A L`USINE

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A L`USINE
A L’USINE
RETOUR SUR LA CONDITION OUVRIERE. ENQUETE AUX USINES PEUGEOT DE SOCHAUXMONTBELIARD (1999)
En pénétrant à l’usine, Stéphane Beaud et Michel Pialoux découvrent comment, à l’instar d’un
rapport de force favorable aux entreprises, celles-ci ont pu transformer radicalement
l’organisation du travail en l’individualisant, discréditer la figure sociale de l’ouvrier, et briser les
anciennes résistances collectives qui ont permis d’obtenir les avancées sociales du vingtième
siècle. C’est tout le tissu social qui se voit ébranlé par de nouvelles formes de management qui
accentuent la compétition entre les travailleurs (jeunes/vieux, qualifiés / non qualifiés, français /
immigrés), tous menacés par le fléau du chômage et vivant dans la peur. Les enquêteurs nous
font pénétrer dans les entrailles de l’usine et dans l’intimité du travail. Ils observent par exemple
une grève aux usines Peugeot de Sochaux en 1989, où ils assistent à un affrontement entre les
militants grévistes et les OS non-grévistes considérés comme des traîtres et des fayots. En faisant revivre les
conflits d’atelier au travers de témoignages concrets, ils questionnent un mode de gestion de la main-d’œuvre qui
se fonde sur la mise en concurrence quotidienne des catégories sociales, en particulier des générations, pour
« imposer sans vergogne des conditions de travail déplorables » (p. 421) et qui pourrait se révéler contreproductif tant le malaise de tous grandit. La crise à partir de la fin des années 70 a permis aux grandes
entreprises de redéfinir les règles du jeu en faveur de leurs intérêts et au détriment des compromis sociaux qui
avaient été arrachés par la classe ouvrière.
L’agonie de la classe ouvrière qui est le fil rouge des recherches des deux sociologues s’effectue parallèlement au
maintien et même à l’accentuation d’une condition prolétarienne subordonnée, désormais marquée par
l’atomisation et le repli sur soi dans une perspective de survie individuelle. La nouvelle condition ouvrière
intervient sur fond de démantèlement des protections sociales associées à la société salariale, ou société de
l’emploi stable (voir Robert Castel). Ce sont les jeunes, convertis de force à la flexibilité par les contrats atypiques
(CDD, Interim, temps partiel, contrats aidés), qui paient le plus lourd tribu des restructurations productives, avant
qu’elles ne s’étendent par répercussion à l’ensemble des travailleurs. Et parmi eux, ce sont les jeunes de milieu
populaire issus de l’immigration, peu qualifiés, qui pâtissent le plus des nouvelles politiques restrictives d’emploi.
L’investigation part du constat d’une sous-estimation chronique de la présence des ouvriers dans la société
française et leur invalidation systématique alors qu’ils représentent toujours en terme d’effectif le groupe social le
plus important (6,5 millions en 1990) et que leur condition s’est aggravée en terme de salaire, de pénibilité du
travail et d’insécurité de l’emploi. La taylorisation du travail et les modes de contrôle « à l’ancienne » persistent et
s’amplifient. Pourtant, la question de l’exploitation a disparu de la scène politique au profit des phénomènes de
précarité extrême (exclusion, figure du érémiste ou du SDF), faisant apparaître tout travailleur même maltraité
comme un privilégié ne devant pas se plaindre. Les valeurs collectives d’entraide, la dignité ouvrière et la morale
de classe ont été tournées en dérision au profit de valeurs individualistes. Substitués par la mécanique
industrielle, précarisés dans un rôle de variable d’ajustement jetable d’une économie robotisée qui fonctionne à
flux-tendu, les ouvriers ont perdu le sens de leur place et de leur importance dans l’appareil productif, comme
producteurs de richesse. Ils ont perdu le sens de leur rôle politique comme défenseurs des opprimés. « L’armée
de réserve » de chômeurs leur rappelle sans cesse qu’ils sont désormais devenus un coût pour leur employeur et
doivent payer de leur coopération, voire de leur docilité, son consentement à les garder. Dans une interview au
Monde Diplomatique en 2001, Stéphane Beaud et Michel Pialoux reprenaient la dernière phrase du film de Gilles
Balbastre Le chômage a une histoire, prononcée par Henri Krasucki, ex dirigeant de la CGT : « Il n’y a pas de
moyen de coercition plus violent des employeurs contre les employés que le chômage ».
Au final c’est une condition ouvrière largement dévalorisée, une condition diminuée, rabaissée qui est présente
dans les esprits des jeunes générations aujourd’hui. Chez ces dernières, il s’agit non seulement d’un
affaiblissement du sentiment d’appartenance à la classe ouvrière, mais plus radicalement du rejet d’une condition
sociale jugée dégradante, une fois privée du capital collectif qui faisait sa force hier. C’est que l’anéantissement
de la classe ouvrière se lit d’abord dans les esprits comme la perte d’une assurance de classe conquise de haute
lutte et dans le renouement avec les anciennes figures de la honte sociale du prolétariat. Les sociologues insistent
beaucoup sur le fait que la domination sociale pour les jeunes générations est d’abord subjectivement vécue
avant d’être produite par des rapports de force objectivables (et donc renversables). Cela est le résultat du long
processus historique d’individuation qui rend chacun responsable de soi et n’infère plus aucunes causes sociales
aux aléas de la destinée individuelle. La domination n’est plus vécue comme autrefois de manière collective mais
est directement intériorisée comme atteinte à l’estime de soi et sentiment d’humiliation personnelle. Quête de
reconnaissance sociale et penchants narcissiques seraient désormais le moteur des relations sociales et les
sociologues en général, convertis en cliniciens de l’identité individuelle, usent (et abusent ?1) largement de ce
registre psychosocial.
Ce que les jeunes rejettent à travers le bleu de travail, c’est donc avant tout une considération sociale diminuée
et ce qu’ils revendiquent c’est le droit à la reconnaissance sociale. A l’usine et dans les familles, les
incompréhensions entre les générations sont patentes. Le fossé de génération entre les « vieux », bâtisseurs de
l’identité ouvrière et les jeunes (intérimaires en quête d’embauche) qui sont complètement étrangers à l’univers
ouvrier et à ses traditions, témoigne d’une véritable crise de succession et sert de révélateur à l’anéantissement
de la classe ouvrière. D’un côté on trouve la génération des parents embauchés dans les années 70, dont les
savoirs sont jugés obsolètes par le nouveau management et de l’autre celle des enfants qui jouent la carte de la
modernisation, se conforment aux attentes et disqualifient le travail des anciens. Cette tension particulière des
rapports sociaux est à replacer dans le contexte de la crise de l’emploi des années 80, 90 incitant les entreprises
à prendre des mesures d’économie en licenciant les anciens et en embauchant des jeunes meilleur marché,
vierges de toute culture de solidarité et de revendication ouvrière et chargés, suprême humiliation, de contrôler
et de rationaliser le travail des anciens qui pourraient être leurs pères. Beaud et Pialoux montrent que la
conscience de classe ouvrière ne s’est pas transmise et ce bien que la condition ouvrière soit de plus en plus tirée
vers le bas par le chômage et la précarité.
La disparition de la classe ouvrière se joue donc sur les deux volets ; matériel, avec la dégradation objective des
conditions de vie des ouvriers et la perte des moyens de lutte ; symbolique, avec la disqualification d’un héritage
collectif qui ne fait plus bon ménage avec l’idéal de réussite individuelle répandu par le culte de l’entrepreneuriat
et de l’argent (les jeunes de cité veulent désormais « devenir leur propre patron »). C’est « " par le bas", dans le
quotidien de l’atelier, du quartier et de la famille, et "par le haut", dans la défection d’un horizon émancipateur
global, que la classe ouvrière se défait », commente Philippe Corcuff à propos de Retour sur la condition ouvrière.
La fragilisation matérielle et identitaire de la classe ouvrière a des raisons politiques (crise du syndicalisme et
désintérêt de la gauche pour les classes populaires, en particulier issues de l’immigration). Elle a aussi un coût
politique avec la montée aux extrêmes. Le vote Front National des ouvriers peut en effet se lire comme un vote
de protestation contre l’amoindrissement de leur condition sociale. La valorisation du travail et le rejet des plus
démunis auxquels l’Etat providence porte assistance est le seul moyen pour eux de ne pas se sentir déchoir
davantage. C’est un vote de ressentiment social visible dans les situations de descension sociale.
1
Sans analyser en même temps, qu’à travers l’insistance sur les symptômes psychologiques des dérèglements sociaux -honte,
humiliation, mépris, atteinte à l’image de soi, souffrance psychique, anxiété, mal-être, issus des situations de domination sociale
- ils contribuent à leur tour à moraliser une vie sociale largement désociologisée.