Extrait PDF

Transcription

Extrait PDF
Hegel
Introduction
à une lecture
critique
Hegel
Introduction à une lecture critique
Dans cet ouvrage, les deux œuvres maîtresses de Hegel, La
Yvon Gauthier
Yvon Gauthier
Yvon Gauthier
Hegel
Phénoménologie de l’esprit et La Science de la logique, forment la
trame de fond d’une analyse qui vise à dégager le texte de Hegel de
Introduction à
une lecture critique
sa gangue métaphysique. Il ne s’agira pas de parler comme Hegel ni
de parler contre Hegel, mais d’adopter l’attitude du lecteur critique
qui n’est peut-être pas toujours fidèle à l’esprit tout en restant attentif
à la lettre. Ma lecture mettra donc l’accent sur le langage de Hegel,
son vocabulaire et sa syntaxe, plutôt que sa sémantique qui a une visée
idéaliste et que je veux détourner au profit d’une critique constructive,
démontage plutôt que déconstruction, de l’échafaudage métaphysique.
Sur cette lancée, je chercherai à dégager, sous la phénoménologie
de l’esprit, une phénoménologie du langage et, sous la science de la
Yvon Gauthier est professeur de philosophie à l’Université de Montréal.
Il a publié de nombreux travaux en logique formelle et en philosophie
des sciences., en particulier dans le domaine des fondements des mathématiques
et de la physique. Il fait ici un court bilan de ses travaux sur Hegel autour de
la logique dialectique qu’il a rebaptisée syllogistique dynamique.
王
www.pulaval.com
ISBN 978-2-7637-8996-5
王
Hegel Introduction à une lecture critique
logique, une logique interne du langage.
王
Illustration de la couverture :
Kazimir Malévitch, Suprématisme dynamique no 57, 1916
Museum Ludwig, Cologne
PUL
PUL
Collection
王
Cette collection accueillera des ouvrages consacrés à la logique et à
la philosophie des sciences entendues dans leur sens formel. La ­logique
de la science, un titre emprunté au philosophe américain C.S. Peirce,
rend compte de la logique interne du savoir qui peut se décliner en
plusieurs versions et il est légitime de parler de logiques au pluriel
comme on parle de sciences au pluriel. L’éventail des recherches pourra
s’ouvrir pour inviter des analyses portant sur l’intersection et l’héritage
commun des traditions philosophiques et scientifiques. Enfin, les
travaux d’épistémologie générale ou historique dans les sciences sociales
et humaines ne sauraient être exclus dans cet esprit d’ouverture qui doit
caractériser l’idée d’une logique interne du ­discours scientifique. Si le
principe de tolérance invoqué par le ­logicien et philosophe des sciences
R. Carnap doit présider à une telle entreprise, c’est pour mieux assurer
le rôle de la philosophie comme vigile du savoir.
Le symbole 王 utilisé pour représenter la collection signifie la quantification « effinie » ou illimitée de la logique arithmétique et il est tiré
de l’idéogramme pour « wang », roi en langue chinoise.
Yvon Gauthier
Hegel
Introduction
à une lecture critique
DU MÊME AUTEUR
L’arc et le cercle. L’essence du langage chez Hegel et Hölderlin, Desclée de
Brouwer/Bellarmin, Paris/Montréal, 1969.
Fondements des mathématiques. Introduction à une philosophie constructiviste,
Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 1976.
Méthodes et concepts de la logique formelle, Presses de l’Université de Montréal,
Montréal, 1978, 2e éd., revue, corrigée et augmentée, 1981.
Théorétiques. Pour une philosophie constructiviste des sciences, Le Préambule,
Longueuil, 1982.
De la logique interne, Vrin, Paris, 1991.
La logique interne des théories physiques, Vrin/Bellarmin, Paris/Montréal,
1992.
La philosophie des sciences. Une introduction critique, Presses de l’Université de
Montréal, Montréal, 1995.
Logique et fondements des mathématiques, Diderot , Paris, 1997, 2e édition,
2000.
Logique interne. Modèles et applications, Diderot/Modulo, Paris/Montréal,
1997.
Internal Logic. Foundations of Mathematics from Kronecker to Hilbert, Kluwer,
“Synthese Library”, Dordrecht/Boston/London, 2002.
La logique du contenu. Sur la logique interne, l’Harmattan, Paris, 2004.
Entre science et culture. Introduction à la philosophie des sciences, Presses de
l’Université de Montréal, Montréal, 2005.
Logique arithmétique. L'arithmétisation de la logique, collection « Logique de
la science », Presses de l’Université Laval, Québec, 2010.
Yvon Gauthier
Hegel
Introduction
à une lecture critique
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la ­Société
d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur
programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide
au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Maquette de couverture : Hélène Saillant
Mise en pages : Mariette Montambault
ISBN 978-2-7637-8996-5
pdf ISBN 9782763709963
© Les Presses de l’Université Laval 2010
Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 3e trimestre 2010
Les Presses de l’Université Laval
2305, rue de l’Université
Pavillon Pollack, bureau 3103
Université Laval, Québec
Canada, G1V 0A6
www.pulaval.com
Pour Félix,
l'enfant des antipodes
Avant-propos
U
ne introduction à la lecture critique d’un auteur ou d’une œuvre
est plutôt une invitation à une relecture que propose le commentateur à un public averti. Pourtant, j’ai d’abord conçu cette introduction comme un guide pour les nouveaux lecteurs de Hegel qui n’auront
pas eu le loisir d’aiguiser leur esprit critique par de multiples relectures,
ou la patience d’analyser le texte de Hegel sur de longues années. Ayant
très tôt été un lecteur de Hegel, je lui ai consacré une part importante
d’une thèse de doctorat rédigée durant un séjour à l’Université de
Heidelberg deux cent cinquante ans après le passage de l’auteur de la
Phénoménologie de l’esprit et de la Science de la logique. J’ai ensuite écrit
quelques travaux critiques sur la logique de Hegel pour l’abandonner
par la suite et y revenir sur le tard dans un enseignement qui revisite la
phénoménologie et la logique du système – puisqu’il faut bien l’appeler
ainsi selon le terme même de Hegel (System der Wissenschaft) ou système
de la science. Il s’agit ici bien entendu du système de la philosophie
entendue comme science suprême et c’est cette prétention que voudra
d’abord dénoncer une lecture critique.
Remarquons que la lecture critique de Hegel n’est pas un fait
nouveau. Les néo-hégéliens de gauche, Marx le premier, n’ont pas
manqué de démonter assez tôt le texte hégélien. Entre Marx et nous, la
relecture de Benedetto Croce dans son fameux ouvrage Ciò che è vivo e
ciò che è morto della filosofia di Hegel [8] faisait le tri entre ce qui demeurait vivant et ce qui était mort dans la philosophie de Hegel. Pour le
philosophe italien, la logique de la philosophie, un titre qui sera repris
X
Hegel – Introduction à une lecture critique
plus tard par Éric Weil [57], requiert une dialettica dei distinti ou dialectique des concepts distincts par degrés (ordini) plutôt qu’une dialettica
degli opposti ou dialectique des concepts opposés ou contraires. Croce
considérait comme mort le projet de philosophie de la nature chez
Hegel en critiquant la tentative ou la tentation de la philosophie spéculative de se substituer à la démarche proprement scientifique inaugurée
par un autre italien, Galileo Galilei. La nature comme extériorisation
(Äusserung) de l’Idée devait rester lettre morte pour Croce. Ce que
Croce a conservé de Hegel, c’est une philosophie de l’esprit qui s’incarne dans l’histoire culturelle de l’humanité, après Vico et Herder qui
sont certainement dans l’ascendance de Hegel. Plus près de nous, la
lecture critique de Croce n’est pas si éloignée de celle du philosophe
américain R. Pippin qui propose aussi une lecture déflationniste du
système hégélien dans son Hegel’s Idealism. The Satisfactions of Self-­
consciousness [47]. J’entends par lecture déflationniste l’exégèse qui
tente de polir la gangue métaphysique de la pensée hégélienne afin de
lui enlever son relief dogmatique et veut en énucléer le cœur théorique
pour en faire une théorie de l’homme et de la société modernes. L’interprétation de Pippin défend l’hypothèse, qui n’est pas neuve, d’une
reprise hégélienne du projet kantien de la Critique du jugement dans
une perspective immanentiste qui redonne ses droits à la construction
sociale de la conscience et à l’auto-construction (Selbstbildung) de la
conscience de soi. La lecture de Pippin n’est pas étrangère aux lectures
de la tradition hégélianiste française depuis Jean Wahl, Alexandre
Kojève et Jean Hyppolite qui ont fait de la philosophie hégélienne une
philosophie de la conscience avant une philosophie du concept (Begriff).
Mais la récupération de l’idéalisme objectif dans une analyse conceptuelle qui s’amarre à une philosophie du concept n’est plus compatible
avec la désaffection dans laquelle est tombée la philosophie de la nature
ou la théorie hégélienne de l’Esprit absolu. Une autre lecture que j’appellerai lecture d’appropriation est celle de R. Brandom. Dans ses
ouvrages Making it explicit [3] et Tales of the Mighty Dead [4] (en plus
de quelques articles [5], un ouvrage consacré à Hegel est annoncé),
Brandom tire une partie de Hegel vers la philosophie analytique du
langage et veut faire de Hegel un penseur de la norme socialement
médiatisée dans une phénoménologie de la conscience ordonnée en
quelque sorte à un esprit du temps (Zeitgeist) qui acquerrait ainsi un
Avant-propos
XI
statut presque transcendantal. Cette lecture « normativiste » n’est pas
fausse, elle est partiale parce qu’elle fait abstraction du motif idéaliste
de l’esprit absolu qui pour Hegel doit transcender le temps et l’histoire
dans le concept (Begriff) et dans l’histoire conçue (begriffne Geschichte).
S’il est vrai que l’on peut réinvestir la philosophie de l’esprit dans une
théorie sociale de la culture, il peut être fastidieux de diluer l’idéalisme
absolu en un idéal rationaliste ou en un système sans dogmes ou sans
axiomes. Des lectures orthodoxes de Hegel, comme celle de l’hégélianiste français B. Bourgeois ou celle d’un commentateur fidèle comme
J. Reid [51] qui n’ont aucune visée critique sont toujours possibles,
mais elles ne contribuent guère à rendre Hegel plus vivant. La philosophie de la nature ne peut sortir indemne d’un procès qui la confronte à
la science contemporaine, malgré les efforts de certains lecteurs et
commentateurs – je pense à A. Lacroix dont La philosophie de la nature
de Hegel [41] est un bel effort de réanimation, aux travaux de E. Renault
ou à un essai plus audacieux encore de J.-F. Filion [9], à une Renate
Wahsner plus critique ou à D. Wandschneider qui dans son Raum,
Zeit, Relativität [56] voit en Hegel un précurseur d’Einstein plutôt
qu’un critique de Newton. Il faut épargner la philosophie des mathématiques de Hegel dans ce procès. Bien informé des travaux des mathématiciens contemporains, en particulier Cauchy et Lagrange, Hegel a
fourni une analyse critique du concept d’infini mathématique, la
mauvaise infinité (die schlechte Unendlichkeit) qui n’avait pas eu d’équivalent depuis la critique du calcul infinitésimal par Berkeley dans son
The Analyst de 1734.
On ne saurait ressusciter une philosophie de la nature (morte !), si
bien que l’interprète bienveillant, tel un C. Taylor dans son Hegel [53],
évite pratiquement d’en parler et préfère concentrer ses efforts sur l’actualité d’un Hegel humaniste. Pour ce lecteur, Hegel devient le penseur
qui ouvre la modernité en repensant les fondements communautaristes
de la société occidentale. D’autres comme Kojève ont voulu voir en
Hegel un Marx ou même un Heidegger avant la lettre.
La logique de Hegel n’en est pas une, c’est plutôt une « ontologique », Heidegger dirait une « onto-théo-logique », c’est-à-dire une
logique de l’être et de ses catégories (voir [30]). Mais ce sont les catégories comme déterminations du concept (Begriffsbestimmungen) qui sont
XII
Hegel – Introduction à une lecture critique
le tissu logique du système. Le révisionnisme est ici de bon aloi qui vise
non pas la justification de la dialectique, mais sa régénération au-delà
ou en deçà de sa gangue métaphysique. Après avoir montré dans des
travaux précoces que la logique de Hegel ne saurait être une logique
formelle, ce que Hegel savait déjà mais que nos contemporains
semblaient ignorer, j’ai voulu réinterpréter la logique hégélienne comme
syllogistique dynamique, c’est-à-dire comme une logique traditionnelle
(aristotélicienne) dynamisée par le procès de la sursomption ­(Aufhebung),
véritable moteur de la dialectique de la contrariété (et non de la contradiction) – c’est là la matière première des appendices de la fin de
l’ouvrage. Comme l’avait bien vu Croce, qui n’avait rien du logicien, ce
ne sont pas les énoncés contradictoires, mais les énoncés contraires qui
sont l’objet de la dialectique et dont la force motrice, que Hegel appelle
Moment pour le momentum de la mécanique newtonienne, réside dans
la dynamique de la double négation (negatio duplex ou doppelte ­Negation)
qui assure le passage ou la médiation (Vermittlung) des contraires vers
leur ultime résolution dans l’unité du Savoir absolu, pour parler comme
Hegel.
Il ne s’agira pas de parler comme Hegel, ni de parler contre Hegel
dans ce texte, mais d’adopter l’attitude du lecteur critique qui n’est
peut-être pas toujours fidèle à l’esprit tout en restant attentif à la lettre.
Ma lecture mettra donc l’accent sur le langage de Hegel, son vocabulaire et sa syntaxe, plutôt que sa sémantique qui a une visée idéaliste et
que je veux détourner au profit d’une critique constructive, démontage
plutôt que déconstruction, de l’échafaudage métaphysique et du
discours métaphysicien. Sur cette lancée, je chercherai à dégager sous la
phénoménologie de l’esprit une phénoménologie du langage et sous la
science de la logique une logique interne du langage. La conclusion de
l’ouvrage est consacrée à la mise en évidence de ce motif recteur.
J’utiliserai les traductions existantes en les modifiant à ma guise
quand je ne traduirai pas littéralement le texte de Hegel. Et j’aurai
recours librement à mes inventions de vocables, comme « sursomption » pour Aufhebung, qui a connu une belle fortune sans mon secours,
et à mes ressources de logicien et philosophe des sciences plus souvent
qu’à celles de l’historien de la philosophie que je ne suis pas.
Avant-propos
XIII
Un dernier avertissement. Le titre Introduction à une lecture critique
invite à une double lecture : en introduction, une lecture naïve du
1
texte , mais en conclusion une lecture qui s’est avérée critique. Cette
ambivalence peut être perverse. Plus simplement, il s’agira d’abord de
lire le plus objectivement possible un texte ; le comprendre veut dire le
prendre avec autre chose, avec le retrait qui crée une coupure entre le
lecteur et le texte lu pour plonger le texte dans un contexte qui n’est pas
celui du premier lecteur, l’auteur lui-même qui n’est plus maître de
lecture, mais le serviteur de tous les lecteurs à venir. C’est sans doute ce
que Hegel a tenté de comprendre quand il dit que pour nous (für uns)
lecteurs, le devenir de la conscience est déjà accompli et nous assistons
en contemporains à la fin de son histoire.
1. C’est la traduction de Jarczyk et Labarrière [23] et [24] que j’utiliserai dans tout
le texte, parce qu’elle me semble la plus exacte, malgré ses excès et ses abus de
langage. Je la modifierai à l’occasion en renvoyant à l’œuvre de Hegel dans
l’édition de la Felix Meiner Verlag. J’utiliserai les abréviations Phé. pour la Phénoménologie de l’esprit et Sdl pour la Science de la logique.
Introduction
Hegel vivant
J
e veux faire une lecture de la Phénoménologie de l’esprit et la Science de
la logique, non pas parce que, comme l’écrit Brandom (voir [3]), ce
sont les deux seules œuvres publiées du vivant de Hegel, mais bien
parce que ce sont ses œuvres maîtresses. Le système de la science au sens
hégélien comprend la phénoménologie et la logique comme les deux
parties essentielles de la synthèse de la certitude et de la vérité. La vérité
doit se présenter sous la forme de système, parce que seule la totalité de
l’expérience est l’objet de la philosophie. La notion hégélienne d’expérience elle-même a été au centre de nombreuses discussions de Heidegger
à Adorno et Gadamer, entre autres, et nous verrons comment la phénoménologie pour Hegel est la science de l’expérience de la conscience.
On sait que la Préface de la Phénoménologie a été écrite après que
Hegel eut terminé la rédaction de l’ouvrage. Si la phénoménologie est
la science de l’expérience de la conscience, la logique est la science du
contenu du savoir ; la phénoménologie retrace le devenir de la
conscience jusqu’au savoir absolu, la logique commence avec le savoir
absolu et voudra en déployer toutes les ramifications jusque dans l’Idée
absolue. Savoir absolu et Idée absolue sont les deux dimensions, certitude et vérité de l’Esprit absolu, thème final de l’Encyclopédie des sciences
philosophiques. La dialectique n’est que le mouvement ou l’automouvement du concept qui se propulse jusqu’à son terme dernier, l’Idée
absolue, après que la conscience ait parcouru toutes les étapes de son
itinéraire, de la conscience immédiate au savoir absolu, en passant par
la conscience de soi, la raison et l’esprit qui constituent les grandes
2
Hegel – Introduction à une lecture critique
structures du calvaire de la conscience, comme dit Hegel. Dans la
logique, l’automouvement du contenu traverse l’être, l’essence et le
concept pour aboutir à l’Idée absolue dans un trajet qui voit défiler
toutes les catégories de la pensée que l’histoire de la philosophie a mises
au jour. La dialectique hégélienne devient ici l’ouvreuse des chemins de
la pensée depuis sa naissance grecque. L’ambition hégélienne va jusquelà. Nous allons le suivre sur une voie parallèle avec le regard vigilant du
lecteur critique. Cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas le suivre
jusqu’au bout, cela signifie seulement que nous conservons une distance
critique et que nous gardons à vue la démarche dialectique de Hegel.
Hegel reprend la totalité de la pensée occidentale à son compte, en
particulier l’idéalisme kantien qu’il veut amener à sa complétion tout
en n’épargnant pas Fichte et Schelling qu’il veut dépasser. Notre lecture
ne s’intéressera aux précurseurs immédiats de Hegel et autres penseurs
modernes, Spinoza en particulier, que dans la mesure où ils sont récupérés par Hegel dans sa marche vers l’idéalisme absolu. Ainsi, si nombre
de commentateurs, dont le plus récent, R. Pippin, ont voulu voir dans
Hegel la réponse absolue au criticisme kantien, il nous faudra suivre
l’inflexion de la pensée hégélienne dans sa voie propre, celle de l’automouvement du Sujet absolu. L’autodétermination de l’Absolu est en
effet le motif recteur du programme philosophique hégélien et c’est
dans les flexions du concept d’absolu comme sujet – et non comme
substance comme chez Spinoza – que nous essaierons de comprendre
la trajectoire circulaire du devenir de la conscience et de la sphère du
savoir et de l’Idée absolue.
Chemin faisant, nous n’étudierons guère le premier Hegel, celui
des Écrits de jeunesse (Jugendschriften), si ce n’est pour y faire allusion
au passage ou pour marquer la continuité d’une pensée qui se définit
par l’activité et la progression du concept. L’idée de science philosophique n’apparaît dans sa forme achevée qu’avec la Phénoménologie et la
configuration finale du savoir s’accomplit dans la Science de la logique,
l’Encyclopédie faisant office de résumé ou de circuit fermé de la course
qui s’est déroulée dans les deux œuvres maîtresses de Hegel. Notre
lecture ne supposera pas cependant que l’œuvre de Hegel est unitaire
ou totalement unifiée et qu’il suffise de lire Hegel pour se persuader de
la légitimité de son entreprise. Une lecture critique n’est pas ordonnée
aux hypothèses exégétiques de l’historien ou de l’herméneute qui
Introduction
3
prétend reconstruire le sens et l’orientation de l’œuvre. Certains,
comme O. Pöggeler, ont remis en question la continuité du projet
hégélien de la Phénoménologie à la Science de la logique ; il nous suffira
de proposer une lecture qui ne défait pas la trame du tissu hégélien sans
vouloir en recoudre toutes les mailles.
L’hypothèse ou la thèse sous-jacente à la lecture proposée ici est
celle de la résurgence du langage dans le texte de la Phénoménologie et
de son occultation sous la figure du Logos ou Concept (Begriff) dans la
Science de la logique. Hegel a bien thématisé le langage dans la Phénoménologie, mais comme un courant ou une eau souterraine qui ressurgit
par endroits sous la conscience : le langage serait le support inconscient
ou, mieux, préconscient de la certitude sensible ou de la conscience
immédiate, d’où l’idée du langage comme structure pré-phénoménolo1
gique .
La Science de la logique doit être interprétée dans ce contexte comme
une grammaire des concepts ou des catégories conceptuelles qui sont
autant de déterminations logiques du discours ou du logos entendu
comme langage ou grammaire universelle. Le langage entendu ici
comme structure sous-jacente de la pensée n’est pas la langue de Hegel,
sa langue maternelle ou son idiome philosophique ; c’est plutôt la
logique interne d’un discours qui conjoint pensée et langage dans le
métalangage de la spéculation philosophique qui en apparence seulement transcende les conditions de possibilité de sa propre énonciation.
Le parti pris du langage ne nous rendra pas insensible pour autant aux
apories d’une lecture uniforme du texte hégélien, puisque celui-ci n’a
pas été écrit uniment : seule une lecture acritique peut masquer les
aspérités, les silences et les écarts d’une langue philosophique, celle de
Hegel, qui ne peut accéder malgré tout au discours total ou au langage
absolu qui l’aspire. La poésie de Mallarmé, d’inspiration hégélienne,
n’est pas parvenue à redonner entièrement son sens sacré à la langue de
la tribu, pas plus que la langue de Hegel ne réussit à rendre le discours
de l’absolu dans la parousie d’une parole transcendante.
L’attention se reporte ainsi sur le style du philosophe. Quoi qu’en
veuille certain traducteur, Hegel n’est pas un écrivain ordinaire qui
1. C’est ce qu’a bien vu un commentateur québécois qui a repris mes travaux
là-dessus, M. Robitaille [52].
4
Hegel – Introduction à une lecture critique
écrirait le roman de la conscience en empruntant un titre ésotérique,
celui de Phénoménologie, ou un penseur populaire qui usurperait le
nom de Science de la logique pour instruire le vulgaire malgré lui. Les
idiosyncrasies d’un style renvoient à l’hypocrisie d’une écriture, pourrait-on dire en paraphrasant Roland Barthes qui, dans Le degré zéro de
l’écriture, a montré comment l’idéologie d’une époque, ici celle de
l’idéalisme philosophique régnant, détermine les motifs secrets d’un
idiome, qu’il soit philosophique ou non. On essaierait en vain de couper
le lien ombilical qui lie Hegel à la métaphysique traditionnelle – beaucoup se sont donné cette vocation de la métaphysique pour proser une
interprétation pragmatiste in concreto de Hegel (Pippin et Brandom en
particulier), mais le discours hégélien contredit toute tentative de le
soustraire à la langue impériale d’un rationalisme souverain. Ce n’est
pas la maxime « le réel est rationnel, le rationnel est réel » qui est en
cause ici, non plus que la forme prédicative que Hegel va critiquer à
juste titre, mais bien l’horizon conceptuel et les strates linguistiques
d’un esprit du temps et de sa formule, pourrait-on ajouter, qui énonce
sa vérité dans des vocables gonflés par le souffle métaphysique. Mais
Hegel reste un penseur concret qui n’hésite pas à écrire que l’esprit est
un os ou que le représenter est seulement un « pisser à côté » de la fonction reproductrice du concevoir. S’il recourt au langage ordinaire ou à
la langue familère, Hegel ne se prive pas pour autant d’employer des
termes techniques ou des termes de la langue naturelle qu’il redéfinit à
sa manière. J’en veux pour exemples Aufhebung, que je traduis par
« sursomption », et Moment qu’on traduit généralement par
« moment ».
Hegel nous dit dans la Science de la logique qu’il faut comprendre
2
l’Aufhebung comme le tollere latin dans l’expression tollendum esse
Octavium qui signifie à la fois « il faut couronner (élever) Octave – en
tant qu’empereur – et il faut démettre (enlever) Octave ». Les deux
sens, élever et enlever, traduisent bien l’Aufhebung qui signifie à la fois
conserver et supprimer, selon la plupart des traducteurs. Le néologisme
« sursomption » veut marquer le sens opposé à la subsomption
kantienne, qui dans son acception la plus générale suppose qu’on peut
soumettre le particulier au général. Le procès inverse de la sursomption
2. Soulignons que tollere se décline en tollo, sustuli, sublatum (participe passé) et que
l’anglais s’en est inspiré pour traduire Aufhebung par sublation.
Introduction
5
« pro-meut » le singulier dans l’universel et propulse le déterminé vers
le déterminant (concept) absolu dans le mouvement dialectique qui
médiatise toute détermination par le moyen de la double négation.
Véritable dialectique ascendante – sunagogê selon le terme de Platon
–, la sursomption emporte la conscience immédiate vers le Savoir
absolu dans la Phénoménologie et transporte l’immédiateté indéterminée de la Logique dans le cercle des cercles de la médiation (Idée)
absolue. Ce procès dialectique s’effectue par moments, un terme qu’on
retrouve partout dans le texte de Hegel. « Moment » a un sens dynamique et non pas chronologique chez Hegel et renvoie au momentum
(quantité de mouvement) de la mécanique newtonienne que Hegel a
voulu « dynamiser » ou vivifier. Une telle lecture « dynamique » du
texte de Hegel ne détourne pas de l’esprit de Hegel, elle veut lui donner
plutôt un nouveau souffle pour sursumer ce qui est mort et redonner
une vie nouvelle à ce qui n’est pas mort dans la philosophie de Hegel,
selon le vœu formulé il y a plus d’un siècle par Benedetto Croce [8].
Chapitre 1
Phénoménologie
La certitude sensible
H
egel nous dit que : « Le contenu concret de la certitude sensible le
fait apparaître immédiatement comme la connaissance la plus
riche » (Phé., 107). Elle apparaît aussi comme la plus véritable et, pourtant, c’est la vérité la plus abstraite et la plus pauvre. Quelle est donc
cette connaissance qui n’en est pas une ? C’est l’objet que vise la
conscience immédiate : le ceci (das Diese), l’ici (das Hier) et le maintenant (das Jetzt), le hic et nunc immédiat, pointés par un Je (das Ich) tout
aussi abstrait. L’ici, le maintenant et le Je ne sont que des déictiques (en
anglais indexicals), des démonstratifs ou adverbes de lieu qui ne font
que montrer l’objet et désigner le sujet comme des places vides qui
devront être remplies par une connaissance authentique. Hegel exploite
l’exemple « maintenant, c’est la nuit ». Écrivons cet énoncé, dit-il, et
voyons ce qu’il est advenu de cette certitude. Elle s’est évanouie dans la
clarté du jour, pourrait-on dire. La pure nomination du démonstratif,
la position simple de l’être du ceci en l’acte d’indiquer singulier ne
confère qu’un être ou une existence immédiate au ceci et la conscience
qui énonce le ceci ne peut être elle-même qu’immédiate. Mais quel est
le contenu de cette énonciation même ? Ce ne peut être que l’ensemble
des ceci, c’est-à-dire la totalité des places vides de l’énonciation,
8
Hegel – Introduction à une lecture critique
l­’universel qui devient la négation d’un ceci singulier, un non-ceci,
comme dit Hegel : « C’est comme un universel que nous énonçons
aussi le sensible, ce que nous disons est : ceci, ce qui veut dire le ceci
universel ; ou : il est ; ce qui veut dire l’être en général » (Phé., 111).
Il ne s’agit pas d’une représentation, c’est-à-dire d’une connaissance
objective, mais d’une énonciation de l’universel et c’est le langage qui
est « le plus véritable ». Le langage est la véridiction de la conscience
immédiate, dirons-nous, puisque l’objet de la conscience dans ce
premier moment de son devenir, c’est l’être en général visé par la
conscience qui ne peut l’atteindre dans le pur mouvement de sa relation à l’objet mais qui est supportée dans l’accès originel à l’objet par la
tectonique du langage, par les fondements pré-phénoménologiques du
langage. Le langage n’est pas un phénomène pour la conscience, un
apparaître pour la certitude sensible ; il est la condition de possibilité
d’un phénomène ou d’un objet pour la conscience immédiate. Les
indices de l’être du ceci et du Je en tant que déictiques font émerger le
langage de sa couche souterraine. La conscience immédiate n’a pas de
connaissance objective ou de certitude sensible, c’est d’abord une
conscience langagière. Le langage est donc ici l’inconditionné de la
phénoménologie comme théorie du phénomène ou science de l’expérience de la conscience. Hegel dira plus tard dans sa Propédeutique
philosophique : « que le langage est le meurtre du monde sensible dans
son existence immédiate » ou encore dans Le système de la philosophie :
« le langage donne aux sensations, intuitions et représentations une
seconde existence, une existence plus haute que leur existence immédiate » ([29], 346).
Le langage sursume l’existence immédiate dans l’univers de la
conscience, il devient l’organe de l’universel, peut-on dire : « On pose
ceci, mais on pose plutôt un autre, ou le ceci se trouve sursumé : et cet
être-autre ou acte de sursumer le premier se trouve lui-même à nouveau
sursumé et de la sorte “fait un retour au premier” » (Phé., 116).
Mais Hegel nous dit tout de suite que ce retour au premier n’est pas
retour au même. Ce premier mouvement de la sursomption (Aufhebung) de l’immédiat, cette première médiation (Vermittlung) s’accomplit dans et par le langage, c’est un mouvement qui a en lui divers
moments, dit Hegel, et dès maintenant on peut se rendre compte de la
dynamique de ce mouvement et de ces divers moments (Momente ou
Chapitre 1 – Phénoménologie
9
momenta) comme mouvements particuliers à l’intérieur du mouvement
général de la dialectique. Hegel résume ainsi la dialectique de la
conscience immédiate du ceci : j’indique le maintenant, il est affirmé
comme vrai ; mais je l’indique comme ayant été ou comme sursumé, je
sursume alors la première vérité en affirmant que le maintenant est
sursumé et je nie de nouveau la première négation pour affirmer que le
maintenant est. Mais cette fois le maintenant est un objet du langage,
il a subi le traitement de la double négation, d’immédiat, il est passé à
un médiat qui est à son tour médiatisé dans une affirmation qui a élevé
le maintenant immédiat à l’existence supérieure du langage et le maintenant singulier est devenu un maintenant universel.
Cet universel est l’expression (Ausdruck) ou l’exprimé et l’indicible
est le non-vrai, l’irrationnel, le seulement visé. Le langage, l’acte de
parler, a le pouvoir divin, Hegel dixit, de renverser (verkehren) l’ordre
immédiat de la certitude sensible en savoir médiat qui, en l’absence de
langage, devient perception.
Nous avons tous les éléments de la dialectique hégélienne dans
cette aporie de la certitude sensible. L’immédiateté doit être dite, donc
médiatisée par le langage, pour accéder à la vérité de la conscience qui
n’est plus immédiate du même coup, puisqu’elle est elle-même médiatisée par le langage. Le passage, le dia de dialectique, de l’immédiat au
médiat est opéré par la mé-dia-tion dont le moteur est la double négation (doppelte Negation) ou (negatio duplex) qui assure la sursomption
du singulier dans l’universel. Les déictiques, ici, maintenant et Je en
tant qu’universaux linguistiques sont les balises de ce trajet initial de la
conscience, les constituants élémentaires du langage. En même temps
qu’ils sont les indicateurs de l’immédiateté, les déictiques sont les
embrayeurs du dialectique, si l’on peut appliquer ce terme de la linguistique à la démarche philosophique de Hegel – l’embrayeur en linguistique dénote les déictiques et les pronoms personnels, par exemple, qui
ont pour fonction de relayer les mots aux choses ou de rapporter le
monde au langage.
Hegel, dans ce premier chapitre de la Phénoménologie, s’inspire de
la tradition philosophique au point de départ. Aristote avait soutenu
qu’il n’y a pas de science du singulier, mais seulement de l’universel
(katholou) (Met. B, 1003 a, 6-17). Mais Thomas d’Aquin pensera qu’il
faut s’en tenir au nihil in intellectu, nisi prius in sensibus, qui attribue à
10
Hegel – Introduction à une lecture critique
la connaissance sensible un statut d’accès direct au monde immédiat.
Un Bergson dans son Essai sur les données immédiates de la conscience
définira l’intuition (sensible) comme « coïncidence immédiate et spontanée avec un objet (unique et inexprimable) ». C’est ce réalisme naïf
ou cet intuitionnisme pur que dénonce précisément Hegel. Paradoxalement, seul Wittgenstein semble assez proche de Hegel lorsqu’il écrit
dans ses Remarques philosophiques : « Le donné immédiat est un flot
constant – il s’apparente à un ruisseau. Si on veut le dire, on arrive à la
limite du langage qui le dit » ([58], 86-87).
Dans le cas de Hegel on devrait plutôt dire que la sensation est le
seuil du langage qui permet à la conscience d’accéder à l’universel. Ce
premier palier engendre par sursomption tous les autres jusqu’au Savoir
absolu. Il n’y a donc pas de commencement absolu ou il y a commencement dans la conscience immédiate sursumée dans le langage. On
retrouvera ce problème du commencement dans la Science de la logique
et, là aussi, c’est dans le langage que sera immergée l’immédiateté indéterminée (die unbestimmte Unmittelbarkeit) d’où devra émerger l’Idée
absolue.
La perception
Dans l’épistémologie traditionnelle des savoirs, la perception se
situe au deuxième degré, pour parler comme J. Maritain dans Les degrés
du savoir, de la hiérarchie des facultés après la sensation et avant l’entendement. Hegel respecte cet ordre, mais il le dialectise. Si la conscience
immédiate est la première figure (Gestalt) ou la première détermination
de l’esprit en tant que figure déterminée (bestimmte Gestalt), la sursomption dialectique dans une autre figure déterminée la transforme en
perception de la chose et de ses propriétés.
La chose appartient au monde du multiple et c’est la perception
qui doit connaître le multiple, c’est-à-dire la chose avec ses multiples
propriétés. Hegel écrit : « [...] car c’est la perception qui a en son essence
la négation, la différence et la multiplicité » (Phé., 122).
On a vu que le ceci de la certitude sensible est posé comme nonceci ou comme sursumé ; c’est un rien déterminé, une négation locale
et « le sursumer » (Aufheben) présente sa double signification véritable
Chapitre 1 – Phénoménologie
11
que nous avons vue dans le négatif (Phé., 123). Le sursumer est un nier
et un conserver en même temps. Dans ce passage, Hegel insiste donc
sur la signification profonde de la sursomption : c’est le procès de la
sursomption qui assure le passage du singulier déterminé à l’universel,
des déterminations ou déterminabilités multiples de la chose (ses
propriétés) à son unité qui est un ensemble simple de multiples, un
milieu universel. Il faut distinguer dans la perception de la chose trois
moments ou trois mouvements de la conscience ; il y a d’abord l’universalité passive du Aussi des propriétés opposées et multiples, la négation de ces déterminations qui donne l’unité et la négation de la
différence entre le multiple et l’unité qui lie dans une synthèse finale la
chose et ses propriétés. Voilà la dialectique de la conscience percevante
qui peut s’égarer dans l’illusion, simplement parce que la conscience
peut être comme une lumière vacillante devant la stabilité ou la fixité
de la chose ancrée dans l’unité du multiple, c’est-à-dire le complexe
constitué de la chose et de ses propriétés. La chose dans sa permanence
est l’objet invariable, mais la conscience change et peut varier, parce
que le milieu universel c’est nous ou la conscience qui perçoit et qui se
projette dans le monde du multiple. Et Hegel de montrer comment la
conscience refait le circuit, le cercle dialectique, de la conscience immédiate de la certitude sensible, mais de manière différente. La conscience
se projette d’abord dans le monde unifié du multiple de la perception,
revient à soi comme réflexion variable du multiple pour s’apercevoir, si
l’on peut parler ainsi, que la perception est sa perception à elle, la
conscience, et qu’elle peut se tromper dans les variations kaléidoscopiques de ses perceptions et que c’est en elle que ça se passe, c’est-à-dire
que la perception est sa perception et qu’elle est en fait le milieu
universel. La conscience doit prendre sur soi son autre, l’objet dans son
opposition au sujet (de la conscience). La conscience s’oppose alors à
l’objet simple et divers et doit penser le mouvement du singulier vers
l’universel en passant par la négativité des opposés ou des contraires
pour arriver à la force interne que doit penser l’entendement à l’aide de
ses catégories.
Dans la perception, la conscience pense ou plutôt pose la chose
comme pour soi (für sich) (objet singulier) et comme pour un autre (für
ein Anderes) dans le rapport de l’objet singulier avec d’autres objets
singuliers. La sursomption doit opérer finalement sur cet antagonisme
12
Hegel – Introduction à une lecture critique
pour-soi et pour-un-autre de l’objet : « L’objet, par là, est tout autant
sursumé dans ses déterminités (Bestimmtheiten) [...] » (Phé., 135).
Mais l’universalité et la singularité sont opposées comme abstractions vides et la conscience doit s’élever à l’universalité inconditionnée
du règne de l’entendement.
Force et entendement.
Phénomène et monde suprasensible
La conscience atteint une troisième station avec l’entendement ou
la conscience phénoménale. On peut se demander pourquoi Hegel
introduit le concept de force dans ce chapitre sur l’entendement, certainement l’un des chapitres les plus difficiles de la Phénoménologie et je
me contenterai de le résumer succinctement. C’est que la force est
conçue par Hegel comme la réalité du monde objectif ou phénoménal.
Hegel nous dit que l’universel inconditionné est pour l’entendement
l’objet vrai de la conscience, mais il n’est que comme objet pour la
conscience qui n’a pas encore le concept ou « n’est pas encore pour
soi-même le concept » (Phé., 140). Pour nous (für uns), cependant, ce
mouvement de la conscience ou concept est déjà accompli, nous qui
sommes les consciences philosophiques qui assistons au progrès de la
conscience, de la certitude sensible au Savoir absolu. Mais son itinéraire
pour soi, la conscience doit le parcourir étape par étape sans avoir pour
elle la vision de l’ensemble. C’est une marche longue et pénible, Hegel
dira un calvaire, que la conscience doit effectuer dans son périple vers
le Savoir absolu.
Si le monde phénoménal s’offre à l’entendement, la force se dérobe
comme intérieur du phénomène. Ce que Hegel veut penser ici, c’est
l’univers physique qui constitue l’essence du phénomène ; ainsi la force
gravitationnelle (attraction et répulsion), les forces électrique et magnétique qui seront unifiées plus tard dans l’électromagnétisme de Maxwell
sont régies par des lois, objets de l’entendement. On pourrait évoquer
ici la mécanique de Newton que Hegel a critiquée jadis pour son mécanisme auquel il a voulu substituer un vitalisme radical. Les trois lois
formulées par Newton dans ses Philosophiae Naturalis Principia Mathematica (1687) sont :
Chapitre 1 – Phénoménologie
13
1) l’inertie : un corps demeure au repos ou en mouvement rectiligne uniforme s’il n’est pas affecté par une force extérieure ;
2) F = ma : la force ou quantité de mouvement est égale à la masse
par l’accélération ;
3) la loi d’action – réaction : à toute action correspond une réaction de même magnitude.
La force gravitationnelle s’exprime par
G = k (mm'/r2)
et signifie que les corps sont en attraction réciproque en raison directe
de leur masse et en raison inverse du carré de leur distance. Hegel nous
dira que la loi est l’image constante du phénomène toujours instable ;
mais la loi est aussi le lien entre l’intérieur du monde et son extérieur
comme phénomène ou manifestation (Erscheinung) qui est la force
extériorisée (entäussert). Cet intérieur du monde devient alors le monde
suprasensible ou nouménal qui doit sursumer le phénomène dans la
loi. Le noumène ou la chose en soi produit le phénomène par un choc
(Anstoss) chez Kant ; une interprétation plus fine suppose que la chose
en soi n’est que chose de la pensée (Gedankending) pour Kant. Hegel
voudra y voir le concept à l’œuvre et il n’y a pas de noumène ou chose
en soi inaccessible dans l’immanence du concept. La loi va se dédoubler
dialectiquement comme différence sursumée de la loi et du phénomène
en un monde renversé (verkehrte Welt). Ce dernier monde se sursume
lui-même en renversant la dialectique du monde sensible – monde
supraphénoménal pour penser l’échange ou l’interaction (Wechselwirkung) des deux mondes qui est le vrai résultat de la sursomption. Le
libre échange, serait-on tenté de dire, entre les forces, le pur rapport de
soi à soi, la différence intérieure, l’acte du différencier dans l’unité, c’est
l’infinité :
Cette infinité simple, ou le concept absolu, doit être nommée l’essence
simple de la vie, l’âme du monde, le sang universel qui, omniprésent, ne
se trouve troublé, ni interrompu par aucune différence, qui lui-même est
plutôt toutes les différences aussi bien que leur être-sursumé, bat dans soi
par conséquent sans se mouvoir, tremble dans soi sans être inquiet (Phé.,
173).
Cette belle envolée lyrique de Hegel conclut que « l’infinité [est] cette
inquiétude absolue du pur acte de se mouvoir soi-même » (Phé., 173) ;
14
Hegel – Introduction à une lecture critique
c’est dans l’infinité du pur rapport à soi que la conscience vient à soi,
que la conscience devient conscience de soi. De la mer indifférenciée de
toutes les différences sursumées émerge la conscience de soi comme pur
automouvement (Selbstbewegung).
Quel bilan tirer de cette lecture des premiers chapitres ? Avant
d’aborder la conscience de soi, il convient de dire ce que Hegel a
accompli jusqu’ici. Parvenu au champ infini de la conscience au prix de
la sursomption de toutes les différences qui apparaissent dans la sensation, la perception et l’entendement ou de la séparation entre le monde
sensible et le monde suprasensible, Hegel, au-delà de Fichte, Schelling,
Kant jusqu’à Aristote, a voulu refaire l’unité immanente de la conscience.
Si l’on suppose que la thèse de l’intentionnalité de la conscience « toute
conscience est conscience de quelque chose [etwas] », reprise au Moyen
Âge jusqu’à Husserl est présente aussi chez Hegel, il faut revenir à Aristote pour voir comment Hegel a voulu penser la réunion de l’intellect
actif (nous poétikos) et l’intellect passif (nous pathétikos) du traité De
l’âme d’Aristote jusqu’à la dualité de l’ego transcendantal et de l’ego
empirique séparés à la naissance, pourrait-on dire, en vertu de la constitution a priori de l’esprit chez Kant. Kant fera la distinction entre intellectus ektypus ou intellect réceptif, et intellectus archetypus, intellect
créateur qu’il réservera à Dieu. Le Je (das Ich) et le non-Je (das NichtIch) de Fichte tout comme l’identité indifférenciée de Schelling (« nuit
où toutes les vaches sont noires »), ces abstractions vides sont absorbées
dans l’infinité du champ de la conscience, mère de toutes les différences. C’est bien la conscience qui accomplit sa propre genèse dans
cette prosopopée qui lui donne vie et langage par la pronominalisation
de l’automouvement de l’esprit en soi (an sich) qui s’extériorise (sich
entäussert) dans le pour-soi (für sich) de la conscience pour se retrouver
en soi et pour soi dans le Savoir absolu, unité finale de la vérité (objective) et de la certitude (subjective). L’automouvement de l’esprit est une
dynamique alors que l’auto-affection (Selbststimmung) d’un Schelling
est une passion ; un pathos de l’esprit qui est mû (ému) par soi, mais ne
se meut pas. La section suivante nous fait avancer d’un pas de plus dans
l’ascension de la conscience vers le savoir absolu.
Je ne m’attarderai pas sur les suites que l’histoire philosophique a
données aux concepts qu’analyse Hegel dans les premiers chapitres de
la Phénoménologie. Par exemple, le monde renversé devient celui de la
Chapitre 1 – Phénoménologie
15
marchandise détachée de sa valeur d’usage dans Le capital de Marx, la
dialectique devient la méthode du matérialisme dialectique d’un Engels
(La dialectique de la nature) – suivi en cela par Lénine, Staline et MaoTsé-Dong –, matérialisme vulgaire ou vulgate destinée à un enseignement populaire où toutes les contradictions sont vraies parce qu’elles
sont partout dans la nature et dans l’esprit, des pôles positif et négatif
de l’électricité au plus et au moins de l’arithmétique jusqu’au yin et
yang d’une dialectique proprement chinoise ; la réforme agraire dont
Lénine nourrit ses écrits est alimentée par la lutte dialectique du prolétariat contre le capital, mais Lénine aura au moins compris – Staline a
été incapable de comprendre quoi que ce soit – dans ses Cahiers sur la
dialectique qu’il faut avoir lu Hegel, surtout la Science de la logique,
pour prétendre le suivre. Les avenues, détours et les culs-de-sac du néohégélianisme de gauche ou de droite (Marx, Stirner, Strauss, Bauer,
Feuerbach avec une place à part pour Kierkegaard, anti-hégélien qui a
beaucoup retenu de Hegel) jusqu’aux idéalistes anglais, Bradley (Appearance and Reality), McTaggart, Bosanquet ou Josiah Royce – et le jeune
Bertrand Russell –, et italiens (Croce et Gentile) nous éloigneraient de
notre propos critique et je laisse aux historiens de la pensée hégélienne
le soin de démêler les fils de sa postérité. Il n’est peut-être pas inapproprié de remarquer que Russell a d’abord été hégélien avant de conspuer
l’idéalisme hégélien qu’il a traité de mud-headed nonsense, non-sens issu
d’un esprit fangeux – Gauss aurait dit enivré. On pourrait penser que
c’est le dialecticien chez le premier Russell qui s’est retrouvé avec le
paradoxe frégéen de l’autoréférence. Féru de paradoxologie, Russell
aurait tenté de prendre en défaut Cantor et sa théorie des ensembles
transfinis, mais Cantor avait prévenu le coup en stipulant que tous les
cardinaux (et tous les ordinaux) ne forment pas des ensembles, mais des
pluralités inconsistantes. C’est peut-être une ironie de l’histoire que le
collaborateur mathématicien de Russell, Alfred North Whitehead –
avec qui il a écrit les Principia Mathematica –, devenu philosophe a
écrit un ouvrage Process and Reality qui a conservé un esprit hégélien, si
ce n’est la manière de Hegel.
16
Hegel – Introduction à une lecture critique
La vérité de la certitude de soi-même
1
La conscience de soi est la certitude de soi-même dans sa vérité. Si
le concept est le mouvement du savoir, c’est la conscience qui se meut
et qui parvient au savoir de soi et qui entre dans « le royaume natif de
la vérité », comme dit Hegel (Phé., 179). La conscience, la certitude de
soi, est le versant subjectif de la vérité objective du concept. Le devenir
ou la genèse de la conscience est l’objet de l’histoire scientifique de la
phénoménologie où c’est l’esprit qui fait l’expérience de la conscience.
Le jeu des deux génitifs, genetivus objectivus et genetivus subjectivus,
dans la science de l’expérience de la conscience reflète l’ambivalence du
concept de science chez Hegel. Science pour nous (für uns) qui écrivons
et lisons la Phénoménologie de l’esprit et savoir pour soi (für sich) de la
conscience comme extériorisation de l’esprit en soi (an sich). Pour cette
raison, la conscience de soi serait vide si elle n’était remplie par les
figures antérieures de la conscience, l’objet de la sensation, la chose de
la perception, la force de l’entendement. Dans le procès de la conscience,
l’objet a subi un processus de transformation et est devenu vie, par le
passage de l’inanimé à l’animé puisque la conscience de soi est l’acte
d’un sujet qui se pose comme objet et ainsi accomplit le cercle de la
réflexion du pour-soi et du pour-un-autre en un en-soi. Mais le défilé
des figures (Gestalten) de la conscience ne s’arrête pas là, car la spirale
des cercles concentriques des formes de la conscience s’ouvre sur de
nouvelles formes dans un mouvement dialectique continu – Hegel dit
suite nécessaire (logique).
La médiation des figures opère toujours par la double négation et
Hegel introduit ici le concept de désir ; l’objet de la conscience de soi
est le soi qui devient objet de désir parce que la conscience veut s’accomplir comme « pleine » conscience de soi. Or le désir est la manifestation de la vie, qui est l’activité même de la conscience comme
intentionalité ou mouvement du sujet à l’objet et retour de l’objet au
1. Dans la traduction utilisée ici, le terme Selbstbewusstsein est rendu par autoconscience, indépendance de la conscience de soi par autostance et dépendance de
la conscience de soi par inautostance. Je rejette d’un bloc ces néologismes (ou
barbarismes pour certains) qui n’ont pas à mes yeux de justification, puisque la
terminologie de Hegel n’a dans ce cas aucune connotation technique particulière
et si l’allemand est une langue agglutinante, le français ne l’est pas !
Chapitre 1 – Phénoménologie
17
sujet dans la conscience de soi. La circulation du sens ou le circuit de la
conscience de soi est décrite de la façon suivante par Hegel :
L’essence est l’infinité comme l’être-sursumé de toutes les différences, le
pur mouvement de rotation, son repos comme infinité absolument
inquiète ; l’indépendance dans laquelle sont dissoutes les différences du
mouvement ; l’essence simple du temps qui, dans cette égalité à soimême, a la figure massive de l’espace (Phé., 211, trad. modifiée).
C’est bien de l’infinité que naît la conscience de soi et d’où émerge
la vie de la conscience dans le mouvement giratoire de la conscience de
soi qui éclipse toutes les différences. Mais Hegel, dans un raccourci
étonnant (et détonnant), veut intégrer l’espace et le temps dans le giron
de la conscience de soi ; c’est là un tour de passe-passe et on comprend
Hegel de ne pas s’attarder sur la métaphore du temps comme figure
massive de l’espace. C’est plutôt la fluidité (Flüssigkeit), cette eau originelle, Tiamat de la mythologie babylonienne ou encore tohu-wa-bohu
de la genèse biblique, comme milieu indépendant ou autonome où
toutes les différences sont sursumées, qui devient le théâtre de la
conscience de soi. La conscience de soi a la vie devant soi, pourrait-on
dire pour paraphraser le titre d’un roman, c’est l’objet de son désir et la
conscience de soi doit sortir du cercle de son auto-identité par le désir ;
l’objet de son désir est l’autre dans son indépendance, c’est-à-dire dans
sa fluidité absolue. Le désir de la vie doit cependant se fixer sur un
objet, puisque la vie c’est l’infini liquide qui doit engendrer des individus singuliers, des objets pour la conscience. C’est d’abord le soi
comme un autre qui est l’objet de la conscience de soi ; par cette scission primordiale ou scissiparité de la conscience, qui rappelle le dédoublement platonicien de l’un dans le multiple ou la division des sexes de
l’être humain en homme et femme dans le Phèdre de Platon (Adam et
Ève dans la Bible), la conscience dédoublée peut voir apparaître un
autre que soi qu’elle nie d’abord pour pouvoir préserver son indépendance. Cet autre que soi est en réalité soi et, dans sa négation de cet
autre, elle redécouvre son auto-identité de conscience de soi et devient
alors une conscience de soi parmi d’autres consciences de soi – Hegel
dit qu’elle est advenue sous un mode objectif (Phé., 186).
La satisfaction ou pacification (Befriedigung) de la conscience de soi
est avant tout autosatisfaction par retour de l’autre à soi ou de l’objet au
sujet, et la sursomption de cet autre rend manifeste l’essence du désir
18
Hegel – Introduction à une lecture critique
comme rapport à un autre ; c’est donc dans la conscience de soi que se
révèle le désir comme désir de l’autre et comme désir de soi et c’est à
partir de cette autosatisfaction que la conscience de soi désirante va se
porter sur une autre conscience et qu’elle va connaître un autre désir,
désir de l’autre avec un petit a pour parler comme Lacan. Sa satisfaction véritable, après ce premier épisode solipsiste, ne pourra se réaliser
que dans la reconnaissance de l’autre conscience de soi : « La conscience
de soi n’atteint sa satisfaction que dans une autre conscience de soi »
(Phé., 187, trad. modifiée).
La première satisfaction de la conscience dans la conscience de soi
ouvre la sphère égologique sur d’autres consciences de soi qui vont
devenir objets de désir dans la reconnaissance de l’autre comme autre
conscience de soi désirante. Hegel fonde ici la relation à l’autre sur la
relation à soi et le maître sera la figure de la conscience de soi qui se
sursume comme objet de désir de soi – il affronte la mort – et survit à
son auto-annihilation : sa domination est au-delà du combat pour la
vie, puisqu’il a fait face à la mort.
Faudrait-il dire que la première satisfaction de la conscience de soi
est narcissique et qu’elle ne réussit pas dans la dialectique de la maîtrise
et de la servitude à dépasser le cercle autologique de l’égoïté, c’est-à-dire
la sphère de l’ego parlant et écoutant son propre écho ? L’autosatisfaction est un monologue, Hegel a-t-il dit dans le chapitre « Force et
entendement » à propos de l’explication ou de l’auto-explication de
l’entendement.
Le premier mouvement du désir va du sujet à l’objet. Pour la
conscience de soi, cet objet est elle-même. Le désir est-il un autre nom
pour l’intentionnalité de la conscience chez Hegel ? En tout cas, ce qui
porte la conscience vers son objet est un mouvement dynamique, c’est
la vie, dit Hegel, et l’objet est un vivant. On pourrait ne voir dans cette
émergence de la vie au sein de l’infinité que la déduction dialectique de
la vie à partir du monde sensible ou la genèse conceptuelle de l’animé à
partir de l’inanimé ; on serait alors forcé de reconnaître le caractère
artificiel de cette biologie émergentiste qui par un tour dialectique fait
apparaître la vie, l’espace et le temps pour définir l’aire de jeu de la
conscience indépendante ou autonome. Du point de vue biologique, il
faudrait sans doute dire que la première dialectique est plutôt celle de
la proie et du prédateur dans la vie sauvage. La conscience « sauvage »
Chapitre 1 – Phénoménologie
19
ne viserait qu’à s’approprier l’autre pour le faire soi en le consommant.
La lutte pour la survie ou le combat de la mort apparaît d’abord dans
cette scène primitive ou meurtre archaïque (Caïn et Abel) où agresseur
et victime formeraient la première figure historique de la conscience –
l’histoire commence par un meurtre, dirait Freud. Cette lecture
anthropo-biologique appartient à une phénoménologie « matérielle »
qui démonte le discours idéaliste pour en montrer la pertinence en
contenu phénoménologique concret.
L’intérêt de l’analyse hégélienne est ailleurs. La conscience de soi est
la conscience du soi comme un autre et par là surgissent ou s’immiscent
tous les autres, c’est-à-dire les autres consciences de soi qui apparaissent
comme objets de désir à la conscience de soi : la conscience de soi n’atteint sa satisfaction que dans une autre conscience de soi, c’est-à-dire
dans une conscience de soi redoublée et dédoublée à l’infini. C’est par
la reconnaissance de cette dualité multipliée que les consciences de soi
« se reconnaissent comme se reconnaissant mutuellement » (Phé.,
219).
Maîtrise et servitude
Nous abordons ainsi la dialectique de la maîtrise et de la servitude
ou de l’indépendance et de la dépendance de la conscience de soi. Ce
développement, l’un des plus commentés de la Phénoménologie, Hegel
le présente en trois syllogismes.
Le premier syllogisme (Phé., 191) oppose deux consciences de soi
comme extrêmes ou pôles dans la sphère égologique, mais chacun des
termes est inversé dans le jeu ou la joute dialectique de l’un à l’autre par
la médiation de la conscience de soi elle-même dont Hegel dit qu’elle
est le moyen terme entre le petit terme a (première conscience de soi)
et le grand terme A (deuxième conscience de soi) :
1)la conscience de soi devient l’autre,
2)l’un et l’autre deviennent conscience de soi,
3)l’un et l’autre deviennent l’un-pour-l’autre.
Surviennent le combat pour la vie et l’affrontement de la mort. En
effet, pour conquérir son indépendance absolue, la conscience doit nier
20
Hegel – Introduction à une lecture critique
toute extériorité, la vie autre, pour s’affirmer dans son ipséité ou être
par-soi et pour-soi. La conscience de soi devient maîtresse de la vie et
survit au combat de la mort dans son égoïté insulaire. La conscience
servile ne veut pas conquérir son autonomie au prix de sa vie, s’attache
plutôt à l’extériorité, à la chose, et lui consacre son travail. « La
conscience indépendante à qui c’est l’être-pour-soi, la conscience
dépendante à qui c’est la vie ou l’être pour quelque chose d’autre (l’êtrepour-un-autre) qui est l’essence ; celle-là est le maître, celle-ci le serviteur » (Phé., 195, trad. modifiée). Le serviteur devient maître de la
chose en la travaillant.
Hegel explique ce mouvement négatif dans un autre syllogisme
(Phé., 193-194, trad. modifiée) :
1)la conscience de soi devient négation,
2)l’un-pour-l’autre devient conscience de soi,
3)l’un-pour-l’autre devient négation.
Cette dialectique est instable et il faut passer à la double négation d’un
troisième syllogisme (Phé., 194) :
1)le maître se rapporte au serviteur,
2)la chose se rapporte au maître,
3)la chose revient au serviteur.
Si c’est le serviteur qui travaille la chose, c’est le maître qui en jouit : la
jouissance est la sursomption de la chose en tant que consommation de
l’autre et consumation du désir. Mais la conscience servile n’en reste pas
là, au stade de la conscience désirante inassouvie, puisqu’elle a acquis
par son travail la maîtrise de la chose, donc du besoin du maître et, par
un singulier retournement dialectique de la situation, le serviteur
devient maître du maître – Marx pourrait dire que le prolétaire devient
le propriétaire du capital ou des biens accumulés par ses propres soins.
Par le travail en effet, la conscience servile se forme dans l’éducation de
soi, l’autoconstruction (Selbstbildung). Cette conscience autodidacte de
l’élève du maître devient maître du maître ici aussi et par là conquiert
sa liberté. Pour y arriver, la conscience servile aura dû s’effacer dans
l’anonymat (Phé., 198), refouler la crainte de la mort (Angst vor dem
Tode) et fuir le risque de l’anéantissement de soi dans le combat pour la
Chapitre 1 – Phénoménologie
21
survie. Dans la conscience servile, la dialectique de la conscience asservie
s’énonce comme suit :
1)la conscience de soi sursume le pour-soi de la conscience,
2)la conscience servile devient conscience de soi,
3)la conscience servile recouvre son pour-soi.
Le mouvement général de la dialectique de la conscience de soi peut se
résumer de la façon suivante :
1)le Je (conscience de soi) devient l’Autre (conscience de soi),
2)l’Autre devient le Je,
3)l’Autre devient l’Autre (comme conscience de soi authentique).
Ainsi s’accomplit le cercle de la conscience de soi qui se recourbe sur
elle-même en s’appropriant l’autre comme conscience de soi et s’élevant à l’intersubjectivité dans la communauté de consciences de soi
égales dans la liberté.
Les interprétations de la dialectique de la maîtrise et de la servitude
ou du maître et de l’esclave pullulent, du marxisme à l’existentialisme
et à la psychanalyse. Je n’y reviendrai pas. L’interprétation lacanienne
peut s’appuyer sur la notion de conscience servile pour l’analyse de la
névrose et du refoulement, sur la conscience maîtresse pour l’analyse
du narcissisme ou de la paranoïa schizoïde, et Lacan aidé par Hyppolite
a pu élaborer une combinatoire du désir où sont dialectisés les rapports
du sujet (conscience de soi) à l’autre, objet de désir (objet petit a) et à
l’ordre symbolique (objet grand A). La dialectique d’un inconscient
structuré comme un langage n’est certes pas hégélienne et Hegel n’a pas
thématisé le langage dans ce chapitre sur « La conscience de soi ». Le
travail du langage, peut-on penser, est le mouvement du concept pour
Hegel et l’inconscient serait l’histoire des figures de la conscience qui ne
peut être conceptualisée que dans le Savoir absolu – Lacan dirait omnicommunication (voir Lacan [40], 265). Logique du concept comme
logos ou logique de l’inconscient comme langage investissent toutes
deux la conscience qui devient conscience de soi dans le langage. Que
Hegel ait pensé cette genèse dans une perspective idéaliste ne nous
interdit pas de le lire autrement dans une philosophie (ou phénoménologie) du langage qui fasse l’économie des noms inassignables de la