxiliaire, permettant d’établir l’identité des Kongo comme clan matrilinéaire étendu attaché à la terre et à ses esprits protecteurs. Noir, dans ce cas, conduisait véritablement à blanc, au suc laiteux (matrilinéaire) du nsanda et au lait maternel (l’un et l’autre renvoyant à nkanda dans ses deux significations et à kanda) et, au-delà, à la réaffirmation de la blancheur attribuée par les Kongo au monde des esprits (bisimbi). De la même manière, Beatriz assimilait saint Antoine et saint François, la Vierge et le Christ lui-même aux importantes communautés kanda des Kongo (en vérité, dans trois cas au moins, des communautés spirituellement prééminentes). De cette façon, elle étendait à ces saintes figures du christianisme les mêmes positions privilégiées que les Kongo occupaient vis-à-vis des bisimbi, en même temps qu’elle affirmait les liens très étroits qu’elles entretenaient avec les populations autochtones. En situant le baptême du Christ dans une province qui avait souvent été le siège des plus fortes dynamiques politiques centripètes du royaume –mais dont les Nsundians soutenaient quelquefois qu’elle était « le véritable siège de la naissance de l’Église congolaise »– Beatriz réaffirmait l’essentielle unité du Kongo. C’est dans le même but qu’elle voulait faire de SaintSalvador la capitale d’un royaume réunifié87. Plus spécifiquement encore, elle appelait implicitement au soutien du duc de Nsundi qui appartenait au même clan que Pedro Kibenga, le noble seigneur qui était son plus important champion88. 87 Thornton, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 51; voir aussi p. 52 et 80, sur les Nsundi considérés comme un important pouvoir militaire qui ne reconnaissait pas le roi des Kongo. Thornton, The Kingdom of Kongo..., op. cit., p. 108, note que « ce fut durant le règne d’Afonso [Afonso I, début du XVIIe siècle], gouverneur du Nsundi, que… [le christianisme] prit de l’importance ». 88 Comme Thornton lui-même le propose (The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 143). L’arbre « Nsanda » replanté 255 Grâce aux cultes d’affliction et aux pratiques qui y étaient liées, les Kongo ont su trouver dans leur richesse culturelle les moyens de se confronter aux conséquences de la traite sur leur terre. Pourquoi n’auraient-ils pas fait de même, arrivés dans le Nouveau Monde, pour lutter contre la « sorcellerie » qui les avait conduits à la servitude ? Si le peuple kongo et les peuples qui leurs sont liés formaient le noyau central des senzalas, s’ils y occupaient une place suffisamment importante pour amener les autres Africains venus de l’Afrique centrale et possédant des cosmologies proches à se placer « à l’ombre du nsanda », ne peut-on faire l’hypothèse qu’ils ont pu se tourner vers le kimpasi pour apaiser les esprits bisimbi du Brésil ? Et peut-être pour combattre l’esclavage par une action « politique » semblable à celle que Kimpa Vita avait mise en œuvre ? Robert Farris Thompson a démontré que le nsanda du Congo était « replanté » à Rio de Janeiro et Salvador de Bahia. « Amenés au Brésil, les Bakongo [Kongo] honoraient l’esprit Tempo dans le ficus blanc (Ficus doliaria Martius), un arbre qui n’est pas sans ressemblances par sa taille et par l’envergure de ses racines, avec le nsanda [qui est aussi un Ficus] du Vieux Monde »89. Tempo, nous dit Thompson, vient du kikongo tembo, « tempête », un mot que nous avons déjà rencontré à propos des esprits bisimbi et de la fertilité des femmes. Il soutient cette assertion en montrant des photographies de poteries votives placées entre les larges entrelacs des racines aériennes de deux arbres : un nsanda signalant une tombe dans le nord du Congo au début du XXe siècle et une gameleira protégeant « un autel kongo/Angola dédié à l’esprit Tempo » dans un sanctuaire de candomblé (un culte religieux afro-brésilien) de la Bahia en 1989. Il note aussi que « lorsque Tempo est chanté à Rio ou à Bahia, quelques textes sont entièrement en ki-kongo »90. La présence de Tembo est une preuve de la dévotion pour les bisimbi au Brésil. Il en est de même, au Pará, avec l’association d’une autre gameleira (Ficus citrofolia 89 Thompson, Face of the Gods..., op. cit, p. 69 et 71-72. Thompson note que les Yorubá, au Brésil, firent aussi de la gameleira blanche un arbre sacré, l’appelant iroko d’après le nom d’un arbre (pas un figuier) de l’Afrique occidentale. 90 Ibid., p. 71-2, 256 Robert W. SLENES Miller) au culte de l’esprit d’un Caboclo Velho (un vieil Indien de la forêt)91. Les esprits du Caboclo Velho sont communément invoqués à Rio et à São Paulo dans l’umbanda, une autre religion afro-brésilienne dérivée des religions de l’Afrique centrale. Dans les travaux consacrés à ces cultes afro-brésiliens, la présence de l’entité Caboclo Velho est souvent considérée comme la preuve des échanges culturels entre Africains et Amérindiens92. On peut en donner une explication plus simple. Les Kongo comme les hommes et femmes d’autres peuples d’Afrique centrale déportés par la traite devaient avoir spontanément cherché à honorer les ancêtres des premiers habitants de leurs nouveaux lieux de vie –dans ce cas, les ancêtres des Amérindiens du Brésil– qui auraient été assimilés (ou associés) aux esprits bienfaisants du territoire. Ces « connections » élaborées à partir d’images, de données anthropologiques contemporaines et de relectures des textes des religions afro-brésiliennes d’un point de vue africaniste sont suggestives mais, en définitive, insatisfaisantes. Bien qu’elles indiquent la rémanence de fragments réinterprétés d’une tradition qui a dû être beaucoup plus forte dans le passé, elles ne disent rien de ses traits historiques ni de leurs transformations dans le temps. Dans un précédent article, j’étais parvenu à me rapprocher de cet objectif en retrouvant, parmi les membres d’un petit groupe d’esclaves africains du début du XIXe siècle à Rio, les traces d’une croyance en des esprits qui avaient toutes les caractéristiques des bisimbi kongo et mbundu93. Depuis, j’ai pu analyser la documentation relative à trois mouvements religieux du Brésil du sud-est qui, me semble-t-il, rappellent des cultes kimpasi. L’un d’entre eux, au moins, fut la matrice d’une conspiration majeure ayant débouché sur une révolte d’esclaves. Un regard attentif à ces cultes offre une perspective plus critique sur les archives des procès qui, par définition, amplifient les conflits plutôt que les 91 Cacciatore, Dicionário..., op. cit., « gameleira branca », p. 130. Plus récemment dans Stuart Schwartz, « Tapanhuns, Negros da Terra e Curibocas: Causas Comuns e Confrontos entre Negros e Indígenas », Afro-Ásia, 29-30, 2003, p. 13-40, en particulier p. 39. 93 Slenes, « The Great Porpoise-Skull Strike... », op. cit. 92 L’arbre « Nsanda » replanté 257 consensus, sans pour autant négliger leur intérêt pour une étude de la vie des esclaves94. IV Je commence avec le culte sur lequel nous possédons le plus d’informations, la « cabula », que l’on rencontre dans la région de la côte nord de l’Espírito Santo (aujourd’hui l’un des états du Sud-est brésilien). Comme nous l’avons vu, cette région n’a commencé à recevoir un nombre important d’esclaves que dans les décennies précédant 1850. Parmi eux, il y avait très certainement d’importants contingents de Kongo, de Mbundu ou d’autres populations qui leur sont liées. La cabula a été décrite avec force détails par l’évêque d’Espírito Santo, Dom João Nery, qui s’entretint avec plusieurs adeptes de ce culte lors de ses visites pastorales en 1900. Elle est bien connue des spécialistes. Toutefois, la plupart des analyses qui en ont été proposées ne vont guère au-delà des observations dénotant sa ressemblance avec une autre religion afro-brésilienne, la « macumba »95. Maria 94 Cette restriction ne modifie pas mon point de vue sur le grand intérêt des comptes rendus d’audience judiciaire comme sources majeures de l’histoire brésilienne. De plus, je continue à considérer le livre d’Hebe Mattos comme un modèle dans l’analyse de ce type de documents. 95 On trouve le compte rendu de ces visites pastorales dans João Baptista Correa Nery, Carta Pastoral de D. João… Nery Despedindo-se da Diocese do Espírito Santo, Campinas, SP, Typ. a Vapor « Livro Azul», Castro Mendes e Irmão, 1901, p. 71-76. Il a été reproduit avec de brefs commentaires critiques (et quelques erreurs de transcription) dans Raimundo Nina Rodrigues, Os Africanos no Brasil, 5e éd., São Paulo, Cia. Editora Nacional, 1977 [1re éd., Rio de Janeiro, 1933], p. 255-60 ; Arthur Ramos, O Negro Brasileiro: Ethnographia Religiosa e Psychanalyse, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1934, p. 89-94 ; Roger Bastide, Les Religions africaines au Brésil : vers une sociologie des interpénétrations de civilisations, Paris, Presses Universitaires de France, 1960, p. 282-85. J’utilise ici la version João Batista Corrêa Nery, A Cabula: um Culto Afrobrasileiro, introduction d’Edison Carneiro, Cadernos de Etnografia e Folclore, n° 3, Vitória, Comissão Espírito Santense de Folclore, 1963, en corrigeant quelques erreurs mineures de transcription, la plupart concernant l’usage des capitales. Cette édition reproduit le texte de 1901, p. 5-10, avec une importante correction (voir le texte ci-dessous), publie les « Notas sobre a Cabula » (à partir du carnet manuscrit Lembranças da Visita Pastoral), p. 11-14 et ajoute un texte intitulé « Localização da Cabula », p. 15-17, réédition faite à partir de Folclore: Órgão da Comissão Espírito-santense de Folclore, n° 16 et 17, mai-juin 1952. Ce dernier a un ensemble de 258 Robert W. SLENES Helena Machado a soutenu que la cabula aurait pu être représentative des cultes de l’Afrique centrale rencontrés partout dans le Sud-est brésilien avant l’abolition. Les maigres descriptions disponibles des rituels des autres religions au XIXe siècle, y compris celles qui sont liées aux révoltes d’esclaves de São Paulo au début des années 1880 –objet de ses propres recherches– ne lui ont pas permis toutefois de tirer des conclusions définitives96. D’ailleurs, la bibliographie dont elle disposait à l’époque de son étude ne l’aidait pas à proposer une analyse précise des racines africaines de la cabula. Il me semble, ici, pouvoir avancer significativement sur les deux fronts. J’ai pu mettre en relation une partie importante du vocabulaire de la cabula – 17 termes sur près de 25– avec des mots très proches, tant du point de vue du signifiant que du signifié, appartenant à au moins une des langues des Kongo, des Mbundu ou des Ovimbundu (voir table n° 1). Ce lexique semble entretenir de nombreuses résonances avec le kimbundu, la langue des Mbundu (17 appariements, tous très serrés, pour la forme comme pour la signification), puis avec le kikongo (15 appariements eux aussi très forts) et même avec l’umbundu, la langue des Ovimbundu (12 appariements, en général plus éloignés)97. notes et de lettres de tiers donnant des informations complémentaires. Signalons en particulier une lettre non datée) d’Arnulfo Neves qui accompagnait l’évêque dans ses visites pastorales dans le nord de son diocèse. Neves signale que la cabula était particulièrement active dans la région de São Mateus et, secondairement, de Conceição da Barra et Linhares sur la côte septentrionale de la province d’Espírito Santo. L’évêque lui-même, dans ses notes (ibid., p. 14), désigne « São Mateus et principalement… Itaúnas ». Ces paroisses ont été visitées en juillet et août 1900 (d’après les informations données dans Nery, Carta Pastoral... [1901], p. 54-58). 96 Maria Helena Machado, O Plano e o Pânico: Os Movimentos Sociais na Década da Abolição, Rio de Janeiro, UFRJ et EDUSP, 1994. 97 Je compare les onze cas dans lesquels il y a correspondance entre les quatre lexiques attribuant aux mots des langues africaines, pour chaque ligne, une valeur de 1 (élevée) à 3 (basse) selon leur degré relatif de « résonance » (dans la forme ou dans la signification) avec l’univers de la cabula. En additionnant ces valeurs, on obtient un indice de 12 pour le kimbundu, 15 pour le kikongo et 24 pour l’umbundu (le chiffre le plus bas indique le plus fort degré de résonance). Je donne la liste complète des dictionnaires utilisés dans les notes du tableau 1. En l’absence d’autres indications dans les notes et le tableau, les significations des mots en kikongo, kimbundu et umbundu L’arbre « Nsanda » replanté 259 Tableau n° 1: Le lexique de la cabula Correspondances avec le kikongo, le kimbundu et l’umbundu Cabula [JN*] Bacúlo : statuettes sur l’autel ; saint ; racine mâchée par le prêtre (enbanda) et par les personnes en cours d’initiation avant la tomada do santé (la « réception du santé [un esprit] »). Kikongo [KL*] Kimbundu [AJ*] Bakulu, pl. de Nkulu : Mákulu, pl. de Rikulu : ancêtres ; aïeux ; les grands-parents ; vieux ancêtres. ancêtres. dialecte Bié], pl. de Ukulu : les plus âgés [AA*: entrée Külü], les Iala : homme. Kaiala (absent des entrées du dictionnaire) : petit homme (ka-, diminutif, + iala). Cambiá : pot à usage magique (panela de feitiço). Mbiá : pot [SM* : à l’entrée panela], en dialecte du sud ***. Ímbia : pot. Kámbia : petit pot (ka-, diminutif, + imbia ). Camolelê/Camolêle : sorte de béret (gorro) utilisé par l’Enbanda (il utilise aussi un fichu [lenço] sur la tête).** Nlele : étoffe. Mulele : étoffe en Múlele : étoffe. Kámulele : petit lieu de réunion de la cabula en brousse, où on défriche une aire circulaire**. Âkulu [Ovakulu en anciens [EL*]). Caiálo/Caiala : personne en cours d’initiation**. Camucite/Camocite : Umbundu [LG*] dialecte bantou du sud (SB), variante du dialecte du sud *** [KL*, p. lix]. morceau d’étoffe (ka-, diminutif, + múlele ). Nsitu : champ Múxitu [le x est nettoyé ; défrichement ; forêt. Mu-situ : forêt ; défrichage en dialecte du nord est***. prononcé comme ch] : bois épais ; fourré. Kamuxitu (absent des entrées du dictionnaire) : petit bois fourré (ka-, diminutif, + múxitu). Ombya : pot. Okambya : petit pot. Usitu : forêt ; broussailles. viennent, respectivement, de : Karl Laman, Dictionnaire Kikongo-Français, op. cit. ; A. de Assis Júnior, Dicionário Kimbundu-Português, Luanda, Edição de Argente, Santos e Cia, Ltda., s. d. [1948] ; Grégoire Le Guennec et José Francisco Valente, Dicionário Português-Umbundu, Luanda, Instituto de Investigação Científica de Angola, 1972. 260 Robert W. SLENES Cabula [JN*] Kikongo [KL*] Kimbundu [AJ*] Umbundu [LG*] Carunga : la mer. Kalunga : l’océan ; la Kalúnga : l’océan ; la Curimá : jouer Dima : invoquer, implorer un “fétiche” [objet consacré à un esprit]. Kuríma : cultiver [la Enba/Emba/Semba : Mpemba : craie, glaise, terre blanche ; place réservée aux tombes [cimetière]. Pemba : substance Omemba : craie. Enbanda/Banda, Imbanda : chef de chaque mesa [autel, Kimbanda : devin, sorcier [SM* : aux entrées adivinho et feiticeiro] en dialecte du sud ***. Banda : quelque chose défendue [tabou] ; quelque chose sacrée, consacrée [sic]. Kimbanda, pl. Imbanda : guérisseur ; magicien ; sorcier. Mbanda : précepte ; commandement. Umbánda : sorcellerie ; magie ; art de guérir. Ochimbanda, pl. Ovimbanda : guérisseur ; sorcier ; magicien [ch est prononcé comme tch]. Engira : rassemblement de camanás [initiés]. Nzila : chemin ; Njíla : chemin. Onjila : chemin. Lukuaku : main ; bras. Okwoko : bras [voir plus bas Okulikwata p’eka (Cabula, Quatan)]. [s’amuser]. poudre blanche ; poudre sacrée**. groupe d’adeptes] i.e. prêtre**. Liquáqua : battement de mains. mort ; l’autre monde ; frontière entre le monde des vivants et le monde des morts [RT*]. route ; moyen [fig.]. mort ; l’autre monde. Kalunga : la mer ; l’océan ; la mort [lieu au-delà du tombeau]. terre] ; travailler la terre avec la houe [sarcler]. ayant l’aspect de l’argile blanche utilisée dans le xinguilamento [cérémonie pour appeler les esprits]. L’arbre « Nsanda » replanté Cabula [JN*] Mutinba : cœur. Kikongo [KL*] Kimbundu [AJ*] 261 Umbundu [LG*] Ntima : cœur. Mu-tima : cœur en Muxima : cœur. Utima : cœur. Nimbú/Mimbu : Mbembo : voix, chanson, en dialecte central ; chant funèbre en dialecte du sud***. Mbembu : ballade [SM* : à l’entrée cantiga] en dialecte du sud ***. Muimbu : musique vocale ; ballade [Port. : cantiga] ; mélodie. Quatan : battement de Kwata : saisir. Kwata : frotter. Kukuata : saisir. Kuâta : “Prends !” Kwata : saisir [AA*]. Okulikwata p’eka : Quendá [Qüendá ?] : rouler ; jouer [s’amuser] ; fonctionner****. Kwenda : aller ; marcher ; voyager. Kuénda : aller, Enda : marcher ; se mouvoir ; défiler ; aller [AA*]. Quimbandon : férule [port. : palmatória]). Ki-mbanda : qui a l’habitude de se battre. dialecte du nord ; viscères, estomac en dialecte SB***. chanson**. mains. [interj.]. parcourir ; voyager, se mouvoir, faire une marche. aller la main dans la main [AA*: à l’entrée kwata] ; voir Liquáqua [Cabula] ci-dessus. Kúbunda : donner des coups à. Taata : père, oncle, Tâta : père. Tate : mon père [LG*: bienfaisant, esprit tante, chef. entrée pai). protecteur. * Sources utilisées : JN, KL, AJ et LG, respectivement, pour les quatre colonnes ; sauf lorsque d’autres références sont indiquées pour certains mots pris isolément. Les définitions de KL sont en français dans l’original. Tatá : esprit AA : Albino Alves, Dicionário Etimológico Bundo [Umbundu]-Português, 2 v., Lisbonne, Tipografia Silvas, Ltda., 1951 ; AJ : A. de Assis Júnior, Dicionário Kimbundu-Português, Luanda, Edição de Argente, Santos & Cia., Ltda., s. d. [1948] ; EL : Ernesto Lecomte, Methodo Pratico da Lingua Mbundu [Umbundu] Fallada no 262 Robert W. SLENES Districto de Benguella, Lisbonne, Imprensa Nacional, 1897, p. 95 ; JN : [Monseigneur] João Batista Corrêa Nery, A Cabula: um Culto Afro-Brasileiro, introduction par Edison Carneiro, Cadernos de Etnografia e Folclore, n° 3, Vitória, Comissão Espírito Santense de Folclore, 1963 ; KL : K. [Karl] E. Laman, Dictionnaire Kikongo-Français, Institut Royal Colonial Belge, Section des Sciences Morales et Politiques, Mémoires, II- 1936, Bruxelles, Librairie Falk fils, Georges Van Campenhout, successeur, 1936 ; LG : Grégoire Le Guennec & José Francisco Valente, Dicionário Português-Umbundu, Luanda, Instituto de Investigação Científica de Angola, 1972 ; RT : Robert Farris Thompson, The Four Moments of the Sun: Kongo Art in two Worlds, Washington, National Gallery of Art, 1981, p. 43-52 ; SM : António da Silva Maia, Dicionário Complementar Português-Kimbundu-Kikongo, édition de l’auteur, Tipografia das Missões – Cucujães, Lisbonne, Empresa Graf. Feirense, Ltda, 1964. **JN enregistre des formes différentes. La première indiquée ici provient de la lettre pastorale publiée de l’évêque Nery (reproduite dans JN, p. 5-10), la seconde (et les suivantes) proviennent de ses notes manuscrites publiées pour la première fois dans JN (p. 11-15). Ces notes, dans leur version imprimée donnent caialos, mais une lecture correcte du fac-simile de la première page du manuscrit (p. 15) conduit plutôt à caialas. À la lecture des dictionnaires kikongo et kimbundu, Nimbú est très certainement une erreur typographique ***Sauf lorsque nous le signalons, les termes de cette colonne appartiennent au dialecte standard du kikongo (« dialecte central ») selon la terminologie de Laman (KL), soit le dialecte parlé par les Nsundi au nord et au sud du fleuve Zaïre, autour du Mukimbungu, dans l’actuelle République démocratique du Congo. SM, à en juger par les sources citées, recense le lexique du « dialecte du sud » (selon la terminologie de Laman) qui est parlé au nord de l’Angola et dans l’extrême sud de la République démocratique du Congo. Le « SB ou South Bantou (bantou du sud) », une variante du dialecte du sud, est parlé à l’est de Saint-Salvador (KL, carte, non paginée). Le terme « dialecte » est utilisé ici dans sons sens linguistique pour désigner une langue ou ses variantes. Pour Malcolm Guthrie (Comparative Bantu: An Introduction to the Comparative Linguistics and Prehistory of the Bantu Languages, 4 volumes, Hants, Angleterre, Gregg International Publishers, 1970, vol. III, p. 14), les « dialectes » de Laman sont les « langues » du « groupe [de langues] kikongo ». ****À en juger par les formes en kikongo et kimbundu, l’évêque Nery a probablement entendu (et a voulu écrire) qüenda avec le son initial [kw] et non [k]. Remarques : 1. Les définitions données suivent les dictionnaires cités, même lorsqu’elles sont ethnocentriques (“fétiche”, etc.). 2. J’ai respecté l’orthographe des mots donnés par chaque source, y compris les diacritiques utilisés pour marquer l’accent ou la longueur des voyelles. Cependant, lorsque les diacritiques renvoient à des marques de hauteur ou à des phonèmes distingués par des lignes mélodiques (dans le cas du kikongo chez KL), je les abandonne comme le font la plupart des historiens contemporains du Congo (MacGaffey, Religion..., op. cit., p. 255, juge « insatisfaisantes » les notations des tons par des diacritiques chez Laman). Chez JN (Cabula, système grapho-phonétique portugais), á, ú, etc. signifient que la syllabe porte l’accent ; ê signifie que la syllabe porte l’accent et qu’elle est longue. 3. Les définitions de chaque mot proviennent des entrées des dictionnaires concernés à moins qu’une autre source soit indiquée. 4. Les pluriels en umbundu ont été construits sur la base des informations données dans EL, p. 13 et 15. L’arbre « Nsanda » replanté 263 Comme d’autres chercheurs (en particulier Arthur Ramos et Roger Bastide) l’avaient déjà remarqué, le lexique de la cabula montre clairement sa relation à une forme de macumba pratiquée au début du XXe siècle et dont on avait reconnu les racines centre-africaines98. Le nom donné dans la cabula à la cérémonie (engira) est pratiquement le même que celui donné à l’assemblée (gira) dans la macumba décrite par Ramos à Rio de Janeiro dans les années 1930. De plus, le prêtre principal (enbanda ou banda) et son assistant (cambone) dans la cabula sont désignés par les mêmes mots dans la macumba de Ramos (respectivement embanda et cambone ou cambonde)99. L’utilisation de la poudre blanche appelée enba (emba dans les notes de D. João Nery) pour dessiner des marques sur le corps des initiés de la cabula permet de faire un autre rapprochement avec la macumba et les cultes umbanda qui lui sont associés : ils utilisent eux aussi de la craie ou de la poudre blanche appelée pemba100. Selon l’évêque Nery, la cabula attirait des personnes de « toutes races et couleurs », « des Noirs [negros] comme des Blancs » parmi lesquels, selon son compagnon de voyage, « beaucoup de bonnes gens [c'est-à-dire pas obligatoirement pauvres] de la ville ». Mais on disait qu’avant l’abolition elle avait été un culte de « Nègres » [pretos] c'est-à-dire d’esclaves, d’ex-esclaves, 98 Roger Bastide, Les religions africaines du Brésil..., op. cit., p. 285. Arthur Ramos, O Negro Brasileiro..., op. cit., p. 94. Je n’ai pas trouvé cambone ou d’autres variantes de ce mot en kikongo, kimbundu ou umbundu. Nbonda est par contre signalé dans le culte afro-cubain du « palo monte » (une religion ayant ses racines en Afrique centrale) avec la signification de « prêtre préparant des sortilèges [hechizos] » confirmant peut-être son origine dans cette région d’Afrique (Fabelo, Diccionario..., op. cit., p. 128). Ramos (ibid., p. 94), qui ne trouve pas, lui non plus, d’origine africaine à ce mot, signale la présence de cambondo dans les chants du candomblé de Bahia. 100 Dom João Nery définit emba dans ses notes comme « poudre blanche » (Nery, Cabula..., op. cit., p. 13). Voir le premier sens donné à pemba dans Nei Lopes, Novo Dicionário Banto do Brasil, Rio de Janeiro, Pallas, 2003, p. 174. À cette époque, preto (littéralement « noir ») devait toujours avoir sa signification habituelle au XIXe siècle de « esclave, ex-esclave ou pauvre homme noir ». 99 264 Robert W. SLENES ou de Noirs pauvres101. En 1900, les trois « tables [autels] capitulaires » du culte [mesas capitulares : le terme peut être de l’évêque] –c’est-à-dire les trois groupes de fidèles composant le culte– étaient respectivement sous la protection de sainte Barbe, de la Vierge et de Cosme et Damien. Chacune comportait des subdivisions portant le même nom. Les adeptes disaient le Notre Père et le Je vous salue Marie et l’un d’entre eux affirma à l’évêque qu’il ne voyait aucune contradiction entre la cabula et la religion catholique. Pourtant, les rituels de ce culte avaient, virtuellement, toutes les caractéristiques des cultes kimpasi, tels que je les ai décrits plus haut. Le catholique adepte de la cabula, un « Nègre » [preto] ex-esclave ou pauvre, montrait une grande vénération pour « un objet qui paraissait être « l’une de ces pierres que l’on trouve dans les amas de restes indiens [depósitos de restos indígenas] »102. Sans doute il est ici fait référence aux sambaquis (amas de coquilles). Ces sites archéologiques indiens, très communs sur la côte nord de l’Espírito Santo, contiennent des détritus et des objets de la vie quotidienne, mais aussi, dans la plupart des cas, des restes humains. Parmi les pierres qui s’y trouvent, il y a des outils lithiques simples (pour casser des coquilles, par exemple) ou plus élaborés (des têtes de haches demi-polies), ou encore de petites sculptures représentant des hommes ou des animaux103. La « vénération » montrée par l’adepte de la cabula, pour autant qu’il ait eu la même perception de sa pierre bien-aimée que l’observateur, s’accorde avec le respect que les Kongo, les Mbundu et les peuples qui leurs sont liés 101 Nery, A Cabula..., op. cit., p. 11 (« Notas sobre a Cabula ») et p. 16 (lettre d’A. Neves qui ajoute : « et de nombreuses personnes, de toutes les classes sociales, répondirent [aux questions de l’évêque sur ce culte]) ». 102 Nery, A Cabula, op. cit., p. 16 (lettre d’A. Neves). 103 Pour des informations sur les sambaquis et pour quelques photos de ses pierres, voir le site « Arqueologia Brasileira », http://www.itaucultural.org.br/arqueologia/ (visité le 8 novembre 2007). Je remercie John Monteiro pour m’avoir renseigné sur les sambaquis et m’avoir indiqué ce site. L’arbre « Nsanda » replanté 265 portent aux objets associés aux bisimbi, auprès desquels peuvent se tenir les esprits des « premiers habitants » d’une localité donnée104. Avant l’abolition, on disait que les assemblées de cabula se tenaient « avec de grandes précautions » ; en 1900, leurs membres étaient tenus à un « absolu secret » en ce qui concerne les mystères du culte sous peine, en cas de faute, d’être mis à mort par empoisonnement. De plus, les adeptes parlaient un langage secret, ajoutant à de nombreux mots le préfixe ca-, qui peut, en kimbundu, être utilisé comme diminutif d’un nom (ka-). L’engira, l’assemblée de cabula (cf. kikongo nzila, kimbundu njila : chemin, route) se tenait au camucite (préfixe secret ca- et kikongo nsitu –dialecte du nord musitu– : défrichement, forêt ; ou encore kimbundu ka-, diminutif, et muxitu, forêt)105. C’était un lieu situé en brousse, au pied d’un arbre offrant un large dôme autour duquel on défrichait une « aire circulaire » (extensão circular) de « cinquante mètres » [probablement 50 mètres de diamètre]. La cabula présente ici un parallélisme notable avec le bakhimba des Yombe, un culte proche du kimpasi décrit par le missionnaire ethnographe Léo Bittremieux dans la première décennie du XXe siècle. Dans ce culte, la « cour de résurrection (nlembe ou lembe) » était appelée nlembe nsitu si elle était située dans une forêt106. Le camucite était rituellement délimité et pourvu d’un autel. Dans une cérémonie d’ouverture, on y allumait quatre chandelles qui désignaient les quatre points cardinaux, le premier « à l’est en l’honneur de la mer – carunga » (kikongo kalunga : océan, monde de l’au-delà, frontière entre les vivants et les morts ; kalunga en kimbundu et umbundu a aussi la signification d’océan, de mort et de monde de l’au-delà), le second à l’ouest. Dans ce contexte, le rituel paraît dessiner ce que Robert Farris Thompson a appelé le « cosmogramme 104 Cf. Van Wing, Études Bakongo..., op. cit., vol. II, p. 438-39 sur la vénération manifestée par les adeptes du kimpasi des Mpangu pour les « pierres de kalunga » (pierres aux formes étranges trouvées près d’une source et considérées comme offertes par les bisimbi). 105 Dans camucite et musitu le c et le s médiants sont sifflants [s]; dans muxitu, le x se prononce [ʃ] comme dans le français ch. 106 Bittremieux, La Société secrète..., op. cit., p. 51 ; Laman, Dictionnaire..., op. cit., p. 769. 266 Robert W. SLENES kongo » : une croix dans un cercle ou dans une ellipse dont les extrémités désignent les « quatre phases du soleil » –lever, passage au zénith, coucher, milieu de la nuit– et dont la branche horizontale est-ouest, la première à être tracée dans la cabula, représente le kalunga comme interface entre le monde des humains et celui des esprits107. Parmi les objets rituels de la mesa (portugais mesa, table ; ici autel) du camucite qui est située du côté est (kalunga) du cercle, il y a des statuettes anthropomorphes appelées bacúlo, mot que l’évêque Nery a traduit par « saints » mais qui est aussi utilisé pour désigner « certaines racines » mâchées par les enbanda et les initiés à des moments précis de la cérémonie destinée à recevoir les esprits. Ce mot entre en résonance avec le kikongo bakulu (ancêtres, aïeux, les vieux ancêtres, c'est-à-dire les vieux esprits humains associés ou assimilés aux bisimbi tutélaires de la localité) comme avec son équivalent kimbundu makulu. Il faut aussi noter que dans le kimpasi mpangu étudié par le missionnaire ethnographe J. Van Wing au début du XXe siècle, l’un des éléments clés de la phase la plus importante du culte était une poudre faite avec « une racine tordue d’un arbre aquatique appelé Na kisimbi [cf. simbi, singulier de bisimbi] ou seigneur esprit des eaux ». De même, une racine tordue nommée nkhita nsi [simbi de la terre] était la base d’un philtre majeur du bakhimba des Solongo (dans l’ancienne province de Sonyo) décrit par Bittremieux au début du XXe siècle108. Les études anthropologiques conduites au XXe siècle au Congo ont rapproché ces racines aux fibres tressées des intersections de chemins, c'est-à-dire des points de passage privilégiés entre le monde des hommes et celui des esprits109. 107 Thompson, « Four Moments of the Sun... », op. cit., p. 43-52. Van Wing, Études Bakongo..., op. cit., vol. II, p. 438 ; Bittremieux, La Société secrète..., op. cit., p. 40. 109 MacGaffey, Religion..., op. cit., p. 127-131 ; Thompson, Flash of the Spirit..., op. cit., p. 138139 ; Zdenka Volavkova, « Nkisi figures of the Lower Congo », African Arts, 5, 2, 1972, p. 5289. Voir aussi Slenes, « ‘Malungu, Ngoma’s Coming!’... », op. cit., p. 228. 108 L’arbre « Nsanda » replanté 267 Compte tenu de ces données convergentes, je proposerai une interprétation du mimbu (cf. kikongo mbembo, kimbundu muimbu, chanson, musique vocale) de l’un des principaux enbanda : « Bacúlo do ar/Me quisa na mesa/Me tomba a girar »110. Le premier vers est clair : « Bacúlo [vieux ancêtres, esprits du type bisimbi] des airs ». Rappelons-nous que, chez les Kongo, les bisimbi se manifestent dans les rafales du vent. Le deuxième vers –Me quisa na mesa– n’a pas de sens en portugais. Toutefois, il pourrait s’agir de minkisi na mesa (minkisi, objets médicinaux consacrés, mais aussi bisimbi [minkisi nsi] sur l’autel) en particulier si l’on prend en considération que minkisi peut reprendre le substantif en position de thème du premier vers (bakulu, bisimbi) et redoubler la référence aux statuettes (bacúlo) disposées sur l’autel. Le troisième vers –Me tomba a girar– est lui ostensiblement portugais et signifie littéralement « me fait tomber en tournant », expression aussi maladroite pour une oreille portugaise que pour une oreille française. Toutefois, si l’on recherche les possibles racines kikongo comme dans les autres vers, il pourrait y avoir ici aussi une corruption phonétique. Les quatre mots portugais renverraient alors à deux mots en kikongo : tombola, faire monter, donner à quelque chose sa forme propre, l’en investir et nzila, chemin. Le vers signifierait alors : « [Vieux ancêtres, esprits bisimbi] faites moi monter le chemin [investissez-moi sur le chemin] ». L’interprétation est plausible, puisque tombola et sa forme transitive tomboka (monter) sont des mots qui ont été utilisés dans les chants du kimpasi mpangu comme, par exemple, dans Tomboka kwamo yitomboka que l’on peut traduire : 110 Nery, Carta Pastoral..., op. cit., p. 73, donne qusia (et non quisa), ce qui, compte tenu du système phonétique portugais, est clairement une erreur typographique. Nina Rodrigues, Ramos et Bastide le transforment en queira (le vers devient alors « [bacúlo,] me queira na mesa », ([bacúlo,] me demande sur la table [l’autel]). Dans « l’édition critique » de 1963 (Nery, A Cabula..., op. cit., p. 7), les éditeurs transcrivent quisa, probablement parce que c’est ce qu’ils ont lu dans les notes manuscrites de Dom João Nery (ils confirment cette lecture dans l’édition des « Notes », cf. Nery, A Cabula..., op. cit., p. 13). Notons cependant que minkisi a, selon la pronociation kongolaise, un s sifflant [s] alors que Dom João Nery utilisant le système phonétique portugais note un s voisé [z], ce qu’il a probablement entendu (pour un s sifflant [s], il aurait certainement noté « ss » ou « ç »). 268 Robert W. SLENES « Voici que je monte, je monte » (« au Kimpasi » ajoute Van Wing, qui note que le centre rituel du culte est référé dans d’autres chants à « la hauteur »)111. Dans la cabula et dans le kimpasi, les hommes comme les femmes pouvaient être initiés112. Il n’est pas fait mention de prêtres (enbandas) femmes, mais cela peut être le simple fait d’une omission sexiste de la part de l’auteur comme, par exemple, lorsque l’évêque décrit les costumes des hommes mais pas ceux des femmes. Cela peut être aussi dû à l’ambiguïté des formes portugaises des noms masculins (o enbanda, pl. os enbandas) qui peuvent renvoyer, au singulier, à une personne générique (masculine ou féminine) ou, au pluriel, à un groupe composé indifféremment d’hommes ou d’hommes et de femmes113. Les personnes en cours d’initiation étaient conduites au camucite par des parrains (padrinhos). Lors de l’initiation proprement dite, les nouveaux membres commençaient par « passer trois fois sous la jambe » du chef des officiants : « un triple voyage, symbole de la foi, de l’humilité et de l’obéissance à leur nouveau père, nom qu’ils devaient donner dorénavant à l’enbanda (cf. kimbundu kimbanda [pl. imbanda], docteur, magicien, sorcier [sic] dans un dictionnaire de 1948, mais qu’il vaudrait mieux traduire par prêtre-médecin ; cf. aussi kikongo banda, quelque chose de défendu (tabou), quelque chose de sacré, de consacré et [dialecte du sud] kimbanda, devin, sorcier)114. Le rituel est très semblable à celui décrit dans le kimpasi mpangu à la différence que, dans ce cas, c’est le principal assistant du chef, une femme, qui prend possession des candidats à l’initiation après leur « mort » : lorsqu’ils sont allongés sur le sol elle « les enjambe par trois 111 Van Wing, Études Bakongo..., op. cit., vol. II, p. 475 pour la définition de tombola ; voir aussi p. 485 kimpasi rapproché de londi, « la hauteur » et p. 487 la traduction de Van Wing. 112 Nery, A Cabula..., op. cit., p. 12 (« Notes »). Après quelques rituels d’ouverture, l’enbanda conduit les personnes en cours d’initiation vers le « cercle [des adeptes] » où ils prennent leur place, « d’abord les hommes puis les femmes ». Voir aussi ibid. p. 15 (lettres d’A. Neves). 113 Les hommes étaient habillés de « chemise et de pantalons blancs » (Nery, A Cabula..., op. cit., p. 6). 114 Je suis ici les définitions du dictionnaire, mais celles-ci peuvent être évidemment fortement ethnocentriques. Voir le tableau 1 pour les sources. L’arbre « Nsanda » replanté 269 fois »115. Le nombre trois avait une signification spirituelle considérable chez les Kongo dans le premier XXe siècle, si l’on en juge par la fréquence avec laquelle les actions rituelles étaient ainsi répétées dans le kimpasi mpangu, comme dans le culte bakhimba des Yombe déjà évoqué116. La « mort » des candidats à l’initiation dans la cabula n’est pas explicitement signalée ou, peut-être, n’a-t-elle pas été révélée à l’évêque. Cependant les rituels qui caractérisent ce « passage » peuvent être identifiés si on les rapproche des cérémonies similaires des kimpasi et des bakhimba au début du XXe siècle. Dans la dernière étape de l’initiation de la cabula, l’enbanda « frottait [avec l’emba] les poignets, le front et la nuque de chaque nouveau associé », leur donnait « une racine amère à mâcher dont ils devaient avaler le jus » –noter une fois encore l’usage d’une racine– et « faisait boire à chacun un verre de vin »117. L’usage de l’emba (poudre blanche) dans les cérémonies de la cabula (cf. kikongo mpemba, kimbundu pemba et umbundu omemba, craie [blanche], argile) entrent en résonance avec l’utilisation très répandue du kaolin dans les rituels d’Afrique centrale (où la couleur blanche et la matière argileuse sont associés avec le monde des esprits), y compris dans les cas du kimpasi mpangu et du bakhimba yombe/solongo118. L’usage rituel de boissons alcooliques est lui aussi très fréquent au Congo. On le rencontre dans le culte mpangu mais pas dans le culte yombe119. 115 Van Wing, Études Bakongo..., op. cit., vol. II, p. 449. On trouve quelques exemples dans ibid., p. 447, 449, 455 ; voir aussi Bittremieux, La Société secrète des Bakhimba..., op. cit., p. 49, 54, 56, 60. Et Laman, The Kongo, op. cit., vol. III, p. 165, 186. À un autre moment du rituel de la cabula, l’enbanda évoque encore le nombre trois : « Fais moi venir trois candaru [charbons sur lesquels l’encens est brûlé] », « Fais moi venir trois tatá [esprits conducteurs – voir la discussion plus loin] ». 117 Nery, A Cabula..., op. cit., p. 8 et 12 (où la racine est décrite comme « amère »). 118 Van Wing, Études Bakongo..., op. cit., vol. II, p. 438, 455, 468 à propos de l’usage de mpemba dans le kimpasi mpangu. 119 On trouve une synthèse rapide des conceptions concernant l’alcool et de ses liens avec le monde des esprits en Afrique occidentale et centrale (principalement chez les Kongo) dans Frederick H. Smith, « Spirits and Spirituality: Alcohol in Caribbean Slave Societies », s. d., 116 270 Robert W. SLENES Les aspirants à l’initiation à la cabula étaient alors soumis à une épreuve initiatique, la « cérémonie de la foi ». L’enbanda déplaçait une petite chandelle « entre les jambes, sous les bras et derrière le dos » de chaque candidat. Si la chandelle s’éteignait, l’individu était châtié avec une férule (portugais palmatória) appelée quibandon (cf. kikongo ki-mbanda, « qui a l’habitude de se battre »). Ces punitions étaient « fréquentes » et se poursuivaient jusqu’à ce que le postulant soit considéré comme prêt. Épreuves et punitions existaient aussi dans le kimpasi mpangu ainsi que dans le bakhimba yombe120. En fait, les épreuves des candidats à l’initiation pour ce dernier culte montrent des similarités avec celles de la cabula. Pour son premier pas vers la « mort », le prétendant au bakhimba boit très explicitement une potion narcotique (mais pas alcoolique), le mbonzo ou « boisson de la mort ». Le prêtre alors « s’empresse de faire tournoyer trois fois [noter le nombre] son […] Thafu [figurine anthropomorphique consacrée utilisée dans le culte, comportant deux faces] autour de chacun des bras du candidat, et secoue deux fois la double statuette à grelots tout près du pli du coude ». Ensuite, il « teint de phezo [kaolin] le front du récipiendaire, trace une ligne en longueur sur les bras, et une autre autour des poignets »121. Le parallèle avec la cérémonie de la cabula devient encore plus évident lorsque le prêtre du bakhimba répète avec l’amulette l’inscription des marques sur le corps du candidat quand celui-ci, http://www.kislakfoundation.org/prize/200102.html, consulté le 13 décembre 2005. Dans le kimpasi mpangu le vin de palme était consommé au début du rituel, juste avant la « mort » des postulants à l’initiation (Van Wing, Études Bakongo..., op. cit., vol. II, p. 45). 120 Nery, A Cabula..., op. cit., p. 8. Voir Van Wing, Études Bakongo..., op. cit., vol. II, p. 446 et 464 à propos des punitions après la « mort » (punitions semble-t-il symboliques faites avec « une tige de bananier » avec laquelle le prêtre « frappe violemment le sol autour de (...) [la] tête [du candidat] au point de la frôler »), et des épreuves intervenant après la possession par l’esprit dans le kimpasi mpangu. Voir Bittremieux, La Société secrète, op. cit., sur les punitions douloureuses dans le bakhimba yombe (p. 43-62) données à touts les étapes du rituel sous la forme de « bastonnades » et de flagellations appliquées avec « des fouets en nervures de folioles de palmier » (p. 50). 121 Bittremieux, La Société secrète..., op. cit., p. 47, 49. L’arbre « Nsanda » replanté 271 maintenant « mort », prêtre le « serment » de ne pas révéler les secrets de la communauté (cf. la « cérémonie de la foi » dans la cabula)122. Si la « mort » des initiés de la cabula ne peut être documentée qu’indirectement, leur progression vers la phase terminale de possession par les « esprits qui les guident » est, elle, très explicite. Après une cérémonie dans laquelle quelques-uns des participants (enbandas et candidats à l’initiation) « prennent le Santé » [un esprit plus ancien présidant le culte ?], quelques-uns des postulants poursuivent en acquérant leur propre génie tutélaire et en prenant un nouveau nom. Au moment culminant, chacun va dans la forêt avec une chandelle non allumée –peut-être symbolise-t-elle alors sa « mort »– et sans prendre aucun moyen de la rallumer puis revient la chandelle illuminée et portant le nom de son « esprit protecteur ». L’évêque cite quelques-uns de ces noms, tous commençant par Tatá, un titre de respect signifiant « père » (kikongo taata, « père, oncle, chef » ; kimbundu tâta, « père » ; umbundu tate, « mon père » : tous trois variantes d’un mot employé dans de très nombreuses langues bantous)123. Après Tatá vient le nom propre, le plus souvent en portugais, chacun évoquant des pouvoirs de l’autre-monde ou des forces belliqueuses. Il peut y avoir là réminiscence des bankita présumés en colère (les lointains « ancêtres » qui sont décédés de mort violente) des Mpangu du premier XXe siècle124 et, peut-être, une préfiguration des esprits du Caboclo velho [vieil Indien] qui sont réputés, 122 Bittremieux, La Société secrète..., op. cit., p. 49 et 52-53. Plus tard, l’enbanda « écrase des charbons ardents entre ses dents ». Cette pratique est aussi signalée chez les prêtres-médecins nsundi. Elle est un exemple de l’usage du charbon et des cendres (issus du foyer domestique) comme moyens de communication avec le monde des esprits chez les Kongo, les Mbundu, les Ovimbundu et certainement chez bien d’autres peuples d’Afrique centrale. Voir Laman, The Kongo, op. cit., vol. III, p. 181 et 186 ; voir aussi Slenes, Na Senzala, uma Flor..., op. cit., p. 250251. 123 Aujourd’hui entre les Kongo, « Tata est un terme de respect affectueux qu’on utilise non seulement pour s’adresser au père, mais aussi à n’importe quel homme de la génération paternelle qui est très respecté » (Simon Bockie, Death and the Invisible Powers: The World of Kongo Belief, Bloomington, Indiana University Press, p. 86). 124 Les noms des esprits mpangu rapportés par Van Wing ne semblent toutefois pas renvoyer à des êtres particulièrement colériques ou vengeurs (Études Bakongo..., op. cit., vol. II, p. 477-80). 272 Robert W. SLENES dans l’umbanda contemporaine, être puissants, agressifs et guerriers125. On trouve ainsi Tatá Flor da Carunga (Père « Fleur [surface] de la Calunga »), Tatá Guerreiro (Père « Guerrier »), Tatás Rompe Ponte et Rompe Serra (Pères « Brise-Pont » et « Brise-Montagne »). Ces noms en rompe- (français brise-, casse-) rappellent le sobriquet Bula Matadi (littéralement « brise ou casse-rochers ») donné à H. S. Stanley (conquérant du Congo au nom du roi Léopold II) puis étendus aux fonctionnaires et au gouvernement de l’infâme État Indépendant du Congo eux aussi réputés pour leur violence126. Si bula (briser, écraser) est le mot traduit par le portugais rompe, serait-il la clé pour mieux comprendre la signification du mot cabula luimême ? Compte tenu des preuves convergentes qui confirment la liaison entre le culte brésilien et le kimpasi, en se souvenant des résonances entre son lexique et les langues des Mbundu et des Kongo, il se pourrait que « cabula » provienne du kimbundu kúbula, ou de l’ancien kikongo kubula (utilisé jusqu’aux années 1750 environ) qui, tous deux, signifient « briser » et « écraser »127. Une autre interprétation serait l’association du préfixe « secret » ca- et du kikongo moderne bula (avec la même signification que l’ancien kubula). Pourquoi « briser » pourrait-il être la clé métaphorique du culte ? J’imagine que ce mot renvoie non seulement au caractère colérique des génies invoqués, mais aussi à l’action des esprits possesseurs sur leurs hôtes. En kikongo bula ntu –littéralement « briser la 125 Maria Helena Vilas Boas Concone, Umbanda: Uma Religião Brasileira, São Paulo, FFLCH/USP-CER, 1987, p. 141 : « [L’esprit Caboclo] est arrogant, viril, courageux et combatif. Il se présente toujours [par l’intermédiaire d’une personne en transe] avec une mine guerrière [et] une expression hargneuse, il dance cambré, laisse échapper des cris de guerre, fait semblant de tirer des flêches avec un arc ». Elle ajoute : « Il est considéré comme très efficace dans les luttes et les revendications contre le Quimbanda [magie noire] » ; ce qui le rapproche des bisimbi/bankita bandoki (les sorciers) au Kongo. Voir aussi luttant contre les http://www.guardiãesdaluz.com.br/linhasdeumbanda.htm (visité le 18 décembre 2005). 126 Sigbert Axelson, Culture Confrontation in the Lower Congo, Falköping, Sweden, Gummessons, 1970, p. 203 et 251 ; Laman, Dictionnaire..., op. cit., « bula matadi », p. 67. 127 Assis Júnior, Dicionário..., op. cit., « kúbula ». Sur le préfixe verbal ku- en kikongo ancien, voir Thornton, The Kongolese Saint Anthony..., op. cit., p. 217. L’arbre « Nsanda » replanté 273 personne » ou « briser la tête »– signifie « tomber en extase, entrer en transe », la tête étant le point d’entrée des esprits128. « Je suis brisé » dit un homme à Haïti lorsqu’il reçoit l’esprit dans un culte vaudou Loa décrit dans les années 1930, où affleurent les réminiscences du culte « lemba », parent proche du kimpasi, pratiqué par des communautés kongo du Nord129. Alternativement, ou peut-être en résonance avec bula et selon un processus d’association verbale, on peut proposer une autre étymologie, pour cabula, parfaite du point de vue morphologique. C’est celle qui rapproche le mot du kikongo kabula : « enhardir ; parler ouvertement, franchement, courageusement ; agir hardiment, courageusement, audacieusement ». On pense, évidemment, aux candidats à l’initiation qui font le « serment de foi » et surtout aux Tatá qui assument des identités qui s’imposent avec force comme celle de « Brise-Montagne », précisément après avoir eu eux-mêmes la tête « brisée ». Le second culte religieux, presque aussi bien documenté que la cabula, a été observé à São Roque, une commune située entre la ville de São Paulo et Sorocaba en juillet 1854. Un correspondant anonyme d’un journal de São Paulo en décrit avec dérision mais avec de très nombreux détails une cérémonie concernant des gens du peuple130. Le chef de la police locale donne aussi des informations sur la communauté dans des lettres au président de la province. Le chef du culte, José Cabinda, un affranchi [preto forro], invoque « mon avocat saint Jean », « Dieu, Notre Père » et la « Vierge Marie ». Et pourtant, il est évidemment Kongolais, si 128 Laman, Dictionnaire..., op. cit., « kubula » (sens moderne : « secouer, battre »), « bula » et (dans la même entrée) « bula ntu ». J’espère que cette étymologie est plus convaincante que celle donnée par Cacciatore (Dicionário..., op. cit.) qui dérive cabula de cabala. 129 Jean Price-Mars, « Lemba-Pétro, un culte secret », Revue de la société haïtienne d’histoire, de géographie, et de géologie, 9, 28, 1938, p. 12-13, cité et analysé par Janzen, Lemba..., op. cit., ch. 8, plus particulièrement p. 289. 130 Correio Paulistano, 26 juillet 1854, p. 2-3, 27 juillet 1854, p. 2-3, 1er août 1854, p. 1-2 (rubrique « Interior - Correspondência do Correio »). Les trois lettres ont été écrites respectivement les 20, 21 et 26 juillet. Je remercie Jefferson Cano qui a attiré mon attention sur ces documents. Dans ce qui suit, mes informations sur le culte proviennent de cette source sauf précision contraire dans les notes. 274 Robert W. SLENES l’on se réfère au lexique qu’il utilise dans les rituels. C’est le cas dans cette brève phrase rapportée par le correspondant anonyme, « Quando landa malavo », qu’il traduit approximativement par « Fils, va me chercher du vin, car je veux boire » et qui, en fait, est clairement kikongo. L’expression renvoie sans aucun doute au kikongo kwenda, « aller », landa, « courir après, chercher » et ma-lavu, « vin de palme, alcool, vin (en général) ». Le journaliste peut avoir entendu nda, l’impératif abrévié de kwenda, ou (c’est plus probable) wenda l’impératif complet au singulier. La phrase entière serait alors Wenda landa ma-lavu, « Va me chercher du vin [ou une boisson alcoolique] »131. Le culte observé à São Roque pouvait être désigné comme Campo Encantado (« champ enchanté ») ou Filha das Ervas132. Cette deuxième expression (filho/filha das ervas, qu’on peut traduire ici par « enfants des buissons ») est un vieil euphémisme portugais désignant les « enfants nés de père inconnu » ou les « personnes d’humble condition », association qui a peut-être contribué aux moqueries du correspondant. Toutefois, José Cabinda donnait à cette expression un sens certainement bien différent. Dans une prière il se réfère aux « herbes enchantées » (ervas encantadas) et invoque le « saint de [son] nom [saint Joseph], fils des herbes du champ enchanté [filho das ervas do campo encantado] ». Ceci suggère, de plus, un lien avec l’umbanda d’aujourd’hui, dont les esprits du Caboclo Velho (le Vieil Indien), connus comme enchantés (encantados) ou guides (guías), sont réputés avoir des pouvoirs guérisseurs grâce 131 Correio Paulistano, 1er août 1854. Ma-lavu est donné par Laman, Dictionnaire..., op. cit., comme un mot du kikongo standard ; il existe une variante dans le dialecte de l’Est : ma-lafu. Quando pourrait être une déformation soit du kikongo kwenda soit du kimbundu kuénda, qui a le même sens ; toutefois, dans le kimbundu l’équivalent de landa est kulanda et le vin de palme est désigné par malufu ou maluvu. Pour les formes impératives de kwenda, voir Bentley, Dictionary and Grammar ..., op. cit., vol. I, p. 366, 665. On peut suggérer aussi nwenda, « allez ». 132 Le correspondant du journal désigne ainsi deux des trois communautés (« loges », dit-il) du culte, l’autre étant la « Maçonnerie noire », aussi qualifiée de « loge ». L’arbre « Nsanda » replanté 275 à leur « connaissances approfondies des herbes et de leurs principes actifs »133. Cela nous ramène aussi probablement vers la culture kongo. José Cabinda aurait pu avoir la connaissance de la meza ma lusemo (les « herbes de bénédiction ») mentionnées par Bittremieux dans sa description du bakhimba yombe134. En définitive, selon l’anthropologue Luc de Heusch, les herbes sont en bonne place dans l’éventail des produits rituels utilisés par les Kongo pour invoquer les bisimbi135. La communauté dirigée par Cabinda fut découverte lorsque trois hommes poursuivant des esclaves en fuite tombèrent une nuit sur l’une de ses réunions dans une plantation de sucre à São Roque. Quelques temps auparavant, le chef de la police avait reçu des informations lui indiquant que « sur le territoire de la commune mais loin de la ville et en des lieux indéterminés, se tenaient, de nuit, d’importants rassemblements d’esclaves et de personnes libres ». Il n’en avait trouvé aucune confirmation en dehors de « l’insubordination de nombreux esclaves vis-à-vis de leurs maîtres »136. Les trois intrus se trouvèrent « instantanément attaqués par un grand nombre d’esclaves et de personnes libres en arme », parmi lesquels se trouvait José Cabinda lui-même, mais ils purent s’échapper et « se cacher dans les broussailles »137. Il est important de noter ici que ce culte n’était pas réservé aux seuls esclaves. J’aurai à y revenir. 133 Aurélio Buarque de Holanda Ferreira, Novo Dicionário da Língua Portuguesa, Rio de janeiro, Nova Fronteira, s. d., « caboclo » ; http://www.guardiãesdaluz.com.br/linhasdeum banda.htm (site visité le 18 décembre 2005). 134 Bittremieux, La Société secrète..., op. cit., p. 145 avec références spécifiques aux pratiques chez les Yombe. 135 L. de Heusch, Le Roi de Kongo..., op. cit., p. 226. 136 Joaquim José de Moraes, chef de la police de São Roque (SR-PC) au président de la Province (PP), non nommé, São Roque, 20 juillet 1854. Le document est annexé aux lettres d’Antônio Roberto d’Almeida, chef de la police, province de São Paulo (CP-SP) à José Antônio Saraiva (PP), São Paulo, Secrétariat de la Police (SPSP), 22 juillet 1854. Arquivo do Estado de São Paulo (dorénavant AESP), boîte C02469, 1854-1854 [sic], dossier « juillet ». 137 Ibid. Les attaquants du Campo Encantado criaient « Allons tuer les caboclos maintenant ! » utilisant caboclo au sens de « traître ». 276 Robert W. SLENES Les principaux objets rituels utilisés par Cabinda, comme son lexique, nous renvoient à des origines kongo. Il se servait de deux statuettes de saint Antoine dont l’une était sans tête. Toutes les deux étaient taillées dans un nó de pinho [litt. « nœud de pin »], une partie très dure de l’araucaria, le pin indigène, faite des fibres tordues situées à la jonction du tronc et de chaque branche. Comme saint Antoine apparaîtra aussi dans le troisième culte que j’évoquerai plus loin, je laisse pour l’instant de côté les possibles significations de cette image chrétienne. Il suffit ici de noter que le nó de pinho était le matériau favori des artisans noirs qui taillaient les statuettes de saint Antoine dans la partie pauliste de la vallée du Paraíba au début du XXe siècle, ce qui suggère que son usage dans le cas des statuettes de José Cabinda s’inscrit dans une matrice culturelle spécifique138. Compte tenu des origines de José et des multiples preuves d’une forte présence de la culture kongo dans le sud-est du Brésil, il est bien possible que cette matrice reflète les métaphores kongo associant fréquemment la force des chefs importants et des objets sacrés aux arbres faits de bois dur et identifiant les fibres tordues du bois (pas seulement celles des racines, dont j’ai déjà parlé) avec les points de passage vers le monde des esprits139 Cabinda employait d’autres figurines anthropomorphiques : l’une de bois dénommée careta en portugais, c'est-à-dire grimace ou masque (le mot vient de cara, visage), l’autre de cire. Celle-ci portait un miroir à la place du nombril comme c’était souvent le cas pour les statuettes kongo considérées comme des minkisi, des objets consacrés capables de « capturer » les esprits (cf. document n° 3). C’était là un kalunga, une surface pour la divination (voir plus haut la discussion sur la cabula). Le miroir, dans de tels cas, recouvre un trou (ou un tube protubérant) rempli de médecines consacrées. Il a pour fonction de faciliter 138 Carlos A. C. Lemos, « A Imaginária dos Escravos de São Paulo », A Mão Afro-Brasileira: Significado da Contribuição Artística e Histórica, sous la dir. d’Emanoel Araújo, Brasília, 1988, p. 192-97. 139 Slenes, « ‘Malungu, Ngoma’s Coming!’... », op. cit., p. 228 ; MacGaffey, Religion..., op. cit., p. 127-31 ; Thompson, Flash of the Spirit..., op. cit., p. 138-39 ; Volavkova, « Nkisi figures of the Lower Congo », op. cit. L’arbre « Nsanda » replanté 277 les communications avec l’autre monde, symboliquement situé dans la partie inférieure du corps, derrière le nombril de la statuette140. Le nom de cette figurine, en fait très approprié, était Sata (kikongo sata [dialecte du sud], chercher avec soin, rechercher, surveiller)141. Document n° 3– Minkisi de la région de Loango (collection Blaise Tchikaya) Cabinda entrait aussi en communication avec une « corne de bœuf » ou, plus précisément, avec « la pointe d’une corne enduite de bitume [une sorte de poix minérale] sur laquelle était fixé un fragment de miroir », objet explicitement désigné par le correspondant du journal comme un instrument 140 Sur le corps, la région du cœur représente le monde des vivants, celle du nombril le monde inférieur. Voir Robert Farris Thompson, Four Moments of the Sun..., op. cit., p. 65 où l’on trouve aussi des représentations de figures anthropomorphes avec des coquillages faisant office de miroir ou des objets en forme de pastille occultant le nombril (p. 38 et 68). 141 Laman, Dictionnaire..., op. cit., p. 881. 278 Robert W. SLENES divinatoire. Le chef de la police de São Roque compléta la description en notant que ces sortes de « cornes de bœuf » portaient un morceau de miroir à leur base142. Les cornes d’animaux garnies de miroirs étaient, en fait, des instruments typiques de la divination kongo. On en enregistre la présence à Cuba dans une gravure de 1875 réalisée d’après une photographie (cf. document n° 4). Dans cette image, on voit une corne garnie d’un miroir associée à une figure anthropomorphique avec un nombril en creux, quoique celui-ci ne comporte pas d’opercule réfléchissant143. José Cabinda appelait la corne avec miroir vungo (kikongo vungu, corne [en général d’antilope, de buffle] ; voir aussi kimbundu nvúnga, mot ou signe désignant un mal imminent [;] ce qui doit arriver ; kimbundu mbungu, tube, bambou ; umbundu mbüngü, bambou [ ;] corne [d’animal])144. Cette série d’acceptions, liée au fait que chez les Kongo comme chez les Ovimbundu la partie creuse d’une corne d’animal était appliquée sur les corps des personnes pour évacuer les maléfices laissés par les esprits invasifs, suggère que l’interprétation kongolaise des objets tubulaires comme voies privilégiées vers le monde des esprits (les tuyaux de pipe, les tambours creusés 142 AESP, J. J. de Moraes, SR-PC, à PP, São Roque, 20 juillet 1854, déjà cité. La Ilustración Española y Americana, XXX, 15 août 1875, p. 89-90. La gravure montre une « Idole ‘Matiabo’ prise à un groupe de rebelles à El Zumaraquacam ». C’était probablement un groupe de matiabos, cimarrons affranchis par décret en 1868 par les insurgés contre l’Espagne au commencement de la Guerre de dix ans (1868-1878) pour l’indépendance. Voir Fernando Ortiz, « La secta conga de los matiabos de Cuba » [1956], in Ortiz, Estudos etnosociológicos, édition méthodique et critique d’Isaac Barreal Fernández, La Havane, Editorial de Ciencias Sociales, 1991, p. 102-113 et 243 ; voir aussi Thompson, Flash of the Spirit..., op. cit., p. 124-25, qui attire l’attention sur les yeux de cette figure, portant des miroirs (comme la corne) pour « la vision mystique », i. e. la divination. 144 Laman, Dictionnaire..., op. cit., p. 1.082 ; Assis Júnior, Dicionário..., op. cit., p. 375, 27 ; Alves, Dicionário..., op. cit., p. 701. Laman (p. 639) donne aussi mvungu, « trou » (dialecte du sud), « tube, cheminée » (dialecte Vili). Laman écrit vungu avec l’epsilon grec minuscule codant le son [v] bilabial ; pour simplifier, je l’écris avec v, comme le fait Pierre Swartenbroeckx, Dictionnaire kikongo et kituba-français, Bandundu, Zaire [République démocratique du Congo], CEEBA Publications, 1973. 143 L’arbre « Nsanda » replanté 279 dans des troncs d’arbre en sont d’autres exemples) appartient à un champ discursif réparti sur une vaste région de l’Afrique centrale occidentale145. Document n° 4– Statuette anthropomorphique (nombril en creux) et corne avec miroir Objets pris à des cimarrons rebelles à Cuba (1875), identiques à ceux utilisés dans le culte de José Cabinda à São Roque, São Paulo, en 1854 145 Thompson, Four Moments of the Sun..., op. cit., p. 80 ; Laman, The Kongo, op. cit., vol. III, p. 97 et 98 ; Wilfrid D. Hambly, The Ovimbundu of Angola, Chicago, Field Museum of Natural History, 1934, p. 282. 280 Robert W. SLENES La séquence des rituels du campo encantado est moins bien documentée que celle de la cabula, mais elle lui est clairement reliée ainsi qu’à celle des cultes kimpasi. Le correspondant du journal n’a fait aucune référence claire à des pierres sacrées146 ou à des paroles secrètes. José Cabinda, lorsqu’il dirige ses cérémonies, chante « en un langage inintelligible » (inintelligible pour les Blancs mais peut-être pas pour les Africains). Ses réunions se tenaient sans aucun doute dans une aire boisée ou près de l’une d’entre elles (n’oublions pas que les chasseurs d’esclaves avaient pu se cacher « dans les broussailles »). À cet endroit, les adeptes formaient un cercle au centre duquel divers objets étaient placés formant une sorte d’autel. On y voyait le vungo et les statuettes déjà mentionnées, « une lampe, une bouteille d’eau de vie de sucre de canne (pinga), un bol contenant diverses racines, … une grosse racine à laquelle ils donnent le nom de ‘Guinée enchantée’ [portugais Guiné ici synonyme d’Afrique] et d’autres objets »147. Les initiés devaient personnellement jurer de garder le secret, « sous peine de mort » (par des moyens non indiqués). Les hommes comme les femmes pouvaient être prêtres et, par conséquent, devaient certainement aussi pouvoir être initiés. Assez curieusement, la police de São Roque avait capturé « pas moins de cinq prêtresses » c'est-à-dire le nombre exact des assistantes du chef du kimpasi mpangu148. Dans une autre communauté du culte, une femme était la « reine », suggérant que les plus hautes positions ne leur étaient pas interdites. 146 Le correspondant du journal note seulement qu’on utilisait dans le culte des pedras de cevar (« pierres pour nourrir »), c'est-à-dire des pierres de magnetite pour « nourrir » (aimanter) les aiguilles de boussole. Ces pierres sont vendues aujourd’hui sur les sites du Web consacrés à l’umbanda. Voir A. de Moraes Silva, Diccionário..., op. cit., vol. II, entrée « cevar » ; http://www.ancruzeiros.pt/anci-bussola.html, « Associação Nacional de Cruzeiros », Lisboa, Portugal. Artigo: « Bússola » (visité le 10 novembre 2007). 147 Passage souligné par l’auteur, R.W.S. Pour compléter la liste, il y avait aussi « un objet jeteur de sorts [patuá] envelopé dans une peau de lézard » et « une petite casserole de terre vitrée, cirée, recouverte d’un morceau de verre que l’on appelle Galo [peut-être formé sur le kikongo ngalu, « grande bouteille » dérivé de l’anglais gallon, l’unité de mesure des liquides] ». Laman, Dictionnaire..., op. cit. 148 Van Wing, Études Bakongo, op. cit., vol. II, p. 436. L’arbre « Nsanda » replanté 281 La « mort » des initiés du campo encantado n’était pas explicite dans la description du culte, mais chacun d’entre eux était soumis à un rituel parallèle à celui de la cabula et qui, de plus, évoquait le « cosmogramme » du kalunga dont on se souvient qu’il suggère le passage entre les deux mondes. José Cabinda « vers[ait] la bouteille [d’eau de vie] dans le bol [contenant les racines] et ordonnait à chaque nouveau frère de venir vers lui ». Ce dernier s’agenouillait, remontait « sa chemise » (sua camisa : le témoignage évoque certainement là le rituel des hommes) et faisait le serment de garder le secret. José dessinait ensuite une croix sur la poitrine du nouveau membre en incisant légèrement la peau avec la lame d’un couteau. Chacune des incisions, correspondant à une branche de la croix, était obtenue en « frappant à trois reprises le dos de la lame avec une baguette ». Il faisait deux autres croix de la même manière, « une sur le bras, l’autre sur le pied droit ». Ensuite, « un objet jeteur de sorts [patuá] et une racine enchantée de Guinée » étaient utilisées alternativement pour repasser sur les coupures en forme de croix ; après cela, « la blessure était frottée avec de la poudre blanche »149. Le rituel suggère les scarifications (rayamientos) « faites avec un couteau ou un objet tranchant sur le corps du néophyte [dés lors désigné comme rayado] » durant les initiations dans le palo monte cubain, un culte originaire d’Afrique centrale. Le site Internet d’un prêtre du palo monte décrit cette initiation : « quelques croix sont… [incisées], peu profondément, de chaque côté de la poitrine et, dans le dos, sur les omoplates »150. Cela rappelle aussi les croix du kalunga (en forme de × ou de +) dessinées sur la poitrine des mannequins kongo de tissu imitant les niombo, corps enfermés dans un très grand suaire pour la mise en terre151. On ressent surtout la résonance avec le 149 Passages soulignés par l’auteur, R.W.S. Margarite Fernández Olmos and Lizabeth Paravisini-Gebert, Creole Religions of the Caribbean: An Introduction from Vodou and Santería to Obeah and Espiritismo, New York, New York University Press, 2003, p. 85 ; Fabelo, Diccionario..., op. cit., p. 103 (sur rayado) ; on trouve aussi sur http://www.ileokan.com.ar/guerra.htm, section « Regla de Palo Monte » (visité le 12 juillet 2006) : « Se le dibujan con navaja o cuchillo unas cruces no muy profundas en la piel, a ambos lados del pecho, y atrás, en los omóplatos ». 151 Thompson, Four Moments of the Sun..., op. cit., p. 52-72. 150 282 Robert W. SLENES rituel du kuba kibaaka (kikongo, dialecte du nord) qui était aussi administré comme une épreuve de foi, dans ce cas, pour déterminer l’innocence ou la culpabilité. Dans ce rite, on « frapp[ait] doucement avec le couteau à nkasa [une écorce venimeuse] sur les deux cotés de la poitrine »152. En définitive, tous ces exemples rappellent l’une des chansons du kimpasi mpangu. Bien qu’il n’y ait aucune mention explicite de coupures comme des rayamientos dans ce dernier culte, les paroles d’un chant affirment que l’assistant du prêtre « frappe de mort [donne la mort en frappant] au moyen du couteau du kimpasi [la personne en cours d’initiation]»153. Après cette cérémonie, le novice du campo encantado « boit l’eau de vie sacrée » contenant la racine –noter le parallèle avec la cabula où la personne en cours d’initiation mâche la racine puis boit le vin– « puis le bol circule parmi tous les frères ». À un autre moment de la cérémonie d’initiation, José Cabinda « immerge » la tête de quelques statuettes anthropomorphiques de son autel dans le bol d’eau de vie, accompagné par « le bruit monstrueux » du guayá-caiumba, « un instrument grossier fait de calebasses [sic] ayant un manche de bois », dont il s’était déjà servi pendant qu’il dansait et dressait l’autel. Guayá peut être le nom en umbundu (ngwaya) des maracas faits d’une seule calebasse avec un long pédoncule contenant des cailloux ou des graines, connus de la plupart des sociétés habitant l’actuel Angola, comme aussi des Kongolais. Cayumba, compte tenu de l’influence kongo sur le campo encantado, renvoie probablement au kikongo ki-nyumba, « esprit d’un mort » ou « esprit d’un défunt en général »154. 152 Laman, Dictionnaire…, op. cit., p. 321, entrée kuba. Van Wing, Études Bakongo, op. cit., vol. II, p. 434. La traduction de Van Wing ne parait pas très exacte. La phrase en kikongo serait plutôt « Nsumbu [c’est le nom de l’assistant] frappe (blesse) avec le couteau noble ». 154 Alves, Dicionário..., op. cit., p. 975. Au sujet de la distribution de ces maracas en Angola parmi les peuples kongo et chez leurs voisins occidentaux voir respectivement : José Redinha, Instrumentos Musicais de Angola. Sua Construção e Descrição, Coimbra, Centro de Estudos Africanos, Universidade de Coimbra, 1984, p. 132 et Kazadi wa Mukuna, Contribuição Bantu na Música Popular Brasileira, São Paulo, Global Editora, s. d., p. 134. Des maracas portant le même nom mais faits de fer-blanc (guaiá) sont utilisés aujourdhui dans les chansons et danses du jongo ou 153 L’arbre « Nsanda » replanté 283 L’immersion des têtes des statuettes dans l’eau-de-vie, au moment où l’on invoque un esprit du kalunga peut directement traduire une association verbale kongo relative à l’« esprit » de l’alcool et au monde des esprits155. John Janzen et MacGaffey ont attiré l’attention sur une particularité du vocabulaire kikongo qui pourrait nous aider à comprendre l’usage généralisé de l’alcool dans les rituels caractéristiques des relations interpersonnelles entre les Kongo. Dans un contexte où le vin de palme (ma-lavu) « est nécessaire [au cérémonial de] toutes les transactions sociales », il est tout à fait possible que le nsamba (ou ma-lavu mansamba), le type de vin de palme préféré lorsqu’on reçoit des convives, ait renvoyé à sambula (dialecte du sud) « bénir », sambuka (dialecte de l’est et dialecte de l’ouest) « aller mieux, être prospère » et à sambila « prier, implorer, invoquer ». On pourrait, me semble-t-il, ajouter à cela sambila kinganga, « invoquer comme les nganga [les prêtres-médecins] » et une autre acception de nsamba signifiant « prière »156. En effet, bien avant Janzen et MacGaffey, Van Wing avait noté, au début du XXe siècle, que, parmi les Mpangu, « un de ces jeux de mots fort goutés des anciens » est justement celui qui rapproche la boisson nsamba de sambila. « Je vous apporte… [du] vin généreux Nsamba » dit un chef de clan en invoquant les bakulu au cimetière, « favorisez [lusambila: favorisez, je vous implore] la procréation et le trésor humain »157. Ainsi, les prêtres des religions kongo, dans leur usage de sambila, sambila kinganga, etc., ont pu glisser facilement à nsamba et, par extension, à toutes les autres boissons alcooliques dès lors considérées comme des substances aptes à caxambu à Rio de Janeiro et São Paulo. Pour ki-nyumba, voir Laman, Dictionnaire..., op. cit., p. 287 ; Laman, The Kongo, op. cit., vol. III, p. 9. 155 Cette pratique rappelle la punition infligée à saint Antoine au Portugal : on le place la tête en bas dans l’eau jusqu’à ce qu’il accorde ce qui lui a été demandé. On ne sait pas de manière explicite si les statuettes mises dans l’eau-de-vie étaient celles de saint Antoine. 156 Anthology of Kongo Religion: Primary Texts from Lower Zaïre, sous la dir. de John Janzen et Wyatt MacGaffey, Lawrence, Kansas, University of Kansas Publications in Anthropology, 1974, p. 6. Cf. Laman, Dictionnaire..., op. cit., p. 755, 871 et 872. 157 Van Wing, Études Bakongo…, op. cit., Vol. II, p. 334-5. 284 Robert W. SLENES catalyser le sacré et pas seulement les rituels sociaux158. Dans ce contexte, le geste de José Cabinda immergeant la tête des statuettes dans l’eau-de-vie – certainement des minkisi ou des objets médiateurs susceptibles de « capturer » un esprit par la tête comme le font les initiés– peut très bien avoir été une traduction directe du raisonnement associatif décrit par Janzen et MacGaffey et illustré avant eux par Van Wing. D’autres rituels des Fils des herbes (Filhos das Ervas) qui se produisaient dans la liturgie après celui que l’on vient de décrire, pouvaient aussi être rapprochés de ceux de la cabula. À São Roque l’officiant, José Cabinda, appelé aussi « père Faucon » (Pai Gavião), était le seul à recevoir un esprit dans la cérémonie préliminaire, un processus correspondant à la prise du Santé par diverses personnes dans la cabula. Toutefois, lorsqu’on arrivait au point culminant du culte –moment où les personnes en cours d’initiation devenaient possédées (encantados) et, de ce fait, accédaient au plus haut rang dans la hiérarchie du culte– les mêmes gestes réapparaissaient. Le prêtre « lançait dans les broussailles une racine de Guinée ou l’une des statuettes » utilisées dans le rituel –non un saint Antoine, mais le Careta ou le Sata– « et demandait aux frères de le rechercher et de le ramener ». La racine de Guinée qui est faite de fibres tordues, antérieurement associée avec la guérison puis avec les « esprits de l’alcool » et avec l’invocation des entités de l’autre monde, devient ici le carrefour même qui conduit au kalunga, exactement comme le miroir de divination recouvrant le nombril du Sata159. Pendant que l’homme (ou la femme) 158 Notons que Balandier (La Vie quotidienne au Royaume de Kongo…, op. cit., p. 78) signale qu’un autre type de vin de palme, le malafu [ma-làvu] ma tombé est « celui que requièrent le commerce des ancêtres et les moments solennels de la vie collective ». Ceci ouvre simplement de nouvelles possibilités pour un autre jeu de mots, cette fois entre les kikongo tomboka, « monter [le chemin vers les kimpasi] » et tombola (« faire monter, investir » comme dans tombola mfumu, « installer un chef »). Voir Van Wing, Études Bakongo..., op. cit., vol. II, p. 475 et 487. 159 On utilise aujourd’hui la racine de Guinée dans l’umbanda. Sur un site en ligne d’articles concernant les cultes umbanda on trouve une offre pour de « l’huile de racine de Guinée » (voir http://www.acabanadopretovelho.com/webstore/WebStore_Produtos.php?cid=52& ordenar=1&pag=7, visité le 18 décembre 2005). L’arbre « Nsanda » replanté 285 en cours d’initiation est dans les broussailles, ses compagnons chantent « Quando [wenda] landa malavo, malavo, malavo » (ils répètent trois fois ma-lavu) accompagnés par le guayá-cayumba, une fois encore « invoquant (sambila) l’esprit » par l’intermédiaire du nsamba (alcool, prière)160. Si le néophyte « trouve l’objet qu’il est allé chercher, il crie et les frères répondent Quisa! qui signifie « Viens ! » [kikongo kwiza, venir, dont l’impératif au singulier est wiza]161. Alors chaque nouvel envoûté (encantado) « prend un nom, qu’il reçoit du grand maître », José Cabinda, le père Faucon. L’informateur ne dit pas explicitement si ces noms sont ceux des esprits protecteurs de chacun, mais la 160 L. de Heusch (Le roi de Kongo..., op. cit., p. 226-7) explique que dans le Kongo septentrional étudié par Laman (les Nsundi et leurs voisins), le vin de palme était offert aux seuls ancêtres, alors que les « feuilles [et] les herbes » faisaient partie des substances réservées aux bisimbi. Dans le culte de São Roque, ces éléments sont mélangés. L’alcool joue un rôle prédominant dans l’invocation des esprits humains –pas nécessairement une personne récemment décédée– tandis que le culte lui-même est dénommé « Fils des herbes ». On peut interpréter cela comme la confirmation de l’idée que les esprits protecteurs invoqués sont des « ancêtres anciens » qui gardent, dans leur identité, leur origine d’esprits humains (par exemple, de bankita, comme dans le kimpasi mpangu), ou encore comme la présence d’une catégorie spécifique d’esprits au sein des bisimbi ou séparés d’eux mais associés à eux (d’où la combinaison de l’alcool et des herbes). En tout cas, les variantes au sein du monde kongo notées par de Heusch –vénération des esprits de la terre et des eaux plus importante que vénération des ancêtres chez les Yombe et les Vili, équivalentes chez les Nsundi– auront certainement dû faire, au Brésil, l’objet de négociations parmi les Kongolais de différentes origines, pour ne pas mentionner les autres peuples d’Afrique centrale. 161 Pour kwiza : Laman, Dictionnaire..., op. cit., p. 360. La première syllabe de quisa serait prononcée [ki] comme dans le français « qui ». Toutefois, il est possible que l’intention de l’évêque ait été d’écrire « qüisa ». Dans ce cas, la première syllabe serait prononcée [kwi] comme dans l’anglais « kwee », et qüisa et kwíza (en kikongo standard) auraient eu des prononciations très proches. (Dans les deux mots le s et le z sont voisés : [z]). La personne en cours d’initiation qui ne trouve pas les objets jetés dans les buissons revient comme s’il était « retenu [amarrado] par des bras invisibles » et doit poursuivre ses efforts pour devenir initié (encantado). Amarrar traduit probablement directement en portugais le kikongo kanga (attacher) qui peut avoir aussi le sens figuré d’« empêcher » par des forces spirituelles. Voir aussi le rôle des figures anthropomorphes du kimpasi mpangu qui effrayent et font fuir les esprits mauvais et les sorciers : mpansu zi nkanga (« ceux qui ont pouvoir et force d’enchaîner »), Van Wing, Études Bakongo..., op. cit., vol. II, p. 431. 286 Robert W. SLENES similarité structurelle des rituels avec ceux de la cabula et du kimpasi permet d’imaginer qu’ils le sont effectivement. Le titre qui précède le nom de ces esprits n’est pas enregistré, mais nous pouvons être certains que la désignation de « père » (Paí), que José Cabinda s’attribue, est une traduction du kikongo Taata et qu’il en est certainement de même pour les appellations des esprits protecteurs. Rompe ferro (« Brise-fer ») renvoie aux dénominations des entités Tatá de la cabula : Brise-Montagne et Brise-Pont. Il en est de même pour Gaviãozinho (Petit-Faucon), autre image agressive, laissant imaginer que « Faucon » devait être le nom de l’esprit ayant possédé José Cabinda. Grande apaga-fogo (Grand-Étouffeur-du-feu) de la même manière renvoie à des pouvoirs extraordinaires. Compte tenu de la présence, dans ce cas et dans la cabula, des usages métaphoriques de « briser », il pourrait s’agir d’une traduction de bula nsambu (littéralement « briser [un chemin dans] l’herbe »), signifiant « fouler l’herbe comme un éléphant » et aussi « couper, coucher l’herbe pour empêcher un feu de brousse de passer » (c'est-à-dire faire un pare-feu)162. Chupa-flor (Colibri, littéralement « Lèche-fleur »), Sete pombas (Sept-Colombes) et Quatro cantos (Quatre-Coins) à première vue ne suggèrent ni force ni bellicosité. Cependant, comme on l’a déjà noté, les oiseaux et les êtres ailés, particulièrement ceux dont les ailes s’agitent rapidement, symbolisent pour les Kongo le monde des esprits (voir la statuette cubaine du document n° 4, p. 279 qui embrasse un poulet). Et Quatre-Coins pourrait être une référence au cosmogramme kongo renvoyant aux « quatre phases du soleil »163. De la même manière, on peut imaginer que des noms comme Flor da Carunga (« Fleur [surface]-du-kalunga ») dans la cabula, évoquent le pouvoir de l’autre monde. Enfin, il reste un nom qui n’est pas portugais : Quinuano. Compte tenu du contexte, il s’agit probablement soit de ki-nwani soit de ki-nwana, tous deux 162 Laman, Dictionnaire …, op. cit., respectivement p. 755 et 767. On corrige ici le texte du suédois Laman, « abattre, renverser de l’herbe pour empêcher le feu de brousse de passer ». 163 Sur le symbolisme des oiseaux, des ailes et des plumes, voir MacGaffey, Religion..., op. cit., p. 126, 132. Cantos peut aussi vouloir dire « chansons », mais cela semble peu probable compte tenu du contexte. L’arbre « Nsanda » replanté 287 vocables kikongo (construits sur nwana, « lutter »), signifiant respectivement « guerrier, soldat » et « esprit batailleur, combativité, promptitude à frapper »164. Encore une fois, on note un parallèle clair avec un autre Tatá de la cabula : Guerreiro (« guerrier » en portugais). Les autorités locales et provinciales ont été véritablement inquiètes des possibles implications politiques du culte de José Cabinda. On organisa des rondes nocturnes de la garde nationale et un détachement spécial de dix hommes de troupe fut obtenu de São Paulo. Les lecteurs des articles du correspondant du journal et ceux des rapports du chef de la police ont dû trouver très inquiétant que nombre des adeptes du culte soient des « personnes libres ». À vrai dire, la peur que quelques-uns des libres et des affranchis fassent cause commune avec les esclaves (la plupart encore Africains) a été sûrement renforcée par les allégations du correspondant précisant que lorsque José était possédé par l’esprit et prédisait l’avenir, il parlait comme s’il s’adressait seulement aux esclaves. Les membres de la communauté, affirmait-il, pourraient « jouir de leur liberté par la mort de leurs maîtres [les italiques sont dans l’original] ». Plus, ils n’avaient pas à craindre des représailles car « leurs maîtres n’auraient pas le courage de les punir ». Les autres promesses faites par José Cabinda et relatées par le correspondant ont dû être aussi très alarmantes. Elles évoquaient en effet le spectre du vol, du viol et de l’insurrection armée contre les planteurs et leur famille. Les adeptes du chef « obtiendraient de grandes richesses », et « jouiraient des plus belles femmes » et ils ne devaient avoir peur « ni des lames ni des balles » car celles-ci « ne pénétreraient pas dans leur corps ». José Cabinda avait aussi exprimé cette dernière idée dans une prière. Elle était ostensiblement chrétienne mais ce fait n’avait probablement apaisé aucune crainte. « Par saint Jean », disait-il, « j’adhère aux herbes enchantées, Dieu notre Père devant et Dieu Notre père derrière ; par mon intercesseur saint Jean, réveille-toi ; l’ennemi arrive, il a des pieds, mais ils ne m’atteindront pas, il a des bras, mais ils ne me saisiront pas »165. On trouve 164 Laman, Dictionnaire..., op. cit., p. 286, 809. « Por São João me pego com as ervas encantadas, Deus Nosso Senhor adiante, e Deus Nosso Senhor atrás; por meu advogado São João, acordai; o inimigo aí vem, os pés tem, mas não me 165 288 Robert W. SLENES aujourd’hui des variantes de cette prière dans des sites Internet d’umbanda, adressées dans ce cas à saint Georges, un saint guerrier. Deux autres versions invoquant saint Georges et sainte Catherine ont été enregistrées à Taquaritinga (État de São Paulo) à la fin des années 1940. On disait de ces oraisons qu’elles étaient utilisées par les voleurs pour procéder à la « fermeture de leur corps » [fechamento de corpo] », c'est-à-dire pour se rendre invulnérables et pour échapper à la police166. Cette tradition, clairement liée aux religions afrobrésiliennes, a inspiré récemment une chanson du très populaire Jorge BenJor167. Retournons à la ville de São Roque. Le correspondent du journal et ses lecteurs ne savaient certainement pas que la promesse d’être protégé du mal, faite par José Cabinda (père Faucon) à ses adeptes, était caractéristique des pratiques des prêtres-médecins lorsqu’ils préparaient les guerriers à entrer dans une bataille après les nécessaires rituels de sauvegarde168. Toutefois, ils ont certainement compris l’essentiel des menaces de José et celles-ci, associées à la résistance « opiniâtre et dangereuse » opposée par le prêtre lors de son alcançarão, braços tem, mas não me pegarão ». Correio Paulistano, 1er août 1854. La prière continue : « J’irai, aujourd’hui, comme Dieu Notre Seigneur alla dans le monde dans le ventre de la Vierge Marie » (« andarei dia d’hoje como Deus Nosso Senhor andou no mundo no ventre da Virgem Maria »). 166 Oswaldo Elias Xidieh, Narativas Pias Populares, São Paulo, IEB, 1967, p. 101-102 ; Xidieh a répertorié une autre version adressée à sainte Catherine. La prière à saint Georges partage beaucoup d’éléments communs avec la prière de José Cabinda, par exemple ces deux vers « Andarei tão livre como andou Jesus Cristo/Nove meses no ventre da Virgem Maria » (« J’irai aussi libre que Jésus Christ alla/Neuf mois dans le ventre de la vierge Marie »). 167 La chanson de Ben Jor a pour titre « Jorge da Capadócia ». Elle a aussi été enregistrée par Caetano Veloso. 168 Autre exemple au Brésil : Joaquim « de la nation kongo », l’un des chefs d’une conspiration d’esclaves qui eut lieu en 1832 à Campinas, préparait des mezinhas (« médecines, philtres ») pour « soumettre les blancs ». Les actes du procès, intégralement transcrits, se trouvent aux AESP dans Ofícios Diversos de Campinas, n° 850, boîte 56, dossier 2, document n° 80 et sont reproduits par Suely Robles Reis de Queiroz, Escravidão Negra em São Paulo, Rio de Janeiro et Brasília, Livraria José Olympio et INL, 1977, p. 207-232 (voir p. 218 pour le document cité). L’arbre « Nsanda » replanté 289 arrestation, avaient effectivement de quoi les inquiéter. Le chef de la police ajouta à ces préoccupations une autre crainte : « Ce qui m’a le plus impressionné, dit-il, a été la découverte [parmi les objets du culte] de têtes de serpent, qui est [sic] l’un des plus forts venins connus »169. Cette crainte pourrait avoir été infondée dans la mesure où tous les petits objets appréhendés paraissaient être les ingrédients typiques à partir desquels on rassemble les minkisi170. Quoi qu’il en soit, le chef donna créance aux rumeurs que le campo encantado avait mis au point un plan de révolte (un « drame sanglant ») pour le 16 août, jour de fête à São Roque171. Il nota que José Cabinda se déplaçait beaucoup et était censé avoir établi d’autres communautés de son culte à Sorocaba où il résidait ainsi que dans plusieurs autres paroisses de la région de ce district, et même dans l’importante région de plantations d’Itu172. La crainte d’une imminente révolte d’esclaves liée aux événements de São Roque affleure dans les correspondances de la police à propos d’Itu et même de Taubaté, pourtant situé plus loin, dans la partie de la vallée du Paraíba relevant de la province de São Paulo173. 169 AESP, J. J. de Moraes, SR-PC, à PP, São Roque, 20 juillet 1854, déjà cité. Selon les dires du correspondant du journal : « des escargots, des crécelles de serpents […], des racines, des pedras de cevar [pierres de magnétite] et des têtes de serpents [les italiques sont dans le texte du document], des yeux de serpent, des pieds et des têtes d’oiseaux tinamou (macuco), des queues d’écureuils (serelepe), [...] des sortilèges enveloppés dans des peaux de lézards contenant des copeaux de racines, des cheveux et des ongles humains et beaucoup d’autres choses ». Voir la description de la composition des nombreuses drogues consacrées chez les Nsundi dans Laman, The Kongo, op. cit., vol. III, p. 81 sqq. et MacGaffey, Art and Healing..., op. cit., passim. MacGaffey note que « les pattes d’oiseaux faisaient partie des sortilèges utilisées pour s’emparer des ennemis ». L. de Heusch observe que « les […] becs des oiseaux symbolisent […] la force ». Les deux auteurs parlent enfin des multiples significations des serpents (MacGaffey, Religion..., op. cit., p. 132 ; 51-52, 149-51 ; L. de Heusch, Le roi de Kongo..., op. cit., p. 243, 259-85.) 171 AESP, J. J. de Moraes, SR-PC à PP, São Roque, 20 juillet 1854, déjà cité. 172 Les paroisses étaient celles d’Una, Araçariguama, Piedade et Campo-Largo. 173 Antônio Joaquim de Sampaio Peixoto, chef de la police de Campinas, à Antônio Roberto d’Almeida, CP-SP, Campinas, 16 août 1854 (copie) donnant des nouvelles d’Itu et Indaiatuba. Se trouve dans Almeida, CP-SP, à José Antônio Saraiva, PP, SPSP, 18 août 1854. Chef de la police de Taubaté à Saraiva, PP (copie), Taubaté, 12 août 1854. Se trouve dans Almeida, CP-SP, à Saraiva, 170 290 Robert W. SLENES V Dans toutes ces régions, l’évocation de la « révolte » et des liens qu’elle entretenait avec le culte de São Roque n’a peut-être pas dépassé le stade des rumeurs. Le troisième culte religieux que je vais envisager maintenant a par contre été, lui, directement en relation avec une conspiration. En 1848, les autorités policières de Vassouras (province de Rio de Janeiro) et d’autres localités de la vallée du Paraíba, découvrent un inquiétant projet de révolte mis au point par des esclaves dans les plantations. Le président de la province de Rio est tellement soucieux qu’il rassemble tout un dossier sur le sujet et le fait parvenir à l’assemblée provinciale pour avoir son avis. Lors d’une session secrète de cet organisme, en août, une commission spéciale chargée d’examiner les documents confirme l’existence du complot. Elle précise de plus que ses chefs sont extérieurs aux plantations et résident dans la capitale car, d’après le rapport secret que le consul britannique s’était procuré et dont il avait fait faire une traduction pour l’envoyer à ses supérieurs, « la manière circonspecte dont le plan avait été conçu[,] la façon de rassembler les fonds nécessaires[,] et bien d’autres détails ne sont pas compatibles avec les ressources intellectuelles limitées qui sont habituellement observées dans la race noire ». On accusa des mascates (des colporteurs), la plupart hommes de couleur libres ou affranchis, et quelques étrangers d’avoir été les organisateurs de la conspiration174. PP, SPSP, 18 août 1854. Les deux documents sont aux AESP, boîte C02469, 1854-1854, dossier « August ». 174 Ma description du mouvement de 1848 se fonde sur une copie manuscrite conservée à The National Archives (Londres, Grande Bretagne) d’un rapport présenté à l’Assemblée législative de la province de Rio de Janeiro réunie en « session secrète » le 8 juillet 1848, par une Commission spéciale choisie en son sein. Il a pour titre « Reservada » et est accompagné de sa traduction anglaise intitulée « Secret Report of the Select Committee of the Provincial Assembly of Rio de Janeiro on Secret Societies of Africans in Province of Rio de Janeiro, 8 July ». On le trouve dans les pièces jointes du document « Slave Trade n° 7 », Hudson to Viscount Palmerston, Rio de Janeiro, 20 février 1850, 128 folios, Public Records Office (Londres), Foreign Office, 84 (« Slave Trade Department »), 84/802 (« Brazil: Mr. Hudson, Dispatches, 1850, January-February »). Il se situe L’arbre « Nsanda » replanté 291 Laissons de côté le racisme de la commission, laissons aussi les craintes obsessionnelles des étrangers. Ces dernières ont certainement été amplifiées par le climat né de la politique britannique en direction du Brésil : depuis le début de 1848, les pressions exercées par la Grande Bretagne pour mettre fin à la traite devenaient plus insistantes. Peut-être le spectre d’un retour de la France à son « radicalisme » a-t-il eu aussi une certaine influence ? Les nouvelles de Paris (chute de la monarchie de Juillet, décret du 4 mars pris par le Gouvernement provisoire proclamant qu’il n’y a plus d’esclaves sur le territoire français) ont dû arriver à Rio de Janeiro au milieu ou à la fin du mois d’avril. Revenons au complot. Il est intéressant de noter que la description qui en est donnée, fondée sur les « réponses faites par différents Noirs et en différents endroits », est suffisamment détaillée pour que la capacité d’agir des esclaves eux-mêmes et leurs intentions ne fassent pas de doute. Selon le rapport de la commission, la « société » insurrectionnelle était « divisée en cercles composés chacun de cinquante esclaves » : « Ces cercles étaient dirigés par un chef, appelé Tate [prononcer « taté »]175, qui avait six assistants appelés Cambondos ; trois ou quatre femmes noires portaient le titre de Mocambas do Anjo ; et le reste était appelé Filhos do terreiro [Enfants du « terreiro » c’est-à-dire du lieu de culte]176. aux folios 325-341; la traduction anglaise, écrite de la même main, est aux folios 345-58). La version anglaise du rapport a été publiée plus tard dans Parliamentary Papers, vol. 56, IIe partie, 1851, Slave Trade, Class (B). Correspondence with British Ministers and Agents in Foreign Countries, and with Foreign Ministers in England, Relating to the Slave Trade, from 1 April 1850 to 31 March 1851, n° 44 (Hudson to Viscount Palmerston, Rio de Janeiro, 20 février 1850 – reçu le 5 avril) », Annexe 20 (« Report of Select Committee of the Provincial Assembly of Rio de Janeiro. July 8, 1848 [Translation. Secret.] »), p. 88-91. Les passages cités ici le sont à partir de la version manuscrite portugaise (« Reservada »). Le manuscrit en anglais sera cité comme « Secret Report ». 175 On pourrait prononcer « tatchi » ou encore « taté » (pour suivre la transcription de la traduction anglaise). Comme l’on verra, c’est certainement une variation du mot tata relatif à la cabula. 176 Habituellement, dans les travaux français sur les religions afro-brésiliennes, on ne traduit pas le mot terreiro dont l’acception portugaise est très vaste (il signifie tout emplacement de terre battue public ou privé dans l’espace urbain ou rural). Si on veut en apprécier la signification en français 292 Robert W. SLENES Le titre Tate ou Paï [« père » en portugais] est quelquefois accompagné de Gola, Guieiro [« celui qui guide ou marche devant » en portugais] et Corongo ; et ils portent une sorte de tablier attaché avec des rubans rouges enroulés, [qui est] blanc, ou de coton, et une sorte de coiffe avec des plumes de différentes couleurs »177. L’insurrection était prévue pour le jour de la saint Jean (24 juin). Elle devait commencer avec l’empoisonnement des maîtres « par les Mocambas do Anjo » qui étaient « les Noirs [sic] et les Noires employés auprès de la personne de leurs maîtres »178. La commission fut impressionnée non seulement par les dépositions concernant ces faits mais aussi « par les grandes quantités de poisons minéraux et végétaux que les Tates et les Mucambas avaient en leur possession ». Ceux des maîtres qui n’auraient pas succombé au poison devaient être « achevés à coup de barres de fer » dit la traduction anglaise du rapport. La phrase est boucoup plus restrictive que l’expression originale, « A ferro se daria cabo [a eles] », qui signifie littéralement « par le fer, ils seraient achevés », mais comme nous le verrons cela reste une interprétation plausible179. Finalement, « les blancs étant tous morts, l’un des Tates Corongos devait devenir roi de ces lieux »180. Un magistrat qui fut témoin du procès des conjurés ajouta d’autres informations : dans cet emploi particulier, il faut certainement en garder l’idée de clôture ou d’espace « intérieur » (y compris dans son sens métaphorique) et le caractère religieux. Comme nous verons, terreiro est dans ce cas lié à l’idée de « maison [sacrée] », de sanctuaire. 177 Dans « Reservada », fol. 329, on trouve Guero ; le copiste traducteur corrige dans la version anglaise (fol. 347) en écrivant Guieiro. 178 Le copiste traducteur ne distingue entre les lettres « j » et « g » que par le point porté par le premier. Dans le manuscrit en portuguais il écrit « Anjo ». Dans la traduction, il oublie le point et écrit « Ango ». C’est avec cette confusion que le mot a été imprimé dans le texte des Parliamentary Papers. 179 Pour les versions portugaises et anglaises voir respectivement aux folios 330v et 348. 180 « Reservada », fol. 331. « Secret Report », 348v-349, donne « one of the taté corongos of these places was to be king ». L’arbre « Nsanda » replanté 293 « La société était de nature mystique, […] vouée à l’adoration superstitieuse de saint Antoine. Elle était connue sous le nom d’UBANDA [sic], ses chefs secondaires étaient appelés TATES, et ses chefs principaux TATES-CORONGOS »181. Cette conspiration avait de toute évidence sa source dans un culte religieux. Le mot ubanda suggère l’umbanda du XXe siècle (kikongo banda, « quelque chose défendue (tabou), quelque chose sacrée, consacrée » et plus spécifiquement kimbundu umbanda, « l’art [magique] de guérir, […] de faire des pronostications […] et d’obtenir des esprits humains et non humains [respectivement, les esprits de la mort et ceux de la terre et des eaux ainsi que les autres génies] [...] qu’ils [agissent] pour le bien-être ou le malheur des êtres humains »182. En fait, cambondo renvoie à cambone ou cambonde (lui aussi un « assistant du prêtre ») qu’on trouve dans l’umbanda et dans le culte apparenté de la macumba autrefois étudié par Ramos. Les filhos de terreiro (« enfants de terreiro ») figurent aussi dans ces deux religions postérieures183. Cambondo rappelle d’ailleurs le mot cambone de la cabula. Il convient de se souvenir que saint Antoine était invoqué en 1848 comme il l’est en 1854, point sur lequel je reviendrai. D’autres éléments lexicaux et d’autres détails signalés à propos du culte de 1848 confirment ses racines africaines, voire kongo et mbundu. Le terme 181 Alexandre Joaquim de Siqueira, « Memória Histórica do Município de Vassouras, 1852 », Vassouras de Ontem, sous la dir. de Greenhalgh H. Faria Braga, Vassouras, RJ, Irmandade da Santa Casa de Misericórdia [de Vassouras]/Asilo Barão do Amparo, 1975, p. 109. Siqueira écrit que la date prévue pour la rebellion était celle du 24 juin 1847, et que chaque « cercle » de la conspiration comptait cinq membres. Ce sont certainement là des infidélités de mémoire ou des erreurs typographiques. Les majuscules sont dans l’original. 182 Laman, Dictionnaire…, op . cit., p. 15 ; Chatelain, Folk-Tales of Angola…, op. cit., p. 268 et 303. J’ai raccourci et paraphrasé les très longues définitions de Chatelain. 183 Ramos, O Negro…, op. cit., p. 94, dit que « le chef de la macumba... est aussi appelé ‘pai de terreiro’ [« père du terreiro »] à cause de l’influence yoruba ». La présence de filhos de terreiro aux côtés de tate (port. : pai, « père ») dans les régions rurales de la province de Rio de Janeiro en 1848, époque où la présence yoruba dans les plantations du sud-est était limitée, suggère qu’il fait une erreur. Pai et filhos de terreiro utilisés dans la macumba doivent avoir une origine différente qu’il faut rechercher du côté de l’Afrique centrale. 294 Robert W. SLENES gola, par exemple, suggère le kimbundu Ngôla, nom du royaume dont le mot Angola est dérivé. Le sens de corongo n’est pas clair. Peut-être renvoie- t-il aussi à la dénomination d’un royaume, Kongo dans ce cas, ou encore à une chefferie (sobado) située près de Luanda, celle de Cariongo184 ? Serait-il une référence au kikongo ngo, « léopard », symbole du pouvoir royal ? Notons que l’un des corongos devait être désigné roi. Les termes mucama ou mucamba, lorsqu’ils sont utilisés par les propriétaires d’esclaves du XIXe siècle, signifient « femme esclave travaillant à l’intérieur de la maison, occupée aux services domestiques et dispensée du travail à la roça [ici jardin potager pour la famille du maître] et à la cuisine »185. Le fait que ces mocambas étaient employées « auprès de la personne de leurs maîtres » suggère qu’elles travaillaient vraiment dans la maison de ces derniers. Cette supposition est en principe renforcée par la qualification anjo (mocambas do anjo) qui renvoie certainement au kikongo nzo, kimbundu inzo, ou umbundu onjo, « maison »186. Cependant, il faut remarquer que les mocambas occupaient une position d’autorité dans le culte. N’oublions pas non plus les supposées commandes de substances vénéneuses par les Tates et les Mocambas do Anjo qui rappellent celles des chefs de la cabula et du kimpasi. D’ailleurs, parmi les mocambas il y avait des hommes, ce qui n’est pas impliqué par l’usage que font les maîtres de mucama. En fait, mocamba ne paraît pas renvoyer au kimbundu mukama, 184 Luís da Câmara Cascudo, Dicionário do Folclore Brasileiro, 11e éd., São Paulo, Global, 2002. Voir l’entrée « congada », p. 150. 185 Antônio Joaquim de Macedo Soares, Dicionário brasileiro da língua portuguesa. Elucidário etimológico crítico [...] 1875-1888, 2 vol., Rio de Janeiro, MEC/Instituto Nacional do Livro, 1955, vol. II, p. 44 (entrée « mucama », indiquant la variante « mucamba »). 186 Dans le lexique des communautés noires du Sud-est possédant un vocabulaire résiduel d’origine bantoue (comme celle de Cafundó), on note l’usage de injó (trois localités) et onjó (une localité) avec le sens de « maison » (casa). Vogt et Fry, Cafundó... op. cit., p. 310, 326. Anjo ne serait pas impossible. Ngoma (tambour) se transforme en angoma dans le jongo, musique et danse des Noirs de la vallée du Paraíba. L’arbre « Nsanda » replanté 295 « esclave épouse d’un polygame »187. Le mot me semble plus proche du kikongo nkama (dialecte du nord), « épouse de première classe ; reine, titre honorifique » ou nkama (dialecte du sud, de la région de Mbanza Kongo), « époux ou épouse, rarement utilisé pour désigner d’autres personnes que celles qui occupent de hautes positions sociales »188. En outre, il existe un référent plus précis pour nzo. Lorsque Bernardino Manoel da Paixão a fondé son terreiro de candomblé-congo à Bahia, il lui a donné le titre de Inzo, « maison » dans le sens de « centre religieux ». Or, il avait été initié à la vie religieuse en 1900 par un homme muxicongo, c’est-à-dire originaire de la région de Mbanza Kongo. Son fils fît de même en 1941, quand il établit un autre candomblé-congo à Rio de Janeiro189. Ces diverses considérations suggèrent que les mocambas do anjo qui entrent en scène dans le rapport secret juste après la mention des tates et des cambondos et juste avant la référence aux filhos do terreiro sont, avant tout, des personnes importantes dans une « maison de culte». Je reviendrai bientôt sur ce point. En ce qui concerne le « fer » avec lequel les blancs qui avaient survécu à l’empoisonnement « devaient être achevés », il faut se demander s’il s’agit bien de « barres de fer ». À l’époque, l’expression passar (ou pôr) a ferro (littéralement « passer par le fer, mettre le fer ») voulait dire « [blesser avec] des armes [lames] de fer ou d’acier ». Il est possible, d’ailleurs, qu’elle ait pu renvoyer aussi à l’expression passar a ferro e a fogo (« passer par le fer et par 187 Chatelain, Folk-Tales…, op. cit., p. 267 : c’est la définition « à l’intérieur [et non à Luanda] où la langue est plus pure ». Chatelain rappelle que les jeunes filles esclaves qui étaient exploitées sexuellement dans les villes côtières étaient désignées par le même mot. C’est ce qui réapparaît des décennies plus tard dans la définition de mukama donnée dans un dictionnaire de la langue kimbundu du XXe siècle : « Une femme esclave qui est la concubine de son maître » (Assis Jr., Dicionário…, op. cit., p. 301). Laman, Dictionnaire…, op. cit., p. 707. 188 Laman, Dictionnaire…, op. cit., p. 707. Bentley, Dictionary and Grammar..., op. cit., vol. II, p. 886. (Ces définitions et celle de Chatelain sont de la même époque : fin du XIXe, début du XXe siècle.) 189 Voir le site en ligne http://www.ritosdaangola.com.br/Artigos/mabeji1.htm, « Entrevista com Mam’etu Mabeji – Bate Folha – RJ » (visité le 13 octobre 2007). 296 Robert W. SLENES le feu »), « assassiner, (...) détruire [par n’importe quel moyen] »190. Le copiste traducteur du rapport secret, certainement un anglophone natif, s’est-il trompé ? Il a effectué son travail à Rio de Janeiro et manifeste en dehors de quelques très petites erreurs de traduction, une bonne maîtrise du portugais. Le choix de ses mots peut ainsi renvoyer non à un lapsus mais à une connaissance personnelle des détails de la conspiration que nous ne pouvons reconstituer directement. Dans le contexte des plantations, les barres de fer dont les esclaves forgerons (toujours présents dans les grandes propriétés) disposaient pour leur activité pouvaient devenir de véritables armes. Ces hommes utilisaient en effet comme matière première des barres de fer brut qui avaient été pliées en deux pour faciliter leur transport à dos de mule vers la propriété rurale. À l’arrivée, elles étaient coupées en deux au niveau du coude de manière à obtenir deux barreaux d’environ « deux pieds » (61 cm) de long chacun qui étaient ensuite façonnés à la forge où l’on fabriquait la plupart des outils agricoles191. Toutefois, on peut se demander pourquoi des esclaves qui ne manquaient ni de houx, ni de faucilles ou de couteaux auraient préféré des barres de fer pour « achever » leurs ennemis. Ou, plus largement, en acceptant que « a ferro » puisse signifier « avec des armes de fer de toutes sortes », pourquoi les esclaves auraient-ils voulu explicitement exclure l’utilisation éventuelle de bâtons et de gourdins ? Ces questions, comme la réponse que j’essaie de leur apporter plus loin, sont assez spéculatives : on ne peut être sûr, en toute rigueur, que l’expression « a ferro se daria cabo [a eles] » ait été utilisée par les esclaves eux-mêmes, ni que 190 Antônio de Moraes Silva, Diccionário de Língua Portuguesa, 2 vols, Rio de Janeiro, LithoTypographia Fluminense, 1922 [ed. fac-similé de Antônio de Moraes Silva, Diccionário da Lingua Portugueza, 2e éd., 2 volumes, Lisbonne, Typographia Lacerdina, 1813], entrées pour « ferro », « fogo », « pòr ». 191 Voir la description de ces barres dans John Luccock, Notes on Rio de Janeiro and the Southern Parts of Brazil; Taken During a Residence of Ten Years in that Country, from 1808 to 1818, London, Samuel Leigh, 1820, p. 370. Dans la mesure où le système de transport des marchandises n’a pas beaucoup changé une génération plus tard, je fais l’hypothèse que la description est toujours valide en 1848. L’arbre « Nsanda » replanté 297 « a ferro » dans ce cas ne soit pas une contraction de « a ferro e a fogo ». L’exercice, en tout cas, vaut la peine d’être tenté, car nous savons que les ferreiros (« forgerons ») jouaient un rôle important dans la direction de la senzala. Il convient de revenir d’abord aux croyances répandues en Afrique centrale à propos des forgerons et des chefs politiques. Les premiers étaient considérés comme dotés de pouvoirs spirituels spéciaux. Les Kongo et les Mbundu pensaient qu’ils étaient particulièrement aptes à entrer en contact avec les bisimbi considérés comme les créateurs du travail du fer ou, plus généralement, des techniques192. Dans le même esprit, les forgerons avaient le pouvoir de guérir –en soufflant avec leur soufflet sur la partie du corps malade– et de rendre les femmes fertiles du fait de l’analogie entre la forge et le ventre féminin193. Quelques-uns de ces pouvoirs étaient directement traduits dans la langue kikongo qui disposait du verbe fula pour signifier « forger » et d’un mot identique (avec, on présume, un accent tonal différent, le kikongo étant une langue à tons) signifiant « réveiller, ranimer quelqu’un […] qui est malade à la mort ; souffler sur un feu éteint pour le ranimer ; ressusciter, faire revivre »194. Les chefs politiques, dont la légitimité venait des bisimbi, étaient considérés par leur communauté comme alliés des forgerons et comme possédant les mêmes pouvoirs de guérir et de redonner la vie. En fait, les mythes kongos des origines (comme ceux des Mbundu et des autres peuples d’Afrique centrale) considéraient que leur ancêtre fondateur et premier roi était un forgeron. Ces mythes, cependant, 192 MacGaffey, Religion…, op. cit., p. 81. MacGaffey, Religion…, op. cit., p. 65-70, 196 ; Eugenia W. Herbert, Iron, Gender, and Power. Rituals of Transformation in African Societies, Bloomington, Indiana University Press, 1993, p.132-44. 194 Lamam, Dictionnaire…, op. cit., p. 159 (qui est aussi la source utilisée pour fuula, un peu plus loin). Les notations tonales de Laman, faites avec des marques diacritiques, sont approximatives (Ibid., p. xix sqq) ; le fait qu’il donne ces deux occurrences de fula comme des mots différents, bien qu’elles aient les mêmes marques d’accent tonal, suggère qu’elles ne sont pas réalisées avec la même valeur « mélodique ». 193 298 Robert W. SLENES caractérisaient aussi le roi comme quelqu’un placé au-dessus des lois, qui pouvait « rompre les liens de famille » en tuant un parent proche pour montrer qu’il était digne de représenter toutes les communautés d’origine kongo195. Curieusement, tout se passe une fois encore comme si les mots donnaient forme aux choses, rapprochant le pouvoir politique du travail du métal, car fuula en kikongo (prononcé avec un [u] long et un accent tonal différent) signifie « détruire, exterminer »196. L’attribution au forgeron/roi de pouvoirs contrastés concernant la vie et la mort pourrait être considérée comme un autre exemple d’association verbale. Les cours de l’Ancien Royaume du Kongo ont peut-être représenté ces jeux de mots dans les symboles qu’elles utilisaient. Selon MacGaffey, « en 1850, dans le “duché” de Nzonzo, au sud-est du pays Mbanza au Congo, le chef (mani) avait pour insignes le marteau et l’enclume des forgerons kongo, deux pièces de métal qu’il frappait l’une contre l’autre ». C’était comme s’il voulait évoquer sa double capacité de forger/créer et de détruire197. Il se pourrait qu’un plan échafaudé, en fait, pour « achever » les Blancs avec du « fer » ou des « barres de fer » non seulement se soit appuyé sur un rituel concernant les représentations kongo liées à la figure du forgeron/chef, mais aussi ait eu pour but de confirmer la légitimité (fondée sur le culte bisimbi) des chefs du mouvement, dont l’un « devrait devenir roi »198. Il n’est pas anormal de trouver des forgerons accédant au pouvoir dans les communautés pratiquant les cultes d’affliction. Selon MacGaffey, rapportant les résultats des enquêtes ethnographiques du XXe siècle, il y avait une société parmi les Kongo dans laquelle « le forgeron, consécrateur des 195 Hilton, The Kingdom of Kongo…, op. cit., p. 37. Laman, Dictionnaire…, op. cit., p. 159. 197 MacGaffey, Religion…, op. cit., p. 196. 198 Cela pourrait aussi être une tentative de restaurer le pouvoir des bisimbi. En effet, à la mi-XXe siècle, on disait que les Européens avaient acquis leur supériorité technologique parce qu’ils avaient réduit les bisimbi en esclavage (MacGaffey, Religion…, op. cit., p. 81). Ne se pourrait-il pas que « achever les Blancs avec des [barres de] fer » renvoie à la libération et la revanche des bisimbi ? 196 L’arbre « Nsanda » replanté 299 chefs, était initié dans ce qui était en fait un culte rendu aux esprits [bi]simbi ». Et il ajoute : « Les forgerons étaient initiés dans des circonstances similaires à celles des chefs, à savoir, dans des cérémonies collectives d’affliction »199. Dans ce cas encore, des associations verbales (en kikongo) entrent en jeu, liant cette fois la figure du forgeron (mfula, « qui forge, travaille les métaux ») au kimpasi. Van Wing nous dit que dans le kimpasi mpangu du début du XXe siècle, le mot utilisé pour dire « ressuscité » était futumuka, « redevenir, revenir », forme passive de futumuna, « faire revivre » qui est, semble-t-il, « une forme renforcée de fula ». De plus, le mélange de poudres placé dans le petit sac formant le nsanga-nkita, le principal objet consacré du culte Mpangu, était connu comme mfula, un homonyme du mot déjà évoqué mais portant un accent tonal différent200. Dans ce contexte, il est frappant de constater que le principal chef du projet d’insurrection de 1848 à Vassouras, un « mulâtre libre », ait été identifié comme « exerçant la profession de forgeron », exactement comme Manoel Congo qui était à la tête de la rébellion marronne de 1838 concernant des centaines d’esclaves de plantation en fuite de la même région201. Manoel Congo était connu comme pai (portugais « père »), ce qui nous conduit à un autre mot clé du lexique de la révolte de 1848. Tate (« père ») est clairement une variante du tatá de la cabula. Dans ce cas, cependant, le mot semble renvoyer à une personne, non à un esprit protecteur. Toutefois, les tates ne sont pas seulement des chefs politiques. Leur coiffure parée de plumes, parure rituelle des prêtres-devins chez les Kongo aussi bien que 199 MacGaffey, Religion…, op. cit., p. 65 et 67 (les passages soulignés l’ont été par l’auteur de l’article, R.W.S.). Sur les forgerons en Afrique centrale, leur prestige social et leurs pouvoirs sur le monde des esprits, voir Colleen E. Krieger, Pride of Men: Ironworking in 19th Century WestCentral Africa, Portsmouth, NH, Heinemann, 1999. 200 Voir Van Wing, Études Bakongo…, op. cit., vol. II, p. 458 et 439. Voir aussi Laman, Dictionnaire…, op. cit., p. 555, pour ces deux occurrences de mfula. 201 Siqueira, « Memória Histórica… », op. cit., p. 109 ; Flávio dos Santos Gomes, Histórias de Quilombolas: Mocambos e Comunidades de Senzalas no Rio de Janeiro - século XIX, Rio de Janeiro, Arquivo Nacional, 1995, chap. 2. 300 Robert W. SLENES parmi d’autres peuples d’Afrique centrale, les désigne comme des hommes en relation avec le sacré202. De plus, la couleur rouge et la couleur blanche de leur « uniforme » sont deux des trois couleurs primaires du symbolisme religieux chez les Kongo, les Mbundu et bien d’autres peuples de l’Afrique centrale203. Les chefs d’un culte nommé ubanda [umbanda], dont les adeptes sont désignés comme filhos do terreiro, sont de toute évidence des personnes qui « reçoivent l’esprit » par l’intermédiaire d’un état de transe. Compte tenu de ce fait, et des arguments précédemment avancés, Tate Gola, Tate Corongo et plus encore Tate Guieiro (« père guide ») évoquent les esprits de la cabula et de l’affaire de São Roque, en particulier ceux de ce premier culte qui, en qualité d’esprits protecteurs, donnent leur nom à ceux qu’ils possèdent. Nous sommes presque assurément en présence d’un autre culte de la famille des dévotions kimpasi. Compte tenu des relations existant entre les kimpasi et le mouvement antonien au Kongo, compte tenu du fait que José Cabinda à São Roque utilisait des statuettes de saint Antoine dans ses rituels, la dévotion à ce saint en 1848 devient particulièrement intéressante. Cette double réitération de l’association entre saint Antoine et le culte kimpasi sur les côtes brésiliennes de l’Atlantique témoigne de l’assimilation entre ce faiseur de miracles et l’assemblage complexe des croyances liées aux esprits bisimbi. Le culte rendu à saint Antoine en 1848, débouchant sur une conspiration, suggère que le saint n’était pas seulement considéré comme un 202 Voir, par exemple, Friedman, Catastrophe and Creation…, op. cit., photographie p. 197. Chez les Kongo, les plumes, particulièrement si elles sont agitées par le vent, évoquent la présence des bisimbi. 203 Anita Jacobsen-Widding, Red-White-Black as a Mode of Thought: A Study of Triadic Classification by Colours in the Ritual Symbolism and Cognitive Thought of the Poeples of the Lower Congo, Uppsala, Acta Universitatis Upsaliensis, 1979. En bref, les couleurs blanche, rouge et noire se rapportent, respectivemente, au monde spirituel, aux moments dangereux de transition (par exemple, entre jour et nuit, vie et mort) et au monde des vivants. On retrouve les mêmes trois couleurs au centre de la pensée ndembu. Voir V. Turner, Forest of Symbols…, op. cit., chap. 3. L’arbre « Nsanda » replanté 301 quelconque esprit de la terre et des eaux. À Rio de Janeiro, dans la ville comme dans la province, Antoine était le saint favori des quartiers des esclaves comme des casas grandes [« grandes maisons », lieux d’habitation des maîtres]204. De nombreuses paroisses et plantations, particulièrement dans la vallée du Paraíba, portaient son nom. Il était le saint thaumaturge par excellence, aussi bien pour les captifs que pour leurs maîtres. Il devait être considéré, par les uns et par les autres, comme le saint patron de l’empire du Brésil –il avait même un brevet de lieutenant-colonel dans l’armée nationale– exactement comme il l’avait été auparavant par les Portugais. On est en droit de se demander, au vu de tous ces éléments convergents, si saint Antoine n’était pas devenu, aux yeux des Kongo et des Mbundu, un funza brésilien, le chef des génies tutélaires de la terre et des eaux dans leur nouveau territoire, exactement comme cela s’était passé au Congo –selon MacGaffey– aux temps de Kimpa Vita. S’il en était ainsi, le culte rendu à saint Antoine en 1848 prendrait une signification décisive : les esclaves auraient pu considérer que leur révolte ne pouvait être couronnée de succès que si ce faiseur de miracles se mettait de leur côté. De nombreux Kongolais, peut-être la plupart, avaient pu conserver dans leur mémoire, lors de leur déportation au Brésil, le souvenir du saint Antoine congolais. En effet, le culte de Ntoni Malau, « Antoine de bonne fortune » ou « Antoine le tout puissant » dans le dialecte de l’ex-capitale du Kongo, existait encore dans le royaume démembré du début du XIXe siècle205. L’historien Hein Vanhee, dans son étude des sources missionnaires de la seconde moitié du XVIIIe siècle, signale, pour cette période, la présence continue d’interprètes indigènes laïcs et de catéchistes recrutés parmi la 204 Stanley Stein, Vassouras: A Brazilian Coffee County, 1850-1900, 2e éd. avec une nouvelle préface et des photographies, Princeton, Princeton University Press, 1985 [1re éd., Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1958], p. 203 ; Mary Karasch, Slave Life in Rio de Janeiro..., op. cit., p. 266-67, 277, 282 et 284 ; Slenes, « Saint Anthony at the Crossroads... » (à paraître). 205 Georges Balandier, La Vie quotidienne au Royaume du Kongo…, op. cit, p. 243 ; Laman, Dictionnaire…, op. cit., entrée « lau ». 302 Robert W. SLENES noblesse kongo. Ces médiateurs culturels existaient déjà avant l’arrivée des missionnaires capucins, en 1645, et étaient encore nombreux à l’époque du mouvement antonien. Beaucoup d’entre eux savaient lire et peut-être écrire le latin comme le portugais. Vers 1760, ils sont toujours « assez nombreux », mais ils ne sont plus choisis comme autrefois par les missionnaires devenus moins présents : la plupart d’entre eux ont été « initiés par les chefs et les nobles au profit de groupes d’intérêt locaux »206. Ces laïcs, instruits des textes chrétiens, « allaient dans les villages isolés » pour y préparer la venue des missionnaires qui viendraient y donner le baptême207. En 1816, l’explorateur anglais du fleuve Zaïre, J. K. Tuckey, décrivait un homme qui était sûrement un de ces catéchistes indigènes. Il raconte qu’il prit à son bord un groupe de chrétiens africains du Sonyo, une ancienne province congolaise, parmi lesquels se trouvait un « prêtre » (priest) qui pouvait « lire les litanies romaines en latin » et « écrire [...] [son propre nom] et celui de saint Antoine ». Obligeamment, l’homme invoqua le saint (mais sans succès) en lui demandant de faire se lever le vent dont manquait le bateau de Tuckey208. Bien sûr, la plupart des personnes qui n’avaient pas d’origines kongolaises (et qui n’étaient pas non plus des Mbundu de Luanda ou de son immédiat hinterland) avaient dû ne rencontrer saint Antoine qu’au Brésil209. Toutefois, au contact de nombreux Kongo et Mbundu, dont ils partageaient 206 Hein Vanhee, « Central-African Popular Christianity and the Making of Haitian Vodou Religion », Central Africans and Cultural Transformations in the American Diaspora, sous la dir. de Linda Heywood, op. cit. p. 255. 207 Ibid., p. 255. 208 J. K.Tuckey, Narrative of an Expedition to Explore the River Zaire, usually called the Congo, in South Africa in 1816, London, John Murray, 1818 [édition fac-simile, London, Frank Cass & Co. Ltd., 1967], p. 79-80. 209 Sur la familiarité des Mbundu avec le christianisme, voir Linda Heywood, « Portuguese into African: The Eighteenth-Century Central African Background to Atlantic Creole Cultures », Central Africans…, op. cit., p. 91-113 et Linda Heywood, « The Angolan-Afro-Brazilian Cultural Connections », From Slavery to Emancipation in the Atlantic World, sous la dir. de Sylvia R. Frey and Betty Wood, London, Frank Cass, 1999, p. 9-23. L’arbre « Nsanda » replanté 303 les préceptes cosmologiques de base, ils avaient pu aisément transformer le saint en une figure apparentée au Ntoni Malau selon un processus similaire de réinterprétation. L’historien Stanley Stein a signalé, en s’appuyant sur les informations données par un ex-esclave, que, vers 1880, les captifs de la vallée du Paraíba remplaçaient quelquefois l’enfant Jésus blanc que saint Antoine portait dans ses bras par un enfant noir. Cette observation pourrait suggérer que, quel que soit le chemin interprétatif suivi, des Africains venus d’Afrique centrale et leurs descendants au Brésil en étaient eux aussi venus à s’approprier des figures sacrées chrétiennes comme Kimpa Vita l’avait fait avant eux210. Si le culte de 1848 impliquait effectivement une communauté kimpasi, alors c’est une grande partie de l’histoire des mouvements de résistance africains et de l’abolition au Brésil qu’il faut réécrire. Comme nous l’avons vu, l’insurrection avortée inquiéta les plus hauts niveaux de l’État. En 1852, Eusébio de Queiroz, le ministre qui avait présidé à la discussion de la loi de 1850 mettant fin à la traite transatlantique, attribua lui-même une grande signification politique à cette conspiration. Il jugeait que, à la fin des années 1840, « l’opinion publique » exprimée par ceux qui comptaient politiquement –à vrai dire par les planteurs eux-mêmes– était déjà « complètement favorable à la suppression du trafic » car l’afflux d’Africains avait été si grand « durant les années 1846, 47 et 48 » que chacun commençait à prendre conscience des dangers et des coûts qui en résultaient. Il écrivait : « Si l’opinion [publique]… avait connu pareille révolution dans le pays, il était nécessaire qu’une occasion se présente pour qu’elle se fasse connaître. Quelques événements ou, plutôt, quelques signes particulièrement graves qui se sont produits, les uns après les autres, à Campos [une région sucrière du nord de la province de Rio], dans la province d’Espírito Santo et dans quelques autres endroits 210 Stein, Vassouras…, op. cit., p. 203. Ses recherches datent de la fin des années 1940. Enlever l’enfant Jésus pour punir le saint est une fort ancienne pratique portugaise. Ici, toutefois, l’intention semble être bien différente. 304 Robert W. SLENES comme, par exemple, dans les importantes localités [caféières] de Valença et de Vassouras, ont provoqué une terreur que je pourrais dire salutaire, car elle a permis à cette opinion, opposée à la traite, de se renforcer et de se manifester ». À ce moment, Eusébio revient sur ce qu’il a dit à propos de l’opinion des planteurs : « Tous ceux qui se trouvaient à Rio de Janeiro à cette époque et se préoccupaient de ces questions reconnaissaient que les mêmes planteurs qui, jusqu’à cette date, avaient proclamé la nécessité de la traite, étaient maintenant les premiers à soutenir que le moment de sa suppression était arrivé »211. Les remarques d’Eusébio sont particulièrement significatives si l’on considère que ses propos avaient pour but d’attribuer la loi de 1850 à la sagesse des élites sociales et politiques du Brésil en minimisant le rôle de la pression britannique et, présume-t-on, des autres forces « étrangères ». En fait, le mouvement de 1848 s’était surajouté à la pression abolitionniste anglaise –croissante dès le début de la même année– et avait ainsi participé à la naissance d’une « opinion » favorable à la suppression de la traite plutôt que, comme le suggérait Eusébio, seulement galvanisé un consensus préexistant212. En 1848-50, la réponse « traditionnelle » de l’Afrique au processus de mondialisation a conduit, semble-t-il, en dépit de ses échecs apparents, à un de ses plus grands triomphes politiques, non pas sur le continent africain mais, par delà l’Atlantique, sur les terres brésiliennes213. 211 Discours d’Eusébio de Queiroz Coutinho Mattoso Camara à la Chambre des députés le 16 juillet 1852 reproduit dans Agostinho Marques Perdigão Malheiro, A Escravidão no Brasil: Ensaio Histórico, Jurídico, Social, 3e éd., 2 volumes, Petrópolis, Editora Vozes, 1976, vol. II, p. 210 [1re éd. en 1866-67]. 212 Sur l’accroissement de la pression anglaise en 1848, voir Leslie Bethell, The Abolition of the Brazilian Slave Trade: Britain, Brazil and the Slave Trade Question, 1807-1869, Cambridge, Cambridge University Press, 1970, p. 291-292. 213 Pour évaluer avec précision l’impact politique des esclaves, je pense qu’on doit recourir à la documentation réservée ou secrète des autorités et de la police comme je l’ai fait ici et comme l’a montré Maria Helena Machado (O Plano e o Pânico..., op. cit.). Pour un autre point de vue, voir Jeffrey D. Needell, « The Abolition of the Brazilian Slave Trade in 1850: Historiography, Slave L’arbre « Nsanda » replanté 305 Dans les années qui suivirent, la pression africaine (ou africaine et créole) par le biais des mouvements apparentés aux cultes kimpasi continua –les preuves abondent– à avoir un impact politique significatif. Comme Maria Helena Machado l’a montré, les révoltes d’esclaves de l’ouest de l’état de São Paulo (Campinas et Itu) qui survinrent en 1882 et 1883, en pleine crise politique du système esclavagiste du fait de l’effondrement du marché des esclaves à partir de 1881, furent conduites par des « sorciers » charismatiques. C’étaient des hommes liés au sacré qui, comme José Cabinda en 1854, organisaient des sociétés secrètes, utilisaient les statuettes de saint Antoine et les miroirs de divination dans leurs rituels, et promettaient de rendre l’insurrection invincible. Malgré l’opacité de la documentation sur « les aspects les plus privés des pratiques religieuses » concernées, ces mouvements peuvent être replacés dans le contexte des cultes de la famille des kimpasi tels que je les ai analysés dans des aires étendues du sud-est brésilien en 1848, 1854 et 1900. Ils offrent d’évidentes preuves que les cultes d’affliction des communautés kongo/mbundu non seulement continuaient à être actifs dans la région pendant la décennie 1880 mais, de plus, démontrent qu’ils pouvaient avoir été des institutions-clés dans les mouvements de résistance des esclaves214. La confiance en la possible continuité d’une société esclavagiste s’était exprimée par la robustesse du marché des captifs jusqu’en 1881. Comme je l’ai expliqué ailleurs, la capacité d’agir des personnes réduites à l’esclavage dans le contexte des années 1880, a probablement Agency and Statesmanship », Journal of Latin American Studies, 33, 4 novembre 2001, p. 688711. 214 M. H. Machado, O Plano e o Pânico..., op. cit., chap. 3. Le passage cité se trouve p. 107. Pour Machado (p. 109), au centre de ces mouvements se trouvent des sociétés secrètes dans lesquelles on propose aux adeptes « une renaissance […], un nom d’initiation, symbole de sa nouvelle identité ». En fait, elle projetait là de manière rétroactive les rituels de la cabula de l’Espírito Santo. La présente étude montre qu’elle avait raison. Sur l’effondrement du marché de l’esclavage, voir Robert W. Slenes, « The Brazilian Internal Slave Trade, 1850-1888: Regional Economies, Slave Experience and the Politics of a Peculiar Market », The Chattel Principle: Internal Slave Trades in the Americas, sous la dir. de Walter Johnson, New Haven, Yale University Press, 2004, p. 325-70 et plus particulièrement p. 356-361. 306 Robert W. SLENES contribué à faire s’écrouler l’idée que ce marché –c’est-à-dire le travail forcé– avait encore un avenir. Elle a certainement aidé à réduire à néant les efforts pour le redresser après sa dernière crise. En somme, les cultes du type kimpasi n’ont pas été étrangers au processus politique qui a conduit, en 1888, à la définitive mise hors la loi de l’esclavage au Brésil215. VI Il est maintenant temps de revenir à notre point de départ. Que les cultes kimpasi ou ceux qui leurs étaient proches aient été toujours vivants dans le Brésil du sud-est au XIXe siècle donne un nouvel éclairage sur la tension et les conflits entre les Francisco et les Jerônimo de la région. Du moins, les trois cas étudiés ici montrent que, à l’inverse de ce qu’on a trop souvent dit, les chefs des religions d’Afrique centrale n’ont pas été en reste sur ceux des régions yorubá dans l’organisation d’impressionnants rituels collectifs dotés de complexes liturgies et de symbolismes raffinés216. Ces événements ont cependant d’autres implications, plus larges, concernant la manière dont les Africains issus de l’Afrique centrale et leurs descendants se sont donné la capacité de forger de nouveaux projets et de construire de nouvelles identités. Je veux revenir ici sur la nature communautaire des kimpasi. Bien qu’ils aient été alternativement actifs et en sommeil au Kongo, ils y jouent sans aucun doute le rôle d’une importante « institution », elle-même solidement ancrée dans cette autre institution de la vie quotidienne que sont les cultes d’affliction mineurs orientés vers la thérapie individuelle. John Janzen et Wyatt MacGaffey font remarquer que les grands « cultes médicaux sacrés » du Kongo pouvaient souvent assumer des fonctions politiques. « Dans les régions où existaient de puissantes chefferies ou des gouvernements qui leur étaient extérieurs, ces cultes pouvaient traverser les frontières de ces divers systèmes administratifs et politiques antagonistes » et s’étendre « sur une vaste région, clan après clan, village après village ». Cependant, « lorsque ces formes de gouvernement 215 216 Slenes, « Brazilian Internal Slave Trade… », op. cit., p. 359-361. Voir en particulier Nina Rodrigues, Os Africanos…, op. cit., chap. 7. L’arbre « Nsanda » replanté 307 centralisées étaient absentes, les chefs du culte pouvaient certainement occuper nombre des fonctions d’un gouvernement »217. La mise en évidence de cultes proches des cultes kimpasi au Brésil réduit d’une certaine manière l’importance des travaux les plus récents sur la famille esclave affirmant la prévalence des liens de parenté dans l’organisation de l’expérience et dans la capacité d’agir des esclaves. Il en ressort qu’il n’était pas nécessaire de prouver que des structures et des réseaux familiaux existaient en situation d’esclavage pour récuser l’argument selon lequel la captivité avait laissé les Africains et leurs enfants privés de normes culturelles et de liens sociaux et, ainsi, les avaient condamnés à « l’anomie »218. Les personnes originaires de l’Afrique centrale possédaient d’autres institutions à cet effet et ils étaient capables de les reconstruire, même dans les conditions particulièrement dures de l’esclavage. Cependant, dans un sens plus large, l’existence de cultes communautaires d’affliction au Brésil confère une importance encore plus grande à la « nouvelle » famille esclave. Bien que, chez les Kongo, les kimpasi traversent les frontières des lignages et des clans, ils ne mettent cependant pas en cause les hiérarchies des pouvoirs au sein des communautés. Par exemple, les cultes kimpasi chez les Mpangu tels qu’ils ont été décrits au début du XXe siècle, étaient organisés sous les auspices du chef du village. Les nouveaux noms donnés aux initiés –c'est-àdire les esprits qui étaient appelés pour devenir leurs protecteurs personnels– étaient choisis par le chef en concertation avec les plus anciens des initiés qui, durant les périodes de crises prolongées, constituaient la majorité des anciens de 217 Anthology…, sous la dir. de Janzen et MacGaffey, op. cit., p. 96. Passage souligné par l’auteur de l’article, R.W.S. 218 Sur l’argument, classique, de la dislocation de la famille esclave et de l’anomie des groupes de captifs au Brésil, voir Florestan Fernandes, A Integração do Negro na Sociedade de Classes, 2 vol., São Paulo, Dominus Editora/EDUSP, 1965. La discussion et la réfutation de cette thèse se trouvent plus particulièrement dans : Florentino et Góes, A Paz das Senzalas…, op. cit. ; Slenes, Na Senzala, uma Flor..., op. cit. ; José Flávio Motta, Corpos Escravos, Vontades Livres: Posse de Cativos e Família Escrava em Bananal (1801-1829), São Paulo, Annablume, 1999. 308 Robert W. SLENES la communauté219. En somme, en plus d’être une réponse aux tensions sociales sévères, les kimpasi pouvaient aussi être considérés comme un moyen, pour les responsables politiques, de justifier leur pouvoir. C’était très clairement le cas dans le « lemba », un culte de la famille des kimpasi pratiqué au nord du Congo que John Janzen avait étudié. « Le lemba avait d’importantes fonctions politiques » parce qu’il était « une société pour laquelle les chefs, les juges et les sorciers-guérisseurs locaux étaient recrutés. […] Sa plus importante mission semble avoir été l’institution dans laquelle se définissent rituellement les élites de la société »220. Comparable en partie à une guilde commerciale, le lemba était une association dirigée par de prospères commerçants, y compris ceux qui faisaient des affaires dans la traite des esclaves. Grâce aux rituels du lemba, ces hommes importants de leur communauté acquéraient une légitimité, ils prouvaient à leurs compatriotes que leur richesse n’avait pas été acquises par le biais de la sorcellerie mais grâce à la bénédiction des bisimbi221. En contrepartie, ils « [canalisaient] l’aspiration au pouvoir des groupes de clients en les incluant dans un rituel commun »222. Toutefois, ce processus comportait une autre face. En atteste l’inquiétude suscitée parmi les élites politiques du Kongo par le mouvement de Kimpa Vita et, auparavant, par l’agitation des sociétés de kimpasi au milieu et à la fin du XVIIe siècle. Anne Hilton écrit que, après les conflits avec les kimpasi au début des années 1660, « [les rois] Garcia II, à la fin de cette décennie, et António I pensèrent qu’il était plus prudent de s’arranger avec ces mouvements indigènes. Garcia II se déclara publiquement associé à une société kimpasi »223. En somme, les kimpasi pouvaient aussi mobiliser les mécontentements et conduire les autorités à devoir rendre des comptes. Si des cultes de type kimpasi ont existé au Brésil, nous devons nous demander jusqu’à quel point ils ont été des institutions susceptibles de réguler, 219 Van Wing, Études Bakongo…op. cit., vol. II, p. 457. Anthology…, sous la dir. de Janzen et MacGaffey, op. cit., p. 96-97. 221 Janzen, Lemba…, op. cit., passim. 222 Anthology…, sous la dir. de Janzen et MacGaffey, op. cit., p. 97. 223 Hilton, The Kingdom of Kongo…, op. cit., p. 197-198. 220 L’arbre « Nsanda » replanté 309 dans les quartiers d’esclaves, les relations entre ceux qui avaient un ascendant et les autres. Plus largement, quelles étaient les structures du pouvoir dans la senzala ? Quelles relations les familles esclaves, avec leurs diverses histoires, entretenaient-elles avec ces structures ? Quels étaient les systèmes de mobilité sociale ? Comment les membres de la communauté qui tiraient leur épingle du jeu se justifiaient-ils devant leurs compagnons ? Quelle pression les moins heureux exerçaient-ils sur leurs leaders lorsqu’ils leur demandaient des comptes ? Ces questions ébranlent les catégories d’analyse que nous avions utilisées, Hebe Mattos et moi-même, dans notre précédent débat. On ne peut seulement en rester à la façon dont Créoles et ladinos supputent les avantages matériels dont ils pourraient bénéficier en s’extrayant de la masse des Africains, comme si l’esclave n’était qu’un froid « homo economicus ». Pareils calculs sont certainement importants, mais ils doivent être conçus comme un des aspects parmi bien d’autres d’une négociation complexe mettant en jeu les cultures et les identités, dans la senzala et au-delà. Pour paraphraser l’observation ironique de l’anthropologue Frank Cancian : « Tout homme est un homo economicus ; les humains diffèrent entre eux seulement en fonction des valeurs [et des institutions] en vertu desquelles ils économisent ». De manière plus spécifique, les esclaves en ascension sociale comme Jerônimo, dont nous avons parlé au début de cet article, ont dû avoir en permanence à se défendre d’accusations de comportements antisociaux et de sorcellerie. L’ethnographie des Nsundi proposée par Laman met précisément en lumière ce dilemme. Dans cette communauté kongo, un ndoki (« sorcier ») peut « se trahir lui-même » de différentes manières. Par exemple, « il peut avoir de la chance dans tout ce qu’il entreprend, il peut ne jamais manquer sa cible ; il peut être un artisan habile, amasser de riches propriétés, s’élever au-dessus du peuple… »224 Les ennuis de Jerônimo à Sorocaba peuvent illustrer les tensions qui risquaient de se produire entre esclaves à cause, très précisément, de silences et de sous-entendus partagés par tous. Jerônimo savait très bien que prendre ses distances à l’égard de ses compagnons de captivité signifiait, en fin de compte, 224 Laman, Kongo…, op. cit., vol. III, p. 217. 310 Robert W. SLENES qu’il aurait à porter sur lui un talisman consacré par les bisimbi pour se protéger des attaques potentielles des sorciers travaillant pour ses ennemis225. Dans ces conditions, il ne serait pas surprenant qu’il ait tenu compte de ces facteurs dans ses calculs « économiques » et ait tenté d’éviter les problèmes en devenant un des chefs de la communauté et des cultes d’affliction qui y étaient liés, exactement comme le faisaient les riches marchands kongo par le biais du lemba. Dans ce cas, le conflit qui l’avait opposé à Francisco pourrait n’avoir reflété qu’un malentendu, une faille momentanée dans un processus de médiation qui résolvait habituellement les tensions, plutôt qu’un clivage sérieux à l’intérieur du quartier des esclaves. Les cultes d’affliction et les sociétés religieuses de la famille des kimpasi peuvent évidemment avoir dépassé les limites des senzalas. En vérité, le modèle élaboré par Hebe Mattos, ne confinant pas la culture africaine aux seuls quartiers d’esclaves, et celui que j’ai proposé, mettant en évidence un héritage culturel partagé aussi bien par les Africains originaires d’Afrique centrale que par les Créoles, supposent l’un et l’autre la probable existence de ces institutions parmi les hommes libres comme parmi les esclaves. La transformation rapide de la cabula –dans la décennie qui suit l’abolition– d’abord considérée comme un culte propre aux esclaves ou aux ex-esclaves puis comme un culte qui s’ouvre à des hommes et des femmes de tous les milieux, suggère que de nombreuses personnes nées libres avaient déjà été attirées par cette pratique religieuse. Le culte de São Roque est un exemple d’une dévotion qui regroupe aussi bien les esclaves que les affranchis ou les libres. Il reste cependant une question à poser. Des communautés mixtes de ce type étaient-elles plutôt « tournées vers la liberté » et, dans ces conditions, susceptibles d’attirer des esclaves qui souhaitaient être intégrés dans l’espace social extérieur à la senzala et qui avaient « pris leur distance » d’avec leurs compagnons de captivité ? Ou bien étaient-elles plutôt « tournées vers l’esclavage » agrégeant des affranchis ou des libres de 225 Pour une représentation d’un talisaman de ce type, voir Robert Farris Thompson, Face of the Gods…, op. cit., p. 169. Dans ce cas, toutefois, il semble que ce soit une fusion des traditions kongo et yoruba. L’arbre « Nsanda » replanté 311 couleur s’identifiant avec les habitants des quartiers de captifs226 ? Bien que la documentation soit insuffisante pour trancher, l’affaire de São Roque semble se rapprocher plutôt de la deuxième hypothèse227. Ceci ne doit pas nous surprendre. De temps à autre, on trouve des documents suggérant que des personnes libres de couleur ou affranchies ont fait alliance avec des esclaves, ce qui n’allait certainement pas sans donner de nouveaux cauchemars aux élites politiques. Par exemple, une conspiration d’esclaves découverte en 1832 à Campinas était dirigée par un noir affranchi résidant à São Paulo228. Et, comme nous l’avons vu, le chef de la révolte de Vassouras, en 1848, était un « mulâtre libre », en plus d’être un forgeron, peut-être trempé dans une forge culturelle d’Afrique centrale. Pour savoir lesquelles des forces de cohésion ou des forces agonistiques prévalaient dans les senzalas, il nous faudra analyser avec plus de précision la sociologie des révoltes d’esclaves. Malheureusement, les sources concernant l’affaire de São Roque et celle de 1848 ne nous donnent pas (encore) la possibilité de connaître les caractéristiques sociales et ethniques des personnes impliquées. Toutefois, le travail de Flávio Gomes sur le quilombo de Manuel Congo à Vassouras en 1838, celui de Marcos Andrade sur la révolte de Carrancas (Minas Gerais) en 1831 et la thèse de Ricardo Pirola sur la conspiration de 1832 à Campinas procurent déjà un début –fascinant– de réponse229. Dans ces trois cas il ne semble pas qu’il y ait eu de division majeure entre Africains et Créoles ou entre esclaves de plantation et esclaves domestiques (ou esclaves ayant un métier). À Campinas où Pirola a pu retrouver les protagonistes de l’affaire dans 226 La distinction est analytiquement utile même si, empiriquement, on constate que ces groupes étaient habituellement caractérisés par leur ambiguïté. 227 Sur la possible formation d’une nation proto-bantoue ou proto-africaine d’Afrique centrale dans le Brésil du sud-est, voir Slenes, « ‘Malungu, Ngoma’s Coming!’… », op. cit. 228 Pirola, « Conspiração Escrava… », op. cit, chap. VII. 229 Gomes, Histórias de Quilombolas..., op. cit., ch. 2 ; Marcus Ferreira Andrade, « Rebelião Escrava na Comarca do Rio das Mortes, Minas Gerais: O Caso Carrancas », Revista Afro-Ásia, 2122, 1998-1999, p. 45-82 ; Pirola, « A Conspiração Escrava de Campinas… », op. cit., chap. 5-7. 312 Robert W. SLENES les recensements, dans les testaments ainsi que dans les registres de baptêmes et de mariages, les trente-deux leaders de la révolte (tous des hommes) étaient mariés plus qu’il n’est de coutume (dont plusieurs avec des enfants) et occupaient des emplois spécialisés ou avaient des responsabilités de surveillance. Plus, les Africains, parmi eux, étaient plutôt fortement acculturés au Brésil (ladinos) avec un passé de dix ans au moins dans la même plantation. Ils semblaient être des hommes ayant l’expérience et l’espérance d’une certaine mobilité sociale et, pourtant, lorsque le moment fut venu, ils n’hésitèrent pas à assumer la coordination d’un soulèvement d’esclaves. Devons-nous en conclure que les esclaves étaient par nature rebelles, même lorsqu’ils s’accommodaient ostensiblement de leur situation ? Je préfère, pour ma part, affirmer simplement que les Africains et leurs enfants nés au Brésil, comme partout ailleurs dans la diaspora, ont développé une « conscience double» : la capacité rusée de cultiver simultanément des stratégies et des identités apparemment contradictoires, susceptibles d’être utilisées dans toutes les circonstances, quelles qu’elles soient. Au-delà, un autre phénomène attire mon attention : les forces culturelles de cohésion qui paraissent avoir été particulièrement fortes chez les esclaves du sud-est du Brésil et le curieux mélange de répression et de récompense auquel ils étaient confrontés conduisant, même dans le contexte de la plantation, à plus de manumissions qu’aux EtatsUnis par exemple, pourraient être dialectiquement liés. Peut-être les maîtres ressentaient-ils la nécessité de développer ce système de récompense parce que les liens culturels qui se tissaient entre les esclaves, en l’absence de toute issue individuelle, auraient uni politiquement la senzala contre eux ? Cependant, si de nombreux esclaves de plantation, Africains ou Créoles, semblent s’être conformés au comportement susceptible de leur valoir à terme des récompenses, c’était tout simplement parce que la situation dans laquelle ils se trouvaient ne leur laissait pas d’autre alternative. Les esclaves issus d’Afrique centrale exerçaient une influence massive dans les senzalas et y diffusaient des cultures marquées par les traditions kongo ou celles des peuples qui en étaient proches. Dans ce climat, l’affirmation des coutumes partagées lors des cérémonies liées aux cultes d’affliction et la frustration qui pouvait être ressentie par les esclaves L’arbre « Nsanda » replanté 313 des domaines importants lorsqu’ils observaient de plus grands nombres d’affranchissement chez les petits propriétaires ne pouvaient que jouer un rôle décisif. Comment imaginer, dans ce contexte, que les esclaves des plantations aient pu ne pas rêver d’une immédiate liberté ou se soient abstenus de dresser des plans pour y accéder sans tarder ? Le chef de la conspiration de 1832, à Campinas, Diogo « Rebollo » (Libolo), porteur d’un ethnonyme mbundu, possédait « un Livre avec la peinture d’un museau de chien pour faire de la divination »230. Dans une grande partie de l’Afrique centrale occidentale, le chien cet auxiliaire de la chasse qui circule entre village et forêt ou, métaphoriquement, entre le monde des vivants et celui des morts, est associé au devin. L’un et l’autre savent « sentir » des choses qui, normalement, ne peuvent être appréhendées231. Les historiens auraient-ils les mêmes pouvoirs ? Seraient-ils capables, malgré les résistances de leurs sources, de percevoir l’arbre nsanda derrière les conflits opposant Francisco à Jerônimo ? 230 AESP, Ofícios Diversos de Campinas, n° 850, boîte 56, dossier 2, document 80. Le document est transcrit dans Queiroz, Escravidão Negra…, op. cit., p. 219. Les Libolo parlent un dialecte kimbundu (Miller, Kings and Kinsmen…, op. cit., p. 38.) 231 Anthology…, sous la dir. de Janzen et MacGaffey, op. cit., p. 7 ; Thompson, Flash of the Spirit…, op. cit., p. 121 ; MacGaffey, Religion…, op. cit., p. 132 et 265.