Espace français et francophone : le monde en marche

Transcription

Espace français et francophone : le monde en marche
Espace français et francophone : le monde en marche
Essai de synthèse du VIIe Congrès international
de l’Association of Indian Teachers of French (AITF)
17-20 janvier 2013
SRM University, Chennai, Inde
François-Xavier Nève de Mévergnies
Professeur de Linguistique expérimentale, Université de Liège, Belgique
Jury Member of the European Museum Academy, Amsterdam, the Netherlands
Notre septième congrès international est le plus prestigieux que nous ayons jamais tenu. Y ont
notamment pris la parole ou envoyé des messages de soutien lors de la séance inaugurale le
Gouverneur du Tamil Nadu, son Excellence le Dr. K. ROSAIAH, le Dr. T. R. Pachamuthu, Chancellor
of SRM University, M. Ravi Pachamoothoo, Chairman, le Dr. P. Sathyanarayanan, President, Sir Dr.
M. Ponnavaikko, Vice-Chancellor, le Pr. S. P. Thyagarajan de l’Université Sri Ramachandra, le Pr. E.
Sundaramoorthy, Former Vice-Chancellor of Tamil University, Chennai, le Pr. N. Sethuraman,
Registrar, SRM University et le Dr. R. Balasubramanian, Director of the Faculty of Sciences and the
Humanities.
Pour notre association, c’est une consécration. Nous leur sommes reconnaissants de leur
généreux appui public, qui marque pour nous tous une reconnaissance de l’œuvre déjà accomplie
depuis une vingtaine d’années, et qui en garantit la pérennité.
Grands moments de l’ouverture :
 Lancement des livres par le Gouverneur du Tamil Nadu, son Excellence le Dr. K. ROSAIAH :
 Souvenir
 C’est génial 2 (méthode de français)
 Margazhi (méthode de tamoul)
 Études francophones : enjeux et perspectives
 Légendes d’Hanuman
 Remise des insignes de l’AITF INTERNATIONAL AWARD par le Gouverneur du Tamil Nadu,
son Excellence le Dr. K. ROSAIAH aux personnalités suivantes :
 Pr. François Hébert, Professeur, Université de Montréal, Canada et écrivain
 Pr. S. Pannirselvame, Professor & Head, Department of French, Dean, School of
Humanities, Pondicherry University
 Remise des insignes de l’AITF APPRECIATION AWARD par le Gouverneur du Tamil Nadu,
son Excellence le Dr. K. ROSAIAH aux personnalités suivantes :
 M. P. Sivakumar, Associate Professor, Department of French, Madurai Kamaraj
University
 Mme. A. Sreelakshmi, Vice Principal and Senior French Teacher, Adarsh Vidyalaya
Higher Secondary School, Chennai
 Feu M. Thambu R Sudhakar, Assistant Professor, Department of French, University
of Madras
Grand moment de la clôture :
 Remise des insignes de l’AITF INTERNATIONAL AWARD par le Président de l’AITF, le Pr.
K. MADANAGOBALANE aux personnalités suivantes :
 M. Paul Canaguy, Président du GOPIO (La Réunion)
 Pr. Sudel Fuma, Directeur, Chair UNESCO, Université de la Réunion
Le monde en marche
Bill Gates, le patron de Microsoft, un des hommes les plus riches et influents du monde, le répète
souvent. La Terre va mieux. Elle regorge de davantage de vie qu’elle n’en contînt depuis quatre
milliards d’années. L’humanité est plus nombreuse et plus prospère qu’elle ne l’a jamais été
depuis les deux ou trois millions d’années qu’elle a émergé de l’animalité par la conscience,
entraînant la responsabilité. Puis le progrès. Qui fait aujourd’hui boule de neige.
Certes, chacun se rend compte des échecs, et des menaces, plus graves aussi sans doute
que toutes celles qui ont pesé sur notre espèce depuis que certain hominidé est devenu…
… l’animal vertical, dont le front se lèverait vers les étoiles, et en qui l’univers se
chercherait un sens (Jean ROSTAND, Pensées d’un biologiste, Paris : Stock, 1954).
Peut-être l’humanité, désormais capable de se suicider, parvient-elle aujourd’hui à l’adolescence.
Âge de toutes les percées mais aussi de toutes les tentations, de peur, de refus, de retrait, de repli
sur soi et de rabougrissement. Alors que les possibilités se déploient de façon accélérée, plus
explicite aussi que jamais dans l’enfance.
Nouvelle ère vraisemblablement pour nous tous. Crise de croissance à l’évidence.
Tout le monde ici sait que le français a été la langue la plus prestigieuse et la langue des
élites de l’Europe et de l’Occident depuis la paix de Nimègue sous Louis XIV (1678) jusqu’à la Belle
Époque, noyée dans le sang lors de la première guerre mondiale en 1914-1918.
À partir de cette date, l’anglais, langue des États-Unis et de l’Empire britannique, de la
science et de la technique, de la puissance militaire et commerciale, et bientôt langue de
référence culturelle internationale avec la mondialisation des civilisations de la planète entière
enfin rassemblée, l’emporte et unit les élites du globe.
Faut-il espérer que l’anglais finisse par écraser toutes les autres langues, et que l’American
Way of Life s’impose universellement comme un rouleau-compresseur nivelle toutes les aspérités
du chemin ? Vaste question, et qu’il ne saurait être question pour nous de résoudre durant ce
colloque. Depuis quelques années, les économistes répandent l’acronyme BRIC pour désigner les
pays « émergents » qui bouleversent l’économie-monde en formation : Brésil, Russie, Inde, Chine.
Ces quatre pays, pour autant que nous puissions en juger, n’ont pourtant guère que cela en
commun : leur développement économique devient patent, et renverse l’ancien ordre du monde.
Celui-ci était régi par l’Occident capitaliste naguère encore défié par l’URSS collectiviste. Le reste
de la planète, qu’on appelait dans les années 1950 « les pays non-alignés (sur l’Occident
démocratique ou sur l’URSS communiste) » ne comptait que pour du beurre aux yeux des
financiers à œillères.
L’effondrement de ladite Union des Républiques socialistes soviétiques en 1989-1990 a
paru un moment laisser le champ libre à la seule Amérique. Mais en 2013 une nouvelle donne se
fait jour. Au moins quatre pays qui passaient pour marginaux dans les échanges internationaux
s’imposent comme de nouvelles grandes puissances internationales. Le troisième de ces BRIC est
l’Inde — par l’ordre alphabétique simplement, ce qui ne doit pas nous leurrer. À part leur
émergence simultanée sur l’échiquier planétaire, ces quatre pays n’ont rien en partage. On parlait
naguère des « petits tigres d’Extrême-Orient », ce qui n’unissait à vrai dire que dans un mythe vain
des contrées aussi disparates que Taiwan, Singapour, la Corée du sud et la Malaisie. Puis on a
parlé de « tigre celtique » à propos de la croissance foudroyante de l’Irlande, aujourd’hui
ratiboisée par la même bulle spéculative qui l’avait gonflée quelque temps auparavant telle la
Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf.
Voilà deux siècles qu’on parle du Brésil comme du « géant de demain » (!) à cause de son
immensité et de ses matières premières. Il semble enfin décoller aujourd’hui. Peuplé de près de
200 millions d’habitants, sa population est jeune, l’immigration est favorable. La langue nationale,
le portugais (du Brésil) est parlée par tous. Alphabétisation et espérance de vie croissent enfin à
ravir. Inverse est la situation de la Russie. Pays le plus étendu de la planète à cause de la Sibérie
et malgré l’amputation des satellites de l’ex-URSS, sa population décline. En 2013, elle dépassait à
peine 140 millions de personnes, en déclin rapide depuis la chute de l’Union soviétique.
L’espérance de vie, déjà basse notamment du fait de l’alcoolisme depuis des siècles, y diminue de
plus en plus vite aujourd’hui. Près de 10 % de la population souffre de handicaps qui freinent
l’économie et empêtrent les familles. S’il n’y avait le pétrole et le gaz, et d’autres matières
premières indispensables à la consommation énergétique du monde, en provenance d’un
territoire gigantesque mais souvent isolé par le froid, la Russie n’apparaîtrait plus comme un géant
économique mais comme un État décadent, sinon en ruine. Atout : la langue russe l’emporte sur
tout le territoire, et bien au-delà. La Chine, que nous connaissons bien, est en passe de damer le
pion à son ancien élève qui l’avait dépassé, son vieux rival et souvent son ennemi le plus dur, le
Japon. Ce dernier est lui aussi menacé d’effondrement démographique. Il étouffe en outre sur un
territoire étroit sans guère de ressources naturelles. Et le rattrapage technique de ses voisins,
Corée du sud et monde portuaire chinois, le prive de l’avantage qu’il a eu dans le monde entier
des années 1960 aux années 1990. Au contraire, le colosse chinois comme disait Alain Peyrefitte
citant la forme populaire d’un aphorisme de Napoléon — le réveil du colosse chinois ébranlera le
monde — dispose aujourd’hui de la première population du monde, estimée à 1 300 000 000
habitants. Quoique désertique ou montagneux à l’ouest, le pays, vaste, est riche en richesses
naturelles de tous ordres. Le charbon cependant le menace d’asphyxie dans plusieurs régions.
L’enfant unique, imposée par Mao dès 1963 et généralisé dans les faits en 1979, conduit de nos
jours à un vieillissement immédiatement profitable mais qui va se révéler angoissant dès cette
décennie. Le taux de fécondité, de 1,73 enfant par femme, est mauvais. Mais le mandarin,
dialecte de Pékin, s’impose dans tout le pays, chance pour lui — quoique menace pour les
Tibétains et les Ouïghours, ces turcophones du Xinjiang.
L’Inde, souvent présentée par les journalistes comme un sous-continent, ce qui fait savant
mais ne veut rien dire, a l’avantage culturel et l’inconvénient pratique de posséder plusieurs
langues majeures (et quinze langues officielles !) ainsi que viennent de nous le rappeler les Pr
Madanagobalane et Kichenamourty dans leur rapport initial de ce colloque, ainsi que plusieurs
grandes religions. Il ne tiendra qu’aux Indiens d’en tirer profit ou de s’épuiser en rivalités sinon en
violences. La force du pays est d’avoir, malgré la corruption, réussi à maintenir une démocratie
exemplaire, rare en Asie continentale. On dit la devoir principalement au Mahatma Gandhi, au
pandit Jawaharlal Nehru et à sa fille, Indira Gandhi, et enfin à Bhimrao Ambedkar et à leurs
continuateurs. La natalité indienne, supérieure à 2,5 enfants par femme, est encore favorable à
long terme, mais des déséquilibres s’installent entre garçons et filles, villes et campagnes, et
régions, ajoutant aux inquiétudes.
Ce qui nous concerne ici est de situer, dans ce panorama nécessaire, la position de la
langue française, telle entre autre qu’elle nous est apparue tout au long de nos sept colloques
internationaux de l’AITF, et dans cette réunion à SRM University à Chennai en premier lieu.
L’expérience mauricienne
En 1977, moins de dix ans après l’indépendance de l’île Maurice (1968) affranchie elle aussi de la
tutelle britannique, le patriotisme des habitants et ma sympathie déjà connue pour le créole ont
souvent fait éclore, dans les écoles ou les associations où l’on m’invitait à donner mon avis de
linguiste voyageur, la question : « Devons-nous choisir le créole, le français ou l’anglais ? »
Certains, je le sentais et le savais, croyaient que j’allais abonder dans leur sens : « Faisons
du créole, notre seule langue populaire, parlée par tous, notre langue nationale. » Tout en
précisant que le choix ne saurait incomber à un étranger, même averti, mais seulement aux
Mauriciens, lorsqu’ils me pressaient, je répondais : « Gardez-les toutes les trois, et aussi le
bhojpuri et toutes les langues de l’Inde, de la Chine, de l’Iran et du monde arabe que vous le
pourrez. Ce sont et ce seront pour vous des repères, des sources durables d’identité, de fierté, de
fenêtres ouvertes sur l’univers par le cœur comme par l’esprit. Notamment au travers des
œuvres, littéraires et autres. Comment pourriez-vous renier la langue de vos écoles, de vos
journaux, de vos radios et de vos télévisions principales — et aussi la langue de Paul et Virginie, de
Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), qui aujourd’hui encore fait rayonner votre île dans le
monde entier, en y associant une douceur de vivre, une tendresse et une humanité chérie de
tous ? Et comment être assez fou pour laisser tomber 150 ans de colonisation britannique,
étonnamment respectueuse de vos religions, du français et de vos autres langues — et qui vous a
délivré de l’esclavage ? L’anglais est dès aujourd’hui, vous le constatez, et restera demain si vous
le décidez, votre meilleur passeport pour le monde. »
C’est heureusement ce qui s’est produit. Sans disparaître le moins du monde, le créole
ensoleille la maison, et reste pour tous la langue du cœur. Les langues des aïeux de chacun, dont
le tamoul et d’autres langues de l’Inde, mais aussi le sanscrit, restent étudiées, préservées,
cultivées, aimées. Cependant le français s’y renforce en même temps de jour en jour. De plus en
plus, on entend dans la rue, sur les marchés, dans les magasins, des familles parlant français. Et
l’anglais s’y développe, comme partout, d’abord dans les affaires et le tourisme, où les Mauriciens
brillent chaque jour davantage… notamment du fait de leur maîtrise de cette langue.
Ce fut parallèlement notre choix de Wallons ces deux derniers siècles. Nous gardons nos
patois pour le foyer, en faisons peu état au-dehors, et jouissons dans toute la Wallonie-Bruxelles
de la facilité de parler français de plain-pied avec nos voisins français. Et de connaître aussi bien
qu’eux leurs œuvres, leurs chef-d’œuvre, qui sont aussi les nôtres. Ce qui ne nous empêche en
rien d’apprendre et de pratiquer l’anglais sans complexe.
L’espace français et francophone
Où en sommes-nous dans l’ensemble de la francité ou de la francophonie dans un monde
longtemps gelé par la guerre froide (1945-1990) et maintenant non seulement remis en marche
mais « à marches forcées » désormais ? Et quelles sont nos perspectives ?
Le maintien du français dans le monde s’appuie sur des constantes et sur des données plus
liées à notre temps, à 2013 tel que nous le vivons ici et maintenant.
Les constantes sont les images, indécrottablement prestigieuses, que porte la langue
française en tant que véhicule naturel de la culture, du savoir-vivre français, de la célèbre joie de
vivre spontanée, tempérée par des philosophies pessimistes sinon anarchistes et nihilistes qui
semblent indémodables. Nous venons d’écouter le rapport de Wanrug Suwanwattana sur l’aura
de la French Theory en Thaïlande. La French Theory surprend d’autant les francophones qu’elle
n’existe pas. La scène philosophique et sociologique de langue française est un panier de crabes
d’où n’émerge aucun paradigme accepté par tous ni même par une quelconque majorité. Mais la
Francité bénéficie de ce halo favorable sans cesse relancé par la mode intellectuelle du charabia
ou des niaiseries confuses d’Althusser, Foucault, Derrida, Deleuze ou Bourdieu, pour citer dans
l’ordre quelques-uns des auteurs cités dans la communication « L’Influence de la pensée
philosophique et sociologique française chez les intellectuels thaïlandais ». Signalons qu’il ne nuit
guère au rayonnement de la pensée française qu’elle soit en grande partie de la poudre aux yeux,
et qu’on la lise d’abord en anglais ou en thaï. L’image de la langue et de la culture françaises reste
bizarrement excellente et en multiplie les sympathisants, puis les étudiants, partout. Elle est en
tout cas tire-au-flanc, ce qui lui vaut une admiration légitime.
Constant aussi le prestige, mieux justifié celui-là, de la cuisine, des vins et alcools, des
fromages et du foie gras. Tout comme celui de la mode, du ballet, des parfums et des
cosmétiques, de la qualité des artisans et du savoir-faire de luxe. À nouveau, même dans la Chine
communiste actuelle, Dior, Hermès, Louis Vuitton, Louboutin, les cognacs et les champagnes
français, le bourgogne comme le bordeaux, sont des valeurs qui non seulement se maintiennent,
mais continuent de grimper à donner le vertige.
Les chocolats belges et suisses, comme son horlogerie extravagante, sont de même
renommés à travers toute la planète et, à travers eux, la culture et la langue françaises. La beauté,
la variété des paysages et des villes et villages d’Europe francophone, France, Wallonie-Bruxelles,
Suisse romande, en font le premier site touristique du monde, avant l’Italie, l’Espagne, le Canada
ou les États-Unis. Ce qui surprend. Et ravit !
D’autres pays francophones tirent bien leur épingle du jeu, eux aussi, tels que le Québec,
tant avec la ville de Québec elle-même qu’avec les Laurentides ou la Gaspésie. Tahiti et les
Marquises, comme les Antilles et les Mascareignes, accroissent leur popularité. Un jour l’Afrique
francophone aussi deviendra destination de voyage, après l’Union sud-africaine et le Kénya, si
l’hôtellerie et l’accueil suivent.
Trois siècles après le règne de Louis le Grand, l’effet Versailles joue encore, et même
toujours plus !
Les données liées à la conjoncture sont entre autres l’excellente tenue des nativités
africaines conjuguées à une amorce de décollage économique. Les années 2011-2012 se sont
révélées surprenantes à cet égard. L’Afrique y a connu une croissance supérieure à celle des
autres continents, Asie tout entière comprise. Certes le continent africain connaît encore guerres
et misères, terrorisme et sida, et cent autres maladies, qui menacent son développement. Mais
les derniers signes sont plus qu’encourageants.
Enfin, la popularité de l’apprentissage de la langue française se maintient étrangement,
alors que l’enseignement de l’allemand, du russe, du japonais, de l’arabe et de l’italien déclinent.
Le français est étudié par 100 millions d’êtres humains sous la houlette de deux millions de
professeurs, après l’anglais naturellement mais devant l’espagnol, le chinois et l’arabe, par
exemple.
Le français n’est plus premier, mais il reste partout deuxième, et creuse l’écart avec ses
compétiteurs.
Il faut sans doute préciser que c’est de plus en plus parce qu’il apparaît comme une langue
de prestige et de valeur, sinon de saveur et de bonheur, du fait que la France ne défie évidemment
personne et ne prétend (plus) à aucune suprématie, à l’encontre de l’anglais et du chinois, parfois
mal ressentis, en terre d’islam ou en Afrique noire par exemple. Le français vogue toujours sur
cette formidable image de langue de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, de la contestation
sinon de toute résistance, à l’image du petit village gaulois d’Astérix, « qui résiste encore et
toujours » aux empires à prétention d’omnipotence :
La France est un pays de culture, d’ouverture sur l’autre. Je peux comprendre que
l’Angleterre ou les États-Unis soient du côté du pétrole et de l’argent, mais la France, elle,
ne doit pas être comme les autres ! (ADONIS, Ali Ahmed Saïd Esber, dit Adonis, poète syrien
né en 1930, cité dans la rubrique IDÉES du Point 2105, 17 janvier 2013, « Le Pouvoir doit
s’incliner devant le poète », pp. 88-89).
Bref, c’est dans ce monde en marche que notre VIIe Congrès international de l’AITF fait le point, et
témoigne de la vitalité magnifique de la langue et des multiples façons de vivre, sentir et penser
en français dans l’Inde et sur le globe entier.
Dans cet espace, les communications à notre réunion
Introduit par la magistrale présentation des Pr K. Madanagobalane, président de notre
association, et du Pr R. Kichenamourty, président honoraire, « Le Contexte indien » de
l’enseignement du français à partir du Code européen de référence pour l’enseignement du
français langue étrangère situe d’entrée de jeu les manuels élaborés par leur équipe. Synchronie,
Merveille, C’est génial sont détaillés du point de vue de l’enseignant et de l’étudiant indien. Plus
tard, notre congrès écoutera de nombreux commentaires de ces manuels. J’estime pour ma part
que c’est le dernier en date, C’est génial ! 2, précisément montré lors de ce colloque, qui est le
meilleur, le plus vivant, le plus attrayant, le mieux adapté au public indien, et qui regorge
d’informations culturelles résumées et dessinées ou photographiées, par les auteurs, propres à
stimuler la curiosité des Indiens à partir de leur propre expérience. Quel choix judicieux !
Notre ami Benoît-Jean Bernard, du Québec, un fidèle de notre association — et dont c’est
à notre grand regret la dernière année à servir dans l’Inde, où il travaille à Mumbay — ouvre le feu
académique le 17 janvier à 13:30. Il expose lumineusement le multiculturalisme et le
multilinguisme de la Belle Province, à la devise « Je me souviens », en les contrastant à la situation
indienne, notamment du point de vue de l’enseignement de la langue, et en insistant sur les
dernières avancées prises par de hautes instances internationales à ce sujet.
Sous le titre piquant et énigmatique de « La Pyramide des langues », Yves Montenay
brosse un panorama de la situation du français parmi les principales langues du monde, un peu
comme je l’ai évoqué ci-dessus, mais de façon géographique : en peignant les régions et les cas,
pays par pays, y soupesant les chances, atouts et faiblesses du français. Il éblouit le Belge que je
suis par sa connaissance surprenante des problèmes linguistiques de la Belgique. Mais il s’étend
surtout sur l’Afrique francophone.
Les Pr Madanagobalane et Varalakshmi Anandkumar nous font découvrir les poèmes en
tamoul de Soubramania Bharathi, ainsi que ses poèmes en français volontiers inspirés du grand
poète belge, flamand de langue française, Émile Verhaeren. Mme Anandkumar, que nous avons la
chance d’écouter chanter à tous nos colloques, interprète alors plusieurs de ses chansons. Et
notre réunion, au-delà de son intérêt académique, prend un tour artistique, et émotionnel, qui
enchante et unit les participants dans une admiration enthousiaste.
K. Muthuvel initie les non tamoulophones aux arcanes du tamoul, en tant que langue au
vocabulaire composé de façon différente de la manière indo-européenne, comme en tant que
tradition littéraire populaire ancienne, ainsi qu’en attestent ses proverbes. Comment les
« traduire » dans d’autres langues et cultures ? Sa réponse personnelle s’appuie sur les meilleurs
auteurs francophones qui se sont penchés sur le problème, mon ami Fernand Bentolila, Vinay et
Darbelnet.
Le 18 janvier, après la réunion officielle de l’association, la première séance académique
est consacrée au Dialogue des cultures. On ouvre les festivités en grand et en altitude avec
« L’Inde imaginaire d’André Malraux », par le Québécois François Hébert, lui aussi un habitué de
nos réunions, et qui intrigue tout le public avec l’idole à trompe. Serait-ce, comme on le croit de
coutume, une façon taquine de désigner le populaire Ganesha, puisque, à tête d’éléphant, il a
évidemment pour nez une trompe ? Ou est-ce, ainsi que le suggère le Pr André Vandegans, de
l’université de Liège en Belgique, plutôt les vieux tourne-disques en vertu de l’énorme « trompe »
qui amplifie et diffuse le son de l’appareil ? Finement débattus, les arguments dans un sens ou
dans un autre, voire dans d’autres sens encore, séduisent l’assemblée. Mais la question n’est pas
anecdotique seulement ; elle illustre les rapports de fascination principalement du grand écrivain
français pour les traditions religieuses et culturelles de l’Inde. Ranjini Christopher évoque ensuite
« Le Défi de l’internationalisme dans la traduction et le multilinguisme ». Touchant du doigt le
cœur de notre sujet cette année. Elle indique de façon pratique combien le professeur de langue
doit être prêt à jongler avec les enjeux culturels et les systèmes de références des locuteurs de la
langue cible afin de rencontrer les questions toujours plus pressantes des étudiants à l’heure de
l’informatique mondialisée.
J’ai évoqué plus haut la palpitante description faite par le Pr Wanrug Suwanwattana, de
« L’Influence de la pensée philosophique et sociologique française chez les intellectuels
thaïlandais ». De très nombreux exemples illustrent cette communication qui fait prendre
conscience aux francophones, surtout d’Occident, combien la culture française est perçue dans le
monde « en bloc », comme un tout, de façon favorable et prestigieuse, et qui reflète bien sûr les
préoccupations des amateurs : pensée dissidente, originale et résistante, portée vers l’abstraction
et la théorie. Notre ami C. Thirumurugan nous fait découvrir le roman Ru (tiré aussi du français ru,
‘petit ruisseau’) de la Viêt-namienne réfugié puis installée au Québec Kim Thuy. Nous pencher
grâce à un Tamoul sur un auteur viêt-namien de langue française n’est-il pas un modèle
d’ouverture et de Francité en marche dans notre monde ? À travers les facettes terribles de la
prostitution, de ses causes et de ses conséquences dans l’œuvre d’Émile Zola, C. Anebarassou
analyse l’exploitation des femmes et des pauvres dans la France du XIXe siècle… comme dans
d’autres pays, y compris l’Inde actuelle, en particulier au pays tamoul selon son expérience.
« Porte ouverte au dialogue des cultures », certes, mais aussi prise de conscience par le biais
littéraire de situations humaines indignes, contre lesquelles on ne peut que s’insurger. Enfin,
dernière présentation de la journée, Neha Bhatia contraste, avec netteté, et violence, la
perception par son auteur, Mircea Eliade (roumain écrivain français), de La Nuit bengali (1950), sa
vie avec une jeune Indienne qui, à l’époque de la publication du roman, n’en eut même pas
connaissance. Mais, beaucoup plus tard (1976), Maitreyi Devi y découvrit une différence de
sentiment et d’opinion sur leurs rapports qui la scandalisa. Elle en tira elle-même un écrit, en
anglais, It does not die, exprimant l’ampleur du malentendu. Et la difficulté pour un mâle
occidental déjà d’âge mûr, même ouvert, curieux et cultivé, de comprendre le monde intérieur
d’une toute jeune fille indienne : expérience dramatique, révélatrice… C’est enfin l’occasion pour
un « objet » « barbare » selon les termes mêmes d’Eliade de revendiquer et de proclamer à la face
de son pays et du monde entier son statut de « sujet » « civilisé » de plain-pied avec les anciens
colons. Superbe leçon qui enchante tous les participants à notre congrès.
Le 19 janvier est consacré à la Francophonie plurielle. Le rédacteur de ces lignes, F.-X.
Nève, évoque par les cartes et quelques exemples « Les Lettres belges dans les lettres
françaises ». L’Égyptienne Chahinda Ezzat explique les sources orales du Jujubier du patriarche de
la Sénégalaise Aminata Sow Fall. Le paradoxe de cette œuvre qu’analyse la Pr Ezzat est qu’il
combine le roman français et l’art traditionnel du griot ou conteur oral de l’Afrique de l’ouest.
Frédéric Carral nous montre avec de superbes photos, de fleurs et de dessins en provenance du
globe entier, les symboles de la rose dans les cultures de langues française. Et c’est pour lui
l’occasion de réfléchir sur la labilité, qu’il convient d’étudier puis de transmettre, des allégories
que l’on croit trop aisément universelles. La rose est universellement admirée et aimée, mais
porte-t-elle partout et toujours les mêmes valeurs ? À tout le moins démontre-t-il que la
popularité de thèmes de ce genre entraîne spontanément l’intérêt des étudiants vers une nuée de
connaissances et d’intériorisations porteuses de sens, stimulantes et bienvenues dans la
transmission de l’intérêt pour les autres langues et cultures. Sanjay Kumar analyse la guerre dans
l’œuvre du Suisse Blaise Cendrars, et arrive à la conclusion que celle-ci est l’œuvre de fous ; mais
les structures capitalistes ne la favorisent-elles pas… au détriment des citoyens qu’elle broie en les
ignorant ? Shabaz Ahmed se met en quête de liberté dans le fameux roman de la Québécoise
Anne Hébert, Kamouraska (1970). Roman du tourment de familles et d’individus qui ne se
comprennent pas, conduisant au crime et au désespoir.
La séance suivante est ouverte par la Pr Metka Zupancic, d’origine slovène (entre la
Croatie, l’Autriche et l’Italie) mais francophone parfaite et qui enseigne aux États-Unis. Elle nous
explique le jeu de piste qui l’a menée sur « Les Traces indiennes chez les écrivaines
contemporaines ». Son point de départ est l’écrivaine mauricienne Ananda Devi, dont Le Voile de
Draupadi et Le Sari vert ont connu le succès en France. Mais n’y a-t-il pas un malentendu qui
devra être surmonté entre les raisons exotique et féministe de la popularité de ces œuvres et leur
portée humaine ?
Comment dépasser une indianité évidemment active consciemment et
inconsciemment — et qui charme un public toujours désireux de « découvrir un autre monde » (?)
— et arriver néanmoins à se faire accepter et comprendre pour son simple poids
d’humanité plutôt que pour un attrait de nature pittoresque, sinon touristique ? Chananao
Varunyou, de Thaïlande, évoque plusieurs aspects du Vol d’Icare de Raymond Queneau, à partir
de sa mise en abîme, c’est-à-dire de sa mise en perspective en son sein même, tandis que ses
personnages semblent jouir d’une indépendance par définition impossible, n’est-ce pas, dans
l’œuvre d’un autre ? Jean-Philippe Imbert peint avec la finesse et la gouaille qu’on lui connaît La
Porte des Enfers de Laurent Gaudé, dans une perspective géocritique. L’Indienne Ritu Tyagi étudie
l’identité chez la femme migrante à partir de La Femme séparée de Monique Laederach et
Inch’Allah dimanche de Yamina Benguigui. Les femmes issues de traditions où elles jouissent de
peu de liberté peuvent-elles rester elles-mêmes et fidèles à leurs racines tout en obtenant
l’autonomie grâce à leur situation « déracinée », occidentalisée, et grâce aussi à l’amitié de
femmes d’autres civilisations, religions ou irréligions ? Meenakshi Chauhan tente de peindre
« l’Indicible, l’invisible : l’image de la femme dans Des rêves et des assassins de Malika
Mokeddem ». Ses questions rejoignent largement celles de Ritu Tyagi. Comment concilier la
tradition machiste des sociétés coraniques et la libération de la femme ? Enfin, Krishnan Kumar
expose « Les Défis de la représentation dans le théâtre de Jean-Marie Piemme ». Posant à
nouveau, entre la Belgique et l’Inde, la nature même de l’œuvre donnée à voir et à sentir par
l’action théâtrale aujourd’hui.
Après quoi, les Pr Mirakamal, Kichenamourty et Nève présentent le manuel d’apprentissage de
français C’est génial ! 2.
Le 20 janvier est consacré à la pédagogie, la didactique du français. La matinée s’ouvre sur
la communication d’Indira Advani, « L’Approche multimédia dans une classe de français à
l’Académie nationale de Défense », donc pour de jeunes soldats âgés de 18 à 20 ans pour la
plupart. Chacun s’étonne en effet non seulement de l’existence d’un tel programme mais de
l’adaptabilité qu’il faut à l’enseignant pour réussir à intéresser ses étudiants. La clé du succès
paraît bien résider dans l’interactivité ; des conseils techniques très précis sont offerts pour y
arriver, dans ce cas étrange mais qui pourrait être généralisé. La Pr Logambal Cauvery-Souprayen
décortique « L’enseignement et l’apprentissage du français dans un contexte interlectal » au
travers de l’exemple de son île, la Réunion. Il y existe en effet un continuum partant du créole et
aboutissant au français classique ou international par toutes les nuances des créoles francisés
comme des français créolisés. Les frontières sont floues. Avant de quitter la Réunion, beaucoup
de Réunionnais croient « parler français » alors que leur parler est pour partie local, imprégné de
créole. Cela n’a certes rien d’inquiétant : tout peuple n’a-t-il pas ses différents registres de
langue ? Et ses variétés régionales ? En tout cas, la Wallonie d’où provient l’auteur de ces lignes
est elle aussi habituée à la diglossie. Entre le wallon et le français, pas de frontière. Le remède
naturel est la lecture, l’écoute de la radio et de la télé internationale, et bien sûr le séjour à
l’étranger, voie royale vers une meilleure compréhension du monde… et appréhension juste de sa
propre langue et civilisation. La Thaïlandaise Marisa Garivait détaille la difficulté de ses élèves à
prononcer les consonnes finales des mots français, le thaï n’ayant pas beaucoup de choix dans ses
finales vocaliques. La première difficulté vient de ce que les étudiants ont du mal à entendre, puis
à discriminer ces consonnes implosives.
Shimanuki Yoko observe, elle aussi, les particularités de l’enseignement d’une langue qui
ne va pas de soi dans la plupart des pays, lorsqu’on tente d’intégrer la dimension multiculturelle
dans l’apprentissage du français au Japon. Comment ne pas succomber aux lieux communs ? Que
retenir d’abord de la civilisation cible, et de la civilisation source ?
À la fin de la matinée, un atelier est consacré aux instituteurs d’écoles (school teachers, indiens), à
partir de C’est génial ! 2. La session est animée par les Pr Venguattarramane, Pannirselvame,
Mirakamal et Nève sous la direction d’une spécialiste de l’enseignement à ce niveau.
À midi, on se retrouve pour écouter la suite des communications relatives à l’enseignement du
français langue étrangère. L’Égyptienne Manal Khedr nous montre comment elle envisage de
« dramatiser » la langue au service du français par le biais du théâtre, et elle nous fait part de son
expérience. Prometteuse, comme souvent chez ceux qui se sont risqués à cette aventure, ingrate
au début, puis enthousiaste au fur et à mesure que les étudiants investissent le projet, le font leur,
en font un jeu et en tirent plaisir. C’est aussi ce qu’observe Madanabathmavathy. Tandis que la
Bengalie Goutam Kumar Nag narre comment elle « exploite » L’Étranger d’Albert Camus avec la
même visée. Des pistes se dessinent. L’expérience s’accroît.
Prema Hallikeri établit un lien entre l’enseignement du français et la langue de la publicité.
Le lien saute aux yeux dès qu’il est évoqué : une même créativité langagière unit le publiciste, dont
il est amusant de retrouver les trucs et ficelles ainsi que les méthodes et le savoir, et l’apprenant
de toute langue, qui doit recréer pour lui-même le jeu de l’esprit de la culture qu’il tente de
dompter. Cela peut se faire au cours et c’est une activité de recherche et d’inventivité tout à fait
dans la ligne d’un apprentissage du français, langue où précisément les ressources phoniques et
graphiques de l’idiome se prêtent bien au jeu de mot, au calembour, à l’innovation lexicale
ludique.
À l’heure de la synthèse, Roma Kirpalani lit deux de ses poèmes et, l’un après l’autre,
Chahinda Ezzat, Gulab Jha, Prema Hallikeri, Sanchai Suluksananon et Wanrug Suwanwattana
expriment leur admiration pour la haute tenue, l’intérêt scientifique et humain, et l’harmonieux
déroulement de toute notre rencontre, excursions comprises. François-Xavier Nève insiste sur la
présence inhabituellement élevée de femmes et de jeunes femmes dans notre assemblée, la
qualité et le dévouement des jeunes, professeurs et étudiants. Il note que si plusieurs n’ont pas
eu peur de chanter, c’est d’abord à l’excellente ambiance, ardente mais très détendue, qu’on le
doit vraisemblablement — et ceci lui semble un indice magnifique de la réussite de notre congrès.
La séance solennelle de clôture accueille notamment les Pr Venguattarramane, Pannirselvame,
Paul Canaguy, Sudel Fuma, Frédéric Carral, Manal Khedr, Shakti Kapoor et Kumaravel.
Conclusion et envoi
Plusieurs caractéristiques font ressortir ce VIIe colloque de l’AITF à Chennai en janvier 2013.
D’abord la présence de nombreux nouveaux, et de très nombreux étudiants et jeunes enseignants
venus de toute l’Inde. C’est sans doute un de nos congrès où la moyenne d’âge est la plus jeune.
L’avenir de l’enseignement du français dans l’Inde paraît assuré, en particulier lorsqu’on observe
en même temps la compétence, le dévouement et l’enthousiasme de ces jeunes.
Ensuite une présence à ma connaissance jamais aussi massive lors de nos réunions de
femmes et de jeunes filles.
Conjugués à l’accueil comme toujours exemplaire, d’une exceptionnelle délicatesse de nos
organisateurs et de leurs équipes, ces deux facteurs expliquent me semble-t-il l’ambiance
exceptionnelle d’écoute et de ferveur partagée dans la joie.
Le monde entier prend conscience de l’émergence économique de l’Union indienne. Nos
congrès nous font sentir et goûter son épanouissement en tant que civilisation. De réunion en
réunion, nous voyons son patriotisme se déployer. Son passé glorieux renaître plus jeune que
jamais. Il nous fait chaud au cœur. L’Inde, comme tout le monde, connaît des problèmes. Qui
n’en n’a pas ? Cependant, de plus en plus, elle apparaît comme un modèle vigoureux. N’ayons
pas peur de le célébrer ! Bravo, l’Inde !