L`aspect éthique de l`utilisation de l`information médicale via les
Transcription
L`aspect éthique de l`utilisation de l`information médicale via les
gestions hospitalières n° 502 - janvier 2011 [expériences] MOTS CLÉS à venir par nos soins REVUE DE LITTÉRATURE CANCÉROLOGIE L’aspect éthique de l’utilisation de l’information médicale via les nouvelles technologies D epuis quelques années, le développement de la réflexion consacrée à l’éthique dans le domaine de la santé ne se limite plus aux considérations relatives à la bioéthique, à la recherche clinique, biomédicale ou à l’innovation thérapeutique, mais également aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), notamment celles destinées à l’information médicale et à la communication au sein des structures de santé. Ces NTIC posent donc le problème de savoir comment informer et qui informer. L’inégalité d’accès à l’information médicale est-elle moralement et socialement acceptable ? En quoi ces nouvelles technologies contribuent-elles aux changements relationnels, comportementaux et organisationnels entre le professionnel de santé et son patient ? Le développement technologique n’a-t-il pas banalisé la « sacralisation » de l’information médicale en la rendant de plus en plus accessible à tous ? Dans un cas plus grave, cette modernisation des outils de l’information et de la communication illustrée notamment par la télémédecine, ne risque-t-elle pas de reléguer au second plan la pratique clinique et thérapeutique ? Tout cela nous amène à nous questionner sur les valeurs de la société et les principes éthiques impliqués dans la conception et l’utilisation des systèmes d’information (SI) en santé. Une réflexion qui prend d’autant plus son sens dans la filière cancérologie où ces principes et outils doivent être manipulés avec encore plus d’attention. Le cancer est une maladie désormais chronique et le malade s’interroge sur le sens à lui donner. De ce fait, comme l’indique Gilbert Lenoir, président de la Ligue contre le cancer, l’éthique doit posséder une place centrale, « au cœur de la cité [où] le questionnement éthique ne doit pas être réservé à une élite ou à des experts (1) ». Jérôme BÉRANGER Doctorat Science de la vie et de la santé Gestionnaire de projet Pierre LE COZ Espace éthique méditerranéen, La Timone, AP-HM Vice-président du CCNE et directeur du département sciences humaines, faculté de médecine Timone, Marseille L’une des questions majeures que soulèvent nos recherches est de savoir comment la modernisation « technologique » de l’utilisation de l’information médicale en cancérologie peut s’accompagner d’une modernisation « éthique » dessinant un système d’information à visage humain. Quelles sont les répercussions d’un SI sur les mentalités et valeurs sociales des acteurs de cette filière, d’un point de vue structurel, technologique, stratégique, méthodologique, organisationnel, relationnel ou culturel ? Nous pourrons replacer cette réflexion éthique dans la perspective d’une évolution des SI en cancérologie, à l’heure à la fois des développements technologiques récents et des nouveaux outils de communication médicale, ainsi que des nouvelles organisations de santé. Quels sont les enjeux éthiques inhérents de la prise en charge du cancer ? C’est à partir de ces questionnements que nos recherches s’appuient afin de développer une démarche intellectuelle d’analyse tournée vers une éthique des fins et des moyens, et les fondements moraux des NTIC. Dans le cas qui nous concerne, c’est donc bien une réflexion éthique sur laquelle il faut s’appuyer pour savoir comment la société dans son ensemble (pro- 1 2 [expériences] n° 502 - janvier 2011 NOTES (1) G. Lenoir, « Contre le cancer : l’éthique un impératif pour une lutte humaniste et efficace », Éthique & Cancer, septembre 2010, p.1. (2) P. Le Coz, « Cancer et fertilité: les aspects éthiques », 1re journée d’éthique de l’Institut Paoli-Calmettes, Marseille, 19 novembre 2010. (3) J.-P. Changeux, P. Ricœur, Ce qui nous fait penser: la nature et la règle, Odile Jacob, 1998. (4) L. Floridi, « L’éthique télématique », L’Agora, North-Hatley (Québec), vol. 5, n°4, juillet 1998. (5) Ingénieur à la Compagnie des téléphones Bell, détermine l’information comme grandeur observable et mesurable (1948) ; celle-ci devient la poutre maîtresse de la théorie de la communication qu’il élabore avec Weaver. Ce concept d’information a été l'objet d'une théorie, la « théorie de l’information ». Elle reste à ce jour la base du concept dit « scientifique d’information ». (6) L. Floridi, « L’éthique télématique », L’Agora, op. cit. gestions hospitalières fessionnels de santé, industriels de logiciels, pouvoirs publics et citoyens) doit aborder et traiter la remise en question des SI existants. L’éthique renvoie à un corpus de valeurs et de principes qui va au-delà des seuls principes de la déontologie médicale. C’est là tout l’enjeu de cet article : quels principes éthiques et valeurs sociales primordiales doivent orienter la conception, l’usage et la mise en place des SI en cancérologie ? L’éthique de l’information tournée vers le patient Entre la création et l’action d’un dispositif s’intercale la production sans quoi rien ne se réalise. L’interface de ces deux notions est donc l’homme et uniquement l’homme. La création peut désigner en d’autres termes la conception, c’est-à-dire le savoir, l’intellect. L’action correspond plutôt à la réalisation, qui se situe donc en aval, et l’interface constitue bien l’homme. Cela est d’autant plus vrai que toute réflexion éthique naît d’un conflit entre des valeurs humaines. Quels que soient nos pensées religieuses, nos cultures, nos influences politiques ou domaines d’activité, ce sont nos émotions qui révèlent nos valeurs profondes. S’il n’y a pas d’émotion, il ne peut y avoir de valeurs formalisées et donc pas d’éthique (2). L’information médicale exprime donc l’action d’informer. Elle n’existe que si elle est transmise et reçue par le patient. Sa transmission ne peut être que dans une communication répondant à des critères de vérité et de confiance. « Ce rôle essentiel de la confiance dans la communication [...] a sans doute été nécessaire pour imposer à toute la communauté le respect des obligations éthiques fondamentales. (3) » La réception de l’information provoque l’usager de santé dans ses réactions intimes, visà-vis d’une pathologie réelle ou possible, présente ou future, et l’amène à partager avec d’autres interlocuteurs et dans d’autres réseaux relationnels les messages décryptés de l’information. Notre schéma de réflexion ne prend pas sa source et ses inspirations sur les théories classiques de l’éthique que nous sommes habitués à parcourir. C’est pourquoi, contrairement au modèle grec de la vertu où l’éthique s’intéresse d’abord à l’individu (l’agent) qui exécute une action ou aux théories dites « relationnelles » (l’utilitarisme, le contractualisme, le déontologisme…) dont la préoccupation majeure est la nature et la valeur morales des actions exécutées par l’agent, notre raisonnement se fonde davantage sur une éthique orientée vers celui qui reçoit l’action et en subit les effets : autrui, ou plus précisément dans notre cas, le patient. En effet, notre réflexion s’oriente plus vers le courant de pensée de l’éthique télématique instaurée par le philosophe italien Luciano Floridi, qui s’intéresse avant tout à l’environnement où se génère et se propage l’information (appelé aussi « infosphère ») (4), au patient (que l’on peut désigner comme étant le « principal »). Cette approche est donc considérée comme « allocentrique », c’est-à-dire qu’elle a tendance à faire d’autrui le centre de l’univers, de ses préoccupations, de ses intérêts… et à centrer ses propres activités à ce que fait un autre. Floridi se fonde sur la théorie de l’information et plus particulièrement sur le concept d’entropie de l’information introduit par Claude Shannon (5) au milieu du XXe siècle. Pour l’auteur, l’entropie d’information mesure, par analogie à l’entropie thermodynamique, le degré de désordre d’un système, ou plus exactement la connaissance que nous en avons. En effet, si nous connaissons parfaitement une chose, nous savons y localiser tous les détails, nous pouvons en énumérer la succession dans l’ordre ; elle nous apparaît ordonnée. Il existe donc une relation directe entre l’organisation d’un système et la connaissance que nous en avons. À partir de ce postulat, Floridi développe sa réflexion autour de « l’éthique de l’information » en prenant comme critère l’entropie globale d’information qu’il applique à son concept d’infosphère : l’environnement où se développe l’information. Selon lui, « un comportement éthique diminuerait l’entropie puisqu’il rendrait l’information plus signifiante, tandis qu’un accroissement de l’entropie serait néfaste à tous (6) ». Ainsi, une action dite « juste » ou considérée comme éthique conduirait à diminuer l’entropie globale et à accroître la connaissance que nous en avons. A contrario, une mauvaise information ou des données déjà connues augmenteraient l’entropie en désorganisant l’infosphère. Par ailleurs, d’après Fessler et Grémy dans leur article intitulé “Ethical problems in Health Information Systems”, apparaît le concept et mot « info-éthique » (7), une notion qui peut être examinée selon deux niveaux : les relations humaines existantes dans tous les SI d’une structure dès lors que les personnes sont liées via des outils et équipements ; les structures de santé ont une dimension supplémentaire vis-à-vis de l’homme : elles visent les changements des êtres humains. En raison de cette spécificité, les individus font partie intégrante des SI correspondants et, selon les objectifs de santé, les personnes les plus fragilisées. » » gestions hospitalières n° 502 - janvier 2011 Nous l’avons vu, l’information devient le principal objet de l’action morale. L’éthique télématique a pour principal objectif de savoir ce qui est bon pour un objet d’information et, plus généralement, pour son environnement proche : l’infosphère. Elle désigne le bien du mal, ce qui doit être réalisé et les devoirs de l’agent moral (dans notre cas, le concepteur du SI), à partir « de quatre lois fondamentales : on ne doit pas causer d’entropie dans l’infosphère ; on doit prévenir la production d’entropie dans l’infosphère ; l’entropie doit être exclue de l’infosphère ; la bonne condition de l’information doit être favorisée par l’extension de l’information (quantité), son perfectionnement (qualité) et son élargissement (variété) dans l’infosphère (8)». » » » » Les principes encadrant la réflexion éthique au niveau international Étymologiquement, le terme « principe » provient du latin principia, lui-même emprunté au grec arché qui peut prendre deux sens : ce qui vient en premier, ce qui est à la source (9). On revient aux origines de l’architecture culturelle, aux fondements des mœurs, des règles du droit, des us et coutumes d’une société donnée ; ce qui fait autorité, en référence au « prince » qui « vient en premier » et est investi de l’autorité légitime suprême. En éthique, le principe constitue le socle en se représentant « sous la figure d’un commandement (10)». Il est immuable, universel, intangible et sa valeur n’est pas influencée par le cours de l’histoire. Il a donc pour vocation de donner des grandes orientations à l’action et à fixer des attitudes. Il désigne une orientation fondamentale, inspiratrice d’action. Les grands principes sont relativement peu nombreux et stables. Les problématiques et le questionnement autour de l’information médicale sont légitimes. Se les poser représente déjà le premier pas et une certaine prise de conscience de la valeur du SI. Cet ensemble réunit donc une somme de principes éthiques qui contribuent à lui donner du sens, de la cohérence et de l’humanité. Pour cela, comme le fait remarquer Dominique Wolton, directeur de l’Institut des sciences de la communication au CNRS, nous n’avons pas besoin d’inventer de nouveaux principes éthiques et codes de déontologie pour encadrer un SI : « La technique n’invalide pas les principes antérieurs. En fait, il suffit d’appliquer ceux qui existent aux nouvelles technologies. [...] Il ne faut pas adapter nos principes aux nouvelles technologies ; il faut que ces nouvelles technologies s’adaptent à nos principes (11). » Comme toutes les « nouvelles technologies », celles de l’information et de la communication (TIC) sont une promesse et un risque : elles peuvent susciter fascination et angoisse. Mais elles peuvent aussi nous conduire à formuler de façon neuve quelques questions éthiques, en tenant compte de la spécificité de leurs dispositifs et de leurs usages. Cela conforte le besoin d’une implication sociale et psychologique afin d’orienter et d’accompagner des modalités concrètes selon lesquelles on pourrait organiser et structurer les SI. C’est pourquoi les normes et principes en santé » » [expériences] 3 « Les structures de santé ont une dimension supplémentaire vis-à-vis de l’homme : elles visent les changements des êtres humains. se concrétisent dans les recommandations de bonnes pratiques et sont étroitement associés à des valeurs. Pour Daniel Cornu, « l’enjeu est de dégager les possibilités de produire des accords fondés en raison, à partir de valeurs ou de principes reconnus ou reconnaissables par le plus grand nombre de personnes, donc promis à l’universalité (12) ». En outre, lorsque nous parcourons des articles et des ouvrages d’éthique, nous sommes vite saisis d’un vertige face à l’abondance des références et des valeurs sociales sous-jacentes : bien-être, qualité de vie, plaisir, bonheur, souci de l’autre, compassion, empathie, sollicitude, altruisme, responsabilité envers l’autre, solidarité communautaire, partage, mutualité, interdisciplinarité, précaution, respect de l’autre… Une multiplicité de valeurs sociales qui possède le désagrément d’instaurer la confusion dans les esprits. Comment faire le tri parmi toutes ces valeurs de la société afin d’en dégager des principes qui les regroupent et qui permettent d’établir une discussion et analyse claire du sujet ? Quels sont les principes directeurs dont la valeur éthique serait admise par l’ensemble de la communauté ? Deux ouvrages font référence sur le sujet des principes éthiques en santé : Public Health Communication Interventions (13) et Principles of Biomedical Ethics (14). Ce dernier a d’ailleurs été le premier à instaurer et identifier ces quatre principes éthiques principaux. D’après Beauchamp et Childress, le lieu de l’éthique est celui de la conscience, de l’interrogation, de la dissidence qui doit NOTES (7) J.-M. Fessler, F. Grémy, “Ethical problems in health information systems”, Methods Inf Med, 2001; 40(4):359-61. (8) L. Floridi, « L’éthique télématique », L’Agora, op. cit. (9) P. Le Coz, Petit Traité de la décision médicale, Seuil, 2007. (10) Idem. (11) D. Wolton, « L’éthique de l’information médicale », Jeudi de l’ordre, 26 avril 2002. (12) D. Cornu, Journalisme et vérité : l’éthique de l’information au défi du changement médiatique, Labor et Fides, 2009, pp. 7, 118. (13) N. Guttman, Public Health Communication Interventions. Values and Ethical Dilemmas, Sage Publications, 1996, p. 286. (14) T.L. Beauchamp, J. Childress, Principles of Biomedical Ethics, 5e edition, Oxford University Press, New-York/Oxford, 2001. 4 [expériences] n° 502 - janvier 2011 gestions hospitalières ENCADRÉ 1 Caractéristiques des quatre principes éthiques Autonomie • Faire participer le patient au processus décisionnel • Faire agir l’utilisateur de manière volontaire et indépendante • Ne pas apporter de contraintes extérieures à l’utilisateur • Agir en fonction des projets et objectifs propres aux patients • La personne agit librement en disposant d’une capacité de délibérer, de décider et d’agir • Garantir le consentement éclairé en imposant une obligation d’information préalable (claire, précise, adaptée et compréhensible) • Respecter la volonté de la personne • Respecter les choix, les positions personnelles et les décisions qui en découlent • Réaliser un acte autonome : intentionnel avec compréhension, sans influence extérieure de contrôle • Donner un poids et de l’importance aux opinions et aux choix de personnes autonomes Bienfaisance • L’action entreprise doit être bénéfique • L’action doit être utile (rapport coût/bénéfice positif) • Prévenir les actions et les intentions malveillantes • Réaliser le bien-être du patient (sauver la vie, renverser le cours de la maladie, prolonger la vie, soulager la douleur et la souffrance, améliorer le confort, conseiller le patient sur sa santé, écouter et être présent) • Promouvoir le bien Non-malfaisance • Éviter le mal afin de ne pas causer du tort au patient • L’attention est portée vers l’action et les répercussions Justice • Partager entre les patients les ressources disponibles • Établir puis appliquer de justes règles d’attribution des ressources en santé • Réaliser le plus grand bien pour le plus grand nombre de personnes • Instaurer des règles de chances égales: même accès aux avantages et à l’information médicale • Refus de la discrimination • Établir des règles de mutualité • Refus des conflits d’intérêts au chevet du malade • Transparence des processus de choix • Toute personne a un droit égal à l’ensemble le plus étendu de libertés fondamentales égales • Impose à chaque individu les conditions suivantes: sa part égale, selon ses besoins, ses efforts, sa contribution, son mérite, les échanges du marché être encadré par les quatre principes fondamentaux. C’est à l’occasion de la rédaction du rapport Belmont qu’ont été formalisés en Amérique du Nord, pour la première fois, ces quatre grands principes de l’éthique biomédicale (respect de l’autonomie de la personne, bienfaisance, non-malfaisance, justice). Pour autant, dès leur formalisation et avant même de les définir, les auteurs de ce rapport soulignent que ces principes représentent un cadre de réflexion dont l’application ne va pas de soi : « Ces principes ne peuvent pas toujours s’appliquer de manière incontestable pour résoudre des problèmes d’éthique particuliers. L’objectif vise à fournir une structure analytique ayant pour but de guider la résolution de problèmes d’éthique résultant de la recherche faisant appel à la participation de sujets humains. (15) » Selon Beauchamp et Childress, la considération du cas particulier permet de conférer au principe une signification précise sans laquelle il peut difficilement être appliqué de manière correcte. D’après les auteurs, « la spécification [par le cas] est une façon de réduire le caractère trop général d’une norme, de lui donner une plus grande capacité à guider l’action, tout en la maintenant en adéquation avec la signification morale du principe originel (16) ». Si nous consultons la littérature bioéthique internationale, nous constatons que quatre constantes reviennent constamment selon les pays. Ainsi, les références aux principes d’autonomie, de bienfaisance, de non-malfaisance et de justice apparaissent inlassablement dans tous les ouvrages quels que soient le lieu d’origine, la culture, les croyances, la philosophie ou la religion. Nous sommes rendus sensibles à ces quatre grands principes éthiques grâce à des émotions qui s’inscrivent dans une « nature sensible universelle » (17) (encadré 1). On peut faire le couplage émotionnel suivant : respect/autonomie, compassion/bienfaisance, crainte/non-malfaisance, indignation/justice. Ces quatre principes cardinaux jouent simplement un rôle de repérage permettant à la discussion d’éviter de se fourvoyer. Ils n’ont en aucun cas vocation à résoudre tous les problèmes éthiques (18). » » » » Les règles, variable d’ajustement de notre réflexion éthique Du fait de son statut de moyen, la règle a moins un sens éthique qu’une valeur pragmatique et utilitaire. Elle a une forte connotation instrumentale en donnant aux principes éthiques une expression concrète qui les fait exister. Il n’est de règle que pour une situation donnée. En effet, le professionnel de santé n’applique jamais directement à la réalité un principe universel. Il met en place des règles par lesquelles on aperçoit les principes éthiques fondamentaux auxquels il est associé. Les principes éthiques posent donc la fin alors que la règle désigne le moyen par le biais duquel ce principe se fond dans la réalité empirique. La règle constitue donc une procédure (particulière) qui actualise un principe (universel) différemment en fonction des contextes et qui s’accompagne nécessairement de la conscience de son utilisation. Enfin, « ces principes permettent les révisions des règles, mais ils ne sont pas eux-mêmes révisables (19) ». gestions hospitalières n° 502 - janvier 2011 En définitive, ces règles ont pour vocation d’affiner le cadre de notre réflexion éthique sur le sujet. Ils sont la variable d’ajustement afin de répondre le plus rigoureusement possible aux problématiques qui se dressent dans la réalisation et la mise en place d’un SI en santé. Du fait de sa nature et de son impact sur son environnement, le SI va avoir des répercussions multiples touchant plusieurs secteurs et acteurs. Les conséquences d’un tel outil sont multidisciplinaires, entraînant de ce fait de nombreuses remises en question des mentalités et des valeurs sociales de domaines divers aussi bien d’un point de vue structurel, technologique, stratégique, méthodologique, organisationnel, relationnel que culturel. C’est pourquoi on comptabilise un nombre important de ces règles éthiques selon les secteurs rencontrés durant notre analyse, soit un total de sept. Elles sont associées aux principes éthiques fondamentaux (tableau 1). Les enjeux éthiques liés au progrès technologique Le progrès technique représente l’amélioration des techniques, y compris organisationnelles, qui sont utilisées dans un processus de fabrication ou qui concernent l’informatique, les capacités militaires, la médecine, etc. Selon Audrey Reynier, il peut être « matérialisé par une innovation dans l’organisation du travail (20) ». Ce progrès peut donc se définir au sens large comme étant l’ensemble des innovations technologiques et organisationnelles qui améliorent l’efficacité du système productif et construit un univers socio-économique propre. Cela aboutit à une société dans laquelle les technologies de l’information jouent un rôle majeur et central. Cette société prend sa source dans l’émergence des modes actuels de partage de l’information et des connaissances que sont l’informatique, Internet et les télécommunications. Désormais, la réalité d’un établissement de santé est complexe, avec notamment des enjeux d’ordre technique d’une gestion d’un SI tournée vers l’extérieur, la mobilité des personnels, la banalité des multimédias, le développement du prédictif, l’avènement des robots et des applications des nanotechnologies, la gestion de l’information et les documents des patients, l’intégration de l’ensemble des flux d’information internes, la fiabilité et la sécurité du système, l’hébergement et le stockage des données, l’amélioration de la disponibilité, la production des tableaux de bord, la couverture fonctionnelle plus large, la flexibilité d’implémentation, l’accès immédiat aux outils applicatifs, etc. Ces avancées technologiques, représentant des progrès considérables pour l’humanité, font l’objet de nombreux points d’ordre éthique : la déontologie du médecin et son rôle vis-à-vis de patients mieux informés ; le secret médical, la confidentialité, la protection du dossier numérique du patient et le respect de la vie privée ; le risque d’oublier qu’il existe un humain derrière les chiffres et les pixels ; le partage de responsabilité (entre le médecin et un système d’aide ou d’assistance) ; l’accès égal pour tous (facteur essentiel d’équité sociale) avec un risque d’aggravation des inégalités dans l’accès aux techniques les plus performantes ; » » » » » [expériences] 5 TABLEAU 1 Les règles dérivant des principes éthiques fondamentaux Principes éthiques fondamentaux Autonomie Bienfaisance Non-malfaisance Justice Règles éthiques Respect de la vie Utilité, responsabilité Proportionnalité, précaution, incertitude Solidarité » le risque d’imposer des soins effectués par des robots à des personnes handicapées ou des personnes âgées contre leur gré (voir consentement éclairé) ; la complexité du suivi des dossiers médicaux multimédias liée au manque de standards, la lenteur dans l’adoption par les praticiens des technologies disponibles (21). En effet, d’après le rapport du groupe Technologies et vie quotidienne présenté en mars 2009, « la diffusion des technologies posera nécessairement des questions d’éthique auxquelles une réflexion normative continue devra répondre. […] Les technologies ne sont pas une fin en elles-mêmes. D’ici à 2025, elles poseront autant de défis éthiques que de défis scientifiques et industriels (22) ». Pour Michel Serres, « aujourd’hui [...] rien n’est possible sans l’ordinateur. L’ordinateur a changé la nature de la science, donc notre rapport au monde (23) ». Ainsi, aux dimensions technologiques de la médecine contemporaine, il est désormais indispensable d’y ajouter une modification dans la perception des rôles respectifs du médecin et du malade et donc plus globalement de la prise en charge du cancer. » Les enjeux éthiques de la prise en charge du cancer Toutes les questions entourant l’utilisation de l’information médicale constituent de toute évidence des enjeux déterminants dans le cadre des réflexions actuelles consacrées à la conception et la mise en fonction d’un SI. Ce questionnement se trouve donc au centre de l’éthique de l’information médicale. Nom- NOTES (15) Rapport Belmont. J.-P. Amann, M. Gaille, « Approche par les principes, approche par les cas: les limites philosophiques d’une opposition », Éthique et santé, n°4, 2007, pp.195-199. (16) T.L. Beauchamp, J. Childress, Principles of Biomedical Ethics, op. cit. (17) D. Hume, A treatise of Human Nature, London, [1739], 1969. D. Hume, La Morale : traité de la nature humaine., livre III, Garnier-Flammarion, 1993. (18) P. Le Coz, « Les enjeux internationaux de la bioéthique et le sommet mondial de Paris de 2008: convergences et divergences en débats », Annuaire français de relations internationales 2009, vol. X, La Documentation française, 2009, pp. 1121-1131. (19) P. Le Coz, Petit Traité de la décision médicale, op. cit. (20) A. Reynier, « Progrès technique et innovation », Thèmes et débats: économie, Bréal, 2008, p.13. (21) US National Research Council of the national academiesComputational Technology of Effective Health Care, “Immediate Steps and Strategic Directions”, The National Academies Pres Washington, DC, January 2009, p. 36. (22) F. Aubert, France 2025 Diagnostic stratégique, rapport du groupe Technologies et vie quotidienne, mars 2009 (23) M. Serres, Conférence CultureWeb, École polytechnique, 1er décembre 2005. 6 [expériences] n° 502 - janvier 2011 NOTES (24) N. Berthelard, « L’annonce des mauvaises nouvelles en cancérologie: un dilemme éthique, un travail d’équipe », Éthique et Santé, n°5, 2008, pp. 179-85. (25) M. Reich, P. Vennin, Y. Belkacémi, « L’annonce du diagnostic de cancer: l’acte qui doit sceller le pacte de confiance médecin/malade », Bulletin du cancer, 95 (9), pp. 841-847. (26) M. Reich, « L’information diagnostique et pronostique à l’épreuve des avancées thérapeutiques en cancérologie : réflexions éthiques », Rev francoph Psycho-Oncol, 2004, 3, pp. 188-196. (27) P. Ricœur, « Les trois niveaux du jugement médical », in P. Ricœur, Le Juste 2, Éditions Esprit, 2001, pp. 227-243. (28) R. Aubry, « Annoncer un diagnostic difficile ou un pronostic péjoratif : vérité et stratégies de communication », Méd Palliat 2005, 4, pp. 125-133. (29) P. Saltel, A. Gauvain-Piquard, N. Landry-Dattee, « L’information de la famille d’un patient adulte atteint de cancer », Bulletin du cancer, vol. 88, n°4, avril 2001, pp. 399-405. gestions hospitalières bre de professionnels y investissent leurs compétences et leurs talents, afin de préserver les fondements moraux de leur institution de santé. À cela il faut ajouter les réflexions éthiques sur l’information médicale impliquée dans le circuit du patient atteint d’un cancer. Ainsi, l’annonce médicale représente une étape majeure dans la relation médecin/patient. Dans la situation où l’annonce porte sur un changement radical du cours de la vie du patient, celle-ci prendra encore plus de l’importance. Conséquence des évolutions majeures de la médecine et des progrès de la société, l’annonce aux patients dans les situations de maladie grave, notamment pour les rechutes ou fins de vie, fait partie d’une multitude de problèmes qui interrogent les professionnels de santé dans leur pratique. Si, auparavant, la bienveillance conduisait à une prise en charge du patient uniquement sur un mode paternaliste, cela n’est plus vraiment le cas : on considère que le patient n’a plus affaire à une annonce mais à une succession d’annonces tout le long de sa prise en charge et qui implique tous les professionnels de santé. Depuis toujours, la communication et le partage d’informations avec la famille des patients constituent un des aspects les plus délicats de la mission des médecins et des équipes soignantes. Cette information médicale est une condition première de l’adaptation des patients mais aussi de leur famille. Elle répond aux exigences d’expression des préférences et de consentement éclairé à laquelle la famille est le plus souvent associée. Le médecin demeure l’interlocuteur privilégié du patient qui se confie à lui. Toutefois, l’annonce étant un « processus interactif qui se construit dans le temps, toute l’équipe est concernée. Elle doit acquérir et développer des compétences relationnelles à travers la formation et l’acquisition d’expérience pour accompagner le patient et son entourage (24) ». Outre le côté purement technique de la divulgation de cette information, des considérations juridiques et éthiques viennent complexifier la situation singulière de l’annonce (25). C’est pourquoi, d’après Michel Reich, on peut constater « plusieurs niveaux éthiques lors de l’annonce diagnostique (26) » : la divulgation d’une information respectant l’estime de soi du malade et son droit à l’information ; le respect et le maintien de l’autonomie du patient en lui faisant partager la responsabilité des décisions le concernant (consentement informé ou choix informé) ; la constitution d’une alliance thérapeutique fondée sur une confiance réciproque ; la délivrance d’une information optimale, c’est-à-dire adaptée au patient, cohérente dans le temps, évolutive et partagée, et surtout non désespérante ; le respect de la réticence du patient à recevoir une information sous forme d’un pronostic médical. La stabilité de ce pacte de confiance entre le médecin annonceur et son patient passe donc nécessairement par le respect ces diverses règles ainsi que par une attitude éthique de l’annonce comme le souligne P. Ricœur (27). En effet, le respect du patient et le maintien des valeurs humaines constituent un socle éthique guidant le médecin dans sa mission d’annonce. D’après Régis Aubry, « respecter l’autonomie d’un malade, c’est respecter son droit de savoir » ou de ne pas savoir (28). Par ailleurs, la qualité de la communication entre les professionnels de santé, les patients et leurs familles apparaît comme une nécessité. D’après Pierre Saltel, on assiste à une situation éthiquement complexe où « la communication peut, en pratique, rester centrée sur le patient, et, en quelque sorte, passer par son intermédiaire, ou bien elle peut se dérouler en dehors de lui. Dans le second cas, un conflit surgit entre la légitimité du besoin en information de la famille et la nécessité du respect du secret professionnel (29) ». Selon le Comité éthique et cancer, les grandes orientations concernant l’information qui conviendraient aux patients dans cette situation sont les suivantes : compte tenu de l’incertitude de l’avenir, aucune information concernant le patient ne doit lui être cachée. Il est primordial que le malade soit totalement impliqué dans les décisions médicales le concernant ; l’information transmise au patient doit être adaptée à sa capacité à l’entendre et à l’intégrer ; l’information délivrée doit s’apparenter à une forme de pédagogie qui s’inscrit dans le temps et à l’évolution de son cancer ; lors de l’accompagnement du patient, il est nécessaire que les différents intervenants respectent son projet de vie, même si cela leur paraît déraisonnable au regard de la situation ; les acteurs de santé impliqués auprès du patient se doivent de trouver un équilibre dans l’information qu’ils délivrent, afin de ne pas donner un trop grand espoir au patient tout en évitant qu’il sombre dans la désespérance. De plus, la prise en charge du cancer auprès des malades est toujours une rencontre d’une singularité avant même d’être » » » » » » » » » » gestions hospitalières n° 502 - janvier 2011 l’analyse d’un cas. Dès l’origine, Hippocrate avait bien compris tout ce que l’art médical doit au questionnement et donc à l’éthique médicale. D’après Roselyne Bachelot-Narquin, ministre de la Santé, de la Jeunesse, des Sports et de la Vie associative de l’époque, lors de son discours d’inauguration du Comité éthique et cancer, « il ne s’agit jamais, simplement, d’exercer un savoir-faire, ou bien, grâce au savoir, d’apporter des réponses. Il s’agit, au préalable de toute décision, à chaque moment de la maladie, de prendre conscience des problèmes éthiques impliqués. Ainsi, l’annonce du diagnostic, d’emblée, constitue un problème éthique dont la résolution ne s’opère pas de manière équationnelle (30) ». Le secteur de la cancérologie suscite ainsi de nombreuses interrogations, tant éthiques que spirituelles, « relatives à son origine, son issue et la souffrance engendrée par la maladie et son traitement (31) ». La prise en charge d’un patient impose donc de trouver un certain équilibre entre l’éthique et la spiritualité, qui correspondent à des notions complémentaires et indispensables. Enfin, dans ce contexte, une réflexion éthique prolonge le rappel de la morale quand le praticien est dans l’obligation d’accabler son patient du poids d’« une annonce dont il sent à quel point il lui répugnerait d’être le destinataire (32)». Conclusion D’une manière générale, l’éthique fait partie des soins et des pratiques médicales puisqu’elle s’intéresse à l’histoire de l’homme. Elle est la réflexion que soulève le conflit entre les valeurs morales telles que la compassion, le respect de la vie, la loyauté, le souci de la qualité de vie… Pour le praticien de santé, la question de l’éthique dans sa pratique médicale va se situer du côté du respect et des droits du sujet (liberté, égalité, fraternité). En cancérologie, plus que dans une autre discipline médicale, le praticien et son patient sont entourés par le « spectre de la perte d’autonomie et de la mort (33) ». L’établissement de toutes ces questions confirme l’idée que l’utilisation, le partage, la diffusion et le stockage des informations médicales via un SI performant constituent un enjeu majeur du bon fonctionnement des établissements de santé et, à une échelle plus large, de notre système de santé. Ce SI doit obéir à des règles d’éthique, de transparence, d’indépendance, de confidentialité et de qualité qui garantissent la crédibilité et la fiabilité de la diffusion d’information. Il doit aussi être utilisable, c’est-à-dire s’intégrer dans un programme accessible de résolutions de problèmes de nature multiple : organisationnelle, stratégique, humaine, sanitaire ou économique. Enfin et surtout, l’information des usagers doit être un processus central continu et permanent, capable si possible de prévenir et d’anticiper des situations de crises sanitaires. Face à l’absence de signification du cancer dans son parcours de santé, le malade revendique le fait de redevenir acteur et son besoin d’amour, plus que d’équité. L’introduction de la réflexion éthique dans l’examen thérapeutique du médecin apparaît donc comme une aide incontestable à la décision lorsque se pose la question du choix. Actuellement, l’éthique en cancérologie se fonde « à partir de principes fondamentaux tels que l’individualisme, le droit à l’autodétermination et à la vérité ou le rejet du paternalisme, et à adopter un langage universel, accessible à toutes les visions morales, excluant les différences religieuses ou culturelles (34) ». L’application de certains principes éthiques – respect et droit du patient, secret médical, respect de l’intimité et de la confidentialité, droit d’accès à l’information, droit au consentement préalable et au respect des familles – contribue à une prise en charge maximale et humaine des patients en cancérologie, spécialité où « le relationnel avec le patient, la famille et son entourage est fondamental (35) ». Selon G. Lenoir, « seule une appropriation populaire du questionnement éthique peut être à la hauteur des enjeux extraordinairement décisifs d’une véritable lutte contre le cancer humaniste, efficace, qui n’oublie personne et hisse la dignité et l’intégrité de chacun au centre de toute action, voire de toute pensée (37) ». C’est pourquoi ces principes éthiques émanant de la prise en charge du cancer complètent ceux qui proviennent de l’utilisation de l’information médicale via les NTIC. À ces principes on peut ajouter celui établi par Tison, qui consiste « à considérer l’autre comme un autre soi-même. Autrement dit, ce principe sous-entend de faire à l’autre ce que l’on voudrait qu’il nous fasse (38) ». En définitive, cette réflexion éthique basée sur ces principes contribue à utiliser au mieux l’information médicale via les nouvelles technologies afin de prendre en charge dans les meilleures conditions le patient et refuser la fatalité d’une maladie mortelle telle que le cancer. L’attente sociale face à la médecine dans ce domaine devient donc énorme et reste peut-être un peu disproportionné par rapport à ses possibilités réelles. ● [expériences] 7 NOTES (30) R. Bachelot-Narquin, discours d’inauguration du Comité éthique et cancer, bulletin trimestriel édité par le Comité éthique et cancer, n°1, novembre 2008. (31) S. Postel-Vinay, S. Dumont, H. Marijon, « Spiritualité et cancer: le point de vue des jeunes oncologues », Bulletin du cancer, vol.96, n°12, décembre 2009, pp. 1265-1272. (32) S. Salas, E. Dudoit, R. Favre, Considérations psychologiques, juridiques et éthiques et responsabilité médicale en cancérologie, tome 2, Éditions Frison-Roche, 2007. (33) S. Couraud et al, « Le droit médical doit-il faire peur en cancérologie? », Bulletin du cancer, vol. 96, n°7-8, juillet-août 2009 (34) S. Couraud et al, « Le droit médical doit-il faire peur en cancérologie? », op. cit. (35) B. Tison, « L’enjeu éthique d’une pratique médicale », Éthique et santé, n°5, 2008, pp. 50-54.