les crapuleuses-1141..

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les crapuleuses-1141..
VEI Enjeux, n° 128, mars 2002
LES « CRAPULEUSES » :
MASCULINISATION DES COMPORTEMENTS
OU APPLICATION DE LA LOI
DES PLUS FORTES ?
Stéphanie RUBI (*)
Comment rendre compte des comportements féminins déviants et
délictueux d’adolescentes des quartiers populaires ?
Une approche ethnométhodologique a permis de formuler les choix
et rôles adoptés, parfois échus, et
interprétés par les adolescentes lors
de chaque interaction entre pairs. Ils
prennent sens au sein d’un système
socialisateur juvénile qu’elles définissent comme « loi du plus fort ».
L’image publique qu’elles donnent
d’elles-mêmes s’inscrit dans un éventail de trois déclinaisons possibles :
les « clairvoyantes », les « payottes »
et les « crapuleuses ».
En août 1998 apparaît sur la scène médiatique un « gang de filles »
qui s’est tristement rendu célèbre et dont les adolescentes sont décrites
telles « mi-anges, mi-démons [qui] changent de visage et d’attitude au
gré des provocations » (1). Jusque-là, la ritournelle sur les délinquants
juvéniles des quartiers populaires nommés les « sauvageons » se
contentait d’avoir pour objet les garçons adolescents. Or, avec l’histoire
(*) Sociologue, chercheuse à l’Observatoire européen de la violence scolaire, dirigé par
Éric Debarbieux, département des sciences de l’éducation, université de Bordeaux II.
Email : [email protected]
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des jeunes filles de Toulouse qui rackettaient d’autres adolescentes
désignées comme « riches », les médias vont se tourner vers la participation délictueuse des adolescentes de ces mêmes territoires. On a ainsi
pu assister à pléthore d’articles, dans une presse souvent destinée à la
gent féminine, tentant d’invoquer des carences psycho-familiales pour
ces conduites hors normes et non conformes au mythe de la douceur
féminine. En parallèle, des journaux comme Courrier international (2)
se penchent eux aussi sur ce type de phénomène, alléguant une masculinisation des conduites des adolescentes résidant dans ces quartiers
d’exil. Depuis, nous assistons ponctuellement à des reportages mettant
en scène des adolescentes racketteuses, des jeunes filles en bande à la
recherche de proies... La question des violences féminines est présentée
comme un fait de société nouveau et restant à définir, s’inscrivant dans
un mouvement sociétal plus large qui s’interroge sur le rôle de la
femme.
Cependant, pour bon nombre de personnes travaillant dans ces quartiers ou y résidant, sans crier à l’hystérie collective, la « violence verbale » et certaines exactions commises par des adolescentes étaient déjà
présentes, perçues et désignées comme telles. Certes, il est vrai que le
discours inquiet quant à la montée de la violence des mineurs s’appuie
lui sur la forte augmentation du nombre de mineurs mis en cause dans
les infractions répertoriées par la police et la gendarmerie : leur proportion a doublé entre 1973 (10 %) et 2000 (21 %). Or, s’il est établi par
l’unanimité des criminologues que les adolescents et les jeunes adultes
sont surreprésentés dans les activités délinquantes – enregistrées par les
services policiers – telles que les vols et les agressions, on ne peut
émettre les mêmes constats à partir des statistiques sur les activités
délictueuses des adolescentes, loin s’en faut (3).
Les violences urbaines des années quatre-vingt ont été révélatrices,
notamment pour Denis Salas et Olivier Mongin, d’une nouvelle forme
de délinquance qu’ils nomment « délinquance d’exclusion » (4) et qui a
pour particularité d’être territorialisée, collective et ancrée dans la précarité. Ces caractéristiques essentielles la différencient des deux autres
formes traditionnelles, dites « initiatique » et « pathologique », qui ont
donné lieu à l’ordonnance de 1945 sur le traitement de la délinquance
juvénile. À la suite de ces auteurs, notre questionnement fut de comprendre en quoi les adolescentes pouvaient être moins participatives à
cette forme de délinquance, moins exposées aux effets de la relégation
et des exclusions sociales et économiques que leurs pairs masculins.
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Les assises théoriques sur la délinquance féminine
Les travaux sur la déviance et la délinquance ne s’intéresseront à la
place des femmes dans les infractions et les transgressions qu’à partir
de 1970. Jusque-là, les femmes déviantes ou criminelles n’étaient prises
en compte que de manière marginale. Pour Albert Cohen (5), lorsque la
délinquance juvénile masculine est versatile, la délinquance féminine
est, elle, « spécifique », du fait de sa limitation à la catégorie des crimes
et délits sexuels. Conjointement, les gangs de filles ont longtemps été
« présents mais invisibles » – pour reprendre les termes de Meda Chesney-Lind (1999) (6) – au sein des recherches sur les gangs de mineurs.
Ainsi, Frederic M. Thrasher (1927), dans son fameux ouvrage The
Gang. A Study of 1 313 gangs in Chicago (7), répondait à la question
récurrente de savoir si les filles formaient elles aussi des gangs que
c’était un phénomène extrêmement rare (8).
En France, et dans les pays francophones, l’étude de la délinquance
féminine est pour le moins marginale, exceptionnelle pour ne pas dire
inexistante si l’on cherche des travaux sociologiques sur le sujet. Colette
Parent, dans Féminismes et Criminologie (9), expose les préoccupations
théoriques ayant guidé le développement des études féministes en
sciences sociales. Elle présente notamment les deux approches antagonistes traitant de la criminalisation des femmes. La première thèse sur le
traitement des femmes dans la justice pénale est nommée thèse paternaliste ou courtoise et postule que les femmes bénéficient d’un traitement
préférentiel sur les diverses étapes du processus pénal par rapport aux
hommes. La seconde perspective objecte que les femmes sont victimes de
discrimination dans la justice pénale qui les punit plus durement. La sanction est plus sévère à leur égard du fait de l’image idéale de la femme qui
ne doit pas être criminelle ; les délinquantes sont donc perçues comme des
femmes déchues que la justice se doit de remettre dans le droit chemin de
l’épouse soumise, de la fécondatrice immaculée. Si la grande majorité des
travaux sur ce thème se situent dans l’une ou l’autre de ces deux voies,
très peu développent leur approche théorique, ce qui, de fait, contre une
explication possible des résultats obtenus. En outre, et F. L. Mary (10) le
souligne aussi, les résultats de ces recherches sont souvent décevants,
contradictoires, fortement discutables sur la méthodologie…
Robert Cario, enseignant les sciences criminelles au sein de la faculté de
droit de Pau, s’est lui aussi intéressé à la question de la délinquance féminine ; le titre de son ouvrage exemplifie assez bien ce qu’il en conclut :
Les femmes résistent au crime (11). Partant des statistiques criminelles
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pour étudier la place des femmes dans les crimes et les délits, il en déduit
bien évidemment qu’elles sont peu touchées et peu sujettes à la criminalité.
Néanmoins, quelques auteurs tels Pascal Duret, Luce Michel, Yazid
Kherfi (12) ont observé des phénomènes de déviance et de délinquance
féminines. Ils abordent suffisamment le sujet des adolescentes transgressives pour que nous en concluions que c’est un véritable objet de
recherche même s’il fut peu étudié dans le champ de la sociologie de la
déviance. Il est vrai que, en France, nous ne connaissons pas encore le
prodigieux essor de la sociologie des genres qui occupe dans les pays
anglo-saxons – particulièrement aux États-Unis et en Grande-Bretagne
– des rayons entiers de bibliothèques… Le plus paradoxal demeure certainement que nos voisins outre-mer érigent la gender theory à partir
d’une personne qui, pour eux, est la figure de proue de cette perspective
– et qui ne devrait pourtant pas nous être inconnue : Simone de Beauvoir.
Sibylle Artz expose remarquablement les diverses approches féministes sur la délinquance dans son ouvrage Sex, Power, and the Violent
School Girl (13). Nous en retenons, entre autres, que l’intérêt pour les
recherches sur la délinquance féminine débuta avec les années soixantedix, du fait de leur nombre croissant à l’école et de l’augmentation de
leur présence dans les statistiques criminelles des États-Unis d’Amérique. La plupart des recherches qui en découlèrent tentèrent de comprendre pourquoi si peu de filles prenaient les chemins de la délinquance, sans pour autant se centrer sur l’élucidation de leur entrée
même dans la délinquance. Trois perspectives théoriques naissent de
ces travaux. La première explique la quotité des femmes et des hommes
dans les crimes et les délits en fonction de caractéristiques biologiques :
une sexualité problématique exhorteraient les jeunes filles à transgresser les règles et les lois sociétales. La deuxième approche pense l’intronisation des femmes dans la délinquance comme un effet de la socialisation des genres et des rôles s’y rapportant. Enfin, la troisième voie
appréhende la délinquance féminine telle l’expression d’une « masculinisation » des comportements féminins qui serait elle-même la conséquence des mouvements féministes et de l’émancipation de la femme.
Si ces trois approches ne pensent la délinquance des femmes que selon
un glissement de conduites propres à la gent masculine s’emparant de
l’univers comportemental des femmes, il est des auteur(e)s comme
Meda Chesney-Lind qui exhortent depuis plusieurs années les chercheurs à considérer la délinquance féminine, non pas selon les termes et
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les catégories propres à la délinquance masculine, mais à partir de
l’analyse et de la réflexion autour des histoires de vie des adolescentes
et femmes déviantes.
La « loi du plus fort » (14)
Notre choix est de resituer cette violence, déviance ou délinquance
féminine perçue et désignée par les différents adultes dans le système
des relations sociales adolescentes. Nous n’avons pas choisi de constituer notre objet d’étude comme étant défini de prime abord tels une
déviance ou un problème social, et n’avons donc pas tenté de rechercher les multiples causes de la violence ou de la délinquance. Nous
avons ainsi tenté d’étudier la « complexité anthropologique de cette violence » comme le conseillent Olivier Mongin et Denis Salas, afin de
discerner en quoi des actes déviants ou illicites peuvent devenir « une
habitude, une forme de socialisation et finalement une sous-culture ».
Nous avons rencontré plusieurs groupes d’adolescentes dans divers
quartiers dits populaires de Marseille (15e et 16e arrondissements), de
Bordeaux (quartiers Saint-Michel et La Benauge) ou de Paris (Belleville et Ménilmontant). Sur les quartiers marseillais de La Castellane et
de La Bricarde, nous avons côtoyé plusieurs semaines durant et à
diverses périodes des deux années où nous y sommes allées (1998 à
2000) plusieurs groupes de collégiennes scolarisées dans le même établissement scolaire. Nous nous proposons donc, à partir des observations ethnographiques auprès de ces adolescentes, assorties des entretiens de recherche réalisées avec elles, d’appréhender les conduites
déviantes et délictueuses des mineures des quartiers populaires (15).
En accord avec les discours des collégiennes, nous avons pu élaborer
une typologie classifiant les adolescentes en fonction des comportements et des attitudes repérés et désignés par leurs pairs, mais aussi par
les adultes les côtoyant. Cette classification s’ordonne selon les réactions et les relations que chacune entretient avec le mécanisme de socialisation juvénile qu’elles nomment « loi du plus fort » (16).
La « loi du plus fort » est un nom générique qui est revenu plusieurs
fois dans les discours des collégiennes et des collégiens que nous avons
rencontrés sur les différents terrains d’étude. Cela semble être à la base
de la définition de l’armature centrale du système de représentation
donnant son sens général aux comportements et aux conduites.
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L’enjeu pour chaque adolescente y est d’obtenir une position au sein
des pairs tout en répondant et en participant de cette « loi du plus fort ».
À partir de là, émergent plusieurs statuts possibles. Si l’on est
« faible », cela sous-entend que l’on sera brimé continuellement tant
que l’on n’aura pas intégré et appliqué les codes de conduite valorisés
par les pairs et régissant les relations entre adolescents. Pour ne pas être
faible, il faut donc être fort, jouer le jeu des rapports de forces et de
domination entre pairs. Au sein des adolescentes qui ont choisi cette
option, des différences apparaissent ; elles ne jouent pas toutes ce rôle
de la même manière car elles ne posent pas les mêmes limites de l’inacceptable. Quand il faudra pour certaines une mise en danger grave de la
face les obligeant à démontrer qu’elles ne se laisseront pas faire, pour
d’autres un simple regard suffira. Or, si les premières sont prêtes à
rétorquer en cas de nécessité, les secondes anticiperont les éventuels
affronts en se constituant une réputation de « guerrières » ou de « crapuleuses », intimidant et humiliant les plus faibles avant que d’autres ne
fassent leur loi sur elles.
F. Cossin : Et est-ce qu’il y en a beaucoup qui font un peu la
loi au collège ?
Alice L. (11 ans, 6e, gitane d’origine, La Bricarde) : Sur les
autres ?
F. Cossin : Oui.
Alice L. : Y’a même des filles des fois elles font la loi sur
des garçons […]. Comme moi, il y en a un, y’a même Medhi
qui est grand, je le frappe, il dit rien, Medhi lui qu’est, […] il
a rien intérêt de dire parce qu’il a déjà 16 ans lui, il est en 6e,
il sait que j’ai des cousins ici, il sait que s’il me touche, mes
cousins ils viennent, après ils le frappent […]. J’ai le frère
d’Astrid, j’ai Antoine, Gaston et lui qu’est rentré dans la salle
de perm’ tout à l’heure, le grand, lui qu’a dit « Allez venez, on
sort parce qu’ils travaillent », ben lui, c’est mon cousin.
F. Cossin : Ah oui… Et pourquoi tu le frappes Medhi ?
Alice L. : Des fois il m’embête, il me prend l’écharpe, il me
tire comme ça… Normal j’le frappe !
F. Cossin : Il fait rien après derrière ?
Alice L. : Non.
F. Cossin : Et toi, tu fais la loi sur lui ?
Alice L. (elle approuve) : Y’en a un, Yacine, le petit gros, et
chaque fois il fait : (elle gonfle les joues pour me mimer
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Yacine) parce que je suis un peu grosse moi […]. Et moi,
chaque fois, j’le prends, j’le frappe. Tellement qu’il a peur de
moi, il fait : « Je le faisais pas à toi, je rigolais ! » « T’as pas
intérêt ! »
Après il monte dans le bus, il me le refait ; je suis montée
dans le bus et je l’ai tué ! […] Je l’ai frappé, des gifles, des
coups de pied… C’est comme ça hein, si on fait pas la loi,
après c’est eux qui font la loi.
Les « clairvoyantes »
Dans l’entre-deux de cette dualité fort-faible se trouve la majorité des
adolescentes que nous avons rencontrées. Nous avons choisi de les
nommer les « clairvoyantes » du fait de leur lucidité quant au jeu
qu’elles entretiennent avec les impératifs d’action dictés par cette
« loi ». Clairvoyantes, car elles nous ont raconté ce qu’il en était des
codes de conduite édictés par les pairs et ressortissant de la « loi du plus
fort », tout en expliquant en quoi il était important de jouer ce rôle, en
quoi il était nécessaire de répondre à une offense. Lucides sur le personnage qu’il faut parfois interpréter dans les jeux de domination, elles ont
souvent fait preuve de « cynisme », dirait E. Goffman, par rapport à ce
type de rôle. Elles jonglent dans l’entre-deux des interdits sociétaux et
scolaires, réussissant à se conformer aux valeurs des pairs sans pour
autant trop dévier ou s’écarter des attentes sociétales.
Pour la plupart, ces jeunes filles ont rapidement compris, incorporé et
participé des règles du jeu à l’œuvre dans la hiérarchie de dominance
entre pairs. Elles sont ainsi à même de pratiquer la forme linguistique
valorisée par les pairs, prêtes à se battre, sont entourées d’amies, ont un
réseau de connaissances assez étendu comprenant certains de ceux et de
celles « qui font leurs macs », et participent des normes vestimentaires.
Leurs stratégies défensives sont variées. D’un côté, elles sont prêtes à
rétorquer, à répondre même face aux personnes qui leur « font peur » ;
d’un autre côté, elles appliquent aussi parfois ce que l’on peut nommer
un « consensus temporaire » : parvenir à un niveau d’accord quant à la
définition de la situation, quitte à reconnaître le jeu de la domination de
l’autre personne tout en sauvant sa propre face. Ainsi, elles reconnaissent qu’il y a certaines filles qu’ « il ne faut pas énerver », mais ne les
fuient pas pour autant. L’enjeu devient alors de deviner à quel moment
il faut répondre, insulter en retour, et à quel moment il faut s’effacer,
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partir en gardant la tête haute. De ce fait, elles sont à même de participer aux joutes oratoires, tout en pressentant le moment clé où ce n’est
plus du ressort du jeu mais du conflit. Elles jonglent donc entre le « je
te rends la monnaie » et le « il ne faut pas les calculer », différenciant
les situations auxquelles elles doivent répondre à hauteur de l’offense,
ce qui est impératif pour ne pas être « catégorisée » comme « faible »,
des situations où leur intervention risque d’entraîner une bagarre
qu’elles ne pourront dès lors pas éviter.
Les « payottes »
Chacune des collégiennes que nous avons rencontrées nous a parlé
d’élèves, soit dans leur classe, soit du collège, qui sont « faibles », qui
se font embêter, racketter, brimer régulièrement. Ce du fait de leur
caractère. Ils sont « calmes », « se prennent des gifles » et « à chaque
fois se laissent faire » par ceux « qui sont mieux dans leur peau ». Dans
un fonctionnement qui valorise les « tchatcheurs », ceux qui ont du
répondant, du courage, de la force physique et une certaine dureté de
caractère, les introvertis, les « timides » sont méprisés et victimisés.
Méprisés car ils n’ont pas compris que la peur ne devait pas se montrer,
qu’il ne fallait pas « trembler » et « s’excuser », qu’ils ne devaient pas
attendre des autres d’être tout le temps défendus. Car, en fait, les autres
ont suffisamment à faire quant à la protection de leur propre personne
dans les jeux de domination. En outre, prendre fréquemment le parti du
faible, c’est risquer de se dévaluer aux yeux des pairs, d’être identifié
soi-même comme « payotte ». Le terme est issu de la langue gitane. Sa
première signification décrit la payotte comme étant une femme ou une
jeune fille. Dans le discours des élèves, le terme payotte revêt un sens
déshonorant et discriminatoire inscrivant la personne traitée comme
telle parmi les gens faibles.
Estelle Z. (3e, 15 ans, kabyle d’origine, Lorette) : Mais c’est
eux des fois ils cherchent, mais pas ils cherchent vraiment,
mais c’est vrai y’en a comme ils se croient supérieurs à eux,
ils le frappent pour rien […]. Bon ils répondent pas, et c’est
ça des fois ça énerve, il, moi aussi quand je vois… il se laisse
faire, j’ai envie de le frapper mais je le frappe pas, j’y vais, je
le défends tout le temps quand je vois quelqu’un comme ça,
je, je le défends, mais après je lui dis : « Te laisses pas faire »,
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parce que c’est un peu, c’est pas… je vais pas dire que c’est
de sa faute, mais c’est lui il se laisse faire, il dit jamais rien,
la personne l’a traité, l’a embêté une fois, deux fois, il a pas
répondu, après tout le temps elle va venir l’embêter. C’est ça,
faut, faut qu’il se défende.
La logique est claire, incontournable : s’ils ne se défendent pas, s’ils
ne se font pas respecter, « tout le monde t’écrase », et chacun doit le
comprendre et le mettre en œuvre. Ne pas tenir ces règles, ne pas jouer
ce rôle revient à « choisir » le rôle de victime. Et, à partir de là, le discours des adolescentes met à nu le fait que la faute incombe à la victime
qui, refusant les règles du jeu, n’a en retour que ce qu’elle laisse faire
ou provoque. Le faible, outre sa « faiblesse » de caractère et sa solitude,
correspond souvent au « bon » élève qui accepte et applique les règles
du jeu scolaire au détriment de celles de la vie juvénile.
Tandis que les pairs se construisent contre les adultes de l’établissement
qui désapprouvent tout ce qui est valorisé dans la « loi du plus fort », les
faibles aiment bien leurs professeurs et, comme eux, dévalorisent et
méprisent les codes de conduite et les règles édictées par les pairs.
Lina B. (13 ans, 5e, algérienne d’origine, La Castellane) :
Exemple : un garçon qu’est faible, c’est quand il travaille,
qu’il est seul, il est dans un coin, il parle pas, il cherche pas
la bagarre […]. Il est calme et tout, après, exemple, c’est un
Français, il dit : « Sale payot, t’as pas de... [nom de
marque] », comme ça au moins ils font tout ce qu’il veut sur
lui, après ils en profitent sur lui, après ils le laissent tomber.
Le portrait que brosse Lina regroupe tous les éléments qui peuvent
être reprochés à un « faible ». Il apparaît comme vivant en dehors de
tout ce que font et vivent les autres élèves. Il ne participe en rien de la
vie juvénile, n’a pas de pairs et les fuit, ne risque pas de briller au sein
de la culture de l’éloquence puisqu’il ne parle pas, évite toute bagarre,
est calme et donc soumis au rôle d’élève studieux et obéissant, d’autant
qu’il travaille ; le fait qu’il ne porte pas de marque contredit la culture
de la frime minutieusement appliquée par les autres, et, pour finir, est
« français »… Les faibles sont rapidement identifiables, on les pousse
ils ne répondent pas, ou pire demandent pardon et s’excusent, refusent
toute joute oratoire, tout défi… Les « tests de sélection » sont très vite
concluants, les brimades sont donc aussi très rapidement appliquées.
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Les « crapuleuses »
Le terme est issu des discours de certaines quant à la désignation des
filles qui se battent même contre les garçons. C’est aussi le titre d’une
chanson d’un groupe de rap de La Castellane, chanson qui traite des
filles qui font « leurs macs », « leurs boss »... Récemment, nous avons
pu constater que le terme était toujours d’actualité à La Castellane ; certaines des adolescentes que nous connaissions il y a deux ans se revendiquent de cette dénomination… Pour exemplification, voici un extrait
du journal de bord rédigé par Fabienne Cossin et moi-même lors du
dimanche 25 novembre 2001 :
[…] Nous parlons ensuite des quartiers de Marseille et
parmi les plus « craignos » elle nous cite : Félix Piat, Bassens
et Font-Vert… Nous lui parlons des Créneaux et elle est étonnée de voir que nous connaissons Félix Piat ! Elle nous
explique qu’elle connaît Félix Piat car elle a des copines qui
vivent là-bas mais elle y traîne pas trop. Quand Lina reviendra vers nous, elle lui dira fièrement : « Elles connaissent
plein de quartiers ! » D’après elle, suite aux émeutes (17),
« ils ont rayé de la carte La Castellane » car « ils trouvent
que c’est trop chaud ! »... En plus, « Y’a plein de mecs qui
volent les sacs », et elle nous demande si ça nous est déjà
arrivé. Nous lui racontons qu’une fois des grands ont volé le
téléphone portable de Stéphanie, mais qu’elle s’en est aperçue, du coup ils lui ont rendu…
Maya nous explique alors sa tactique pour ne pas se faire
« emmerder », quand elle traîne dans les quartiers :
– « J’fais la crapuleuse ! Mais en plus j’ai mes frères, souvent ils connaissent mes frères ! »
– « Ah bon, et comment on fait la crapuleuse ? »
– « Et ben, tu fais ta mac ! »
– « C’est-à-dire ? »
– « Comment tu marches… Tu vois… (Elle mime) et t’y’
insultes : “Vas-y !”, “ J’nique tes morts !” Tu fais ta mac
quoi ! Et si tu fais ta crapuleuse, et ben, les gadjos, ils te
branchent pas ! Et t’es tranquille ! C’est pas comme les
payottes… »
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Éléments proxémiques et démonstratifs du statut acquis
De ce court extrait nous relevons plusieurs des éléments constitutifs
de la réputation, de la face de chacune. En premier lieu et non des
moindres, les éléments ayant trait à la proxémie qui étayent l’apparence. Nous y trouvons une forme linguistique spécifique associée à
une certaine intonation et assortie de termes codifiés. Les jeunes utilisent le langage avec un éclat et un relief dramatique propre à intimider
et à couper court par avance à toute offense ou provocation.
Au niveau de l’oralité, il semble que les crapuleuses aient intégré au
mieux les fonctions ludiques, initiatiques et cryptiques du langage (18),
ces codes linguistiques propres à l’ensemble des pairs. Il est dit qu’elles
parlent à la crapule, et certaines de celles qui correspondent à ce groupe
reconnaissent d’elles-mêmes que leur langage peut nous paraître « vulgaire ». Au cours des entretiens que nous avons faits avec elles, la plupart d’entre elles nous ont donné en représentation un rôle révélateur de
leur statut au sein des pairs, employant cette forme linguistique sèche,
dynamique, aux intonations et aux tons multiples entrecoupés de termes
issus des langues arabes ou gitanes. Langage ponctué régulièrement de
claquements de langue affirmatifs ou négatifs, ponctué aussi de nombreuses mimiques et de haussements d’épaules renforçant ce qu’elles
nous racontent. Si quelques-unes ont été peu loquaces, elles sont nombreuses à s’être prises au « jeu » de l’entretien et en ont même parfois
« profiter » pour nous « vanner » sur notre accent bordelais « pointu »,
notre langage châtié…
Aux pratiques langagières et aux mimiques s’ajoutent la gestuelle et les
déplacements. Ainsi, à Marseille, il est de mise de ne se mouvoir que crochetée bras-dessous bras-dessus, dans le collège, le quartier, le centre
commercial, etc. La forme linguistique tout comme l’allure, la démarche
traduisent alors, tels des codes symboliques, le rôle joué, et le statut
revendiqué. La gestuelle va de pair avec le look – et les marques – arboré,
éléments démonstratifs du prestige social éminemment importants.
Mira B. (14 ans, 4e, algérienne d’origine, Le Merlin-La Castellane) : Ben oui, il y en a, parce qu’ils fument, ils se croient
les plus forts, il y en a qui se maquillent, il y en a beaucoup
ouais, tu vois… Il faut avoir des marques si on veut être un
peu apprécié, il faut avoir des marques… Ou alors ils embêtent les autres qui ont pas beaucoup de, qui s’habillent un
peu…, sans d’habits de marque.
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Aux habits s’additionnent donc le maquillage pour certaines, et la
coiffure, même pour celles qui ont le « look » « à la crapule ». La tendance capillaire lorsque nous étions sur Marseille était aux raies très
nettement marquées, au milieu du crâne, droites ou en zigzag ; et aux
cheveux réunis à la nuque puis entortillés et remontés vers le haut de la
tête pour être maintenus par une pince au milieu de la tête. À ce « panaché » nommé aussi « banane », on peut laisser retomber deux fines
mèches de chaque côté de la figure comme le fait Astrid. Le plus étonnant est que, même par grand temps de mistral, la finition de la coiffure
choisie est parfaite. Ainsi Farida, quel que soit le temps, réussit toujours
à maintenir ses cheveux plaqués et lissés sur le dessus de la tête, répartis de chaque côté d’une raie impeccable. Quant à Lia, qui préfère les
joggings aux pantalons moulants qui la « grattent » et qu’elle ne met
donc qu’occasionnellement, elle porte une grande attention à ne pas être
décoiffée. Ainsi, le soir où nous étions au centre social de La Castellane
pour le pot donné à l’occasion de la nouvelle année, Lia s’est mise à
danser au milieu de ses amies. Elles étaient assises sur leurs chaises formant un cercle, et frappaient dans leurs mains, chantonnaient une chanson de fêtes arabes – comme nous expliqua ultérieurement Lia – et
encourageaient Lia qui commençait à danser, puis s’effondrait sur l’une
des amies en riant, vérifiait dans le reflet de la fenêtre sa coiffure et
repositionnait au besoin ses cheveux de chaque côté de la raie pour se
remettre à danser un peu, et s’effondrer… Des observations les plus
récentes, nous avons pu constater que la coiffure était toujours importante. Ainsi, ce dimanche 25 novembre 2001, nous avons revu Lina, que
nous avions associée, deux ans auparavant, aux « crapuleuses », sans
qu’elle nous semble faire partie des plus « dures ». Ce dimanche, nous
l’avons retrouvée toujours vêtue d’un survêtement de marque, le bas de
ce dernier étant rentré dans les chaussettes, elles-mêmes placées dans
des chaussures de sport d’une marque prestigieuse et coûteuse. Cet
apparat, qui pourrait sembler tel quel bien « masculin », s’agrémentait
de nombreux colliers en or ornés de pendentifs, de multiples bracelets
entrelacés, de bagues à quatre des cinq doigts de chaque main, les sourcils étant soigneusement épilés et la peau du visage hâlée d’une poudre
légèrement pailletée… Enfin, ses cheveux décolorés en blond étaient
ramenés en arrière et maintenus par une pince…
Cette attention portée aux apparences s’accompagne parfois d’inquiétudes corporelles donnant lieu éventuellement à des moqueries (19) et
de préoccupations constantes de minceur, d’où quelquefois de forts
troubles corporalisés. Ainsi de Céline – dont l’infirmier scolaire nous a
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appris qu’elle était anorexique – qui ponctuellement, au cours de l’entretien, nous parle du maillot de bain qu’elle souhaite acquérir et qui lui
« fait des tétés comme ça », de son désir de faire du sport afin de perdre
« à tout prix » sa « culotte de cheval »…
Aux règles commanditant les styles de vêtements, de marques, de
coiffure, prennent part divers éléments, constitutifs de la façade personnelle, dont la fonction est d’indiquer ou de renforcer le statut au sein
des pairs. Il en est ainsi de la cigarette qui, pour intégrer le groupe de
filles avec qui l’on souhaite être, peut être fumée dès 12 ans, et qui est
prétexte à la hiérarchie de dominance dans le groupe…
Véra B. (6 e, 13 ans, La Castellane) : Non ils mettent à
l’amende, la plus faible ils la mettent à l’amende, ils lui
disent : « Tu achètes le paquet et on partage », ils font comme
ça hein !
De même, le fait d’avoir un « gadjo » ou de connaître un garçon qui a
un scooter est une démarcation et une reconnaissance hautement symboliques.
Alice L. (11 ans, 6e, gitane d’origine, La Bricarde) : […] de
toutes façons, tout le collège il me connaît, il me fait « Ah, ça
va ! Ça va ! », tout le collège même des grands et tout. Des
fois y’a le copain à ma sœur qu’est dans le collège et puis des
fois je sors à 10 heures et lui aussi, il a un booster et il me
ramène chez moi.
Et bien entendu, le « gadjo » lui-même peut renforcer, du fait de sa
position dans le groupe, le statut de sa « gadji ». L’enjeu pour s’attirer
la considération de ses pairs peut alors être de conquérir un partenaire
« coté » ayant un booster, une voiture même sans permis, ou plusieurs
paires d’Air Max… « Nouer une relation de flirt est pour le lycéen (ou
pour la collégienne) un moyen d’exprimer et de manifester sa position
dans le groupe : mieux il sera considéré par ses pairs, plus il aura de
chances de sortir avec les partenaires les plus enviables » (20). Le
gadjo avec qui l’on est s’apparente ainsi à un moyen supplémentaire
pour asseoir sa réputation : non seulement on démontre que l’on est en
âge d’avoir un fiancé, mais aussi que la personne, l’image publique est
assez valorisée et valorisante pour intéresser un garçon. Le regard des
autres joue donc un rôle déterminant dans le « choix » de celui que l’on
126
convoite, qui se doit d’être conforme aux normes du groupe, et à la hauteur de la position et de la réputation de l’adolescente.
Mais l’enjeu n’est pas d’accumuler à outrance les conquêtes ; au-delà
d’un certain seuil, la fréquence des flirts, loin d’édifier la réputation,
nuit à celle-ci. En outre, les adolescentes doivent aussi « jouer » en
conformité avec les exigences de modestie sexuelle et notamment avec
la règle de virginité des jeunes filles, valeurs fortement enracinées dans
la conception traditionnelle de l’honneur familial dans les sociétés
méditerranéennes et en particulier musulmanes et gitanes. Ainsi, les
adolescentes doivent pouvoir adapter leurs conduites à cette double
contrainte : d’un côté le prestige éventuel si elles montrent aux pairs
qu’elles sont assez « grandes et belles » pour être avec un gadjo, de
l’autre côté la nécessité de préserver son honorabilité sexuelle aux yeux
des pairs et de la famille. C’est ainsi que nombre d’entre elles préfèrent
ne pas se montrer afin de se protéger d’une part d’une réputation de
fille « déviergée » au sein des pairs, et, d’autre part, afin d’éviter les
remontrances éventuellement physiques et violentes de la famille. Lia,
par exemple, a le droit de sortir nous dit-elle jusqu’à trois heures du
matin, son père et son frère connaissant les personnes avec qui elle
« traîne », mais est obligée de se cacher avec son gadjo afin de ne pas
mettre en péril l’honneur familial. Ainsi, son frère qui, a priori, assure
le contrôle social sur elle, surveillant et vérifiant ses fréquentations, ne
s’oppose pas à ce qu’elle « traîne » avec le seul collégien suivi par une
éducatrice de la protection judiciaire de la jeunesse à l’époque où nous
y étions, mais lui administrera éventuellement une correction si la vertu
de Lia quant à son comportement sexuel est mise en cause.
Force de caractère et démonstrations physiques
La forme linguistique traduit la position et le statut que la jeune fille
compte tenir et imposer aux autres dans toutes les relations entre pairs
qui sont axées autour de la dualité « fort-faible », « dominant-dominé ».
La position de dominantes au sein des pairs se construit aussi par l’intermédiaire des échanges conflictuels physiques, des mises en spectacle et
des démonstrations qu’il ne faut pas trop les « chercher » puisqu’elles
seront toujours prêtes à répondre quitte à employer la force. Elles forgent ainsi parfois leur réputation sur leurs prouesses combatives.
Véronique G. (14 ans, 4e, algérienne d’origine, Consolat –
La Castellane) : C’est par la force, pour que tout le monde
127
après leur dit « Fais attention à elle » et tout, « c’est une
guerrière quoi, elle peut te tuer ».
S. Rubi : Y’en a comme ça dans le collège dont on dit « elle,
c’est une guerrière… ? » [reprenant son terme]
Véronique G. : Non, mais la plupart du temps on rigole avec
eux et tout, on s’entend bien, quoi, faut pas les énerver quoi !
La réputation de « guerrière » assise, ces jeunes ont ainsi l’assurance
d’être craintes et respectées par toutes, n’ayant plus qu’à entretenir leur
image publique à l’aide de l’oralité, de l’allure et d’une prompte susceptibilité de temps en temps affichée, ravivant le fait qu’il ne faut pas
les énerver.
De toutes les histoires d’affrontements physiques qu’elles nous ont
contées, seules les « crapuleuses » disent n’avoir fait que rétorquer à
une offense et ne jamais avoir provoqué une seule des altercations. Il
nous semble important de noter que la grande majorité des histoires
qu’elles nous ont narrées s’est soldée, selon leurs dires, par des
bagarres, du fait de défis qui leur avaient été lancés. Or les autres collégiennes, les « clairvoyantes », si elles se sont déjà battues, ne disent
jamais l’avoir fait suite à un défi. Seules les « crapuleuses » expliquent
la réponse physique comme étant une suite inévitable à une provocation
les défiant et mettant en péril leur réputation et leur position au sein des
pairs.
Parmi les filles que nous avons rencontrées en entretien, un tiers
« correspond » à ce groupe des « crapuleuses » (21). Elles ont été désignées « comme telles » soit par les élèves ou les adultes de l’établissement (CPE, surveillants, professeurs, équipe médicale ou équipe de
direction), soit par les commerçants du centre commercial (notamment
la directrice et un animateur de chez Namco, la salle de jeux vidéos) ou
ceux des quartiers (l’épicerie et le bureau de presse de La Bricarde),
soit encore par les travailleurs sociaux des différents quartiers (comptable de la régie de quartier de La Bricarde, directrice du centre social
de La Castellane), soit enfin par les logeurs de La Castellane (Provence
Logis, Logirem). Bien entendu, les termes et les désignations ne sont
pas identiques selon les discours des élèves, des adultes de l’établissement, des commerçants, des travailleurs sociaux ou des logeurs.
Certaines d’entre elles ont eu des sanctions et sont parfois décrites
comme « posant problèmes » par les différents adultes de l’établissement. Du côté des logeurs et des commerçants, certaines sont également identifiées comme « pouvant poser problèmes ». Quant aux tra128
vailleurs sociaux, s’ils les connaissent et en parlent, c’est parce que « ce
sont elles qui sont en demande d’activités », selon la directrice du
centre social de La Castellane. La majorité de ces collégiennes s’est
déjà battue, plusieurs fois, et récemment, puisque les affrontements
physiques qu’elles nous décrivent ne datent pas de l’école primaire
mais du collège.
Astrid, par exemple, surnommée la « guerrière », est « connue » des
élèves comme de la plupart des adultes de l’établissement pour ses
nombreuses bagarres avec des filles comme avec des garçons. Voici ce
qu’elle nous dit d’une des altercations physiques qu’elle a eue…
Astrid T. (5e, 13 ans, kabyle d’origine, Lorette) : Oui, avec
encore une grande fille, et des plus grandes que moi… Elle
avait 16 ans encore, elle est plus grande. Elle est comme ça, je
suis comme ça. [Elle montre une hauteur au-dessus d’elle puis
sa propre hauteur]… l’année dernière… [j’étais] en 6e… Parce
que j’étais en… j’étais en cours et elle m’insultait, elle m’insultait, elle m’insultait ; je suis sortie, je lui ai mis une gifle,
après elle est venue vers moi, après on s’est bagarrées, elle
voulait qu’on s’enfuit de l’école, j’ai dit « Ça va pas ou
quoi !». Après elle vient, elle me prend, elle voulait me jeter,
me faire sortir de l’école, j’ai dit « Non », après on est parties
derrière le..., derrière la classe de M. Can., elle a dit « On se
bagarre »… Après ils commencent à crier les gens, y’avait
beaucoup de monde, et un professeur est tombé sur nous et
nous a séparées.
Astrid se fait insulter, offense verbale inadmissible qui entraîne une
réponse physique prompte : la gifle. De l’échange conflictuel verbal, le
passage à un niveau supérieur ne se fait pas attendre, le conflit devient
physique, la « guerrière » n’hésitant pas face à un affrontement contre
une fille bien plus âgée qu’elle. Les valeurs affirmées par les pairs, de
force et de dureté de caractère, conduisent à faire de l’application de la
violence ou des rapports de force une pratique nécessaire dans la
construction de la face de chacune. L’interprétation de l’offense fluctue
selon l’image publique que chacune a d’elle-même, la position acquise
ou souhaitée détermine les limites de l’acceptable. Or, pour les « crapuleuses », il se trouve que parfois les meilleures protection et défense
soient l’anticipation de l’offense.
129
Réseau relationnel et occasions délinquantes
Pratiquant les codes de conduite édictés par les pairs et organisés
selon les règles de la « loi du plus fort », les jeunes participent pleinement du monde social des adolescents et sont quasiment toujours informées des dernières histoires, bagarres, embrouilles et actes délictueux.
Lula, par exemple, est au courant des histoires de vols à Continent que
des collégiens commettent le soir en passant par les égouts. Lina me
raconte lors d’un entretien que le matin même des élèves ont dérobé un
plateau et des brioches à la boulangerie située à côté du collège. Véra et
Lara connaissent les « stratégies » employées pour dérober des chaussures dans les magasins, s’évertuent à être informées de toutes les histoires et embrouilles dans le collège, et n’hésitent pas à « balancer »
toutes les personnes qu’elles estiment faire un peu trop les malignes
dans le collège… Très actives au sein de la vie juvénile dans l’établissement, elles sont aussi très présentes dans les quartiers ou à Continent où
l’on ne manque pas de les croiser chaque mercredi et samedi. L’enjeu
est aussi de se tenir informées des moindres paroles qui auraient pu être
proférées « par derrière », afin de mettre rapidement un terme à
d’éventuelles médisances intolérables et inacceptables du fait de leur
image publique. La position qu’elles occupent et revendiquent au sein
de la hiérarchie de dominance leur octroie automatiquement respect et
soumission. Mais si les rapports de domination se jouent entre les « crapuleuses » et les autres filles, ils sont aussi fortement présents entre
« crapuleuses ».
En outre, si ces « jeux » de domination et de démonstration des positions de chacune sont à l’œuvre dans les interactions d’individu à individu, ils sont aussi présents dans les rapports entre les différents
groupes d’amies. Les pairs qui entourent chacune des collégiennes sont
révélateurs, et donc en adéquation avec le statut revendiqué de l’acteur.
La « loi du plus fort » détermine aussi les identités et images publiques
de chaque groupe. Mais si le groupe d’amies reflète le statut au sein de
l’ensemble des pairs de chacun des membres du groupe, il n’empêche
pas une hiérarchie de dominance interne à chaque groupe. Ainsi, chacun des acteurs occupe une certaine position dans son propre groupe,
qui est en adéquation avec l’image publique qu’il donne à voir et qui lui
est reconnue par l’ensemble des pairs. La « loi du plus fort » se joue
donc à trois niveaux : dans les relations d’individu à individu, dans les
interactions de groupe à groupe, et à l’intérieur de chaque groupe des
pairs.
130
Pour ces élèves, elles sont celles qui « font leurs macs » ou qui « font
leurs belles… leur loi » et sont associées à un certain nombre de délits,
actes transgressant le règlement ou jugés déviants. Les élèves désignent
la plupart d’entre elles comme étant membres de la « grande bande »
regroupant une trentaine de collégiens. Des actes déviants, nous pouvons citer : les périodes d’absences multiples ; les regroupements dans
certains halls d’immeubles pour pouvoir fumer en cachette les cigarettes tout en crachant autour d’elles, qui peuvent éventuellement les
amener à d’autres exactions telles que le fait de bloquer des jeunes
filles dans l’ascenseur (22) ; les démonstrations physiques, linguistiques
et comportementales exposées brièvement ci-dessus, qui heurtent fréquemment les représentations et les attentes sociétales des adultes et qui
souvent les laissent désemparés. S’y ajoutent des actes illicites, pour
certaines la consommation de cannabis, les vols à l’étalage, le racket
accompagné de brimades et de harcèlement en continu perpétré pendant
plus d’un an sur une « camarade » de classe (23)...
Les actes transgressant les normes et les valeurs sociétales sont d’autant plus des phénomènes collectifs qu’ils sont d’une part perpétrés en
groupe, d’autre part gains potentiels de prestige au sein des pairs.
Chaque acteur adapte donc ses stratégies selon ce qui est réprouvé par
les normes sociétales et selon ce qui est affirmé et attendu par les
normes juvéniles. De là, celles qui revendiquent des positions très
importantes et fortement reconnues par les pairs sont soumises à une
pratique régulière et à une connaissance pointue des règles du jeu de
« la loi du plus fort ». Être reconnue comme « forte » peut alors prendre
les détours de la « domination-soumission » des plus faibles au service
des plus « fortes ». Celles qui ne savent pas comment appliquer, selon
les codes de conduite, le « ne jamais se laisser faire » sont vouées à
connaître le harcèlement physique et moral de leurs « camarades » de
classe ou d’école…
Pour conclure
Des résultats de l’enquête nationale sur la violence scolaire menée par
l’équipe de Éric Debarbieux sur les trois années 1995-1998-1999, il ressort que, en 1999, quand 11,7 % de collégiens déclaraient avoir déjà participé à un racket, elles étaient 7,2 % à en dire autant (24). Or, de l’étude
longitudinale et comparative que nous pouvons appliquer à cette question, il n’apparaît pas de hausse significative dans les taux d’élèves, filles
131
ou garçons, se déclarant racketteurs, et il en est de même quant aux pourcentages d’élèves se déclarant rackettés. Toutefois, pour les uns et pour
les autres, qu’ils soient racketteurs ou rackettés, filles ou garçons, leur
sentiment de violence perçue s’accroît lui avec les années. Notre hypothèse explicative repose sur le fait que le racket s’apparente souvent non
seulement à l’extorsion sous la menace en tant que telle, mais aussi à un
ensemble de « micro-victimations » subies par les victimes, commises
par les victimiseurs, intensifiant cette perception de la violence chez chacun. Au-delà de l’acte de « dépouille » en lui-même, le racket ainsi que
bon nombre d’autres délits prennent sens et – nous l’avons perçu – prennent une tout autre dimension dans ce système de socialisation des adolescent(e)s des quartiers populaires qu’ils nomment « loi du plus fort ».
Jérôme (éducateur de prévention, association du quartier de
Belleville, Paris) : « …depuis deux ans, on peut constater une
sorte d’identification des filles au mode de fonctionnement
des garçons ; qui se mettent, par exemple, à adopter des comportements tout aussi violents. Elles sont violentes comme les
mecs, elles se baladent en bandes comme eux… »
Freda Adler (1975) est un des grands noms associés aux théories sur
la masculinisation de la délinquance féminine. Elle fut l’une des premières chercheuses à proposer une convergence des rôles de genre à la
suite des mouvements d’émancipation des femmes des années soixante
et soixante-dix qui auraient amené l’augmentation de la part des
femmes dans la criminalité. Or, si les valeurs masculines « envahissent
peu à peu l’univers féminin », il nous faut nous demander comment ces
valeurs réussissent à contrer l’identité de genre des adolescentes. L’appropriation d’une identité de forte, d’une réputation de « crapuleuse »,
leur confère une reconnaissance sociale, une valorisation au sein des
pairs dont elles ne trouvent pas de pendant dans l’institution scolaire. Il
semblerait ainsi qu’en s’octroyant, par quelque moyen que ce soit, cette
face redoutable, elles contrent les processus de socialisation primaire,
les mécanismes d’incorporation de l’image de fille œuvrant depuis leur
petite enfance. Néanmoins, l’explication des conduites par les théories
de la masculinisation n’évite pas l’écueil indiqué par S. Artz, qui
consiste à traiter de la délinquance féminine par comparaison avec celle
des jeunes garçons ou des hommes, omettant la prise en compte du
mode de vie, des éléments de socialisation des adolescentes déviantes et
délinquantes. Une autre approche poserait que la multiplicité des rôles
132
joués et présentés par chacune est fonction des identités de genre mais
aussi concorde avec le corpus de codes de conduite érigé par la « loi du
plus fort ». Selon les situations d’interaction, chaque acteur userait ainsi
de certaines cartes identitaires, et les processus de socialisation primaire
ne seraient contrés qu’en apparence et en fonction des contextes
sociaux et relationnels…
Stéphanie RUBI
NOTES
(1) MICHEL (L.), Adolescentes et Violentes, éditions Michalon, collection Droit de
Citer, 1999, (p. 24).
(2) PIERANTERZI (F.), « Délinquance. Pauline et le gang de filles », Courrier international, semaine du 20 au 27 mai 1998.
(3) En 2000, les femmes ne représentaient en France que 13,60 % des personnes
mises en cause par la police dans l’année. Quant aux personnes incarcérées, le rapport
est de 25 détenus hommes pour 1 détenue femme. FILLIEULE (R.) dans son livre
Sociologie de la délinquance, PUL, 2001, cite cependant que, aux États-Unis, il y a eu
une légère hausse du pourcentage de femmes dans la délinquance globale : de 1983 à
1993, les mineures passent de 21 % du total des arrestations à 24 %. Mais la tendance
américaine n’a pas de similarités avec les données françaises puisque, entre 1990 et
2000, le pourcentage de femmes mises en cause a diminué, passant de 17,27 % en 1990
à 13,60 % en 2000.
(4) MONGIN (O.) et SALAS (D.), « Entre le tout éducatif et le tout répressif.
Quelles alternatives ? À propos de la justice des mineurs », in « Violences par temps de
paix », Esprit, décembre 1998 (pp. 189-210).
(5) COHEN (K. A.), Delinquent Boys : the Culture of the Gang, New York, The Free
Press, 1955.
(6) CHESNEY-LIND (M.) et HAGERDON (J. M.), Female Gangs in America.
Essays on Girls, Gangs and Gender, Lake View Press, Chicago, 1999 (p. 6).
(7) THRASHER (F. M.), The Gang. A Study of 1 313 gangs in Chicago, The University of Chicago Press, Chicago [1927], 1963.
(8) Il ajoute qu’il n’en a pas trouvé plus de cinq ou six lors de son étude. Au sein de
ces groupes, il nous dit que l’un d’entre eux, composé de jeunes filles « de couleur », se
réunissait particulièrement pour jouer au base-ball, loisir propre à la meneuse de ce
gang ; un deuxième gang était constitué d’adolescentes dont le vol semblait être l’occupation principale ; quant aux autres gangs, il dit qu’ils s’apparentaient plus à des clubs
qu’à des gangs.
(9) PARENT (C.), Féminismes et Criminologie. Perspectives criminologiques, De
Boeck Université, Paris, Bruxelles, 1998. Nous ajoutons que Colette Parent est professeur agrégé au département de criminologie de l’université d’Ottawa (Canada).
(10) MARY (F. L.), « Les femmes et le contrôle pénal en France : quelques données
récentes », in Déviance et Société, pp. 289-318, 1998, vol. 22, n° 3.
(11) CARIO (R.), Les femmes résistent au crime, L’Harmattan, 1997.
(12) Pascal Duret, dans son livre Les Jeunes et l’identité masculine (1999), explique
que la norme de virilité est si prégnante dans les cités qu’elle s’impose même auprès
133
des filles. La violence devient ainsi l’affaire des filles autant que celle des garçons et
participe d’une construction d’une « identité virile ».
Luce Michel a retracé les histoires et portraits des adolescentes de Toulon – premier
« gang de filles » médiatisé – afin de « comprendre comment des filles aussi jeunes
avaient pu en arriver à commettre des actes d’une telle violence » (p. 12). Le récit journalistique de cette affaire est conté dans Adolescentes et Violentes (1999).
Dans Repris de justesse (2000), Yazid Kherfi note lui aussi l’arrivée de la violence
des filles, leur volonté de faire leur place dans les quartiers, leur déplacement « en
bandes agressives »... (p. 112).
(13) ARTZ (S.), Sex, Power, and the Violent School Girl, Teachers College Columbia
University, New York and London, 1999 (1re édition Trifolium Books, 1998, Canada).
(14) À paraître dans les actes du 5e congrès international de psychologie appliquée.
ADRIPS : COSSIN (F.), RUBI (S.), « La loi du plus fort : un mécanisme de socialisation des adolescents des quartiers populaires ».
(15) Cette recherche s’est déroulée du mois de juin 1998 au mois de juin 1999, à raison d’une semaine par mois environ de présence sur le terrain, qui a donné lieu à la
rédaction quotidienne d’un journal de bord.
L’enquête nationale sur la violence scolaire dirigée par Éric Debarbieux, dont nous
avons utilisé certains résultats, est constituée d’un échantillon total de 10 765 observations recueillies par questionnaires dans les établissements sensibles en 1995-19981999.
Nous avons réalisé des entretiens semi-directifs, d’une heure environ, avec 43 élèves
du collège marseillais, généralement pendant leurs heures de cours.
Au cours de ces discussions relativement libres, nous disposions d’un guide d’entretien permettant de réorienter la discussion ; et de relancer la conversation selon les
thèmes ayant trait au collège, au quartier. Nous nous intéressions plus spécifiquement
aux thèmes suivants : perception du lieu (collège ou quartier), victimations (en particulier le racket, et le sexe des auteurs), place des filles, organisation du sentiment d’insécurité.
Puis, nous avons rencontré sur le quartier : les logeurs, les commerçants, les associations, les travailleurs sociaux, dont l’ensemble des éducateurs de la PJJ qui travaillent
dans les quartiers nord, les îlotiers, les policiers de l’unité de prévention urbaine, la
directrice et l’animateur d’une salle de jeux de Continent, un vigile, ainsi que les médiateurs tziganes et certains habitants. Dans le collège, nous nous sommes entretenues avec
le principal et son adjoint, la coordinatrice ZEP, les CPE, l’assistante sociale, la
conseillère d’orientation psychologue, quelques surveillants et emplois-jeunes, la dame
de l’accueil, l’intendante, l’infirmier et le médecin scolaire, ainsi qu’avec quelques professeurs. La plupart de ces rencontres ont donné lieu à des entretiens semi-directifs
enregistrés portant principalement sur les mêmes thèmes que pour les adolescents, ainsi
que sur d’autres plus spécifiques à leur métier.
D’autre part, nous avons lié connaissance avec de nombreuses collégiennes. Nous les
avons donc tout d’abord suivies dans leurs quartiers, qu’elles nous ont fait visiter en
nous précisant les lieux dans lesquels elles n’aimaient pas se rendre et ceux qu’elles
appréciaient. Puis, nous avons partagé de nombreuses activités avec elles : concert de
rap, multiples fêtes au centre social, fête des quartiers, matchs de foot, shopping à
Continent, etc. Ce qui nous a conduites, à plusieurs reprises, à être présentées à d’autres
pairs. Nous avons même parfois été invitées à boire le thé ou à manger à leurs domiciles où nous avons rencontré leurs parents, leurs frères et sœurs, leurs amis.
De plus, nous avons pu récupérer les différentes fiches de signalement d’incidents –
pour le premier trimestre – écrites par des enseignants ou des surveillants, et autres
notes d’information sur certain(e)s élèves.
Cette recherche a donné lieu aux écrits respectifs de DEA de sociologie de Cossin
Fabienne et de Rubi Stéphanie, université de Bordeaux II, 1999 : Loi du plus fort et sen-
134
timent d’insécurité des adolescents des quartiers nord de Marseille. Et Socialisation
féminine et loi du plus fort : déviance ou délinquance des collégiennes des quartiers
nord de Marseille ?
(17) Maya fait référence aux mois d’avril, mai 2001, lors desquels le quartier de
La Castellane a vu à plusieurs reprises les jeunes (petits et grands, garçons et
« quelques-unes « des filles) caillasser les divers représentants institutionnels.
(18) Nous faisons ici référence aux quatre fonctions du verlan énoncées par C. Bachmann et L. Basier dans « Le Verlan : argot d’école ou langue des keums », Mots, n° 8,
1984 (pp. 169-185).
(19) Ainsi de l’histoire que Véra raconte à propos des « tétés » de Nadia : cette dernière, un matin, était venue au collège munie d’un « rembourrage » qui ne manqua pas
d’en étonner plusieurs, pour rapidement devenir objet de moqueries dès l’instant où la
supercherie fut révélée.
(20) JUHEM (P.), « Les relations amoureuses des lycéens », Sociétés contemporaines, n° 21, 1995 (pp. 29-42), cité par DURET (P.), Les Jeunes et… op. cit. (p. 97).
(21) Ce qui ne signifie pas pour autant qu’un tiers de l’ensemble des collégiennes
correspond aux « crapuleuses ».
(22) Cf. événement rapporté sur le journal de bord du dimanche 25 novembre 2001.
(23) Nous faisons ici référence au harcèlement quotidien orchestré par Astrid et ses
compères sur une des adolescentes de sa classe, et ce durant deux ans, dont ont découlé
plusieurs délits : racket d’argent et de divers objets ; utilisation de la victime dans le
supermarché afin qu’elle dérobe des choses pour ses agresseuses, etc.
(24) Les pourcentages sont établis sur 3 079 citations. Les résultats, analyses et propositions d’actions y ayant trait sont dans les deux ouvrages suivants :
DEBARBIEUX (É), La Violence en milieu scolaire – 1 : État des lieux, ESF éditeur,
1997. Et DEBARBIEUX (É), GARNIER (A.), MONTOYA (Y.), TICHIT (L.), La Violence en milieu scolaire – 2 : Le désordre des choses, ESF éditeur, Paris, 1999.
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