La machine de guerre dans la structure du politique

Transcription

La machine de guerre dans la structure du politique
Ralf Krause et Marc Rölli
Les associations micropolitiques
traduit par Christophe Laudou
I. La micropolitique et le dehors du pouvoir
On peut fort bien contester que les interventions de Deleuze et Guattari autour du
concept de micropolitique constituent un apport substantiel à la théorie politique moderne. Aux
tentatives de rattacher l'arsenal conceptuel de l'Anti-Œdipe et de Mille Plateaux au canon des
théories de la société et de la démocratie post-marxistes, on peut opposer d'autres appréciations qui,
accentuant les traits anarchistes et dissolvants de la micropolitique, lui dénient toute importance
politico-sociale. C'est pourquoi il importe, dans un premier temps, de chercher en quelque sorte à
déterminer la position de la pensée micropolitique. Puis nous nous occuperons de la question de
savoir si Deleuze et Guattari, à travers leur concept d'agencement, parviennent à développer des
modes d'association et des modes d'action virtuels en dehors des agencements de pouvoir. Enfin,
nous discuterons du potentiel critique de la micropolitique en la confrontant au dispositif de la
biotechnologie.
La micropolitique peut d'abord être comprise comme une critique globale du modèle de la
représentation. A l'instar de nombreux autres théoriciens, Deleuze et Guattari commencent par faire
sortir le politique du cadre métaphysique d'un méta-récit d'émancipation. Dans Qu’est-ce que la
Philosophie ?, ils ébauchent un modèle agonistique d'interaction sociale qui se développe en une
pluralité de prétentions à la validité. Ce projet pluraliste d'un pouvoir impossible à représenter, que
ce soit par fondation ultime, par uniformisation ou par contradiction de classe, semble s'opposer au
projet classique d'une domination souveraine. Comme dans le fameux mot de Foucault, il faut aussi
couper la tête au roi dans la théorie politique, pour arracher le pouvoir, conçu dans sa productivité
locale et différentielle, aux griffes de l'aliénation et de la répression. Le concept d'aliénation doit sa
force à une nature (humaine) que l'on suppose non-aliénée ou authentique. Il contribue, tout comme
le concept de répression, analysé par Foucault dans la Volonté de Savoir, à stabiliser les rapports de
domination existants. Comme Foucault, Deleuze et Guattari dénoncent le fait qu'une résistance
nourrie par la répression implique la reconnaissance de la majorité dominante et des classifications
qu'elle prétend éliminer1. En revanche, une conception du pouvoir décentrée, basée sur des
différences de forces locales, peut réussir à saper les instances de représentation de la théorie
politique traditionnelle. Toutefois, Deleuze et Guattari se tiennent à distance de la microphysique du
pouvoir de Foucault sur un point décisif. Foucault conçoit le pouvoir comme une positivité
1
Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie I, Paris 1972/73, p. 302 : « Relire toute
l’histoire à travers la lutte des classes, c’est la lire en fonction de la bourgeoisie comme classe décodante et
décodée ».
englobante, créatrice, au fondement des agencements qui nouent les discours, les pratiques et les
institutions. En cela, il laisse dans l'ombre la question de savoir comment et où localiser le
contrepouvoir (envisagé comme subversion ou résistance)2. Deleuze et Guattari échappent à ce
concept de résistance dans la mesure où ils font passer les processus micropolitiques avant les
relations de pouvoir. “ Pour moi ”, assure Deleuze dans Désir et Plaisir, “ il n'y a pas de problème
d'un statut des phénomènes de résistance : puisque les lignes de fuite sont les déterminations
premières, puisque le désir agence le champ social, ce sont plutôt les dispositifs de pouvoir qui, à la
fois, se trouvent produits par ces agencements, ou les écrasent et les colmatent ”3.
A travers ce changement de perspective, la micropolitique préconise une transvaluation du
politique, qui concerne aussi bien la détermination du dehors que la compréhension pluraliste de la
société. Du point de vue micropolitique, une société n'est pas caractérisée par ses contradictions,
mais par ses lignes de fuite. Il ne s'agit pas seulement de saper l'antagonisme de classes marxiste.
Un modèle de société agonistique, fondé sur la rivalité d'opinions, d'intérêts et de prétentions
concurrents, ne coïncide pas davantage avec les lignes de fuite qui se dérobent aux multiples
relations de pouvoir. On comprend ici pourquoi Deleuze, théoricien de la multiplicité, manifeste
autant de réserves envers la démocratie. L'image que donne Qu’est-ce que la Philosophie ? de la
participation à la société correspond certes à des aspects centraux des théories contemporaines de la
démocratie, mais sert de tremplin à Deleuze et à Guattari en vue d'une déterritorialisation absolue
de la pensée philosophique4. Ils montrent comment des conventions établies sont remises en
question par des influences extérieures. Les processus de distanciation (altération, Verfremdung) qui
en découlent ruinent des catégories centrales de la pensée politique (nation, classe, langue)5. De
telles transformations ne se conforment pas aux standards d'identification majoritaires, mais
projettent, en tant que devenir minoritaire, les lignes de fuite et les possibilités d'une vie nouvelle et
autre. Avec le devenir, le minoritaire, la distanciation et la déterritorialisation, la micropolitique fait
appel à des processus et à des forces qui ne peuvent être dérivées des relations sociales existantes.
Jusqu'à quel point ces forces peuvent également être mobilisées pour critiquer un concept de
démocratie qui tourne autour d'un vide central, voilà qui reste obscur toutefois. L'importance
2
Gilles Deleuze, Foucault, Paris, 1986, p. 101 : « Si le pouvoir est constitutif de vérité, comment concevoir un
‘pouvoir de la vérité’ qui ne serait plus vérité de pouvoir, une vérité qui découlerait des lignes transversales de
résistance et non plus des lignes intégrales de pouvoir? Comment ‘franchir la ligne’? » (voir aussi Gilles Deleuze,
Pourparlers, Paris, 1990, p. 127) Dans ses remarques sur la théorie du pouvoir de Foucault publiées sous le titre de
Désir et Plaisir, Deleuze nomme trois possibles pôles de résistance : de l'intérieur et en dessous des relations de
pouvoir (Volonté de savoir, p. 123 sq.), de l'extérieur – les exclus et les marginaux – (cf. La Vie des hommes
infâmes), et enfin à l'intérieur des corps et des plaisirs (contre le dispositif sexuel, Volonté de savoir, p. 208).
3
Gilles Deleuze “ Plaisir et Désir ” in Deux régimes de fous, Textes et entretiens 1975-1995, Minuit, 2003, p. 118.
4
Nous ne partageons donc pas l’étonnement de Philippe Mengue qui se demande pourquoi Deleuze – en tant que
penseur de la multiplicité – rejette la démocratie comme libre concurrence des différentes opinions. Cf. Mengue,
Deleuze et la question de la démocratie, Paris 2003, p. 48: « Comment se réclamer de l’immanence radicale, du
milieu, du centre, et avoir tant d’hostilité à l’égard de la démocratie, sinon parce qu’on reste à son insu enfermé dans
un modernisme, un avant-gardisme (dit révolutionnaire)? ».
5
Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la Philosophie ?, Paris 1991, p. 105.
politique que Deleuze leur accorde oscille entre : 1. une prompte récupération ou capture6, 2. une
reterritorialisation u-topique7, et 3. des modes d'associations et des agencements d'action.
Selon nous, l'originalité de la micropolitique réside dans la tentative de déterminer le dehors d'une
manière nouvelle. D'un côté, cet extérieur n'est pas réduit aux existences marginales8. Mais de
l'autre côté – comme nous essayons de le démontrer – il ne se laisse pas non plus intégrer dans une
théorie politique qui n'aperçoit les processus différentiels dans une société que dans la mesure où ils
s'adressent à un centre vide qui serait l'enjeu d'une dispute incessante. En ce sens, la micropolitique
peut être opposée à la politique du sublime qui fait dériver l'engagement politique de la
revendication du caractère indisponible ou irreprésentable des principes démocratiques. Contre
l'idée d'une démocratie qui n'existerait qu'à l'état inachevé, on peut, à l'aide de la micropolitique,
élever deux objections : premièrement, cette idée marche sur les traces d'une téléologie négative qui
ne survit qu'à différer indéfiniment sa fin. Deleuze et Guattari s'élèvent avec véhémence contre une
économie du manque à l'aide de laquelle le dehors se trouve intériorisé et représenté. Ils critiquent
le fait que le manque, en tant que justification rétrospective de la tradition de pensée propre à la
philosophie de l'histoire, dévalue le statut problématique de la pensée en assimilant un problème au
mauvais présage d'une solution manquante. Ne peut-on également retrouver cette économie du
manque au cœur de récentes théories de la démocratie qui font tourner l'action politique autour du
centre vide du pouvoir ? Ce qui les rend politiquement désirables n'est-il pas quelque part solidaire
de cette antiproduction qui centralise et capture les multiples flux sociaux ?
Deuxièmement, le pouvoir est dirigé vers cette place laissée vide par le souverain et conserve de ce
fait une prétention précaire, brisée, à la souveraineté. Prenons comme exemple l'aporie de la justice
selon Derrida. Pour celui-ci, la justice est occultée par la juridiction, qui ne parvient jamais à lui
rendre justice. Comme on ne peut légitimer l'instauration de n'importe quelle loi, l'origine de
l'autorité, la fondation ou le fondement, la position de la loi est en elle-même une violence9.
L'application des lois, la décision et l'urgence de la juridiction font toujours renaître au sein de la loi
le fondement manquant qui implique le report indéfini de la justice. La nécessaire impossibilité et
l'impossible nécessité d'une justice seulement conçue comme devant advenir trouve son origine
dans l'acte souverain ou “ mystique ” d'une force légale qui ne peut prétendre à aucune légitimité.
Selon Deleuze et Guattari, les multiples flux et tendances divergents, qui sont la source des
transformations sociales, échappent au regard, fixé sur le centre vide du pouvoir. “ Toujours
6
Voir Mille Plateaux, op. cit. p. 264.
Deleuze/Guattari, Qu’est-ce que la Philosophie ?, op. cit. p. 106 : « dans l'avenir sur le nouveau peuple et la nouvelle
terre ».
8
Deleuze, Désir et Plaisir, op. cit. p. 118 : « Je partage l’horreur de Michel pour ceux qui se disent marginaux : le
romantisme de la folie, de la délinquance, de la perversion, de la drogue, m’est de moins en moins supportable ».
9
Voir Jacques Derrida, Force de loi, Galilée, 1994.
7
quelque chose coule ou fuit, qui échappe aux organisations binaires [...] Mai 68 en France était
moléculaire, et ses conditions d'autant plus imperceptibles du point de vue de la macro-politique ”10.
De plus, le manque d'une instance centrale souveraine est le signal qu'à travers le passage à la
société disciplinaire, à la société de contrôle et au biopouvoir, les relations de domination auraient
connu une mutation radicale. Vu de cette perspective, le prétendu vide participe, comme lacune
d’une souveraineté disparue, à la dissimulation des multiples relations de pouvoir qui traversent et
organisent le champ social (dans les familles, écoles, fabriques, prisons, cliniques, casernes, asiles
etc.). Le scepticisme de Deleuze touche donc des théories qui fondent leur orientation émancipatrice
sur un appel aux droits universels, le pluralisme démocratique et la culture du consensus. Pour lui,
ces critères, qui doivent beaucoup au sens commun11, tombent sous le coup de l'accusation de
normalisation majoritaire. Comme instruments de consolidation d'une image de l'homme
dominante, de légitimation de modèles et de normes d'argumentation conventionnels, ils entravent
la possibilité de changements radicaux. Normalité, norme et normalisation se conditionnent
mutuellement. La normalité (empirique) fonctionne implicitement comme norme (transcendantale),
et la norme implicitement comme moyen de normalisation. C'est ce lien que Deleuze désigne par le
concept de majoritaire.
Malgré sa conception d’une multiplicité immanente, Deleuze lui-même incline parfois vers l’idée
d’un virtuel qui se retirerait de toute détermination possible et concrète. Prenons la distinction entre
ruptures révolutionnaires et devenir révolutionnaire : « Quand on dit que les révolutions ont un
mauvais avenir […] on ne cesse de mélanger deux choses, l’avenir des révolutions dans l’histoire et
le devenir révolutionnaire des gens. Ce ne sont pas les mêmes gens dans les deux cas »12. Selon
Deleuze, le second plan, micropolitique, se soustrait aux états historiquement réalisés. Il rend donc
possible une accélération du devenir révolutionnaire en dépit de tous les phénomènes de déclin et de
tous les arrêts qui ont lieu dans l'histoire. Dans la Logique du sens, Deleuze introduit à ce propos le
concept de contre-effectuation : « Autant que l’événement pur s’emprisonne chaque fois à jamais
dans son effectuation, la contre-effectuation le libère, toujours pour d’autres fois »13. La contreeffectuation met en marche en dehors et en dessous de l'ordre manifeste un réservoir virtuel
d'actualisations futures dont la force d'innovation ne s'épuise dans aucun de ses produits. Si
toutefois – comme Deleuze l'a diversement exprimé – toute nouvelle actualisation du virtuel est
également soumise à la récupération, l'appropriation, la division, la striure etc., on peut parfaitement
douter, comme Philippe Mengue, de l'importance de la micropolitique14. Il semble que la
10
Deleuze/Guattari, Mille Plateaux, op. cit. p. 264.
Ibid. p. 465 et 466.
12
Deleuze, Pourparlers, Paris, 1990, p. 209 et 231.
13
Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, 1969, p. 188.
14
Mengue, Deleuze et la question de la démocratie, op. cit. p. 143: « [Q]ue valent alors tous ces processus de
subversion, si toute révolution est condamnée à l’échec? La réponse, semble-t-il, ne peut être qu’éthique, au-delà ou
en deçà du politique ».
11
micropolitique, sous le masque de la révolution permanente, nous conduise à une attitude purement
escapiste. Deleuze et Guattari nous avertissent, certes, de ne pas confondre l'élan révolutionnaire de
la déterritorialisation avec une ligne simplement destructrice. A l'inverse, ils accentuent le fait que
« l'espace lisse et la forme d'extériorité n'ont pas une vocation révolutionnaire irrésistible, mais au
contraire changent singulièrement de sens suivant les interactions dans lesquels ils sont pris et les
conditions concrètes de leur exercice ou de leur établissement »15. Il s'agit donc de retrouver les
aspects constructifs actifs au niveau micropolitique.
A ce titre, Deleuze et Guattari proposent une multitude de créations et d'oppositions conceptuelles
qui toutes présentent divers modes d'affection, d'action et d'association16. Toutefois, ces processus,
objet d'une distinction conceptuelle, n'impliquent pas une opposition frontale nette (binaire). Pour la
raison précise qu'elles visent les forces de fuite à l'intérieur de la société, les analyses
micropolitiques décrivent les dynamiques qui s'accomplissent à l'intérieur et en dessous de l'ordre
établi. Les implications virtuelles d'un événement rendent possible de saisir dans chaque
effectuation l'impulsion vers une contre-effectuation. Si l'instauration des normes, des
classifications et des modèles d'identité passe par des processus de répétition, la prétention à
l'universalité de ces dernières ne doit pas seulement être démontrée à chaque nouveau cas concret :
il reste encore à constater que l'organisation du champ social dépend de pratiques de répétition qui
ne sauraient être réglementées à l'avance. C’est cet aspect pragmatique – déjà relevé par Deleuze
dans son étude sur Hume – que nous voulons suivre en vue d'une conception des agencements
interactifs situés hors des relations de pouvoir.
II. Associations, structures, agencements
La micropolitique est en état de déstabiliser, de façon féconde, la théorie politique, parce qu'elle
rejette la séparation, claire en apparence, du réel et du possible. Elle montre que la liberté, envisagée
comme idée politique, n'est pas une possibilité qui manquerait à la réalité (actuelle), mais la
« réalité du virtuel ». Sa signification particulière consiste à saisir positivement ce virtuel – qui est
« réel sans être actuel [et] idéal sans être abstrait » (Deleuze cite volontiers Proust)17 – et elle n'a
d'importance politique que là où elle est susceptible d'y parvenir. La « pragmatique universalisée »
développée par Deleuze et Guattari se caractérise par le fait de repousser la simple opposition des
représentations et des mouvements de fuite en créant des concepts qui pensent les forces de
déterritorialisation en termes de microstructures. Les événements et les virtualités n'apparaissent
comme des utopies, des phénomènes de retrait, comme quelque chose de non-identique, de confus
15
Deleuze/Guattari, Mille Plateaux, op. cit. p. 481.
Connexion versus conjugaison, distribution nomade versus distribution sédentaire, segmentarité molle versus
segmentarité dure, espace lisse versus espace strié, Æon versus Kronos, multiplicités intensives versus multiplicités
extensives, machine de guerre versus appareil d'Etat.
17
Deleuze, Différence et répétition, op. cit. chap. 4, p. 269.
16
et mystérieux, qu'aussi longtemps qu'ils sont appréhendés dans la perspective de l'identité et de
l'ordre traditionnels, ou même simplement en contraste par rapport à eux. A l'inverse, le point de
départ philosophique de Deleuze est constitué de façon à produire des ordres de la différence,
nouveaux et paradoxaux, qui pensent la différence en soi, sans la soumettre à la médiation d'un sujet
présupposé.
Lévi-Strauss
a
placé
sur
cette
prétention
structuraliste
l'étiquette
de
“ superrationalisme ” et, dans la Pensée sauvage, il a réservé à cette pensée le privilège d'être une
science du concret18. Par la suite, nous caractériserons de plus près, à travers les concepts
“ pragmatiques ” de l'association et de l'agencement collectif, la manière dont les structures et les
formes de répétition différentielles de la micropolitique peuvent être perçues. Dans la philosophie
deleuzienne, d'orientation empiriste, le concept d'association joue dès le départ un rôle essentiel.
Nous verrons qu'on peut le retrouver sous une forme modifiée dans le contexte des agencements
assemblés pragmatiquement, c'est-à-dire dans le contexte d'une éventuelle philosophie politique.
Par “ associations ”, Deleuze et Guattari entendent dans Mille Plateaux non pas les liaisons
actuelles des data sensoriels, mais les enchaînements ou les multiplicités virtuels de singularités. Ils
déterminent ainsi l'association ou l'enchaînement comme une forme de synthèse qui ne repose pas
sur un petit nombre de principes de la nature humaine (ressemblance, contiguïté, causalité) et ne se
rapporte pas à des représentations données individuelles, mais s'accomplit dans un milieu structurel
inconscient, de telle sorte que seuls ses résultats correspondent à une expérience objective
consciente. Sur ce point, ils peuvent s'appuyer sur Hume, qui a décrit l'association comme un
processus arbitraire et automatique. Deleuze comprend l'association, structurellement parlant,
comme une synthèse temporelle, comme une subjectivation passive sans sujet présupposé19. Cette
dernière s'accomplit lorsque des moments de l'expérience se nouent à d'autres moments, en un
champ où l'expérience s'organise d'elle-même. C'est ce qu'exprime la formule : “ les relations sont
extérieures à leurs termes ”. Elle signifie que, dans les relata des associations, des éléments
hétérogènes sont en cause, qui ne sont pas déterminés d'une manière essentielle par des fonctions de
l'entendement conceptuel.
En premier lieu, l'association comme enchaînement se dérobe à la représentation. Sa forme de
répétition n'est pas liée à l'idée que des essences déterminées transcendent le processus de
répétition, le dirigent, le divisent ou l'évaluent de l'extérieur, comme si la répétition était “ relevée ”
18
19
Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon « Agora », 1962, chap. 1, p. 12-49.
De cette façon, Deleuze et Guattari poursuivent la démarche empirique que Deleuze – depuis son livre sur Hume
(1952) – a toujours suivie. Cette continuité devient évidente quand on se rapporte à deux textes deleuziens des
années 70, l’article sur Hume (1972) et un passage des Dialogues avec Claire Parnet (1977) : « La fameuse
association des idées ne se réduit assurément pas aux platitudes que l’histoire de la philosophie en a retenues. Chez
Hume, il y a les idées, et puis les relations entre ces idées, relations qui peuvent varier sans que les idées varient, et
puis les circonstances, actions et passions, qui font varier ces relations. Tout un ‘agencement-Hume’ qui prend les
figures les plus diverses. » Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris (2) 1996, p. 70.
(sich aufhebt) lorsqu'elle accoste au port de la connaissance et de la connaissance de soi. Dans une
première phase, les propriétés de l'association peuvent être classées selon des concepts dérivés du
plan de la structure, que Deleuze oppose à l'image de la représentation. Dans le contexte de la
synthèse idéelle de la différence, le rôle d'opérer la “ synthèse réciproque ” d'éléments différentiels
échoit à l'association. Cette dernière assume l'ensemble des déterminations de la structure pour
autant qu'elle engendre leurs relations implicites : une idée virtuelle ou un champ problématique.
Les points singuliers qu'elle accouple les uns aux autres ne sont pas en tant que tels caractérisés : ils
n'ont ni forme, ni signification. Ces éléments structurels – par exemple les phonèmes (Jakobson) et
les mythèmes (Lévi-Strauss) – ne sont pas autre chose que des virtualités abstraites, qui ne trouvent
de place concrète dans une topologie différentielle, ne sont regroupés et ne prennent un sens qu'en
vertu de leur association. La structure qui, ce faisant, se structure en elle-même et par elle-même,
détermine par ses processus de différenciation la réalité actuelle procédant d'elle. Les
microstructures subreprésentatives sont également à la base des relations sociales existantes tout
comme des expériences individuelles conscientes. Ils préfigurent leurs actualisations, mais se
retirent des réalités actuelles ainsi engendrées. C'est pourquoi ils sont saisis ontologiquement par
Deleuze à travers le concept d'implication, qui ne peut être saisi à partir de la représentation
actuelle, et pas non plus à partir de transcendances relevant de la logique de la représentation.
De plus, chaque nouvelle association altère per se l'ordre virtuel de ses conditions initiales. Les
associations sont déterminées comme des synthèses temporelles qui introduisent dans la logique
structurale un facteur temps. Deleuze les thématise, considérées sous cet aspect, comme une forme
de répétition qui non seulement reproduit dans l'actualité un contenu objectif issu du passé – et ce
au service d'un ordre promu par le sujet – mais encore produit, en tant que processus fondamental
de répétition, une autoaffection. Celle-ci s'étend jusqu'au sans-fond virtuel d'un temps et d'un espace
qui ne peuvent pas être compris à partir du champ du présent vivant. En ce point, l'association se
détermine comme un mode de contre-effectuation, parce qu'elle s'insère et se réinsère, sans
interrompre la circulation de l'objet virtuel, dans toute faille problématique, faisant augmenter, se
ramifier et se prolonger les processus de structuration.
A côté de ce facteur temporel, les associations renvoient à un facteur spatial qui ne peut s'expliquer
qu'à partir de la différence et de son imprévisible déplacement, en un espace qui se configure par le
seul jeu des associations. Les associations se distribuent en un espace illimité et ouvert, se
dispersent en des processus de différenciation qui ne sont pas schématiquement réglés à l'avance. Il
leur manque un principe hiérarchique qui dicterait des règles de médiation et rangerait les cas
particuliers en des rubriques déterminées dans un espace structuré de façon taxinomique. Et dans
l'espace lisse de la structure virtuelle, elles outrepassent les liaisons représentatives d'entités
données dans un espace strié à l'avance avec ses divisions constantes, égales et clairement
délimitées (les possessions et les territoires).
La critique du structuralisme menée par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux au nom de la
pragmatique fait de l'agencement collectif un concept héritier de la structure.20 Ils renvoient ainsi à
la dimension politique présente dans le concept empiriste d'association que la pensée structurale
avait négligée. N'oublions pas que Deleuze, dans son livre sur Hume, définit l'association comme le
dépassement du donné qui produit une réalité sociale imaginaire constituée de rapports pratiques.
En cela, les relations associatives contingentes ne sont certes pas données comme des faits
empiriques au sens strict, mais comme pratique, imagination, subjectivation, institutionnalisation.
Nous affirmons que les relations associatives font retour dans l'agencement collectif, à savoir au
niveau virtuel de la structure. Là elles se rapportent à des actions immanentes, non-intentionnelles,
comme à des éléments structuraux indéterminés, qui se déterminent mutuellement comme
associations. Ce que Deleuze dit de l'individualisation intensive, qu'il distingue de l'individu
constitué, on peut le dire ici d'une socialisation intensive, à distinguer d'une socialisation constituée.
Mais cela signifie que la micropolitique évite deux positions unilatérales. Elle ne se contente pas
d'une pensée associative qui ne s'étendrait qu'aux conventions actuelles, aux habitudes et aux
institutions imaginaires, et ce sans distinguer les macrorelations existantes des microrelations
implicites. Mais elle ne se contente pas non plus d'une pensée structurale qui s'adjoindrait
l'association comme une synthèse passive et introduirait entre le plan de représentation de l'existant
et le plan virtuel des différences et des événements un contraste tel que le second ne représenterait
plus qu'une simple échappatoire par rapport au premier. On peut se demander s'il suffit de rompre
avec le lieu commun des pouvoirs dominants pour accéder automatiquement aux turbulences de la
différence, ou si bien plutôt les choses ne sont pas ainsi faites que seules les turbulences de la
différence peuvent rendre compréhensible l'influence subtile des structures de pouvoir.
L'agencement collectif peut être situé au niveau structurel de l'actualisation, laquelle est déterminée
virtuellement et s'étend jusqu'à l'actuel, dans lequel elle se dissout. D'un côté, il est déterminé selon
un axe vertical (reterritorialisation – déterritorialisation) sur lequel il se solidifie par le haut et se
fluidifie par le bas. D'un autre côté, il se détermine selon un axe horizontal – analogue à
l'ordonnancement sériel des lignes différentielles dans le concept de structure – à travers la
20
En se référant à Ducrot, Bakhtine et Labov, Deleuze et Guattari se détournent expressément du structuralisme, « pour
autant que celui-ci renvoie le système de la langue à la compréhension d'un individu de droit, et les facteurs sociaux,
aux individus de fait en tant qu'ils parlent » (Deleuze/Guattari, Mille Plateaux, op. cit. p. 101). La langue ne peut
donc être conçue comme un code qui fonctionnerait indépendamment de ses conditions non-discursives. Elle ne peut
pas non plus être définie à partir de ses constances phonologiques, syntaxiques ou sémantiques, parce qu'alors les
variables pragmatiques de l'usage sont réduites à de simples facteurs extérieurs. Et il faut troisièmement renoncer à
la distinction rigide de la langue et de la parole, puisque les speech acts introduisent la dimension de la théorie
pratique dans les structures langagières et ne « réalisent » pas simplement ces dernières par un acte individuel,
notamment en les appliquant à un contexte extérieur au système des significations.
distinction de l'expression et du contenu, des mots et des choses, du signifiant et du signifié21. Ainsi
l'agencement collectif unit-il l'association politique et la dimension micrologique des structures
virtuelles. C'est ce que révèle sa construction conceptuelle : l'agencement rend possible la
distinction entre les relations de pouvoir encore stratifiées dans le domaine du virtuel (un
diagramme du pouvoir) et les relations immanentes libres. Le strict parallélisme des formes sur
l'axe horizontal rend donc possible de caractériser divers ordres d'agencement relativement à leurs
structures de pouvoir implicites.
Sur les divers niveaux d'actualisation (conformément au vecteur de la déterritorialisation –
reterritorialisation), l'expression et le contenu ne s'enchaînent pas de la même manière. Cela signifie
qu'au départ deux niveaux d'agencements collectifs peuvent déjà être distingués, qui tous deux sont
virtuels-réels. D'un côté, les relations immanentes de lignes de fuite se croisant, de l'autre les
relations de pouvoir déjà segmentées et stratifiées (comme le “ régime de signe ”) qui déterminent
les échanges et les relations (actuelles) de référence entre le contenu et l'expression. Deleuze et
Guattari élucident les plans de pouvoir à l'aide des concepts d'acte de langage, d'intervention, de
transformation incorporelle22 etc. Deleuze en fait de même dans son livre sur Foucault, lorsqu'il
ramène les deux champs du visible et du dicible à un agencement ou un dispositif de conditions
non-représentatif qui règle leurs relations réciproques comme des relations prises dans des
constellations de pouvoir23.
A la verticale, deux structures de milieu virtuelles, plus ou moins structurées différentiellement et
proches de l'immanence absolue, peuvent être distinguées. Mais est-il possible de décrire également
à l'horizontale divers types de structuration, d'agencements de contenu et d'expression aux voies
d'actualisation spécifiques ? Concrètement : d'autres éléments, d'autres relations, d'autres
singularités, d'autres objets virtuels, d'autres séries, mais aussi d'autres dynamiques spatiales et
temporelles ? Déjà la multiplicité des idées dans Différence et Répétition, tout comme la théorie du
21
Ibid. p. 112.
Ibid. p. 109. En raison de la stricte hétérogénéité des formes d'expression et des formes de contenus, toute relation de
représentation entre les choses et les signes est exclue. Toutefois, les deux segments se recoupent verticalement en
une zone d'indécidabilité et s'y trouvent soumis à des processus de variation permanents. Concrètement, cela signifie
que les expressions qui parlent des corps (« le couteau coupe la chair ») ne les représentent certes pas, mais leur sont
attribuées. Ce faisant est établie une relation d'intervention qui donne pleinement validité aux énoncés d'actions
immanentes (c'est-à-dire aux « transformations incorporelles », par exemple la transformation de l'accusé en
condamné par le verdict). « En exprimant l'attribut non corporel, et du même coup en l'attribuant au corps, on ne
représente pas, on ne réfère pas, on intervient, et c'est un acte de langage » (ibid. p. 110). Par le concept
d'intervention, Deleuze et Guattari renvoient au diagramme (formes de pouvoir et enchaînements du désir) se
trouvant également à la base des segments d'énoncés et des segments de contenus.
23
Voir Gilles Deleuze, Foucault, op. cit. p. 90 : « C’est toute la philosophie de Foucault qui est une pragmatique du
multiple », et aussi Krause et Rölli: « Die Subjektivierung der Macht. Zu Begehren und Lust bei Deleuze und
Foucault », in : Ulrike Kadi, Gerhard Unterthurner (éd.): sinn macht unbewusstes. unbewusstes macht sinn.
Würzburg, 2005, p. 192-229. Sans doute, la possibilité conceptuelle de spécifier des structures, que ce soit
scientifiquement, historiquement ou socialement, était-elle déjà présente avant l'Anti-Œdipe. Toutefois, cette
critique était généralement cantonnée à la « conception morale de la pensée », qui réconcilie les sciences avec les
pouvoirs sociaux établis, les relations d'ordre pyramidales et la force normative du factuel. Deleuze a négligé la
possibilité d'attaquer la représentation existante au niveau problématique et complexe de sa genèse structurelle. La
logique de la différence n'a eu d'autre valeur que d'échappatoire – et Deleuze n'avait pas encore en vue une possible
logique du « dispositif ».
22
capitalisme dans l'Anti-Œdipe, pointait dans cette direction, et il en va de même de la conception de
l'appareil d'Etat comme machine de travail présentée dans divers enchaînements, chose que des
techniques ou d'autres indices comme les outils, les affects etc. rendent manifeste. Deleuze et
Guattari, certes, situent au départ les agencements collectifs en dessous des dispositifs dans la
mesure où ceux-là indiquent non seulement des segmentations ou des concentrations de pouvoir,
mais encore des lignes de déterritorialisation, qui peuvent faire changer de cours les effets de
pouvoir. Toutefois, la machine de guerre n'est pas opposée de façon seulement verticale à l'appareil
d'Etat, puisqu'elle provient d’autre part et se trouve hors des prises de sa souveraineté et de sa
capacité de capture. Elle offre de plus le modèle d'une organisation sociale alternative,
« nomadologique ». La machine de guerre (contenu) et la pensée guerrière (forme) constituent un
unique agencement – ou encore une “ idée ”, comme on pourrait dire en s'appuyant sur la
terminologie de Différence et Répétition. Le potentiel vraiment intéressant de la philosophie de
Deleuze ne réside pas seulement dans la multiplicité conceptuelle permettant de classifier les
structures différentielles de l'immanence, mais encore dans la pluralité possible d'agencements
saisis dans leur diversité structurelle et suivant divers courants d'actualisation.
La pragmatique ouvre la possibilité de penser des relations associatives plus ou moins organisées,
parfois plus fortement déterritorialisées et micrologiquement structurées, parfois plus fortement
(re)territorialisées et macrologiquement structurées. Mais dans les deux cas, leur structure est
strictement sérielle. Les séries, formellement hétérogènes, ne peuvent faire l'objet d'une médiation
sur un terrain commun. Deleuze nomme ce champ une zone d'indiscernabilité. Et c'est exactement
en ce point que la critique du structuralisme formulée dans Mille Plateaux trouve son authentique
motif. Elle vise à établir que l'idée de structure n'est pas suffisante pour penser les relations de
pouvoir qui règlent les échanges factuels entre les énoncés et les contenus objectifs, les discours et
les actes etc. Certes, la Logique du Sens montre, de manière exhaustive, que les phrases et les
choses sont structurellement si imbriquées les unes dans les autres que ce qui est exprimé par une
phrase est en même temps attribut de l'état de chose24. C'est ici que réside le sens (Sinn) d'une
phrase, alors que la signification (Bedeutung) repose simplement sur une relation référentielle
extérieure qui dépend de nombreuses conditions. Mais la Logique du Sens ramène le sens à
l'événement alors que Mille Plateaux, à la place, retravaille le concept pragmatique d'acte de
langage, qui témoigne des relations de domination, des rapports pratiques réels.
III.
Puissance de la vie
Le programme de la micropolitique sera saisi plus concrètement dans le domaine de ce que
24
Voir Deleuze, Logique du sens, op. cit. p. 34 et voir aussi Deleuze/Parnet, Dialogues, op. cit., p. 86.
Foucault a nommé la “ biopolitique ”. Car avec son concept d'agencement bâti suivant la logique de
l'association, la micropolitique rend possible de thématiser résolument les relations de pouvoir. Ceci
nous permet d'abord de confirmer que Deleuze distingue trois plans : premièrement les données
biopolitiques empiriques actuelles, deuxièmement le dispositif de pouvoir qui lui est sous-jacent, et
troisièmement la microstructure de l'immanence d'actions virtuelles et de leurs liens différentiels
(association). Cette triplicité est confrontée à deux types d'interprétations du pouvoir, les relations
de pouvoir étant saisies soit selon la théorie de la différence (avec Foucault ou Deleuze), soit selon
la logique de la représentation.
La représentation du pouvoir implique un raccourcissement (quasi)idéologique de la problématique,
en particulier parce qu'elle perd de vue les processus de normalisation. Selon ce point de vue, les
processus de normalisation dépendant du pouvoir sont rapportés aux milieux immanents des
agencements collectifs, et ce de façon telle qu'ils organisent en eux des séparations, des classements
et des divisions déterminés, qui éliminent leur caractère immanent par des renvois à la
transcendance. Ici nous comprenons mieux pourquoi une multiplicité d'agencements déterminés
géographiquement, historiquement et socialement ne contredit nullement la dualité du pouvoir et de
l'immanence. Donna Haraway a montré expressément que ceux qui parlent au nom de la nature
s'emparent de leurs objets en les mettant à distance. Ces objets sont représentés dans la mesure où
ils sont séparés, isolés de leur agencement et transportés dans un autre.
En ce sens, la biopolitique, de façon paradigmatique, nous assure une prise sur la vie biologique de
l'homme. Ainsi, les cellules souches embryonnaires artificiellement produites – pour reprendre un
exemple souvent discuté – sont-elles conçues, dans de nombreux discours, comme des objets
simplement donnés et existants, en quelque sorte comme des personnes en miniature. Ce faisant,
leur inscription à proprement parler “ biopolitique ” dans une unité de pouvoir qui détermine leur
statut comme l'effet de pratiques scientifiques, techniques et sociales, est perdue de vue. Séparées,
isolées du contexte auquel elles appartiennent immédiatement, elles deviennent des objets abstraits
– mais représentés comme des objets prétendument concrets, ultérieurement soumis, dans le cadre
de la bioéthique, à des réflexions d'ordre général. La division du savoir en deux domaines séparés,
celui de la vie et celui de la culture, que l'on observe actuellement, accompagne cette tendance
générale à la normalisation, placée sous le signe de la biopolitique.
Qui reste sceptique face à cette réduction de la vie humaine à la biologie doit trouver une position
en deçà des réserves traditionnelles à l'endroit du naturalisme. Déjà dans l'Anti-Œdipe, Deleuze et
Guattari déterminaient le désir comme un processus social réel qui rejette non seulement la
séparation de la psychologie et de l'économie, mais aussi, à travers le concept de machine, celle de
la biologie et de la technologie. Les associations micropolitiques s'accomplissent directement dans
l'agencement collectif en se liant par exemple avec les acteurs sociaux minoritaires. De cette façon,
elles déjouent les interventions du pouvoir qui vise à les intégrer par le mécanisme de la
représentation.
Dans la pensée politique de Deleuze et Guattari, sont de prime abord déterminés les agencements
immanents, et ce en liaison avec les problèmes posés par un certain ordre de relations de pouvoir.
C'est pourquoi l'agencement n'a pas de limites données d'avance, pas plus historico-époquales que
géographiques ou autres. La cartographie remplace les observations globales. On peut l'utiliser pour
les choses les plus impossibles, les critères les plus absurdes et sans référence à un ordre établi.
Dessiner une carte, c'est construire un agencement. A ce niveau, la vie se détermine comme désir –
et non pas comme vie nue (comme chez Giorgio Agamben). De là s'étend un réseau de lignes
d'actualisation qui peuvent converger en un dispositif, ou bien chercher d'autres issues. Le dispositif
qui rassemble les relations de pouvoir dans le contexte de la biopolitique est essentiellement orienté
par les discours tenus dans les sciences de la nature, qui comprennent la vie comme un fait
biologique. Ainsi la vie devient-elle, sous forme d'êtres vivants, mais aussi sous forme de
“ substances ” dépersonnalisées qui n'ont plus la mort à craindre, l'objet de techniques
expérimentales. Qui perdrait de vue, en matière de vie sociale, cette circonstance que la vie de
l'homme est devenue, en vertu de considérations démographiques, objet de régulation, perdrait de
vue le sol sur lequel doit reposer toute analytique des rapports biopolitiques25. De même que la
détermination des structures de pouvoir dans la théorie de la différence anéantit l'idéologie propre à
la logique de la représentation, de même les forces de déterritorialisation à l'œuvre dans les relations
immanentes des agencements collectifs détruisent les concentrations de pouvoir des dispositifs. Non
pas en renvoyant aux points de résistance qui dépendent d'un réseau relationnel de points de
pouvoir, réseau qui de jure aurait valeur de préalable, ni même en se référant à l'esthétique de
l'existence, qui se dérobe aux réalités, mais par la croyance en ce monde, un monde plein de
fragments, de singularités et de différences qui s'éprouvent, se repoussent et s'enrichissent
mutuellement. S'il doit y avoir une nomadologie de la philosophie politique, ce doit être sur la voie
des courants d'actualisation immanents qui assurent une relation continue aux actions, aux affects et
aux pensées différentiels, et ne se laissent pas séparer de ces derniers par un acte d'autoaffirmation
de l'actuel. Des nomades, il y en a partout, mais il n'y en aura jamais assez. Un devenir-nomade, qui
advient sans nomades (au sens empirique du terme).
25
C’est ce qu’on pourrait reprocher aux auteurs d'Empire (Exils, Paris, 2000), Antonio Negri et Michael Hardt.

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