Textes critiques sur Le Labyrinthe de Pan (Guillermo del Toro, 2006)

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Textes critiques sur Le Labyrinthe de Pan (Guillermo del Toro, 2006)
Textes critiques sur Le
Labyrinthe de Pan (Guillermo
del Toro, 2006)
« La jeune fille et la mort », par Yannick Dahan
Il aura fallu attendre cet automne pour que d’aucuns mesurent l’importance de deux auteurs, amis de longue date, dont les œuvres tissent entre
elles des passerelles évidentes, et qui ont chacun œuvré pour un cinéma de
genre décomplexé, osant les ruptures de ton improbables, plaçant l’émotion
et la puissance évocatrice des images au-dessus de tout autre considération
et se refusant à hiérarchiser ses références, fussent-elles en provenance du
drame social ou du film d’horreur, du fantastique ou de la comédie. Compadres à la générosité, à l’humilité et à l’intégrité sans faille, les Mexicains
Guillermo del Toro et Alfonso Cuarón (auxquels il faut ajouter Iñárritu,
puisque les trois ont formé une société de production nommée Tequila
Gang) ont acquis une place unique dans le cinéma contemporain. Une place
où seule la passion pour le cinéma, le refus du compromis et le désir de replacer l’imaginaire symbolique au centre des enjeux du septième art ont
force de loi. Pourtant, la critique aveugle ne leur accorde, dans le meilleur
des cas, qu’un statut d’auteur par intermittence, quand elle ne leur tombe
pas dessus avec condescendance. Un statut dont avait été affublé Eastwood,
partageant sa carrière entre « œuvres personnelles et commandes »,
comme il fut trop souvent écrit ; et il ne viendrait à l’idée de personne aujourd’hui de contester l’apport éminemment personnel du cinéaste américain à ses œuvres les plus « commerciales » ! Or, n’en déplaise aux chantres
bien-pensants de la labellisation hâtive, qui n’admettent pas (cynisme ?)
que politique et mythologie, fantastique et histoire, comic-book et humanisme puissent se nourrir mutuellement jusqu’à véhiculer du sens, il en est
de même pour nos deux desperados du cinéma de genre. De Blade 2 à L’Échine du diable, de Y tu mamá también à Harry Potter, Cuarón (producteur
sur L’Échine… et Le Labyrinthe…) et del Toro (qui produisit une série télé où
Cuarón débuta) ont su bâtir une œuvre d’une cohérence absolue, qui n’est
pas moins respectable quand elle répond aux sirènes hollywoodiennes.
Mais, pour apprécier l’ampleur de leur travail, où l’image et le symbole prévalent sur le discours et la morale, encore faut-il s’extraire d’une vision institutionnalisée et sectaire du cinéma. Avec Les Fils de l’homme et le sublime
Labyrinthe de Pan, Cuarón et del Toro s’imposent autant en cinéastes populaires qu’en auteurs complexes et exigeants. L’incroyable mise en scène de
Harry Potter 3 (seul vrai film de fantasy de la saga) prépare la virtuosité des
Fils de l’homme, et les monstres ostracisés de Hellboy répondent à l’imaginaire cauchemardesque du Labyrinthe de Pan.
Bien sûr, on aura tôt fait de considérer ce dernier film (grand oublié d’un
festival de Cannes au palmarès confortable) comme une œuvre jumelle de
L’Échine du diable, ce qui permettra aux tenants d’un auteurisme rigide de
ne considérer del Toro qu’à l’aune de ces deux films : même diégèse historique, même réflexion sur le fascisme et la perte de l’innocence, même fusion habile entre le fantastique et le drame historique, jusqu’à une construction séquentielle similaire. Pourtant, ce récit où une jeune fille s’évade dans
une mythologie féérique, alors qu’autour d’elle la barbarie, le nihilisme et
l’absurdité de la guerre font rage, est plus complémentaire que jumeau. Là
où L’Échine du diable s’intéressait symboliquement, et de façon très cérébrale, à un peuple espagnol victime de ses drames fondateurs, à travers des
enfants innocents découvrant le fantôme d’un passé criminel, Le Labyrinthe
de Pan confronte l’Espagne à sa schizophrénie et à l’aveuglement suscités
par les pages sombres de son histoire franquiste, et ce de façon beaucoup
plus sensitive et viscérale. Si le film se présente, à l’instar de L’Échine du
diable, comme une vraie tragédie, les deux œuvres, s’ouvrant sur la mort
d’un enfant, la voix off qui les accompagne, sont radicalement distinctes.
Celle d’un vieillard qui a perdu son innocence dans L’Échine…, celle d’un
vieux pan roublard dans Le Labyrinthe…, qui oppose à la tragédie la proposition de l’imaginaire. Dès lors, là où L’Échine du diable imposait un antagonisme direct et avant tout allégorique, Le Labyrinthe de Pan fonctionne autant sur la dualité que sur l’analogie. Chaque personnage, chaque drame,
chaque situation de la réalité a son pendant dans l’imaginaire. De cette incarnation du mal interprété par Sergi Lopez (l’un des personnages les plus
terrifiants jamais créé à l’écran, qui, dans sa gestuelle, convoque directe1
ment le Kroenen de Hellboy) au Pale Man dévoreur d’enfants ; de ces nombreux travellings discrets (glissant d’un point de vue à son contraire en un
plan) aux trois figures féminines chacune piégée entre deux mondes (la servante/résistante, la mère victime/complice, le jeune Ofelia entre la guerre et
l’innocence), tout le film évoque la dualité des points de vue, mais encore
l’enracinement des certitudes et le refus d’envisager des alternatives. Car
l’imaginaire auquel se raccroche Ofelia n’est pas qu’un simple fantasme féérique parsemé de monstres parmi les plus originaux vus sur grand écran,
mais une alternative qui peut s’avérer aussi dangereuse et cruelle que la
réalité. Ofelia, dont l’innocence est le pivot identificateur du film, y est
seule passerelle entre ces mondes, la seule qui, par sa croyance dans les
possibles, essaie de réconcilier réalité et imaginaire (sa mère avec la mandragore, le bébé qu’elle tente de sauver). Mais elle sera au final contrainte
de choisir, et cet injuste dilemme concentre tous les enjeux thématiques du
récit.
Plus subtil et complexe que L’Échine du diable, Le Labyrinthe de Pan, film
univers dont l’imagerie ténébreuse et perverse renvoie aux travers de Rackham et aux peintures noires de Goya, appelle ainsi à un imaginaire salutaire, féérique ou cauchemardesque, peu importe, tant que l’étendue de ses
possibles s’inscrit au-delà de nos conceptions très chrétiennes du bien et du
mal. L’imaginaire comme seule alternative aux errances séculaires de l’être
humain, mais aussi comme source évidente de frustration et de souffrances.
Œuvre profondément intime d’un cinéaste qui s’éprend d’imaginaire tout
en refusant son idéalisation, ce qui constitue, de Cronos à Blade 2, l’épicentre de son cinéma, Le Labyrinthe de Pan témoigne, et sans concession,
du pouvoir de l’innocence et de sa destruction aveugle.
Marche funèbre d’une tristesse infinie, Le Labyrinthe de Pan est une
œuvre bouleversante, cruelle et tragique, dont le choc entre une réalité déliquescente et un imaginaire fantasque (que tous les personnages hormis
Ofelia ne veulent pas voir) renvoie à notre propre aveuglement. Volontairement classique dans son désir de suspension, d’incrédulité, tout entier porté
par la sincérité et l’intégrité d’un Guillermo del Toro à l’humanisme indéfectible et au talent de conteur unique, Le Labyrinthe de Pan est à la fois une
déclaration d’amour à cet imaginaire, magnifié par une mise en scène, une
photo et un découpage qui confèrent au sublime, et un regard accablé, douloureux et très violent, sur un monde qui en en a oublié l’absolue nécessité.
« C’est dans le genre horrifique que l’on accouche des images les plus puissantes, et hautement symboliques. Ainsi peut-on créer des décors et des personnages jamais vus auparavant, et cela représente un puits créatif intarissable »,
affirme del Toro. Chef-d’œuvre émotionnel et viscéral d’une beauté rare, Le
Labyrinthe de Pan en est le plus illustre exemple. Son réquisitoire, aussi
désenchanté qu’onirique, est en réalité un appel éperdu à la création,
comme seul rempart de l’homme contre lui-même…
Yannick Dahan, Positif n° 549, novembre 2006
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« Alice au pays des fascistes », par Hervé Aubron
Dans Le Labyrinthe de Pan de Guillermo Del Toro, il y a des grands courants d’air vivifiants, il y a aussi des culs-de-sac qui sentent le renfermé. Le
Labyrinthe de Pan ne relève que partiellement de l’heroic fantasy, mais on y
reconnaît le paradoxe du genre : un goût du merveilleux qui ne peut s’exercer qu’en s’enfermant dans des codes et de protocoles rigides, une imagination n’aimant rien tant que la contrainte. Non content de se plier à ce premier cadre, Del Toro s’en impose un second : la reconstitution historique.
Alice au pays fascistes : c’est à peur près l’argument. Une fillette est
contrainte de vivre avec son beau-père, odieux gradé franquiste (Sergi López, toujours troublant dans le registre Harry, belle saloperie). L’homme
traque dans la forêt environnante les derniers maquisards républicains et
goûte aux séances de torture. L’enfant se-réfugie-dans-les-contes : un grand
faune moussu lui apparaît et lui assurer qu’elle est l’héritière égarée d’un
royaume merveilleux. Pour retrouver son trône, elle doit se soumettre à
trois épreuves. Saluons la patine des effets spéciaux, le sens du grotesque et
la belle plasticité du bestiaire entrevu : Fée Clochette reptilienne, crapaud
géant, mandragore poupine et surtout un ogre atroce — albinos, imberbe et
décharné. Ses yeux ayant migré du crâne vers les paumes, la chose, pour
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vous voir, dispose ses mains à côté des tempes, à la manière de Chantal
Goya mimant Ce matin, un lapin. Horrible.
Intrigante rencontre entre ces chimères et l’Espagne franquiste. Del Toro
a déjà rôdé autour de ce genre de confluence dans son précédent film,
l’adaptation de Hellboy : le personnage de comics est à l’origine un démon
que les nazis invoquèrent pour le transformer en arme de guerre. Dans Le
Labyrinthe de Pan, le cinéaste établit un parallèle attendu entre conte et histoire : le pire monstre est bien sûr le beau-père, traité sans chichis comme
un super-méchant (ledit labyrinthe n’hésite pas à citer celui de Shining).
Mais le film voit à l’évidence plus loin, secrètement mu par une intuition
passionnante. Les séquences merveilleuses et historiques, si elles sont nettement distinguées, n’en nagent pas moins dans le même genre de stylisation. Autrement dit : la reconstitution historique, en tant que genre, est de
facto un grand effet spécial, une sous-catégorie du conte ou du film d’horreur. Manière de la ramener à un art rhétorique et imagier comme les
autres, de balayer le manteau solennel de la « justesse » dont elle se drape
parfois.
Il y a là de quoi rêver une hybridation inattendue entre Peter jackson et
le Basque fou Julio Medem (qui expérimenta la reconstitution fantastique
dans Vacas). L’oiseau est hélas plus commun. Si Del Toro identifie reconstitution et conte, ce n’est étrangement pas pour jouir de cette indistinction,
bien plutôt pour s’imposer et superposer les carcans des deux genres, coulés dans une même texture encaustiquée : lourdes résines du brun et du
bronze. Dommageable passion de la contrainte, parfaitement incarnée par
le faune et le beau-père, monstres d’autoritarisme qui finissent par mener le
film à la schlague.
Her vé Aubron, Les Cahiers du cinéma n° 617, novembre 2006
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