Les stratégies culturelles pour un nouveau monde

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Les stratégies culturelles pour un nouveau monde
Les stratégies culturelles pour un nouveau monde
Actes du Forum d’Avignon 2009
19 – 21 novembre 2009
Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Mécènes et partenaires 2009
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Sommaire
Session inaugurale
Vendredi 20 novembre 2009
Les stratégies culturelles pour un nouveau monde
Discours de Frédéric Mitterrand, Ministre de la culture et de la communication
Discours d’Irina Bokova, Directeur général de l’UNESCO
(p. 6)
(pp. 7 – 11)
(pp. 13 – 16)
Discours d’Hervé Novelli, Secrétaire d’Etat chargé du commerce, de l’Artisanat, des Petites et
moyennes entreprises, du Tourisme et des Services et de la Consommation
(pp. 17 – 19)
La culture pour penser demain
(pp. 20 – 31)
Avec
Richard-David Precht, philosophe ; Christian de Boissieu, Président délégué du Conseil d’analyse
économique auprès du Premier ministre ; Marjane Satrapi, auteur de bande-dessinée et réalisatrice ;
William Kennedy, écrivain ; Bertrand Lavier, artiste plasticien.
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Session « Création et innovation pour un nouveau monde »
Vendredi 20 novembre 2009
Présentation de l’étude Bain & Cie
Par Patrick Béhar, associé, Bain & Cie
(pp. 32 – 34)
Table ronde 1 : La création à l’âge d’Internet
(pp. 35 – 43)
Frédéric Martel, journaliste, écrivain (modérateur),
Avec Amit Khanna, Président de Reliance Entertainment ; Lawrence Lessig, Professeur de droit à
Harvard, fondateur des Creative Commons ; Dan Glickman, Président de la Motion Picture
Association of America (MPAA) ; Theodor Paleologu, Ministre de la culture, des cultes et du
patrimoine national de Roumanie ; Bruno Patino, directeur de France Culture.
Table ronde 2 : Comment favoriser l’innovation dans la culture et les médias
(pp. 44 – 51)
Robin Sloan, écrivain et analyste médias (modérateur)
Avec Régis Wargnier, réalisateur ; Alain Kouck, Vice-président et Directeur général d’Editis ; Christer
Windelov-Lidzelius, Président-directeur général de Kaos Pilot ; Georges Nahon, Président de France
Télécom R&D San Francisco ; Jean-Bernard Lévy, Président du directoire de Vivendi.
Table ronde 3 : Pour aller « au-delà du PNB » : intégrer la culture
(pp. 52 – 57)
John Thackara, Directeur Doors of Perception (modérateur)
Avec Pier-Carlo Padoan, Secrétaire général adjoint de l’OCDE ; Pierre Louette, Président-directeur
général de l’AFP ; Umair Haque, Directeur du Havas Media Lab à Londres ; Paul Andreu, architecte.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
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Session « La culture, enjeu économique ou symbolique pour le développement des territoires »
Vendredi 20 novembre 2009
Intervention de Michel Draguet , directeur du Musée Magritte
(pp. 58 – 59)
Présentation de l’étude Ineum Consulting
Par Vincent Fosty, associé Ineum Consulting
(pp. 60 – 62)
Table ronde 1 : Les conditions de l’attractivité culturelle
(pp. 63 – 74)
Erik Izraelewicz, Directeur de la rédaction, La Tribune (modérateur)
Avec Bernard Landry, ancien Premier ministre du Québec, avocat, professeur, économiste ; Mitchell
J. Landrieu, Lieutenant Gouverneur de Louisiane ; René Carron, Président de Crédit Agricole S.A.
Table ronde 2 : Architecture et culture au cœur du projet urbain du XXIème siècle
(pp. 75 – 86)
Erik Izraelewicz, Directeur de la rédaction, La Tribune (modérateur)
Avec Michael Koh, Président-directeur général National Art Gallery et National Heritage Board of
Singapore ; Denis Valode, architecte ; Kjetil Tredal Thorsen, architecte ; Ezra Suleiman, philosophe,
professeur et directeur de Centre d’études européennes de Princeton ; Jean-Jacques Annaud,
réalisateur.
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Débat à l’Université d’Avignon : « Réinventer les médias à l’heure d’Internet »
Vendredi 20 novembre 2009
(pp. 87 – 109)
Introduction de Emmanuel Ethis, Président de l’Université d’Avignon et des pays de Vaucluse
Axel Ganz, Fondateur du groupe Prisma Presse, éditeur AG Communication, membre du conseil de
surveillance de Gruner + Jahr (modérateur)
Avec les interventions de Frédéric Mitterrand, Ministre de la culture et de la communication, et
Bensalem Himmich, Ministre de la culture du Maroc.
Avec Francis Morel, Directeur général du groupe Le Figaro ; Christian Unger, Président- directeur
général de Ringier S.A. ; Alain de Pouzilhac, Président de France 24, Président-directeur général de
RFI ; Rémy Sautter, Président du conseil de surveillance d’Ediradio/RTL ; Anthony Zameckowski,
Directeur des partenariats YouTube EMEA ; Simon Istolainen, Président-directeur général de
PeopleForCinema, fondateur de MyMajorCompany ; Cécile Rap-Veber, Directeur Universal Music
Consulting & Contents - U Think !
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Session « Pour une stratégie fiscale en faveur de la culture »
Samedi 21 novembre 2009
Discours vidéo de Christine Lagarde, Ministre de l’économie, de l’industrie et de l’emploi
Présentation de l’étude Ernst & Young
Par Régis Houriez, associé fiscaliste Ernst & Young
(p. 110)
(pp. 111 – 115)
Table ronde 1 : Politiques fiscales comparées : priorité à l’économie ou à la culture (pp. 116 – 124)
Alessandra Galloni, Bureau Chief Southern Europe, The Wall Street Journal (modérateur), assistée de
Régis Houriez (expert Ernst & Young)
Avec Jake Eberts, producteur ; Philippe Monfils, Sénateur et Ministre d’Etat ; Alexandre Allard,
Président du Groupe Allard
Table ronde 2 : La culture à l’ère numérique, quels encouragements fiscaux ?
(pp. 125 – 133)
Alessandra Galloni, Bureau Chief Southern Europe, The Wall Street Journal (modérateur), assistée de
Bruno Perrin (expert Ernst & Young)
Avec Christopher Miles, réalisateur et producteur, Milesian Lion; Alain Sussfeld, Directeur général
d’UGC ; Antoine Gallimard, Président-directeur général des Editions Gallimard.
Table ronde 3 : Quelle compétitivité fiscale pour le marché de l’art ?
(pp. 134 – 141)
Alessandra Galloni, Bureau Chief Southern Europe, The Wall Street Journal (modérateur), assistée de
Eric Fourel (expert Ernst & Young)
Avec Laurent Dassault, Vice-président Groupe industriel Marcel Dassault ; Xin Dong Cheng, galeriste,
commissaire d’exposition et éditeur ; Julian Zugazagoitia, directeur du musée Del Barrio à New York ;
Philippe Vayssettes, Président du directoire, Banque Neuflize-OBC.
Session de clôture : Pour le rayonnement des cultures
Samedi 21 novembre 2009
Plantu croque le Forum d’Avignon
Dessinateur de presse, Le Monde
(pp. 142 – 176)
Regards d’artistes
(pp. 177 – 179)
Avec Gloria Friedmann, artiste plasticienne ; Barthelémy Toguo, artiste plasticien ; Souleymane Cissé,
réalisateur.
Les propositions et les enseignements du Forum d’Avignon
Par Louis Schweitzer , Président du festival d’Avignon, Président de la HALDE
(pp. 180 -183)
Discours de S.EM. Abdou Diouf, Secrétaire général de l’Organisation internationale de la
francophonie
(pp. 184 – 186)
Discours de Frédéric Mitterrand, Ministre de la culture et de la communication
(pp. 187 – 190)
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Vendredi 20 novembre
Session inaugurale
Les stratégies culturelles pour un nouveau monde
Nicolas SEYDOUX
Président de Gaumont, Président du Forum d’Avignon
Monsieur le Ministre, vous avez effectué un stage à Rome pour vous familiariser avec les joutes
cardinalesques. Nous sommes extraordinairement fiers et heureux de vous accueillir dans ce lieu,
même si, depuis votre siège, vous n’êtes pas exactement dans la meilleure position pour voir celles
et ceux qui vous écoutent. Je rappelle cependant que les cardinaux au Vatican comme les
parlementaires américains de la plus grande démocratie occidentale du monde se réunissent dans
des salles de ce type. J’ose espérer que ces débats ne se traduiront pas simplement par une petite
fumée blanche s’élevant dans le ciel mais par une petite luciole de plus. Monsieur le Ministre, c’est à
vous qu’il appartient d’accueillir celles et ceux qui ont pris place dans cette salle et d’ouvrir ces
débats, qui, j’en suis sûr, seront d’un très haut niveau. Je vous remercie.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Frédéric MITTERRAND
Ministre de la Culture et de la Communication
Merci cher Nicolas pour ces quelques mots si élogieux.
Nous avons pris l’habitude, pour saisir le réel, de le diviser en entités que nous voulons croire
distinctes. Nous disons « la culture », « la communication », « l’économie ».
Un bon sens rapide, qui ferait toute confiance à ces distinctions commodes pourrait, de prime abord,
opposer ces entités, mettre face à face « la culture », le lieu des pratiques désintéressées de l’art, et
« l’économie », l’espace réservé des activités de l’argent.
Cette représentation ne serait, bien sûr, pas totalement absurde, si l’on se place du point de vue du
créateur : la pratique de son art l’amène souvent à négliger, parfois même à sacrifier les autres
aspects, plus matériels, de l’existence : on se souvient de Bernard PALISSY, pendant la Renaissance,
brûlant ses meubles pour retrouver le secret des émaux, ou encore des poètes maudits et des
artistes de « la Bohème ». Le créateur se tient souvent dans « l’otium », ce loisir « cultivé » et
studieux qui s’oppose à sa négation, le « neg-otium », l’activité qui a donné notre mot même de «
négoce ». Cette attitude accuse sans doute, dans les consciences, l’idée d’un fossé entre ces deux
mondes.
Mais ce qui intéresse le citoyen, et ce qui concerne un ministre de la Culture et de la
Communication, ce n’est pas seulement d’améliorer incessamment les conditions et la liberté
désintéressée dans lesquelles les artistes exercent leurs arts et les moyens dont ils disposent pour les
faire connaître et pour les faire aimer. Un ministre de la Culture, et c’est valable dans tous les pays
représentés ici, n’est pas seulement, bien sûr, le ministre des artistes. Il n’est pas uniquement non
plus le ministre de leurs publics. C’est un serviteur du bien commun par les moyens et domaines
propres de son ministère, c’est-à-dire par la culture et par la communication.
« La culture » – si l’on entend par là non seulement les créations, le patrimoine, sous leur forme
matérielle et immatérielle, mais aussi les traits à la fois plus profonds et plus imperceptibles de la
qualité d’un vivre-ensemble – est, de part en part, reliée à la société et solidaire de son économie.
Cette articulation et cet équilibre entre la gratuité du geste artistique et les richesses
incommensurables dont paradoxalement cet investissement désintéressé est la source, nous
sommes en train d’en retrouver le sens.
De nombreuses évolutions du monde contemporain rendent en effet toute sa force à cette évidence
et redonnent à la culture une place centrale dans une nouvelle économie. La grande crise que nous
connaissons est une crise des valeurs : c’est la crise d’une économie qui a voulu oublier les valeurs de
profondeur et de partage portées par la culture. Une économie qui avait érigé en norme la rapidité,
la superficialité et la volatilité des échanges, comme une forme fébrile d’émancipation des exigences
de la conscience, celles mêmes que développent et portent toujours plus loin, depuis des millénaires,
les explorations des artistes.
Pour garantir les créations de richesses par la culture, un gouvernement démocratique doit obéir à
un schéma un peu subtil : celui d’une ligne brisée dont l’on sait, en même temps, reconnaître et
dessiner la continuité. Il s’agit à la fois de laisser toute liberté à l’investissement de l’artiste dans son
audace et dans sa radicalité, et en même temps de savoir ce que, presque à son insu même, ses
recherches offrent d’améliorations profondes pour l’ensemble de la société et pour son économie.
Tout ce que les artistes nous donnent à voir et à comprendre constitue un trésor collectif dont les
retombées économiques, si indirectes semblent-elles, sont immenses, sans proportion avec les
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sommes investies pour le produire. Car c’est l’ensemble de la psyché humaine qui progresse, qui
s’affine. Et le travail des artistes augmente sans cesse notre plaisir à vivre, notre désir d’avancer,
notre souci d’innover.
C’est ici, dans cet équilibre et dans cette articulation, que se situe notre « stratégie pour un nouveau
monde ». Car nous essayons de nous situer au niveau de la stratégie et non pas de la simple
tactique : il ne s’agit pas d’aligner des troupes – « la culture, combien de divisions ? » – ni de mettre
la culture en ordre de bataille. Il s’agit de mieux saisir et mieux développer l’effet d’investissement
qu’apporte la culture. Car il n’y a pas de gratuité, ou plutôt, il y a deux gratuités aujourd’hui dans
notre économie immatérielle. Il y a celle, factice, d’un Internet libéralisé jusqu’à l’absurde, et qui
n’est qu’un argument de vente et un produit d’appel aux dépens des créateurs et de leurs droits. Et il
y a celle du geste créatif, qui est une fausse gratuité aussi, mais pour de toutes autres raisons : parce
qu’elle a besoin du soutien des pouvoirs publics pour exister, et surtout parce qu’elle est un
investissement inappréciable pour l’avenir, c’est-à dire porteuse de richesses durables et de richesses
pour chacun, à condition de savoir en garantir la diffusion à la fois la plus large et la plus
respectueuse des droits des créateurs.
Ce qui est valable au niveau de l’artiste individuel se retrouve dans les différentes cultures qui
composent le monde dans lequel nous vivons. Depuis l’éclosion d’une pensée résolument ouverte
sur l’Autre, celle des structuralistes et, en particulier, du grand Claude LEVI-STRAUSS, qui vient de
nous quitter et auquel je tiens à rendre hommage ici encore, ici surtout, car ce Forum est en quelque
sorte placé sous son inspiration, depuis ces grands esprits, nous savons à quel point il est nécessaire
de respecter et de laisser s’épanouir toutes les cultures du monde. A l’image des explorations des
artistes, elles sont porteuses d’une richesse de regard dont nous ne pouvons nous passer pour nous
comprendre nous-mêmes. C’est pourquoi aussi je suis particulièrement heureux de la présence
parmi nous de la Directrice Générale de l’UNESCO, Madame Irina BOKOVA qui porte haut et fort, je le
sais, les valeurs de la diversité culturelle.
La reconnaissance et l’affirmation de la double nature des biens culturels, leur valeur économique
quantifiable, et leur valeur sociale et symbolique, qui exige que leur circulation échappe à une stricte
application de la logique de marché, a constitué une étape historique. Ces principes ont prouvé leur
utilité lors des bouleversements récents. Face à la crise économique, les industries culturelles, les
savoir-faire et plus généralement, toutes les activités de la culture, ont montré leur solidité. Il est
clair, à mes yeux, que l’économie de la culture sera, chaque jour davantage, l’un de nos grands pôles
de résistance et même de résilience pour sortir de la crise et pour inventer les nouvelles formes de la
croissance de demain.
La diversité culturelle, l’assistance et les intervenants de ces journées – vous en êtes aussi,
Mesdames et Messieurs, en quelque sorte, l’expression, et je voulais dire que je m’en réjouis, car je
suis convaincu que nous ne pouvons affronter ces grandes questions qu’en confrontant les
perspectives et les horizons, qu’en réunissant les expériences et les parcours : économistes, artistes,
ressortissants de nombreux pays et de différentes cultures, je vous remercie de votre présence et de
votre participation à cette deuxième édition du Forum d’Avignon dont je dois dire que j’attends
énormément pour aider à construire ce « monde nouveau » que nous espérons et qui n’est pas une
utopie... J’en profite pour remercier les ministres français de l’économie, Christine LAGARDE dont
nous entendrons un message demain matin, et Hervé NOVELLI, ici présent, qui témoignent tous deux
que la conviction de la solidarité profonde de la culture et de l’économie est partagée par l’ensemble
du gouvernement, en particulier de ses « économistes ».
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Ce « monde nouveau », nous sommes ici pour le construire. Son « levier d’Archimède », sa clef de
voûte, vous le savez, c’est la numérisation et la révolution qu’elle provoque dans tous les aspects de
notre existence, mais plus particulièrement dans nos pratiques culturelles, aussi bien au sens strict
qu’au sens le plus large du terme.
Car le numérique doit être le nouveau vecteur de notre stratégie, le point central d’articulation de
cette ligne brisée dont je parlais tout à l’heure. Il est à la fois le formidable instrument d’un
développement exponentiel et véritablement sans précédent de l’offre culturelle, une chance unique
et inouïe de nous rapprocher de ce que j’appelle la « culture pour chacun » – je ne dis pas « culture
pour tous », car il ne s’agit pas d’un produit culturel uniforme, mais bien de nouveaux chemins pour
atteindre chacun dans sa singularité, qu’elle soit philosophique, géographique, urbaine ou rurale.
Le numérique est ce que les Grecs appelaient un « pharmakon », à la fois un poison et un remède,
selon la manière dont le pharmacien ou le médecin s’en servent. Mal employé, il peut devenir la
décharge d’une sous-culture pour tous et, en un sens donc, pour personne ; mais bien utilisé, il peut
au contraire devenir le levier historique d’une « culture pour chacun ». LEVI-STRAUSS disait, dans un
texte pour l’UNESCO justement : « Les grandes époques créatrices furent celles où la communication
était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez
fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les
groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité ».
C’est cet enjeu qui m’a conduit à me saisir, dès mon arrivée rue de Valois, de la question de la
numérisation du patrimoine littéraire de l’Europe par l’entreprise américaine Google.
Je souhaiterais, sur ce point, vous exposer non seulement les principes de mon action, mais aussi ma
conception de la méthode qu’il me paraît légitime de suivre sur cette question prioritaire de la
numérisation de nos patrimoines, pas seulement des imprimés, mais aussi, bien sûr, les images
animées, les films, les collections de nos musées, des archives manuscrites...
La numérisation des ouvrages est la base d’une « économie de la connaissance ». La culture est la
condition vitale et le socle de cette économie de la connaissance que nous voulons, que nous devons
construire.
L’extraordinaire force de frappe et puissance d’innovation des universités californiennes a permis à
Google de franchir avec une rapidité étonnante les étapes de la croissance qui, en quelques années,
transforment une « jeune pousse » (c’est ainsi je crois, en tant que ministre de la langue française,
que je dois traduire l’anglais « start up ») en une végétation quelque peu tentaculaire et, à certains
égards, en une plante dont on peut se demander si elle ne tend pas à devenir carnivore.
Pour autant, je l’ai dit d’emblée : cette question est trop complexe pour être laissée aux oppositions
frontales, aux caricatures ou aux invectives. Nous ne devons ni croire que les vainqueurs soient déjà
connus et que nous n’ayons plus qu’à écrire leur histoire, ni donner dans la parodie de sursaut
national. Cette question complexe parce que nouvelle nécessite d’abord et avant tout de ne pas
céder aux démons de la polémique, ni de sombrer dans l’angélisme et sous-estimer le risque de voir
s’établir et s’imposer, par le Net, une « culture dominante ».
Car, d’un côté, nous connaissons les risques d’un partenariat avec Google : qu’en est-il de la
pérennité des fichiers numérisés ? de la propriété de ces fichiers ?
De l’autre, j’observe les partenariats qui sont passés avec la firme californienne par de grandes
bibliothèques, en Europe et dans le monde.
C’est pour y voir plus clair et pour élaborer un corps de doctrine que j’ai décidé de lancer une mission
de réflexion sur le thème de la numérisation des bibliothèques, qui nous rendra ses conclusions le 15
décembre prochain.
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J’ai demandé à la mission d’avoir à l’esprit non seulement l’aspect technique du problème, mais aussi
sa portée politique, au sens noble du terme, c’est-à-dire la visée de l’intérêt général. Je lui ai
demandé de penser européen, et je suis persuadé que ses auditions et ses réflexions aboutiront à
des résultats qui nous intéresseront tous.
Son travail restera fidèle à un certain nombre de principes, en particulier à l’idée-force de la
régulation, c’est-à-dire l’établissement de règles du jeu qui concilient l’accès le plus large à la culture
avec la protection des créateurs.
Car les droits des auteurs ont été une longue conquête des Lumières, un « acquis social » qui a
permis aux artistes de sortir de la position de marginalité et parfois de misère dans laquelle ils ont
été trop longtemps confinés et où il serait absurde que le progrès même de la technologie aboutisse,
par l’effet d’une terrible ironie, à les reléguer à nouveau. C’est tout l’objet des deux lois récemment
adoptées en France, souvent considérées comme « pionnières » : réguler le Net, protéger la juste
rémunération des créateurs pour leur travail. Dans leur prolongement, j’ai lancé une mission de
réflexion sur l’extension de l’offre légale de la création sur Internet.
Vous savez sans doute que le Gouvernement français est intervenu auprès du juge américain qui doit
se prononcer sur le projet de règlement entre Google et les auteurs et éditeurs américains pour
l’alerter sur les problèmes soulevés par ce projet d’accord. C’est également la position que les
autorités françaises ont développée lors de l’audition menée par la Commission européenne à
Bruxelles, le 7 septembre dernier. Et je suis heureux de la présence au Forum de mes collègues
espagnol et roumain, tout comme j’ai été très satisfait de mon échange avec le directeur de la
Bibliothèque nationale allemande.
Je veux que nous aboutissions à une solution qui soit le résultat d’une réflexion non seulement
approfondie, mais partagée, c’est-à-dire qu’elle fédère nos partenaires européens.
C’est pourquoi aussi je souhaite évoquer ce sujet essentiel lors du conseil des ministres de la culture
de l’Union européenne, le 27 novembre prochain.
Je défendrai l’idée de l’intensification de la numérisation de notre patrimoine. Nous veillerons à
définir ensemble une approche européenne commune permettant de définir les conditions de
partenariats public-privé acceptables pour le citoyen européen, et de renforcer les capacités
d’Europeana, la bibliothèque numérique européenne.
Une politique dynamique de numérisation est déjà en cours en France : elle concerne les trésors de
nos grands musées, comme le LOUVRE ou ORSAY dont 85% des collections sont numérisées et
accessibles gratuitement en ligne. Par ailleurs, le Centre national du cinéma est prêt à lancer un vaste
plan de numérisation et de valorisation qui concernerait 13 000 films et 70 000 heures de créations
audiovisuelles. L’Institut National de l’Audiovisuel a déjà effectué un travail remarquable en
numérisant une part énorme de son fonds film, radio, et bientôt de son fonds photographique.
C’est pour intensifier cette politique que j’ai proposé au Président de la République de consacrer pas
moins de 753 millions d’euros à la numérisation des contenus culturels, dans le cadre du « Grand
Emprunt » qu’il souhaite lancer.
J’ai également décidé la création d’un portail unique du patrimoine culturel français, qui doit obéir à
une démarche non seulement quantitative, mais qualitative, en veillant au classement des contenus
et à leur mise en valeur. J’insiste sur la qualité et je souhaiterais, sur ce point, vous raconter une
histoire.
Il y a chez l’écrivain Robert MUSIL, dans son immense roman L’Homme sans qualité, un chapitre
cocasse qui met en scène un général d’armée plutôt sympathique, le général STUMM. Un beau jour,
ce général décide de trouver la clef de la connaissance et pour ce faire, décide « d’envahir la
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bibliothèque nationale ». Il prend une carte de lecteur à la bibliothèque de Vienne, qui compte alors,
nous dit-on, pas moins de trois millions et demi de volumes. Après avoir soumis à la question
plusieurs bibliothécaires perplexes ou apeurés, le Général Stumm (c’est-à-dire, en allemand, le
Général « Muet ») doit battre en retraite et se rendre à l’évidence : la présence de tous les livres
dans un même lieu ne permet pas de distinguer le livre ultime, ce « résumé de toutes les grandes
pensées de l’humanité », ce « livre sur la réalisation de l’essentiel » à la recherche duquel il est
benoîtement parti.
C’est pour ne pas être des général Stumm de l’Internet, ou des « Bouvard et Pécuchet » de la Toile,
sans négliger d’ailleurs ce qu’il peut y avoir de dangereux, et non seulement de loufoque chez
certains autodidactes, que nous devons créer des guides, des références, des structures.
Je compte sur vous tous, participants au Forum d’Avignon, sur vos débats de ces deux prochains
jours, pour nous donner aussi un peu de ces structures, et pour mettre en valeur l’apport d’une
économie de la culture, c’est à dire d’une économie de la qualité.
Vous le ferez dans une première session du Forum qui explorera la contribution de l’innovation
artistique à la croissance économique et à la construction de nouvelles valeurs pour un « nouveau
monde ».
Vous le ferez dans la session du Forum consacrée au thème de la fiscalité, qui se déroulera ce
samedi. Le palais ancestral où nous sommes réunis, réalisation géniale du mécénat des papes, est le
symbole même des richesses pérennes dont la puissance publique et les évergètes privés, en
intervenant dans l’économie de la création, peuvent doter les générations futures.
Vous le ferez en réfléchissant sur les liens essentiels entre implantation de projets culturels et
l’attractivité des territoires, lors de la session de vendredi après-midi.
L’enjeu de ces relations entre culture et territoires me fait penser à une comédie américaine récente.
Dans ce film le réalisateur Ang LEE nous conte une fable économique à partir d’un certain événement
musical qui eut lieu dans un coin très pauvre et très isolé de l’Etat de New York, en août 1969 – un «
trou perdu » nommé…Woodstock. Il nous raconte une première tentative d’organiser le festival dans
un autre coin de campagne où l’intolérance des paysans et des politiques locaux pour les bandes de
hippies dévastatrices fait avorter le projet. Les organisateurs se tournent alors vers ce petit patelin de
Woodstock, déshérité et minable : en trois jours, au prix d’un investissement mineur (le sacrifice de
quelques prés à vaches sans valeur bientôt réduits en quelques arpents de gadoue), la communauté
locale fait fortune en vendant une quantité historique de boissons, de nourriture et de logements.
La morale de cette histoire, vous l’avez compris, ce n’est pas seulement le lien entre l’investissement
culturel et le développement d’une région. C’est aussi une leçon de tolérance, qui montre que le
développement appartient, aujourd’hui comme hier, à ceux qui savent intégrer la contreculture, les
marges, les jeunes, l’inattendu, dans leurs processus économiques. C’est sur cette vision peu
conventionnelle des industries culturelles que je souhaite ouvrir cette 2e édition du Forum
d’Avignon, et sa première session sur l’innovation, qui nous engage à tourner nos regards vers ces
viviers de la création nécessairement surprenants, jeunes, déstabilisants, mais qu’une civilisation
ambitieuse et confiante doit savoir écouter et encourager dans toutes les explorations qu’elle
entreprend.
Je vous remercie.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Nicolas SEYDOUX
Monsieur le Ministre, nous n’en attendions pas moins de votre intervention. Vous avez placé le débat
très haut et je pense que la directrice générale de l’UNESCO, Madame Irina Bokova, se placera au
moins à votre niveau dans son discours. Nous avons la chance, Madame, de vous accueillir
aujourd’hui pour votre première manifestation publique où vous représentez la culture de tous les
pays du monde.
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Irina BOKOVA
Directeur général de l’UNESCO
Monsieur le Ministre,
Monsieur le Secrétaire d’Etat,
Monsieur le Président du Forum d’Avignon,
Monsieur le Préfet,
Mesdames, messieurs,
C’est avec le plus grand plaisir que je prends part aujourd’hui à l’inauguration du Forum d’Avignon,
consacré cette année aux stratégies culturelles pour un nouveau monde, un thème central dans les
recherches et les actions de l’UNESCO.
Depuis plus d’un an, l’ébranlement des structures économiques et financières nous a incités, plus
vivement que jamais, à repenser les modes de fonctionnement de notre monde largement globalisé.
Les Nations Unies, et particulièrement l’UNESCO, dans son rôle d’agence leader en culture, n’ont pas
attendu, tout comme vous, l’éclat d’une crise pour mettre en avant le rôle crucial de la culture pour
le développement et l’amélioration de la vie. Ce concept est l’un des arcs boutants de l’UNESCO, où
la dignité de chacun et le développement humain priment sur les considérations purement
économiques. Nous plaçons au cœur de notre action le respect de la diversité culturelle, considérée
à la fois comme une richesse protéiforme et essentielle dans tous les aspects de la vie, et comme une
solution fondamentale pour accompagner les projets de développement.
Je suis très heureuse de constater à nouveau combien la France, pays-hôte de l’UNESCO, multiplie les
initiatives en ce sens. Nous allons dans la même direction, et j’ai la conviction que ces objectifs que
nous partageons vont contribuer au renforcement des liens entre la France et notre Organisation.
Mesdames et Messieurs,
En réponse à son mandat, l’UNESCO privilégie une compréhension large et intégrée de la culture,
considérée comme une richesse unique, en même temps essence et matériau, expression intime et
vecteur de communication vers l’autre. En conséquence, le rôle de l’UNESCO dans le domaine de la
culture est très vaste. Il couvre à la fois le passé et le présent, la protection des bâtiments, celle du
patrimoine immatériel et des langues, la promotion et la protection des expressions culturelles ou la
création contemporaine. Pour mettre en œuvre ces actions multiples, l’UNESCO a adopté des
politiques culturelles très larges dont a besoin la culture pour être préservée, s’épanouir et être assez
forte pour constituer un noyau dur du développement. C’est grâce à cette approche très large que
l’UNESCO fait la différence. Pour poursuivre plus loin la réflexion et le pragmatisme, j’ai pris la
décision de relancer le débat sur la culture et le développement. En postulant que la culture rend le
monde plus humain, on peut anticiper que davantage de culture rendra le développement plus
humain. Les industries culturelles peuvent jouer un rôle majeur dans la résolution de la crise actuelle,
et les fortes politiques culturelles promues par l’UNESCO sont là pour faire de cet axiome une réalité.
Il me semble utile de brosser à grands traits le cheminement des dernières années, qui a mené
l’UNESCO à adopter la Convention de 2005. Ce qui fait la force de l’UNESCO, sa valeur ajoutée, c’est
qu’elle fonctionne sur la base du multilatéralisme, puisqu’elle compte 193 Etats membres et 7
membres associés. Je pense pouvoir dire que l’UNESCO a, en ce sens, une position unique et
privilégiée, à la fois comme une vigie ou un explorateur. Nos recherches sur l’inclusion du vecteur
‘culture’ dans les stratégies sont le fruit d’un brainstorming international entre politiques et experts.
Notre dialogue et nos projets émergent de l’échange constant entre pays du Nord et pays du Sud,
pays développés et pays en développement. Là encore, l’UNESCO fait la différence. Au cours des dix
dernières années, étant donné l’ampleur de la globalisation qui à la fois émancipe, fait peser un
danger d’uniformisation et accentue les disparités, il a semblé urgent de faire une relecture
dynamique de la matière culture, qui prenne en considération les nouveaux paramètres mondiaux.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
L’UNESCO s’est alors entouré d’un groupe d’intellectuels venus des différentes régions du monde
pour apporter ensemble un éclairage dense et une compréhension aiguë et actualisée des multiples
dimensions de la culture : on se trouvait face à l’immédiate nécessité de redoubler de respect envers
la culture, envisagée comme une richesse et un atout, et d’intégrer sa force motrice au processus du
développement.
Tout ce travail accompli a abouti, en 2001, à l’adoption de la Déclaration universelle de l’UNESCO sur
la diversité culturelle. C’est un texte d’une grande profondeur qui, à mon sens, prolonge la
Déclaration des droits de l’homme. Il évoque entre autres l « aspiration à une plus grande solidarité
fondée sur la reconnaissance de la diversité culturelle, sur la prise de conscience de l’unité du genre
humain et sur le développement des échanges culturels. » Le point fort de ce texte est qu’il articule
diversité culturelle et pluralisme, droits de l’homme, accès au savoir et liberté d’expression. Ce texte
postule aussi que les biens et les services culturels ne sont pas des marchandises comme les autres,
puisqu’ils sont porteurs d’identité, de valeurs et de sens. La Déclaration de 2001 est un puissant
plaidoyer pour le respect de l’humanité et pour la dignité de chacun.
Mais l’UNESCO, en accord avec ses Etats membres, a estimé nécessaire d’aller plus loin, d’aller audelà de cette Déclaration en adoptant, en 2005, un texte juridique contraignant, qui est la
Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, Il s’agit d’un
instrument normatif, adopté à ce jour par 103 Etats parties et la Communauté européenne, qui
s’engagent formellement à en respecter les principes directeurs. La Convention couvre un spectre
très complet, et tous ses articles revêtent une très grande importance. Je souhaiterais en citer deux,
qui se rapportent plus particulièrement à notre propos d’aujourd’hui. Le premier saisit, en quelque
sorte, l’essence de la Convention. Je le cite : « Les Etats parties s’efforcent de reconnaître
l’importante contribution des artistes et de tous ceux qui sont impliqués dans le processus créateur,
des communautés culturelles et des organisations qui les soutiennent dans leur travail, ainsi que leur
rôle central qui est de nourrir la diversité des expressions culturelles. » Pour moi, il y a là une
clarification explicite, surtout en cette période de bouleversements où le temps est venu d’instaurer
ou de restaurer des valeurs humanistes, afin d’ouvrir la voie à un développement plus juste et plus
harmonieux pour chacun. En consolidant le rôle des penseurs, des scientifiques, des créateurs et des
passeurs, on ouvre la voie à un avenir plus équilibré et plus humain.
Un autre article de la Convention de 2005 apporte une réponse au défi du présent Forum d’Avignon.
Je cite : « La coopération et la solidarité internationales devraient permettre à tous les pays,
particulièrement aux pays en développement, de créer et renforcer les moyens nécessaires à leur
expression culturelle, y compris leurs industries culturelles, qu’elles soient naissantes ou établies, aux
niveaux local, national et international. » Il s’agit là d’une ouverture encore plus large, c’est
l’ouverture sur le monde, qui est le fait de l’UNESCO. Dans notre univers globalisé, l’entraide
internationale est une nécessité. En faire l’impasse serait une erreur : aucun de nous n’est une île
sans lien avec les autres. Nous sommes tous enrichis des diversités multiples qui coexistent. La
coopération internationale est une forme de solidarité, de respect et de tolérance que je considère
fondamentales. Ce sont des valeurs qui sont au cœur de ma vision et de celle de l’UNESCO.
La Convention de 2005 vise à donner à la culture une juste place dans l’agenda politique
international, notamment en reconnaissant sa double nature symbolique et économique, qui est
indissociable du bien-être humain. Elle vise à protéger les expressions culturelles des différents
groupes sociaux, notamment celles des groupes minoritaires et des peuples autochtones. Bien sûr,
elle souligne l’importance de la culture pour la cohésion sociale en général, et sa contribution à
l’amélioration du statut et du rôle des femmes dans la société, qui est aussi un facteur de paix et de
développement.
Bien sûr, la Convention de 2005 encourage également le développement de partenariats entre
secteur public et secteur privé. En tant que nouvelle Directrice générale de l’UNESCO, je vais non
seulement ouvrir grandes les portes de l’UNESCO aux intellectuels et aux artistes de toutes les
régions, mais je vais aussi promouvoir notre Organisation et construire des coopérations avec le
secteur privé, faisant valoir que la culture est un atout puissant dont la capacité de renouvellement
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est permanente : c’est la créativité de chacun, la créativité des sociétés, desquelles toute forme
d’élitisme est exclue.
Dans le domaine de la culture, l’UNESCO, je le redis, couvre un spectre très large, vous êtes
nombreux à connaître les autres conventions internationales qui offrent des systèmes de protection
à la culture. J’en mentionnerai deux, qui ont des liens évidents avec la Convention de 2005 sur les
expressions culturelles : la Convention de 1972 sur le patrimoine mondial, culturel et naturel, et la
Convention de 2003 sur le patrimoine immatériel. Ce sont des supports fondamentaux qui prouvent
chaque jour leur efficacité.
Mesdames et Messieurs,
La valeur ajoutée de l’UNESCO, c’est qu’elle traite de domaines qui à la fois s’imposent à part entière,
et à la fois exigent une approche et une mise en œuvre entrelacée. Là encore, l’UNESCO fait la
différence, en travaillant simultanément dans des disciplines souvent séparées : il n’y a aucune paroi
étanche entre l’éducation, la science et la culture, qui sont au cœur du mandat de notre
Organisation. Bien au contraire, elles sont interdépendantes, en interaction à de multiples niveaux.
Elles forment une matière extrêmement dense qui ne peut être dissociée lorsqu’il s’agit de lutter
contre l’illettrisme, de réduire la pauvreté ou de protéger les diversités biologique et culturelle. Faire
avancer de manière holistique des projets globaux est donc d’une grande complexité, mais c’est aussi
un défi et l’unique solution possible pour l’avenir.
L’une de mes priorités est bien de développer les approches interdisciplinaires dans lesquelles la
diversité et les expressions culturelles auront une place stratégique. C’est l’un des moyens de faire
prospérer la Convention de 2005. Le second moyen est d’encourager le plus d’Etats possible à la
ratifier, afin d’universaliser le processus. Le troisième moyen est d’aider les pays à mettre en place
des législations et des politiques en faveur des expressions culturelles. Le quatrième moyen est de
disséminer sur le plan international le message que la culture, capital social et pilier du
développement, est une clef pour le présent et l’avenir. C’est ce que démontre le Rapport mondial
Investir dans la diversité culturelle et le dialogue interculturel, que l’UNESCO a publié le mois dernier.
Cette reconnaissance de la dimension transversale de la culture connaît une avancée majeure très
concrète, en étant intégrée à des projets actuellement mis en œuvre dans le cadre des Objectifs du
Millénaire pour le développement. Des projets de développement reposent, en Equateur, sur la
promotion de la diversité culturelle pour réduire la pauvreté et faciliter l’inclusion sociale, au
Cambodge, sur les industries créatives, ou en Mauritanie sur patrimoine, tradition et créativité pour
un développement durable. Dix-huit projets de ce type sont en cours, grâce à des fonds de l’Espagne.
D’autres Etats membres ont déclaré leur intention de débloquer des fonds dans le même but
d’intégration de la culture pour le développement.
J’ajouterai que nous avons co-organisé à Monza, en septembre dernier, avec le soutien de l’Italie, le
Forum mondial de l’UNESCO sur la culture et les industries culturelles, afin de rapprocher les
décideurs, les créateurs et le secteur privé autour des enjeux de créativité, d’innovation et
d’excellence. Cette rencontre a permis de tracer des pistes d’action communes pour replacer la
culture au cœur du processus
de relance.
Mesdames et Messieurs,
Nous avons célébré hier la Journée mondiale de la philosophie, qui est consacrée cette année au
dialogue entre les cultures. Dans l’esprit de ce Forum qui veut s’appuyer sur la culture pour instaurer
un avenir meilleur, je pense, comme vous tous, qu’il est nécessaire de réfléchir à ce qui préside
aujourd’hui aux relations d’échanges, de transferts et de circulations qui modèlent notre humanité.
Cette réflexion va se poursuivre, puisqu’en 2010, les Nations Unies vont célébrer l’Année
internationale du rapprochement des cultures, sous le leadership de l’UNESCO.
Pour approfondir la réflexion sur les possibilités d’ouverture qu’offre la culture, j’ai décidé d’établir
un Haut Panel sur la paix et le dialogue entre les cultures. J’inviterai d’éminentes personnalités du
monde intellectuel à s’associer à l’UNESCO pour mener plus avant la réflexion sur la culture, la
tolérance, la réconciliation, mais aussi sur l’équilibre au sein de nos propres sociétés et dans le
monde entier.
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Enfin, je souhaiterais rendre à nouveau hommage, comme vous M. le Ministre, à Claude Lévi-Strauss,
un très grand humaniste qui a, sa vie durant, porté la profondeur de ses recherches et de son regard
sur le sens de l’être humain. L’histoire de l’UNESCO gardera à jamais son empreinte intellectuelle.
Dans La pensée sauvage, il donne une description qui éclaire le fait de la production artistique, je cite
: « L’art s’insère à mi-chemin entre la connaissance scientifique et la pensée mythique ou magique ;
car tout le monde sait que l’artiste tient à la fois du savant et du bricoleur ; avec des moyens
artisanaux, il confectionne un objet matériel qui est en même temps objet de connaissance. »
Je vous souhaite des débats très fructueux et espère qu’au cours de ce Forum, de nouveaux chemins
seront mis en lumière, dont je prendrai connaissance avec le plus grand intérêt.
Je vous remercie.
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Hervé NOVELLI
Secrétaire d’Etat au Commerce, de l’Artisanat, des Petites et Moyennes entreprises, du Tourisme
et des Services
Madame la Directrice Générale,
Monsieur le Ministre,
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Le fait de réunir sur une même estrade le Ministre de la culture et l’un des Ministres du pôle
économique est sans doute l’une des meilleures illustrations possibles de l’idée promue par le forum,
selon laquelle les relations entre culture et économie peuvent et doivent être mutuellement
profitables. La présence de Madame Bokova est un symbole plus fort encore : je crois pouvoir dire,
au nom du gouvernement français, qu’elle nous honore et qu’elle incarne parfaitement l’ambition
internationale de ce forum.
Les liens entre culture et économie, je les expérimente tous les jours en tant que Secrétaire d’Etat au
tourisme. A l’évidence, il existe un cercle vertueux entre activités économiques et patrimoine
culturel. Lorsque les sites historiques et culturels sont correctement valorisés, les visiteurs affluent
ainsi que les recettes, lesquelles permettent en retour de financer l’entretien, la rénovation et
l’embellissement des sites, pour les rendre plus attractifs encore.
En France, plus de 500 000 emplois sont générés par le patrimoine en France métropolitaine, avec 21
milliards d’euros d’apport au produit intérieur brut. Il s’agit donc d’un bien précieux à préserver et
conforter encore. C’est pour cela que nous avons souhaité développer, avec Frédéric Mitterrand,
l’installation sur les sites culturels d’équipements touristiques (restaurants, hôtels, salles de
réception, d’exposition et de conférence). Il s’agit en aucun cas de dénaturer les sites ; au contraire, il
s’agit de les valoriser et leur donner les moyens de durer et de s’embellir.
Nous avons signé il y a deux semaines une convention entre nos deux ministères, qui permettra de
définir un cadre pour des opérations public-privé. L’exemple espagnol des « Paradors », ces
châteaux, palais ou monastères devenus des lieux d’hébergement dans le respect des sites d’origine,
constitue une excellente référence dont nous gagnerons à nous inspirer. Je crois que c’est le type
même de démarche « gagnant-gagnant » qui illustre les liens mutuellement profitables entre la
culture et l’économie, entre l’argent public et l’argent privé.
Pour l’Europe entière, la valorisation de son patrimoine est un levier d’attractivité essentielle pour
séduire les nouveaux publics, toujours plus nombreux avec l’ouverture de certains pays autrefois
fermés, la révolution dans le domaine des transports et l’augmentation du niveau de vie dans les
pays émergents. C’est d’autant plus vrai que les dernières tendances font apparaître un appétit
grandissant pour la découverte culturelle au sens large. On s’éloigne du modèle « plage et soleil »
pour aller vers un tourisme thématique, un tourisme culturel de découverte avec tous les aspects de
la culture locale : gastronomie, patrimoine, œuvres d’art et traditions locales.
De plus en plus, la tendance est au dialogue entre les arts. La gastronomie est ainsi magnifiée
lorsqu’elle peut être appréciée dans un cadre historique superbe, comme nous avons eu la chance de
le vivre hier soir au Palais des papes. La musique, les arts vivants prennent de plus en plus de place
dans les expositions d’œuvre picturales. On observe aussi l’attrait des visiteurs pour l’événementiel,
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pour les expositions temporaires, autant d’événement qui créent « l’urgence de consommer » et
excitent la curiosité du public.
Bref, les acteurs de la culture et du patrimoine prennent toujours mieux en compte les aspirations du
public, sans avoir bien sûr à renoncer à a qualité de leurs œuvres ou de leur travail.
Mais le patrimoine ne se résume pas aux sites historiques ni même aux sites naturels. Ce qui
constitue le patrimoine d’un pays, c’est l’ensemble d’une culture, comprise comme l’ensemble des
éléments qui constituent les traditions, les coutumes, l’art de vivre. Aussi, la démarche de l’UNESCO
visant à valoriser le patrimoine immatériel me semble opportune et décisive. Vous le savez peut-être
la France postule pour voir la gastronomie française reconnue au sien du patrimoine mondial
immatériel de l’UNESCO.
Ce type de démarche qui vise à promouvoir le patrimoine immatériel a l’avantage de pouvoir
dépasser les frontières. Autant un site remarquable est nécessairement circonscrit
géographiquement, autant un patrimoine culturel peut être partagé au-delà des frontières. Dans le
cadre de l’Union pour la méditerranée, nous avons lancé des travaux entre les pays européens et
pays de la rive sud pour valoriser de manière cohérente et partagée l’héritage historique et culturelle
que nous ont laissé les civilisations anciennes.
Plus globalement, les liens entre économie et culture sont indéfectibles car les évolutions techniques
et économiques ont structurellement un impact sur notre rapport à la culture et aux biens culturels.
Nous savons que la part des revenus consacrés aux biens ou aux sorties culturelles est plus forte
quand le revenu s’élève, même si la dimension socioculturelle joue bien entendue également un rôle
déterminant. Cela signifie donc que la croissance économique et la hausse des revenus sont les
meilleurs alliés de la culture.
Nous savons aussi que dans la plupart des pays, le temps disponible « hors-travail » a explosé en un
siècle : un Européen consacre en moyenne 10 % de son temps de vis total au travail, contre 40 % au
début du XXème siècle.
Structurellement dans l’évolution économique et la transformation des modes de vies. Nous savons
enfin que la croissance économique permet de dégager des fonds publics comme privé pour investir
dans l’avenir.
Faut-il déduire de ce dernier point qu’en période de crise économique, les investissements en faveur
du secteur culturel devraient être sacrifiés ? Je ne le crois pas !
La crise a montré que les citoyens avaient un besoin de sens, s’échange et d’humanité auquel la seule
dimension matérielle ne saurait répondre. Par ailleurs, il faut considérer la culture comme un relais
de croissance pour sortir de la crise. Parce qu’en investissant dans la culture, la connaissance, le
savoir, on bâtit les fondamentaux d’une croissance pérenne et on mise sur un potentiel économique
qui, à l’échelle du monde, est encore gigantesque. Il fait imaginer que beaucoup de pays ont au cours
des dernières décennies, été privées d’accès à une partie de la culture mondiale, aux échanges
physiques et humains avec le reste du monde. La célébration des vingt ans de la chute du mur de
Berlin est là pour nous le rappeler.
L’avenir appartient aux pays qui sauront créer, innover, produire des signes et des symboles qu’ils
pourront véhiculer dans le monde entier. En cela la mondialisation est une opportunité. Avec
l’affaiblissement des frontières douanières et réglementaires, avec la révolution numérique, celui qui
crée peut potentiellement diffuser son œuvre à l’échelle mondiale.
Le modèle économique change ainsi radicalement. En matière de cinéma, de musique, de jeux vidéos
ou de livre, c’est bien « la production » de la première unité qui coûte le plus cher, c’est à dire la
création de l’œuvre. La part d’investissement consacrée à la diffusion décroît. Cela n’est pas exempt
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de danger, avec le problème accru du piratage et de la contrefaçon, mais ce phénomène nous invite
aussi à nous pencher sur la façon d’attirer et de valoriser les créateurs en bâtissant un cadre
réglementaire et fiscal propice.
Ainsi beaucoup de pays mettent en place des dispositifs pour soutenir l’ensemble des agents de la
« chaîne de production » culturelle, de l’artiste au public en passant par les sociétés éditrices et
productrices ou les mécènes.
Par son dispositif innovant et efficace des SOFICA, ces sociétés pour le financement de l'industrie
cinématographique et audiovisuelle, la France n’est pas en reste. Ces sociétés de capitalinvestissement spécialisées dans les œuvres cinématographiques et audiovisuelles permettent ainsi
aux particuliers de bénéficier de réductions d’impôts sur le revenu jusqu’à 48% du montant souscrit
et aux entreprises de pratiquer un amortissement exceptionnel égal à 50% du montant des sommes
versées.
Sous l’impulsion du ministre de l’économie Madame Christine Lagarde, le gouvernement a
également mis en place en 2008 un dispositif spécifique pour créer des fonds de dotation. L'objectif
est de développer le mécénat en s'inspirant des Endowment Funds anglo-saxons. Aux Etats-Unis ou
en Grande-Bretagne ces fonds disposent de sommes considérables, plus de 30 milliards de dollars
pour la Bill et Melinda Gates Foundation ou le Harvard Endowment Fund. Ces fonds de dotation que
nous voulons mettre en place seront un levier de financement privilégié pour le développement des
activités culturelles, sur le modèle du fonds qui a déjà été mis en œuvre - à titre expérimental - dans
le cadre du partenariat entre le musée du Louvre et Abu Dhabi.
D’autres pays tracent des voies intéressantes. Les Etats-Unis ont mis en place un dispositif favorisant
les dons de propriété intellectuelle aux organisations caritatives. Ce dispositif s’appuyant sur la
propriété intellectuelle est innovant et mériterait que l’on s’y attarde.
Ces exemples montrent bien que la culture sert également un objectif de long terme, en faveur de la
croissance et du développement de l’innovation. Pour cette raison, la culture a participé à part
entière au plan de relance de l’économie française en 2009. 100 millions d’euros destinés à
l’investissement culturel ont été alloués dans ce cadre, afin de conduire plus de 150 opérations de
restauration des monuments historiques sur l’ensemble du territoire, mais également d’accélérer la
réalisation des grands projets culturels, tels le Musée des civilisations de l’Europe et de la
Méditerranée.
Mesdames et Messieurs, ces investissements prouvent, s’il en était besoin, que l’économie culturelle
est aux yeux du gouvernement une des pistes de sortie de crise. Ils montrent surtout, au-delà de la
dimension conjoncturelle, que la France est prête à miser sur la création et qu’elle est prête à
dialoguer avec tous les pays pour développer des projets et des actions qui iraient en ce sens.
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Vendredi 20 novembre
Session inaugurale
La culture pour penser demain
Nicolas SEYDOUX
Merci Monsieur le ministre. L’Allemagne est la terre natale de philosophes de génie et si je n’ai pas la
chance de connaître celui que vous allez écouter maintenant, j’ai simplement évoqué avec lui hier la
jeunesse qui est habituellement celle des créateurs. Il m’a répondu que Kant avait écrit ses meilleurs
textes à 40 ans. Je me suis dit que je devais effectivement appartenir à une autre génération. Je vous
propose Monsieur Precht, vous qui n’avez pas 40 ans, de partager avec nous vos réflexions sur les
thèmes que nous abordons en replaçant la culture et le monde culturel là où ils doivent être, au plus
haut niveau de la pensée.
Richard-David PRECHT
Philosophe (Allemagne)
Bonjour à toutes et à tous, je vous remercie pour votre accueil amical et ce d’autant plus que j’ai
44 ans : voici donc 4 ans que mon meilleur travail est derrière moi. J’espère néanmoins pouvoir vous
apporter quelques-unes de mes réflexions.
En période de crise, où l’effondrement des valeurs occidentales est envisageable, de nombreux
appels, à l’instar de ceux lancés par Monsieur Mitterrand et Madame Bokova, sont lancés en faveur
d’une nouvelle culture, d’une nouvelle morale, de nouvelles valeurs. La question qui se pose dans la
société est de savoir qui, en définitive, peut représenter une nouvelle culture, des nouvelles valeurs
ou une nouvelle morale. Qui est responsable ? Autrefois, la réponse à cette question était plus aisée.
Les philosophes apparaissaient jadis comme des pionniers luttant contre le manque de sens et qui
contribuaient à améliorer la société en considérant que la philosophie était aussi responsable des
questions d’économie, de culture, de société et, bien sûr, de morale. La philosophie apportait une
réponse à cette question lancinante : « Comment devons-nous vivre ? ». Nous retrouvons une
situation analogue à l’époque des Lumières entre 1750 et 1832 – mort d’Hegel – durant laquelle la
philosophie jetait les bases de l’époque contemporaine basée sur des valeurs démocratiques
garanties par un Etat de droit.
Aujourd’hui, la philosophie est de moins en moins importante ; elle ne joue pratiquement plus aucun
rôle dans le débat public dont les philosophes sont quasiment absents. La situation est
particulièrement catastrophique au niveau des universités, en Allemagne notamment mais je pense
que la situation est comparable en France. La philosophie apparaît en recul et l’on procède alors à
une rénovation des vieux édifices de l’esprit. La philosophie analytique, elle, ne traite pas des
questions de morale, de politique ou de société. Ce sont-là des questions qui, pour un logicien, n’ont
pas de sens.
Je voudrais présenter, à travers mes propos, une solution qui permettrait à la philosophie de sortir
de cette absence de rôle. Les révolutions techniques, les bouleversements sociaux, les glissements de
la mondialisation culturelle ont pourtant partie liée avec la conscience humaine. Dès lors, comment
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agir de manière positive sur ces aspects et participer au renouvellement des valeurs dans la société ?
Monsieur Mitterrand a parlé du général Stumm entrant dans la bibliothèque de Vienne et
recherchant un livre contenant toutes les réponses pour mieux ordonner les différents domaines de
la société. Mais il ne trouve pas ce livre. Il ne trouve pas cet ouvrage. Pourtant, Musil arrive,
recommande la création d’un secrétariat général de la Précision et de l’Ame qui fasse le lien entre la
pensée des sciences naturelles et exactes et la pensée culturelle. Autrement dit, il convient de
recréer une responsabilité pour l’un et pour l’autre. Depuis l’époque de Musil, de nombreuses
organisations internationales ont été créées et, selon moi, les philosophes ne doivent pas travailler
dans des secrétariats généraux mais contribuer de manière constructive à ce que la médiation
fonctionne entre la précision et l’âme et que la société puisse en bénéficier.
Le point de départ actuel de notre société est le suivant : nous vivons tous aujourd’hui, vous le savez,
dans la société la plus riche qui ait jamais existé. En Occident, la richesse a atteint une dimension que
les penseurs des Lumières n’auraient jamais pu envisager. Nous vivons également au sein d’une
société où nous profitons d’une extension des libertés inédite à l’échelle de l’humanité. Même dans
la Grèce classique, les libertés n’étaient pas aussi étendues. Plusieurs philosophes des Lumières ont
expliqué que la liberté engendrait la prospérité et, in fine, le bonheur. Nous retrouvons cette
réflexion chez Adam Smith ou le marquis de Condorcet. Pour autant, si nous regardons autour de
nous, hormis quelques personnes heureuses, nous constatons qu’il n’y a jamais eu autant de
psychoses et de névroses qu’à l’heure actuelle. Visiblement, quelque chose n’a pas fonctionné.
Finalement, nous sommes toujours accrochés à l’idée que plus de liberté conduit à plus de bonheur.
Est-ce bien vrai ? Nous sommes cernés par la liberté, nous sommes menacés par la liberté. Non
seulement nous pouvons jouir de cette liberté mais encore nous menace-t-elle. La possibilité de faire
des choix implique également la nécessité obligatoire de prendre des décisions. Nous devons choisir
un fournisseur d’accès au téléphone mais aussi une orientation professionnelle, un partenaire pour la
vie, un mode de vie ; les choix sont multiples et sont complexes. Autrement dit, nous sommes de plus
en plus individualisés, ce qui nous renvoie en définitive à la mort. Ce concept d’individualisme ne doit
pas être relativisé mais il convient de se demander quelles sont les raisons qui engendrent ces lignes
de conflit aussi profondes au sein de notre société.
Le principe d’individualisation qui résulte de l’extension de la liberté met dos à dos l’individualisme
avec la possibilité pour chaque individu de s’épanouir. Chacun veut s’épanouir au maximum et nous
nous programmons pour cela. Ces notions relèvent du libéralisme mais les philosophes libéraux du
19ème siècle comme John Stuart Mill ont bien senti l’ambivalence de ce concept. Plus la liberté de
l’individu s’accroît, plus ce dernier est confronté à des choix multiples, plus la situation des autres
individus se complique. Prenons un exemple très simple. Les parents souhaitent aujourd’hui
s’épanouir même s’ils doivent élever leurs enfants. Autrement dit, cette individualisation absolue, cet
épanouissement absolu des parents menace l’épanouissement et l’individualisation des enfants. Au
19ème siècle, déjà, les philosophes se demandaient si l’individualisme devait être relié à la notion
d’individu ; ne pouvait-on pas envisager une individualisation de groupe, d’association ?
L’individualisation ne peut-il pas caractériser une catégorie sociale plutôt qu’une catégorie
individuelle ? Ce problème s’est aggravé chez nous pour des raisons très claires. En effet, la liberté
et la prospérité se sont développées dans le cadre de l’économie capitaliste. Nous sommes tous
devenus des capitalistes : nous investissons dans des activités de loisir, nous investissons dans notre
vie professionnelle, dans nos relations, nos familles, nos mariages. Le capital de risque que nous
investissons dans toutes ces relations, nous sommes prêts à le retirer si les stratégies ne paient pas
ou les rétributions que nous en attendons – le bonheur, la satisfaction, la jouissance – ne sont pas au
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rendez-vous. C’est un dilemme et un conflit qui traversent profondément l’approche libérale de nos
jours.
Au-delà de la lutte entre liberté et égalité, nous observons de nouvelles lignes de fracture au sein
même de la liberté. Ces lignes de fractures sont le prix à payer de notre mode de vie.
Monsieur Mitterrand a très justement souligné que l’Internet constituait à la fois un remède et un
poison même s’il a plutôt insisté sur ses bienfaits. Je suis d’accord avec tout ce qu’il a dit à propos des
vertus de l’Internet mais j’aimerais évoquer l’un de ses vices. L’un des grands problèmes d’Internet
est que nous avons individualisé l’accès à l’information ; autrement dit, nous l’avons fragmenté.
Notre vision de la démocratie telle qu’elle a été développée par la Grèce antique reposait sur l’agora,
le forum, la place du marché, la piazza de la Renaissance. Autrement dit, la création d’une opinion
publique est l’un des ferments de la démocratie. Mais dès lors que notre accès à l’information est de
plus en plus fragmenté et individualisé, pouvons-nous encore parler d’opinion publique ? Les sociétés
qui n’ont pas bénéficié des Lumières avaient l’avantage d’avoir une vision unique du monde. Aucun
d’entre nous, je suppose, ne souhaite revenir sur une société qui ne connaîtrait pas les Lumières.
Mais, sans cette vision unique des valeurs, nous perdons également les valeurs de vue. Dès lors que
l’accès à l’information conduit à ce que chacun vive uniquement dans sa vision particulière du
monde, la question de l’avenir de nos grands médias se pose. Faut-il soutenir nos journaux par le
biais de fondations, faut-il développer les télévisions et les radios publiques ? Comment faire face au
recul de la formation d’une opinion publique à travers les mass media ? Ces exemples montrent bien
que l’individualisation de la société est une arme à double tranchant. Qui est responsable de la
supervision de ce phénomène, qui est capable de le décrire ? Ce n’est pas l’économie puisque les
salariés ont des comptes à rendre à l’entreprise et pas à la société. J’oserais même dire que la
politique n’a pas non plus à rendre compte à la société. L’homme politique rend compte à son parti,
à ses électeurs pour être réélu mais il n’a plus de compétence pour la société, et il y a de bonnes
raisons à cela. Une des raisons importantes, c’est la disparition de la notion de long terme. Les
mandats électoraux durent quatre ou cinq ans et chaque homme politique doit penser à sa
réélection plutôt que de penser à l’avenir. Autrement dit, plus personne n’est responsable de la
vision globale de la société. Notre société n’a plus personne qui soit réellement responsable de cette
société. Il n’est pas forcément souhaitable de revenir sur cette différenciation des fonctions et je ne
souhaite pas le retour d’un potentat à la tête de la société. Néanmoins, nos sociétés ne parviennent
pas à trouver de solutions en la matière et elles n’attendent pas grand-chose de ses universitaires et
de ses chercheurs en ce domaine. En définitive, il n’existe pas de lien entre le monde politique et le
monde universitaire et nous nous demandons pourquoi nous formons toutes ces élites si,
finalement, elles n’ont pas voix au chapitre.
Nous vivons également dans des démocraties partisanes. De ce fait, aucune décision se plaçant au
dessus des partis ne peut jamais être prise. J’ai demandé pourquoi nous avions toujours une
démocratie majoritaire en Allemagne qui implique que 49 % des électeurs ne soient pas pris en
compte car ils appartiennent à l’opposition. Ce modèle renvoie à une époque où les partis étaient
imprégnés par l’idéologie, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Ce monde ne ressuscite que lors des
campagnes électorales : le parti socialiste français n’est plus forcément socialiste pas plus que le parti
social-démocrate allemand ne s’engage pour la lutte des classes. Les différences sont finalement très
marginales. Dès lors, pourquoi ces partis doivent-ils s’affronter ? Plutôt qu’un système majoritaire
sans perspectives de long terme, pourquoi n’adopte-t-on pas un système basé sur le consensus, à
l’image de la Suisse, avec des référendums plus fréquents ? Cela permettrait à tous les partis d’être
représentés au gouvernement, en proportion de leur résultat électoral. Il serait intéressant que les
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philosophes et les sociologues s’intéressent à ces questions et qu’une plus grande place leur soit faite
au sein de nos démocraties.
L’autre grand problème a trait à l’affrontement de manière irréconciliable entre deux cultures :
les sciences naturelles et les sciences humaines. Au départ, elles étaient unies puis, au fil des grands
bouleversements du 18ème siècle, lorsque le rationalisme s’est développé, les sciences humaines et
naturelles ont constitué deux cultures différentes. Je pense notamment aux bouleversements
profonds qu’a connus la recherche génétique ou sur le cerveau, avec tous les risques d’abus que cela
implique. Qui, dans ce cadre, effectue des études d’impact anthropologiques ? Les philosophes ont
parfois un rôle à jouer, mais toujours après coup, à travers la mise en place de commissions éthiques
qui doivent se prononcer sur l’opportunité de la conduite de certaines recherches. Pourquoi ces
commissions ne jouent-elles pas plutôt un rôle de pionnier, en amont ? Ce rôle pourrait être assumé
par les philosophes. Il ne faut pas réduire la culture à la beauté et les sciences naturelles ne
recouvrent pas que des enjeux techniques. Le risque serait grand de voir apparaître un secrétariat
général de l’Exactitude et de l’Esprit. Tout ce qui existe revendique son existence et ne veut pas être
modifié, ce qui explique la difficulté à changer les choses une fois qu’elles sont en place. Je plaide
donc pour une philosophie des responsabilités et des compétences qui pourrait véritablement influer
sur les situations. Cela ne passe pas forcément par des commissions et des secrétariats généraux.
Il convient de prendre les choses à la base et de réfléchir à l’avenir.
Qu’adviendra-t-il si la croissance fait défaut ? L’innovation est le modèle de fonctionnement de nos
sociétés mais ce modèle ne perdurera pas indéfiniment. D’autres modèles devront alors être
imaginés. De même, il faudra peut-être recourir à d’autres systèmes de rémunération et d’incitation
que l’argent. Gagner de l’argent est formidable lorsqu’on est pauvre mais, à partir d’un certain degré
de richesse, le bonheur n’augmente plus proportionnellement à la richesse. Pourtant, de
nombreuses économies considèrent que la croissance est essentielle. Ce credo quasi religieux de nos
sociétés révèle notre incapacité à élaborer des scénarios alternatifs. Nous sommes époustouflés par
l’apparition de nouveaux indices de mesure du développement humain, comme celui du bonheur.
Mais nous constatons que la France se situe à la 70ème place tandis que Vanuatu est en 1ère place
alors que ce pays est nettement plus pauvre. Comment expliquer ce paradoxe ? Lorsque le rapport
Stiglitz se demande pour quelles raisons l’on mesure le niveau de développement d’une nation
exclusivement par rapport à son PIB et non par rapport à son bien-être, il met le doigt sur une
question essentielle. Nous n’avons pas encore réussi à répondre à ces problématiques qui appellent
une révolution énorme de nos sciences humaines, de nos sciences de la culture. Il nous faut un
nouveau siècle des Lumières. Je vous remercie.
Nicolas SEYDOUX
Christian de Boissieu fait partie des économistes qui ont su intégrer, depuis longtemps, d’autres
valeurs que les valeurs financières dans leurs réflexions. Je vous propose donc de prendre la parole
pour évoquer ces fameux indices de croissance et de bien-être, ou plutôt, leur absence.
Christian de BOISSIEU
Président du Conseil d’analyse économique (France)
Je vous remercie de votre invitation. Je souhaite aborder trois points, y compris celui des indices
pertinents pour mesurer le développement d’un pays. J’aimerais d’abord revenir sur la question de
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l’économie de la connaissance dans la perspective de la sortie de crise. En second lieu, j’aborderai la
question des indicateurs sans chercher à défendre le PIB mais plutôt en vous livrant le fond de ma
pensée sur le rapport Stiglitz-Sen et sur les façons de mieux lier l’économie, la statistique et les biens
et services culturels. Enfin, je terminerai sur quelques interrogations personnelles relatives à
l’économie politique de la culture à travers quelques exemples choisis.
Concrètement, j’ai participé depuis trois mois à la commission du grand emprunt. Je n’ai pas eu l’idée
de ce grand emprunt mais, à partir du moment où l’idée a été lancée par le Président de la
République, la réflexion de notre commission s’est penchée sur les moyens d’utiliser ces fonds de la
manière la plus intelligente possible. L’Etat va lever en 2010 et en 2011 quelques dizaines de milliards
d’euros. Que faire de ces milliards ? La problématique, selon moi, est la suivante. La crise actuelle,
qui n’est pas terminée et pourrait durer encore un an, ne doit pas nous détourner de la volonté de
relever le sentier de croissance à long terme et de l’inscrire dans une optique de développement
durable. Je remarque que la notion de développement durable renvoie principalement, mais pas
seulement, à des critères environnementaux. Aujourd’hui, lorsque l’on évoque le développement
durable, nous pensons essentiellement à la lutte contre le changement climatique. Or, je souhaiterais
que cette notion intègre également une dimension culturelle nettement plus accentuée
qu’aujourd’hui. En tant qu’économiste, lorsque je pense au développement durable, je pense au long
terme, à l’environnement, aux normes sociales et sociétales mais j’intègre trop peu les références
culturelles. La crise a fait chuter la croissance effective ainsi que la croissance potentielle. Si nous
souhaitons préparer le moyen et le long terme, nous devons prendre des mesures immédiates pour
relever la croissance potentielle afin, qu’en sortie de crise, notre croissance se situe à un niveau
acceptable. De ce fait, nous retrouvons les sujets évoqués par l’agenda de Lisbonne 2000 qui
regroupait de bonnes idées et postulait que l’avenir de l’Europe se jouerait sur l’économie de la
connaissance. Nous l’avons quelque peu oublié mais je pense que la crise est à la fois un drame et
une opportunité pour replacer les priorités définies par l’agenda de Lisbonne au premier rang de nos
préoccupations, notamment culturelles. L’agenda de Lisbonne évoquait l’innovation, la recherche et
le développement, l’économie de la connaissance, l’emploi mais ne laissait pas une place importante
à la culture en tant que telle. Le nouvel agenda Europe 2020 reprend Lisbonne en l’élargissant.
L’Europe, pour ces sujets, n’aura pas le droit à un deuxième échec vu la vitesse de rattrapage des
grand pays émergents (dont la Chine et l’Inde) en matière de technologies et d’enseignement
supérieur. En France, nous devons faire le lien entre les sujets contenus dans l’agenda de Lisbonne
et certains sujets du Grenelle de l’Environnement. Il faut absolument travailler sur la croissance grise,
c’est-à-dire recouvrant les champs intellectuels et culturels, et la croissance verte. Au début de la
semaine, je me trouvais en Chine et j’avais rendez-vous avec un responsable de la banque centrale
de Chine pour évoquer des sujets tels que l’inflation et la politique monétaire. Mon collègue chinois
ne m’a pas parlé de monnaie mais de culture. Il a situé son propos à l’articulation de la culture et de
l’économie. Il m’a expliqué que pour lui, en tant que citoyen chinois, le sujet central dans les
prochaines années pour son pays était d’anticiper les conséquences de l’urbanisation croissante de la
Chine. La population rurale représente actuellement 70 % de la population totale en Chine. Dans 20
ans, cette proportion devrait se situer à 50 %. Selon ce collègue chinois, ce glissement de population
devrait avoir des conséquences culturelles très importantes pour son pays car il pourrait remettre en
cause le poids d’un certain nombre de valeurs rurales qui jouent aujourd’hui un rôle important dans
l’économie et la société chinoises. Il m’expliquait, qu’au-delà du débat portant sur la croissance
chinoise à court terme, au-delà du débat sur la visite de Barack Obama à Pékin, il était avant tout
intéressé par ces transformations actuelles susceptibles de remettre en cause les valeurs et la culture
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chinoise et leurs conséquences sur les performances économiques du pays. De fait, notre vision doit
être panoramique, ce qui m’amène à mon second point portant sur les indicateurs.
Je ne suis pas un défenseur du PIB et je n’étais pas membre de la commission Stiglitz mais, en tant
qu’économiste j’estime qu’il s’agit d’un travail important, même s’il n’est pas totalement nouveau. Je
vous rappelle, en effet, que cela fait quarante ans que nous essayons d’élargir le champ mesurant
l’activité et la production. L’ONU, comme vous le savez, a développé depuis des années des
indicateurs de développement humain. J’ai étudié de près leur composition et la culture en fait partie
à travers les performances en matière d’éducation ou de santé. Les relations entre santé et culture
ne vont pas forcément de soi mais le concept de capital humain touche aussi à la culture. Au fond, le
rapport Stiglitz-Sen propose d’élargir le calcul des indicateurs notamment en prenant mieux en
compte certains éléments ayant une dimension culturelle comme l’éducation ou les liens sociaux,
même si cette dernière expression est un peu vague. Je pense également à la volonté de mieux
prendre en compte les services, y compris publics et collectifs et, par extension, culturels. En même
temps, le rapport Stiglitz-Sen reste très elliptique sur les relations entre économie et culture,
précisément car le cœur de son sujet ne se situe pas là. Ce rapport sacrifie (à juste titre…) à l’air du
temps en accordant une place très importante aux variables environnementales et au
développement durable. Voici quatre ans, à la demande du gouvernement de l’époque, j’avais
effectué un travail portant sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre en France. Ce travail
a été publié quelques mois avant la publication du rapport Stern. Je considère que le développement
durable est fondamental et je pense que vous tous qui êtes impliqués dans la production de biens et
services culturels, vous devriez vous organiser de façon plus efficace pour faire pression sur les
statisticiens. Il ne s’agit pas d’opposer le culturel à l’environnemental mais, au contraire, de les unir.
Je me souviens des propos d’un prix Nobel américain, Paul Samuelson, rappelant que si nous avions
deux yeux c’était précisément pour regarder deux indicateurs. Je pense qu’il faudrait appliquer cette
maxime à l’élargissement du PIB en incluant non seulement le développement durable mais
également le développement culturel. Sans doute faudra-t-il procéder de manière séquentielle si
nous ne parvenons pas à réaliser cet élargissement de manière simultanée. Néanmoins, j’ai le
sentiment que vos métiers et vos fédérations sont moins représentées au sein des organismes de
statistiques que d’autres secteurs de l’activité. J’ajoute qu’en matière culturelle, la notion de
patrimoine culturel me paraît plus intéressante que les flux produits et consommés. Sur ce point-là,
le rapport Stiglitz-Sen reste très vague. Au-delà des indicateurs de flux, même élargis, il convient sans
doute de greffer des indicateurs de stock, c’est-à-dire des indicateurs de patrimoine culturel. Au sein
de la commission du grand emprunt, nous avons dû sélectionner un certain nombre de priorités à
financer grâce aux 35 milliards d’euros bientôt investis. De fait, un certain nombre de critères tels
que la rentabilité des projets ont été choisis pour éclairer nos décisions. Nous avons également
intégré un critère d’intensité des différentes activités en Co2 pour ne pas trop privilégier des
opérations émettrices de gaz à effet de serre. J’aimerais que nous parvenions à développer aussi des
critères de type culturel. Ainsi, les hommes politiques ou les entreprises pourraient également se
fonder sur l’intensité culturelle des différentes activités, même si des difficultés de mesure sont à
prévoir. A l’heure actuelle, peu de critères s’intéressent à l’intensité culturelle des opérations ou
activités économiques. De même, un critère de la diversité culturelle précédemment évoqué par le
ministre et par Madame Bokova pourrait être défini pour mieux évaluer l’intérêt d’un projet. La lutte
contre le CO2 ne doit pas éclipser d’autres paramètres importants.
Enfin, en guise de troisième point et de conclusion, j’aimerais revenir sur ce que j’appelle quelque
peu pompeusement l’économie politique de la production et de la consommation de biens et
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services culturels. Ma première question a déjà été abordée dans l’ouvrage du ministère de la
Culture publié récemment et consacré aux pratiques culturelles des Français. Cet ouvrage m’a
beaucoup intéressé et m’a fait réfléchir à la question suivante : où est la frontière entre la
complémentarité et la concurrence entre les biens et services culturels, que ce soit du point de vue
de l’offre ou de la demande ? Cet ouvrage fournit des éléments de réponse à partir de l’enquête
réalisée auprès d’un panel de Français en 2008. Certains résultats sont surprenants. Ma deuxième
question, plus transversale, me paraît centrale lorsque l’on parle d’innovation : où doit-on placer le
curseur entre, d’une part, l’objectif de diffusion de la connaissance et, d’autre part, la contrainte de
protection des créateurs et inventeurs ? Ces deux éléments contradictoires recoupent le débat
portant sur la question de la propriété intellectuelle. Nous avons beaucoup de mal à répondre à cette
question car l’équilibre optimal entre ces deux objectifs est difficile à trouver. Ma dernière question
porte sur le numérique. Sur les 35 milliards d’euros du grand emprunt, nous proposons d’affecter 4
milliards, soit environ 10 %, à des actions relatives au numérique comme l’accélération de
l’installation du très haut débit en France, la numérisation de certaines activités. En tant que membre
du conseil scientifique de la BNF, je n’ai pas initié ce débat mais je suis néanmoins confronté à la
question des structures de marché, notamment avec le quasi monopole de Google. Le ministre de la
Culture a évoqué le projet Europeana, qui est une manière européenne d’élargir Gallica. Il va de soi
qu’une part des 4 milliards d’euros consacrés à l’accélération des projets numériques sera orientée
vers la numérisation de notre patrimoine culturel. Enfin, en tant que Président du Conseil d’Analyse
Economique placé auprès du Premier ministre, j’ai été sollicité avec les autres membres du CAE par
Monsieur Fillon lors d’un discours prononcé devant les professionnels des métiers d’art. Le Premier
ministre a expliqué que les problèmes liés à l’art et la culture n’étaient pas suffisamment pris en
compte par la plupart des économistes. De ce fait, il a demandé au CAE de préparer un rapport sur
l’économie du patrimoine et de la culture dont se chargeront certains économistes, comme
Françoise Benhamou qui est présente aujourd’hui et m’a aidé à préparer mon intervention. Sachez
que les économistes vont réfléchir à la situation du patrimoine et de la culture et soyez assurés qu’ils
ne sauraient prétendre à un monopole dans l’approche de ce sujet et doivent s’appuyer sur votre
expertise. La crise actuelle nous incite à un peu plus de modestie, ce qui est salutaire pour la
communauté des économistes, et permet de mieux comprendre ce que l’on peut espérer et ce qu’il
ne fait pas attendre d’eux. Je vous remercie.
Nicolas SEYDOUX
Il est assez rare qu’un économiste fasse appel aux artistes pour défendre leur secteur. Je remercie
donc Christian de Boissieu pour ce geste d’ouverture. Nous allons maintenant écouter le point de vue
de trois artistes qui, chacun à leur façon, vont défendre le secteur auquel nous appartenons.
J’aimerais d’abord demander à Marjane Satrapi comment elle réagit aux différents propos qui ont
été tenus. Comment, à travers le cinéma, pouvez-vous faire en sorte que nous soyons à la fois plus et
mieux entendus ? Comment la culture peut-elle nous rendre plus libres ?
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Marjane SATRAPI
Réalisatrice, auteur de bandes dessinées (France / Iran)
Bonjour à tous. Votre question me semble très compliquée et je ne suis pas sûre de pouvoir vous
répondre car je n’ai pas compris tout ce qui s’était dit jusqu’ici. En tant que créatrice, je suis
néanmoins d’accord avec Monsieur Precht lorsqu’il lie la notion de plaisir avec celle de création.
Lorsque j’écris un livre ou réalise un film, je suis avant tout guidée par le plaisir de la création.
Or nous vivons dans un monde conservateur, réprimant la notion même de plaisir et censurant une
affiche de Serge Gainsbourg fumant une cigarette car le plaisir est ici renvoyé au péché et au cancer.
Lorsque je mange, on me met en garde contre le cholestérol, si je parle de relations sexuelles, on me
parle immédiatement du SIDA. Le rejet de la notion de plaisir entrave la création et je demande
quelle peut être la place de la création dans ce monde-là.
Par ailleurs, je suis absolument d’accord avec l’idée que la culture doit être à la portée de tous et je
crois profondément à l’instruction et à l’initiation à l’art comme seules réponses contre le fanatisme
qui, lui, propose des réponses toutes faites en faisant appel à l’émotion plutôt qu’à la raison.
La culture et l’art posent des questions plus qu’ils n’ont de réponses. Par définition, une activité
culturelle ou artistique est une aspiration qui rejette le fanatisme. En même temps, la culture et l’art
sont, par définition, élitistes. Ne l’oublions pas. Dans le cas contraire, nous cédons à la médiocrité.
J’entends beaucoup parler d’Internet et je considère qu’il s’agit d’un bel outil pour communiquer.
Mais Internet ne doit pas exercer de tyrannie sur la culture en décidant qui doit être le prochain
chanteur célèbre, même si celui-ci est médiocre. Souvent, l’avis du plus grand nombre sur l’art mène
à la médiocrité. Concernant le rapport entre économie et culture, je ne sais pas si nous nous posons
la question de façon adéquate. Si la culture peut apporter de nombreuses réponses aux problèmes
du monde contemporain, je n’oublie pas que, dans les années 30, l’Allemagne comptait de très
nombreux intellectuels. Et pourtant, l’Allemagne est devenue nazie en raison des énormes
problèmes économiques de l’époque et de l’humiliation vivace qui avait subsisté après Versailles. De
fait, avant de parler de culture, il me paraît nécessaire d’assurer les conditions minimales de
subsistance pour chacun. On ne peut demander à une personne qui lutte pour sa survie de penser
également à sa liberté d’expression et de s’intéresser aux œuvres expressionnistes et à la littérature.
Cela n’est pas possible. Sans cette base économique, le mot de civilisation est vidé de son sens.
Aucune civilisation ne peut survivre sans une économie solide. Paris, avant d’être la ville des
lumières, est également un lieu d’habitation et de consommation. Il n’y a pas de civilisation
supérieure aux autres mais des situations économiques qui nous permettent de nous offrir le luxe de
la civilité.
Pour finir, ayant vécu la moitié de ma vie en Iran, je suis le fruit d’une double culture, à la fois
iranienne et française et je refuse de me dire Française d’origine iranienne car je suis les deux et, à ce
titre, je souhaite fustiger ce terme de choc des cultures. Cette expression ne veut rien dire. La culture
est semblable aux anneaux d’une chaîne et aucune culture n’est créée ex nihilo. La poésie persane a
largement influencé la poésie européenne qui, à son tour, a influencé la poésie moderne iranienne.
Au lieu de parler de choc des cultures, il vaudrait mieux parler de nos différences qui peuvent se
compléter. Je me sens Européenne précisément car le Vieux Continent a toujours été ouvert aux
influences extérieures. Concernant l’économie et le monde des affaires, je ne suis pas sûre que les
gens d’argent apprécient réellement les artistes car nous sommes l’exemple vivant qu’un mode de
vie alternatif est possible, loin des canons de la bourgeoisie. Le monde de l’économie et de la culture
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ne se côtoient pas réellement et je suis sceptique quant à une possible rencontre entre ces deux
mondes. Je vous remercie.
Nicolas SEYDOUX
Etre binational permet effectivement d’exprimer une double culture et nous avons ici plusieurs
représentants de ce qu’on appelle le melting-pot. Quelles sont vos réflexions concernant ce que vous
venez d’entendre ?
William KENNEDY
Romancier (Etats-Unis d’Amérique)
J’aimerais revenir sur la question de l’interaction entre l’artiste et la ville. Comment l’artiste peut-il
transformer la cité ? Pour nourrir ma réflexion, je vous présenterai deux histoires se déroulant à
Albany, la capitale de l’Etat de New-York où j’ai situé deux de mes romans.
L’une de ces histoires concerne Nelson Rockefeller, le gouverneur de l’Etat de New-York, de 1958
jusqu’aux années 70, quand il a songé à devenir Président. Quand je suis revenu à Albany après avoir
passé six ans à Puerto Rico, j’avais l’habitude de comparer Albany avec la ville de Francfort en
Allemagne, où je résidais durant la guerre de Corée. Elle avait été bombardée et était dans un état de
décrépitude avancée. Les hôtels et les cinémas fermaient, la ville était traversée par des tensions
ethniques et raciales et les commerces quittaient le centre ville pour s’installer dans des banlieues
plus résidentielles. S’attarder sur cette ville était triste. Albany, contrôlée pendant 45 ans par la mafia
irlandaise, avait laissé celle-ci indifférente au point de ne jamais utiliser son argent pour bâtir
quelque chose comme une nouvelle ville.
Rockefeller était artiste parce qu’il était un grand collectionneur d’art. Il vivait à Albany et s’apprêtait
à recevoir la reine ou des princes des Pays-Bas, je ne sais plus qui précisément qui. Quoi qu’il en soit,
il avait honte d’Albany. , Albany est une vieille ville hollandaise, fondée en 1607. C’était pour lui une
ville horrible et il haïssait le fait d’avoir à traverser les artères délabrées de sa ville avec un
représentant de la couronne des Pays-Bas. Pour remédier à cela, Rockefeller préempta 98 hectares
au centre de la ville au début des années 60 pour y construire le plus grand centre administratif des
Etats-Unis. Il recruta le célèbre architecte Wallace Harrison, qui avait pris part à la construction du
Rockefeller Center à New York, et il transforma la ville. S’inspirant du palais du Dalai Lama à Lassa,
installé sur un plateau, il envisagea de construire le centre administratif de la ville à 20 miles pour
disposer d’un espace dominant. Il en fut autrement et le Capitol Hill fut bâti au cœur de la ville. A la
même époque, Rockefeller construisit une nouvelle université, renforce les state colleges et
community colleges (universités de premier cycle) et créa plusieurs centres universitaires majeurs,
dont un à Albany. Durant les années 1970, j’y suis venu y travailler. J’étais alors journaliste et je
publiais de nombreux articles sur la transformation de la ville. J’enseignais également le journalisme
et l’écriture à l’université pendant 7 ans, en rêvant d’être romancier. Au cours de ma carrière dans
cette université monumentale que Rockefeller avait créé à Albany, laquelle comptait 17 000
étudiants, je me suis rendu compte qu’il était en train de changer la ville de manière radicale et qu’il
y avait de son côté une envie de changer la culture. Il y avait de l’art partout dans le South Mall, avec
tous les artistes modernes comme Rosenquist et Warhol, avec des tapisseries de Picasso au siège du
gouvernement. Quand il a fait construire la chose appelée le South Mall, le projet fut très mal
accueilli et assimilé à une architecture fasciste, qui visait à réduire l’individu. On parlait de « Belle cité
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– la dernière érection » en référence à la « 44story tower », le plus grand bulding jamais construit en
dehors de New York. Un des élus a dit « que ce devait être la plus belle érection de la ville, mais
probablement la dernière érection de Rockefeller ». M. Rocke feller lui répondit que ce serait peutêtre sa dernière érection, mais que ce serait à coup sûr une vraie beauté, ce qui fut le cas. Le cœur de
la ville fut totalement transformé. Tout a soudain pris de la valeur. A l’époque, mes revenus étaient
très modestes, je vivais sous le seuil de pauvreté car je ne voulais pas travailler – je voulais écrire des
romans. Un jour, j’ai fait venir un écrivain originaire de Buffalo qui enseignait sur le moment en
Nouvelle Angleterre. Ce dernier était prêt à donner un cours en échange de 150 dollars. Il était
reconnu et avait publié de sublimes livres. Le département de littérature anglaise refusa de
débloquer les fonds. J’étais abattu et ne l’ai jamais oublié.
J’ai finalement quitté l’université au bout de 8 ans, en 1982, et je suis allé enseigner à Cornell
University, où mon salaire fut multiplié par trois. Alors que j’y enseignais, Ironweed et deux de mes
premiers romans furent publiés simultanément. Je fus salué par la critique. La même semaine où
tout ceci arrivait à mes livres, je reçus une bourse de 256 000 dollars net d’impôt pour cinq ans.
J’étais donc sorti de l’élégante pauvreté dans laquelle je me trouvais. Par ailleurs, je reçus également
une autre bourse de 15 000 dollars par an que l’on pouvait donner à une organisation à but non
lucratif. De fait, j’ai donné ces 15 000 dollars au département de littérature anglaise d’Albany à
condition qu’il fasse venir des écrivains. Le département d’anglais ne savait pas quoi faire de cet
argent mais le Président de l’Université d’Albany adoré l’idée et doubla le montant. Alors qu’on
n’avait pas d’argent pour des écrivains, nous nous retrouvions avec 30 000 dollars par an. Nous avons
fait venir Saul Bellow qui avait été mon professeur à Porto Rico durant un semestre comme Visiting
Professor. Il me dit, « il suffit parfois d’un peu d’argent pour devenir mécène des arts », ce qui était
vrai.
Je n’ai jamais cessé d’écrire mais, avec la venue de Saul, nous avons eu soudainement une forte
couverture de presse. Les représentants en ont pris bonne note et m’on demandé si je voulais bien
m’occuper de ce programme s’il était institutionnalisé. A cette époque, Rockefeller était parti et
Mario Cuomo, qui venait d’électrifier toute la nation avec son discours d’acceptation de l’investiture
démocrate en 1984, promulgua une loi créant l’Institut des écrivains de New-York
(New York State Writers Institute). Nous commençâmes en 1984. Notre première invitée fut Toni
Morrison et nous avons fait venir depuis plus de 1 000 écrivains. Nous avons eu tous les écrivains
auxquels vous pouvez penser- Yev Tuchenkor, Seamus Heaney, Norman Mailer quatre ou cinq fois,
Tony Morrison, Derek Walcott et Joseph Heller. Des gens qu’on ne voyait jamais dans les universités
par ler de leur travail se retrouvaient sur notre campus à longueur d’année pour discuter. Nous avons
alors commencé à présenter des films pendant trois, quatre ou cinq semestres, puis nous avons lancé
plus tard une série et fait venir des réalisateurs comme Costa Gavras, Merchant et Ivory,
Hector Babenco, Robert Wise et Spike Lee. Une culture parallèle émergea des films et du théâtre,
avec des invités comme Stephen Sondheim et Edward Albee. La véritable invasion d’artistes à Albany
commença, dans ce qui avait été, autrefois, un terrain vague où je n’aurai jamais pu avoir une
conversation de ce genre dans mes premiers pas d’écrivain. Il n’y a jamais eu de personne ici qui écrit
et a la possibilité d’avoir l’expérience que j’ai eue. Soudainement, chacun avait accès aux nouvelles
de Bellow, de Heller et des plus grands écrivains au monde. Jacques Derrida est venu également.
Nous avons célébré notre 25ème anniversaire cette semaine à Albany. Mario Cuomo s’est déplacé et
a confirmé que nous avions franchi un palier. Au total, nous avons enregistré 4 000 heures de
dialogue prêtes à être mises en ligne et nos échanges sur la pénétration de la culture dans la société
seront alors parachevés.
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Bertrand LAVIER
Artiste plasticien (France)
Je me contenterai de quelques mots sur la thématique de ce forum. Nous connaissons tous cette
phrase de Jean-Luc Godard qui disait « La culture c’est la règle et l’art c’est l’exception ». C’est vous
dire à quel point un artiste peut se sentir hors-champ dans un forum tel que celui-ci. J’ai été très
intéressé par les propos tenus ce matin par Monsieur Precht quant à la prédominance du court
terme dans nos sociétés. Les artistes, eux, s’inscrivent dans un rapport au temps tout à fait différent,
nous envisageons les choses à long terme. Pour ma part, en tant que peintre et sculpteur, j’œuvre
dans une sorte de niche, pour reprendre un terme employé par les économistes. Lorsque je participe
à une exposition de groupe, le fait d’attirer 500 000 personnes constitue un événement rarissime.
Mais ce qui constitue un succès pour un musée serait considéré comme un échec au cinéma. De fait,
nous sommes même en mesure d’aller contre le public. C’est parfois à ce prix-là que les avancées
créatives sont possibles.
La grande difficulté d’aujourd’hui est précisément que la culture devient un sujet de forum, de
société et, fatalement, la question de l’audience entre en jeu. A l’heure actuelle, certains grands
musées s’interrogent sur l’opportunité d’inviter tel ou tel artiste en fonction de la fréquentation
attendue à l’exposition. En conséquence, les musées vont choisir des artistes dont ils sont à peu près
sûrs qu’ils attireront un public suffisant. Cette nouvelle logique est très récente. Il y a 25 ans, les
musées n’hésitaient pas à programmer des artistes très confidentiels. Pour faire un parallèle avec la
littérature, je dirais que le choix entre Frédéric Beigbeder et Pierre Guyotat s’imposait de lui-même :
le grand écrivain était privilégié à l’auteur un peu moins talentueux. Aujourd’hui, la mesure de
l’audience atténue et altère ces choix d’excellence. N’étant pas décideur, j’observe néanmoins ce
phénomène en tant que spectateur. Dans les musées, il s’agit généralement des conservateurs, c’està-dire des experts, qui sont souvent consternés en leur for intérieur par les choix qui se font, si vous
me permettez l’expression, à « l’insu de leur plein gré ». Il m’arrive de rencontrer certains hommes
politiques et je dois dire que je suis atterré par leur ignorance de la culture contemporaine, sans
même parler de l’art. Hormis quelques exceptions, leur culture se résume souvent à un reflet de Télé
7 Jours. Nous pouvons les comprendre puisque Télé 7 Jours est le journal le plus vendu en France et
qu’il constitue, finalement, une photographie de l’électorat moyen. De fait, la dictature de
l’audience, le choix de l’excellence et la temporalité créatrice de l’artiste qui se situe dans le long
terme sont trois éléments qui ne peuvent plus cohabiter harmonieusement. Lorsque j’ai commencé
mon travail d’artiste voici plus de 35 ans, environ cinq personnes regardaient mon travail.
Aujourd’hui mon audience s’est un peu élargie mais mon travail reste confidentiel. De cinq
personnes, je suis passé à quinze. J’insiste sur ce point : la mesure de l’audience et l’accélération des
flux ne doivent pas menacer le travail de l’artiste.
Nicolas SEYDOUX
Merci beaucoup. Ainsi que vous le constatez, nous avons privilégié l’expression d’opinions
différentes. Nous souhaitons précisément que le monde de la culture, dans toute sa diversité, puisse
s’exprimer face à un monde qui peut donner l’impression de ne raisonner qu’à travers les aspects
monétaires et financiers. Vous citiez Godard et ce dernier disait aussi : « Ce qui m’intéresse, ce sont
mes 15 000 spectateurs ». Les films récents de Godard n’avaient pas pour ambition de faire 500 000
entrées. De fait, l’étroitesse d’un public n’est pas forcément une mauvaise chose.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Bertrand LAVIER
Absolument.
Nicolas SEYDOUX
Il me semble que tous les talents cherchent à rencontrer un public. Pour autant, nous savons bien
que l’on ne juge pas une œuvre, un film, une sculpture ou un livre à l’aune de son nombre de
lecteurs ou de spectateurs.
Bertrand LAVIER
Néanmoins, ce danger existe.
Nicolas SEYDOUX
Effectivement, nous n’accordons sans doute pas assez de prix à la notion de temps. Il n’y a pas de
culture sans durée. Seul le temps permet de reconnaître les œuvres. Notre société est trop souvent
victime de l’instantanéité.
Nous allons ouvrir les autres tables rondes relatives à l’attractivité des territoires. Vous avez tous
montré à quel point art et culture ne sont pas toujours sur la même longueur d’onde. Or, chacun
d’entre nous souhaite que la culture progresse. Comme vous l’avez souligné Madame Bokova : pour
que les peuples s’entendent, il faut qu’ils puissent discuter pacifiquement d’opinions différentes. Je
ne voudrais pas que vous ayez le sentiment, vous les artistes, que nous essayons d’imposer une
monoculture. C’est tout l’inverse. Je vous remercie.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Vendredi 20 novembre
Session
Création et innovation pour un nouveau monde
Présentation de l’étude « Après la crise : un nouveau modèle d’innovation pour l’économie de la
création » - Bain & Cie pour le Forum d’Avignon
Patrick BEHAR
Associé, Bain & Co. (France)
Mesdames et Messieurs, chers amis, nous sommes complètement au cœur du sujet de la création de
valeurs dans les industries culturelles, valeurs entendues dans leur sens le plus large. C’est avec un
grand plaisir, une pointe d’émotion et beaucoup d’humilité que nous allons vous parler de modèles
d’innovation dans les industries culturelles dans le contexte de l’après-crise.
Comment placer l’innovation au cœur d’une économie culturelle renouvelée ? Notre point de départ
s’appuie sur la conviction que la culture au sens le plus large est indispensable à une sortie de crise
financière, économique, sociale mais aussi morale, conviction partagée par vous tous. Nous sommes
réunis à Avignon pour parler de création et d’innovation dans un nouveau monde.
Traditionnellement, ces mots de création et d’innovation ont été opposés ou du moins séparés
comme en témoigne l’expression de « monde des géomètres » par rapport au « monde des
saltimbanques ». Nous allons essayer de démontrer que pour sortir de cette crise sans précédent
nous devons marier innovation et création.
Si nous revenons en arrière, nous constatons que, jusqu’à la fin des années 90, l’écosystème des
industries culturelles fonctionnait bien. Le terme d’écosystème nous semble approprié car il renvoie
à l’image d’un système évolutif où chaque élément vit en interaction dynamique et permanente avec
les autres acteurs. Même si cet écosystème n’était pas parfait, les créateurs, via des financements
aussi bien publics que privés, trouvaient leurs publics. Les contenus culturels étaient valorisés
économiquement par les groupes de médias et les pouvoirs publics jouaient leur rôle de stabilisation
et de régulation.
Les industries culturelles étaient protégées par de fortes barrières d’entrée et en premier lieu par des
contraintes technologiques, par exemple la rareté du spectre analogique. Le cadre réglementaire
strict comme les lois encadrant l’actionnariat des groupes de médias dans la plupart des pays
occidentaux, notamment les flux de financement dans l’audiovisuel et la production audiovisuelle,
assuraient également une protection, de même que la chronologie de diffusion des médias avec un
délai de plusieurs mois entre l’exploitation en salle, la sortie en vidéo puis la diffusion à la télévision.
Enfin, des investissements importants pour établir des réseaux de distribution physiques dans le livre
et la presse ou dématérialisés dans la diffusion hertzienne s’avéraient nécessaires pour prendre pied
au sein de ces industries. Ces barrières ont permis aux groupes de médias de jouer leur rôle de
poumon économique. Les analyses réalisées par notre cabinet montrent que, jusqu’au début des
années 2000, l’industrie des médias avait une performance supérieure à nombre d’industries comme
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
l’énergie et l’automobile, soit en termes de performance opérationnelle ou en termes de croissance
de la valeur économique.
La tempête numérique nous a fait sortir de ce jardin d’Eden et il nous semble important de nous
y attarder. Pourquoi parler de tempête ? Le numérique ne représente pas à nos yeux une simple
innovation de plus. Les industries culturelles ont en effet toujours fait face à de nouveaux
bouleversements qui transforment leur environnement. Aujourd’hui, il s’agit d’une tempête
d’innovations qui remet en cause l’ensemble de l’écosystème et la plupart des arts et des disciplines
culturelles simultanément comme un véritable « Perfect Storm ».
Nouvelles technologies mais surtout nouveaux usages et nouveaux modèles économiques. La
combinaison de ces trois éléments interdépendants bouleverse notre écosystème. La question peut
se poser de la viabilité de ces nouveaux modèles économiques ou de la destruction de valeur due au
passage d’une économie payante à une économie en apparence gratuite. L’inquiétude peut gagner
devant la prolifération des produits culturels face à un temps disponible de consommation qui n’est
pas extensible. Sur Internet, par exemple, le nombre de sites augmente de 50 % chaque année alors
que le nombre d’internautes n’augmente que de 20 %. Les équilibres historiques ont donc disparu au
profit d’un nouveau monde qui nous reste à bâtir d’autant plus que tous les éléments de la chaîne de
valeur de cet écosystème sont touchés de manière simultanée.
Pour étoffer notre discussion, nous avons observé l’évolution de cet écosystème à travers trois sousensembles. En premier lieu, le sous-ensemble de la création et de la production de contenus avec les
artistes, les auteurs, les producteurs indépendants, les majors de la musique ou les studios de
cinéma. Ensuite, le monde de l’édition, les chaînes de télévision et de radio, les groupes de presse
quotidienne, les magazines, les éditeurs de jeux vidéo, les nouveaux acteurs d’Internet. Enfin,
le monde de la distribution de biens culturels incluant les opérateurs de télécom, de télévision
payante ou de câbles et de satellites. Comme nous sommes dans la complexité, ces trois mondes ne
sont jamais complètement distincts. Beaucoup de groupes de médias ont un pied dans plusieurs
sous-ensembles.
Comment ces transferts de valeur ont-ils changé depuis dix ans ? A la fin des années 90, l’édition
représentait plus de 70 % de cet écosystème, en valeur avec une marge opérationnelle de 20 %.
Aujourd’hui, elle représente moins de 50 % avec une marge opérationnelle qui a fondu de moitié
sous l’effet de la crise publicitaire, mais aussi de la prolifération numérique. Un véritable transfert de
valeur s’est effectué au profit de la distribution, qui a presque doublé de poids dans l’écosystème,
comme également la marge opérationnelle qu’elle crée. Nous noterons tous avec satisfaction une
stabilité de la production en poids et en marge opérationnelle, production qui demeure au plus
proche des artistes et à la source de tous les contenus. Ce large panorama est évidemment agrégé à
travers l’ensemble des sous-secteurs contrastés des industries culturelles et des géographies : EtatsUnis, Europe occidentale, nouvelles régions.
Nous devons toutefois constater que la combinaison de cette tempête numérique et de la crise
économique pose un vrai problème de création de valeur et, malgré l’arc-en-ciel, la croissance ne
suffira pas pour compenser ces déséquilibres. La modélisation relativement optimiste que nous
avons faite montre qu’il faudra attendre au moins jusqu’à 2013 pour retrouver le niveau de création
de valeurs d’avant la crise. J’invoquerai un texte de Chateaubriand : « Levez-vous vite orages désirés
qui devez nous emporter dans les espaces d’une vie ou d’un nouvel écosystème à construire
ensemble », pour mener une réflexion approfondie sur le rôle de l’innovation qui permettra
d’aborder demain des rivages plus sereins.
Je présenterai trois pistes pour conclure et introduire les réflexions à venir de la table ronde.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
La première concerne la nécessité d’embrasser les transferts de valeur sachant que le retour au statu
quo ante est impossible. Chaque acteur de l’écosystème doit les accepter pleinement et, ce faisant,
accepter de trouver sa place dans cette écosystème en recomposition. En second lieu, en tenant
compte de la métamorphose par Internet du processus même de création, il importe d’adopter une
innovation ouverte, en réseau, et qui permette de transcender les frontières géographiques,
temporelles autant qu’idéologiques.
En troisième lieu, dans un univers d’interactions fécondes entre les créateurs et le public, il s’agit de
trouver une démarche qui réunisse l’offre et la demande de création au cœur d’une économie
culturelle, en privilégiant la diversité et sans paupériser la créativité des artistes. Chaque acteur de
notre écosystème a un rôle essentiel à jouer pour accompagner ce modèle d’innovation.
En guise de conclusion, je reformulerai ces trois axes en points synthétiques en partant de la
création, qui est, plus que jamais, le moteur de cet écosystème. Un créateur individuel,
pluridisciplinaire pour une création collective elle-même résolument pluridisciplinaire, transcendant
les frontières entre anciens et nouveaux médias. Une innovation en réseau permettant un partage à
toutes les étapes de la création, avec d’autres créateurs mais aussi d’autres acteurs de l’écosystème
qui s’achemine vers une co-création en liaison avec les publics. En second point, les groupes de
médias, sans lesquels l’écosystème des industries culturelles sombrerait dans la confusion et
l’asphyxie, jouent le rôle de véritable poumon de cet écosystème et de ces échanges culturels. Avec
le déploiement de nouveaux modèles économiques y compris low cost permettant de s’adapter à ces
transferts de valeur, le développement d’une logique d’anticipation de la demande existante et
latente des publics. Enfin, un rôle d’éclairage et de prescription pour assurer la qualité des contenus
sans laquelle il n’existe ni rencontre durable avec les publics ni véritable création de valeurs. En tout
dernier lieu, les politiques publiques qui ont un rôle essentiel à jouer dans l’accompagnement de
l’écosystème culturel vers l’embellie, en termes de flux de financement, d’organisation des échanges
ou de veille des nouveaux usages. Pour terminer, bien naturellement le public, de plus en plus actif et
en quête d’interactivité.
Les trois tables rondes qui suivent reprennent chacun de ces thèmes.
Une première table ronde tentera de répondre à plusieurs questions. Quelle innovation à l’âge
d’Internet ? Comment passer de la cohabitation à la convergence entre créateurs d’aujourd’hui et
créateurs du Nouveau monde ? Quels modèles économiques ? Comment structurer le rôle de
prescripteur et d’éclairage ?
La deuxième table ronde traitera de la question suivante : comment favoriser l’innovation dans la
culture et les médias, en termes d’organisation de compétences, de rôles de pouvoirs publics et de la
sphère économique ?
Enfin, la troisième table ronde se demandera quelles nouvelles mesures de l’innovation et de la
création peuvent être mises en place et quelles en seront les applications en termes
d’investissements, de réglementation et de fiscalité.
Je vous remercie et laisse la place aux tables rondes.
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Table ronde 1 : La création à l’âge d’Internet
Frédéric MARTEL
Modérateur
Journaliste, France Culture (France)
Nous avons pour cette première table ronde des personnalités de nombreux pays. L’homme que je
vais vous présenter s’appelle Amit Khanna. La dernière fois que je l’ai rencontré, c’était sur une plage
à Bombay en Inde, dans un restaurant fréquenté par toute l’industrie de Bollywood. Amit Khanna,
peu connu en France, était chroniqueur média, scénariste, producteur de nombreux films de
Bollywood et, surtout, auteur des chansons de Bollywood. Au total, il en a écrit plus de quatre cents.
Mais au-delà du créateur, c’est l’évolution de son parcours qui nous intéresse ici car il est devenu le
président de Reliance Entertainment qui est l’un des groupes les plus puissants au monde,
notamment dans le secteur des industries créatives et des médias. Reliance appartient au
milliardaire Anil Ambani, qui a 48 ans est la 6ème fortune du monde grâce au gaz, à l’électricité et
aux télécoms. C’est le numéro un des téléphones mobiles en Inde et il fournit Internet non pas à 40,
non pas à 400, pas à 4000 ni à 40 000 mais à 450 000 villages en Inde. Reliance représente des
studios de Bollywood, 20 chaînes de télévision, 45 radios et 240 salles de cinéma aux Etats-Unis. En
2008, le groupe a décidé d’investir près de 600 millions dans Dreamworks SKG (Spielberg,
Katzenberg, Geffen). Il a également investi 600 autres millions dans 8 maisons de production, dont
celles de Brad Pitt, Jim Carrey, Tom Hanks ou Georges Clooney. Lors de notre dernière rencontre
Amit Khanna, vous m’aviez dit : « Il y a 1,2 milliard d’Indiens, nous avons l’argent, nous avons
l’expertise avec l’Asie du Sud-est, nous représentons un quart de la population du globe, un tiers avec
la Chine. Nous voulons jouer un rôle central, politiquement, économiquement mais aussi
culturellement. Nous avons des valeurs, les valeurs indiennes à promouvoir. Nous allons affronter
Hollywood sur son propre terrain non pas simplement pour gagner de l’argent mais pour affirmer nos
valeurs. Il va falloir compter sur nous ».
Amit Khanna, voici ma première question : la guerre mondiale de la culture est-elle déclarée ?
Amit KHANNA
Président, Reliance Entertainment (Inde)
Je ne pense pas, d’autant que la culture et la guerre sont un peu antinomiques. La culture concerne
la tradition, pas la guerre. D’ailleurs, ce matin, en arrivant ici, j’ai essayé de noter en quelques
phrases ce que le terme culture recouvre comme concepts. C’est un mot complexe qui englobe les
connaissances, les croyances, les arts, les coutumes et toutes les habitudes ou capacités acquises par
l’homme. La culture reflète les idées de l’esprit et ces idées ne justifient en aucune façon la guerre.
Cependant, je souscris aux propos de Frédéric et je pense qu’il est grand temps que le nouvel ordre
mondial tienne compte de la réalité présente. Il y a effectivement 1,2 milliard d’habitants en Inde,
près de 2 milliards dans le sous-continent indien, 1,4 milliard en Chine, soit, au total, 40 % de la
population de la planète. De plus, nous figurons parmi les économies qui se développent le plus
rapidement. A l’heure actuelle, la Chine enregistre un taux de croissance annuel de 9 à 10 % tandis
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que la plupart des autres économies du monde stagnent entre 0 et 2 %. De même, la croissance en
Inde atteint 6 à 7 % et aurait pu être supérieure sans la mousson qui a sévit dernièrement. Pardessus tout, la culture indienne remonte à plus de 7 000 ans et la Chine a également une culture
millénaire. En tenant compte de tous ces paramètres, il est impératif qu’un nouvel équilibre des
forces émerge et tienne compte non seulement du pouvoir économique mais aussi culturel.
Nous devrons affronter ce bouleversement qui nous attend. Dans la mesure où nous parlons ici
d’innovation à l’ère numérique, je tiens à souligner que les nouveaux moyens de communication
nous relient les uns aux autres. Aujourd’hui, l’on recense plus de 3 milliards de postes de télévision à
travers le monde ; plus de 2 milliards d’ordinateurs et plus de 3 milliards de téléphones. Il y a
quelques années, le slogan d’une publicité pour les téléphones par satellites nous disait : la
géographie c’est du passé. Cette publicité n’a pas très bien fonctionné mais, d’un point de vue
philosophique, elle est juste. Nous pourrions nous dire que notre ami allemand porte avec lui encore
la philosophie, la dialectique du dernier siècle. Il nous faut réinventer nos processus de pensée,
l’adapter à la réalité de nos préoccupations sociales contemporaines et aller au-delà de la
présentation totémique des grands soucis de l’humanité. Aujourd’hui, ces grands soucis concernent
le changement climatique ou les menaces de l’intégrisme par exemple.
Frédéric MARTEL
Vous êtes en train de bâtir les industries du 21ème siècle. Comment allez-vous faire ? Quelle est la
logique en termes de création et d’innovation ?
Amit KHANNA
Comme j’allais le dire, il faut repenser nos modèles, anticiper les évolutions sur 20 ou 30 ans car il ne
s’agit pas de perdre nos identités culturelles. Nous avons vu cela en Inde, plus précisément au cours
des trois derniers siècles avec l’influence britannique puis l’indépendance en 1947. Bien avant cela,
les Maures, descendants des Mongols d’Asie Centrale, nous avaient colonisés mais nous n’avons
jamais perdu notre culture pour autant. Toute cette angoisse vis-à-vis de l’impérialisme culturel
représente les clichés et les reliques des derniers siècles. En réalité, je ne pense pas que les cultures
soient complètement dominées. C’est une idée du siècle passé. En regardant les chiffres, aujourd’hui,
il y a plus de Grecs qui vivent en dehors de la Grèce. Où se trouve donc la nation grecque ? Ne se
trouve-t-elle que dans cet espace géographique ou existe-t-elle dans cet espace virtuel où il y a
davantage de Grecs reliés les uns aux autres ? Ce sont les nouvelles réalités et concepts que nous
devons comprendre. Comment aborder l’industrie culturelle ? Nous ne sommes pas là pour essayer
de reprendre le marché d’Hollywood ou d’usurper sa place. Nous sommes, à notre tour, des acteurs
à considérer dans l’espace médiatique culturel. Nous estimons qu’il est légitime de travailler avec les
meilleurs talents des Etats-Unis sans qu’il soit forcément question de racheter les actifs avec nos
roupies. Nous travaillons avec Steven Spielberg ou Jeffrey Katzenberg qui sont à la tête de
Dreamworks mais nous sommes aussi des investisseurs stratégiques, c’est-à-dire que nous apportons
à notre investissement notre propre contribution intellectuelle. Nous avons en effet notre propre
modèle d’entreprise que nous proposons à Hollywood où nous faisons venir les plus grands talents
comme ceux déjà évoqués et bien d’autres. Ce partenariat vise à financer de nouveaux projets qui
viennent compléter ce qui se fait dans les studios. Nous avons par exemple des contrats avec des
artistes comme Georges Clooney, Brad Pitt, Julia Roberts ou Jim Carrey, Nicolas Cage et des
réalisateurs comme Chris Colombus.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Frédéric MARTEL
Pour l’innovation et pour l’art, vous avez donc besoin, en l’occurrence, des Américains. Ce qui fait
votre force en Inde ne fait-elle pas votre faiblesse à l’extérieur y compris lorsque vous avez 3 millions
d’Indiens qui vivent aux Etats-Unis ?
Amit KHANNA
Il existe d’abord un talent sur place qui est incontournable. Le talent existe également en Europe, en
Afrique et l’idée est de le mettre en valeur. Pour être mondial au sens holistique du terme, nous ne
pouvons pas nous intéresser à une seule culture. L’Inde est d’ailleurs un pays de diversité :
multiculturel, multi religieux, multilingue. En outre, il faut bien intégrer le fait que sur 1,2 milliard
d’habitants, 300 millions parlent anglais. Nous sommes donc la plus grande nation anglophone sur la
planète. Le monde doit également prendre conscience du fait que l’Inde est dans une situation
démographique unique puisque 70 % de la population indienne a moins de 30 ans. La Chine, au
contraire, est une population vieillissante à cause de la politique de l’enfant unique pratiquée depuis
les années 60. Pour que la culture et le divertissement puissent prospérer il doit y avoir une société
de spectateurs jeunes. D’ailleurs, toutes les activités culturelles et d’innovation se font à la
périphérie : ce sont les limites que nous essayons de repousser. Nous voyons la nouvelle scène
culturelle mondiale de ce point de vue. Certaines personnes sont prêtes à prendre des risques,
à tenter l’expérience, à envisager de nouvelles façons de voir et de travailler.
Frédéric MARTEL
Je donne maintenant la parole à Lawrence Lessig qui se trouve de l’autre côté de la salle. Il a fait sa
thèse à Yale, puis a été Professeur à Stanford et à Chicago. Il est actuellement professeur à Harvard. Il
a créé les Creative Commons, un des outils les plus importants sur le plan juridique sur Internet. Il a
aussi défendu le copyleft qui est un peu l’opposé du copyright. Il est éditorialiste pour de nombreux
journaux et il est, pour certains, le théoricien du nouveau droit d’auteur. Il est même le théoricien
des anti-Hadopi français puisque nombreux de ses activistes, ainsi que les membres du Conseil
Constitutionnel ont lu ses livres.
Lawrence LESSIG
Professeur de droit, Harvard (Etats-Unis d’Amérique)
Merci. J’aimerais d’abord évoquer John Philip Sousa qui, en 1906, vint au Congrès américain pour
parler d’une nouvelle technologie, l’enregistrement sonore, qui devait ruiner le développement
artistique dans ce pays. Quand j’étais jeune, devant chaque maison, les soirs d’hiver, des jeunes gens
se réunissaient pour chanter des chansons contemporaines et d’autres, plus anciennes. Aujourd’hui,
nous entendons ces machines infernales qui hurlent jour et nuit. « Nous n’aurons bientôt plus de
cordes vocales » disait Sousa, « elles seront éliminées par un processus d’évolution comme la queue
de l’homme a été supprimée lorsqu’il est descendu du singe ». J’aimerais que vous vous concentriez
sur l’image de ces jeunes réunis pour chanter. C’est une vision de la culture que l’on pourrait appeler
culture du bien-lisant en terminologie informatique moderne. Dans cette culture, les gens participent
à la création et à la re-création de leur culture. De fait, Sousa craignait que cette activité de recréation ne se perde à cause de cette machine infernale. Il avait peur de se trouver face à une culture
où le consommateur ne serait plus créateur.
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En regardant ce qui s’est passé au cours du 20ème siècle, dans le monde dit développé, nous pouvons
considérer que Sousa avait raison. Jamais dans l’histoire de la production humaine, la culture n’avait
été aussi concentrée, professionnalisée et la créativité n’avait été à ce point remplacée par ces
fameuses machines infernales. Pourquoi ? Qu’est-ce qui explique ce phénomène, cette passivité, qui
nous a privés de nos cordes vocales ? La technologie en est largement responsable car elle a produit
une culture telle que nous la voyons ici. Cette technologie a invité les gens à consommer
passivement en mettant en place une consommation efficace comme la lecture mais aussi une
production inefficace comme l’écriture, du moins chez les amateurs. Cette culture vise l’écoute mais
peu la parole ; elle encourage la consommation mais pas la création. Lors de l’apparition de
l’Internet, cette culture de la lecture seule a été développée. L’Internet est ainsi efficace pour
accéder à une culture créée ailleurs, ce qui a donné naissance à des technologies illégales comme
Napster. Je citerai également l’Ipod avec son music-store qui permet pour 99 centimes de télécharger
très facilement un titre. Cependant, à partir de 2004, un changement important est advenu dans
cette nouvelle forme numérique de la culture. Nous avons vu renaître ce que Sousa aurait appelé
une culture de la lecture et de l’écriture notamment grâce à Wikipedia mais aussi avec un remix de
cette nouvelle extension de la culture. Dans le domaine de la musique, par exemple, l’Album blanc
des Beatles a inspiré l’Album noir de Jay-Z ou encore l’Album gris de Danger Mouse. En 2009, ce
phénomène s’est encore accentué avec Unstoppable de Girl Talk, mélange de 280 titres sur douze
pistes. Ceci nous amène au contexte de l’OAV, le dessin animé de culture japonaise qui domine aux
Etats-Unis et auquel nous avons ajouté des pistes sonores.
[Présentation vidéo - http://blip.tv/file/3049115].
Plus importante encore est l’évolution dans le domaine de la politique. Je citerai à ce titre le créateur
Suédois Hans Söderberg.
[Présentation vidéo – voir lien].
L’importance n’est pas liée à la technique mise en œuvre depuis longtemps dans les vidéos mais à sa
démocratisation. Toute personne ayant accès à un ordinateur de base peut récupérer des images et
des sons et les remixer de façon à exprimer ses idées différemment de ceux qui, d’habitude,
contrôlent ce type de média et ce mode d’expression. Autour de 2006, un changement s’est à
nouveau opéré avec l’explosion des technologies vidéo.
[Présentation vidéo – voir lien].
Sur Internet, et YouTube notamment, nous avons vu apparaître un phénomène d’appels et de
réponses, par exemple, cette vidéo vue par 1,7 million de personnes quand je l’ai découverte.
[Présentation vidéo – voir lien].
Elle en a inspiré une autre visionnée par plus de 3,2 millions de personnes qui a généré à son tour
plus de 12 remix.
[Présentation vidéo – voir lien].
Elle a inspiré cette vidéo.
[Présentation vidéo – voir lien].
Elle a inspiré cette vidéo.
[Présentation vidéo – voir lien].
Au fond, nous avons su recréer la culture dont parlait Sousa avec ces jeunes qui se retrouvaient pour
chanter toutes sortes de chansons. Les jeunes du monde entier se réunissent aujourd’hui sur une
plateforme numérique et réagissent aux créations des autres acteurs de cette plateforme.
Le point de vue juridique sur ce sujet est très simple. Les juristes disent que la créativité de lecture
seule est tout à fait autorisée mais que la lecture-réécriture ne l’est pas : un choix doit être fait entre
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les deux. Ce point de vue me paraît erroné car l’avenir réside justement dans l’hybridation entre
lecture et réécriture. Dès lors que se développe une activité de réécriture qui repose sur une
économie partagée avec une volonté de créer non pas pour l’argent mais pour le plaisir de créer, des
entités commerciales vont surgir et réutiliser cette volonté de partage. D’où l’apparition de sites
comme Second Life où les visiteurs construisent un monde virtuel. D’ailleurs, le président de Google
disait, il y a un an et demi, que toute activité rencontrant un succès sur Internet sera un hybride au
sens où je l’ai décrit.
J’illustrerai encore mon propos avec l’entreprise PureFold qui est une joint-venture entre AG8 et
Scott Free Productions, la société de production de Ridley Scott, le réalisateur du film fantastique
Blade Runner. AG8 et Scott Free se sont associés pour recréer le monde avant Blade Runner. Pour
mener à bien ce projet, elles vont s’appuyer sur des productions vidéo soutenues par des sponsors
commerciaux. Dans quelles conditions ces créateurs vont-ils travailler? Sans les imaginer à l’avance,
nous savons en tout cas que ces conditions ne peuvent être un partage des tâches sur le mode
« Vous faites le travail et les propriétaires des droits les récupèrent ». Ce contrat PureFold s’inscrira
davantage dans le sillage de projets tels que Linux ou Wikipedia, sur la base de licences libres et
partagées. De fait, tous les éléments crées pourront être réutilisés dès lors que ce qui est réutilisé fait
à nouveau l’objet d’une licence gratuite. C’est une écologie de la culture et c’est celle de la culture
hybride. L’économie de la créativité semble avoir besoin de cette approche ne serait-ce parce que les
bénéfices générés bénéficieront ensuite aux unités commerciales chargées du développement.
Au-delà de l’idée de faire progresser cette vision hybride de la culture, il est question de faire
progresser la paix. Les Américains sont pris dans de nombreuses guerres mais je veux ici parler de la
guerre des droits de la propriété intellectuelle, une guerre qualifiée de terroriste par certains, dont
Jack Valenti, mêmes si les terroristes sont nos enfants. Ces guerres s’appuient finalement sur une
vision ancienne des interactions entre les individus. Nous n’empêcherons pas nos enfants d’être
créatifs, mais nous pouvons les pousser à une créativité clandestine. Nous ne pourrons rendre nos
enfants passifs comme nous l’avons été mais nous pouvons en faire des pirates. La question se pose
de savoir si, pour une société quelle qu’elle soit, cette ère de prohibition de toute activité des jeunes
n’incitera pas ces derniers à s’opposer constamment à la loi. Cette politique de prohibition a un effet
dévastateur sur la vision portée par la démocratie sur l’Etat de droit. Nous pensons que le
développement de la culture hybride est porteur de paix non seulement pour l’industrie de la culture
mais pour la culture hybride elle-même. Je vous remercie.
Frédéric MARTEL
Merci beaucoup. Je vous présente Dan Glickman qui a succédé à Jack Valenti, décédé récemment et
que nous connaissions bien en France. Dan Glickman a été parlementaire démocrate du Kansas
pendant longtemps avant d’être nommé ministre de l’Agriculture de Bill Clinton. Il s’est occupé
notamment des quotas agricoles puis il est devenu le patron de la MPAA où il s’est occupé de
cinéma. Lorsque nous nous sommes rencontrés à Washington, je vous ai dit: « Vous vous êtes trompé
de métier, vous étiez dans l’Agriculture et vous vous occupez aujourd’hui de cinéma ! ». Et vous
m’avez répondu : « Lorsque j’étais ministre de Clinton, je m’occupais des quotas agricoles et
notamment de ceux du maïs et aujourd’hui je m’occupe du cinéma et quel est l’élément central
économique du cinéma ? C’est le pop corn : vous voyez bien que je ne me suis pas trompé de job ».
Je vous pose donc ma première question : comment se porte aux Etats-Unis l’industrie du pop corn ?
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Dan GLICKMAN
Président, Motion Picture Association of America - MPAA (Etats-Unis d’Amérique)
J’étais en fait parfaitement bien qualifié car dans « agriculture » il y a surtout le mot « culture »
même si celle-ci concerne la production alimentaire. Amit Khanna disait un peu plus tôt que l’Inde
était le plus grand pays anglophone du monde et que la moitié des spectateurs de cinéma se
trouvaient en Inde. Les Etats-Unis sont, eux, le deuxième pays hispanophone de la planète. Dans un
monde de plus en plus diversifié et mondialisé, nous allons assister à une montée en puissance des
coproductions avec des acteurs, des scénaristes et des réalisateurs du monde entier qui vont
travailler ensemble. Le film Slumdog Millionnaire, devenu un succès instantané, en est un bel
exemple, qui a pu passer pour un film indien.
Frédéric MARTEL
Le film a été distribué par Pathé, pas par les Indiens.
Dan GLICKMAN
L’élément important pour le secteur se situe dans l’internationalisation du cinéma qui est positif
pour tout le monde. L’industrie du cinéma se porte d’ailleurs très bien puisque, cette année, les
Etats-Unis ont enregistré une hausse de 4 à 5 % des entrées en salle. Les chiffres sont similaires en
Europe. La vente de DVD se porte beaucoup moins bien alors que le cinéma s’est beaucoup appuyé
sur les recettes de DVD jusqu’ici. Cette baisse est due au fait qu’une grand partie de la vente de DVD
se fait désormais en ligne car les gens sont moins tentés par un achat direct du produit, ils préfèrent
le louer. Même si les DVD sont moins onéreux qu’avant, la période est difficile pour l’industrie du
DVD. A l’évidence, le commerce en ligne a une incidence profonde sur tous les aspects du métier du
divertissement. Cela dit, cette nouvelle donne peut être une bonne chose même si le monde du
cinéma a tendance à considérer Internet comme un ennemi.
Frédéric MARTEL
Vous êtes maintenant décidés à travailler avec Internet. Comment ce changement s’opère-t-il ?
Dan GLICKMAN
Le changement réside dans le fait que des centaines de millions de gens qui ne voient pas de films en
salle ni à la télévision parce qu’ils n’en n’ont pas les moyens peuvent aujourd’hui, avec Internet, avoir
accès à de nombreux produits. L’internet recèle donc un fort potentiel. En revanche, cela génère des
problèmes en retour car Internet s’immisce partout et les gens qui sont chez eux devant leur écran
estiment qu’ils n’ont pas besoin de payer. Cette vision est très répandue dans la culture aujourd’hui
et plus particulièrement chez les jeunes utilisateurs.
Dans le même temps, de nouveaux business models sont en train de se créer. Nous devons en effet
traiter ce problème de la maîtrise des téléchargements illégaux sur Internet qui risquent de tuer la
poule aux œufs d’or. Quand je parle de téléchargement illégal il ne s’agit pas seulement de piratage
mais de l’exploitation sexuelle des enfants par exemple, de la pornographie et du terrorisme.
Internet permet de faire des choses merveilleuses mais son anonymat engendre également des
comportements perfides. Notre ami parlait tout à l’heure de Wikipedia qui est une encyclopédie
formidable enrichie par de simples particuliers qui apportent des éléments d’information sur toutes
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
sortes de sujets. Malheureusement, l’information est bien souvent erronée comme ce texte écrit sur
ma page Wikipedia où je suis secrétaire d’Etat de Clinton mais dans un mauvais cabinet.
Internet est effectivement un moyen d’atteindre des millions de téléspectateurs et de fédérer des
artistes, des réalisateurs qui n’avaient jamais pu travailler ensemble par le passé mais à condition de
pouvoir contrôler les activités illégales dont certaines peuvent être criminelles. Le gouvernement
français a été un chef de file en la matière avec la loi Hadopi et les Etats-Unis comme Le Royaume Uni
ou l’Espagne essaient de trouver une solution raisonnable. Il existe des moyens pour gérer le
problème tout en favorisant la créativité grâce aux technologies modernes.
Frédéric MARTEL
Nous aimerions vous écouter plus longtemps. J’aime beaucoup l’expression anglaise « one billion
plus », pour désigner les pays de plus d’un milliard d’habitants. Quand Amit [Khanna] parlait tout à
l’heure, je vous ai vu ouvrir grand les yeux en pensant aux marchés que représentent l’Inde et le
Chine. Amit [Khanna] a aussi déclaré dans d’autres interviews que Hollywood représentait le passé et
que Reliance et les compagnies chinoises ou indiennes pouvaient représenter l’avenir. Comment
vivez-vous le fait d’être associés au passé au sein des sept grands studios américains ? Plus
sérieusement, comment allez-vous organiser le marché avec l’Inde et la Chine, notamment après
votre échec en Chine et votre repli en Inde ?
Dan GLICKMAN
D’abord, le monde créatif est transmondial, sans passé ni futur. Mon voisin s’est d’ailleurs beaucoup
intéressé sur le plan financier au monde du divertissement à Los Angeles, aux capitaux considérables
ainsi qu’aux stars internationales qui affluent dans cette ville. Les Etats-Unis ont de fait un rôle
important puisque cette industrie du cinéma y a été créée en grande partie et que ce pays est un
melting-pot dans lequel beaucoup de créateurs se sont conglomérés. Je ne pense pas qu’Hollywood
puisse disparaître du jour en lendemain, car il existe un marché pour son industrie et ses produits. De
plus, Hollywood génère la majorité des recettes cinématographiques au niveau mondial. « La pièce
c’est ce qui compte » disait Shakespeare et, de fait, la représentation hollywoodienne est appréciée
du public. Cependant, avec le développement de la participation de nombreux pays, cette activité est
devenue plus internationale que jamais et nous nous réjouissons des opportunités qui se multiplient
pour des réalisateurs qui, à travers le monde, peuvent produire leurs propres films. Cependant, une
situation où ces réalisateurs se trouveraient sans rémunération ni soutien commercial risquerait de
sonner la mort du cinéma.
Frédéric MARTEL
Je remercie Dan Glickman. Notre dernier invité étranger est né en 1973, il est ministre de la Culture
de Roumanie et s’appelle Theodor Paleologu. Pour ceux d’entre vous qui se sont intéressés à la
révolution de 1989 en Roumanie, vous vous souvenez sans doute de son père, Alexandru Paleologu,
grande figure intellectuelle et résistant roumain qui a d’ailleurs été ambassadeur de la Roumanie à
Paris après la chute de Ceaucescu. Son fils a étudié en France à l’EHESS et à l’Ecole normale
supérieure de la rue d’Ulm. Il a également étudié aux Etats-Unis, à Harvard, et fait sa thèse sous la
direction de Pierre Manent. Voici ma question au Ministre de la Culture, des Cultes et du Patrimoine
que vous êtes depuis un an : comment l’Europe peut-elle agir ou réagir face à ce monde bouleversé
par le numérique et la globalisation ?
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Theodor PALEOLOGU
Ministre de la Culture, des Cultes et du Patrimoine national (Roumanie)
Je me sens incapable de répondre à cette question mais je vais vous faire part de mes réflexions à
bâtons rompus en réaction aux thèmes évoqués. Je note un aspect récurrent dans vos débats, à
savoir le lien entre les technologies de la communication et la communication elle-même. Nous
savons tous que les moyens de communication rapides sont souvent une source d’amplification des
conflits : les SMS, par leur immédiateté et les difficultés de compréhension qu’ils engendrent ont
occasionné de nombreuses querelles avec mes interlocuteurs. L’e-mail est également un
amplificateur extraordinaire de conflits et beaucoup d’entre nous l’ont expérimenté. Quand nous
communiquons à plusieurs, l’un dit une chose, l’autre répond, et une mésentente peut s’installer
voire se transformer en conflit disproportionné. Ainsi, plus la communication devient facile et rapide,
plus elle devient problématique. Avant de répondre à votre question sur les relations diplomatiques
entre les pays, je signale que vous n’avez pas mentionné dans votre brève biographie, le fait que j’ai
aussi été ambassadeur à Copenhague durant une période délicate. La politique danoise est très
raisonnable en comparaison de celle de la Roumanie, pays d’agitation permanente notamment au
moment des élections. Or, le seul moment où les diplomates ont eu matière à écrire s’est présenté
lors de la fameuse querelle des caricatures. Ce cas illustre bien mon propos : ce conflit est culturel
dans la mesure où il a touché des questions de sensibilités culturelles et religieuses mais il a été
amplifié par les possibilités de communication nouvelles. Le fait qu’un nombre considérable de
personnes aient pu voir ces caricatures et que le boycott danois ait été organisé par SMS dans
certains pays du Moyen-Orient a engendré une situation problématique. Il est intéressant de noter
que le gouvernement danois s’est employé à repenser le rôle de la diplomatie, notamment dans ses
aspects parfois routiniers même s’ils sont nécessaires. Le métier traditionnel du diplomate est très
utile à notre époque car il est de plus en plus appelé à tenir un rôle de médiateur culturel pour pallier
certains problèmes que peut susciter la globalisation. Je voudrais aussi mentionner un point soulevé
par notre collègue indien : la place des diasporas. J’ai moi-même vécu plus de la moitié de ma vie à
l’extérieur de la Roumanie et j’ai vérifié l’importance d’Internet pour maintenir le contact avec le
pays d’origine. D’ailleurs, dès la parution d’un article de presse, les premières réactions sur les
forums proviennent de personnes résidant aux Etats-Unis qui sont avantagées par le décalage
horaire. Internet soulève la question de la relation entre enracinement et déracinement et répond
clairement à un besoin de réenracinement. Je laisse le soin aux chercheurs d’analyser les modalités
de ce réenracinement.
Frédéric MARTEL
Nous avons décidé de laisser le mot de la fin à un témoin français qui a beaucoup vécu à l’étranger,
notamment en Amérique Latine : Bruno Patino, directeur de France-Culture.
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Bruno PATINO
Directeur, France Culture (France)
Je relève avec intérêt dans les propos de nos invités un paradoxe. En effet, l’homme de culture parle
du droit d’hier et le juriste parle de la culture de demain. Il se joue là, je crois, quelque chose
d’important. Je ferai trois remarques sur les discours d’aujourd’hui. D’abord, je tiens à souligner la
tension ressentie un instant entre artistes et industries culturelles. Pour faire écho au texte de
Tocqueville : « La monarchie c’est l’ornement et la démocratie c’est le divertissement », nous
pouvons nous demander si l’avènement d’Internet, qui annonce d’une certaine façon l’avènement de
l’hyper démocratie, ne marque pas également le début d’une ère d’hyper divertissement. Le
deuxième point, d’ailleurs abordé par nos invités, porte sur l’état d’esprit qui existe aujourd’hui entre
la culture fermée, culture de possession, et la culture ouverte, culture de l’expérience où l’acteur
n’est pas seulement récepteur mais vit l’événement. Vos propos ont d’ailleurs mis en exergue la
hausse de fréquentation des salles de cinéma parallèlement à la baisse des chiffres de vente de DVD,
marquant ainsi la prédominance d’une culture d’expérience sur une culture de possession. Je
mettrais l’accent, en troisième point, sur l’innovation qui est certes technologique mais surtout en
pleine expansion sur la planète tant en termes d’usages, lesquels posent un problème économique,
mais aussi de droit. Le point central sur lequel les invités ont pu émettre des avis divergents concerne
la maîtrise économique du support et de la distribution. Ils ont souligné l’émergence d’une économie
de l’expérience fondée sur le droit, éventuellement partagé, et la défense de ce droit aux dépends,
parfois, de l’émergence de nouvelles expériences. Dans la régulation de l’espace social qu’est
Internet se joue peut-être la culture de demain.
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Vendredi 20 novembre
Session
Création et innovation pour un nouveau monde
Table ronde 2 : Comment favoriser l’innovation dans la culture et les médias ?
Robin SLOAN
Modérateur
Ecrivain et analyste médias (Etats-Unis d’Amérique)
Nous allons aborder cet après-midi un thème vaste qui peut être déroutant à première vue car il
paraît un peu abstrait, l’innovation dans la culture et les médias. Pour éviter de nous perdre, nous
nous pencherons en particulier sur la notion de risque économique que ce soit en termes de mesure
et de comptabilité du risque mais aussi de peur du risque, qui inhibe l’innovation. En effet,
l’innovation repose essentiellement sur un processus très frustrant d’erreurs répétées jusqu’à
l’obtention du résultat final. Pour ceux qui n’ont pas créé d’entreprise, il est difficile d’imaginer le
courage et la prise de risque qu’implique cette création. La prise de risque est tout aussi considérable
en matière de création artistique. Autour de cette notion de risque se retrouvent l’art et le
commerce, la culture et l’économie. Pourtant, nous avons tendance à nous focaliser sur le risque
technique : pensons par exemple à Edison qui mit si longtemps à mettre au point son ampoule à
filament. Je vous propose de mieux identifier la notion de risque dans les médias et de détecter les
risques qui comportent le plus grand potentiel de succès. Quels risques prendre ? Comment aller aux
limites ? Comme le disait Amit Khanna, l’innovation culturelle s’est toujours trouvée à la périphérie
plutôt qu’au cœur. Beaucoup ici ont bâti leur succès en prenant des risques. J’aimerais donc que
chacun puisse s’exprimer sur la question afin d’obtenir une cartographie du risque. Je vais
commencer par notre ami Régis Wargnier, réalisateur de grands films comme Indochine. Le cinéma
est un bon point de départ car il s’agit à la fois d’un art bien établi dans la culture mondiale et qui
n’en est pourtant qu’à ses balbutiements. Régis Wargnier, que signifie prendre des risques pour un
réalisateur aujourd’hui ? Les risques les plus audacieux concernent-ils l’aspect esthétique ou
commercial ?
Régis WARGNIER
Réalisateur (France)
Jusqu’à ce matin, je ne pensais pas venir et j’ai l’impression que j’ai été kidnappé, que je suis dans
une cave et que je vais enregistrer pour ma famille une cassette avec la demande de rançon. Pour
être plus sérieux, je ferai une mise au point à propos de la création et de l’art. Je ne considère pas les
réalisateurs comme des artistes mais comme des artisans dans le meilleur sens du terme. Pour moi,
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l’art est une activité solitaire qui correspond tout à fait au profil des compositeurs, des peintres, des
sculpteurs qui travaillent seuls. En ce qui nous concerne, pour faire un film, nous commençons par
choisir un producteur, un scénariste puis nous embauchons plus de deux cents personnes pour
accomplir le processus. Nous sommes donc des artisans. Pour répondre plus précisément à la
question, j’apprécie que le mot retenu ait été celui d’innovation car je suis né après la guerre et j’ai
grandi durant l’âge d’or du cinéma que je situe entre les années 50 et 70 au moment où les grands
films sont devenus des œuvres d’art. Ce phénomène est-il le fruit d’un désir de sublimation, de faire
de l’art pour conjurer la mort dans cette période d’après-guerre ? En tout cas, les grands cinéastes
ont disparu pour laisser place à de très bons films qui sont cependant plus proches de
l’entertainment que de l’œuvre artistique. Nous ne sommes pas des artistes mais de temps en temps,
un film se révèle être une œuvre d’art. En tant que cinéaste, je me pose deux questions,
certainement partagées par beaucoup de personnes de ma génération. J’ai grandi dans un monde où
l’image était projetée dans une salle de cinéma fermée et où chacun se déplaçait sous l’impulsion du
désir. Aujourd’hui, les images sont banalisées du fait même de leur déferlement via la télévision,
Internet et les portables avec, comme conséquence, une déperdition du sens de l’image. J’ai grandi
en voyant des films où chaque image était une expression artistique ; aujourd’hui la plupart des
images sont des informations. Je pose la question : quel espace reste-t-il au cinéaste ? Quel espace
pour faire en sorte que les images demeurent des images de cinéma et non un déferlement
d’informations remplaçant l’écrit ? Par ailleurs, les modes de financement actuels sont largement
tributaires des télévisions qui ont un pouvoir sur notre activité et nous influencent. Les cinéastes
d’aujourd’hui n’ont-ils pas tendance, de manière presque inconsciente, à écrire en fonction de leurs
financeurs ? Le problème de notre espace de liberté est d’autant plus important que l’innovation est
une urgence dans ce domaine. J’ignore si le cinéma peut redevenir une œuvre d’art mais quand je
parle d’innovation je suis frappé par tous ces films qui se ressemblent. J’en ai même réalisé certains.
J’ai entrevu le tournant du millénaire comme un passage important pour le cinéma. Il m’a fallu
quatre ans pour enfin voir deux films appartenant véritablement au troisième millénaire : Minority
Report et Matrix. Ces films innovants, exceptionnels sont de grands films. J’attends comme tout le
monde le nouveau film de James Cameron, Avatar. Je voudrais saluer cet extraordinaire metteur en
scène qui a réalisé Terminator puis définitivement fermé la porte aux grands films romanesques avec
Titanic. J’espère que nous parviendrons à renouveler le cinéma afin qu’il ne se réduise pas à une
simple déferlante d’images.
Robin SLOAN
J’aime beaucoup l’association entre la notion de risque et d’œuvre d’art et l’idée que si nous ne
prenons pas un risque fondamental nous ferons une œuvre commerciale mais pas une œuvre d’art.
Je vous propose de remonter dans le temps et d’aller vers Alain Kouck, président directeur général
d’Editis, deuxième groupe d’édition en France dans tous les domaines, aussi bien la fiction littéraire
que les livres scolaires ou les guides de voyage. Le livre est certes un support fixe mais il évolue et les
éditeurs sont devenus des technologues avertis. Peut-être devrions-nous parler d’Editis comme
d’une firme technologique, produisant des objets high-tech, sans fil, compatibles, sans problème de
batterie. Que signifie prendre un risque pour un éditeur ?
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Alain KOUCK
Vice-président et Directeur général, Editis (France)
Tout d’abord, concernant l’édition de livres, nous sommes les derniers, derrière la musique, le
cinéma, la télévision, à être touchés par le numérique. Il est intéressant de comparer, dans la mesure
du possible, les expériences des autres métiers culturels. J’ajoute que l’édition recouvre plusieurs
domaines et, dans l’édition professionnelle notamment, la révolution numérique a déjà eu lieu,
comme le prouvent tous les grands groupes d’édition professionnelle pour qui le numérique génère
un chiffre d’affaires supérieur à celui du papier. Cependant, nous aborderons en priorité l’édition dite
grand public qui est au cœur de cet exposé. Dans l’édition, risques et innovation sont deux mots que
nous avons à l’esprit en permanence. L’édition de livres est un métier d’offre : en France nous
publions plus de 60 000 livres par an et 6 000 dans notre groupe. Chaque livre est une prise de risque
pour l’éditeur qui, après sélection de ses auteurs, peut remporter un succès et un échec la même
semaine. Pour éviter les risques, nous devons innover et séduire le public. Aujourd’hui, la révolution
du web représente une transformation fondamentale pour le domaine de l’édition. Nous exerçons
en effet un métier d’offre et, jusqu’à présent, nous ne connaissions pratiquement pas le lecteur, le
consommateur, l’acheteur ou le prescripteur. Dans tous les pays du monde et depuis des siècles, la
création se faisait en amont et le rôle de l’éditeur et du libraire était de faire en sorte que l’auteur
rencontre son public. Avec la révolution du web, nous connaissons le lecteur et donc l’acheteur. Tout
d’abord, il nous faut reconnaître cette tendance comme une formidable opportunité comme ont su
le faire quelques groupes mondiaux. Si nous n’appréhendons pas ces changements, nous n’en
profiterons pas. Cependant, je soulèverai deux points essentiels dont on ne connaît pas encore les
conséquences. En tant que créateurs, saurons-nous maîtriser cette relation avec le lecteur ? En
matière de création et d’innovation, est-ce que le fait de connaître les goûts de nos lecteurs aura un
impact sur le merveilleux métier d’auteur, sachant qu’un livre peut mettre des années à naître, hors
du temps et des modes ?
Par ailleurs, cette révolution numérique devrait nous ouvrir l’accès à de nouveaux lecteurs. Par
exemple, traditionnellement, l’on considère que les adolescents lisent moins de livres alors, qu’en
définitive, ils lisent beaucoup mais sur des supports différents. Nous devons donc reconquérir un
certain nombre de lecteurs à travers ces nouvelles formes de diffusion qui offrent à une œuvre
l’opportunité de se faire connaître. Je citerai l’exemple des mangas que certains dédaignent ; au
Japon, 40 % des mangas sont lus sur des lecteurs ou des téléphones mobiles, notamment par des
adolescents. Finalement, le manga devient un langage que certains éditeurs utilisent dans le
domaine de l’éducation pour l’apprentissage des langues et même pour d’autres matières.
Le troisième point repose sur la certitude qu’il n’y aura pas de lecteurs papier d’un côté et des
lecteurs de tablettes de l’autre. D’ailleurs, les premiers tests montrent que les plus gros lecteurs de
livres papier utilisent également des supports numériques et, par conséquent, leur avidité de
connaissances nécessite que nous inventions de nouvelles formes pour les séduire. Mieux valoriser
nos œuvres est également un point important qui a été évoqué ce matin. La circulation des œuvres,
rendue possible dans le monde entier, offre aujourd’hui d’importantes opportunités alors que
l’édition était jusqu’ici cloisonnée, notamment en fonction de la langue. Nous avons déjà une
première application du numérique avec le e-commerce qui, en commercialisant le livre papier au
niveau mondial, permet de toucher plus facilement des gens de tous pays parlant la même langue.
Face à cette ouverture, nous envisageons de créer de nouvelles œuvres même si le papier restera, de
manière certaine, associé à l’écrit, à l’audio et à la vidéo et à ce qu’on appelle les œuvres bonifiées.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Nous ne savons pas si ce seront les éditeurs papier ou d’autres créateurs qui les publieront mais un
changement complet va s’amorcer en matière de création. Une autre certitude, bonne ou mauvaise,
réside dans le fait que l’édition sera également une édition d’information et de consultation voire de
zapping. Aujourd’hui, les premières œuvres commerciales se traduisent par la vente de chapitres de
nos livres, ce qui nous paraît un vrai scandale mais nous devons affronter cette réalité et admettre
qu’il vaut mieux que le lecteur lise cinq chapitres de livres qu’il n’a pas envie de lire pour en acheter
un sixième qu’il a vraiment envie de lire.
Par ailleurs, face au constat selon lequel un auteur met souvent des années pour écrire un livre qui,
au final, a une durée de vie très courte, nous espérons que nous pourrons prolonger la vie de nos
œuvres grâce au numérique qui dépasse notre marché national. A propos de ces opportunités, je
noterai deux points majeurs pour notre profession : en premier lieu, nous sommes des créateurs qui
ne vivons que de création. Dans un groupe d’édition comme le nôtre, nous avons dix mille auteurs,
ce qui représente un chiffre d’affaires important mais nous sommes néanmoins des artisans et, face
à cette révolution, nous devons avoir la certitude que les auteurs persisteront dans leur envie d’être
auteurs. Actuellement, dans le monde entier, l’évolution du nombre de titres et d’auteurs est
supérieure à celle du chiffre d’affaires ce qui prouve la force de la création même si nous savons que
nous publions trop. D’un autre côté, nous devons garder des auteurs motivés qui ont envie d’écrire,
des auteurs qui se sentent libres d’écrire et non pas contraints par des plans marketing.
De plus, les opportunités étant désormais mondiales, nous espérons que chacun des groupes ou des
gouvernements aura la taille, le financement et le savoir-faire nécessaires pour gérer les
phénomènes mondiaux que sont le piratage et le problème de la conservation des œuvres. Sur ce
dernier point très technique, alors que nous savons retrouver une œuvre papier qui a été stockée,
nous n’avons pas de réponse sur la manière de retrouver nos œuvres numériques à un horizon de dix
ans pour les lire et les réutiliser. Un autre point concerne le risque du monopole. Si un seul acteur
dans le monde est capable, par sa technologie, son savoir-faire, ou sa puissance financière de gérer
cette globalité, nous allons nous retrouver devant un monopole ou un duopole ce qui introduirait un
déséquilibre entre diffuseurs et créateurs au détriment de ces derniers. Nous devons donc veiller à
ce que ce rééquilibrage soit équitable et à ce que la création continue à exister.
J’insisterai encore sur le thème de la diversité sur lequel les éditeurs doivent apporter des solutions,
non pas seuls mais avec l’aide des gouvernements. Editeurs et créateurs, nous devons absolument
apprendre à être diffuseurs et ne pas nous arrêter à la création de l’œuvre, ce qui demande un effort
important puisque que c’est un métier différent. Dans cette optique, les éditeurs, bien que
concurrents sur les œuvres et les auteurs, doivent trouver un accord sur la diffusion. Nous devons
être unis face aux acteurs qui prétendent centraliser la diffusion. Les autorités, de leur côté, doivent
faire en sorte que le piratage ne se développe pas, aider à la préservation du droit d’auteur de façon
à encourager la création et la pérennité du livre. Je terminerai par une bonne nouvelle : 2009 se
révèle être une très bonne année pour l’édition. Nous avons quasiment atteint tous nos objectifs en
matière de chiffre d’affaires.
Robin SLOAN
Après ce panorama sur le livre, je vais donner la parole à Christer Windelov-Lidzelius, président de
l’école Kaos Pilot au Danemark qui est assez particulière puisque la créativité constitue une discipline
en elle-même, avec, bien sûr, des processus de création appliqués à l’entreprise et à l’art.
L’étude réalisée par Bain a montré le besoin d’individus talentueux et polyvalents. Nous nous
intéressons donc non pas à une discipline mais aux personnes qui vont faire les films de demain,
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travailler chez Editis et être capables de prendre les risques évoqués. Voici donc ma question : cette
nouvelle génération d’artistes est-elle prête à prendre des risques ?
Christer WINDELOV-LIDZELIUS
Président directeur general, Kaos Pilot (Danemark)
Pour répondre à votre question, je dirai que cela dépend des filtres que l’on utilise pour définir ces
risques. En tout cas, nos étudiants sont conscients et choisissent délibérément de prendre des
risques. Ils ont en effet compris que lorsque vous ne prenez pas de risques, vous devenez le principal
risque. L’objectif est donc de créer un produit nouveau tout en ayant conscience de la possibilité de
l’échec. Il y a quelques décennies, un projet de recherche a été lancé sur la créativité des jeunes aux
Etats-Unis et un test, mis au point par la NASA, devait servir à sélectionner des ingénieurs créatifs.
1 600 enfants furent testés à 5 ans puis à 10 ans et enfin à 15 ans. Les résultats sont assez
surprenants car à l’âge de 5 ans, 98 % des enfants testés ont montré des niveaux de créativité
proches du génie ; à 10 ans, 30 % seulement de l’échantillon avaient ces caractéristiques et à 15 ans,
ils n’étaient plus que 20 %. Le test a ensuite été effectué sur des adultes et, au final, seuls 2 %
présentaient un niveau de créativité touchant au génie. Nous pouvons en conclure que les
comportements non créatifs ont été inculqués. Nous devons essayer de faire ressortir l’innovation
qui sommeille en chacun de nous. Le monde attend que les acteurs prennent des risques et, en
même temps, nous avons un système éducatif qui va dans le sens inverse. Si nous voulons faire
changer les choses, nous devons donc encourager la prise de risques créatifs car la créativité consiste
toujours à franchir un obstacle et cela a un coût.
Nous avons créé Kaos Pilot en 1991 et nous avons toujours insisté auprès des étudiants sur la
nécessité de veiller, tout au long de leurs trois années de cursus, à être pluridisciplinaires dans leurs
travaux mais surtout à prendre des risques, faute de quoi ils ne pourraient plus le faire à la sortie de
l’école. En réalité, les germes de ce projet remontent aux années 80 sous l’impulsion d’un
mouvement issu des pays scandinaves, les Front Runners. Ce mouvement intégrait surtout les jeunes
perturbateurs en cherchant à leur donner les moyens de s’exprimer. A la fin des années 80, un autre
mouvement, les Next, s’est développé en Russie et s’est adressé à ces jeunes en les incitant à
appliquer la Glasnost et la Perestroïka développées par Gorbatchev, alors nouvellement au pouvoir.
Depuis, nous avons essayé de modéliser cette approche en portant le projet qui a atteint son point
culminant en mai 91 lorsque 2 000 jeunes scandinaves sont entrés en Union Soviétique pour lancer
un grand festival culturel à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Le premier directeur du projet Kaos Pilot
a été interviewé sur la Place rouge par la télévision danoise qui lui demandait si un changement était
possible en Union Soviétique. Ce dernier répondit qu’il y aurait beaucoup de changements et que,
dans vingt ans, tout serait différent. De fait, quelques mois plus tard, l’Union Soviétique s’effondrait.
Nous avons essayé d’inculquer ce modèle aux étudiants et les avons incités à oser prendre des
risques en écoutant leur esprit autant que leur cœur afin d’être vraiment innovants et réussir leur
vie.
Robin SLOAN
J’apprécie le nom explicite de l’école qui aurait aussi pu s’appeler l’école pour les individus créatifs.
Nous avons effectivement besoin de personnes qui puissent piloter à travers le chaos. Par ailleurs,
vous dispensez à vos étudiants une culture de la création où l’échec a toute sa place. Nous allons en
reparler avec notre ami Georges Nahon qui s’occupe de la recherche-développement pour Orange
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aux Etats-Unis. Plutôt que de parler de technologie de pointe, nous allons aborder la culture de la
recherche et développement, en particulier celle qui règne dans la Silicon Valley, en nous demandant
comment une grande société de technologie peut prendre des risques qui aboutissent à l’innovation.
Georges NAHON
Président, France Telecom R&D San Francisco– Orange (France)
Les réseaux sont évidemment centraux pour mon entreprise Orange, mais ils représentent
également un véhicule très important pour la connaissance et l’innovation. Ils ont beaucoup changé
depuis leur conception comme nous le constatons avec Internet sur le fixe ou sur les réseaux
mobiles. Dans la Silicon Valley et partout où il existe une grande concentration d’innovateurs, les
réseaux fonctionnent mais sont moins explicites. A l’instar des écoles d’art à Venise ou en Hollande,
où les créateurs se regroupaient dans des centres de compétences qui attiraient d’autres créateurs,
la Silicon Valley attire des chercheurs qui demeurent sur place et participent au développement de
l’innovation dans un climat d’intimité. Pour une entreprise comme la nôtre, la différence de la Silicon
Valley se marque par sa diversité, par le fait que nous nous exposons en permanence à des flux de
compétences et d’esprits entrepreneuriaux qui ne sont pas faciles à rationaliser car les rencontres
peuvent se faire à tout instant, à la terrasse d’un café ou dans un avion qui vous amène à San
Francisco. Je réside à San Francisco depuis plusieurs années et je suis toujours frappé par le climat de
partage et d’échanges permanents qui y règne. Votre concurrent d’aujourd’hui peut être votre
associé de demain. De même, les notions de propriété intellectuelle auxquelles Lawrence Lessig a fait
référence ne sont pas vécues de la même façon. Pour simplifier, il vaut mieux exécuter un travail que
de passer du temps à déposer un brevet. Cette dynamique et cette vitalité aboutissent à une forme
d’infiltration par d’autres cultures de votre capacité d’innovation. De cela naissent des épiphanies
que nous transférons ensuite dans notre organisation centrale en France, bien que ces nouveaux
modes de pensée soient souvent en rupture avec les modèles installés. Je soulignerai tout
particulièrement le caractère altruiste de cette innovation qui vous envahit d’un grand optimisme et
qui commence à se propager avec l’idée de contribuer à créer un monde meilleur. De ce point de
vue, nous participons à la fabrication d’une utopie très motivante qui attire d’ailleurs les talents alors
même qu’il est souvent difficile de les trouver et de les garder. Enfin, les tendances en matière
d’innovation que j’entrevois dans la Silicon Valley pour les cinq prochaines années en lien avec le
monde des réseaux, des services, de la production d’information nous projettent vers un monde en
forte rupture. Nous sommes en effet en train de passer à un monde du temps réel, que mes
confrères appellent le web temps réel à l’instar de Facebook ou Twitter. L’immédiateté, la nowness,
motive les internautes à s’exprimer dans l’instant. Dans ce monde du temps réel, nous développons
une forme d’émulation collective qui favorise la découverte de biens culturels puisque chacun peut
s’exprimer sur un livre, un film ou un article. Ce monde nous paraît fascinant et porteur d’optimisme
y compris pour les sujets qui nous préoccupent ici à Avignon.
Robin SLOAN
Merci. J’apprécie toujours qu’une personne fasse l’éloge de San Francisco. Je ne serai pas là si JeanBernard Lévy et quelques autres personnes n’avaient pas décidé de miser sur un jeune entrepreneur
audacieux nommé Al Gore qui a acheté un petit réseau de télévision à Vivendi, devenu Current TV,
où j’ai travaillé pendant cinq ans. Monsieur Lévy est à la tête d’une société qui ne cesse de se
réinventer. Je pense, en particulier, à World of Warcraft, un jeu vidéo multijoueurs qui fait intervenir
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pas moins de neuf millions de joueurs. Si vous ne connaissez pas World of Warcraft, vous ne
connaissez pas la culture d’aujourd’hui. Comment, alors, Vivendi prend-il des risques et s’organise-t-il
comme grand groupe pour explorer de nouveaux territoires ?
Jean-Bernard LEVY
Président du directoire, Vivendi (France)
Merci beaucoup. Vous avez cité Current TV et pour avoir visité les locaux de cette chaîne à San
Francisco il y a quelques mois, je suis heureux de constater que cette nouvelle forme de télévision
parvient à innover et à intéresser un large public. Vous avez également parlé en introduction des jeux
vidéo et il me semble que c’est un bon point d’entrée pour mieux comprendre ce qu’est la culture
populaire d’aujourd’hui. En quelques années, les jeux vidéo sont devenus une industrie majeure
touchant un public de plus en plus large. Il ne s’agit plus d’un passe-temps pour adolescents mais
d’une industrie qui dépasse désormais en taille de nombreuses autres industries culturelles. Le
rayonnement de l’industrie du jeu est mondial, à l’instar de celui de l’industrie du cinéma. Il couvre
sans doute même mieux le public asiatique que les meilleurs films occidentaux. Dès lors, comment
envisageons-nous l’avenir et la prise de risque que cela implique pour notre entreprise ? Diriger une
compagnie comme Vivendi nous oblige à prendre des décisions risquées tous les jours. Il est clair que
nous devons prendre en compte le risque de la création culturelle, de l’édition, de la diffusion mais
aussi des risques technologiques lorsqu’il s’agit de choisir les meilleurs vecteurs de ces contenus
créatifs qui doivent être édités, agrégés et présentés à un public. Les biens culturels doivent à la fois
faire l’objet d’une distribution physique et d’une mise à disposition numérique tout en trouvant un
vaste public de façon immédiate. Je voudrais simplement dire qu’il ne faut jamais oublier l’humanité
qui transparaît à travers la création, la diffusion et les actes de représentation mutuelle entre le
public et le créateur. Ce sentiment d’humanité irrigue l’entreprise car nous faisons face à des
réactions d’êtres humains, même si elles s’expriment parfois à travers des personnages virtuels et
des réseaux délocalisés. Ces réseaux ne déshumanisent pas notre société à condition de prendre en
compte cette dimension humaine. Nous gérons donc le groupe Vivendi avec une très forte volonté
de décentralisation et d’écoute de tous nos publics, internes comme externes, consommateurs et
partenaires. Nous sommes guidés par la création, l’innovation et la technologie mais nous ne
négligeons pas la dimension humaine car elle est au cœur de nos réussites.
Robin SLOAN
C’est une excellente transition qui m’amène à ma question suivante. Je suis sans doute la personne la
plus jeune à la tribune mais aussi celle qui a le moins de mérite. Si vous deviez donner un conseil à un
jeune, quels nouveaux territoires l’inciteriez-vous à explorer ?
Régis WARGNIER
Dans mon métier je pense que l’authenticité est la qualité la plus importante. Il ne faut pas avoir
peur d’être soi-même et d’exprimer son propre talent, sa différence. Peut-être suis-je un peu
romantique, mais j’aimerais remercier nos camarades d’avoir évoqué le mot de failure. Chacun a le
droit de se tromper ou d’échouer. Pour un jeune qui souhaiterait faire du cinéma, je lui conseillerais
de marquer son originalité. Aujourd’hui, tant d’œuvres sont formatées et semblables les unes aux
autres qu’il faut absolument marquer sa différence. C’est pourquoi j’apprécie que le cinéma français
reste un cinéma d’auteur. Très souvent, derrière la caméra, j’entends battre le cœur d’une personne
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qui dit « je ». Malgré l’envahissement de la technique, il reste des artistes singuliers. Je vais au
cinéma pour que quelqu’un me parle et me dise qui il est et à quoi il rêve.
Christer WINDELOV-LIDZELIUS
Le plus important lorsque l’on essaye de venir en aide aux jeunes pour les lancer dans la vie et les
inciter à être créatifs est de les encourager à identifier le domaine dans lequel ils pourront faire une
différence. Il faut choisir un domaine artistique où vous pourrez être vous-même et assumer votre
originalité. Nous avons besoin de personnes qui ont besoin de jouer le premier rôle dans leur vie.
Nous avons besoin de leaders et non de suiveurs.
Georges NAHON
J'encourage toujours les générations des plus jeunes à consacrer assez de temps à bien identifier et
à préciser leurs passions.
Il faut qu'ils voyagent dans le monde et qu'ils s'exposent à d'autres influences, qu'ils passent du
temps ailleurs, rencontrent d'autres personnes dans le monde réel en plus des mondes virtuels des
réseaux sociaux; et qu'ils se construisent un dessein.
Il est très important qu'ils aient un dessein car ces générations plus jeunes sont influencées en
permanence et en temps réel par tant de sources d'informations et de tendances qu'ils risquent de
ne pas ressentir le besoin de consacrer assez de temps à se créer leur propre projet et dessein. La
passion et -désolé d'avoir à le redire- un petit peu d'altruisme.
Alain KOUCK
Dans une maison d’édition, il est possible pour un jeune d’innover pour un investissement financier
relativement faible. De ce fait, l’accès à la création est facilité. A travers l’édition, un jeune peut
éprouver ses capacités, sa volonté et son goût pour le risque.
Jean-Bernard LEVY
Je dirais que la responsabilité de l’entreprise dans un monde global est prépondérante, notamment
en matière de développement durable. Pour les plus jeunes d’entre nous, nous devons penser en
permanence aux impacts que nous avons sur la société. Sur ce point, Vivendi essaye d’être à la
pointe notamment à travers une politique de développement durable très active. De fait, les jeunes
sont fiers de s’inscrire dans cette dimension-là.
Robin SLOAN
Merci à tous. Pour synthétiser vos différents propos sur la cartographie du paysage du risque, je
dirais qu’il doit être possible d’examiner et de juger une œuvre d’art en fonction de l’ampleur du
risque qu’elle implique. En effet, tous les livres publiés et les films diffusés recèlent une part de
risque dans la mesure où il s’agit d’un business. La question porte donc sur la conciliation du risque
avec les impératifs économiques. Sur ce point-là, le monde du spectacle a sans doute des choses à
apprendre au monde de l’économie. Comment amener les employés de Vivendi et les étudiants chez
Kaos Pilot à prendre plus de risques ? Tel est l’enjeu de ce débat. Je remercie tous les intervenants
d’avoir participé à cette table ronde.
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Vendredi 20 novembre
Session
Création et innovation pour un nouveau monde
Table ronde 3 : Pour aller « au-delà du PNB » : intégrer la culture
John THACKARA
Modérateur
Directeur, Doors of Perception (Royaume Uni)
J’ai pris la liberté d’inviter, sans la permission des organisateurs, un nouveau panéliste. Cette
Amarillis *une plante est posée sur une chaise vide+ représente la nature et la biosphère. J’ai invité
l’Amarillis pour remplir un vide dans la liste des invités. Nous sommes ici dans la maison de Dieu et
l’architecture comme l’atmosphère de ce lieu saint sont imprégnées de la parole du Seigneur. Nous
avons jusqu’ici entendu plusieurs participants, mais aucun représentant de la biosphère dont nous
dépendons tous.
Nous parlons de plus en plus de nouvelles façons de mesurer le PIB d’un pays qui ne soit pas
simplement le reflet de la création de richesses. En effet, l’activité humaine impacte la nature et la
détruit parfois à un rythme frénétique. Cette approche n’est pas viable à long terme. Nous estimons
que la nature sera éternellement à notre disposition et que nous pouvons en profiter gratuitement et
de façon illimitée. Puisque nous dépensons sans compter, nous ne nous occupons pas de la nature.
Mais, un jour, nous devrons faire face à la crise de la biodiversité.
Or notre modèle de production actuel est exclusivement basé sur la création de richesses sans
prendre en compte l’impact néfaste sur les ressources naturelles. C’est une machine apocalyptique
car plus nous négligeons la nature, plus nous nous rapprochons de l’Armageddon. Je vous propose
donc d’envisager les choses de façon différente et je m’attacherai, au cours du débat, à poser des
questions à notre panel sur ces problématiques.
Comme vous le savez, Messieurs Sen et Stiglitz ont rédigé un rapport de 800 pages sur un nouveau
mode de calcul du PIB qui s’inscrit dans une tradition humaniste. Y a-t-il moyen d’aller au-delà de ce
que cette commission a déjà proposé ? A partir du moment où nous entendons intégrer de nouveaux
critères dans le calcul du PIB, où doit-on s’arrêter ?
Enfin, à supposer même que nous parvenions à imposer une nouvelle mesure du PIB, comment
l’intégrer dans une culture à ce point saturée de spectacle et de contenus ?
J’espère que nous pourrons couvrir tous ces champs. Pour commencer, j’aimerais commencer par
vous présenter Pier-Carlo Padoan qui est secrétaire général de l’OCDE. Il nous parlera de la façon
dont l’OCDE mesure la création de richesses et parvient à y intégrer d’autres éléments plus
qualitatifs.
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Pier-Carlo PADOAN
Secrétaire général adjoint de l’OCDE (Italie)
Je voudrais d’abord remercier les organisateurs de ce forum de m’avoir invité. En tant
qu’économiste, je me sens un peu pris en faute à l’écoute de vos propos. J’aimerais vous parler des
mesures du PIB et de la part de l’innovation dans ce calcul, sujet qui a été au centre de nos débats.
La phrase la plus citée après le déclenchement de la crise financière de 2008 fut la suivante : « La
crise est une chance trop importante pour que nous la laissions passer ». En d’autres termes, en
présence d’une telle crise systémique s’ouvre également une fenêtre d’opportunités pour changer
les choses. Les discussions relatives à la mesure du PIB sont en réalité très anciennes mais la crise a
réactivé ce débat. La commission Stiglitz-Sen comme la commission européenne s’intéressent à cette
question et le sujet a été évoqué lors du G20 à Pittsburgh. Nous nous sommes aperçus que notre
conception ancienne de l’économie et de la société ne conduisait pas à des choix politiques
appropriés lorsque des difficultés apparaissent.
Dès lors, pourquoi avons-nous besoin de mesurer un nouveau PIB ? Au sein de l’OCDE nous
suggérons des politiques économiques aux décideurs afin qu’ils puissent les mettre en œuvre. Par
ailleurs, si l’on souhaite vraiment mesurer de nouvelles choses comme le fait l’OCDE qui est l’un des
acteurs majeurs dans le monde en matière d’indices, il convient de bien faire attention à la mise en
œuvre. Celle-ci est vertueuse si l’on s’interroge au départ sur les raisons qui nous incitent à intégrer
des nouveaux critères de mesure du PIB. La réponse est alors claire : la façon actuelle de mesurer le
PIB engendre des réactions des hommes politiques qui ne sont pas forcément appropriées. Nous
avons mené une conférence importante lors du forum mondial sur la mesure du progrès qui s’est
tenu voici quelques semaines en Corée et, lors de ce symposium, nous nous sommes interrogés non
pas sur les éléments que nous devions mesurer mais sur les valeurs à prendre en compte de façon à
ce que les politiques économiques soient plus efficaces. C’est dans la recherche de nouvelles valeurs
que réside le véritable défi. J’en veux pour preuve la part croissante d’études économiques centrées
sur la définition et la mesure du bonheur.
En tant qu’économiste, je ne préconise pas d’abandonner le PIB car celui-ci recouvre de nombreux
éléments. En réalité, c’est une notion un peu ambiguë. Lorsque l’on se demande ce qui va advenir de
l’innovation, les économistes deviennent des historiens et se tournent vers le passé. On s’aperçoit
alors que, dans les périodes de récession profonde, l’innovation souffre, les entreprises dépensent
moins en recherche et développement et de nombreuses petites entreprises font faillite. Les
récessions sont donc a priori néfastes pour l’innovation.
Mais en s’intéressant à d’autres critères de mesure, on s’aperçoit que de nombreux exemples de
réussite d’entreprises trouvent leur origine dans des récessions. En effet, c’est dans ces moments
difficiles que la créativité peut aussi trouver à s’exprimer. Qu’advient-il de la place du politique ? Je
travaille pour une organisation qui est tournée vers le politique et nous réfléchissons en permanence
aux politiques économiques susceptibles d’exploiter au mieux les nouvelles formes d’innovation.
Nous essayons d’établir des passerelles entre créativité et innovation en nous demandant
notamment comment les marchés financiers peuvent prendre en compte les actifs culturels lorsqu’il
s’agit de procéder à des choix de placements industriels. Ce problème est important et je pense que
beaucoup d’entre vous ont déjà été confrontés à cette question.
Comment s’en sortir ? Le titre de cette table ronde va au-delà de la question du PIB. Je pense que le
PIB doit mieux inclure la culture pour une raison que vous avez déjà évoquée. Si vous demandez aux
économistes leurs prévisions pour les cinq à dix prochaines années, ils vous répondront que la
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situation va sans doute se dégrader par rapport à ce qu’elle était auparavant puisqu’il y aura moins
de ressources pour les pensions de retraite et un accroissement de l’endettement. Ce raisonnement
découle de l’usage des méthodes traditionnelles de raisonnement économique. Si l’on essaye
d’aborder les choses sous un angle différent, il est possible d’être plus optimiste en concevant des
politiques qui nous permettront de mieux nous sortir de la crise. L’exemple évident qui me vient en
tête est la croissance verte. De fait, tous ces nouveaux éléments de mesure devraient nous
permettre de changer la vie.
John THACKARA
Merci beaucoup. Pierre Louette, vous qui êtes le directeur de l’AFP, qui dirigez une agence
d’information qui peut changer la manière dont on regarde le monde et sa mesure, quel est votre
point de vue sur ce thème ?
Pierre LOUETTE
Président, AFP (France)
Merci de donner la parole à ceux qui ont pour mission de raconter le monde tel qu’il est et tel qu’il
change. Pour faire le lien avec Pier-Carlo Padoan, de même que l’OCDE cherche de nouvelles façons
de mesurer le PIB en intégrant des critères comme le bonheur national brut, nous devons, pour notre
part, intégrer dans notre travail une façon nouvelle de rendre compte des changements dans le
monde. Cela n’a rien de facile car les rédactions sont parfois rétives au changement et cela est
normal. Nous sommes d’abord partis du constat d’un excès d’informations (information overload)
plutôt que d’un manque d’informations. Cet excès implique donc des choix et le journaliste doit
arbitrer en permanence entre les informations dont il rend compte. La culture du journalisme n’a pas
encore forcément pris en compte cette notion du beyond GDP (au-delà du PNB) dont on parle
beaucoup aujourd’hui même si l’idée refait régulièrement surface depuis vingt ans. De nombreux
journalistes savent parfaitement expliquer et décrire les faits macroéconomiques et statistiques mais
ont plus de mal avec une narration plus qualitative. Régis Wargnier évoquait tout à l’heure la
déperdition du sens de l’image en raison de la multiplication des contenus. De notre côté, nous
enregistrons une hyper prolifération de l’information et, par conséquent, un besoin accru de donner
du sens à cette profusion. Pour répondre à ce phénomène d’excès d’informations, nous réaffirmons
la nécessité cruciale de faire du vrai journalisme qui consiste à trier, à hiérarchiser et à donner du
sens aux contenus. En outre, l’un des enjeux pour l’AFP est de continuer à être une instance qui
contribue à raconter le monde. Au cours des dernières années, les nouvelles façons de raconter sont
apparues hors du monde journalistique. C’est un fait. Les formes novatrices de narration sont plus le
fruit du cinéma, de la télévision et des jeux vidéo. Le journalisme a vraiment besoin de renouveler ses
modes de narration, par exemple à travers le digital storytelling, et d’intégrer voire d’inventer de
nouvelles technologies. La recherche de sens est capitale de même que la présentation visuelle de
l’information. Je prends l’exemple d’un projet que nous menons en commun avec l’OCDE qui travaille
pour sa part sur de nouvelles visualisations de données tandis que nous réfléchissons aux meilleurs
moyens technologiques pour éclairer cette information. Nous avons besoin d’inventer des formes
d’hyper navigation afin de sérier les différents contenus et mieux les mettre en valeur en leur
donnant du sens. Les technologies existent et nous étendons nos champs d’investigation à des sujets
plus qualitatifs afin de mieux remplir notre mission fondamentale qui est de raconter et d’expliquer
le monde.
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John THACKARA
Umair Haque, quelles réflexions vous inspirent ces nouvelles mesures du PIB ?
Umair HAQUE
Havas Medialab, Londres (Royaume Uni)
Merci de m’avoir invité ici aujourd’hui. J’aimerais être aussi simple que possible. Le débat sur le PIB
est intéressant car il s’agit d’une mesure basée sur le revenu que nous confondons souvent avec la
mesure de la richesse. Or on peut faire exploser son revenu en hypothéquant sa maison sans
réellement créer de richesse. Le problème fondamental du débat autour du PIB réside précisément
dans cette ambiguïté : nous parvenons à mesurer notre revenu mais pas notre richesse. Au sein de
mon laboratoire, nous réfléchissons depuis des années à une approche plus large de la notion de
richesse qui englobe également le bien-être. Selon nous, la richesse regroupe plusieurs capitaux
différents. Certains de ces capitaux ont déjà été définis et sont faciles à mesurer comme le capital
humain ou le capital financier. D’autres se laissent moins facilement saisir. Je pense notamment au
capital organisationnel, au capital social ou au capital éthique qui a beaucoup fait parler de lui ces
derniers temps. Comment une entreprise ou un pays peuvent-ils prendre des décisions éthiques ?
Nous nous sommes aperçus au cours de nos recherches que notre richesse commune ne progresse
pas. Nous nous contentons d’échanger une forme de richesse contre une autre. Qu’est-ce que cela
signifie pour nos entreprises ? J’ai l’habitude de recourir à une métaphore pour l’expliquer. Hier,
nous concevions nos entreprises pour produire l’équivalent économique du soda. Le soda est un
produit de masse, de mauvais goût et néfaste. Demain, nous aurons à doter nos entreprises, nos
pays, nos régions des moyens de produire l’équivalent économique du vin. Le vin est l’opposé du
soda. Dans le panel précédent, quelqu’un parlait des films produits d’abord par des auteurs, et le vin
a les mêmes caractéristiques. Comme la plupart de nos entreprises ne sont pas prêtes à produire
cela, quand nous changerons le mode de mesure, quand nous passerons d’une mesure du revenu à
une mesure de la richesse, nous allons découvrir de nouveaux gagnants et de nouveaux perdants. Ce
qui est intéressant, c’est que les coûts pour créer de la richesse vont notoirement augmenter dans
les années à venir. C’est pourquoi je pense que nous allons être confrontés à une période de
stagnation jusqu’à ce que nous soyons capables de relever ce défi. Je vous remercie.
Paul ANDREU
Architecte (France)
Je ne connais rien au produit national brut. Je suis architecte et je ne mesure pas le plaisir ou le
bonheur des gens. Je sais que j’en suis incapable. Pour autant, cette recherche du bonheur guide
mon travail comme on a en tête le bonheur de ses enfants. Nous voulons les voir grandir dans les
meilleures conditions. Lorsque je conçois un bâtiment, je souhaite que les gens puissent y grandir
mais je ne leur délivre aucun message ; je souhaite au contraire qu’ils développent leurs propres
idées. Tel est mon but en tant qu’architecte. Au fond, j’essaie par tous les moyens d’être un créateur
et c’est la raison pour laquelle je tente d’investir d’autres domaines que celui de l’architecture pour
me sentir libre. Mais nous parlerons d’architecture plus tard. Au-delà des bâtiments que nous
construisons, il y a la ville. Dans un avenir proche, 50 % de la population habitera en ville. Nous
n’avons jamais été aussi riches et il est possible de vivre dans des villes magnifiques. Mais, pour
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autant, cette richesse est-elle bien répartie ? Cela est discutable. Et nos villes, même les plus belles
comme Avignon, ne comportent-elles pas aussi des quartiers moins agréables ? Nous ne devons pas
définir le bonheur des gens mais réfléchir aux conditions qui favorisent son émergence. De fait, nous
devons réfléchir à la façon dont chacun peut accéder à la culture. En la matière, il y a de bonnes
nouvelles. Un certain nombre de villes de province ont pris les devants. Je pense à Lyon, Bordeaux ou
au Havre qui ont engagé de véritables politiques culturelles pour favoriser l’accession à la culture. De
nouvelles idées émergent notamment à travers la création d’un Grand Paris. A cet égard, je pense à
un article de Marc Augé dans Le Monde qui encourage les architectes à se saisir des problèmes les
plus quotidiens. Dans le même journal, Jean Nouvel a publié un article pour encourager la poursuite
des réflexions sur le Grand Paris en collaboration avec les architectes. Vous qui savez communiquer,
comment faire pour que cet élan soit pérenne et laisse chacun s’exprimer ?
John THACKARA
Je suis allé à une réunion, au Royaume Uni, d’un groupe appelé Transition Towns. Il s’agit d’un
mouvement social dans lequel plus de 2 000 groupes de citoyens s’engagent et réfléchissent euxmêmes sur des solutions visant à ralentir le réchauffement climatique et organiser l’ère de l’aprèspétrole. Sans attendre l’Etat, ces groupes agissent par eux-mêmes.
Les Transition Towns se sont récemment interrogés sur le type d’outils de communication et sur les
sites Web nécessaires à leur mouvement global. Ils ont décidé d’avoir le moins possible d’obstacles
électroniques à leurs rencontres en face à face. Les outils de communication doivent faciliter
l’échange direct dans le monde réel. Alors que nous parlons des défis lancés aujourd’hui aux médias,
voici pour moi un grand changement : certaines personnes pensent que pour surmonter la crise il ne
faut pas plus mais moins de médias. Je conclus sur ce défi qui nous est lancé et laisse le mot de la fin
à nos intervenants.
Pier-Carlo PADOAN
En tant qu’économiste, je suis plein d’espoir car les hommes politiques imaginent enfin des stratégies
liées à la croissance verte. De nombreux pays ont décidé de concentrer leurs ressources publiques et
privées pour changer leur façon de vivre. La Corée du Sud en est un exemple. Ce pays a choisi la
croissance verte comme moyen de sortir de la récession mondiale en investissant notamment dans
les énergies alternatives. Nous avons donc besoin de mesurer tous ces changements de
comportement et cette nouvelle conception de la société.
Pierre LOUETTE
Il y a quelque temps, nous disions : le contenu est roi. Cela est toujours le cas, mais, de plus en plus,
nous complétons cette phrase en ajoutant : le contexte est roi. Cette mise en exergue du contexte
s’applique très bien aux problématiques d’aujourd’hui liées à la mesure du bonheur, au-delà des
richesses. Comment mesurer la multitude des bonheurs individuels ? Sans doute les nouvelles
technologies permettent-elles d’appréhender ces multiples bonheurs pour mieux les agréger. Malgré
les difficultés qu’engendre la multiplication des flux d’information, nous devons apprendre à mieux
expliquer le monde, à mieux mettre en valeur le contexte, au-delà du contenu.
Umair HAQUE
Je suis étonné de constater à quel point l’économie que nous avons mise en place au cours des
derniers siècles est éloignée des réalités. Je vais essayer de résumer ce dont selon moi sera fait le
futur. Le PNB est la mesure du revenu national (income) alors que tous ces petits pas dont nous
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parlons – le rapport Stiglitz/Sen et les initiatives aux Etats-Unis ou au Royaume Uni – conduisent à
une mesure du bilan (outcome). Hier, contribuer au revenu national était le critère du succès.
Demain, la mesure du succès sera le bilan national et la plupart de nos entreprises n’y concourent
pas, au contraire.
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Vendredi 20 novembre
Session
La culture, enjeu économique ou symbolique pour le développement des
territoires ?
Nicolas SEYDOUX
Michel Draguet sera le premier à intervenir sur le thème de l’attractivité culturelle. S’il est parmi
nous aujourd’hui, c’est parce qu’il représente Bruxelles, une ville au patrimoine historique de grande
qualité, mais peut-être un peu boudée par certains. L’ouverture du musée Magritte, au-delà même
de la question du surréalisme, a fait beaucoup parler de Bruxelles et a attiré beaucoup de monde.
L’an dernier, nous avions parlé de l’ouverture d’un musée, sous l’angle de la construction du
bâtiment, plutôt que sous celui des œuvres qu’il renferme. Sans évoquer le travail accompli autour
du bâtiment, le musée Magritte, que j’ai eu la chance de visiter, est certainement parvenu à
transformer l’image de Bruxelles. Je ne m’étais pas encore vraiment fait à l’idée que Bruxelles
pouvait être une ville surréaliste. Je commence à m’y faire.
Michel DRAGUET
Directeur du Musée Magritte (Belgique)
Merci pour cette introduction. Nous étions censés réagir aux conclusions d’une étude très
intéressante, qui nous a été transmise. Personnellement, j’étais quelque peu dérouté par la
description qui y est faite de Bruxelles.
Depuis des décennies, les urbanistes parlent de « bruxellisation » pour qualifier la destruction du
tissu urbain d’une ville, comme cela fut le cas dans la capitale belge au cours des années 50 et 60.
Bruxelles est le parfait révélateur d’un Etat qui a connu des difficultés et qui semble promis dans les
années à vernir à de nouvelles difficultés. Bruxelles est en quelque sorte le résultat d’un patchwork
de différentes autorités politiques, allant d’une mosaïque de municipalités jusqu’à l’Etat fédéral. De
strate en strate.
Le musée Magritte ne présente « que » 200 œuvres sur un total de 20 000 pièces détenues par les
musées des Beaux-arts royaux de Belgique, dont le nom est traduit en deux langues, ce qui est au
final d’une longueur désespérante et d’une très faible attractivité. Toutefois, cette collection jouit
d’une visibilité forte et d’une capacité d’attraction impressionnante, comme le décrit Inéum dans son
rapport. Encore faut-il mettre en musique cette attraction. De nombreuses stratégies se mettent en
place à Bruxelles et dans le reste du pays. L’étude en rend compte même si, à mon sens, elle n’attire
pas assez l’attention sur quelques points.
Je voudrais souligner un premier élément relatif à l’identité. Si le Musée Magritte a eu un réel
impact, c’est parce que, quelque part, il répond à un problème d’identité. Aujourd’hui, à Bruxelles,
nous sommes confrontés à des débats interminables sur l’inter-culturalité, la multi-culturalité face à
des identités communautaires, fédérales et européennes. Cette dernière étant loin d’être aussi
évidente qu’on le croit. Le phénomène d’identité s’avère primordial, en réalité. Je ne crois pas qu’il
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aurait été possible d’obtenir le même résultat si cette collection avait été présentée dans une autre
ville… comme Abu Dhabi, par exemple. La signification aurait été tout à fait différente, en raison
même de cette question d’identité à laquelle la culture doit davantage contribuer.
Cette étude présente également un autre élément très intéressant concernant l’impact économique.
Nous avons bénéficié de l’aide d’un mécène généreux et compétent : GDF-Suez, mais, en termes
d’investissements, il faut avouer que les montants sont loin d’être vertigineux. Si on les rapporte, non
à la norme culturelle, mais à l’investissement économique. Ainsi, le budget dégagé pour créer le
musée Magritte atteint quelque 10 millions d’euros. Ce qui est loin d’être extraordinaire à l’échelle
d’une capitale. Nancy consent des sommes comparables pour l’événementiel, comme le souligne le
rapport. Et la comparaison avec les montants évoqués récemment lors de délocalisations
d’entreprises automobiles est à ce titre confondant.
Enfin, dernier point, la question de la répartition des retours d’investissement. Nous allons
prochainement fêter le 250 000ème visiteur du musée après cinq mois d’ouverture. Nancy, pour une
ville de taille moyenne, a réussi pour sa part à attirer 500 000 visiteurs. Cependant, les retombées
économiques profitent essentiellement à des acteurs, tels que les hôteliers et la restauration qui
n’investissent jamais dans les outils d’attractivité. Pour créer un outil culturel, il faut dégager de
l’argent quelque part, qui, au final, va profiter à des acteurs qui n’interviennent pas dans la globalité
de l’opération. A l’inverse, la construction de la nouvelle aile de l’Art Institute de Chicago a été
financée par tous les acteurs de la collectivité. Ceux-ci étaient bien conscients des retombées qu’un
tel investissement pourrait générer à leur profit.
Les institutions culturelles sont de fait contraintes au grand écart entre, d’un côté, cette incohérence
et, de l’autre, une politique de mécénat, faisant appel à des grands groupes tels que GDF-Suez, qui
est intervenu et a soutenu de bout en bout le projet jusqu’à former une équipe avec les musées
royaux. Au final, ceux qui sont les bénéficiaires sont les acteurs les plus éloignés de l’initiative et de
sa réalisation. Nous devons travailler sur des études qui démontreront l’intérêt de ces
investissements culturels pour ces acteurs, afin de les inciter dans le futur à y participer d’emblée et
pas comme support à leurs propres intérêts exclusifs.
L’étude met en lumière un autre point intéressant concernant la transmission des connaissances et
du patrimoine, à propos plus particulièrement du redéploiement de collections ou de savoirs à partir
de pôles d’excellence. Cette problématique se retrouve à travers toute l’Europe, qui a accumulé des
collections énormes, dont seule une petite partie est exposée. Les potentiels sont énormes et
mériteraient d’être redistribués en fonction d’une logique de pôles à la fois culturels, scientifiques,
touristiques et économiques dans une perspective de développement durable. Pas seulement dans
le respect d’une économie verte mais en ancrant dans un territoire à forte identité une industrie
patrimoniale à l’abri de toute délocalisation.
Telle est ma réaction sur cette étude remarquable, dont j’ai pris connaissance avec beaucoup
d’intérêt. Les économistes devraient, à mon sens, travailler pour démontrer à l’ensemble des
acteurs, qu’il s’agisse de ceux qui financent ou de ceux qui profitent des retombées, l’intérêt de
l’investissement dans le domaine de la culture. Je vous remercie.
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Présentation de l’étude « La culture, enjeu économique ou symbolique pour le développement des
territoires ? » - Ineum Consulting pour le Forum d’Avignon
Vincent FOSTY
Associé, Ineum Consulting (France)
Je ferai cette présentation en anglais, par égard pour les participants de toutes les nations présents
ici et compte tenu du périmètre international de notre étude. Une compétition mondiale s’est
engagée pour attirer les capitaux, l’intelligence, les esprits créateurs et le professionnalisme
dynamique. La culture est généralement considérée comme un élément clé de nos sociétés. La
question réside dans la place de la dimension culturelle dans le développement des zones urbaines.
Cette dimension est-elle purement symbolique ou véritablement économique ? Nous en parlerons
dans un instant avec le panel, mais je voudrais m’emparer de cette occasion pour vous présenter les
points forts de l’étude que nous avons menée ici, en Avignon, autour de cette question.
Commençons tout d’abord par quelques définitions. Le terme de « culture » recouvre en réalité
plusieurs acceptions, en fonction du contexte. Ainsi, nous sommes amenés à parler de patrimoine
culturel, de valeur culturelle ou encore d’industrie culturelle et, à chaque fois, le mot culture prend
un sens nouveau.
La déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle représente un tournant majeur. Elle
présente la culture comme un ensemble de différents aspects de la société, qu’ils soient
émotionnels, intellectuels, artistiques ou autres. Cette notion de culture inclut, au-delà de l’art et de
la littérature, les modes de vie, les façons de vivre ensemble, les systèmes de valeur, les traditions et
les convictions.
Arrêtons-nous maintenant un instant sur la notion d’attractivité des régions. Celle-ci est mesurée à
l’aune de quatre critères :

le développement de la connaissance ;

la qualité de l’espace de vie ;

le développement de l’entreprise ;

l’activité culturelle en tant que telle.
Le capital humain, les services de santé, le prix du mètre carré de bureau et la hauteur de la diversité
culturelle entrent donc pleinement dans cette notion d’attractivité. En revanche, nous n’avons pas
intégré, dans ces paramètres, le lien entre l’activité culturelle et la performance économique. Si la
culture rend un quartier ou un espace plus attractif, cela améliore-t-il pour autant de manière
durable la performance économique, en créant de la richesse pour ses habitants ?
Nous essayons de mettre en lumière les liens entre le développement culturel et le développement
économique, en présentant un certain nombre d’exemples et en ouvrant le débat. A ce jour et à
notre connaissance, nous n’avons pas connaissance d’un outil international capable de mesurer
l’incidence de la culture sur l’attractivité d’une zone urbaine.
Notre étude porte sur un panel de 32 villes de par le monde et s’efforce de présenter des points de
vue équilibrés ou divers. Il s’agissait là d’un exercice complexe, dans la mesure où il nous fallait
sélectionner des villes qui puissent illustrer notre propos. Seize de ces trente-deux villes abritent des
sites classés au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO. Elles sont découpées par ailleurs en
trois catégories égales, en fonction de leur population.
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Le rapport comprend en outre des études de cas plus approfondies concernant Bilbao, Abu Dhabi et
Bruxelles. Nous ne disposons pas toujours d’éléments quantitatifs à l’appui de notre analyse, mais
nous estimons dans ces cas que l’analyse qualitative permet d’approfondir les conclusions tirées par
ailleurs.
Les indicateurs retenus relèvent de deux grandes dimensions, à savoir, d’une part, la performance
économique intrinsèque et, d’autre part, le niveau d’activité culturelle et académique. La première
prend donc en compte les flux migratoires, le taux de chômage et le PIB. La seconde intègre le
nombre de musées et la taille de la population estudiantine. Ne disposant pas d’outils, il nous a fallu
opérer avec une certaine circonspection et humilité. Nous nous sommes demandé comment enrichir
le panel et multiplier les indicateurs, pour cerner au mieux l’attractivité.
Le lien causal entre la performance économique et l’activité culturelle est difficile à établir. La
performance économique repose-t-elle sur l’intensité de l’activité culturelle ou l’activité culturelle
parvient-elle à émerger grâce à une situation économique favorable ? Il est difficile de trancher.
Cependant, nous voyons se dessiner six grandes familles sur la carte culturelle sur la base d’une
perspective qui nous semble assez équilibrée.
La première famille est celle des « rentiers ». Elle regroupe les villes qui profitent du tourisme et font
des efforts pour tirer le meilleur parti de leur investissement et de leur patrimoine culturel. Venise,
par exemple, qui a reçu plus de 14 millions de visiteurs l’an dernier, pour un investissement inférieur
à 100 euros par an et par habitant chaque année, rentre pleinement dans cette catégorie.
Certaines villes disposent d’un large patrimoine culturel mais renforcent leur attractivité en
développant des installations universitaires et culturelles. Paris en est un exemple éclatant.
Ensuite, il faut évoquer le cas des villes « convaincues ». Elles ont beaucoup investi sur le plan
culturel, mais n’en ont pas encore vraiment tiré tous les bénéfices sur le plan économique. Montréal
fait partie de celles-ci. Elle a lancé de grands programmes universitaires visant à aboutir à une grande
concentration.
La quatrième famille regroupe les villes « réfléchies ». Elles ont plus investi que la moyenne dans la
culture, avec en tête la ville de Bilbao, mais ont réalisé des investissements réfléchis.
La cinquième famille se compose de villes « pragmatiques ». Ces zones urbaines ont accès à des
moyens et des moteurs différents que la culture pour assurer leur développement. Dans ce groupe, il
faut citer Singapour, qui est avant tout un grand centre financier.
Enfin, les dernières peuvent être qualifiées de cités « émergentes ». Elles disposent d’un patrimoine
réduit, mais s’appuient sur des projets de développement culturel spécifiques, comme Essen, qui
sera l’an prochain la capitale européenne de la culture.
Au-delà de ces regroupements par familles, qui pourraient susciter des débats pendant des heures,
nous pourrions entrer dans une approche encore plus qualitative. Ainsi, se dessinent trois types de
stratégies gagnantes, qui ne sont pas mutuellement exclusives ou contradictoires. Le développement
d’une identité unique en son genre constitue la première de ces trois stratégies. Bilbao et Liverpool
ont fait de toute évidence ce choix, en mettant en valeur leur patrimoine, par la construction
d’installations culturelles innovantes. La seconde stratégie suppose d’exploiter une image de
marque. Montréal a ainsi réussi une concentration universitaire qui lui permet de rivaliser en tant
que métropole culturelle avec le reste du monde. Abu Dhabi est partie de rien. Cette dernière a créé
sa propre filiale du Louvre et de la Sorbonne. Bruxelles se considère elle-même comme une marque
pouvant être mise en valeur. La dernière de ces stratégies prend en compte la cohésion sociale et la
qualité de vie. Nancy a ainsi établi un projet 2020, dans lequel le patrimoine historique vise à
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promouvoir la fierté de ses habitants. La ville propose des manifestations culturelles qui vont
améliorer la qualité de vie dans le tissu urbain.
Michael Porter définit la stratégie comme la prise de décisions difficiles. Ceci se vérifie tout
particulièrement pour les stratégies culturelles des villes. Les choix sont difficiles, car ils engagent une
communauté à long terme.
Avant de donner la parole au panel, je tenais à faire ces quelques remarques. Ma présentation est
peut-être sommaire, mais elle devrait constituer un élément de départ pour la réflexion et l’action
des décideurs, aussi bien dans la sphère publique que dans la sphère privée. Elle pourra également
enrichir les indicateurs dont nous nous servirons pour étayer nos analyses. Je tiens à remercier le
Forum d’Avignon et le Ministère de la Culture qui nous ont donné l’occasion de réaliser cette étude.
Nicolas SEYDOUX
Je vous remercie pour cette présentation. J’espère que vous considérez, à l’image du Directeur du
musée Magritte, qu’elle trace de nouvelles perspectives. Je passe maintenant la parole à
Eric Izraelewicz, Directeur de la rédaction de la Tribune, pour une première table ronde, qui
rassemble des responsables politiques venus de différentes régions du monde.
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Vendredi 20 novembre
Session
La culture, enjeu économique ou symbolique pour le développement des
territoires ?
Table ronde 1 : Les conditions de l’attractivité culturelle
Erik IZRAELEWICZ
Modérateur
Directeur de la rédaction, La Tribune (France)
Je tiens à rassurer nos amis étrangers dans le public. Certains viennent de Singapour, d’autres de
Casablanca et d’autres encore de New-York. Ils ont dû être surpris au moment de leur arrivée en
France de constater que notre pays était tenu en haleine par un film, qui connaît chaque jour des
rebondissements, et dont on ne sait pas encore s’il s’agit d’une comédie ou d’un drame. Je ne parle
pas de la main de Dieu ou de celle de Thierry Henry. Je pense plus précisément au grand emprunt. Le
Président de la République a enclenché un débat sur la question il y a quelques mois, avec pour
ambition d’endetter davantage la France ou plutôt de déterminer quelles seront les dépenses
d’avenir stratégiques pour la France.
Cette question est en rapport direct avec le thème de notre session. Deux anciens Premiers ministres
ont été chargés de définir, avec l’ensemble des acteurs du pays, quelles sont les dépenses d’avenir
qui méritent un investissement permettant à la France d’améliorer sa compétitivité et son
attractivité. Hier, Alain Juppé et Michel Rocard ont remis au Président de la République un rapport
dont je vous conseille la lecture. Il contient une bonne nouvelle, dans la mesure où, contrairement à
son habitude, l’Etat n’a pas décidé de mettre tout son argent dans le béton. Nous pouvions en effet
craindre que les investissements d’avenir soient uniquement consacrés aux TGV et aux ronds-points.
Les auteurs du rapport préfèrent en effet investir sur le cerveau. Les universités et l’économie de la
connaissance seront ainsi les premiers bénéficiaires. Certains architectes regretteront cette décision,
mais la piste me paraît plutôt heureuse. Le débat pourrait résider dans le fait que la culture n’y
trouve là qu’une place très marginale, mais elle n’est apparemment pas complètement absente.
Cette première table ronde nous permettra de réagir à l’étude qui vient de vous être présentée.
L’investissement culturel, au sens large, peut-il devenir un facteur de développement économique et
d’attractivité pour les territoires ? Trois intervenants participent à cette table ronde. Mitch Landrieu,
Lieutenant-gouverneur de Louisiane, a pendant 16 ans été élu à la Chambre des représentants des
Etats-Unis. Il a créé le World cultural forum, qui est l’équivalent américain du Forum d’Avignon et qui
se tient chaque année à La Nouvelle-Orléans, une ville qui propose des animations culturelles
réputées de par le monde, ainsi que nous aurons l’occasion de le confirmer.
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Bernard Landry a occupé de nombreuses responsabilités ministérielles au Québec, avant d’occuper le
poste de Premier ministre entre 2001 et 2003. Il est aujourd’hui enseignant dans plusieurs pays et
dispose d’une formation d’économiste. En tant qu’élu, enseignant et économiste, il est tout
particulièrement qualifié pour débattre de l’attractivité culturelle.
Enfin, René Carron, Président de Crédit agricole SA et patron de la Fondation des Pays de France
nous apportera son point de vue d’ancien exploitant agricole, banquier, administrateur d’entreprise
et élu.
Tout d’abord, Bernard Landry, comment l’investissement dans la culture, la valorisation d’un
patrimoine culturel et le développement d’activités culturelles peuvent-ils concourir à l’attractivité
d’une région ?
Bernard LANDRY
Ancien Premier ministre du Québec, avocat, professeur, économiste (Québec)
Tout d’abord, je dois dire que je suis heureux de vous entendre parler de Michel Rocard et
d’Alain Juppé, que j’ai reçus tous les deux personnellement chez moi. Ils n’ont pas la même
orientation politique, mais les conclusions de leur rapport ne peuvent, à mon sens, que faire l’objet
d’un consensus très large. C’était d’ailleurs la position que je tenais à défendre avant même que vous
n’abordiez le sujet.
Pendant 20 années, j’ai occupé le pouvoir au Québec, même si je me suis accordé une pause de
10 ans au beau milieu. Il est toujours bon de faire une pause dans l’exercice du pouvoir, car on peut
ainsi récolter les fruits d’actions de long terme lancées 10 années plus tôt. J’ai été membre du
gouvernement d’une nation qui s’est battue pendant deux siècles avec acharnement pour ne pas
perdre sa langue et sa culture. Contrairement à mon ami et cousin de Louisiane, nous avons vaincu.
Nous nous sommes battus pour sauver la culture et c’est maintenant la culture qui nous sauve. Les
chiffres qui figurent dans le rapport en attestent pour la ville de Montréal, mais il ne faudrait pas
oublier la charmante ville de Québec, qui conjugue culture et hautes technologies.
C’est notre résilience culturelle qui a fait de notre nation la plus européenne de toute l’Amérique du
Nord. L’un de mes amis Français a pour habitude de me dire : « Vous êtes l’Amérique sans les
Américains et l’Europe sans les Européens ». Il n’a pas tort.
Cette posture n’a pas été sans conséquences directes sur notre développement économique. Je ne
suis pas théoricien et mon analyse demeure pour le moins très empirique. Une société québécoise,
Bombardier, est devenue le premier fabricant de matériel ferroviaire de par le monde. Si vous vous
interrogez sur le lien avec notre résilience culturelle, laissez-moi vous dire que Bombardier était
fabricant à l’origine de motoneiges et d’autoneiges. Afin de construire le métro de Montréal,
Bombardier a travaillé avec la RATP, pour des raisons de proximité linguistique et culturelle. C’est sur
cette base que le groupe s’est ensuite développé.
Dans le monde, il existe trois grandes villes qui représentent l’aéronautique civile, à savoir Seattle,
Toulouse et Montréal. Cette dernière emploie plus de travailleurs dans le secteur de l’aéronautique
que Toulouse. Ceci s’explique par le fait que nous avons puisé dans le réservoir des deux grandes
puissances aéronautiques, en utilisant pour atout nos deux langues et le fait que nos ingénieurs ont
été formés en France ou aux Etats-Unis pour une grande part.
Je pourrai vous citer d’autres grands exemples de notre rayonnement culturel, comme Céline Dion
ou encore Le Cirque du Soleil. A eux deux, ces artistes rapportent plus que des dizaines de nos PME
réunies. Ces exemples établissent l’existence d’un lien clair entre la culture et le développement
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économique. Le Québec fait partie aujourd’hui des 20 premières puissances mondiales en termes de
PNB/habitant.
Les Etats se doivent de s’engager pour faire évoluer leur économie. Il y a 50 ans, nous exportions des
minerais de fer, de cuivre, de zinc, des lingots d’aluminium, du papier journal et du bois. Sans être
négligeables, ces productions ne présentaient qu’une faible valeur ajoutée. Aujourd’hui, nous
exportons des produits de haute technologie. Nous sommes passés en quelques décennies des
derniers rangs des pays développés en termes d’éducation à l’un des plus hauts. Nous avons ainsi
modifié la structure de notre production.
Désormais, le Québec est solidement implanté dans les domaines des technologies de l’information,
le multimédia, la pharmacie, les biotechnologies et le génie-conseil. Lavalin est ainsi devenue la
première firme de par le monde dans ce domaine du génie-conseil.
Nous avons aussi investi dans un domaine particulier, celui des jeux vidéo. Montréal est devenue
l’une des capitales mondiales en la matière et même le leader mondial dans certains segments
précis. Cette force s’explique par la décision voilà une quinzaine d’années du gouvernement
québécois d’accorder un crédit d’impôt de 25 000 dollars pour 50 000 dollars de salaires versés aux
nouveaux employés. Certains nous ont alors taxés de « communistes ». Alors même que cette
idéologie reculait partout, nous l’aurions faite progresser chez nous. Au final, dans ce seul secteur
des jeux vidéo, nous sommes parvenus à générer 7 000 emplois à Montréal pour un salaire moyen de
60 000 dollars. En quelques petites années, le gouvernement s’est remboursé en collectant les
impôts dérivés de cette activité.
Cette politique relève de l’humanisme mais aussi de l’intérêt bien compris. Il est bien possible de
conjuguer les deux aspects, ce que le Québec a su à mon avis faire en la matière.
Erik IZRAELEWICZ
Quand la Ministre de la Culture est venue vous voir pour vous présenter ce projet, alors même que
vous étiez Premier ministre, avez-vous immédiatement accepté l’argument selon lequel l’Etat
bénéficierait d’un retour d’investissement en l’espace de quelques années ?
Bernard LANDRY
En toute modestie, j’y avais pensé avant elle. J’avais conçu un document qui s’intitulait « Le virage
technologique ». Je dois tout de même vous confier que je n’ai jamais rien refusé à la Ministre de la
Culture sur le plan budgétaire.
Erik IZRAELEWICZ
Mitch Landrieu, après le passage de l’ouragan Katrina, vous êtes-vous appuyé sur la culture comme
élément de reconstruction ?
Mitchell J. LANDRIEU
Lieutenant Gouverneur de Louisiane (Etats-Unis d’Amérique)
Avant toute chose, je tenais à vous remercier de m’avoir invité pour toute une série de raisons. Tout
d’abord, je dois dire que je reste sous le choc d’Avignon. Je suis vraiment émmerveillé par ce que j’ai
vu et par l’attrait culturel de la ville.
Il y a bien des années, lorsque les Français et les Britanniques se battaient pour la souveraineté sur le
Nouveau monde, les Français se sont inclinés. Ils ont été expulsés manu militari du Canada.
Beaucoup auront traversé le continent pour atteindre les rives du Golfe du Mexique et s’implanter à
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Lafayette, en pays cajun. Cette ville est d’ailleurs jumelée avec Québec. Ceux qui auront eu l’occasion
de visiter les deux villes ont pu voir que ce sont les mêmes familles que l’on retrouve aujourd’hui
séparées de quelques milliers de kilomètres. Certains descendants sont restés dans le Nord, tandis
que d’autres se sont installés dans le Sud du continent. Ils continuent aujourd’hui de se rendre visite
chaque année.
Il est très intéressant pour moi d’entendre parler du développement du Québec par le biais de la
culture, parce que c’est une démarche similaire que nous avons entreprise en Louisiane. Je voudrais
à ce propos aborder trois points.
Tout d’abord, les conclusions de l’étude qui nous a été présentée s’apparentent à des évidences pour
nous, habitants de la Louisiane. Toutes les données empiriques démontrent que les populations sont
attirées par les lieux d’authenticité, qui n’essaient pas de devenir autre chose que ce qu’ils sont. C’est
cette idée qui nous a guidés dans notre marketing touristique en Louisiane. Nous avons cherché à
communiquer sur ce qui nous caractérisait.
Ensuite, pour attirer les 500 plus grandes entreprises qui travaillent par exemple dans l’exploitation
du pétrole, le développement biomédical, etc., il est nécessaire de développer l’économie de la
connaissance. C’est sur ce critère que ces entreprises établissent leurs choix en matière
d’implantation. Un pays qui dispose de bonnes écoles et d’une culture reconnue part avec un
avantage certain. L’art, la musique et l’architecture contribuent aussi à cette attractivité, de même
que le caractère des habitants, leur joie de vivre et la gastronomie locale. Ceci pèse lourd dans la
balance au final.
Enfin, la Louisiane a consacré beaucoup de temps et d’énergie pour évaluer le retour sur
investissement que peut apporter la culture. Nous voulions ainsi prouver qu’investir l’argent public
en Louisiane était un bon choix. Lorsque nous sollicitons un crédit d’impôt, nous voulons pouvoir
avancer que la culture est un secteur qui crée plus d’emplois que beaucoup d’autres.
En tant que Lieutenant-gouverneur de Louisiane, je ne suis qu’un exécutant. Je gère un budget fixe et
chaque secteur se bat pour obtenir la part la plus grande. En Louisiane, c’est le législateur qui définit
les priorités budgétaires. Les crédits peuvent partir vers la police et les pompiers ou vers l’éducation
et la culture.
Votre étude a été menée de manière très fine, mais elle oublie qu’il existe bel et bien une façon de
comptabiliser les emplois générés par l’art, la musique, l’éducation, l’architecture, le patrimoine
culturel, les médias ou le cinéma. Nous avons cherché à donner un poids politique à la culture, avant
de dégager l’impact économique de ces activités, au travers des études que nous avons menées.
Nous avons ainsi identifié près de 200 000 emplois liés d’une manière ou d’une autre à la culture.
Ceci génère des retours fiscaux et des retours sur investissement. C’est à partir de cela que nous
avons pu nous présenter aux décideurs, qui nous financent, des données claires, non pour mendier
de l’argent, mais pour prouver que nous sommes tout à fait compétitifs. Nous voulons démontrer
que nos investissements sont plus rentables et plus propres en termes de retombées que les autres.
Les emplois ainsi générés dans le domaine de la culture ont rendu attrayante la Louisiane pour les
autres secteurs. L’un des grands défis que nous avons essayé de relever consistait à convaincre les
acteurs du domaine de la culture de leur propre pouvoir. Lorsqu’il s’agit de discuter des transports,
de l’enseignement ou de la sécurité publique, ils ont pleinement leur mot à dire, car les employés de
ce secteur veulent savoir comment ils vont se rendre demain à leur travail, s’ils vont voyager en
sécurité, s’ils peuvent bénéficier d’écoles de qualité pour leurs enfants. Nous voulions démontrer que
ces emplois ont au moins autant d’intérêt que les autres.
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Selon nous, la culture et l’économie vont de pair. Il n’est pas possible de les dissocier, sinon nous
nous mettons en position de faiblesse. Nous essayons de changer le paradigme dominant pour faire
valoir que nous méritons bien les investissements que nous recevons, parce que les retours sont tout
aussi bons dans ce domaine qu’ailleurs. C’est ce que nous faisons en Louisiane et bien des arguments
qui ont été avancés aujourd’hui apportent un éclairage nouveau sur notre propre expérience et, dans
certains cas, nos échecs. Nous allons essayer de progresser sur cette base.
Erik IZRAELEWICZ
Suite à la remarque de Bernard Landry, je voulais vous demander quel aura été l’impact de la culture
sur la renaissance de La Nouvelle-Orléans après le passage de l’ouragan Katrina.
Mitchell J. LANDRIEU
C’est leur attachement à leur territoire et à leur culture qui aura permis aux habitants de la ville de
rester en vie et de se relever. C’est l’âme de cette ville, sa culture, qui a poussé les habitants à revenir
sur place. L’ouragan aura tout dévasté sur une zone qui correspond à sept fois la taille de Manhattan.
500 000 maisons ont été endommagées et 200 000 foyers ont été détruits. Les habitants ont alors
compris que ce n’étaient pas tant les biens matériels qui importaient que leur rapport à la famille, au
territoire et à l’histoire.
La communauté internationale a réagi de manière formidable. Nous sommes extrêmement
reconnaissants à la France en particulier, mais aussi au Qatar et aux Emirats Arabes Unis qui nous
auront aidés à hauteur de plusieurs centaines de millions de dollars pour que nous nous relevions.
Je voudrais insister sur le fait que La Nouvelle-Orléans représente un centre culturel de tout premier
plan pour le reste du monde, ce qui a généré cette force permettant à la population de notre Etat de
reconstruire, sur la base de sa culture, de sa gastronomie, de notre musique et de notre cinéma, qui
s’est d’ailleurs rarement aussi bien porté. A l’image du Québec, nous avons consenti un crédit
d’impôt important au secteur, ce qui a fait de la Louisiane le troisième Etat américain sur ce secteur.
Avant la mise en place de ce crédit d’impôt, le chiffre d’affaires du secteur s’élevait à 10 millions de
dollars pour quelques centaines d’emplois. L’an dernier, nous avons produit 80 longs métrages pour
800 millions de dollars et créé 7 000 emplois dans l’industrie cinématographique. La question du
financement et des fonds engagés est en réalité essentielle. Les avantages fiscaux auront permis de
nous rendre concurrentiels sur ce marché.
Bernard LANDRY
Jacques Chirac vous avait prévenu il y a de nombreuses années de l’imminence du désastre, en raison
du niveau trop bas des digues. Il avait raison.
Erik IZRAELEWICZ
René Carron, j’aimerais recueillir votre avis sur cette étude et la relation entre l’intensité culturelle et
l’efficacité économique.
René CARRON
Président, Crédit Agricole S.A. (France)
Dans la mesure où nos deux amis ont parlé à de multiples reprises de rentabilité, je vais m’affranchir
de ce sujet. En tant que banque, nous n’avons pas à nous substituer aux collectivités ou à la
puissance publique. Dans le cas de fonds publics, nous vérifions simplement que l’investissement
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contribuera à créer un véritable centre de vie animé. Nous agissons de la même manière pour les
investissements réalisés par des associations qui regroupent des acteurs publics.
Renaud Donnedieu de Vabres, ancien ministre de la Culture ici présent, et ses successeurs, savent
bien que nous restons un acteur incontournable dans nos régions, de même que sur le plan national,
dans les musées plus particulièrement. De par son organisation, le Crédit agricole se veut un acteur
de la cité. Il veut participer à tout ce qui fait la vie de la cité, qu’il s’agisse ou non d’investissements
culturels, qui, dans bien des cas, demeurent une référence à notre histoire et à notre culture. Ceux-ci
établissent aussi, dans beaucoup de communes, un lien social fort entre les habitants. A partir des
sujets relevant du domaine culturel, il devient possible de faire travailler ensemble des personnes
d’opinion différente. Elles trouvent ainsi un moyen d’agir ensemble.
A travers cette action, nous voulons que la culture participe plus étroitement à notre identité et
contribue à la faire mieux connaître. Je pourrais faire aujourd’hui l’inventaire de nos réalisations, en,
France et hors de France, inspirées par cette démarche. Nous sommes ainsi intervenus en Russie, au
Musée de l’Ermitage, pour aider à la restauration des salles de peintures françaises, et comme
partenaires du Théâtre Mariinski, en accompagnant ses co-productions avec le Théâtre du Châtelet ;
en France nous sommes partenaires de plusieurs musées et de nombreuses manifestations
culturelles régionales et locales, mais l’essentiel ne réside pas à ce niveau.
Réfléchissons un moment à l’avenir. Nous ne sommes pas confrontés en ce moment à une crise, mais
à une série de mutations. Cela nous conduit à nous poser un certain nombre de questions,
notamment, s’agissant de la culture : quelle doit être, dans le monde de demain, que nous espérons
meilleur, la place de la culture et du fait culturel ? Mais aussi, parce que cela conditionne
l’engagement dans le domaine culturel de nos entreprises : quel sera le profil du dirigeant de
demain ? J’ai entendu, à l’occasion de cette crise, s’exprimer des personnes enrobées dans leurs
certitudes qui se recroquevillaient sur leurs savoirs. Ils ressemblaient aux PDG d’antan, alors même
qu’ils auraient dû, face à ces mutations de grande ampleur, préfigurer le futur directeur général. Je
formule le vœu que le chef d’entreprise de demain se mue en chef d’orchestre.
Ensuite, comment, dans un monde qui s’ouvre et se globalise, et où la tentation est grande de tout
ramener à la logique du marché et à des règles obligatoirement uniques, comment éviter de passer
tous nos pays à la moulinette du marché qui détruit les cultures et les histoires ? Le fait culturel se
trouve au centre de cette question. Notre plus grand défi à l’heure actuelle réside assurément dans
notre capacité à nourrir le monde. Ceci passera par des efforts culturels, de compréhension et de
respect des identités et par le fait de pouvoir relever, ensemble, tous les défis qui se dressent devant
nous. Comment allons-nous traiter le problème de l’eau et celui de l’énergie ? Comment allons-nous
résoudre la question de l’environnement ?
Enfin, comment allons-nous rendre compatible la logique marchande avec celle d’espaces qui
présenteront une forte identité ? Sans réponse à cette question, nous ne serons jamais en mesure de
mettre au point des logiques agricoles dans les pays qui en ont véritablement besoin. En
l’occurrence, mettre en place une logique de marché à ce niveau équivaut à accepter qu’une grande
partie de l’humanité meure de faim demain. Nous ne pourrons plus alors nous comporter de la
manière hypocrite qui a été la nôtre jusqu’à ce jour. Nous devrons bien nous attaquer à ce problème.
Vous avez certainement l’impression que je m’éloigne du sujet qui est le nôtre aujourd’hui.
Toutefois, je reste persuadé que la culture ne saurait être indifférente à ces défis qui se dressent
devant nous.
Le paysan que je suis pense que l’un des amplificateurs de la crise, telle que nous la ressentons dans
nos pays, trouve ses racines dans le fait que l’homme et la femme de 2009 n’ont rien à voir avec
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l’homme et la femme de 1969. Leurs attentes sont totalement différentes, alors même que les
structures politiques, économiques et sociales n’ont pas évolué. La culture a sans doute un rôle à
jouer dans la prise de conscience de ce problème.
Enfin, il faut avouer que cette crise traduit la dictature des sachants sur le bon sens. Il faudra bien
que nous acceptions que, face à des savoirs parcellisés qui conduisent à des certitudes erronées,
nous devons adopter des approches plus globales et les conjuguer. Les deux cancers qui nous
menacent sont la certitude et la suffisance. Je pense que la culture pourra nous éviter ces travers.
Bernard LANDRY
N’étant pas Français, je peux me permettre d’être flatteur à l’égard de ce pays. Si Joseph Stieglitz
parvient à mettre au point un indice dépassant le PIB, la France risque de gagner quelques places au
classement des nations. Il vient plus de touristes dans votre pays que vous n’avez d’habitants. Vous
disposez de belles montagnes et de jolis cours d’eau, mais c’est pour votre patrimoine culturel et
votre gastronomie qu’ils viennent chez vous. J’espère que le Québec saura vous suivre sur ce chemin.
Vous avez fait allusion à la crise actuelle. Je pense qu’elle trouve en partie ses racines dans un
véritable manque de culture. Lorsque le communisme s’est effondré, certains esprits incultes, à
Chicago notamment, ont cru que l’heure était venue du capitalisme ultralibéral triomphant. Il
s’agissait là d’une très grave erreur. Un esprit raffiné et humaniste ne commettrait pas ce genre
d’erreurs, qui relève d’un matérialisme invraisemblable.
La culture constitue un antidote à cette bêtise. C’est pourquoi je nourris un rêve. Le rapport
Brundtland, qui a fait surgir la notion de développement durable, ne parlait pas uniquement
d’écologie. Il évoquait le développement humain en général et, à ce titre, le développement culturel,
en particulier. Je rêve que des personnes, aussi motivées que les écologistes qui nous ont rendu
d’énormes services au cours des 25 dernières années, au point que leurs prises de position suscitent
désormais un consensus auprès de tous les gouvernements du monde, s’unissent pour défendre la
culture.
J’ai fait beaucoup d’économie au cours de ma carrière et j’ai pu constater que la croissance
matérielle n’était en rien liée au bonheur humain. J’ai bien peur que, pendant que le PNB croissait,
notre bonheur collectif reculait. Quel est l’idéal de l’humanité ? Ne s’agit-il pas de rendre les hommes
plus heureux et plus épanouis ? Cette crise qui a fait des milliards de malheureux de par le monde
devrait nous apprendre à nous concentrer sur le bonheur humain et la culture. Peut-être alors
connaîtrons-nous plusieurs décennies glorieuses.
Mitchell J. LANDRIEU
Je voudrais formuler deux observations. Lorsque la population de la Louisiane a subi le traumatisme
de l’ouragan Katrina, nous avons vu déferler une vague médiatique. Les indicateurs économiques ont
tous fortement régressé. Pour autant, la joie de vivre de ses habitants n’a pas été atteinte.
D’un côté, il est possible de considérer le rapport entre la culture et l’activité économique. Il s’agit
alors de vérifier si la culture génère des bénéfices pour une société. De l’autre, nous devons nous
poser la question de notre ouverture culturelle. Au risque de froisser certains, je suis persuadé que
votre banque a contribué de manière énorme et s’est inscrite dans une action philanthropique
culturelle impressionnante. Je suis certain que vous n’hésitez jamais à contribuer lorsque l’on
s’adresse à vous pour aider à la construction d’un opéra ou d’un cinéma. Cependant, si je m’adressais
à votre banque en vous présentant un projet de plusieurs dizaines de millions de dollars pour créer
un musée, seriez-vous prêt à me prêter l’argent, si vous n’étiez pas certain de le récupérer ?
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René CARRON
Je vous répondrai évidemment non, parce que je ne prête que l’argent qui a été déposé dans ma
banque. Je serais irresponsable si je vous faisais une réponse différente. Vous me demandez en
quelque sorte si vous pouvez construire un musée que ma banque paiera. Convenez que cette
question est pour le moins inconvenante.
En revanche, si vous nous présentez le projet de création d’un projet animé, qui apporte une valeur
ajoutée économique à un territoire, et m’invitez à prendre le risque à vos côtés, je suis prêt à vous
répondre oui. Le risque n’est pas le nôtre, il est celui des déposants.
J’irai plus loin encore. Si votre projet s’avère intéressant, il serait envisageable, au travers de notre
Fondation, de vous apporter une subvention directe. La Fondation du Crédit Agricole « Pays de
France » n’a pas encore un rayonnement international. Elle a su cependant montrer son utilité dans
toutes les régions de France et, avant tout, dans les régions rurales. Plus que d’autres, celles-ci ont
besoin de conforter leur vie sociale, ce qu’elles peinent à faire à l’heure actuelle.
Bernard LANDRY
Je vais tenter de régler ce malentendu. En tant que banquier, vous prêtez l’argent qui vous a été
confié. Votre interlocuteur a cependant vu des banquiers prêter l’argent qu’ils n’avaient pas.
René CARRON
Ils ont même prêté à des personnes qui n’étaient pas en mesure de rembourser. Cela nous a coûté
suffisamment cher, car s’ils ont prêté, c’est nous qui avons payé au final.
Bernard LANDRY
Je dois vous dire qu’au Québec, la moitié du commerce bancaire est assuré par une coopérative.
Mitchell J. LANDRIEU
Ce matin, nous avons fait valoir le fait que rien n’était gratuit. Mes amis de la communauté culturelle
agissent comme si tout était gratuit. Nous pouvons nous présenter auprès de tous les banquiers du
monde et demander 100 millions de dollars pour la création d’un musée ou d’un opéra, mais sans
garantie de retour sur investissement et de développement durable du projet, sans un modèle
économique capable d’alimenter les travailleurs du secteur, nous ne parviendrons jamais à décrocher
les financements.
En Louisiane, notre espoir réside dans un modèle d’activité qui préserve la richesse culturelle, en
créant une valeur économique ajoutée. Sans cela, nous avons peu de chances de nous en sortir.
Même avec un partenaire bienveillant, il est impossible d’avancer sans document assurant la
rentabilité du projet et le temps qui sera nécessaire au remboursement. Certaines banques
prendront toujours plus de risques que d’autres, mais les acteurs financiers essaient tout de même
de les réduire autant que possible.
Pour trouver les capitaux dont nous avons besoin, il nous faut agir de manière plus proche des règles
traditionnelles du marché, faute de quoi nous ne parviendrons pas à décrocher les fonds dont nous
avons besoin.
Erik IZRAELEWICZ
J’ai cru comprendre que vous aviez trouvé un accord.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
René CARRON
J’apprécie votre humour et votre aptitude à conclure les accords rapidement. Je n’ai pas votre
capacité en la matière ! Nous sortons d’une période tourmentée et le groupe que je préside a créé en
2008 la « Grameen Crédit Agricole Microfinance Foundation » pour le microcrédit dans le monde
avec Muhammad Yunus, Prix Nobel de la Paix. Lorsque nous nous sommes lancés dans ce projet, on
nous a taxés de « paysans », ce que nous sommes, d’ailleurs. On nous disait qu’un banquier digne de
ce nom ne se lancerait pas dans un tel projet en pleine tourmente financière. J’ai répondu
simplement que le Crédit agricole était né il y a un siècle du microcrédit, considérant qu’il était
impossible de financer le monde agricole avec le taux de l’usure. C’est cette communauté qui a été
créée pour mutualiser l’argent des paysans les plus âgés pour le prêter aux jeunes qui s’installent
dans le métier. Aujourd’hui, en prêtant 100 dollars à une famille du Bangladesh, nous lui donnons le
pouvoir de passer du statut de victime de son destin à celui d’acteur de son futur. Tel est le premier
maillon de la chaine de la dignité humaine.
Lorsque nous conjuguons cet élément avec le fait culturel et l’identité locale, nous voyons bien que
ces deux éléments sont complémentaires. L’un ne va pas sans l’autre. Avec ce type de financement,
nous permettons à ces personnes de mettre en valeur leur histoire et leur identité et de s’inscrire
pleinement dans le monde actuel.
Erik IZRAELEWICZ
Bernard Landry et Mitch Landrieu, si un élu venait vous voir aujourd’hui pour prendre conseil auprès
de vous pour dynamiser le territoire qu’il dirige sur le plan culturel, quelle recommandation
formuleriez-vous ?
Bernard LANDRY
Je l’encouragerais à se montrer courageux et lucide, à établir un diagnostic comme Alain Juppé et
Michel Rocard ont su le faire, avant de le mettre en application au niveau du territoire qu’il dirige.
Permettez-moi, pour terminer, une petite blague en direction de mon cousin. Mes ancêtres, comme
les vôtres, sont Acadiens. Ils ont été déportés brutalement. Les Acadiens ont en effet subi une dure
répression qui a fait 10 000 morts et deux fois plus de déportés. Aujourd’hui, nous appellerions cela
un crime contre l’humanité. Ils sont revenus de la Louisiane jusqu’au Québec à pied. Il leur a fallu
pour cela des années, passées à gagner leur pitance en travaillant pour des paysans américains. A
l’heure actuelle, ces personnes qui ont fait ce long voyage comptent 1 million de descendants au
Québec. Si les Français s’étaient reproduits au même rythme, il y aurait aujourd’hui plus de Français
que de Chinois.
Mitchell J. LANDRIEU
En Louisiane, nous avons bien pris conscience de l’ampleur de ce défi. Vouloir associer culture et
économie implique de prendre un risque politique. Certaines de nos actions ont été couronnées de
succès, tandis que d’autres se sont traduites par des échecs. Nous avons voulu créer des emplois
autour de la culture et maintenir la richesse culturelle de notre territoire pour attirer d’autres
activités encore, mais nous avons eu recours pour cela à des instruments bien précis. C’est dans cet
esprit que nous avons mis au point des crédits d’impôt sur le cinéma. Nous avons aussi créé des
districts culturels définis par les gouvernements locaux et le gouvernement au niveau de l’Etat. Nous
avons autorisé les districts à réduire les impôts locaux concernant les donations artistiques. Nous
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
avons aussi ramené la musique dans toutes les classes de Louisiane, pour éviter qu’elle ne
disparaisse. De même, nous avons pris toute une série de décisions qui ont pour but d’imposer un
autre mode de pensée.
En cela, je rejoins tout à fait les propos de René Carron sur le microcrédit en Afrique. L’idée est la
même. Nous aidons une population à s’aider elle-même. Nous ne lui donnons pas directement de
l’argent. Nous nous contentons de le lui prêter. Elle devra ensuite le rendre. C’est ainsi un modèle
durable qui s’instaure, alors que j’ai pu constater que nous avions plutôt tendance à tendre la main
plutôt que d’essayer de nous relever par nous-mêmes.
Si nous voulons mettre en place un nouveau modèle économique durable, il faut bien prendre en
compte la nécessité du retour sur investissement afin que chacun prenne en main son propre destin.
Nous ne pourrons le faire qu’en nous appuyant sur la culture. Ce matin, le Ministre parlait de
500 000 emplois liés à l’économie de la culture. Il s’agit là d’une population puissante. Si elle était
organisée et si elle avait conscience de la puissance de sa voix, elle serait en mesure d’imposer ses
volontés aux gouvernants.
Ce glissement vers la culture constitue bien un changement de paradigme. Notre avenir sera
véritablement radieux à condition d’agir dans ce sens.
René CARRON
Vous aurez compris que je ne suis pas un spécialiste en matière culturelle. A vrai dire, la seule
question que nous devons nous poser est : nos actions sont-elles en mesure d’élargir le champ du
possible pour nos petits-enfants ? J’ai neuf petits-enfants et ils me procurent une véritable joie.
Même sans être experts, lorsque nous nous posons cette question, nous comprenons que tout ce qui
touche à la culture constitue un élément essentiel dans la confection du lien, face à une société qui
tend à s’individualiser de plus en plus. Sans ce lien, nous ne pourrons pas offrir à nos petits-enfants
un avenir à la hauteur de nos attentes. Je suis convaincu que la culture constitue un pilier de cet
avenir pour maintenir le dialogue et le lien.
Souleymane CISSE, réalisateur (Mali)
En tout premier lieu, je tiens à remercier le Forum d’Avignon de nous donner la chance d’écouter de
telles personnalités. Il y a une vingtaine d’années, le continent noir a été victime d’une oppression
culturelle. Je n’accuse personne, mais je constate qu’à l’époque toutes les salles de cinéma ont été
vendues ou privatisées. Face au FMI, nos Etats ont courbé l’échine. Aujourd’hui, la plupart des
capitales africaines ne sont pas en mesure de proposer la moindre salle de cinéma à leurs habitants.
Nous aura-t-il fallu une crise pour prendre conscience de l’importance de la culture ? Je ne pose pas
cette question en tant que Malien ou en tant qu’Africain, mais en tant qu’humain. Mon éducation
s’est faite dans les salles de cinéma. Il y a 20 ans, l’Afrique savait très bien ce qui se tramait. J’assiste
à des réunions ici depuis 20 ans et je constate que les problèmes et les difficultés n’ont pas changé.
J’avais l’impression qu’en assistant à des débats en Europe, quelque chose allait changer sur le
continent dont je viens. J’espérais que les relations entre nos continents pourraient changer. Il n’en
est rien.
J’entends des discours magnifiques dans cette enceinte. Je rêve lorsque j’entends le représentant du
Crédit agricole. Comment se fait-il cependant que ces si beaux discours n’aient pas été mis en œuvre
plus tôt ? Pourquoi le FMI a-t-il exigé la fermeture des cinémas des Etats africains il y a 20 ans ? En
tout cas, je vous remercie pour vos interventions pleines d’espoir.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Mitchell J. LANDRIEU
Je ne saurais répondre de manière précise à cette question. Je ne suis pas en mesure de juger la
situation en Afrique. Toutefois, je peux vous dire que la Louisiane a connu la période la plus terrible
de son histoire sur le plan économique après le passage des ouragans Rita et Katrina. J’ai alors assisté
à une chose très surprenante. Alors même que beaucoup n’avaient ni maison ni travail, beaucoup se
sont battus pour le maintien de la culture. Ils ont continué à venir en masse assister aux festivals de
jazz. C’est comme si tous les habitants refusaient de renoncer à leur culture, qui est le ciment de la
cohésion de cet Etat et qui représente une raison d’espérer. Le stade de l’équipe de football de la
Nouvelle-Orléans a été complètement dévasté. Immédiatement, il a été reconstruit pour que
l’équipe puisse rejouer rapidement. Les originaires de Louisiane qui étaient partis en Indiana ou en
Illinois sont rentrés pour faire valoir leur sentiment d’appartenance. Ce n’est qu’ensuite que les
politiques ont réagi.
Je ne peux pas parler pour l’Afrique, mais je peux vous faire part de l’exemple que j’ai vécu. C’est
grâce à la mobilisation des citoyens que les politiques se sont engagés pour promouvoir la culture.
Eux-mêmes n’avaient pas eu cette intuition et n’avaient pas saisi l’importance de tout premier ordre
de la culture. Ils pensaient qu’il fallait en premier lieu reconstruire les maisons, les infrastructures et
les emplois. Le peuple nous a fait savoir que c’était par la culture qu’il fallait commencer. C’est cette
décision que nous avons suivie.
Renaud Donnedieu de Vabres
Lorsque nous avons émis l’idée de créer ce Forum, nous n’avions pas l’intention de nous lancer dans
une initiative classique comme ce qui se voit par ailleurs. Ce que nous voulions, c’était mobiliser les
volontés pour réparer une injustice. Cette injustice réside dans le fait que les questions culturelles ne
sont dans les discours rien d’autre qu’une citation élégante, placée à la fin. Elles ne sont jamais
perçues, analysées et vécues comme un élément de stratégie préalable. Je me plais à répéter que,
dans les discours, la recherche suscite des investissements, alors que la culture ne suscite que des
dépenses. Cette façon de traiter le problème n’est pas sans conséquences.
Ainsi que Nicolas Seydoux le rappelait, notre objectif est de rendre ce Forum inutile. Nous n’en
sommes pas là. Aujourd’hui, nous constatons encore que les actions de solidarité internationale
oublient dans une large mesure les questions culturelles. Il nous faut nous battre chacun dans notre
pays pour faire de ces questions une priorité stratégique.
L’enjeu que vous soulevez est bien plus que celui des loisirs des jeunes Africains. Il en va du
développement de ce continent. Tel est le sens de l’action de l’UNESCO aujourd’hui, qui essaie de
réparer les inégalités criantes entre le Nord et le Sud. Au cœur de l’esprit même du Forum d’Avignon,
se trouve l’idée que les questions culturelles ne relèvent pas de l’esthétisme sympathique. Elles sont
en réalité au cœur des priorités stratégiques.
Souleymane CISSE
Je ne suis pas rancunier. Je suis au contraire très optimiste et je crois à l’avenir. Mon continent va se
développer. Je n’accuse vraiment personne. Si je suis présent parmi vous, c’est parce que je vois dans
ce Forum une nouvelle plate-forme d’échange à un autre niveau. C’est la raison pour laquelle je me
suis permis de prendre la parole aujourd’hui. Excusez ma nervosité.
Le Lieutenant-gouverneur de Louisiane a bien saisi l’enjeu qui se profile devant nous. En Afrique, se
développe aujourd’hui, avec succès, la pratique du microcrédit. J’ai pu constater en fait que ces
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
microcrédits ne font que tuer nos paysans, dans la mesure où les taux pratiqués relèvent de l’usure.
Ils dépassent souvent les 20 %.
Nous avons besoin de débats comme celui-ci pour évoluer. Aujourd’hui, le problème n’est plus celui
de l’Afrique ou de l’Amérique. Il concerne l’humanité dans son ensemble, ainsi que le Président du
Crédit agricole l’a bien relevé. Nous sommes confrontés à des problèmes humains.
René CARRON
Nous pourrions débattre longtemps de la question du microcrédit, qui a connu ses succès et qui a
aussi connu des échecs. L’échec principal a trait à l’agriculture. Lorsque l’on prête à une famille qui
ne se nourrit pas suffisamment, elle commence par se nourrir mieux avant de produire un peu plus
pour financer son crédit. Or cette production supplémentaire suppose des capacités de stockage, de
transformation et d’acheminement supplémentaires. Ce sont des banques publiques qui se sont
lancées dans l’aventure du microcrédit avant de mettre un terme à l’expérience, faute d’une filière
correctement organisée. En revanche, dans le domaine de l’artisanat et pour d’autres activités, la
question de la filière ne se pose pas avec la même acuité.
Je préside la Fondation FARM *Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le Monde+ qui a institué
l’Université du coton en Afrique. Nous savons bien en effet que la production de coton en Afrique se
trouve complètement déstabilisée par quelques milliers de producteurs aux Etats-Unis. Il nous faut
mettre au point cette filière.
Tout n’est pas parfait dans le monde du microcrédit. Il nécessite une formation et une pédagogie
particulière. Le microcrédit ne peut réussir qu’en passant par les femmes, qui continuent en Afrique
de gérer le budget familial. Il ne faut pas nier les excès, mais si nous nous lançons dans des projets
visant à distribuer de l’argent qui ne coûte rien, tout cela s’arrêtera bien vite.
Erik IZRAELEWICZ
Merci à tous les participants de cette première table ronde passionnante. Je vous propose de passer
immédiatement à la seconde table ronde.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Vendredi 20 novembre
Session
La culture, enjeu économique ou symbolique pour le développement des
territoires ?
Table ronde 2 : Architecture et culture au cœur du projet urbain
du 21ème siècle
Erik IZRAELEWICZ
Cette deuxième table ronde s’inscrit dans le droit fil de la première. Elle portera sur les questions
d’architecture et de culture dans le cadre des futurs projets urbains. J’invite à nous rejoindre
Michael Koh, un architecte qui vient de Singapour, où il occupe la fonction de Directeur du National
heritage board. Cette fonction fait de lui en quelque sorte un « super » ministre de la Culture et du
Patrimoine. Kjetil Thorsen remplace Finn Geipel, qui ne peut être présent parmi nous aujourd’hui.
Cet architecte norvégien est le fondateur de l’agence Snøhetta. Il a travaillé sur les projets des
bibliothèques d’Alexandrie et de La Mecque ainsi que sur le nouvel opéra d’Oslo. Chacun de ces
bâtiments se distingue de par son insertion particulière dans le cadre culturel et dans la vie locale.
Denis Valode, architecte de renommée également, a créé avec Jean Pistre un grand cabinet
d’architecture. Ezra Souleiman, professeur de science politique à Princeton, après avoir enseigné à
Sciences Po Paris, conserve aujourd’hui encore des fonctions d’enseignant aux Pays-Bas et en Italie.
L’un de ces derniers ouvrages porte le titre : « Schizophrénie française ». Je propose également à
Jean-Jacques Annaud, réalisateur, de venir nous rejoindre en tribune.
Je parlais tout à l’heure d’un premier film qui passionne véritablement les Français, à savoir le grand
emprunt. Il faut aussi en mentionner un autre, qui concerne le grand Paris. J’ai l’impression que plus
on est petit et plus on voit tout en grand. Le grand Paris relève-t-il simplement d’un projet
d’infrastructures et de transports ? Faut-il y adjoindre un volet culturel et architectural ? Nous
n’allons pas uniquement parler de ce sujet, mais je pense qu’il peut ouvrir de manière intéressante
notre débat.
Tout d’abord, je voudrais poser une question à Michael Koh, dans le prolongement de la première
table ronde. Lorsque je me suis rendu pour la première fois à Singapour, j’ai découvert un Etat
industriel et industrieux. Depuis, Singapour est devenue une capitale financière. Vous affichez
maintenant l’objectif de faire de cette cité-Etat un centre culturel mondial.
Michael KOH
Président directeur général, National Art Gallery et National Heritage Board of Singapore
(Singapour)
Je vous remercie tout d’abord pour cette invitation à ce Forum qui m’aura beaucoup appris. Les
conclusions de l’étude d’Inéum Consulting démontrent l’existence d’une approche pragmatique à
75
Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Singapour. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Pour autant, je souhaiterais prendre un peu de recul
sur notre histoire.
Singapour est une nation jeune, qui n’a gagné son indépendance qu’en 1965. Nous fêterons l’an
prochain notre 45ème anniversaire. Notre territoire a toujours misé sur l’export. Il y a sept siècles,
déjà, Singapour se trouvait à la confluence de toutes les grandes routes maritimes. En 1890,
Singapour faisait figure de carrefour des échanges entre l’Orient et l’Occident. Aujourd’hui, nous
nous retrouvons encore une fois à un carrefour au beau milieu des échanges financiers de l’ASEAN.
Notre patrimoine est multiculturel et multi-religieux. Notre société se compose de descendants de
Chinois, d’Indiens, de Malaisiens et d’Eurasiens qui vivent tous ensemble au cœur de l’Asie du SudEst, un territoire qui mêle des cultures très diverses. La tolérance religieuse et la méritocratie sont
vécues chez nous comme un mode de vie. L’anglais reste la langue même de l’éducation.
De fait, Singapour constitue un lien entre l’Orient et l’Occident, au cœur de l’Asie du Sud-Est. Sur le
plan artistique et culturel, notre nation dispose d’un patrimoine très vivant. Singapour construit
aujourd’hui son identité nationale par la culture, qui intensifie le lien social entre les différentes
composantes de notre société. La construction de cette identité à partir de nos racines nous permet
de nous ouvrir au reste du monde. Nous ne nous contentons pas de l’approche diplomatique et
politique pour nous ouvrir vers l’extérieur. Nous essayons de devenir dans cet esprit des facilitateurs
de la recherche transculturelle entre l’Orient et l’Occident.
Je suis un Singapourien de troisième génération. Lorsque j’étais jeune, dans les années 60, Singapour
n’était qu’une petite bourgade sale et encombrée, avec une odeur horrible qui s’échappait du fleuve
qui traverse la ville. Depuis, Singapour a bien changé sous l’effet d’une politique pragmatique et
d’une bonne gouvernance. Nous n’avons pas demandé d’aide, mais nous avons contracté des
emprunts qui ont été remboursés. Nos habitants ont été pleinement engagés dans la démarche de
reconstruction. Nous avons concentré notre action sur la qualité de vie, alors qu’autrefois, c’était la
survie économique de la nation qui se trouvait au cœur des priorités. Une fois celle-ci assurée, nos
dirigeants se sont tournés vers les questions culturelles, le patrimoine et l’identité nationale.
Aujourd’hui, Singapour est connue pour son circuit de F1, une course nocturne très spectaculaire. La
vie nocturne est d’ailleurs très développée dans la ville, qui a vu le Crazy Horse s’implanter
récemment. Des danseuses seins nus s’y produisent chaque soir. En réalité, l’autorisation n’a été
fournie que pour une seule année. Je ne suis pas certain que le public singapourien apprécie
beaucoup ce genre de divertissement, quoique cela mérite réflexion.
Nous sommes en train de réfléchir à l’avenir architectural de la ville. De nouveaux gratte-ciels
devraient voir le jour près d’un grand parc en passe d’être aménagé. Il devrait ouvrir en 2012. De
l’autre côté de la baie se trouvent les grands centres culturels avec un musée en construction. Le
gouvernement a vendu un site, en vue de la construction d’un centre qui intègre un casino et un
centre de convention. Ce casino financera le musée des arts et de la science qui doit voir le jour. Par
ailleurs, un autre musée, consacré à l’art contemporain est en passe de voir le jour. Notre territoire
ne s’étendant que sur 70 km2, les contraintes d’aménagement du territoire sont particulièrement
importantes. Toutes les activités doivent trouver leur place. C’est pourquoi une planification centrale
a été mise en place.
Nous avons établi une liste de priorités. Nous essayons d’attirer les talents à Singapour et, pour cela,
il faut leur proposer une qualité de vie certaine, une culture diverse et ouverte sur le reste du
monde. Nous prévoyons d’implanter une grande galerie nationale des arts, d’une taille comparable
au musée d’Orsay. 250 millions d’euros ont été consacrés à ce projet, qui doit attirer un public large.
Son apport à la qualité de vie sur notre territoire devrait être particulièrement important.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Eric IZRAELEWICZ
Je souhaiterais vous poser une question, car des pays émergents sont en train de suivre aujourd’hui
l’exemple de Singapour. Si j’ai bien compris, l’approche culturelle n’a été développée que dans un
deuxième temps. La ville s’est construite à l’origine sans véritablement prendre en compte la
dimension culturelle et ce n’est que dans une seconde phase, les besoins de base étant satisfaits,
qu’il est apparu nécessaire d’investir dans la culture et l’architecture.
Michael KOH
Nous avons toujours eu une politique culturelle, mais il est vrai qu’aujourd’hui, nous investissons
beaucoup plus dans la culture que par le passé. Nous voulons sans cesse rendre la ville plus belle et
parvenir à une certaine forme d’excellence dans le domaine du design. Nous avons engagé des
concours internationaux pour y parvenir, comme ce fut le cas pour la construction de la galerie
nationale des arts. Un architecte français, le studio Milou, a d’ailleurs été retenu pour ce projet. De
nombreux immeubles de la ville ont été construits par des grands noms, comme Kenzo Tange, I. M.
Pei et Moshe Safdie.
Bien entendu, certains architectes développent une grande vision et mènent leurs domaines vers de
nouveaux sommets, mais nous recherchons avant tout l’authenticité. Nous sommes désormais
détenteurs d’une identité certaine, qui se traduit dans la construction de nos gratte-ciels, mais aussi
des jardins suspendus. Nous avons ainsi révolutionné l’approche architecturale concernant les
centres commerciaux et le monde arabe s’inspire aujourd’hui de nos travaux. Ce sont des valeurs que
nous avons cultivées et développées chez nous, en tant que Singapouriens, vivant dans les tropiques.
C’est ainsi qu’un nouveau style de vie tropical se construit chez nous.
Notre patrimoine s’appuie sur 5 700 bâtiments anciens qui ont été conservés. A côté de ces
constructions anciennes, nous n’hésitons pas à parier sur de grands gratte-ciels modernes.
Erik IZRAELEWICZ
Denis Valode, dans quelle mesure l’architecture joue-t-elle un rôle plus important qu’autrefois dans
les grands projets urbains ?
Denis VALODE
Architecte, Valode & Pistre (France)
Les architectes défendent cette idée selon laquelle la culture doit gagner une place plus grande au
sein de la ville. Dans ce cadre, l’architecture a un rôle particulier à jouer. Tout au long de la matinée,
j’ai entendu des réflexions qui m’ont particulièrement interpellé. Nous avons par exemple consacré
beaucoup de temps aux questions relatives à l’audiovisuel, à l’Internet, aux jeux vidéo et aux DVD.
Un exposé intéressant a fait ressortir l’individualisme extrême qui marque notre société actuelle. Sur
la base de ces constats et de ces réflexions, je me demandais quelle ville fabriquer. Si les hommes
passent désormais l’essentiel de leur vie devant un écran, dans un monde virtuel, que nous reste-til ?
Bien entendu, je suis persuadé que le monde est sans cesse à la recherche d’un équilibre. Ces
personnes qui vivent dans un monde virtuel ont à mon sens besoin d’un monde matériel fort. Il nous
appartient de saisir cette chance, pour attirer le public vers les musées. Je veux croire que le fait de
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
découvrir sur Internet des œuvres d’art va pousser ces hommes et ces femmes à découvrir des
collections ailleurs que dans ce monde virtuel.
L’enjeu pour nous, architectes, réside dans la construction du vivre ensemble, de faciliter les contacts
physiques. Je suis ainsi frappé par la fascination des enfants pour le Trocadéro. Ils passent des heures
dans ces jardins avec de grands bassins, qui abritent des poissons extraordinaires. Ce qui leur plaît en
réalité, c’est de pouvoir toucher les poissons, qui se laissent caresser. Ils sont à la recherche d’un
contact physique.
Erik IZRAELEWICZ
Peut-être que les écrans tactiles nous permettront de retrouver ces sensations sans sortir de chez
nous.
Denis VALODE
L’effet ne sera certainement pas le même. Aujourd’hui, les architectes sont confrontés à un grand
défi, celui de la durabilité et de l’environnement. Il nous faudra de fait construire de nouveaux types
de bâtiments forts différents de ceux qui ont été érigés jusqu’alors, mais, surtout, nous serons
amenés à intervenir sur les bâtiments existants. Les enjeux en la matière sont énormes.
L’architecture est souvent décrite comme constitutive d’un patrimoine historique ou remarquable
par ses gestes exceptionnels. En réalité, je pense que l’essentiel est ailleurs. Nous avons besoin de
réhabiliter le patrimoine, mais il nous faut nous méfier des villes-musées, figées. Les villes doivent
vivre au rythme de leurs habitants. Le geste architectural n’est pas la seule approche que nous
pouvons mettre en œuvre en la matière. Au contraire, nous devons abandonner le fonctionnalisme,
le modernisme et le post-modernisme, pour nous concentrer sur notre capacité à construire des
bâtiments durables, aimables et évolutifs. Nous devons changer notre manière de concevoir et
entrer dans une logique plus interdisciplinaire.
L’architecture reste un art, visant à créer une œuvre et des symboles. Les symboles ne sont rien
d’autre que des éléments reconnus par des groupes humains. Ce qu’il nous faut entreprendre, c’est
un travail en profondeur sur ces groupes humains. Il nous appartient de développer demain le plaisir
d’habiter, pour ces humains.
Erik IZRAELEWICZ
J’échangeais avec Nicolas Seydoux ce midi. Nous évoquions la multiplication des écrans dans notre
vie, ce qui ne nuit pourtant pas à la fréquentation des salles de cinéma, qui continue de progresser.
De même, les grandes expositions continuent de rencontrer des succès incroyables. La pratique de la
lecture continue de gagner du terrain. Il faut donc croire que cette multiplication des écrans ne nuit
pas à nos pratiques culturelles traditionnelles.
Denis VALODE
C’est en effet un constat rassurant, qui découle peut-être du fait que nous ne passons plus désormais
que 10 % de notre temps à travailler. Cependant, ce chiffre me paraît un peu faible au final.
Erik IZRAELEWICZ
Je voudrais maintenant demander à Kjetil Thorsen de réagir à ces réflexions sur la place de
l’architecture dans les projets urbains et à l’environnement culturel.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Kjetil Tredal THORSEN
Architecte, Snøhetta (Norvège)
Ces réflexions sont tout simplement passionnantes. Lorsque nous travaillons sur un projet d’opéra ou
de bibliothèque, nous sommes amenés à mener à bien un projet architectural dans le cadre d’un
projet urbain déterminé.
Avant toute chose, je tiens à établir une distinction claire entre le projet architectural et la
conception. Le premier s’appuie sur l’industrie de la connaissance. Il implique un travail de recherche
et de développement, qui trouve ses racines dans l’enseignement universitaire. Nous devons donc ne
pas confondre le monde numérique de la création architecturale, industrie éminemment innovante,
et l’acte de construction lui-même. La conception architecturale n’est pas liée à un contexte
particulier. Nous pouvons très bien concevoir à Oslo un bâtiment destiné à être érigé en Arabie
Saoudite.
Cependant, le produit de l’architecture demeure complètement analogique. Autrement dit, dans son
interprétation la plus profonde, il reste en permanence lié à un contexte. L’architecture n’existe pas
en dehors d’un contexte. Elle ne peut que s’insérer dans un décor particulier, ce qui rend d’autant
plus complexe le travail de l’architecte. L’architecture peut faire parfois du sur place. Elle ne génère
pas nécessairement du mouvement. C’est tout le contraire avec le cinéma, où nous sommes assis
alors que les images bougent.
Les réflexions portaient en partie aujourd’hui sur le développement de l’individu dans la société. Il
nous appartient de réfléchir au développement de l’architecture. Nous devons ainsi conjuguer
singulier et pluriel. L’individu demeure la base d’un collectif plus large.
Cette réflexion nous amène au travail interdisciplinaire dans le cadre de la création architecturale. Je
peux être considéré comme un artiste. L’artiste peut être un ingénieur et l’ingénieur peut lui-même
être un architecte. Cependant, au moment de la construction du bâtiment, chacun retrouve sa place.
C’est pourtant au moment où chacun change de position que le travail devient le plus intéressant.
Pour mettre au point une architecture liée au contenu, il faut tout d’abord s’approprier le médium.
Comme l’Internet a connu une véritable révolution à partir de 2004, en devenant véritablement
interactif, nous assistons à une même évolution dans le domaine de l’architecture. Ceux qui vont
habiter le bâtiment s’approprient désormais un bâtiment et considèrent qu’il leur appartient. Dès
lors, l’architecture efficace doit instaurer une intimité entre l’objet architectural et le public qui va
l’utiliser. Les espaces doivent être généreux et sociaux. La notion de performance du bâtiment
devient centrale. En changeant de lieu, chacun doit comprendre qu’il change de situation.
Nous nous inscrivons aujourd’hui dans le cadre d’une architecture intégrée, interactive, faisant
intervenir le public depuis la base. Cette architecture doit aussi prendre en compte l’environnement,
mais aussi se montrer très généreuse. Elle doit permettre le développement de l’individu et de la
société dans son ensemble.
Ceci nous amène à une nouvelle forme d’esthétisme, différente de celle que nous connaissons
aujourd’hui. En prenant en compte les aspects environnementaux, nous ferons émerger de nouvelles
réalisations. La forme va désormais tenir compte de l’environnement.
Erik IZRAELEWICZ
Pourriez-vous illustrer votre propos à partir de vos propres réalisations ? Vous êtes à l’origine du
nouvel opéra d’Oslo, de la bibliothèque de La Mecque et celle d’Alexandrie. Comment avez-vous
intégré ces réflexions ?
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Kjetil Tredal THORSEN
Peut-être faudrait-il commencer par la bibliothèque d’Alexandrie, qui est un mythe, qui ne vit que
dans le seul esprit des historiens. Dans un pays qui compte autant d’analphabètes, il semblait
quelque peu hérétique de construire un bâtiment si coûteux consacré au livre. Je pense au contraire
que c’est justement le haut niveau d’analphabétisme qui justifiait cette action. Il est important de
créer des bibliothèques accessibles à un public très large. A Alexandrie, 3,5 millions d’habitants ne
pouvaient ainsi accéder à la moindre bibliothèque. En bâtissant cet ouvrage, nous faisons naître
également l’intérêt pour la littérature. Par ailleurs, cette bibliothèque est devenue l’une des deux
archives de l’Internet de par le monde.
Pendant un an et demi, nous nous sommes battus pour défendre un bâtiment ouvert au public, sans
armée de vigiles ou de caméras. Cette ouverture était selon nous la seule manière de rendre ce
projet démocratique.
Pour l’opéra d’Oslo, nous avons imaginé un concept tout à fait différent, puisqu’il est possible de
marcher sur le toit, puisqu’il est aménagé en pente jusqu’au sol. Il a été visité d’ailleurs par des
millions de personnes et cet opéra connaît un succès incroyable, puisqu’il n’a pas désempli depuis
deux ans. Ces personnes qui ont arpenté le toit ne sont pas forcément des amateurs d’opéra, mais
nous voulons croire qu’ils le deviendront. La première fois, ils se contentent de grimper tout en haut
du toit. La suivante, ils rentreront à l’intérieur du bâtiment pour aller voir une œuvre. Nous avons ici
misé sur l’innovation. L’architecture s’inscrit en l’occurrence dans le cadre de l’industrie de la
connaissance.
La construction de la bibliothèque de la Sainte mosquée de La Mecque constitue un projet
complexe. Un projet qui renie les critères de l’architecture locale est systématiquement voué à
l’échec. Je vois l’architecture comme le meilleur moyen de prendre le pouls d’une société. Les
architectes sont toujours pragmatiques dans leur réalisation. Ils ne font qu’emprunter la scène sur
laquelle se déroule la vie de la société.
Erik IZRAELEWICZ
Merci. Ezra Souleiman, nous n’avons pas encore évoqué la question de l’insertion des universités et
des écoles dans la ville, alors même qu’il s’agit de l’un des éléments majeurs de l’attractivité d’une
ville. J’aurais souhaité vous interroger sur ce point, à moins que vous ne préfériez réagir sur ce qui a
été dit au cours de cette table ronde.
Ezra SULEIMAN
Philosophe, Professeur, Princeton (Irak – Etats-Unis d’Amérique)
Vous souhaitez peut-être que je revienne sur les paroles du Lieutenant-gouverneur de Louisiane. Son
point de vue est en effet de nature à choquer certains Français. Dans l’esprit de nombreux Français,
la culture ne peut être assimilée à une industrie lucrative. La demande n’est pas suffisamment forte,
en comparaison des coûts, pour que des entreprises privées gèrent ou créent des musées. Partout,
ces activités échappent au secteur marchand.
Mitch Landrieu a parfaitement raison lorsqu’il déclare qu’un projet doit être validé sur le plan
économique avant d’être mis en route. Les rentrées prévisionnelles doivent être estimées, afin que
les banques soient assurées de retrouver l’argent investi. Cependant, le remboursement dépend en
réalité du montant des donations pour l’essentiel.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
C’est l’attractivité du territoire qui occupe le cœur des débats de cette session. Aux Etats-Unis, les
universités jouent un rôle central en la matière. Le rapport qui nous a été présenté démontre que les
villes qui concentrent le plus grand nombre d’étudiants sont aussi celles qui vont développer une
offre culturelle large, à même d’attirer touristes et investissements.
Aux Etats-Unis, les universités font venir à elles la culture. Toutes disposent de grands amphithéâtres,
à même d’accueillir de grands concerts ou des pièces de théâtre. Les grandes universités ont créé
leur propre musée. Je crois savoir qu’aucun de ces musées n’a jamais acheté de tableau. D’où
proviennent donc ces tableaux magnifiques ? Ce sont uniquement des donations. L’entretien est
aussi assuré par le biais de donations.
Les universités se sont donc entourées d’îlots culturels, qui rendent les environs très attractifs pour
les industries. L’université dans laquelle j’enseigne a attiré autour d’elle de nombreuses entreprises
au fil des ans, pour partie des entreprises françaises. Les hommes d’affaires qui exercent leur métier
à Detroit fuient la ville. Ils recherchent des lieux qui leur offrent des conférences, des poètes, du
théâtre… Ils préfèrent donc s’installer à plus d’une heure de leur lieu de travail pour vivre dans un
cadre plus attractif que celui de la ville. L’université du Michigan leur offre cette opportunité.
Le rapport a également mis en évidence le fait qu’aux Etats-Unis, les universités ont tendance à
s’accaparer les activités culturelles. Les poètes, les romanciers et les artistes trouvent pour une
grande part refuge dans les universités. Ces lieux en profitent pour construire une offre culturelle
riche. Je voudrais revenir un instant sur la question du financement.
A ce propos, je ne peux cacher mon pessimisme, particulièrement pour la France. Dans ce pays,
l’argent injecté dans le secteur a permis d’édifier de nombreuses institutions qu’il faut maintenant
préserver. De nombreux artistes et créateurs dépendent directement de ces institutions et je crains
que, dans un avenir proche, les crédits ne soient plus disponibles. Nous sommes à l’aube de
bouleversements considérables dans le financement du secteur. Je ne sais pas comment cette
question sera réglée à l’avenir.
Il ne suffit pas de dire, comme le Lieutenant-gouverneur l’affirmait, qu’il suffit de s’assurer de la
viabilité économique d’un projet culturel pour qu’il se réalise. Il s’agit là d’une vision très simple. Ce
travail est essentiel et tout élu local américain en a parfaitement conscience. Cependant, au-delà du
financement du projet, encore faut-il assurer son entretien. A mon avis, c’est à ce niveau que réside
le problème essentiel.
Je suis persuadé que notre conception du territoire et de la culture est en passe de changer. Vous
avez certainement abordé ce sujet au cours de la matinée. Toutes les enquêtes montrent bien que
les jeunes générations n’ont pas la même conception du territoire que nous. Les jeunes ne se
déplacent pas pour profiter de la culture ; c’est la culture qui vient à eux. De fait, la notion de
territoire évolue considérablement. Les jeunes générations développent ainsi une culture
d’expression plutôt que de consommation. Par exemple, les opéras joués au Metropolitan museum
sont retransmis dans des cinémas à travers le pays en direct. Ainsi, l’idée consistant à développer la
culture sur un territoire pour attirer l’investissement sera prochainement dépassée à mon sens.
Erik IZRAELEWICZ
Voilà qui est passionnant. Jean-Jacques Annaud, vous avez l’occasion de beaucoup voyager pour
présenter vos films. Comment percevez-vous le rôle de l’architecture dans le cadre des projets
urbains ?
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Jean-Jacques ANNAUD
Réalisateur (France)
J’apprécie beaucoup les architectes. Longtemps, j’ai regretté de ne pas en connaître suffisamment,
tant il existe un rapprochement clair entre leur métier et le mien. Nous pratiquons des arts onéreux,
où le secteur public occupe une place importante. Nous mettons au point des projets qui vont
s’étaler sur plusieurs années, autour d’une équipe choisie, avant de nous séparer. A l’origine d’un
projet, nous sommes contraints de multiplier les réunions avec les financiers. Nos démarches sont
donc relativement parallèles et nous avons beaucoup en commun. Mes rencontres avec les
architectes sont par conséquent toujours passionnantes et je dois avouer qu’hier, nous avons eu une
conversation très intéressante au cours de notre voyage en train.
Je reviens en ce moment du Golfe persique. Lorsque j’entendais le Lieutenant-gouverneur de
Louisiane demander à René Carron s’il pouvait lui prêter plusieurs dizaines de millions de dollars,
sans assurance concrète concernant leur remboursement, je pensais au fait que, dans les pays du
Golfe, des prêts plus importants encore sont consentis sur des projets voués à l’échec, car il est
impossible d’attirer suffisamment de public dans des pays qui n’ont rien à offrir à l’origine. De fait,
les constructions hors contexte se multiplient, sans aucune assurance concernant le public à qui elles
s’adressent.
Je vous parle ici de Doha, au Qatar, un territoire grand comme le tiers de la Corse, qui est assis sur
une réserve équivalent à 400 ans de consommation de gaz naturel. Ne sachant que faire de son
argent, Doha a construit un musée. La ville a confié ce projet de 200 millions de dollars à
Ieoh Ming Pei. Le problème est que Doha n’a rien à mettre dans son musée.
La Louisiane jouit d’un grand passé culturel, qui vous submerge immédiatement. Au Québec, où j’ai
vécu un temps, le pays vibre de culture. Dans ces territoires, les constructions se font dans le
contexte. A Doha, c’est tout l’inverse. Les constructions sortent du néant, sans aucune fondation.
Doha construit un musée, avant de se demander quelles œuvres il va abriter, pour enfin se
préoccuper du public qui pourra le visiter.
Le hasard a tout de même fait qu’il y a un peu plus d’une dizaine d’années, la BBC a fermé ses
bureaux au Moyen-Orient et le Qatar a récupéré les journalistes de la BBC pour fonder Al Jazeera. La
ville est maintenant construite autour d’un média hyperpuissant, le seul à s’adresser à l’ensemble du
monde musulman qui représente 1,5 milliard d’individus. Pour que ces journalistes restent à Doha,
les autorités leur construisent des immeubles très plaisants, font venir des restaurateurs
mondialement reconnus et multiplient les salles de cinéma. Ceci répond d’ailleurs à la question de
Souleymane Cissé. Le pays regorge tellement d’argent que l’on construit à tour de bras, en espérant
que les Philippins employés à la construction des immeubles, qui n’ont aucune vocation précise à
l’heure actuelle, finiront par aller au cinéma.
Renaud Donnedieu de Vabres a négocié le partenariat du Louvre avec Abu Dhabi. Ce projet entre
dans la même logique. Ne sachant vraiment que faire de son argent, Abu Dhabi a décidé d’investir
dans la culture, avec cet espoir, qui n’est pas dénué de tout fondement, que les médias et la culture
vont générer une identité nationale pour l’heure inexistante. Il ne faut pas oublier que le Qatar n’a
jamais que 20 ans. Il essaie simplement de se distinguer de l’Arabie Saoudite, qui représente le frère
ennemi.
Les Emirats s’enfoncent dans une situation complètement farfelue, où la question de la rentabilité
n’existe pas. Il s’agit de se fabriquer une identité culturelle. Nous évoquions tout à l’heure le projet
de bibliothèque coranique. Il faut rappeler à ce sujet qu’il y a vingt ans, le monde arabe ne comptait
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
qu’une seule bibliothèque, au Caire. Le principal problème consiste à retenir les journalistes
d’Al Jazeera, énorme groupe médiatique. En effet, ceux-ci préfèrent travailler pour la télévision
tunisienne ou marocaine, dans la mesure où ces pays sont bien plus attractifs et vivants. Rabat et
Tunis sont des villes vivantes. Doha n’est qu’un magasin d’exposition pour architectes.
Sur une lagune, se dressent 150 tours incroyablement belles. Lorsque l’on s’enquiert de leur utilité,
personne n’est à même de répondre. Cela a pour le moins le mérite d’être beau. Cependant, tout
ceci est hors contexte. Là-bas, je m’imaginais le travail des architectes, condamnés à imaginer des
projets sans but précis. Il est logique qu’il en ressorte de tels bijoux pour vitrine d’exposition.
Je ne suis pas en train de tirer les conclusions du débat. Je voulais simplement m’inscrire en faux par
rapport à la logique traditionnelle de la rentabilité. Doha ne rentre pas dans ce cadre. Comme en
France à la Renaissance ou en Hollande au XVIIIème siècle, les souverains qui ne savent que faire de
leur argent investissent dans l’art, la communication et le savoir, parce que c’est chic. Je souhaite un
bel avenir culturel aux pays du Golfe.
Erik IZRAELEWICZ
Merci beaucoup. Je vais maintenant passer la parole à la salle.
M. Mohammed Aziz BEN ACHOUR, ancien Ministre de la Culture (Tunisie)
Je voulais avant tout saluer la qualité des débats et des échanges. J’ai été interpellé par l’intervention
de Jean-Jacques Annaud, qui a évoqué les changements rapides qui se produisent dans les pays du
Golfe. Selon moi, ils traduisent une politique volontariste et non une situation farfelue. Il convient à
mon sens de saluer l’effort de pays comme le Qatar. Ce pays éminemment riche consacre des
sommes très importantes à la culture. Le musée ainsi construit est un modèle du genre et il n’est pas
vide. Il est rempli par des collections provenant du mécénat.
En qualité de Directeur général de l’organisation des Etats arabes pour l’éducation, la culture et les
sciences, je peux vous assurer que les pays du Golfe consacrent beaucoup d’argent à la promotion
culturelle dans le monde arabe et musulman, mais aussi en Europe. Certains princes saoudiens et
d’autres monarchies pétrolières font profiter de leur générosité des institutions aussi prestigieuses
que le musée du Louvre. C’est un positionnement à mon sens fort intéressant de la part de
personnes qui auraient fort bien pu se contenter de vivre de la rente pétrolière.
J’ai le plus grand respect pour Jean-Jacques Annaud, compte tenu de ses œuvres et de sa
contribution au septième art, mais je tiens à corriger son propos sur le fait que le monde arabe ne
contenait jusqu’alors qu’une seule bibliothèque. En effet, pendant plusieurs siècles, le monde arabe
était le phare de la culture et de l’esprit de par le monde. Il regorgeait alors de bibliothèques, du
Moyen-Orient jusqu’au désert de l’actuelle Mauritanie. Vous savez tous combien sont importants les
manuscrits retrouvés dans cette région du monde. Plus proche de nous, la bibliothèque nationale de
Tunis constitue à mon sens un modèle du genre. J’ai eu l’honneur et le plaisir de contribuer à ce
projet à l’époque où j’étais Ministre de la Culture. Mes amis Européens savent bien que cet
établissement est l’un des plus modernes de par le monde. Au-delà, un travail remarquable a été
mené dans l’ensemble du monde arabe autour de la lecture. Je ne m’étendrai pas plus longtemps et
vous remercie encore.
Jean-Jacques ANNAUD
Avec beaucoup d’amitié, je tiens à préciser que mon prochain film traitera du monde arabe et de sa
culture. Lorsque je parlais de l’absence de bibliothèques, j’évoquais le monde arabe stricto sensu,
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c'est-à-dire la péninsule arabique. Je connais bien les grandes bibliothèques de Damas, de Bagdad ou
de Téhéran. Je suis très sensible au fait qu’une partie de l’argent du pétrole soit investi dans l’art, le
cinéma et la télévision. Cela me touche profondément. Je tenais simplement à évoquer la spécificité
du contexte architectural. Tunis, Tripoli ou Tanger offrent une unité qui ne se retrouve pas dans les
villes du Golfe qui poussent comme des champignons. Pour l’instant, ces pays semblent totalement
artificiels sur le plan architectural.
De la salle
Après avoir travaillé en France, j’exerce désormais au Brésil, grand pays, qui ne saurait être qualifié
d’émergent, car il a émergé. Le Brésil a développé sa réponse propre concernant la notion
d’intervention urbaine. L’ancien maire de São Paulo intervient directement dans les favelas pour y
faire émerger une classe moyenne par le biais de la culture. Plutôt que de répondre par des gestes
architecturaux, le Brésil a fait le choix du pragmatisme, en mettant au point des lieux qui associent
théâtres et crèches. Les écoles et les consultations des médecins viennent souvent se greffer sur
place. Ce sont des lieux d’exposition qui naissent ainsi.
Actuellement, nous travaillons sur un projet de centre d’art de 3 000 mètres carrés implanté dans
une favela. Le geste architectural s’accompagne d’une réflexion sur l’intégration dans ce cadre urbain
particulier.
Erik IZRAELEWICZ
Pour conclure, j’aimerais vous poser à tous la même question. Pourriez-vous évoquer chacun un
exemple d’insertion architecturale réussie dans un projet urbain ? Quel est l’exemple qui vous
semble le plus intéressant ?
Ezra SULEIMAN
Souvent, concernant toutes ces constructions architecturales culturelles, l’architecture se suffit à
elle-même. Par exemple, la ville de Bilbao était autrefois assez triste et n’avait que peu d’atouts. La
construction du musée Guggenheim a fait beaucoup pour cette ville. Doha et Abu Dhabi espèrent
certainement suivre ce chemin, grâce à ces constructions hors norme.
Denis VALODE
Cette question est difficile. Je ne parlerai pas d’un bâtiment que j’ai construit, sauf peut être de
Bercy-village. Cette réalisation s’inscrit dans le cadre d’une réhabilitation du patrimoine. Aujourd’hui,
ce type d’opérations donne le loisir de créer quelque chose que nous n’aurions jamais eu l’occasion
de construire sans l’existant. Au moment de son inauguration, tous les spécialistes affirmaient que ce
centre commercial n’aurait jamais le moindre succès, dans la mesure où il sort des canons existants,
à savoir le mail couvert avec deux locomotives à chaque bout. Complètement atypique dans sa
conception, Bercy-village est pourtant devenu le centre commercial le plus attractif de la capitale.
Cet exemple nous montre que l’exploitation d’un contexte particulier mêlant neuf et réhabilitation,
sur la base d’un tracé historique qui s’appuie sur le commerce existant plutôt que de le décréter
représente un véritable enjeu. Il s’agit là d’une réalisation au final plus intéressante que les
bâtiments uniques emblématiques.
Michael KOH
Je suis complètement d’accord avec les réflexions de Jean-Jacques Annaud. Il n’est pas possible
d’importer une architecture en plein désert pour créer une ville à partir de rien. Doha recrée une
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
architecture occidentale en plein désert, sans aucun rapport avec le climat, dans tous les sens du
terme. Il n’est pas possible d’acheter la culture française et de créer un Louvre ou un Centre
Pompidou au beau milieu du désert. Il ne suffit pas de poignées de dollars et de décréter la culture. Il
faut avant tout s’appuyer sur un écosystème existant.
Cela étant, tout ceci me renvoie aux propos de Lawrence Lessig sur les notions de « copyright » et de
« copyleft ». Tout dépend de la façon dont nous comprenons les situations. Nous sommes là pour
vulgariser la culture pour le grand public.
Le bâtiment du Federation square à Melbourne est l’une des œuvres architecturales que je préfère. Il
est construit au-dessus des anciens réseaux urbains fort peu sympathiques. Il crée un pont entre
quartiers riches et pauvres. Des écoles attirant des parents de toutes origines sociales se sont ainsi
implantées à cet endroit, de même que trois petits musées, très attractifs pour la population locale.
L’architecture est une réponse à la population et aux touristes. Tous les matériaux qui ont servi à le
construire sont issus de la terre locale et c’est cette nouvelle Melbourne qui est offerte ainsi aux
habitants.
Kjetil Tredal THORSEN
Il s’agit d’une question délicate, car la notion d’urbanisme n’est pas la même partout. Nous pourrions
évoquer deux exemples. Je pense à une ville très ouverte et peu dense comme Helsinki où s’est
implanté le bâtiment Chiasma. Chacun sait bien que la différence entre les catholiques et les
protestants réside dans la longueur de l’ombre. C’est cette notion qui se retrouve là. Je voudrais
aussi évoquer la création d’un musée historique au Portugal, dans une région complètement
urbanisée, avec des rues de quatre mètres de large. Il n’est pas possible de juger qu’un projet est
meilleur que l’autre. Tout dépend du contexte dans lequel il s’inscrit et de la situation locale. Si
j’avais envie de plaisanter, je vous répondrais certainement les Pyramides du Caire.
Jean-Jacques ANNAUD
Je dois dire que je reste sous le charme de la rénovation de Ghadamès en Libye. Il s’agit d’une ville
aux confins du désert, qui a été restaurée de façon remarquable, en utilisant la terre pour matériau
premier. Les palais sont réhabilités à l’intérieur avec beaucoup de goût. Les maisons sont très
fraîches, grâce à ce matériau particulier. Les palmiers n’ont pas été détruits et le système d’irrigation
a été remis en marche. A côté, une ville nouvelle propose de très beaux hôtels dans le style du
désert. J’ai trouvé cet endroit très plaisant, avec un dédale de ruelles qui créent une beauté
envoûtante.
Pour l’heure, c’est une ville un peu morte, car la Libye refuse de s’ouvrir pour des raisons politiques.
Il est tout de même intéressant de constater que les habitants du lieu ont cherché à recréer leur
identité. Il se dégage de cette ville une incroyable puissance, car elle a été reconstruite par les gens
de la région, dans le respect des traditions. Elle est tout à la fois très fédératrice et moderne, autour
d’un quartier où chaque habitant est connecté à Internet. Cette ville me donne l’impression d’être à
même de faire le lien entre son futur et ses racines.
Eric IZRAELEWICZ
Je vous remercie. Je regrette tout de même que personne n’ait cité Avignon. Nicolas, je vous cède la
parole pour conclure cette session.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Nicolas SEYDOUX
Je n’ai nullement l’intention de résumer ce qu’ont dit les responsables politiques, les philosophes et
les économistes. Avant d’avoir pu prendre connaissance de son contenu, nous avions entendu
beaucoup de bien de l’étude menée par Inéum. Les propos tenus au cours de ces tables rondes
illustrent la diversité des points de vue et l’intérêt de nous projeter plus avant. Nous devons porter
cette notion d’attractivité auprès de l’OCDE et de l’UNESCO, de manière à ce qu’elle se développe.
La France s’enorgueillit du souvenir de Charles V et de François Ier. Pourtant, je ne suis pas certain
que les paysans de l’époque ont beaucoup goûté la construction des châteaux de la Loire. Il en allait
certainement de même au moment de la construction de Versailles. Les palais qui sortaient de terre
n’avaient pas grand-chose à voir avec l’habitat traditionnel. Je pense, au contraire de certains, qu’il
faut se réjouir du fait que certains personnages riches fassent appel aux services des plus grands
architectes du monde et décident de rassembler les plus belles collections du monde. Qu’ont dû dire
les Avignonnais lorsqu’ils ont vu s’ériger ces murailles et ce magnifique château ? Ils ont dû penser
que cela n’avait rien à faire en Avignon.
En tant qu’Occidentaux, nous ferions mieux d’accepter avec humilité que d’autres pays fassent mieux
et plus que nous-mêmes, pour nous montrer d’ailleurs que nous devons nous aussi nous améliorer.
Certes, des erreurs sont certainement commises dans ces pays, mais nous en avons aussi commis de
nombreuses. S’il nous faut nous rendre dans les pays du Golfe pour découvrir les trésors de l’art
islamique et de l’art chrétien, nous ne pouvons que nous réjouir de cet échange de culture. Or c’est
exactement ce que ce Forum vise à promouvoir.
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Vendredi 20 novembre
Débat à l’Université d’Avignon et des pays de Vaucluse
Réinventer les médias à l’heure d’Internet
Emmanuel ETHIS
Président de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse (France)
Pour sa deuxième édition, le Forum d’Avignon a cette année choisi de se décentraliser pour partie
dans notre université. C’est un grand honneur de vous accueillir dans les magnifiques murs de notre
établissement, mais également une véritable joie, au sens le plus scientifique et culturel de ce terme,
car nous considérons tous ici que l’université est le lieu de prédilection pour réfléchir, pour imaginer,
pour inventer avec ceux qui en seront les futurs acteurs, la pensée de demain, tant en matière de
culture qu’en matière de sciences. Dieu sait combien cela est difficile, car la responsabilité de la
transmission aux générations futures constitue une responsabilité qui nous importe au quotidien.
Au demeurant, le niveau de l’investissement qu’une société place dans son enseignement supérieur
et sa recherche exprime avec exactitude la confiance qu’elle place dans les structures en charge de
former les générations futures, de penser l’innovation et d’inventer son avenir culturel.
Il existe un grand point commun entre les mondes de la culture et de l’université. J’en ai eu la preuve
tout au long de la journée, dans la mesure où nous avons tous pris l’habitude de la citation dans nos
propos. Depuis ce matin, j’ai entendu citer Jean Vilar et Jean-Luc Godard, comme nous citons ici Max
Weber, Aristote ou même Pierre Bourdieu. Nos deux mondes ont aussi en commun une curiosité. Ils
ne citent jamais les gens qui fabriquent la pensée présente ou à venir. Nous ne citons jamais les
jeunes. Nous ne citons que des anciens. C’est au reste une singularité de la pensée occidentale,
comme si ce que pensaient nos jeunes n’était pas abouti, comme si cette pensée nous faisait peur.
Pourtant, si l’on comprend la nécessité du cadre référentiel qui nous renvoie à l’histoire et au passé
dans nos citations, il me semble que nous devons aussi adopter un regard qui nous permette de
délier nos esprits et de faire rêver nos mémoires avec la vigueur et l’irrévérence de la pensée
d’aujourd’hui. Nos jeunes chercheurs et nos jeunes étudiants, surtout lorsqu’ils sont issus de la
province, ont des milliers de choses à nous dire et à nous apprendre.
Au reste, nous nous plaisons à Avignon à raconter notre histoire, à rappeler que le projet de notre
université est né en 1303, alors que les Papes voulaient contrecarrer le pouvoir intellectuel de la
Sorbonne et du roi Philippe le Bel. Les Papes ont installé à Avignon toutes les facultés (médecine,
droit et autres). C’est un étudiant qui leur a inspiré que cela ne serait pas mal, pour se différencier du
centralisme parisien, que tous les étudiants avignonnais dans leur parcours, puissent faire le tour de
l’Europe. Nous sommes bien en 1303 et c’est donc à Avignon que nous inventons le programme
Erasmus.
Des expériences sont tentées ici et tout devient possible, le but étant de voir comment les choses
fonctionnent concrètement. Nous nous inquiétons par exemple en ce moment beaucoup de la
manière dont fonctionnent nos bibliothèques universitaires. Ici, notre conservatrice a mis au point
une semaine intitulée « Ne rangez rien », pour voir concrètement ce qui se passe dans une
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
bibliothèque universitaire lorsque l’on ne range pas les ouvrages empruntés. Je crois que tous les
étudiants ont pris des photos, tant le résultat est édifiant. Ceci nous donne une véritable idée de
l’activité universitaire.
Tout est possible dans cette université d’Avignon, qui est classée par notre ministère comme une
université de moins de 10 000 étudiants. Il s’agit là d’un critère dans notre pays. C’est pourquoi, avec
toutes les équipes, tous les personnels, tous les étudiants, tous les enseignants et tous les
enseignants-chercheurs, nous travaillons à construire ici la première université thématique de France
au sens le plus fort du mot, une université qui, dans les champs et les campagnes, a développé la
thématique agro-sciences et sciences, tandis que, dans ces bâtiments, elle s’appuie sur la thématique
culture et patrimoine.
L’an dernier, le Premier ministre François Fillon, pendant le Forum d’Avignon, avait indiqué que notre
université s’apprêtait à devenir la première université de la culture en France, une culture entendue
au sens large et englobant bien sûr la culture scientifique, primordiale pour penser l’innovation. Pour
cela, il nous faut inscrire le projet universitaire dans la longue durée – pour reprendre les mots du
philosophe allemand Richard David Precht, qui a ouvert la session ce matin – une longue durée qui
excède de très loin le temps du politique, au sens des mandats.
C’est pour cela qu’il me semble important de nous référer au passé, mais aussi de prendre avec nos
étudiants confiance en l’avenir. Je tiens à rappeler qu’il en est de l’université comme de la culture.
Jean Vilar avait énoncé en son temps un projet, celui de réunir dans les travées du Palais des Papes le
petit boutiquier, le facteur, le chef d’entreprise, bref, toutes les classes sociales. Le projet de Jean
Vilar était certes fort, mais il n’a pu prendre forme qu’avec le relais d’un pouvoir politique qui avait le
sens de l’urgence et de la nécessité. Je tiens à souligner que ce projet n’a pas réellement pris forme
du vivant de Jean Vilar, mais il s’est réalisé 60 ans après qu’il l’a énoncé. C’est aujourd’hui qu’on
trouve enfin dans la Cour d’honneur toutes les classes sociales réunies. Nous sommes vraiment dans
la longue durée qui excède la durée du pouvoir politique. C’est la raison pour laquelle je pense que
nous devons à toutes les femmes, tous les hommes et à tous les politiques qui ont compris que ce
n’est qu’en se mettant au service de l’histoire, et non en mettant l’histoire à leur service, qu’il était
possible de nous réinventer autour de cette merveilleuse valeur qu’on appelle le progrès.
L’université, c’est le lieu de prédilection où l’on réinvente chaque jour ce progrès. C’est pourquoi
nous sommes très heureux de cette occasion d’échange et de partage qui nous est offerte avec vous
ce soir, autour de la réinvention des médias à l’heure de l’internet. Je tiens à remercier ici tous nos
intervenants, toute notre communauté universitaire, tous les services mobilisés autour de cet
événement, Canal 2 TV, qui retransmet cette conférence dans toutes les universités du monde. Je
veux également remercier Monsieur Seydoux, qui, dès l’an dernier, nous avait offert une conférence.
Cette université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, qui, nous l’espérons, deviendra bel et bien la
première université de la culture de France, est la vôtre. Je vous remercie.
Axel GANZ
Modérateur (France)
Fondateur du groupe Prisma Presse
Editeur AG Communication, membre du Conseil de Surveillance de Gruner + Jahr
Vice-Président du Forum d’Avignon
Merci, Monsieur le Président, pour cet accueil chaleureux dans cette merveilleuse salle. Permettezmoi de ne pas prolonger les éloges concernant l’accueil que votre ville et votre université nous a
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
réservés. Nous sommes ici nombreux et je voudrais rentrer rapidement dans le vif du sujet, dense,
qui est le nôtre aujourd’hui.
Plusieurs dirigeants de médias participeront à ce débat. Ils viennent d’horizons divers, de la radio, de
la presse écrite, de la télévision et même d’Internet. Le débat sera assurément très intéressant, c’est
pourquoi nous voulons entrer immédiatement dans le sujet, afin que les étudiants et les personnes
présentes puissent profiter au maximum de ce temps d’échanges.
Tout de même, je voudrais souhaiter la bienvenue à deux personnalités, à savoir Monsieur le
Ministre de la Culture du Maroc, Bensalem Himmich, et Monsieur l’Ambassadeur des Etats-Unis,
Charles Rivkin. Ce dernier est l’un des nôtres, dans la mesure où, avant d’être nommé ambassadeur
en France et à Monaco, il était producteur du Muppet Show. Il connaît donc bien le sujet qui nous
intéresse ce soir. Monsieur Bensalem Himmich présentera pour sa part le point de vue d’un pays
émergent, qui connaît de rapides mutations en ce moment.
Le sujet de ce débat est : « Réinventer les médias à l’heure d’Internet ». Aucun domaine de notre
économie n’a connu des changements aussi profonds que les médias au cours des dernières années.
En dehors des influences conjoncturelles, ce domaine est traversé par des changements structurels
fondamentaux. L’Internet est en train de bousculer les médias traditionnels, mais cherche encore en
ce moment lui-même son modèle économique.
Le consommateur se voit proposer une offre très large, comme rarement, mais les journées n’étant
toujours faites que de 24 heures, pour consommer comme il le souhaite, c’est-à-dire lire, voir,
écouter, s’informer et se divertir, il doit faire des choix. Qu’est-ce qui influence ses choix ? S’agit-il du
contenu, du coût ou de la facilité d’accès ? Qu’est-ce qui influence ses comportements,
profondément bouleversés en l’espace de quelques années ? Il n’est pas évident de répondre à cette
question.
Une chose pourtant est claire. Le changement s’accélère. Reste à déterminer où l’on va. Toutes ces
questions restent pour l’heure sans réponse. Les scenarii oscillent entre une vision apocalyptique
pour les uns et un optimisme sans bornes pour les autres. Une chose pourtant est claire et sûre dans
ce chamboulement : les médias doivent se réinventer. Le comment est notre sujet ce soir.
Ma première question s’adressera à Francis Morel, Directeur du groupe Le Figaro. Je ne pense pas
qu’il soit nécessaire de souligner l’importance et le rôle du groupe qu’il dirige dans le paysage de la
presse à l’heure actuelle. Sous l’impulsion de Francis Morel, lefigaro.fr est devenu, avec environ
7,3 millions de visiteurs uniques, le premier acteur dans l’Internet en France. Je tiens à vous en
féliciter, même si je vous sais très préoccupé par la question de la gratuité. Si les valeurs boursières
du net connaissent une croissance mirobolante, le succès financier n’est pas toujours au rendezvous. Combien de temps la presse écrite va-t-elle continuer à financer le net ?
Francis MOREL
Directeur général, Groupe Le Figaro (France)
Cette question me préoccupe en effet fortement. Aujourd’hui, les sites d’information continuent à se
multiplier. Aucun, à l’exception de celui du Wall Street Journal, ne peut se vanter à l’heure actuelle
d’être rentable ou même d’atteindre l’équilibre. Dans notre civilisation, la gratuité devient une valeur
évidente. Je reste frappé de voir que mes enfants, qui ont votre âge, téléchargent de la musique, des
séries télévisées et des films sur Internet. Ils consultent les sites d’information à plusieurs reprises
dans la journée. Il leur semble tellement naturel de ne pas payer pour ces services.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Or nous voyons bien que tous les sites d’information qui ont choisi de passer au contenu payant, à
l’exception encore une fois du Wall Street Journal, voient leur fréquentation s’effondrer.
Axel GANZ
Une étude de Boston Consulting montre que 63 % des Français sont prêts à payer pour des contenus
Internet. Qu’en pensez-vous ?
Francis MOREL
Je pense que ces déclarations sont bien loin de la vérité. En effet, sur l’iPhone, il est possible de
télécharger les applications L’Equipe ou Eurosport. Pour L’Equipe, l’application est disponible au prix
de 0,79 euro. Cette marque, pourtant incontournable dans le monde du sport, voit son application
téléchargée sept fois moins que celle développée par Eurosport, qui est gratuite.
Axel GANZ
Je partage votre avis. Souvent, dans ce type d’études, nous constatons un grand écart entre les
déclarations et la réalité. Je voudrais tout de même me tourner vers la salle et les jeunes qui nous
entourent. Etes-vous prêts, en toute franchise, à payer pour des contenus Internet ? Personne ne
lève la main.
Francis MOREL
Je suis désespéré. Je n’ai plus qu’à m’en aller et me jeter du haut du pont d’Avignon.
Axel GANZ
La question de la gratuité sur Internet pose véritablement problème. C’est pourquoi j’aimerais poser
cette même question à Christian Unger, président du Groupe Ringier, leader de la presse en Suisse,
avec des activités très diversifiées aussi bien dans le domaine de la presse que celui de l’Internet. Il
vient de racheter récemment la société Scout Suisse, premier acteur dans le domaine des
transactions payantes. Avant d’accéder à la tête de ce groupe, Christian Ringier dirigeait une société
Internet. Il dispose donc d’une grande expérience et d’une grande compétence dans ces deux
secteurs. Je voudrais lui demander si la presse et l’Internet sont complémentaires ou si l’un risque de
cannibaliser l’autre.
Christian UNGER
PDG, Ringier S.A. (Suisse)
Je crois plus à la cannibalisation qu’à la complémentarité. Cette cannibalisation prend trois formes.
Tout d’abord, la dimension temps est essentielle. Ainsi, le temps de consommation des médias n’a
pas véritablement évolué au cours des dernières années. En revanche, nous constatons un transfert
du temps réservé à la lecture de la presse en direction de la consultation d’Internet. Ensuite, la
dimension prix s’avère essentielle. Internet est un média gratuit par essence et il sera très difficile de
le rendre vraiment payant. Cette gratuité fait très mal aux offres payantes et exerce une pression sur
les prix de la presse. Enfin, la troisième dimension a trait au business model. Je crois que les petites
annonces des journaux, que nous avons récupérées en prenant le contrôle du groupe Scout, seront
prochainement amenées à disparaître de la presse écrite. Des sites Internet prendront le relais.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Axel GANZ
Nous ne parlons plus ici de contenus, mais d’opérations commerciales. Le financement assuré par ces
petites annonces est essentiel pour l’équilibre de nos titres, mais celles-ci ne rentrent pas dans la
création de contenus.
Christian UNGER
Nous pourrions arguer du fait que ces petites annonces offraient il y a dix ans encore un véritable
contenu dans nos journaux, même si leur nature commerciale est indéniable. Ces contenus vont
disparaître et mettre à mal les groupes qui ne sont investis que dans le seul domaine du print.
Axel GANZ
D’une part, l’Internet demeure un média interactif qui s’adresse pour l’essentiel aux plus jeunes.
D’autre part, le temps n’est pas élastique. La presse souffre en ce moment de la préférence accordée
à d’autres médias.
Christian UNGER
Il est vrai que le public jeune passe plus de temps sur Internet que les plus âgés. Cependant, le
développement est très rapide et les plus âgés (plus de 60 ans) tendent à combler leur retard. Ce
sont généralement leurs petits-enfants qui les initient. Je pense qu’Internet va peu à peu se
transformer en mass-média, alors qu’il séduit pour l’heure plutôt les jeunes. Au niveau mondial, 70 %
des personnes âgées de moins de 50 ans utilisent Internet. Je pense que, dans cinq ans, il en ira de
même pour les personnes âgées de plus de 50 ans.
Axel GANZ
Nous venons de parler de la situation pour la presse, mais il faut savoir que les audiences de la
télévision tendent à stagner en ce moment. Présent parmi nous, Alain de Pouzilhac a exercé tout au
long de sa carrière dans le monde de la communication. Après un passage par Publicis et Havas, il
devient, en 2006, Président de la chaîne France 24. En 2008, il est chargé par Nicolas Sarkozy de la
création d’une holding pour l’audiovisuel extérieur de la France, autour de Radio France
international, France 24 et TV5 Monde. Certains disent déjà que la télévision est un média qui
s’adresse aux plus vieux. Ces quatre années passées à la tête de France 24 vous ont-elles donné ce
même sentiment ?
Alain de POUZILHAC
Président de France 24, PDG de RFI (France)
Cette présentation me semble quelque peu caricaturale, même si elle n’est pas complètement
dénuée de fondement. France 24 est une chaîne d’information internationale qui a pour concurrents
Al Jazeera, BBC World et CNN. Ce sont les leaders d’opinion qui regardent ces chaînes.
Qu’est-ce qu’un leader d’opinion ? Il s’agit d’une personne qui gagne plus de 100 000 euros par an.
Elle voyage plus de huit fois par an, dans le cadre de son métier, sur au moins deux continents. C’est
aussi une personne influente, de par sa position de chef d’entreprise ou de personne reconnue par
les médias. C’est le critère de revenus qui s’avère essentiel pour distinguer les leaders d’opinion. Or
ces leaders d’opinion, dans le monde, constituent 1 à 5 % de la population dans les pays faibles,
comme en Afrique. Dans les pays forts, ils représentent 15 % de la population. Cependant, ce critère
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
économique nous amène à comprendre que notre cœur de cible est constitué principalement d’une
population âgée entre 35 et 65 ans.
Internet se moque des leaders d’opinion traditionnels. Sur Internet, il n’est pas besoin d’être riche
pour être influent, de même qu’il n’est pas nécessaire d’habiter une grande ville et être diplômé de
la plus grande université, celle d’Avignon. A condition de maîtriser la technologie, il devient possible
de créer des communautés larges. Ces nouveaux leaders d’opinion sont deux à trois fois plus
nombreux que les leaders traditionnels. Au final, le cœur de cible se déplace vers les 15-50 ans.
Le changement le plus important réside selon moi dans les modes de consommation. Je ne crois pas
à la théorie de la cannibalisation. Je pense que deux modes de consommation totalement différents
coexistent. Les comportements et les attentes de ceux qui regardent les chaînes d’information sur
Internet n’ont rien à voir avec ceux des personnes qui regardent les chaînes d’information à la
télévision. Les premiers réclament de l’interactivité. Ils refusent d’être spectateurs et veulent être
acteurs. Ils n’acceptent pas d’être soumis aux contraintes des médias traditionnels. Ils ne veulent pas
voir le journal débuter à l’heure et à la demi-heure. Ils souhaitent pouvoir commencer à le regarder à
l’instant même où ils se connectent.
Par ailleurs, l’information va au consommateur, là où, auparavant, le consommateur allait chercher
l’information. Les comportements ont donc considérablement évolué. Vous avez cité Jean Vilar,
originaire de Sète, comme moi. Je voudrais citer un autre habitant illustre de Sète, Paul Valéry, qui
disait : « Ce qui n’est pas fixé n’est rien, mais ce qui est fixé est mort ».
Axel GANZ
Nous reviendrons plus tard sur le thème de la distinction entre information et divertissement. Le
divertissement engendre une consommation passive et correspond bien à la télévision et à son
public plus âgé. Je veux maintenant m’adresser à l’un des rares représentants du camp qui a
l’avantage pour l’instant. Rémy Sautter connaît extrêmement bien les médias et, plus
particulièrement, la radio. Il fut Directeur général de la C.L.T. et Président de Channel 5. Aujourd’hui,
il est Président du Conseil de surveillance de RTL, première radio de France. Son cœur bat pour ce
média. Si l’Internet fait souffrir la presse et la télévision, il semblerait au contraire que son
émergence constitue une chance pour la radio. Est-ce bien vrai ?
Rémy SAUTTER
Président du conseil de surveillance d’Ediradio / RTL (France)
Internet nous fait certainement moins souffrir parce que nous avons mis au point le modèle de la
gratuité depuis l’origine. Les radios commerciales sont financées par la publicité et leurs auditeurs ne
paient rien. Le débat qui anime la presse écrite sur le fait de rendre leurs sites Internet payants ou
non ne nous concerne en rien. Notre site fonctionne très bien. Il constitue un relais de l’antenne et
fournit des informations pratiques en complément de ce qui est annoncé à l’antenne.
Internet nous fait-il souffrir ? L’audience globale de la radio, après quatre années de résistance, tend
à s’éroder légèrement. Les radios perdent en moyenne entre 1 et 1,5 % d’auditeurs chaque année. A
défaut d’être alarmante, la situation est quelque peu préoccupante. Nous pensons qu’Internet,
plutôt qu’un rival, doit devenir un allié, grâce à la très grande plasticité de la radio. Internet devient
maintenant un vecteur de diffusion. Chacun peut écouter la radio en FM, en ondes longues et sur
Internet ou sur un téléphone portable 3G. Sans disposer de chiffres très fiables, il semblerait que
près de 10 à 12 % de notre auditoire nous écoute de cette façon. La radio devient, par ce biais,
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universelle, alors qu’elle était autrefois uniquement immédiate et portable. Chaque mois, RTL reçoit
plusieurs centaines de courriers provenant d’auditeurs vivant sur un autre continent, qui nous
écoutent en ligne. De plus, grâce à Internet, les auditeurs ont la possibilité d’écouter nos
programmes en différé. Les chroniques et les éditoriaux peuvent être ainsi écoutés quelques heures,
voire quelques jours plus tard, à la demande.
Nous ne sommes donc pas en opposition avec Internet, puisque nous avons fait le choix de la
numérisation voilà longtemps. Nous sommes simplement en train de rechercher comment renforcer
notre alliance avec Internet.
Axel GANZ
Les éditeurs ont l’habitude de dire qu’il est possible de lire en regardant la télévision et vice-versa. Il
est en revanche possible de lire, de conduire et de travailler en écoutant la radio. Comment expliquer
cette érosion ?
Rémy SAUTTER
Elle provient pour l’essentiel de l’érosion des radios musicales. Après avoir « boosté » l’audience
globale de notre média entre la fin des années 80 et le début des années 2000, elles subissent
aujourd’hui la concurrence de la consommation de musique par d’autres vecteurs. Il est certain que
les MP3 et MP4 font beaucoup de tort à la radio. Autrefois, c’est la radio qui découvrait les nouveaux
talents et lançait des carrières. Aujourd’hui, Internet prend le relais. En revanche, les grandes radios
généralistes mêlant divertissement et information ne voient pas leur audience reculer.
Axel GANZ
Rémy Sautter, je vous ai présenté comme un gagnant dans le paysage média actuel. Nous nous
intéresserons plus tard à ceux que nous pourrions nommer « les coupables ». Avant cela, je voudrais
me tourner vers un acteur controversé. Anthony Zameczkowski, qui dispose de 10 années
d’expérience dans le secteur des médias et de la télévision, a mené une carrière internationale entre
Lagardère et Warner Bros., au Moyen-Orient et aux Etats-Unis. En 2006, il rejoint Google à Londres
pour prendre des responsabilités paneuropéennes. Depuis 2009, il dirige les partenariats
stratégiques de YouTube en France et en Europe. Beaucoup, dans le monde des médias, vous
considèrent comme un ennemi. Vous attirez à vous les publicités qui étaient réservées à d’autres
médias et concurrencez leur audience. Quand YouTube remplacera-t-il la télévision et mettra-t-il au
chômage Alain de Pouzilhac ?
Anthony ZAMECZKOWSKI
Directeur des partenariats, YouTube EMEA (France)
Alain de Pouzilhac n’a pas à nous craindre. Il fait d’ailleurs partie des premiers à avoir fait confiance à
YouTube, pour son lancement en France en juin 2007. France 24 utilise YouTube comme une plateforme d’accès et de distribution. Nos partenaires conçoivent YouTube comme un complément à la
télévision linéaire. Aujourd’hui, YouTube représente une plate-forme non linéaire qui propose
uniquement de la diffusion à la demande et non de la diffusion en direct.
Nos partenaires, comme France 24, utilisent pleinement les capacités de YouTube pour promouvoir
leur contenu, distribuer leur chaîne à l’international, ce qui est la vocation même de France 24.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
YouTube est une plate-forme mondiale qui attire 450 millions de visiteurs uniques mensuels et qui
permet de dépasser les frontières.
YouTube peut également être utilisé pour mieux connaître son audience, sous la forme d’un focusgroup en temps réel. Il permet enfin de générer des revenus complémentaires par rapport à la
télévision. Nous sommes positionnés sur un marché naissant et YouTube n’existe que depuis 4 ans.
Nous voulons créer un business model performant, main dans la main avec les ayants droit.
Axel GANZ
Vous parlez d’une complémentarité avec les médias traditionnels. Serait-il envisageable d’étendre
cette complémentarité au secteur de la presse ? La nature du support rend-elle la chose impossible ?
Anthony ZAMECZKOWSKI
Nous travaillons aussi avec la presse et lui permettons de transposer ses marques dans un
environnement différent, en diffusant leurs contenus vidéo. Un nombre de plus en plus important de
groupes de presse se lancent désormais dans la vidéo. Ces contenus sont monétisés sur YouTube, qui
présente l’avantage de l’interaction avec la communauté des utilisateurs.
Axel GANZ
Permettez-moi de saluer l’arrivée du Ministre de la Culture et de la Communication, Frédéric
Mitterrand. Merci de nous faire l’honneur de votre présence. Je dois dire qu’il est assez rare de
retrouver deux Ministres autour d’une même table ronde.
Le terme de média nécessite à mon sens aujourd’hui une redéfinition. Restreint jusqu’à présent aux
médias traditionnels, le champ mérite maintenant d’être élargi. L’interactivité que propose Internet a
bouleversé la donne, en proposant des contenus produits par les utilisateurs eux-mêmes. Le lien qui
unit directement le consommateur et le producteur fait naître un nouveau type de média. Ces
nouveaux médias sont représentés ce soir par deux personnes, Cécile Rap-Veber et Simon Istolainen.
Cécile Rap-Veber travaille depuis 10 ans pour Vivendi. Au sein d’Universal Music Consulting and
Contents, elle valorise l’image des artistes et leur catalogue à travers une marque et de nouveaux
modes de distribution. Simon Istolainen constitue le prototype même de l’entrepreneur de la
« génération net ». Il est à l’origine de sociétés telles que peopleforcinema ou
mymajorcompany.com, grâce à laquelle chacun devient producteur de disques. Avec ces deux
projets innovateurs, Simon Istolainen fait émerger des contenus de qualité et professionnels avec les
internautes, qui, d’une part, proposent leurs projets et, d’autre part, décident de les financer.
Parlez-nous de vos modèles et vos expériences. Ne craignez-vous pas qu’un jour, si votre modèle
venait à connaître un très grand succès, les artistes n’aient plus besoin de vous ? Nous pourrions en
effet imaginer une société où chacun devient créateur et distributeur, utilisant l’Internet comme
outil de promotion et de vente.
Simon ISTOLAINEN
PDG PeopleForCineam, fondateur de MyMajorCompany (France)
Au travers de mymajorcompany et de peopleforcinema, nous considérons le média comme un
vecteur pour financer les contenus. Dans le cadre de l’économie numérique, le problème réside dans
l’impossibilité de financer les contenus. La diffusion de contenus qui ne peuvent être financés ne
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
fonctionne en effet pas. Le principe du « crowdfunding », c’est-à-dire le financement par le grand
public permet de créer un univers favorable au financement des contenus sur Internet.
Dans le cadre de l’expérience de mymajorcompany, nous constatons une translation du secteur
traditionnel de la vente de disques vers l’Internet. Cependant, le business model du second ne
compense pas suffisamment les pertes du premier pour financer les jeunes artistes. Ainsi, lorsque le
marché du disque perd 50 % de sa valeur sur cinq ans, il devient complexe d’assurer ce financement.
Nous avons voulu prendre appui sur le phénomène communautaire existant sur Internet et les
expériences telles que celles de Kamini, afin de rapprocher le fan de son artiste et de l’impliquer dans
la construction même du contenu et de son financement. Ce modèle a été lancé il y a deux ans et
nous avons levé plus de 1,5 million d’euros auprès des internautes. Nous avons ainsi produit
Grégoire, qui figure en tête des ventes de disques pour l’année 2008.
Aujourd’hui, nous adaptons un modèle similaire pour le cinéma, avec EuropaCorp, qui appartient à
Luc Besson, Wild Bunch et Mars Distribution. Le média internet est là encore considéré comme un
moyen de financer les contenus et d’assurer la pérennité du modèle. YouTube et DailyMotion, qui
sont nos partenaires, ne financent pas les contenus. Il nous faut donc trouver les moyens d’utiliser
Internet comme un vecteur de financement.
Axel GANZ
Cécile Rap-Veber, ce modèle n’est-il pas concurrent du vôtre ? Vous représentez les artistes établis et
les valorisez à travers vos modèles, mais Simon Istolainen produit des artistes, ce que vous ne faites
pas.
Cécile RAP-VEBER
Directeur – Universal Music Consulting & Contents, U Think (France)
Simon Istolainen n’est pas un concurrent, en ce sens qu’il réalise un véritable travail de producteur.
MyMajorCompany est une véritable maison de disques, même si sa taille est plus réduite que celle
d’Universal ou de Sony, en termes de structures. Elle pratique pour autant le même métier. Elle
finance des artistes qui ne disposent pas les moyens pour produire eux-mêmes leurs disques, car les
studios d’enregistrement, les musiciens et les ingénieurs du son coûtent cher. Parfois, les artistes ont
aussi besoin des conseils de directeurs artistiques. Ensuite, toute une équipe se met en marche
autour de l’artiste, afin de promouvoir ses œuvres, par le biais du marketing. Grégoire est passé par
tout ce parcours, grâce à l’équipe de mymajorcompany. La distribution numérique et physique de ses
titres a donné lieu à des accords avec une maison de disques, en l’occurrence Warner.
MyMajorCompany n’est donc pas un concurrent au sens où vous l’entendez.
Axel GANZ
Vous allez donc prochainement fusionner.
Cécile RAP-VEBER
A ce jour, Universal prend tous les risques en termes de financement. Vous parlez des artistes établis
dans notre catalogue, parce qu’il s’agit bien entendu des plus connus. Cependant, chaque jour, nous
signons une dizaine d’artistes. Un seul émerge, grâce aux médias et au public. Vous n’entendrez
probablement jamais parler des neuf autres, qui ne vendent que 5 000 albums par an. Pourtant, nous
avons produit avec certains quatre ou cinq disques, qu’il s’agisse de jazz, de classique, de pop ou de
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variété, parce que nous estimons qu’ils ont du talent et qu’un jour, peut-être, ils émergeront. Pour
prendre un exemple peut-être un peu extrême, pendant des années, Serge Gainsbourg n’a pas réussi
à vendre de disques. Il n’a connu son premier succès en termes de ventes qu’au moment où il a
produit son album reggae. C’est la maison de disque que je représente qui l’a soutenu pendant des
années où il écrivait des chefs-d’œuvre plutôt boudés par le public. Il s’agit pourtant aujourd’hui de
l’une des sommités de la variété française. En ce moment, nous sommes peut-être en train de
produire les Brel et les Brassens de demain.
Je tiens à distinguer plusieurs Internets. L’un s’appuie sur un modèle payant, avec des plates-formes
de téléchargement. Cela m’a fait beaucoup de peine lorsque j’ai vu qu’aucun d’entre vous dans la
salle n’était prêt à payer pour acheter des contenus sur Internet. Vous n’avez peut-être jamais été
tentés par iTunes, Virgin Méga ou Fnac Music, mais il faut savoir que la fréquentation de ces platesformes continue de croître de par le monde. L’autre Internet est gratuit et légal. Il est représenté ici
par YouTube. Les ayants droit sont rémunérés par des accords, mais les consommateurs ne paient
rien. Ce mode de consommation nous convient tout à fait, dès lors qu’il nous permet de conserver
les moyens de payer les auteurs, les compositeurs et les artistes. Un dernier pan d’Internet s’appuie
sur le piratage, qui sera – espérons-le – endigué grâce à la loi HADOPI.
Cette loi peut vous apparaître néfaste. Elle nous semble au contraire nécessaire. Mes parents ne
connaissaient pas il y a 40 ans les limitations de vitesse sur autoroute, ni le port obligatoire de la
ceinture de sécurité. Aujourd’hui, ils ont compris que tout ceci était nécessaire pour sauver des vies.
A notre niveau, pour sauver la création, nous avons besoin de chemins légaux, faute de quoi seuls 5 à
10 % des artistes que vous appréciez aujourd’hui pourront survivre et être produits.
Axel GANZ
Il semblerait que les médias n’aient pas encore attaché la ceinture de sécurité. De fait, tout bouge et
tout est en évolution. Je voudrais, avant de revenir sur le fossé qui se creuse entre la situation de
l’information et celle du divertissement, interroger Monsieur le Ministre de la Culture du Maroc.
Comment considérez-vous la situation ?
Bensalem HIMMICH
Ministre de la culture (Maroc)
Je vous répondrai en ma qualité de nouveau ministre de la culture, mais aussi en tant qu’intellectuel.
J’ai enseigné pendant de longues années et écris des livres en arabe et en français. J’ai créé deux
revues qui ont été interdites pendant les années difficiles que notre pays a connues. Aujourd’hui, le
Maroc n’échappe pas à l’influence du « free flow of informations », avec une presse écrite, un
système audiovisuel et des médias numériques. De par ma formation philosophique, j’ai tendance à
voir le monde dans une perspective déontologique et éthique. Et donc en ce cas d’espèce, je ne
cesse de rappeler la différence entre l’information, qui doit obligatoirement s’appuyer sur
l’investigation et des sources sûres, et l’interprétation qui, à cette condition, demeure totalement
libre. Cette règle d’or, au Maroc d’aujourd’hui, n’est pas à vrai dire toujours respectée, loin s’en faut.
Nos années difficiles ont connu une forte ébullition qui, comme dans une marmite d’eau sous des
braises ardentes, ont dégagé, une fois le couvercle levé, une véritable soif d’expression, s’exerçant
parfois au travers de débordements excessifs, même s’ils sont compréhensibles.
Je vous invite à vous rendre au Maroc pour apprécier la situation par vous-mêmes. Visitez Tanger Med et les autres grands chantiers sur l’ensemble du territoire ; informez-vous aussi sur le grand
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projet des énergies renouvelables. Le Maroc s’apprête d’ores et déjà à exploiter et exporter le soleil
de son désert. Notre pays émerge. Il a besoin d’un accompagnement actif des hommes et des
femmes de bonne volonté. La liberté doit y être garantie, à condition de ne pas la confondre avec le
dénigrement tous azimuts ou l’irresponsabilité.
Certains baptisent la nouvelle génération « la génération internet », « la génération digitale » voire
« la génération plasma ». Je ne souscris pas à ces appellations ; mais, en tant que père, je peux vous
dire que pour mes enfants qui raffolent des nouvelles technologies, j’ai veillé à ce qu’ils ne
confondent pas l’outil et la fin. Internet est un fantastique instrument, mais il ne saurait se
substituer à la fin, qui est la culture et l’éducation. Si nous ne comprenons pas cela, nous allons droit
au mur. Après le leur avoir suffisamment répété, ils ont fini par souscrire à cette vue de bon sens.
Comme le disait le philosophe stoïcien Sénèque : « Quand le cap n’est pas fixé, tous les vents sont
contraires. » Et le cap c’est l’épanouissement de la personnalité par la culture. Nous avons la
responsabilité aujourd’hui de réorienter notre jeunesse vers le savoir et l’amour de sa bonne
acquisition. Nous disposons actuellement d’outils et de supports en plein boom, mais ils n’ont de
sens qu’au service de l’élévation et du bien-être culturel.
Axel GANZ
Nous souhaitons que ce débat laisse une large place aux questions de la salle. Elles n’épargneront pas
certainement notre Ministre de la Culture.
De la salle
Très justement, vous souligniez que nous passions d’une culture passive à une culture de
l’expérience. Plutôt que de vous plaindre de la gratuité, pourquoi ne voulez-vous pas la considérer
comme une étape vers une nouvelle économie de l’expérience ? Dans le domaine de la musique, je
voudrais évoquer l’exemple de Radiohead, qui a mis son dernier album gratuitement en ligne et qui a
récupéré ensuite beaucoup d’argent sur les concerts. Des groupes plus petits peuvent aussi émerger
par le biais d’Internet. La gratuité pourrait devenir un chaînon essentiel de cette nouvelle économie
de l’expérience.
Cécile RAP-VEBER
Beaucoup de grands groupes internationaux annoncent qu’ils se séparent aujourd’hui de leur maison
de disques. Il faut tout de même rappeler qu’ils ont été financés et promus pendant 10 ou 20 ans
pour certains par ces mêmes maisons de disques. Aujourd’hui, Radiohead constitue une marque
suffisamment forte pour attirer un public large, lorsqu’il organise un concert. Des groupes comme
celui-ci peuvent facilement passer le cap de la gratuité.
Il faut aussi préciser que les concerts représentent une source de revenus qui ne va pas aux mêmes
ayants droit. Ce sont les producteurs de spectacles, qui n’ont aucun rapport avec les maisons de
disques. Je suis persuadée que le passage par la gratuité nous privera du financement de nouveaux
artistes.
Francis MOREL
Votre question faisait essentiellement référence à la musique. Cependant, je voulais évoquer la
problématique de l’information offerte par les sites gratuits. L’information est coûteuse à produire.
Elle nécessite des moyens humains importants. Une information gratuite n’est pas imaginable. Il
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n’existe aucun modèle économique possible à ce niveau pour construire une information sérieuse,
fiable, avec un certain recul, sans revenus en face.
Axel GANZ
Tous les médias sont en effet concernés par cette problématique. Au niveau de la presse, je crains
que les diffusions ne continuent à se réduire au cours des années à venir, pour les raisons qui ont été
évoquées. La publicité ne retrouvera jamais les niveaux anciens. Si nous poussons les contraintes sur
les rédactions, au-delà de celles que nous exerçons actuellement, quels contenus pourrons-nous
produire ?
Rémy SAUTTER
Ma réponse en la matière risque de ne pas plaire. C’est celle d’une personne issue d’un média qui vit
de la gratuité depuis 70 ans. Les radios marchent très bien dans le modèle gratuit, avec un
financement grâce à la publicité. Aujourd’hui, les sites Internet peinent à attirer un volume de
publicité suffisant, du fait de leur nombre. La publicité nécessite une certaine concentration. Il est
donc possible de bâtir un modèle gratuit, comme la presse tente aujourd’hui de le démontrer, mais
cela ne fonctionne qu’avec une offre restreinte. Pour vouloir la gratuité, il faut accepter la
concentration. Elle seule peut permettre d’atteindre les volumes suffisants.
Axel GANZ
Cette question s’adresse à tous ceux qui sont à la recherche d’un modèle économique sur Internet.
Celui-ci n’est-il pas en danger, au regard de la facilité avec laquelle on peut créer un site ? J’ai
rencontré hier soir une personne qui avait créé un site Internet, qui rencontre un grand succès, mais
qui avouait que celui-ci ne parvenait pas à attirer la publicité, du fait même de la concurrence entre
les audiences, qui pousse les prix à la baisse.
Francis MOREL
A court terme, de nombreux sites Internet devraient disparaître, en raison de leurs ressources très
faibles. La multiplicité tire vers le bas les prix, qui ne remonteront pas. A court terme, nous devrions
probablement assister à une grande concentration sur ce média. Néanmoins, l’information de qualité
étant une denrée chère, nous ne parviendrons pas à la fournir gratuitement plus longtemps.
Axel GANZ
Que devient une société sans information sérieuse et de qualité ?
Francis MOREL
Je pense à ce niveau qu’Internet n’est pas un ennemi du papier. Il est complémentaire. Sur Internet,
on retrouve des contenus qui n’existent pas en presse écrite. L’internaute n’est pas à la recherche de
la même chose que le lecteur de journal. Il exige une certaine immédiateté et une interactivité. La
réflexion sur l’information demande du temps, du travail et du recul, ce dont dispose la presse écrite.
En tout cas, nos études démontrent que nos lecteurs se tournent vers Internet à des moments
différents de ceux qu’ils consacrent à la lecture de nos titres. Ils ont besoin des deux supports, mais
tout le monde ne ressent peut-être pas ce même besoin et je ne sais pas si ce que j’avance restera
valable dans 20 ans.
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Alain de POUZILHAC
Je serai plus nuancé. Internet, selon moi, demeure un outil incroyable. Les événements de Téhéran
suffisent à le confirmer. Au moment où tous les médias étaient censurés, nous avons tous vu les
images de cette manifestante abattue. Les manifestations ont été relayées sur Internet, utilisé par
des jeunes Iraniens, qui chaque jour changent d’adresse pour éviter la censure. Le monde entier a pu
voir ce qui se passait à Téhéran grâce à Internet.
Ce média fait émerger les citoyens journalistes. Sur le terrain, ils apportent une expertise réelle, qui
enrichit le débat. Internet pourra passer le cap difficile que Francis Morel décrit. Souvenons-nous que
beaucoup de radios libres sont mortes après quelques années. Certaines ont survécu. Aujourd’hui,
sur 100 euros investis dans la publicité, 70 partent pour les médias traditionnels, contre 30 pour
Internet. Même minoritaire, cette part ne cesse de croître et continuera demain de croître.
Ce qu’Internet nous a appris de la situation à Téhéran ou à Gaza m’a véritablement frappé. Il n’est
pas possible de balayer ces enseignements d’un revers demain.
Francis MOREL
Je partage ce constat. Internet nous a fait vivre les événements sans délais, mais il n’a pas fourni de
recul sur l’information. C’est pourquoi je pense que la complémentarité est réelle.
Frédéric MITTERRAND
Je n’ai rien à rajouter à ce qui vient d’être dit. Je partage entièrement ces analyses. Je voudrais
cependant prendre en compte les propos de notre étudiant, qui répond à l’appel de la gratuité que
nous retrouvons dans tous les domaines. Aujourd’hui, tout le monde veut aller gratuitement au
musée. Nous considérons que les biens culturels doivent être gratuits. Ce que nous dit notre étudiant
a été théorisé et mis en équation par Jacques Attali et d’autres personnes. Selon elles, la rentabilité
du gratuit est bien réelle.
Pour autant, ce qui est gratuit d’un côté se paye de l’autre. Le coût est toujours reporté sur l’un des
acteurs. Ce système relève donc de l’utopie et crée des effets pervers effrayants, comme celui de
l’effondrement de l’industrie du disque, les atteintes à la politique du droit d’auteur ou les attaques
contre le prix unique du livre actuellement. Pourtant, c’est bien cette politique du prix unique du
livre qui a sauvé les éditeurs et une partie de la littérature. Il n’est pas possible d’établir une doctrine
viable en s’abritant derrière une utopie et la facilité d’utilisation d’un instrument. Si cela était
possible, ce modèle aurait été développé il y a longtemps.
Pour l’heure, les dommages causés par cette utopie sont considérables. Lorsque je défendais la
loi HADOPI à l’Assemblée nationale, certains faisaient valoir qu’il s’agissait là d’un crime contre la
pensée et la liberté. Face à ces arguments, je ripostais avec des chiffres, concernant l’effondrement
des industries culturelles. La presse vit la même chose que les industries musicales. Pour l’heure,
Internet continue de progresser, au rythme de la croissance du taux d’équipement. Lorsque ce
dernier sera saturé, il est fort à parier que nous verrons disparaître de nombreux sites. La liberté que
vous défendez sera alors passablement écornée.
Ce modèle est théoriquement très beau, mais concrètement, il ne me semble pas viable. Avant de
nous en apercevoir, nous allons voir des pans entiers de l’industrie culturelle s’effondrer. Nous avons
créé un comité de travail au Ministère de la Culture qui étudie des pistes sérieuses pour élargir plus
encore l’offre légale.
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De la salle
Je travaille pour l’équivalent du CNC en Grande-Bretagne. Je voulais m’adresser aux étudiants. La
majeure partie des recettes du cinéma et de la télévision provient directement du public. Au final,
comme le Ministre le souligne, rien n’est jamais gratuit. Dans certains pays, comme la Birmanie, on
refuse toute intervention publique. Ici, tout se paye. Si l’industrie du disque s’effondre, c’est parce
que les maisons de disques ont fait payer deux fois le prix aux consommateurs.
De la salle
Je suis étudiante en master stratégies de développement culturel. Je partage l’analyse de Frédéric
Mitterrand. La gratuité demeure une utopie dans un système capitaliste. Aux termes de la
Constitution, la culture, l’éducation et la santé demeurent des droits. Le fait d’envisager la gratuité
comme une utopie ouvre la voie à l’achat de ces services. Ceci me pose un vrai problème. Quelle est
votre vision sur cette problématique concernant les produits culturels, sachant que certains pays
n’ont d’autre accès aux produits culturels que via le téléchargement ?
Frédéric MITTERRAND
La santé et la culture se placent-elles exactement sur le même plan face à la problématique de la
gratuité ? En suivant votre raisonnement, tous les musées doivent être gratuits, de même que le
cinéma et le théâtre ou alors remboursés par une nouvelle Sécurité sociale. Je pense que vous
constatez vous-même qu’un tel système est tout simplement impossible à mettre en œuvre. Il serait
ruineux et profondément injuste, dans la mesure où le contribuable serait contraint d’assumer ce
fardeau. Ainsi, ceux qui refusent d’aller au cinéma paieraient la place des autres. Ceux qui ne vont
jamais au théâtre paieraient pour les autres. Il s’agit d’un système absurde, injuste et liberticide, à
l’opposé des principes que vous défendez, puisqu’une partie de la population est sanctionnée pour
l’usage d’une autre.
En revanche, l’élargissement de l’assiette des programmes consultables gratuitement sur Internet ne
me pose pas de problème particulier. L’Etat peut décider pour des raisons sociales et dans le cadre
d’une politique culturelle, et non pour les mêmes raisons que la Birmanie, de financer l’accès gratuit
à certains programmes. Cependant, il n’est pas envisageable de faire de cette gratuité la règle.
De la salle
Je suis étudiante en master traduction littéraire. Internet est défini comme le « world of
serependity ». Internet serait en fait un lieu qui nous donne la possibilité de trouver ce que nous ne
cherchons pas. Il représente une source d’informations connectée en permanence, renvoyant à
d’autres liens et des commentaires, plus enrichissante que la version papier. Dès lors, la révolution
Internet ne signe-t-elle pas la mort du papier ?
Frédéric MITTERRAND
L’histoire montre que jamais l’émergence d’une pratique culturelle n’a entraîné la mort d’une autre.
Le cinéma n’a pas tué la littérature. La télévision n’a pas tué le cinéma, contrairement à ce que nous
pouvions craindre. Au contraire, celle-ci est devenue un partenaire de celui-là. En revanche, nous
constatons que l’usage de la télévision réduit le temps de lecture. Aux Etats-Unis, où il a décru plus
rapidement que chez nous, il semblerait qu’un plancher ait été atteint et que la chute ait été
enrayée.
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L’arrivée d’un nouvel acteur va certainement bouleverser le paysage. J’y vois une raison
supplémentaire de ne pas mettre en place un système totalement gratuit. Si l’Etat met en place une
péréquation, comme cela fut le cas en faveur du cinéma, il peut contribuer largement à renforcer
une pratique culturelle menacée. Le livre a été sauvé en France par une intervention de l’Etat, à
savoir le prix unique du livre. Le cinéma a été sauvé par l’ensemble des mesures fiscales mises en
place, comme l’avance sur recettes. De fait, il a survécu. De la même manière, mon ministère a mis
en place une politique de soutien à la presse, qui dégage des pistes différentes. Nous ne
conserverons peut-être demain que celles qui fonctionnent le mieux. Tout de même, elles devraient
assurer un socle de stabilité pour la presse.
Evidemment, l’irruption de toute nouvelle pratique culturelle dans le paysage déstabilise l’ensemble
existant. Cependant, les anciennes ne meurent jamais et, si l’Etat travaille sérieusement à la
préservation du bien public et du lien social, nous pourrons renforcer les pratiques culturelles et des
industries menacées.
Bensalem HIMMICH
Je voudrais poser deux questions aux défenseurs de la gratuité. Disposons-nous vraiment de toutes
les garanties nécessaires pour prouver que la gratuité constitue un levier culturel prometteur ? Ma
réponse : rien n’est moins sûr. Certains titres de presse sont distribués gratuitement. Sommes-nous
certains que l’apport de ces titres aux lecteurs est positif et formateur ? Je pense, comme, Monsieur
Frédéric Mitterrand, qu’on ne lit que ce qu’on paie. Lorsque l’on est assoiffé de culture, il faut
admettre qu’on doit contribuer financièrement à la production matérielle de la culture.
Frédéric MITTERRAND
Permettez-moi d’apporter une nuance à votre discours. Les journaux gratuits ont trouvé un public,
qui ne s’est pas détourné des journaux payants. Ainsi, très peu de lecteurs ont renoncé à l’achat de
leur quotidien pour y substituer un quotidien gratuit.
Les journaux gratuits constituent un espace de liberté supplémentaire, alors même qu’ils ne sont pas
vraiment gratuits. Ils sont financés par la publicité. Celle-ci se détourne en partie des autres titres. De
fait, ce sont les autres journaux qui paient pour les gratuits. Ce sont leurs lecteurs qui soutiennent
ces titres et c’est l’Etat qui compense les pertes. Au final, le journal gratuit distribué dans le métro est
payant, mais il n’est pas payé par ceux qui le lisent.
Axel GANZ
Il est important de souligner cela. Parfois, c’est l’actionnaire qui vient combler les déficits, comme
c’est le cas en ce moment pour les journaux gratuits. D’autres fois, c’est le contribuable qui met la
main à la poche pour renflouer. Cependant, la gratuité absolue n’existe pas.
Frédéric MITTERRAND
Je tiens à ajouter que ce qui devient gratuit tend à perdre de la valeur. Je vous renvoie à l’exemple
classique de la psychanalyse. Les psychanalystes vous demandent de payer et de montrer que le
travail a une valeur pour vous. Ceux qui se trouvent dans une situation très difficile doivent être aidés
par la collectivité. Au moment de mon arrivée au Ministère, il était prévu d’étendre la gratuité dans
les musées aux jeunes de 18 à 26 ans, à condition qu’ils soient étudiants issus de l’Union
européenne. Je trouvais aberrant d’exclure des étudiants d’autres continents souvent moins riches
que les étudiants français. Il s’agissait là d’une discrimination patente. Je ne suis donc pas hostile à la
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gratuité par principe. Les étudiants connaissent très bien la valeur de l’entrée au musée ; cependant,
ils ne disposent pas des moyens pour les fréquenter. L’Etat intervient pour les aider à acquitter cette
valeur. Le « tout gratuit » reste pour moi une négation de la valeur des choses et me semble très
dangereux.
Cependant, je resterai prudent sur ce point, car nous touchons là à un problème philosophique à
manier avec prudence.
Axel GANZ
Je crois savoir que la situation en Suisse est tout à fait particulière, sur le plan de la gratuité. Christian
Unger, vous qui représentez ici ce pays, comment percevez-vous le marché des gratuits en Suisse ?
Christian UNGER
20 minutes est le titre le plus solidement établi en Suisse. Plusieurs titres ont déjà disparu ou sont sur
le point de disparaître, sous les coups de boutoir de 20 minutes. En 2008, ce sont huit journaux qui
ont ainsi disparu, la plupart en raison même de la concurrence des titres gratuits.
Axel GANZ
Ces titres gratuits gagnent-ils de l’argent ?
Christian UNGER
Ils sont en effet très profitables. 20 minutes est certainement le journal le plus rentable au monde,
avec un EBIT/chiffre d’affaires autour de 40 %.
Axel GANZ
Francis Morel, qu’en dites-vous ?
Francis MOREL
En France, les journaux gratuits ne se sont implantés que dans quelques villes. En ce qui concerne les
pratiques de lecture, il apparaît que les tendances de vente sont les mêmes dans les villes avec ou
sans journaux gratuits. Ceci démontre bien qu’il n’existe pas de concurrence directe au niveau de la
lecture. A priori, les lecteurs ne renoncent pas aux journaux payants pour y substituer un journal
gratuit.
Axel GANZ
La situation est donc différente en Suisse.
Christian UNGER
Oui. Les titres gratuits profitent beaucoup du fait qu’une part très importante des Suisses prend le
train chaque jour pour se rendre au travail. Ils attirent un public très éduqué, hautement attractif
pour les publicitaires, ce qui ne se vérifie pas vraiment ailleurs.
Frédéric MITTERRAND
Supprimons-donc les trains pour protéger la presse payante. Voilà une solution brutale, mais qui me
paraît efficiente.
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Axel GANZ
Pour clore ce débat sur la gratuité, qui semble essentiel, l’un d’entre vous souhaite-t-il proposer une
solution au problème ? A défaut, nous pouvons passer la parole à la salle pour une nouvelle question.
De la salle
Je suis étudiant en master. Je me pose une question sur la qualité des prestations. J’ai vu que,
récemment, une agence de presse photo de renom avait fait faillite, car la presse écrite joue le jeu de
l’Internet pour se fournir en photos. Ne devrait-elle pas, au contraire, se concentrer sur la qualité ? Je
ne pense pas à être le seul à vouloir lire des reportages illustrés par de grands photographes.
Frédéric MITTERRAND
Votre remarque touche plusieurs points importants. Dans le plan d’aide à la presse mis en place par
le Ministère de la Culture, nous avons pour ambition de renforcer l’attractivité de la presse payante,
afin qu’elle soit plus en phase avec les attentes du public. Je ne dispose pas de réponses pour l’heure,
mais les journalistes doivent maintenant s’interroger sur ce qu’attend leur auditoire.
La presse people se porte plutôt bien pour l’heure. La plus menacée aujourd’hui est la presse
d’opinion. Celle-ci se montre tout de même très réactive. Il suffit pour s’en convaincre de constater
les évolutions rapides des maquettes de ces journaux depuis trois ou quatre ans. Ils proposent des
contenus différents présentés d’une nouvelle manière, alors que pendant près de 25 ans, les
maquettes n’avaient pas vraiment subi de grand bouleversement. Ils doivent continuer dans cette
voie. Les journaux sont aujourd’hui comptables des évolutions qu’ils peuvent proposer pour
améliorer l’offre.
Ensuite, vous posez la question du photojournalisme. Pendant des années, les journaux ont proposé
une grande qualité d’illustration photo. Axel Ganz peut en témoigner. Le photojournalisme associe
un reportage et un regard. Cartier-Bresson ou Salgado et d’autres grands photographes, issus ou non
du photojournalisme, proposaient un regard particulier sur les événements dont ils étaient les
témoins.
Aujourd’hui, le photojournalisme traverse une crise grave. Ce sont les images tournées par des
téléphones portables qui ont permis de témoigner des manifestations en Iran. La situation politique
était telle que la pratique du photojournalisme était véritablement impossible. Par le passé, les
images de la Russie soviétique qui parvenaient jusqu’en Occident passaient sous le manteau, de la
même manière qu’aujourd’hui, on utilise des téléphones portables. Cependant, l’efficacité de cet
outil est telle qu’elle nous pousse vers l’image la plus fraîche qui soit. En une seconde, les images
ainsi tournées peuvent être mises en ligne sur Internet, avant d’être reprises par les journaux
télévisés. En cela, elle menace le photojournalisme.
Le reportage photo nécessite une préparation comparable à la réalisation d’un film. Une personne
part à l’étranger pendant plusieurs mois s’émerger dans les camps talibans en Afghanistan, en
Tchétchénie ou au Rwanda. Il faut produire le projet, qui est nécessairement très coûteux. Les
budgets dépassent la dizaine de milliers d’euros. Quel journal pourra demain se permettre d’acheter
les photos et de rendre le reportage rentable pour son auteur ? En France, les titres sont peu
nombreux à proposer des reportages photos. Nous pouvons citer Géo ou le Figaro Magazine. Les
journaux d’opinion ont largement renoncé à cette forme de journalisme.
A mon arrivée au Ministère, j’ai entendu que le photojournalisme était condamné. Je n’admets pas
cela. C’est à ce niveau que l’Etat se doit d’intervenir. Nous ne pouvons laisser faire, car le service
rendu par les reporters photographes est particulier, même si ce terme de service sonne de manière
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horrible. Leur travail relève tout à la fois du reportage et de l’œuvre d’art. Chacun se souviendra des
photos de Cartier-Bresson datant de 1935 ou d’une autre, datant de 1949 à Shanghai, montrant des
personnes en train de faire la queue pour changer leur argent et fuir leur pays. 55 ans plus tard, cette
photo est passée à la postérité, car elle résume de manière emblématique la révolution chinoise. De
même, le portrait de Marylin Monroe par Richard Avedon, montrant son visage plein de détresse,
avait été réalisé dans le cadre d’un reportage. Cette photo résume toute l’histoire de cette femme,
pleine d’innocence et de malheur.
Ces quelques exemples suffisent à nous convaincre de l’intérêt de sauver le photojournalisme. Dès
lors, il nous faut assurer le financement des reportages, afin qu’ils soient ensuite vendus aux
journaux. Il nous faut mettre sur pied une nouvelle structure, qui doit faire intervenir l’Etat. La
création d’un fonds de péréquation, comparable en quelque sorte au CNC, devrait y contribuer.
Pour autant, le photojournalisme d’antan, qui inondait les journaux en leur proposant une qualité
artistique extraordinaire, a vécu. Cet âge d’or est derrière nous. Il nous reste à sauver cette pratique.
De la salle
Je suis en master de traduction. Je voudrais revenir sur le débat autour de la gratuité. Nous parlons
de la gratuité d’Internet. Or il n’est en rien gratuit, puisque nous payons pour l’accès Internet, même
si ce montant n’est pas à la mesure de la somme d’informations à laquelle nous avons accès par ce
biais. Ne serait-il pas possible d’obtenir des financements auprès des fournisseurs d’accès et, dans un
deuxième temps, mettre au point une taxe Internet sur le modèle de la redevance audiovisuelle ?
Frédéric MITTERRAND
Le Comité auquel je faisais allusion plus tôt travaille pour l’heure sur de telles pistes. Pour l’heure, je
n’ai pas de réponse à donner.
De la salle
Je suis pour ma part étudiante en master stratégies du développement culturel. Ma question
s’adresse à Frédéric Mitterrand. Ce matin, en ouverture du Forum, vous évoquiez la question de la
numérisation du patrimoine immatériel et matériel. Vous vous apprêtez à consacrer un budget
faramineux à ce que vous qualifiez de « révolution culturelle ». Que se passera-t-il au terme des
travaux de numérisation ? L’accès aux œuvres sera-t-il gratuit ou payant ?
Frédéric MITTERRAND
Tout dépendra de la politique culturelle de l’Etat à ce moment-là. J’étais à Grenoble il y a quatre
jours et j’ai pu consulter sur écran les manuscrits de Stendhal. Il s’agit là d’un sentiment
extraordinaire et inouï. Je ne pourrai jamais les toucher, mais je pouvais ce jour-là les feuilleter page
après page, m’arrêter sur sa signature et passer ses petits dessins à la loupe. Les manuscrits de
Stendhal numérisés par la Bibliothèque de Grenoble rentreront certainement demain dans le cadre
de la politique culturelle de la ville, qui les offrira probablement en accès libre et gratuit.
Au-delà appartiendra à l’Etat de déterminer quelle partie de ses fonds, conformément aux grandes
lignes de sa politique culturelle, se trouvera en accès libre et gratuit. Certaines choses ne le seront
pas. Certains films donneront lieu au versement de droits d’auteurs aux artistes ou aux ayants droit.
Il faudra payer pour voir « Le Secret de Brokeback Mountain », car les artistes doivent être
rémunérés. J’ai pris au hasard cet exemple, ce qui fait rire ici certaines personnes, mais il s’agit du
premier à me venir à l’esprit.
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De la salle
Je suis docteur en sciences de l’information et de la communication et j’ai été formée dans cette
université. Ma question portait sur la gratuité qui reste au centre des débats aujourd’hui. Ne faut-il
pas aujourd’hui réinventer les médias ? Ne devrait-on pas réfléchir à ce qui peut nous pousser
demain à acheter un disque ? Quelle est la valeur ajoutée qui pourrait nous faire reprendre le chemin
des bacs ? Quelle place réserver aux amateurs dans la co-création de la musique ?
Simon ISTOLAINEN
La doxa autour de la musique consiste à affirmer que les consommateurs ne paient plus rien. Au
contraire, avec mymajorcompany, le public paie pour faire vivre un artiste. Nous avons ainsi collecté
plus d’un million d’euros en l’espace d’un an. Voilà qui met à mal le discours sur le piratage et la
valeur marchande de la musique, dans la mesure où ceux qui payent pour un contenu et pour sa
création sont bien conscients de la nécessité de l’achat ensuite, pour récupérer les sommes investies.
C’est une démarche pédagogique que nous avons essayé de mettre en place et nous avons réussi à
convaincre plus de 50 000 personnes, qui sont aujourd’hui nos membres.
Concernant le support et la valeur de la musique, nous distinguons bien la valeur marchande et la
valeur d’usage. La valeur marchande est perdue, mais la valeur d’usage subsiste. Ecouter de la
musique continue d’être un moment unique pour les auditeurs. Le média Internet nous impose de
repenser la valeur marchande et l’expérience. Aujourd’hui, Deezer attire plus de 6 millions de
visiteurs uniques quotidiens.
Je crois beaucoup à ces nouveaux modèles. Je pense que les internautes sont prêts à payer pour une
expérience intéressante et une ergonomie conforme à leurs attentes. Je peux témoigner moi-même
sur ce point, dans la mesure où je suis un producteur de musique qui n’avait pas acheté d’album
depuis quatre ans. Je me suis abonné à un service de streaming il y a deux semaines, en raison de
l’expérience très agréable que j’en ai retirée. Le média Internet doit être très exigeant sur ce qu’il
propose aux internautes.
Anthony ZAMECZKOWSKI
Je rejoins les propos de Simon Istolainen. Internet offre une certaine accessibilité. Aujourd’hui, il est
très simple de poster une vidéo sur YouTube. Nous assistons à une véritable démocratisation des
outils de production. Chacun dispose désormais d’un téléphone qui permet d’enregistrer des vidéos.
Sur YouTube, en tant qu’utilisateur, vous pouvez maintenant monétiser des contenus, afin qu’ils
demeurent gratuits pour l’utilisateur final. Il ne s’agit donc pas d’une véritable gratuité. Néanmoins,
le contenu est bel et bien disponible. Les publics peuvent être aisément touchés et une véritable
économie se crée.
Axel GANZ
Je voudrais maintenant que nous laissions de côté la question de la gratuité. Pour résumer les propos
tenus par chacun, la gratuité ne saurait être interdite, mais elle n’est que factice, dans la mesure où
les coûts sont supportés par d’autres acteurs que le consommateur final.
En revanche, pour les entreprises, la lutte contre les supports gratuits passe par une certaine
recherche de la qualité, à mon sens. Nous voyons les contenus se banaliser désormais et je pense
que c’est à ce niveau que se pratiquera un tri. Certains médias ont assurément une vocation plus
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superficielle que d’autres. Ils visent à divertir. Ces médias vivront certainement sans problème de la
publicité, sur la base d’une course à l’audience. Certains survivront à cette lutte, d’autres périront.
Simon ISTOLAINEN
Il nous faut innover sur Internet, sur la base d’une exigence croissante.
Axel GANZ
Je constate que trop de titres de la presse magazine aujourd’hui proposent des contenus
échangeables. De fait, le consommateur papillonne d’un titre à l’autre, ce qui multiplie les invendus
toujours très coûteux. Cette situation n’est pas viable. Je suis convaincu que la concurrence
d’Internet va nous pousser à créer des journaux meilleurs. Cependant, nous sommes tous contraints
sur le plan budgétaire. Nous sommes aujourd’hui entrés dans une période de transition et la logique
d’économies à l’œuvre risque de nuire aux mutations nécessaires et d’aboutir à la disparition de
certains titres. Nous devons rester vigilants et nous focaliser sur la qualité et les forces de chaque
média.
La presse écrite doit défendre, à mon sens, des opinions, ce que l’Internet ne fait pas aujourd’hui. Ce
média véhicule de l’information mais ne propose pas d’opinions. La presse doit se concentrer sur ce
point ainsi que sur les reportages et les produits de qualité, pour lesquels le consommateur devra
payer. Il le fera. J’en suis convaincu. Bien entendu, l’étendue du paysage risque de se réduire entretemps.
Comme le remarquait Frédéric Mitterrand, un nouveau média ne tue pas les autres, mais il peut
chambouler la situation et le modèle économique. Nous sommes en passe de nous réinventer. Tel
est le challenge qui se dresse devant nous aujourd’hui. Internet est aujourd’hui à la recherche de son
modèle économique, tandis que les médias traditionnels cherchent à contrer la concurrence, attirer
les téléspectateurs et les lecteurs. Au final, pour le consommateur, ces évolutions risquent de
s’avérer très bénéfiques, même si les évolutions sont pour nous douloureuses.
Frédéric MITTERRAND
Permettez-moi d’ajouter une remarque à vos propos et soyez convaincus de ma sincérité en
l’occurrence. Je n’ai nullement l’intention d’instrumentaliser ou de promouvoir une attitude
liberticide. Personnellement, j’ai le sentiment d’être totalement pénétré par l’idée de la liberté et par
la nécessité de la préserver sous toutes ses formes. Alain Finkielkraut avait un jour publié une
chronique sur ce sujet qui m’avait semblé très juste. L’usage d’Internet cache des aspects liberticides,
dans la mesure où ce média permet à chacun de s’exprimer, il devient possible de dire n’importe
quoi. Ainsi, chacun peut tenir des propos diffamatoires sans s’exposer à un quelconque risque de
sanction. Ces propos peuvent ensuite être reproduits à l’infini et être relayés comme une nouvelle
vérité, sans la moindre possibilité de corriger les faits.
Par exemple, les sites Internet irlandais évoquent largement la qualification de l’équipe de France
pour la Coupe du monde de football aux dépens de l’équipe nationale dans des conditions pour le
moins invraisemblables. La campagne que mènent les internautes irlandais me semble parfaitement
justifiée et c’est au final le cri de la vérité qui s’exprime au travers de milliers d’interventions
individuelles. Dans d’autres cas, en revanche, nous assistons à un véritable lynchage, sans aucun
recours possible. J’y vois un véritable danger qui n’est que très rarement souligné, à ma grande
surprise.
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J’ai bien conscience que mes propos pourraient justifier une certaine censure, mais je pense que ce
débat mériterait d’être ouvert, avec sérieux. Nous n’en sommes qu’aux prémices de ce mouvement.
Bensalem HIMMICH
Je voudrais vous faire part d’une expérience personnelle concernant Internet. Mon fils m’a demandé,
à la suite de l’appel du Président Nicolas Sarkozy en faveur de l’Union pour la Méditerranée, de lui
dresser une bibliographie sur la Méditerranée. Je lui ai conseillé de se reporter notamment à Fernand
Braudel, Edgar Morin et bien d’autres. Entre-temps, au cours de sa recherche il m’a présenté un
article disponible sur internet que je n’ai pas manqué de lire de bout en bout, surtout en constatant
qu’il recèle des informations inexactes et que la langue française y est particulièrement malmenée.
Je crois qu’en tant que responsables, nous jouons un rôle de facilitateurs. Les personnes à l’aise dans
leurs finances doivent se payer des revues, des journaux et des livres. En revanche, il nous incombe
d’accompagner les personnes à faible revenu, par le biais des cartes de réduction pour l’achat de
livres, l’accès aux transports, au cinéma et au théâtre, etc. Il est urgent de mettre au point un
système similaire en direction des jeunes afin de les faire jouir de leur droit à la culture sans pour
autant prêter le flanc à la démagogie de la gratuité.
Axel GANZ
Frédéric Mitterrand a raison d’ouvrir le débat sur la question de la liberté sur Internet. Lors du
congrès des médias qui s’est tenu à Munich il y a trois semaines, pour la première fois, les
journalistes et les éditeurs ont débattu de l’explosion de l’information et sa maîtrise. Nous
approchons du terme de ce débat. Je vous propose par conséquent de présenter chacun en quelques
mots votre vision de l’avenir concernant votre secteur ou l’ensemble du panorama des médias.
Simon ISTOLAINEN
Au risque de paraître redondant, la problématique de la gratuité nous impose une réflexion sur les
modèles économiques. Je perçois cette crise comme une chance, qui nous fournit l’opportunité
d’innover.
Cécile RAP-VEBER
Je vois Internet comme une très belle opportunité en matière de communication et de diffusion.
L’industrie du disque ne pourra pas rester à l’écart. J’espère que les nouvelles offres légales nous
permettront de mettre au point une collaboration efficace, qui permettra aux artistes que vous
aimez de continuer de vivre. Je crois en effet que la musique demeure l’un des éléments
fondamentaux de notre culture. Nous n’avons jamais consommé autant de musique. J’espère que
cette tendance se poursuivra longtemps encore.
Rémy SAUTTER
J’estime qu’Internet demeure un formidable vecteur de diffusion de la connaissance. L’humanité n’a
connu à mon sens que deux révolutions comparables avec l’invention de l’imprimerie à la fin du
XVème siècle puis du téléphone. Pour répondre à Frédéric Mitterrand, je tiens à souligner que le droit
s’est toujours adapté à ces nouveaux vecteurs, pour faire respecter des principes qui n’ont pas
changé. Je crois que les juristes trouveront la manière de se prémunir contre les excès que le
Ministre de la Culture dénonçait
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Christian UNGER
Internet va, selon moi, pousser la qualité des titres de la presse vers le haut. Je crois que nous n’en
avons pas fini avec les évolutions de l’Internet. Nous allons voir s’imposer de nouvelles configurations
avec des contenus gratuits et payants, qui permettront à l’Internet de devenir une source riche
d’informations. Je vois ce mouvement d’une manière très positive.
Alain de POUZILHAC
Pour l’audiovisuel extérieur de la France, c’est un champ d’opportunités incroyables qui s’ouvre
devant nous, sur Internet comme ailleurs, avec les SMS, le téléphone mobile et l’Internet. Il nous faut
arracher des parts de marché à tous nos concurrents pour que les valeurs de la France soient plus
entendues et reconnues de par le monde. La télévision classique, la FM, les ondes longues, courtes et
moyennes mais surtout les nouvelles technologies doivent nous permettre de gagner ces nouvelles
parts de marché et de diffuser nos valeurs.
Francis MOREL
Notre monde change à une vitesse extrêmement rapide. La seule certitude que nous avons réside
dans le fait que, dans cinq ans, notre métier ne sera plus le même. Cependant, on ne sait pas très
bien dans quel sens cette évolution va se faire. Les Américains, les Allemands, les Russes et les
Chinois sont tous sensibles à ces nouvelles évolutions, mais n’ont, comme nous, aucune idée claire
concernant notre point d’arrivée. Face à cette incertitude, il nous appartient de demeurer modestes
et pragmatiques.
Axel GANZ
Il nous faut nous battre tout de même.
Francis MOREL
Vous avez raison. Soyons prêts tout de même à changer notre fusil d’épaule au besoin.
Rupert Murdoch a récemment racheté le Wall Street Journal pour annoncer que son site Internet
serait prochainement entièrement gratuit. Six mois plus tard, il a changé d’avis. Ceci illustre bien les
incertitudes autour de notre métier.
Axel GANZ
Nous serons peut-être bientôt confrontés à un monde Google ou YouTube.
Anthony ZAMECZKOWSKI
L’Internet représente une opportunité extraordinaire. Cependant, il s’agit d’un marché naissant.
YouTube est né il y a moins de quatre ans.
Axel GANZ
Il s’agit tout de même d’une durée longue dans le monde de l’Internet.
Anthony ZAMECZKOWSKI
C’est vrai. Internet reste tout de même jeune et tout reste à construire. Nous invitons les ayants droit
à tester ces nouveaux modèles que nous développons, basés sur la publicité ou non, car nous
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
pouvons aussi envisager des modèles payants. Nous pensons qu’il s’agit là d’une opportunité
extraordinaire. Internet donne accès à divers types de contenus et offre un choix infini aux
utilisateurs.
Bensalem HIMMICH
L’enseignement et la culture sont en réalité deux systèmes communicants. J’ai la conviction que tous
les maux dont souffre la culture trouvent leur origine dans le système d’enseignement. C’est la raison
pour laquelle je plaide, avec mon collègue au gouvernement marocain, pour la création de nouveaux
mécanismes d’incitation et d’émulation, afin que la culture dans les différents cycles de
l’enseignement aille mieux et qu’elle soit source d’épanouissement de la personne et du
développement humain tant espéré, c’est-à-dire de ce qui donne à la vie sa qualité, sa dignité et son
sens.
Frédéric MITTERRAND
A l’intention de ceux qui se trouvent devant nous, je tiens à dire que, jusqu’à l’âge de 40 ans, j’ai vécu
dans un monde stable. J’ai assisté à deux révolutions totalement inimaginables. L’une était relative à
l’effondrement du bloc communiste. L’autre s’est traduite par l’arrivée d’Internet. Avant qu’elles
n’interviennent, tout ceci nous semblait inimaginable. Nous savions qu’il y avait des problèmes,
d’une part, et que les technologies avançaient, d’autre part. Cependant, je n’aurais jamais pu
imaginer que les contours du monde dans lequel nous sommes allaient être totalement bouleversés
en si peu de temps.
A l’âge de 62 ans, j’ai l’impression, sur le plan intellectuel, de n’en avoir que 30 ou 40. Cependant, il
me faut consentir un effort considérable pour intégrer ces changements, qui ont totalement modifié
le fonctionnement du monde tel que je le percevais, avec une révolution politique d’une part et une
révolution de la communication d’autre part.
Ceci n’est pas sans avantage. Je me refuse aujourd’hui à faire l’impasse sur l’inquiétude sociale
profonde qui avait fait naître des régimes pervers. De même, je ne perçois pas Internet avec
l’angélisme de certains. Je ne suis pas prêt à oublier certaines règles éthiques concernant le
fonctionnement général de la société. Nous avons eu l’occasion d’aborder ces sujets d’une certaine
manière, en évoquant le lynchage médiatique et la gratuité.
Axel GANZ
Merci à mes collègues qui ont accepté de participer à ce débat et merci à nouveau aux Ministres qui
nous ont fait l’honneur de leur présence.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Samedi 21 novembre
Session
Pour une stratégie fiscale en faveur de la culture
Christine LAGARDE
Ministre de l’Economie, de l’Industrie et de l’Emploi
(discours vidéo)
De la Joconde à l’architecture du Palais des Papes, les œuvres d’art sont par nature uniques, et rares.
Dès lors, les phénomènes de valorisation et de fixation des prix, résultant habituellement des lois de
l’offre et de la demande sur le marché, n’en deviennent que plus difficiles. Pourtant, le marché de
l’art est infiniment actif, ce dont nous sommes heureux. L’économiste David RICARDO en avait déduit
que l’art était « impossible » à évaluer.
La culture a toujours occupé une place singulière dans l’économie mondiale. Parfois pour le pire, le
pillage de Constantinople en 1204 fut l’occasion d’un grand déménagement artistique au profit de
Venise. Parfois pour le meilleur comme l’illustre l’étude comparative présentée par Ernst and Young.
Dans la compétition culturelle internationale la plupart des Etats se sont dotés de politiques
d’incitation fiscale pour soutenir la création artistique, la transmission des œuvres et les dons.
Notre propre système fiscal encourage le mécénat des particuliers ou des entreprises. Depuis la loi
de modernisation de l’économie du 4 août 2008, le Gouvernement a institué le mécanisme des fonds
de dotation –s’inspirant des endowment funds –dont a pu bénéficier le Musée du Louvre lorsque fut
constitué l’un des premiers fonds français. L’art se déclinant en de nombreux domaines, d’autres
dispositifs incitatifs existent : les SOFICA pour la création cinématographique ; les exonérations et
réductions d’impôt en soutien aux monuments historiques, le crédit d’impôt en faveur du mécénat.
De nombreux chantiers ont été aussi ouverts dans le cadre du plan de relance. Tous constitutifs de
notre culture et symboles d’un art à part entière, monuments historiques, peintures ou grands lieux
français, plus de 250 sites bénéficient en France du plan 2009-2010 que nous avons développé pour
soutenir la croissance et relancer l’activité économique dans notre pays. Une seconde conséquence
de la crise, qu’il appartiendra sans doute aux artistes de saisir, porte sur nos comportements, notre
rapport à l’Etre, au Paraître et au Beau. Lors des Assises de la Consommation que nous avons réunies
avec Hervé Novelli, Secrétaire d’Etat chargé du Commerce, de l’Artisanat, des Petites et Moyennes
Entreprises, du Tourisme, des Services et de la Consommation, de nombreux distributeurs ou
producteurs ont exprimé leur sentiment qu’émergeait un rapport nouveau de nos concitoyens à
l’avoir, à la possession et à la détention, privilégiant dorénavant le rapport à l’être, à la perception et
au Beau. Certaines de ces voies méritent d’être explorées.
A Paris, comme à Avignon, partout dans le monde où souffle l’esprit français et où le soutien à
l’activité artistique et le goût pour la culture se développent, un monde nouveau apparaît. Puisse ce
deuxième Forum d’Avignon contribuer à en définir les contours et les principes.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Présentation de l’étude internationale Ernst & Young sur les politiques fiscales dans le domaine de
la culture
Régis HOURIEZ
Associé Fiscaliste, Ernst & Young (France)
Je vous remercie Monsieur le Président. Le sujet n’est effectivement pas aisé dans la mesure où la
fiscalité est souvent douloureuse pour de nombreuses personnes ou pour leur portefeuille. La
conclusion de notre étude révèle cependant que la fiscalité est positive dans le milieu culturel. Elle
démontre également que l’ensemble des mesures fiscales prises à travers le monde en faveur de la
culture la favorise réellement, ainsi que les opérateurs et les contribuables, qui sont tous redevables
des impôts.
Quelle est l’utilité d’une étude fiscale dans le domaine de la culture ? Madame la Ministre a
justement rappelé que la culture est le résultat combiné d’actions individuelles d’artistes et de
mécènes notamment, et d’actions publiques de l’Etat qui doit faire valoir sa forte volonté par le biais
de politiques dirigistes. Toute politique fiscale dans le monde comporte deux principales
composantes, à savoir les prélèvements obligatoires correspondant aux prélèvements de l’impôt par
l’Etat d’une part, et les mesures incitatives fiscales d’autre part. Ces mesures dérogatoires du droit
commun sont accordées de manière incitative pour permettre aux Etats d’orienter l’activité des
opérateurs. Or dans le domaine de la culture, la fiscalité se trouve au carrefour principal des
financements.
Nous n’avons pas abordé le côté obscur de la fiscalité, à savoir l’ensemble des impôts généraux dont
nous tous, ainsi que les sociétés, nous acquittons. Ces impôts sont reversés dans le budget général de
l’Etat dont une partie est affectée à des actions culturelles directes, par le biais notamment des
dotations du Ministère de la Culture ou celui de la Communication. En revanche, nous avons étudié
l’utilisation de la fiscalité faite par les Etats pour générer des taxes culturelles spécifiques destinées à
des actions particulières. Au-delà des taxes générales, la fiscalité devient donc d’abord un outil de
l’Etat permettant d’orienter et de promouvoir certains secteurs de la culture. Ensuite, la fiscalité joue
un rôle important dans le soutien et le développement de l’initiative privée dans le domaine de la
culture. En effet, l’investissement privé, principalement généré par les entreprises et les personnes
physiques, constitue la deuxième source fondamentale de financements pour la culture. Madame
Lagarde a d’ailleurs rappelé le rôle historique du mécénat, dont le terme fait référence à Monsieur
Gaius Cilnius Maecenas, un ami de l’Empereur Auguste qui soutenait Virgile, Properce etc.
Nous n’avons évidemment pas été en mesure de retrouver ses déclarations d’impôts, nous ne
saurons donc pas s’il a bénéficié en son temps d’incitations fiscales. Toutefois, cette référence
historique démontre que l’initiative privée dans le cadre de la culture est une tradition extrêmement
ancrée dans l’Histoire et que la fiscalité peut véritablement jouer un rôle moteur dans ce domaine.
Sur la base de ce constat, nous avons pensé, avec le Conseil d’administration du Forum, qu’il était
utile d’étudier les politiques fiscales favorables à la culture à travers le monde. Notre double objectif
consistait à identifier les meilleures et les plus innovantes des pratiques fiscales, et à relever les
différences existant entre les pays émergents et les pays développés. Tout en alimentant les
réflexions du Forum, notre étude se veut une force de proposition de réformes de la fiscalité en
matière culturelle.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
L’enseignement principal de notre étude précise que les politiques fiscales constituent un outil
largement utilisé à travers le monde pour financer la culture. Quatorze pays, représentant trois
continents et considérés comme les plus représentatifs en termes historiques et culturels, ont fait
l’objet de cette vaste étude. Hormis l’ensemble des mesures incitatives fiscales, lesquelles englobent
toutes les mesures favorables dérogatoires du droit commun et présentant un objectif clairement
culturel, nous avons répertorié un autre vecteur de l’utilisation de la politique fiscale, à savoir les
taxes culturelles. L’Etat prélève directement celles-ci sur un événement culturel ou en utilise le
produit pour promouvoir une activité culturelle. L’étude révèle que les Français sont en tête du
classement car ils disposent d’une cinquantaine de mesures fiscales individuelles et incitatives et de
treize taxes dites culturelles. Toutefois, le recours aux taxes culturelles par opposition aux incitations
fiscales n’est pas constant à travers le monde. Seuls neufs pays sur quatorze y ont recours et ceci de
manière limitée (en moyenne une à trois mesures par pays). De plus, la redevance de la télévision
revient dans cinq pays sur les neuf cités.
Les Etats s’orientent donc principalement vers une utilisation de la fiscalité comme levier, par le biais
des incitations fiscales en faveur du secteur privé, à savoir les entreprises et les artistes, et du secteur
à but non lucratif qui est très présent dans le domaine culturel. Au total, 290 mesures ont été
identifiées. Le sujet étant dense et les politiques complexes, la principale valeur ajoutée de l’étude
consiste à essayer d’en présenter une synthèse claire.
Un deuxième ensemble regroupant à la fois des pays développés, des pays émergés et des pays
émergents, présente une intensité relativement similaire de l’utilisation de l’outil fiscal. Ainsi, la
Chine nous surprend par ses vingt-trois mesures fiscales identifiées. L’histoire économique et
législative a une grande importance en matière de fiscalité. Ainsi, tandis que certains pays ont des
systèmes fiscaux très sophistiqués, les pays émergés ou émergents présentent par définition des
systèmes fiscaux simplifiés comprenant un moindre nombre de mesures.
Enfin, nous avons répertorié un troisième groupe de pays pour lequel une dizaine de mesures ont été
identifiées. Le constat premier reste cependant que l’ensemble des pays a largement recours à la
fiscalité par le biais de ces 290 mesures. Les acteurs privés et publics de la culture doivent prendre en
compte un deuxième enseignement, à savoir que les politiques fiscales peuvent être nationales et
locales. L’aspect local occupe une place conséquente en matière de culture, du fait notamment des
spécificités culturelles géographiques dont Avignon est un exemple.
La fiscalité permet donc non seulement d’agir au niveau national, mais également au niveau local par
le biais de mesures fiscales spécifiques aux opérateurs locaux. Qu’elles concernent des monuments
ou des événements, ces mesures fiscales locales sont souvent efficaces car elles s’ancrent davantage
dans le tissu économique local. A cet égard, l’exemple des Etats-Unis est révélateur, bien que la
fiscalité locale soit également importante dans d’autres Etats, comme le Canada, l’Allemagne, mais
également dans des Etats plus centralisés comme la France. Dans l’Etat de New York aux Etats-Unis,
les mesures fiscales en faveur de la culture sont plus nombreuses qu’au niveau fédéral. De même la
Louisiane dispose de plusieurs mesures fiscales. La constante est relativement similaire dans tous les
Etats américains que nous n’avons cependant pas tous étudiés.
Si le niveau local représente un élément de complexité additionnel dans la lisibilité des systèmes
fiscaux, nous considérons comme une richesse la possibilité dont dispose la politique fiscale d’agir à
la fois au niveau national et au niveau local. La complexité s’illustre dans le cas de la France avec la
réforme de la taxe professionnelle. Celle-ci permettait aux collectivités locales d’offrir des incitations
à la culture. Sa disparition soulagera les contribuables mais entraînera des problèmes locaux en
termes de financements.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
L’exonération totale d’impôt constitue la mesure fiscale incitative la plus utilisée par les législateurs.
Si elle est également la plus simple à mettre en œuvre, elle compte parmi celles qui coûtent le plus
cher. Ainsi, les exonérations d’impôts représentent environ 40 % des mesures identifiées, ce
qu’explique en partie la place principale qu’occupent les organismes à but non lucratif parmi les
bénéficiaires de ces mesures. La tendance fiscale majeure des pays étudiés consiste au recours à
l’exonération totale d’impôts en faveur des trois catégories d’opérateurs de la culture, à savoir les
entreprises privées ; les personnes physiques comme les artistes et les travailleurs du monde du
spectacle ; les organisations à but non lucratif et à vocation culturelle.
Le crédit d’impôts représente la deuxième mesure fiscale incitative la plus utilisée. Volontariste et
incitatif, ce système intéressant donne, à hauteur du pourcentage de certaines dépenses réalisées
par les contribuables dans un domaine particulier, un crédit d’impôts qui permet de payer la dette
fiscale. Si ce système ne diminue pas la charge d’impôts, il facilite néanmoins son paiement en
allégeant la sortie de trésorerie, ce qui favorise le développement. Cette technique est très
intéressante dans le cadre de la réflexion sur l’économie et la culture. En effet, par définition elle
concerne fréquemment des dépenses d’investissement souvent créatrices d’activité et d’emploi, ce
qui permet à l’Etat de bénéficier d’un retour significatif sur son investissement.
La troisième catégorie de mesures fiscales concerne les déductions qui permettent aux contribuables
de déduire de leurs revenus imposables certaines dépenses du domaine culturel. Cette pratique est
couramment utilisée, notamment en faveur du mécénat. Présente dans sept ou huit pays, elle
permet à la fois aux personnes physiques et morales de soutenir la culture par le biais de systèmes
qui sont souvent très sophistiqués et parfois très incitatifs. En effet, nous avons identifié des
déductions fiscales à hauteur de 60 %, voire de 90 % dans certains cas de dépenses encourues pour
financer des projets culturels. Au total, plus de 322 techniques ont été répertoriées, regroupant 290
mesures fiscales aux effets différents.
De nombreuses techniques originales existent également, comme les zones de franchise fiscale qui
permettent à une zone géographique particulière d’attirer des opérateurs culturels et des
événements grâce à des exonérations d’impôts ou à des avantages fiscaux, dans le but de créer des
pôles culturels régionaux. Quels secteurs bénéficient le plus de ces avantages fiscaux ? La tendance
est mitigée car de nombreux systèmes nationaux disposent de politiques relativement harmonieuses
visant l’ensemble des secteurs de la culture. De plus, notre large étude a couvert à la fois le spectacle
vivant, les arts plastiques, la télévision, le cinéma, le patrimoine historique, etc. Malgré cette relative
harmonie, plusieurs régimes fiscaux comportent des mesures de favoritisme reflétant le poids et
l’action de lobbies culturels, comme pour les activités musicales et surtout pour le cinéma dont les
lobbies ont toujours été proactifs pour développer des systèmes fiscaux permettant l’investissement.
Une constante intéressante se profile dans tous les pays autour de mesures fiscales favorables à la
préservation du patrimoine historique. Diverses et variées, certaines de ces mesures permettent
l’entretien des bâtiments – d’importance ou historiques – par les personnes privées quand elles en
sont les propriétaires. En effet, les incitations fiscales semblent fondamentales face au coût élevé des
charges dans ce domaine. D’autres permettent la transmission de biens culturels vers l’Etat, à l’instar
de la dation en paiement, un outil très efficace fréquemment identifié et qui permet aux
contribuables de payer leurs impôts par remise d’œuvres d’art. Dans le cas de certaines successions,
cet outil permet d’éviter d’avoir à vendre des biens culturels pour régler les droits de succession, tout
en enrichissant significativement les collections publiques ou locales.
Pourquoi la politique fiscale est-elle si efficace dans le domaine culturel ? La fiscalité dispose de
nombreuses portes ouvertes sur le domaine de la culture. Le nombre incroyablement élevé d’impôts
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
qui existent démontre que les régimes fiscaux permettent de taxer tout type d’action humaine ou de
transaction, notamment sur un bien culturel. Toutefois, utilisé de manière incitative, cet outil permet
d’agir tout au long de la chaîne de valeur de la culture. La fiscalité permet à chacune des étapes allant
de la création à la transmission des biens culturels, en passant par leur distribution et leur
consommation, de bénéficier de mesures incitatives ou dirigistes touchant soit un secteur très
général, soit des opérateurs très précisément identifiés. C’est au législateur et au contribuable
d’utiliser de manière efficace cette boîte à outils extrêmement fournie.
La fiscalité dispose d’un autre avantage en ce qu’elle peut atteindre tous les opérateurs de la culture,
qu’il s’agisse des sociétés, des personnes physiques ou des organismes à but non lucratif, ainsi que
les personnes qui investissent dans la culture. A cet égard, l’étude a montré que certaines politiques
fiscales peuvent être extrêmement innovantes et originales, illustrant notamment la prise en compte
des spécificités locales.
Il a été rappelé que la consommation de la culture au sens noble et consumériste du terme devient
de plus en plus mondiale, tandis que les régimes fiscaux restent par définition nationaux. Quels sont
les principaux défis actuels de la culture en termes de fiscalité, et quels sont notamment les défis du
législateur ? Le premier défi concerne la pression fiscale maximale que peuvent soutenir les
opérateurs culturels. Trop d’impôts tuent l’impôt. Par exemple, aux Etats-Unis, le régime de
déduction pour les donations permet de lever chaque année environ 350 milliards de dollars pour
des opérations à but culturel. Or dans son projet de réforme du système de la santé, le Président
Obama envisage de relever le taux de l’impôt sur le revenu tout en réduisant l’avantage fiscal
accordé pour les donations à des institutions culturelles américaines. Les premières études indiquent
que des réductions même infimes du pourcentage de déduction fiscale peuvent se traduire en
pratique par des baisses extrêmement significatives de donations. L’étude soulève un deuxième défi
sur la manière de mesurer l’efficacité des politiques fiscales en matière culturelle, à la fois du point
de vue fiscal et économique.
Quel est l’impact de ces mesures dans l’activité quotidienne de l’économie nationale et locale ? Sur
les quatorze pays étudiés, certains conservent leurs données confidentielles au niveau
gouvernemental, tandis que les autres donnent des données parcellaires. Dans le contexte actuel de
contrainte budgétaire, alors que sont privilégiés la fiscalité écologique avec la taxe carbone, les plans
de relance au niveau de l’économie globale et les aides sectorielles à destination des secteurs
sinistrés comme ceux de l’automobile ou de la finance, le défi et le danger pour la culture se
rapportent à la place qu’y occupera la fiscalité. Madame la Ministre a indiqué que la culture restait
une priorité en France et que les mesures fiscales du plan de relance concernaient également ce
secteur. Dans ce contexte, nous pourrons évoquer plus en détail dans les tables rondes la manière
d’adapter au plus vite la politique fiscale au mouvement accéléré de l’économie.
Pour conclure, il est possible de proposer aujourd’hui des réformes fiscales favorables à la culture. Au
sein de l’Union européenne par exemple, les vingt-sept pays membres sont dotés pour la plupart
d’une monnaie unique mais leurs fiscalités respectives sont toutes distinctes. Cette absence totale
d’harmonisation est dommageable à la diffusion de la culture et créée des distorsions de
concurrence. Ainsi, les biens culturels bénéficient du taux réduit de TVA mais ceux-ci diffèrent selon
les pays, tout comme la définition des biens culturels. Dans ce secteur, l’Union européenne à
vocation à être un laboratoire en vue d’atteindre des politiques culturelles harmonisées. Nous en
suggérons quelques exemples pratiques.
Le premier concerne les paiements qui sont effectués aux artistes en rémunération de leur droit de
propriété littéraire et artistique. Un utilisateur du droit en France qui paie un artiste en Allemagne
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
devra très souvent lever une retenue à la source, à savoir un impôt dû en Allemagne par l’artiste
allemand. Etant lui-même résident en Allemagne, l’artiste allemand y paie ses impôts. La situation où
un artiste doit faire des déclarations dans deux pays n’a donc aucune raison d’être, d’autant plus
qu’elle représente une opération à somme nulle au sein de l’Union européenne. Ces règles fiscales
sont porteuses de lourdeurs administratives très élevées en termes de formalité. Nous gagnerions
donc à supprimer ces retenues à la source.
Le second aspect à l’égard de ces retenues à la source, au sujet duquel Monsieur Mitterrand, le
Ministre de la Culture, a alerté Madame Lagarde, porte sur la nécessité de se pencher sur les règles
de TVA au sein de l’Union européenne et leur application aux biens culturels. La deuxième possibilité
de réforme intéresse la nouvelle économie comprenant notamment le monde du digital et le monde
du numérique. Dans ce domaine, les législateurs fiscaux adoptent plutôt une démarche réactive et se
contentent souvent de « copier-coller » des mesures incitatives qui sont traditionnellement utilisées
dans des secteurs plus anciens. Cette méthode ne fonctionne pas car elle ne prend pas en compte la
réalité opérationnelle et les modes de fonctionnement de ce secteur, pour lequel une fiscalité
nouvelle doit être inventée.
La troisième idée de réforme, qui constitue en réalité un sujet de réflexion, porte sur le statut
d’organisme non lucratif qui conditionne souvent l’accès aux incitations fiscales dans le domaine de
la culture. La définition de ce statut n’est pas identique selon les pays de l’Union européenne.
L’adoption par les législateurs d’une application stricte de cette définition peut alors générer des
effets dommageables du point de vue de la culture et de l’optimisation de son financement. En effet,
interdire à un organisme de la culture à but non lucratif de générer des recettes par lui-même peut
limiter son champ d’action, tandis que refuser aux opérateurs du secteur privé des avantages fiscaux
qui sont réservés aux organismes à but non lucratif peut freiner l’effort d’investissement dans la
culture.
La dernière proposition de réforme concerne le paiement en nature des impôts. Les dations en
paiement existent dans plusieurs pays mais leur application est très souvent limitée à certains biens
culturels ou à certains types d’impôts, notamment l’impôt sur le revenu. Le champ d’application de
ces mesures pourrait dans ce cas être élargi. Je vous ai présenté une brève synthèse de cette étude
qui mentionne à la fois une très grande diversité dans l’utilisation des politiques fiscales et une très
grande richesse. Cette étude constitue une boîte à outils extrêmement fournie dont la conclusion est
que la fiscalité est l’amie de la culture et qu’il faut sans cesse suivre l’adaptation de l’économie pour
tenter d’obtenir la meilleure utilisation de ses produits. Je vous remercie.
Nicolas SEYDOUX
Merci beaucoup pour cette très claire présentation. Je recommande à ceux qui sont passionnés par
ce sujet de se reporter à l’étude complète.
Alessandra Galloni est italienne et responsable des rédactions pour le Wall Street Journal de l’Europe
du Sud, va maintenant modérer trois tables rondes. Même si ces sujets très importants ne devraient
normalement pas entraîner de divergences culturelles, nous essaierons de faire en sorte que les
tables rondes soient relativement brèves, afin de laisser la salle s’exprimer.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Table ronde 1 : Politiques fiscales comparées : priorité à l’économie ou à la
Culture ?
Alessandra GALLONI
Modérateur
Bureau Chief, Southern Europe, The Wall Street Journal (Italie)
S’agissant des secteurs de la radio, de la télévision ou des sites archéologiques, seules la Corée du
Sud et l’Italie disposent de taxes culturelles, au nombre de trois. Les Etats-Unis n’en disposent pas et
utilisent uniquement des mesures incitatives. Quelle est alors la bonne stratégie ? Une politique
dirigiste comme en France vaut-elle mieux qu’un système plus libéral comme aux Etats-Unis, ou
inversement ? Quelle est surtout la bonne stratégie actuellement, alors que le monde n’est pas
encore sorti de la crise financière et économique ? Les Etats accumulent de nombreuses dettes et ne
veulent ni ne peuvent gaspiller l’argent. Trois experts – qui, je l’espère, auront des points de vue
totalement différents – vont évoquer ces points. Il s’agit du producteur Jake Eberts, de
l’entrepreneur Alexandre Allard, et de l’homme politique Philippe Monfils. Avant de passer la parole
à nos experts, pourriez-vous me dire, Régis, quels sont les aspects positifs et négatifs des systèmes
dirigiste et libéral ?
Régis HOURIEZ
Dans le cadre du système dirigiste, le recours aux taxes culturelles s’avère souvent très utile car il
permet des actions très ciblées de la part du législateur sur des domaines culturels qui, sans ces
taxes, n’existeraient pas. La taxe sur l’archéologie préventive, due par tout chantier de construction
excédant une certaine surface, permet par exemple de lever 65 000 millions d’euros chaque année ;
jamais autant de découvertes archéologiques n’ont été réalisées en France depuis sa mise en place.
En revanche, certaines taxes dites culturelles sont utilisées pour des motifs sous-jacents qui sont
purement budgétaires. La multiplication des taxes peut donc présenter des limites à cet égard,
surtout dans la situation actuelle où la combinaison des restrictions budgétaires et des contraintes
fiscales rend très difficile la création de nouvelles taxes culturelles, tandis que leur maintien est plus
aisé. Dans le cadre du système incitatif, la technique particulière du crédit d’impôts, qui est plutôt
utilisée dans les pays d’inspiration libérale mais également dans les pays plus dirigistes comme les
Etats-Unis et le Canada, permet d’inciter des dépenses d’investissement qui se traduisent souvent
par la production d’œuvres culturelles et par la création d’activités et d’emplois dans l’économie.
Alessandra GALLONI
Mr Eberts, quelle a été votre expérience?
Jake EBERTS
Producteur (Canada)
Je voudrais tout d’abord remercier Nicolas pour l’animation de ce Forum, lequel constitue une
expérience unique pour moi en tant que producteur. Depuis une trentaine d’années, nous avons
tourné environ une cinquantaine de films dans trente-deux pays. Pour les deux tiers de ces films,
nous avons bénéficié de mesures incitatives, de subventions et de soutiens soit fiscaux, soit de la part
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de mécènes. Ces mesures jouent un rôle très important dans notre travail, même dans des pays
comme la Thaïlande où nous avons tourné un film avec Jean-Jacques Annaud, le Cambodge, l’Inde,
l’Afrique du Sud, le Rwanda ou l’Islande. Dans presque tous les pays, nous avons pu bénéficier d’une
subvention. Aux Etats-Unis par exemple, les Etats comme le Nouveau Mexique, la Louisiane, le
Connecticut, New York ou la Caroline du Nord peuvent verser, en bénéfices directs, jusqu’à 30 % de
l’ensemble des dépenses qui sont effectuées dans l’état. Mitchell Landrieu a mentionné que son
chiffre d’affaires représentait 10 millions de dollars avant de bénéficier d’avantages fiscaux dans
l’Etat de la Louisiane. L’année suivante, son chiffre d’affaires s’élevait à 800 millions de dollars. Au
Nouveau Mexique, qui offre des bénéfices fiscaux d’environ 30 à 35 % des dépenses effectuées dans
l’Etat, la Fox a créé un studio pour les dessins animés, alors qu’aucun artiste ni aucun studio n’y sont
présents. On retrouve la même chose à New York, les avantages fiscaux étant de l’ordre de 35 % à
Manhattan. Ces mesures jouent donc un rôle majeur dans le choix du lieu de tournage de nos films.
Philippe MONFILS
Vous avez cité hier l’exemple de votre film intitulé Campfed qui avait un objectif culturel plutôt que
commercial. Produit en Afrique, ce film a fait l’objet d’une postproduction au Québec qui l’a rendu
éligible à des crédits d’impôts dont l’impact s’est avéré très significatif pour l’association qui avait
organisé l’événement.
Jake EBERTS
Vous avez presque tout dit. Ce film, dont le budget s’est seulement élevé à 300 000 dollars, a été
tourné en Afrique pour la Fondation Campfed, qui signifie Camping for Female Education. La
postproduction, à savoir le montage et le mixage, ayant été réalisée à Montréal, nous avons reçu
entre 20 % et 22 % environ des dépenses totales que nous avions effectuées au Québec, ce qui, pour
un film dont le budget est si bas et pour la Fondation, a été d’une grande importance. Projeté en
séance privée pour les autres fondations, donateurs et mécènes concernés, ce film a également
permis de collecter près de dix millions de dollars de dons. Ces bénéfices conséquents reversés pour
un film disposant d’un petit budget de 300 000 dollars sont rares voire inexistants dans le monde du
cinéma. Les mesures incitatives fiscales jouent ainsi un rôle très important dans la levée de fonds
pour la réalisation de petits films à travers le monde.
Alessandra GALLONI
Monsieur Monfils, n’êtes-vous pas d’accord avec les propos de Monsieur Eberts ?
Philippe MONFILS
Sénateur, Ministre d’Etat (Belgique)
Je ne suis pas tout à fait d’accord avec la dichotomie entre le système libéral et le système plus
dirigiste que nous avons évoquée précédemment. D’ailleurs, j’ai toujours considéré, même lorsque
j’étais Ministre de la Culture, que le système de subsides n’est pas nécessairement un système
ouvert, impartial et régi selon des critères. Premièrement, l’octroi de subsides s’avère être, dans
certaines situations, plus partial que la décision d’une entreprise d’aider une organisation culturelle.
Deuxièmement, j’avoue ne pas être favorable aux taxes culturelles. Nous n’en avons d’ailleurs pas en
Belgique en raison du principe de l’universalité du budget. Deux possibilités se présentaient alors, à
savoir la redevance télévisuelle et les revenus de la loterie nationale. Or, la redevance sur la
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télévision a été transférée aux communautés qui, à l’instar de nos régions, ont des pouvoirs à part
entière et de même niveau que ceux de l’Etat fédéral.
Les communautés et les régions utilisent l’argent qu’elles reçoivent à leur manière et déterminent un
budget pour la culture, les affaires sociales, la santé, le développement économique, etc. De même,
les revenus de la loterie nationale ont été transférés aux compétences des communautés. Nous
n’avons donc pas de taxes culturelles, hormis la taxation légèrement supplémentaire qui est
appliquée sur la vente de certains appareils en guise de compensation entre le public et le privé.
Nous avons d’ailleurs rencontré une grande difficulté pour la faire accepter par certains ministres.
Nous avons négocié avec le Conseil des ministres d’une part et le parlement d’autre part pour,
finalement, s’accorder sur une taxe supplémentaire de quelques centimes d’euros sur la vente de
certains appareils, ce qui permet de disposer d’une somme pouvant contrebalancer les excès de la
copie privée. Cependant, je ne rejette pas les subsides dans le système dans lequel nous nous
trouvons. Ils sont ce qu’ils sont et, d’ailleurs, ne diminuent pas.
Alessandra GALLONI
Certes, mais l’économie à l’heure actuelle n’est pas en bonne santé, ce qui risque d’augmenter la
pression. Vous dites ne pas être favorable aux taxes culturelles, mais, comme nous l’avons signalé
hier, les caisses de l’Etat sont vides.
Philippe MONFILS
Nous préférons des détaxations. Dans le système que nous avons mis en place en Belgique et que
nous étudions actuellement, nous constatons non pas une augmentation mais une réduction. Vous
pourrez répondre que le taux d’imposition extrêmement élevé en Belgique facilite un tel constat.
Nous travaillons toutefois sur les taxes solidaires qui sont des extorsions fiscales très efficaces car
elles ont permis de collecter 300 millions d’euros en quelque temps, tandis qu’un seul intermédiaire
a annoncé la création de 800 emplois en une année. Nous travaillons également sur les déductions
fiscales, sur les crédits d’impôts en matière musicale et même sur les crédits d’impôts sur les
particuliers, bien que cet élément soit encore l’objet de débats.
Alessandra GALLONI
Peut-être l’Etat travaille-t-il justement trop sur le sujet, Monsieur Allard ?
Alexandre ALLARD
Président, Groupe Allard (France)
Après le producteur, le représentant de l’Etat ou l’homme politique, je fais part maintenant du point
de vue de l’entrepreneur. Aujourd’hui, le principal souci concerne les caisses de l’Etat qui,
théoriquement, devraient être vides. Je ne sais pas de quelle manière nous paierons toutes ces
dettes. Nous savons parfaitement que la culture restera difficilement prioritaire, même si elle devrait
toujours l’être. Partant de ce constat, il apparaît nécessaire d’inventer un nouveau modèle, au lieu de
prélever de l’argent sur un budget quelconque pour financer des musées par exemple. La France est
certes le pays de la culture mais également celui dans lequel la culture s’identifie à l’Etat, tandis
qu’aux Etats-Unis, la culture ne dispose pas de ministère approprié et fait l’objet d’un véritable
business, avec les succès que nous connaissons. Entre ces deux extrêmes, nous devons inventer un
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nouveau modèle culturel qui ne s’appuierait plus sur un Etat financeur ni sur ces ONG de la culture
que des entrepreneurs comme moi contribuent à soutenir financièrement. Ces entreprises de
mécénat fonctionnent et organisent des pièces du théâtre, des expositions, uniquement grâce aux
financements qu’elles reçoivent, mais elles n’ont pas de pérennité et périclitent dès que l’argent qui
leur est normalement versé est investi ailleurs.
Le nouveau modèle culturel que nous devons inventer, que j’appelle le for profit culture, propose
une culture qui gagne de l’argent donc qui assure sa pérennité. Ainsi, les opérateurs culturels
pourraient établir des business plans indiquant, pour l’année suivante ou pour les dix années
suivantes, l’objectif qu’ils se sont fixé, ce qui leur permettrait de toujours exister au terme de cette
période, même sans avoir bénéficié de subsides ou d’exonérations. Cependant, ce modèle de for
profit culture n’est rentré dans les mœurs d’aucun pays et doit donc être inventé partout.
Aujourd’hui, les personnes ne disposant pas d’argent bénéficient d’aides. Si vous élaborez un projet
culturel qui ne prévoit pas de rentrées d’argent, vous devez vous organiser tout seul. De nombreuses
solutions existent pour créer une culture qui gagne de l’argent. La culture, comme l’a indiqué le
Ministre, est un réel élément d’attractivité qui reviendra progressivement au centre des
préoccupations. En effet, après une période antérieure à la crise durant laquelle la culture a été
plutôt négligée, aujourd’hui nous assistons à un retour aux valeurs et à l’authenticité grâce auquel la
culture devient un extraordinaire véhicule d’investissement. Il est nécessaire à cette fin de trouver
les moyens de mettre en œuvre cette for profit culture et j’ai quelques idées à ce sujet.
Philippe MONFILS
Je suis ouvert à cette idée. Je serais cependant curieux de connaître un investisseur privé qui
soutiendrait individuellement l’Opéra Royal de Wallonie, une importante institution dont je suis le
président et qui génère des dépenses considérables, ou le théâtre national de la communauté
française de Belgique. Nous ne pourrons jamais changer certains éléments, raison pour laquelle les
subsides existent. Pour les autres cas, nous voulons favoriser et rendre possibles les actions des
entreprises. Nous avons d’ailleurs constaté que pour chaque mesure fiscale que nous décidions, les
rentrées en termes de développement économiques équilibraient largement l’absence de versement
à l’Etat des impôts normalement dus par l’entreprise. A cet égard, le Tax Shelter a permis de
proposer du travail à des centaines de personnes, ce qui constitue pour l’Etat un retour sur
investissement considérable en termes sociaux. De nombreuses avancées restent toutefois en
attente, notamment au sujet de la TVA sur les organismes culturels.
Alessandra GALLONI
Attendons avant d’aborder le sujet de la TVA. Monsieur Eberts, considérez-vous positif le fait de
donner des subventions à des films qui ne le méritent pas ?
Jake EBERTS
Absolument pas. Nous ne choisissons pas nos lieux de tournage seulement en fonction des bénéfices
fiscaux. Pour un film que je tourne avec Robert Redford au sujet de deux hommes qui décident de
marcher durant trois mois le long de l’Appache Trail, nous avons le choix de tourner dans l’Etat du
Connecticut, de la Caroline du Nord,et de la Géorgie car l’Appache Trail traverse tous ces Etats. J’ai
accepté l’offre du Connecticut qui nous propose 32 % de bénéfices sur les dépenses que nous
effectuons dans l’Etat. Cependant, je tournerais ce film même si je ne bénéficiais pas de ces
avantages. Si le projet n’était pas valable et que je ne disposais pas de scénario ni d’acteur, je
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
n’aurais aucun intérêt le faire. Un film doit être rentable et commercial avant de pouvoir profiter de
subventions.
Alessandra GALLONI
Régis, d’après l’étude d’Ernst & Young, y a-t-il des pays ou des Etats à l’intérieur des pays qui
disposent de systèmes fiscaux proposant davantage de mesures incitatives pour les projets tels que
ceux de Monsieur Eberts ? Vous aviez présenté des différences entre les états aux Etats-Unis.
Régis HOURIEZ
La technique du crédit d’impôt constitue en effet une constante qui semble très efficace en termes
de culture et d’économie. Les études d’impact qui ont été réalisées dans certains pays comme les
Etats-Unis indiquent que les modalités techniques de l’incitation fiscale sont essentielles pour
contrôler l’activité des opérateurs. Un intervenant britannique m’a appris hier qu’au Royaume-Uni, le
système du crédit d’impôts pour le cinéma, qui est fondé sur des montants d’investissement, avait
été dévoyé. Dans ce système, certaines personnes empruntaient uniquement pour bénéficier du
crédit d’impôt. En revanche aux Etats-Unis, le bénéfice du crédit d’impôt est conditionné au
commencement de la production. Le processus d’obtention de l’agrément pouvant durer un an,
l’agrément n’est accordé qu’une fois les dépenses réellement engagées.
En effet, un certain contrôle est nécessaire. Le retour sur investissement pour l’Etat est une fois sur
deux significatif dans la mesure où des emplois sont créés, les personnes s’installent localement et
paient leurs impôts, ce qui équilibre le budget de l’Etat en question. Vous citiez également hier la
possibilité de bénéficier de crédits d’impôts dans le pays même en cas de production à l’étranger. Les
fonds d’investissement à destination des films sociaux que vous avez évoqués représentent un bon
exemple d’investissement à fonds privés mais ne proposent de crédits d’impôts que pour des films
commerciaux, ce qui rejoint le modèle de fot business culture que Monsieur Allard a cité.
Jake EBERTS
Il y a cinq ou six ans, la société de Jeff Skole, le fondateur d’e-Bay, a décidé d’investir quelques
centaines de millions de dollars dans la production de films dont le but est à la fois commercial et
social. Grâce à sa société couplée à sa fondation, vingt-deux ou vingt-trois films ont été produits,
dont An Inconvenient Truth, The Kite Runner, Charlie Wilson’s War, Good Night and Good Luck, etc.
Hormis plusieurs films à succès d’estime et commercial, tous n’ont pas été profitables. Cependant, le
système de Jeff Skole fonctionne très bien car les pertes sont assumées par sa fondation tandis que
les bénéfices sont rapportés à sa société.
Alexandre ALLARD
En effet, accepter le fait que les caisses sont vides et que nous avons besoin d’inventer de nouveaux
systèmes qui fonctionnent est en soi une révolution. Récemment en France, les patrons du 104
étaient à la limite de la grève car il leur manquait quelques millions d’euros de subsides
supplémentaires. Le monde actuel est tel que ces personnes se plaignent de ne pouvoir dépenser
que quinze millions d’euros alors qu’aucun retour sur ces dépenses n’est en réalité quantifiable.
Partant de ce constat, quelles sont les mesures à prendre ? Quel est le rôle de l’Etat et comment
utilise-t-il les recettes issues des taxes ?
Plusieurs entrepreneurs investissent dans la culture. D’un côté, Endemol produit des reality shows,
de l’autre la société de Jeff Skole a produit The KiteRunner. Ces deux productions culturelles ne
créent pas les mêmes bénéfices pour la société. L’Etat devrait avoir pour rôle principal d’arbitrer
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entre différents opérateurs pour l’attribution de crédits d’impôts. Similairement, un promoteur
immobilier qui construit des immenses cubes en béton ne contribue pas à la beauté de la ville alors
que la rue constitue la plus grande galerie du monde. En revanche, il faut permettre aux architectes
proposant de belles constructions de les réaliser. Sans jamais donner d’argent, l’Etat pourrait à cet
égard utiliser des mesures incitatives fiscales, en réduisant l’impôt sur les profits par exemple. L’Etat
a également un rôle à jouer dans la formation de nos clients pour qu’ils soient capables de
comprendre les produits culturels à valeur ajoutée que nous produisons, à savoir la musique, les
musées, les magazines, etc. Pourquoi construire de grands musées si seuls les touristes les visitent ?
De même, si des événements culturels tels que le Forum d’Avignon sont formidables, l’essentiel est
plutôt de faire en sorte que nos enfants comprennent la culture. Aujourd’hui, combien d’adolescents
de quinze ans savent qui est Andy Warhol ?
Intervenant de la salle
Monsieur, vous n’êtes pas suffisamment informé. Par exemple, le 104 a été l’objet d’un des premiers
fonds de dotation créé par seize entreprises. De plus, les journaux ont évoqué le cas d’un
établissement dont la construction a coûté 100 millions d’euros et pour lequel un problème
d’arbitrage est apparu entre la rétribution des artistes et celle nécessaire à la maintenance du
bâtiment. Enfin, vous citez Endemol comme sujet de production culturelle sur lequel il est possible
de raisonner. Tous ces éléments me semblent ne pas être suffisamment approfondis.
Alessandra GALLONI
Vous avez au moins le droit de réponse.
Alexandre ALLARD
Je savais que les questions que j’ai évoquées soulèveraient des débats, notamment au sujet du 104
qui, à mon avis, représente un très bon exemple de "non profit" culture. Aujourd’hui, il serait
possible de créer une entreprise identique au 104 qui dégagerait des profits plutôt que d’être
subventionnée. Nous devrons, hélas, adopter cette manière de réfléchir car nous ne pourrons pas
toujours compter sur les subventions. Je ne nie pas que les mesures passées aient été positives mais
je pense que nous devons simplement nous adapter. Ce constat vaut également pour les ONG
œuvrant contre la faim ou en faveur de la santé. Ces systèmes doivent se réinventer et assurer leur
pérennité grâce à des activités profitables.
Alain SUSSFELD, Directeur général, UGC (France)
Votre manière de présenter le débat me surprend. Premièrement, la subvention locale suit une
logique de prime et a pour seuls objectifs de créer des emplois et de favoriser la consommation par
une localisation appropriée. Il ne s’agit pas d’une politique culturelle mais d’un phénomène logique
de relocalisation de l’activité de production selon l’objectif strictement économique de
développement d’une région donnée. Les régions se concurrencent non pas dans une logique
culturelle mais économique. Deuxièmement, je suis fasciné par la confusion entre les termes de
divertissement et de culture. A l’exception de Monsieur Monfils qui connaît le dossier, je ne sais de
quelle légitimité vous disposez pour débattre sur ce sujet. Le principe même des métiers culturels
consiste à réaliser des profits après avoir enregistré des pertes sur des premières œuvres. Les films
qui rencontrent du succès se découvrent au fil des innovations mais personne ne sait quel film sera
un succès, ni aux Etats-Unis, ni en France. Il faut toujours innover et trouver de nouveaux talents
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
pour espérer à terme dégager un profit. Il n'y a pas de recette certaine dans ces métiers de prototype
et ce n'est pas une logique de profits à court terme qui permettra d’organiser des industries
culturelles à long terme.
Alexandre ALLARD
Je ne sais pas si la référence au profit à court terme m’était destinée. Je ne pense pas qu’il faille viser
des profits à court terme. En réalité je défends le profit à long terme et la pérennité des entreprises
culturelles qu’il faut soutenir.
Alessandra GALLONI
Monsieur, si j’ai bien compris, vous n’êtes pas d’accord avec l’idée du profit à court terme au sujet
des films.
Alain SUSSFELD, Directeur général, UGC (France)
J’ai simplement fait valoir que la vision de Monsieur Eberts concernant les subventions de différentes
localisations s’assimile davantage à une chasse aux primes qu’à une politique culturelle. Or
premièrement, ces régions souhaitent favoriser des détournements de délocalisation pour bénéficier
de l’emploi et de la consommation qui en résultent, selon une logique économique et non culturelle.
Deuxièmement, vous nous expliquez qu’un nouveau modèle doit être inventé, sans en définir les
moyens ni en suggérer quelques idées. De là, vous affirmez qu’il faut adopter une logique de profits.
Une entreprise travaillant dans ce secteur depuis dix, quinze ou vingt-cinq ans recherche
naturellement la rentabilité. A cet égard elle doit également prendre en compte la nécessité
d’innover par le biais de nouveaux talents et thématiques car la répétition ne correspond pas à la
logique de ce métier. Au contraire, l’innovation assure la conquête et le pouvoir d’attractivité culturel
sur le public.
Alessandra GALLONI
Je pense que tout le monde est d’accord avec vous. Toutefois, lorsque Monsieur Eberts réalise un
film, il ne prend pas en considération l’emploi de telle ou telle personne mais il s’efforce de tourner
le meilleur film possible et qui puisse lui rapporter des profits. N’est-ce pas ?
Jake EBERTS
Bien sûr. Depuis trente-cinq ans nous avons réalisé des films avec des acteurs, des metteurs en scène
et des scénaristes inconnus, à l’instar de Danse avec les Loup, de Miss Daisy et son Chauffeur, La
Déchirure, Gandhi, Chariot de Feu, Au Nom de la Rose, etc. Nous avons embauché des jeunes et des
inconnus dans le cadre d’une vingtaine de films. Dans le cas de l’Etat de la Louisiane, 7 000 emplois
ont été créés, en comparaison avec les quelques centaines existant au départ, ce qui représente un
succès. Excusez-moi, mais je ne comprends pas le sujet de votre intervention.
Régis HOURIEZ
Je pense que nous pouvons apporter un élément de politique budgétaire au débat. Dans l’exemple
des collectivités, même si les contraintes budgétaires sont fortes, l’Etat assure au minimum la
couverture des coûts d’une action sanitaire, culturelle, etc. La définition du non fort profit est très
variable selon les régimes fiscaux à travers le monde. En Allemagne, de nombreuses incitations
fiscales existent en faveur de l’entretien du patrimoine historique mais la plupart sont conditionnées
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
à l’absence totale de revenus. Il suffit que le promoteur du monument historique en retire un revenu
pour ne plus être éligible à ces avantages. La confusion découle sans doute de ce que d’autres pays
proposent une définition plus large du non fort profit.
Au sujet des aides fiscales locales, les collectivités demandent qu’une dépense soit équilibrée par une
recette, ce que Monsieur Monfils confirmera sans doute. Certaines incitations qui se situent à la
limite entre la fiscalité et la subvention fonctionnent également, comme celles qui sont appliquées
sur les loteries nationales belges et britanniques. Ainsi, 500 millions de livres sont prélevés
annuellement sur le budget de la loterie britannique, qui est également nommée tax for stupid, et
sont alloués à des actions culturelles. La France dispose du système du 1 % culturel qui consiste, pour
toute construction publique significative, à investir un montant du budget dans l’achat d’œuvres
d’arts d’artistes vivants destinées à être exposées dans le bâtiment. La fiscalité ne pouvant tout
résoudre, il faut trouver des solutions hybrides
Philippe MONFILS
Pour ma part, bien qu’étant libéral, je ne suis pas prêt à accepter une révision fondamentale des
fondements mêmes de la culture. Ne nous illusionnons pas, le profit ne sera jamais que minimal dans
les trois quarts des activités culturelles, ce qui est un bien. Comment un théâtre, un opéra peuvent-ils
générer des bénéfices au-delà d’un maximum de 25 % ou 30 % de rentrées propres ? Ils participent
certes à l’activité économique, par exemple en transformant et en vendant des décors, mais la
responsabilité de l’Etat à leur égard doit être totale. Pour les autres cas, il serait intéressant
d’évaluer, en Belgique comme ailleurs, l’intérêt du secteur privé économique et commercial à
travailler dans le domaine culturel. L’action de l’Etat, que je continue à défendre, reste cependant
majoritaire. Le seul élément pour lequel le secteur privé dispose de possibilités supérieures à celles
de l’Etat concerne la fiscalité relative au cinéma qui, d’ailleurs, fonctionne bien. En cela, les
entreprises qui interviennent en Belgique ont financé plusieurs films difficiles qui n’ont pas
nécessairement généré de rentrées colossales.
Nous avons par ailleurs une panoplie de réductions et déductions fiscales permettant aux sociétés
d’intervenir si elles le veulent et que nous pouvons modifier si nécessaire. Ainsi, le Tax Shelter a dû
être transformé peu après son invention car les sociétés intermédiaires recevaient plus d’argent que
les producteurs. Pour autant, j’aimerais cependant savoir quelle est votre nouvelle philosophie du
profit culturel car je ne la vois pas. Il est possible d’introduire de manière complémentaire des
éléments ou organismes économiques dans le secteur culturel en leur permettant de développer des
initiatives grâce à des avantages fiscaux. Cependant, je ne suis pas prêt à inventer une culture fondée
sur le profit. A cet égard, un théâtre belge a décidé de ne pas fonctionner grâce aux subsides mais
grâce à un restaurant qui serait ouvert midi et soir pour assurer sa rentabilité. Au terme de trois
années, ce théâtre a demandé l’aide de l’Etat pour combler ses déficits de vingt, trente, quarante
millions d’euros, ce que l’Etat a évidemment accepté.
Je pense toutefois, comme vous, qu’une vision dynamique de l’action des musées, des organisations
culturelles et des théâtres est possible, à condition qu’ils paient des droits d’auteurs. Or cette vision
existe. Je ne voudrais pas que cette activité culturelle soit considérée comme ringarde en
comparaison avec une nouvelle culture économique émergente à laquelle je ne crois d’ailleurs pas.
Je crois en revanche à l’entrée de l’industriel et de l’économique dans plusieurs secteurs sur la base
des déductions fiscales conséquentes que nous vous offrons. A cet égard, l’Etat doit faire un effort
car les moindres rentrées fiscales qui en résultent sont équilibrées par le développement
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
économique. Nous ne devrions pas considérer qu’il existe un nouveau veau d’or de la culture et que
ce qui a été accompli antérieurement est destiné aux oubliettes de l’Histoire parce que trop ringard.
Alessandra GALLONI
Mr Sussfeld, que souhaitez-vous ajouter ?
Alain SUSSFELD
Je n’ai rien à ajouter aux propos de Monsieur Monfils avec lesquels je suis entièrement d’accord. Par
ailleurs, Monsieur Eberts, dont je salue le parcours de très grand producteur, vous avez fait valoir
que dans votre recherche de financements, vous privilégiez les régions qui vous accordaient les
meilleures subventions. J’ai simplement voulu souligné que ces subventions avaient un objectif non
pas culturel mais de finalités d’emploi et de développement économique, cela au bénéfice de la
région et sans critère qualitatif dans la distribution de ces avantages. Je ne reproche rien en la
matière. Cependant, je distingue d’une part les incitations fiscales qui sont susceptibles de générer
des retombées économiques bénéfiques pour l’Etat, et d’autre part le choix d’introduire des
éléments discriminants pour orienter ces avantages vers certains types de production ou de
sensibilité. En cela, la logique de l’économie se transforme progressivement en logique culturelle.
Jonathan DAVIS, conseiller stratégique, UK Film Council (Royaume-Uni)
J’ai cité hier à Régis la déformation des aides fiscales au Royaume-Uni. Je travaille actuellement pour
le Centre National du Cinéma au Royaume-Uni. Ayant travaillé successivement dans l’industrie et
pour le gouvernement au sujet de l’évaluation des aides aux impôts, les aides fiscales sont pour moi
devenues des ennemies. A un moment, le gouvernement britannique a abandonné les aides car il
estimait que leur valeur profitait non pas aux producteurs mais aux intermédiaires. Par ailleurs, peutêtre la représentante de Malte qui est assise à mes côtés devrait-elle intervenir au sujet de l’impact
de l’introduction des aides fiscales dans son pays. Hormis l’effet sur le développement économique,
ces aides ont pour la première fois exposé la population maltaise à la production internationale et
permis le développement de cinéastes maltais et de nombreux professionnels du secteur, ce qui
profile l’ambition culturelle du pays.
Alexandre ALLARD
L’essentiel à mon sens n’était pas de déclarer que tout ce qui est culturel doit réaliser du profit mais
de chercher les moyens de financer et d’encourager un nouveau modèle culturel générant du profit,
ce qui n’est pas la disposition actuelle. A l’exception du cinéma qui est très structuré ou du théâtre
vivant qui ne génère aucun profit, les aides ne bénéficient qu’à ceux qui ne gagnent pas d’argent. Or
certains modèles générant des rentrées d’argent existent ou peuvent exister. Pourquoi ne pas les
aider ?
Nicolas SEYDOUX
On aurait pu tout imaginer sauf que les politiques fiscales des Etats soulèvent un débat, ce dont je
me réjouis. Certains ont été volontairement provocateurs, or si la culture doit être provocatrice, je ne
l’imaginais pas de la part de la fiscalité.
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Table ronde 2 : La culture à l’ère numérique, quels encouragements fiscaux ?
Alessandra GALLONI
Cette table ronde nous permettra d’aborder deux sujets. Le premier nous amènera à réfléchir au
paradoxe qui a fait de l’art un domaine très internationalisé, alors que les systèmes fiscaux
demeurent véritablement nationaux. Le deuxième a trait au numérique, qui demeure l’une des
disciplines les plus taxées. C’est peut-être sa jeunesse qui l’a empêché de faire ses preuves et a
conduit à cet état de fait. Je passe tout de suite la parole à Bruno Perrin, afin qu’il nous présente le
rapport d’Ernst & Young.
Bruno PERRIN
Partner, Ernst & Young (France)
Je vais présenter les différents types d’encouragements fiscaux à l’ère de la nouvelle économie
numérique. Nous aborderons par-là même plusieurs sujets de débat, notamment l’existence
d’incitations fiscales différentes pour ce domaine particulier et la course qu’a entamée la fiscalité
pour tenter de suivre les développements du numérique. Nous traiterons à ce propos de l’e-book,
des salles numériques et de la video on demand (VOD). Nous nous interrogerons sur l’inégalité qui
règne entre les modes de diffusion de la culture. Nous parlerons également des notions de shopping
fiscal, des illusions et des dangers et de la rentabilité artificielle ainsi générée. Christopher Miles
pourra certainement contribuer à notre réflexion à ce propos. Nous évoquerons aussi le
développement de nouveaux pôles, au moment où de nombreux territoires suivent le chemin tracé
par Malte. Nous verrons enfin si tout ceci peut contribuer à l’émergence de nouveaux business
models, assurant un équilibre entre les différentes parties prenantes, créateurs, producteurs,
distributeurs, consommateurs et investisseurs.
Avant de plonger dans les délices du débat technique, je tenais à relever quelques paradoxes issus du
rapprochement entre la culture et l’économie numérique. L’économie numérique est très éloignée
de l’économie de la culture. Sa valeur semble reposer sur des outils et des accès plutôt que sur la
création. Elle est ultra-standardisée. La gratuité est utilisée comme appât plutôt que pour le bienêtre de l’humanité ou l’universalisme.
Au-delà de cette opposition, il faut noter de nombreux éléments qui rapprochent ces deux univers.
Les modèles de l’économie numérique et de la culture sont ceux de la « coopétition », qui mêle
compétition et coopération. Ensuite, il n’existe aucune frontière entre amateurs et professionnels.
De ces paradoxes, sont issus un certain nombre de modèles hybrides, comme le « freemium », qui
combine gratuité et facturation, ainsi que des modèles où la valeur ajoutée provient de l’interaction
sociale.
Revenons rapidement sur les enseignements de l’étude. Du côté des prélèvements, les secteurs qui
contribuent le plus sont ceux du numérique, à savoir la télévision, le cinéma, l’animation et la
musique. Les secteurs qui contribuent le moins sont les monuments historiques et le spectacle
vivant. Un avantage réel est donc donné à la culture de proximité. Pour l’essentiel, ce sont le Canada,
la Chine, l’Inde et les Etats-Unis qui ont multiplié les incitatifs fiscaux à la culture numérique. Il s’agit
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donc de pays jeunes. Les plus anciens, comme le Japon, la France et la Grande-Bretagne, disposent
de moins d’incitatifs fiscaux. Il est à noter une exception concernant la France dans le domaine des
jeux vidéo.
Nous avons ressenti le besoin de creuser la question de la TVA dans le cadre de cette étude, dans le
périmètre de l’Europe des 27. Nous avons observé les tickets d’entrée. Les secteurs les plus
avantagés demeurent les musées, les expositions, les théâtres et, dans une moindre mesure, les
concerts et le cinéma, pour lesquels s’applique souvent un taux intermédiaire. Ainsi, l’avantage est
donné à ce qui reste peu délocalisable. Nous avons ensuite observé la situation du livre. Au
Royaume-Uni, les taxes sur les livres sont nulles. Ailleurs, c’est généralement une TVA allégée qui a
été mise en place. Nous verrons ensuite que le livre numérique est taxé au niveau normal.
Les accès internet sont taxés en revanche à un niveau traditionnel, ce qui, en Europe, correspond à
une fourchette comprise entre 15 et 25 %. Certains Etats se sont fait une spécialité de l’hébergement
des accès Internet avec un taux de 15 %, alors que d’autres sont soumis à un taux de 25 %. Il faut
savoir que, dans le reste du monde, le taux plein de TVA ou de taxe sur le chiffre d’affaires est
compris entre 4 et 18 %. L’accès à la télévision par le satellite ou le câble demeure moins taxé et est
réduit en Autriche, en Belgique, en France, au Luxembourg et en Espagne. Enfin, le mode de livraison
par l’électronique est taxé à 100 %, comme un service traditionnel. Ces éléments devraient
permettre d’ouvrir le débat.
Alessandra GALLONI
J’aimerais maintenant passer la parole à Christopher Miles, réalisateur et producteur anglais. Vous
affirmez qu’il est plus difficile pour vous de faire des films en France que dans votre pays, en raison
d’un esprit très nationaliste.
Christopher MILES
Réalisateur et producteur, Milesian Lion (Royaume Uni)
Mon propos introductif sera en français, langue de la diplomatie par excellence. En Angleterre, nous
disons souvent : « Faites à Rome ce qu’ont fait les Romains ». Je suis aujourd’hui dans une ville
romaine et donc je me dois de parler le français. J’étais dans les années 60 élève à l’Institut des
hautes études cinématographiques, à Paris. A cette époque, le même jour, sortaient L’Année
dernière à Marienbad et Jules et Jim sur les écrans.
Ce sujet me contraint à aborder la question des chiffres. Si j’ai produit certains de mes films, je reste
avant tout réalisateur. Je ne suis pas donc très à l’aise avec les chiffres. Un de mes amis producteurs,
Nigel Goldsack, a parcouru le monde pour déterminer le coût d’un film à budget moyen. Il a choisi
sept pays qui s’adaptaient particulièrement bien à ses projets et/ou proposés par le UK Film Council
(Royaume-Uni, Etats-Unis, République tchèque, Canada, Roumanie, Australie et Irlande) et s’est
entretenu avec des producteurs locaux. Il n’a pas rencontré le gouverneur de Louisiane, dont nous
parlions hier. Celui-ci a apparemment réussi à attirer dans son Etat de très nombreux cinéastes, en
mettant au point un système fiscal particulièrement attractif. Il est assez intéressant de constater
que le Canada remporte cette compétition de la tête et des épaules. Pour un budget de l’ordre de
45 millions de livres sterling, le Canada propose une aide de 4 millions de livres, alors que le
Royaume-Uni est prêt à accorder 2,5 millions de livres, contre 2 millions pour l’Australie et
3,2 millions pour l’Irlande, qui fait partie de l’Union européenne.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
J’ai demandé à mon ami pourquoi il n’avait pas voulu réaliser son film en France. Il m’a répondu qu’il
était très cher de tourner en France. Les avantages fiscaux reviennent en fait aux producteurs
français, qui sont très bien protégés par le Centre national de la cinématographie.
Alessandra GALLONI
Votre conclusion vise donc à dissuader les réalisateurs étrangers de tourner en France, si je vous
comprends bien.
Christopher MILES
Je n’ai pas dit cela. Au-delà même des questions fiscales, sans artistes, sans peintres, sans scénaristes
et sans auteurs, nous ne serions même pas réunis ici pour débattre de ces questions fiscales. Ce dont
nous parlons est aujourd’hui très important. Nous débattons au-delà du seul domaine du cinéma.
Ernst & Young a présenté une étude très intéressante sur la question de la fiscalité appliquée aux
arts. J’ai vu diffusée au cours de l’exposé une photographie de Robert Doisneau, grand artiste
français, montrant Maurice Baquet tenant un parapluie au-dessus de son violoncelle. Ernst & Young
a-t-il payé des droits pour pouvoir se servir de cette image ?
Alessandra GALLONI
La réponse est affirmative, apparemment.
De la salle
Nous avons utilisé beaucoup d’images dans notre étude et nous avons été contraints d’en supprimer
quelques-unes pour réduire les coûts. Nous avons dû notamment renoncer à une photographie
magnifique de l’Opéra de Pékin, conçu par Paul Andreu, en raison de ces contraintes. Nous avons
donc payé pour l’utilisation de toutes les images qui ont été projetées.
Christopher MILES
J’en arrive à ma conclusion. Robert Doisneau a pris de nombreuses photos volées, comme Le Baiser,
pris Place Vendôme. On y voit deux amants qui s’embrassent. Les modèles n’ont jamais été rétribués
pour cela. Aujourd’hui, l’homme tente de récupérer des droits sur cette photo, qui a généré
beaucoup d’argent. Le groupe Queen s’est pour sa part servi du film de Fritz Lang, Metropolis, pour
faire sa propre promotion. Ses ayants droit n’ont jamais été rétribués pour cette utilisation. Lorsque
l’on parle comme Dan Glickman de l’escroquerie que représente Internet, il faut dire aussi que nous
avons été exploités nous aussi par les majors. Souvenons-nous que les auteurs de Ryan’s daughter
ont été contraints de menacer le directeur général de la MGM pour obtenir les droits qui leur étaient
dus.
Ce que nous pouvons en conclure, c’est que Jean-Jacques Annaud et Régis Wargnier ne portent pas
le nom de « producteur » dans les génériques de leurs films. Ils préfèrent le terme de « réalisateur ».
S’ils font ce choix, c’est parce qu’ils sont protégés à ce titre en France. La France est le seul pays au
monde où un réalisateur dispose de droits sur ses propres films. Le réalisateur français est ainsi
rémunéré à hauteur des recettes. La raison est ancienne. Elle remonte au Code Napoléon, qui
protège les artistes. Je dirais donc en conclusion : « Vive Napoléon et Vive la France ! »
Alessandra GALLONI
Ce que dit Christopher Miles est-il juste, selon vous, Alain Sussfeld ?
127
Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Alain SUSSFELD
Directeur général, UGC (France)
Je ne vais pas rentrer dans le débat sur l’ouverture du système français. Il est bien trop technique et
complexe et cela ne rentre pas vraiment dans le cadre qui est le nôtre aujourd’hui. Je ne suis pas
certain qu’il soit possible de présenter Jean-Jacques Annaud comme un réalisateur défendu par le
système français. Il est avant tout défendu par son talent et une reconnaissance mondiale, avant
d’être défendu par la France.
Notre sujet aujourd’hui est celui des industries culturelles. Derrière le terme de culture, se cachent
diverses réalités. Il est clair qu’Internet affecte directement les industries culturelles, alors qu’il
impacte peu l’archéologie, les musées ou l’architecture. Il ne peut en effet y avoir détournement de
la valeur en la matière.
Derrière la notion d’industries culturelles, il faut viser la musique, le cinéma, la télévision, l’image, et
la représentation. Je suis peut-être ici un représentant de la vieille économie. Je vais tout de même
essayer de ne pas paraître trop ringard. Deux grands principes soutiennent mon intervention
aujourd’hui. Le premier concerne le respect du droit d’auteur, ce qui signifie rémunération, d’une
part, et droit d’autoriser ou d’interdire, de l’autre. Le second concerne le succès des diverses lois qui
tendent à lutter contre le piratage. Il est à mon sens difficile de mettre au point une politique fiscale
efficace dans un environnement de gratuité.
Sur ces bases, la numérisation constitue à la fois une mutation et une chance, alors que deux risques
apparaissent. Tout d’abord, nous assistons à une mutation du patrimoine. Je suis très satisfait de
constater que le grand emprunt prévoit des sommes importantes pour la numérisation de notre
patrimoine. Je crois qu’il est important d’agir dans ce sens. Le Ministre Frédéric Mitterrand semble
avoir convaincu le gouvernement de l’intérêt de cet objectif. La numérisation est indispensable à la
distribution sur Internet. Cette technologie demeure une priorité pour nous qui ne peut être
assumée que par la sphère publique.
Cette subvention publique n’est pas sans effet de levier. Nous pouvons très bien imaginer que les
aides publiques, en fonction de la nature du patrimoine numérisé, s’appuient sur des taux différents.
Telle est d’ailleurs le fond de la politique générale que je défends aujourd’hui. Je plaide pour une
politique d’intervention à la fois de l’Etat et du marché. Il est important que le premier comprenne
les limites du second.
Lorsqu’elles sont dépassées, l’Etat peut intervenir de manière marginale. De la sorte, des œuvres qui
n’ont pas de logique économique peuvent tout de même subsister et montrer, peut-être, à terme,
leur pertinence.
Internet représente aussi une opportunité exceptionnelle, en termes de distribution. Il propose en la
matière des moyens infinis à des coûts très réduits. La contrepartie de cette chance réside dans le
risque de piratage sans détérioration par rapport à l’œuvre originale. Je veux donc parier aujourd’hui
sur le succès des lois HADOPI et sur le fait que, sur la distance, la culture du gratuit s’érodera.
A ce propos, je veux souligner que le gratuit n’existe pas. Nous l’avons suffisamment expliqué hier
face aux étudiants. La culture du gratuit cache toujours un payeur quelque part. A l’heure actuelle, ce
sont les industries culturelles, de l’image ou de la musique, qui payent pour le développement du
monde de l’Internet. Pour la première fois, une évolution technologique est financée par un transfert
total de revenus, en l’occurrence, au détriment des industries culturelles et au bénéfice d’une
technologie globalisante.
128
Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Sur le problème de la fiscalité, mon propos sera plus simple que celui développé par les études. Il
existe deux types de fiscalités. L’une frappe le contribuable et l’autre frappe le consommateur. Dans
le cadre d’une paupérisation de l’Etat, il est important de pousser les logiques de financement par les
consommateurs au détriment du financement par le contribuable. Le consommateur doit être le
premier financeur. La deuxième logique que je souhaite développer a trait à la neutralité fiscale en
termes de supports. Pour autant, la situation actuelle doit être exploitée pour prévoir des
prélèvements complémentaires, permettant de redistribuer l’argent au bénéfice des mutations
technologiques induites par le développement de l’Internet. Le livre et la VOD s’inscrivent
parfaitement dans ce cadre.
Alessandra GALLONI
Antoine Gallimard, pouvez-vous rebondir sur ces propos et revenir sur la question du piratage
concernant le secteur du livre ? Je pense notamment à Harry Potter, dont le dernier volume avait
déjà été diffusé largement en Chine, avant même sa sortie officielle.
Antoine GALLIMARD
Président directeur général des éditions Gallimard (France)
Comment faire en sorte que le livre s’en tire mieux que la musique ? Avant toute chose, je tiens à
remercier Nicolas Seydoux pour son invitation. Il est vrai que l’on parle beaucoup de cinéma, de
musique et des arts vivants, mais le secteur de l’édition est souvent oublié, alors même que le livre
demeure la première industrie culturelle en France. Cette chaise vide entre nous deux, cher Alain, me
fait penser à la chaise vide de Jorge Luis Borges. Lorsqu’il écrivait, il installait toujours une chaise vide
à ses côtés, pour son lecteur. Imaginons donc que cette chaise est celle du spectateur ou du lecteur.
Alessandra GALLONI
Cette chaise pourrait être occupée par l’Union européenne.
Antoine GALLIMARD
Pouvons-nous imaginer que le livre soit touché de la même façon que le cinéma et la musique par le
développement de l’Internet ? Le livre est abrité par le grand chapiteau que représente la loi
de 1981. Sa définition nous aura permis également de bénéficier d’une TVA à taux réduit sur ce
produit. Or, aujourd’hui, les éditeurs sont très inquiets de constater une rupture dans la politique
publique entre la fiscalité du livre physique et celle du livre numérique. Nous avons commis plusieurs
rapports sur le sujet (rapports Olivennes, Patino et Gaymard). Nos Ministres de la Culture ont plaidé
pour que le livre numérique se voie imposée une TVA au même taux que le livre physique, alors que
cela n’est pas le cas aujourd’hui.
Nous nous retrouvons de plus dans une situation quelque peu incongrue. La presse bénéficie d’un
taux de TVA très réduit à 2,1 %, alors que le livre est frappé d’une TVA à 5,5 %. Nous avons souhaité
qu’il en soit de même pour le numérique. En septembre dernier, la Direction de la législation fiscale
nous répondait que le principe d’une TVA à taux réduit pour les livres sur tout support physique est
confirmé. Cela nous permet d’être rassurés quant au livre audio et aux livres numériques stockés sur
clé USB. En revanche, le téléchargement ou la consultation en ligne des livres numériques ont été
assimilés à une prestation de service et non plus à un contenu. La TVA à taux réduit ne s’étendra
129
Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
donc pas à ce secteur. L’administration craint en effet le risque de distorsion de la concurrence au
niveau européen.
Les pouvoirs publics français, en la matière, se heurtent aux dispositions européennes. Ils rejettent
l’idée d’une distorsion entre les différents pays européens. Il faudra vraisemblablement
attendre 2015 pour voir se mettre en place une uniformisation. Ce sera le lieu d’établissement du
client et non plus du prestataire qui servira de référence. Cette question fiscale sur les contenus
s’avère pour nous essentielle.
Nous nous demandons s’il est opportun d’appliquer à l’économie nouvelle les règles de l’économie
traditionnelle, concernant le prix unique et les mesures fiscales d’encouragement pour la librairie.
Nous avons à ce propos créé avec le Ministère de la Culture un label de la librairie pour aider le
secteur, dans lequel les salaires restent très bas. Nous espérons qu’il verra le jour, malgré la réforme
de la taxe professionnelle. Nous verrons si l’édifice construit depuis la fin de la Seconde guerre
mondiale se fissure, sous les coups de boutoir de la nouvelle économie.
Alessandra GALLONI
La TVA est un problème qui touche autant l’Europe que le reste du monde. Dans mon domaine, celui
de la presse, aux Etats-Unis, des incitations financières sont accordées aux journalistes du Wall Street
Journal pour qu’ils écrivent pour l’Internet et aux consommateurs pour qu’ils achètent des contenus
sur Internet. Nous leur proposons ainsi un journal papier moins cher. Existe-t-il des incitations du
même ordre dans votre secteur ?
Antoine GALLIMARD
La TVA est amortie suivant des règles particulières pour les éditeurs et certains auteurs. Cependant,
le système n’est pas aussi développé. Aujourd’hui, la politique du livre s’appuie sur la fixation du prix
de vente par l’éditeur. Ceci permet d’éviter une concurrence excessive, mettant à mal la librairie
traditionnelle.
Alessandra GALLONI
Il est possible de protéger à la fois la librairie traditionnelle et le livre électronique.
Antoine GALLIMARD
La question réside dans le positionnement du livre électronique par rapport au livre grand format et
au livre de poche. Je crois que le livre numérique doit avoir une vie propre et un prix de 30 %
inférieur au livre grand format. Il est important qu’il bénéficie également des mêmes avantages.
Bruno PERRIN
Il me semble regrettable que l’administration fiscale refuse de considérer le livre électronique
comme un produit culturel. Il aura fallu cinq siècles pour que le prix unique du livre voie le jour. Il
aura fallu 60 ans pour que le système d’autofinancement du film français voit le jour. Aujourd’hui, la
culture numérique ne rapporte pas beaucoup à l’économie et les flux financiers correspondants
restent assez réduits. Il faut, dans le respect des parties prenantes, donner à l’économie numérique
une chance de développement qui se base sur un juste prix et il faudra accorder un peu de temps à
ce secteur pour qu’il trouve son équilibre.
130
Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Alain SUSSFELD
Il existe des outils pour réguler ce secteur. Vous avez évoqué le prix unique du livre. Celui-ci constitue
un élément majeur d’une politique culturelle. Le prix unique du livre numérique et le prix unique du
livre papier doit-il être le même ? L’éditeur dispose-t-il d’une autonomie pour fixer un prix du livre
papier en baisse face à la concurrence et à la productivité supplémentaire générées par le livre
numérique ?
Concernant la diffusion de l’image et la VOD, l’ordonnance numéro 2 qui vient d’être publiée au
Journal Officiel par le Ministère de la Culture crée pour la première fois un minimum de
rémunération pour les ayants droit. Concernant la VOD, nous savons aujourd’hui que les opérateurs
auront l’obligation de rémunérer les ayants droit à un niveau qui n’est pas encore arrêté. Ceci est
indispensable pour défendre la chaîne de valeur.
Le principe de base de cette industrie réside dans la construction de la hiérarchisation de la
rémunération des diffuseurs sur la base du financement et du préfinancement. Les diffuseurs qui
payent le plus cher sont considérés comme prioritaires dans le cadre de la diffusion. La VOD risquait
de détruire la chaîne de valeur, en permettant un dumping autour d’un secteur naissant. Il s’agit là
d’une réaction majeure, qui ne coûte rien à la puissance publique et qui demeure un élément
essentiel en vue d’assurer la pérennité de ce secteur.
Antoine GALLIMARD
L’émergence de nouveaux supports, considérés uniquement comme une prestation, ne devrait pas
remettre en cause l’ensemble de l’édifice mis au point depuis 1945.
Alain KOUCK, Vice –Président et Directeur général, EDITIS (France)
Concernant la TVA, nous évoquions la transposition des règles qui s’appliquent au livre papier au
livre numérique. Nous y parviendrons certainement. L’enjeu réside, à mon sens, dans les nouvelles
œuvres, qui mélangeront papier, audio et vidéo. La question devient à ce niveau plus complexe.
Cependant, si ce marché venait à échapper aux éditeurs papier, le métier pourrait ne pas s’en
remettre. C’est autour de ce sujet que nous devons nous battre pour obtenir une TVA à taux réduit.
De la sorte, les éditeurs papiers pourront poursuivre la compétition dans ce nouvel environnement.
Alessandra GALLONI
Je vois qu’Antoine Gallimard est d’accord avec ce point de vue. Laissons un peu de temps en
conclusion aux hommes politiques.
Jack RALITE, Sénateur (France)
Je ne vais pas répéter tout ce qui vient d’être dit, mais je pense qu’il est impossible de lancer un
débat sur la numérisation sans prononcer le nom de Google. Différents pays sont actuellement
confrontés à une problématique identique à la nôtre. Ici, c’est la numérisation des œuvres de la
Bibliothèque nationale de France qui pose problème. La négociation actuelle induit un retour à la
politique antérieure, alors qu’elle n’a fait l’objet d’aucun débat politique, pas plus que professionnel.
L’ancien Directeur de l’INA le qualifie de « pacte faustien ». Nous devons réfléchir au problème et
déterminer si nous nous unissons pour faire barrage à cette démarche ou si nous laissons faire. Or,
de par sa place dans l’édition et la création, la France doit à mon avis résister, faute de quoi les
conséquences seront graves. Google ne paie pas sa matière première, réalise une publicité
incroyable, numérise en règle générale en vrac et s’abrite en Irlande pour éviter la TVA.
131
Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Alessandra GALLONI
Nous pourrions consacrer plusieurs heures à ce débat, mais il n’entre pas vraiment dans le cadre de
notre réflexion aujourd’hui.
De la salle
N’oublions pas que l’industrie la plus importante aux Etats-Unis derrière l’armement est celle du
cinéma et de la télévision. C’est une guerre qui est en passe de s’engager. Google n’est pas une
maison française. Il s’agit d’une entreprise américaine. Je vous soutiens dans ce combat.
Jack RALITE
Certains se sont battus pour abattre les monopoles publics. Aujourd’hui, c’est un monopole
international privé qui est en passe de se constituer. Je ne suis pas prêt à céder sur le grenier de la
mémoire et le livre universel de la famille.
Dans dix jours, se profile une échéance européenne, visant la mise au point d’une sorte de marché
des droits d’auteur à l’échelle du continent. Il s’agit là d’un sujet très préoccupant. Nous sommes
aujourd’hui confrontés à une situation de péril. Tous ceux qui se retrouvent ici pour discuter de ces
sujets le savent fort bien. Nous luttons pour la création, comme Jean Vilar, qui se battait pour des
œuvres que le public ne savait pas encore qu’il aimerait.
Sylvie FORBIN, Vivendi (France)
Afin de réunir tous les métiers qui se trouvent autour de cette table et dans la perspective du Conseil
culture qui se tiendra la semaine prochaine, je rappelle que la TVA constitue une problématique
européenne. Chaque secteur peut réclamer une modification de la politique, mais c’est un combat
de titan qui s’annonce à ce niveau. Nous devrons convaincre chaque pays pour obtenir l’unanimité et
changer enfin la règle. En revanche, aux Etats-Unis, c’est un moratoire sur la fiscalité indirecte qui a
été adopté avec l’apparition de l’e-commerce. Je veux croire qu’une demande de même type, au
niveau européen, dans le cadre de la politique de relance, aurait plus de chances d’aboutir, en raison
de son ampleur. Il serait intéressant de porter cette suggestion d’Avignon vers Bruxelles.
Alessandra GALLONI
Il s’agit là d’une très bonne suggestion.
Antoine GALLIMARD
Il y a urgence et je pense que cette très bonne idée mérite une mobilisation large de l’ensemble des
acteurs du monde culturel.
Un intervenant
Je précise que Louis Schweitzer, qui est capable à la fois d’écouter et d’entendre, présentera cette
après-midi un relevé de conclusions. Il reviendra assurément sur cette proposition, qui trouvera
certainement un écho large dans les rangs de ce Forum. J’ai interrompu Jack Ralite tout à l’heure,
mais je précise que je suis pleinement d’accord avec son point de vue. Je vous renvoie à ce propos à
l’article paru hier dans Les Echos, intitulé « Non au monopole d’Internet ». Il ne saurait y avoir
demain un seul moteur de recherche. Je vous propose maintenant de passer à la troisième table
ronde de cette journée, concernant le marché de l’art.
132
Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Table ronde 3 : Quelle compétitivité fiscale pour le marché de l’art ?
Alessandra GALLONI
Le sujet qui nous réunit aujourd’hui porte sur l’effet des différents systèmes fiscaux sur le marché de
l’art. Pourquoi le système fiscal est-il si nationaliste alors même qu’il s’agit d’un marché
extrêmement internationalisé ? Eric Fourel, c’est en effet l’une des grandes problématiques que vous
soulevez dans votre rapport.
Eric FOUREL
Associé, Ernst & Young (France)
Les politiques fiscales sont-elles mises au point pour favoriser l’économie, l’attractivité du territoire
ou la culture ? D’un point de vue critique, nous pourrions dire qu’elles sont pour le moins ambigües.
D’un point de vue plus optimiste, nous pourrions conclure qu’elles sont véritablement plurielles. Les
politiques fiscales balancent en effet entre ces deux pôles, consistant d’un côté à défendre la culture
et, de l’autre, le territoire et donc un certain nationalisme culturel. La question me semble tout à fait
légitime et peut servir à alimenter notre débat.
Laurent DASSAULT
Vice-président, Groupe industriel Marcel Dassault (France)
Je vous invite à nous interrompre pour nous interpeller et nous poser des questions. Nous allons
parler de la compétitivité du marché de l’art à travers la fiscalité. Ce n’est pas au titre de mes
activités au sein du groupe qui porte mon nom que je suis présent ici, mais plutôt au titre de la
maison de vente Artcurial, fondée en l’an 2000, avec Nicolas Orlowski. Je défends aujourd’hui
Artcurial dans son développement et sa stratégie.
On dit que l’art n’a pas de patrie, mais il est évident que les acheteurs et les vendeurs sont domiciliés
quelque part sur le plan fiscal. En ce qui concerne la France, je dois dire que notre système fiscal est
bien plus favorable que celui de nombreux autres pays. Grâce au gouvernement socialiste, les
œuvres d’art échappent à l’impôt sur la fortune. Il s’agit là d’une mesure assez anachronique,
puisque la fortune des Français se constitue de bien immobiliers, de voitures, de bijoux et, pour les
personnes très riches qui souhaitent le devenir plus encore, d’œuvres d’art. Cette disposition rend le
marché de l’art très actif en France.
Il faut aussi relever que l’impôt sur les plus-values est l’un des plus faibles de par le monde, puisqu’il
s’élève à 5 %. Les personnes très aisées disposent d’un appartement à Londres ou à New-York, ce qui
leur permet d’échapper aux droits d’importation. Sinon, ceux qui souhaitent faire revenir en France
une œuvre doivent acquitter une taxe de 5,5 %. Celle-ci est à peu près uniforme en Europe et s’élève
à 10 % environ aux Etats-Unis.
Nous devons nous réjouir de l’existence de cette taxation, car le marché de l’art se compose d’une
population restreinte et avisée de collectionneurs et de galeristes et il est important de disposer d’un
système de traçabilité des œuvres achetées de par le monde, tel que celui que met en place la taxe
d’importation. Certains professionnels demandent tout de même sa suppression.
Je suis en revanche plutôt embarrassé face au droit de suite mis en place en 1920 qui permet aux
familles des artistes de bénéficier d’une couverture sociale. En 2009, 90 % des droits de suite perçus
en France vont aux familles Picasso, Cézanne et Matisse. Celles-ci ne résident plus en France. Peut133
Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
être faudrait-il revoir le système, même s’il est plafonné à 12 500 euros par œuvre. Il n’a plus de
raison d’être aujourd’hui. Les Etats-Unis n’ont jamais mis en place un tel système, mais il subsiste
dans plusieurs pays européens.
J’ai une question à poser à Xin Dong Cheng, qui est un ami et un grand galeriste, qui a importé des
œuvres chinoises à la Galerie de France en 1990. Je me demande pourquoi il m’est impossible de
vendre en Chine des œuvres antérieures à 1949. Je suis obligé en Chine de me rabattre sur les
œuvres contemporaines. Nicolas Orlowski m’a d’ailleurs beaucoup aidé en ce sens.
Xin Dong CHENG
Galeriste, commissaire d’exposition et éditeur (Chine)
La création est peut-être sans frontières, mais le marché ne l’est pas. La Chine a vu le marché de l’art
se développer très récemment. Au terme de l’expérience communiste, tous les systèmes ont été
détruits et ils sont en passe d’être reconstruits. Il faut y voir un reflet de questions politiques plus
larges. Il subsiste en Chine un ministère de la propagande, dont relève la culture.
Au cours des années 80, la Chine a entrepris une série de mutations économiques rapides, touchant
entre autres au marché de l’art. L’Etat voulait conserver la mainmise sur ce marché, car il considère
la création artistique comme possiblement dangereuse pour la stabilité du pays. Mao disait lui-même
que la création culturelle est un outil politique. Ceci résume bien la situation.
Alors que la Chine s’implique de plus en plus dans les affaires du monde, les dirigeants chinois
hésitent sur le comportement à suivre en matière culturelle. Notre ami tenait à implanter sa maison
de vente en Chine. L’Etat y voit l’arrivée d’une menace, par le biais d’une grande industrie française,
porteuse de messages de liberté d’expression, de libéralisme économique et d’ouverture du marché.
Il est évident que les autorités renâclent face à cela, d’autant que les maisons de vente chinoises ne
sont pas encore suffisamment solides face à de tels concurrents.
Alessandra GALLONI
En clair, le problème n’est pas tant fiscal que culturel et social.
Laurent DASSAULT
Tous ces aspects sont liés, en réalité. Pour votre information, je précise qu’il n’existe aucune fiscalité
en Chine sur les œuvres d’art.
Xin Dong CHENG
Il est vrai qu’il n’existe ni droits de succession, ni droit de suite. Tout de même, il existe une taxe
d’importation très élevée. Elle s’élève en effet à 12 % contre 5,5 % pour la France. En y ajoutant la
TVA, nous atteignons 17 %, ce qui constitue un niveau impressionnant.
Alessandra GALLONI
Julian Zugazagoitia, parlez-nous de la rénovation de votre musée et du système de donations.
134
Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Julian ZUGAZAGOITIA
Directeur, Musée del Barrio, New York (Espagne)
Je représente aujourd’hui, dans la mesure où je dirige un musée de taille moyenne à New-York, le
système de financement des arts américain qui bénéficie hautement des incitations fiscales. El
Museo del Barrio est implanté sur la 5ème avenue au sommet de Museum Mile. Il est dédié à la culture
latine et latino-américaine. Il a été fermé pendant un an et demi pour entreprendre une grande
rénovation, qui aura coûté 40 millions de dollars.
Comme la plupart des musées, des universités privées et de nombreux hôpitaux, nous sommes une
organisation sans but lucratif, « non profit » , régie par la loi fiscale 501C3, qui nous permet de
recevoir des donations des particuliers, et de leur étendre des certificats pour leur déduction
d’impôt. Le secteur « non profit » est aujourd’hui aux Etats-Unis un des principaux générateurs
d’emplois.
Alessandra GALLONI
Combien de personnes employez-vous ?
Julian ZUGAZAGOITIA
Le musée emploi près de 50 personnes et la rénovation a généré, au beau milieu d’une crise
économique grave, quelques 500 emplois dans le secteur du bâtiment. Ceci a servi comme un
« stimulus package » généré par des fonds publics et prives. La Harvard Business School a réalisé une
étude qui a démontré qu’avec notre budget annuel, qui s’élève à 8 millions de dollars, notre musée
génère un impact sur l’économie de la ville de l’ordre de 53 millions de dollars. Le musée d’histoire
naturelle, qui est bien plus grand que celui que je représente ici, génère pour sa part 5 milliards de
dollars.
L’impact que nous pouvons avoir économiquement est largement tributaire des avantages fiscaux
que les individus, les entreprises et les fondations reçoivent en contrepartie de leur contributions
philanthropiques.
Lorsque j’ai pris mes fonctions, j’ai étudié en profondeur le code fiscal, car je croyais qu’il serait
essentiel d’expliquer à mes donateurs combien ils pourraient déduire de leur donation à notre
institution.
Alessandra GALLONI
Cela les intéresse-t-il vraiment ?
Julian ZUGAZAGOITIA
Non, naïvement, j’ai tout appris par cœur, au cas où cette question me serait posée. Cependant, la
donation est tellement ancrée dans la tradition américaine que jamais cette question n’a été
abordée, d’autant que les donateurs potentiels sont toujours très au point sur ces dossiers. Les
donateurs sont enthousiastes par rapport aux projets auxquels ils peuvent participer. C’est le sens
que leur philanthropie a des retombées importantes dans des secteurs qu’ils privilégient ce qui les
motive, parfois même au delà des seuils fiscalement avantageux.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
Eric FOUREL
Je confirme entièrement les propos de Julian Zugazagoitia. Les donateurs américains sont mus avant
tout par des motivations philanthropiques plutôt que par des avantages fiscaux associés à cette
action. Nous ne pouvons que nous en réjouir. L’analyse des politiques fiscales menées dans le monde
entier et en France particulièrement nous amène à conclure que les incitations supplémentaires
introduites à partir de 2003 constituent un formidable accélérateur de la philanthropie. Ceci pourrait
nous amener à ouvrir un nouveau débat dans le cadre de ce Forum. Ne devrait-on pas aller vers une
plus grande universalité en matière d’incitations fiscales sur les dons à destinations d’institutions
muséales ?
Alessandra GALLONI
Philippe Vayssettes, en tant que financeur des œuvres, votre point de vue sur cette question est
peut-être quelque peu différent.
Philippe VAYSSETTES
Président du Directoire, Neuflize-OBC (France)
Nous finançons les œuvres et nous accompagnons nos clients dans la constitution de leur
patrimoine. Je pense qu’il est heureux que la France conserve un certain nationalisme en matière de
fiscalité de l’art.
Je suis partisan de la convergence fiscale, mais c’est l’ensemble du système qui doit entreprendre
cette convergence. Notre pays a développé une taxation forte sur le capital, qui touche plus
particulièrement les personnes les plus riches et qui contribuent le plus au développement du
marché de l’art. En l’absence des avantages multiples, parmi lesquels les fonds de dotation, dont
Christine Lagarde peut s’enorgueillir, la fiscalité sur l’art resterait dans notre pays très élevée. Dans
des pays où la fiscalité est réduite, comme les Etats-Unis, l’Irlande ou encore la Chine, il est moins
nécessaire de mettre en place de tels avantages. En France, c’est un mini paradis fiscal qui a été créé,
afin de nous remettre à égalité avec les autres, au milieu d’une fiscalité qui pénalise tous les autres
domaines de l’économie. Les avantages accordés pour le financement, l’acquisition et la vie de
l’œuvre d’art restent extrêmement avantageux.
Eric FOUREL
Il me semble en effet absolument nécessaire de maintenir ces incitations fiscales afin que les grandes
institutions puissent équilibrer leurs budgets. Toutefois, sur le fond, devons-nous conditionner ces
incitations fiscales à un acte en faveur d’une institution qui appartient à son propre territoire ? De ce
point de vue, nous sommes certainement à l’aube d’une révolution, suite à l’arrêt de la Cour de
justice des communautés européennes fin 2008, qui rend nécessaire l’ouverture de tous ces régimes
incitatifs à l’acte de donation en faveur d’institutions d’un autre Etat de l’Union.
Ne faut-il pas aller plus loin ? Souleymane Cissé nous rappelait hier que l’absence de subventions
publiques a conduit à la disparition des salles de cinéma sur le continent africain. Si les résidents
européens pouvaient être incités à des actes non lucratifs visant à aider l’Afrique ou d’autre
continent, nous verrions émerger un certain universalisme de la philanthropie, en faveur de la
culture. Il réduirait certainement l’ambigüité qui pousse les politiques fiscales à ne s’intéresser qu’au
seul cadre national dans lequel elles sont édictées.
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De la salle
Je suis initiatrice d’un projet de mécénat. Nos initiatives ne reçoivent aucune aide de la part des
Etats, alors qu’elles fournissent des aides au niveau international depuis la France et en faveur du
dialogue Nord-Sud. Nous faisons venir des artistes en résidence en France et nous avons créé un prix
qui récompense l’art plastique contemporain. Nous sommes constamment sollicités par des musées
qui ne disposent pas de budgets suffisants pour mettre en place les expositions qu’ils imaginent. Le
fait de ne recevoir aucune aide nous décourage beaucoup. Ce modèle de mécénat est certainement
plus américain que français, mais il semblerait qu’ici, nos actions soient considérées comme très
suspectes.
Laurent DASSAULT
En tant qu’ancien Directeur de la Villa Médicis, Frédéric Mitterrand sait bien à quel point la France
reste l’un des seuls pays à soutenir autant les jeunes artistes. Nous disposons en France de lois
formidables concernant le mécénat. Elles nous permettent de rapatrier de l’étranger des tableaux.
De la salle
Je ne parle pas de ce que fait la France. Je constate que rien n’est prévu pour aider l’initiative privée
au plan fiscal.
Eric FOUREL
Les conditions d’éligibilité au mécénat ne dépendent pas du caractère public ou privé, mais obéissent
à un certain nombre de règles précises, peut-être trop restrictives au goût de certains.
De la salle
Je crois qu’il est important de faire venir des artistes en résidence dans notre pays, créer des prix et
soutenir les musées pour financer des expositions, mais pourquoi devrais-je continuer dans ce sens ?
Eric FOUREL
Si votre gestion est pleinement désintéressée et que vous n’exercez pas une activité lucrative par
ailleurs, vous devriez pouvoir avoir accès à certains avantages.
Philippes VAYSSETTES
Je pense que l’essentiel réside dans la passion qui anime les acteurs. S’il y avait plus de personnes
comme vous en France, la fiscalité pourrait certainement sans grande difficulté évoluer. Cependant,
ce qui est important, c’est de mobiliser ce mécénat individuel, qui est la force du modèle américain.
Si vous parvenez à partager cette force qui vous anime, pour que d’autres vous suivent, vous pourrez
obtenir une fiscalité plus avantageuse ou importer le système américain en France.
Alessandra GALLONI
Quelle est la situation en Chine ?
Xin Dong CHENG
La révolution culturelle a mis à bas le système qui existait. La France devrait se réjouir de disposer de
tant de dispositifs qui permettent d’aider la culture et les artistes. En Chine, ces derniers doivent se
débrouiller seuls. Le mécénat privé n’a émergé que très récemment, avec l’apparition de riches
industriels qui commencent à s’intéresser à la création artistique. L’artiste ne peut défendre sa
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liberté d’expression. Il n’a pas d’autre choix que de demander les subventions de l’Etat, pour devenir
un artiste officiel du régime. Il s’agit là de choix douloureux. Cependant, ce sont nos rêves qui nous
font avancer.
Alessandra GALLONI
Vous mentionniez des avancées. En quoi le système est-il en passe de changer ? Pouvez-vous nous
donner un exemple ?
Xin Dong CHENG
Des usines qui appartenaient à l’Etat ont été investies par des artistes et des galeries depuis quelques
années. Elles sont devenues véritablement des lieux de rencontre, qui démontrent aux jeunes qu’il
existe une nouvelle façon de vivre, plus libre qu’avant. L’autre option demeure de rester un artiste
officiel au service de la propagande de l’Etat.
Laurent DASSAULT
Le financement des œuvres nous aide beaucoup, en tant que maison de vente. Les œuvres en France
sont défiscalisées sur l’assiette de l’ISF. L’assistance de Philippe Vayssettes sur ces questions nous est
précieuse.
Philippe VAYSSETTES
Le financement permet dans des périodes difficiles de prêter sans avoir à se dessaisir, et de financer
les droits de successions sans avoir à vendre immédiatement certains actifs dont les œuvres.
L’absence de dessaisissement permet d’éviter que l’œuvre d’art ne soit consignée dans un coffre-fort
blindé. Il est aussi possible d'acquitter les droits de successions au moyen d'une dation en paiement
d'œuvres d'art, ce qui représente un autre avantage majeur, ou de demander dans certains cas un
étalement du paiement des droits de succession.
Alessandra GALLONI
Ce dispositif touche la France uniquement.
Philippe VAYSSETTES
Je ne vois pas ce qui empêcherait de mettre en place un tel système aux Etats-Unis. J’imagine que
cela doit être possible. Je veux croire que les banquiers là-bas sont moins bons que moi dans ce type
de pratiques.
Julian ZUGAZAGOITIA
Je voudrais ajouter qu’il est prouvé que les donateurs vivent plus longtemps et sont en général plus
heureux que le reste de la population. Je vous invite donc à continuer dans cette voie.
Philippe VAYSSETTES
Je voudrais revenir sur les propos de Julian Zugazagoitia concernant le « give back », à savoir la
notion de retour sur investissement non marchand du mécénat, qui est fort bien implantée aux
Etats-Unis et en Grande-Bretagne. En France, cette logique se développe peu à peu grâce à une série
d’incitations fiscales, parmi lesquelles les fonds de dotation, qui sont en passe de provoquer une
véritable révolution. Une part de plus en plus grande de mes clients est animée par cette notion de «
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give back ». Cependant, les Américains les plus riches restent nettement plus prompts que les riches
Français à investir dans le seul but de trouver un retour sur le plan moral plutôt que sur le plan
financier. Bien entendu, seules les personnes très aisées peuvent entrer dans cette logique. Le
changement culturel qui est en passe de se produire en France repose sur des évolutions notables
dans la politique fiscale.
Alessandra GALLONI
Il faut dire que cette tendance culturelle s’appuie aussi sur une logique marketing, car les personnes
aisées apprécient de voir leur nom associer à des œuvres philanthropiques. Il est vrai qu’en tant que
journaliste, j’ai tendance à toujours adopter une posture sceptique face à ce type de
comportements.
Eric FOUREL
Nous soulignons l’importance majeure du régime de la dation en paiement. Philippe Vayssettes
évoquait à l’instant les techniques adjacentes qui permettent de financer le marché de l’art, qui est
déjà porteur. Les politiques fiscales pêchent quelque peu en France, de même que dans d’autres
pays, au niveau des incitations en direction de la création contemporaine. Quelques dispositifs
concernent les entreprises. En revanche, les dispositions pour les particuliers sont moins
nombreuses. Seul le Mexique, étrangement, a mis au point une incitation en faveur de la dation en
paiement par les artistes eux-mêmes, afin d’acquitter leur impôt sur le revenu. Cette disposition
mériterait d’être approfondie et étendue à d’autres Etats, car elle a le mérite de faciliter la diffusion
sur le marché des œuvres d’art issues de la création contemporaine.
Julian ZUGAZAGOITIA
Je voudrais rebondir sur ces propos. A l’heure actuelle, aux Etats-Unis, les directeurs de musée d’art
nous essayons ensemble de rectifier une disparité dans le système fiscal qui concerne la donation
d’œuvres d’art aux musées.
Aujourd’hui, une personne peut donner un tableau à un musée et déduire la valeur marchande de
celui-ci de ses impôts. En revanche, s’il s’agit d’un artiste vivant, l’artiste ne peut déduire que la seule
valeur des matériaux, par exemple le prix de la toile, de la peinture et des pinceaux utilisés s’il s’agit
d’un tableau. Nous luttons aujourd’hui fortement pour que les artistes puissent faire des donations
reconnues au prix marchand de leur travail et nous travaillons en ce moment en ce sens avec
l’administration Obama. Je crois que ca aura une bonne répercussion dans le nombre d’œuvres qui
rentrent dans les collections.
De la salle
Certains musées n’arrivent pas à financer les travaux nécessaires. Or l’Etat n’est pas en mesure à
l’heure actuelle d’investir pour aider à la réalisation de ces travaux. Ce sont les mécènes qui s’en
chargent donc. Lorsqu’il s’agit d’entreprises, tout se passe pour le mieux, dans la mesure où elles
bénéficient d’une défiscalisation. En revanche, pour les particuliers, rien n’est prévu.
Philippe VAYSSETTES
Il est difficile de trouver ici les solutions à vos problèmes, mais je peux vous affirmer que plusieurs
dispositions fiscales françaises permettent de financer la rénovation d’un musée, aussi bien que la
promotion d’une œuvre d’art. Bien entendu, seules les institutions françaises peuvent bénéficier de
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ces incitations ou ces déductions fiscales. Cependant, je vous assure que vous pourrez vous lancer
dans des projets de rayonnement culturel, comme, par exemple, la construction de salles de cinéma
au Mali, et bénéficier, en tant qu’entreprise ou en tant que particulier, des différentes formes de
déduction fiscale propres au mécénat.
Laurent DASSAULT
Je peux affirmer ici que nous n’avons jamais perdu une vente à cause de la fiscalité. Une vente
s’appuie sur l’unicité d’une œuvre. Elle met en rapport un vendeur et deux acheteurs au minimum,
faute de quoi la vente est ratée. Je vends du bien-être physique et intellectuel et du bonheur. On
caresse une sculpture et on pose son regard sur un tableau. Il s’agit là de gestes universels. Si vous
aimez une œuvre, vous l’achetez avec passion et non avec de l’argent.
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Samedi 21 novembre
Session de clôture
Pour le rayonnement des cultures
Plantu croque le Forum d’Avignon
Nicolas SEYDOUX
Je suis l’un des fidèles lecteurs depuis près de 50 ans du Monde, grand journal du soir, selon
l’expression consacrée. Je dois avouer que, certains jours, je peine à lire jusqu’à son terme un article
que je viens de commencer. Pourtant, depuis de nombreuses années, ce journal s’est transformé en
bande dessinée, grâce à Jean Plantu. Très aimablement, il a accepté de nous accompagner en
Avignon, d’assister à toutes les séances, un peu animées ou un peu soporifiques, de ce Forum.
Connaissant à l’avance les thèmes de nos rencontres, il avait quelques idées en arrivant. Si le temps
nous le permet, il vous montrera aujourd’hui comment résumer en un dessin un long discours. Je me
tais donc pour lui laisser le crayon.
PLANTU
Dessinateur de presse, Le Monde (France)
Merci de nous donner l’occasion de fêter ce week-end la liberté de pensée et la liberté d’expression.
Nous avons assisté à des débats passionnants. Vous avez prononcé, Nicolas, le terme de
« soporifique ». Je veux croire que ce n’est dû qu’au fait que nous avons bien mangé. Je tiens à ce
propos à remercier toute l’équipe qui nous accueillait.
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Permettez-moi de saluer les personnes qui s’affairent en technique. Grâce à elles, nous avons pu
visualiser sur écran des projections qui reprenaient les débats sur la culture et la liberté de pensée. Je
tiens aussi à remercier toutes celles qui, dans leurs cabines, traduisent nos propos comme elles le
peuvent, car j’imagine qu’il ne doit pas être simple de traduire mes propos, tant j’ai tendance à
parler vite.
Parlons de la liberté de pensée. Voici un simple crayon et quelques feutres de couleur. Ce matériel
n’a l’air de rien, mais en quelques secondes je peux croquer un Président, choisi au hasard.
Il suffit pour cela que je pense à notre petit Président, qui facilite tellement notre travail, tant il est à
lui seul sa propre caricature. En quelques coups de crayon, ce dessin est fini. Vous parliez de budgets
tout à l’heure. Voilà quelque chose qui ne coûte pas beaucoup.
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Il m’arrive de temps à autre de dessiner des petites mouches qui tournent autour du Président.
Il m’a écrit pour me dire qu’il n’appréciait pas beaucoup ces petites mouches. C’est son droit le plus
entier, pourvu que mes rédacteurs en chef défendent ma liberté et me protègent. Beaucoup de
dessinateurs ne jouissent pas d’une telle protection, même dans les grands titres de la presse
européenne. Mes confrères et amis en Algérie, en Chine ou en Iran vivent une situation plus difficile
encore.
Je vais maintenant dessiner mon cerveau. Lorsque l’on écrit ou lorsque l’on dessine, dans notre
cerveau, des cellules, activées pour la première fois au cours de notre jeunesse, se mettent au travail.
Ainsi lorsque l’on dessine, l’œil nous sert de capteur et des influx nerveux sont transmis jusqu’au
bout de nos doigts, pour activer nos doigts et traduire notre pensée par l’écriture ou le dessin.
Les pensées sont cependant souvent formatées. La répétition de l’information, à la télévision
notamment, nous amène à reprendre des arguments en les faisant nôtres, de façon naturelle. C’est
ainsi que s’installe le politiquement correct. Le politiquement incorrect, qui nous intéresse tous dans
le cinéma, la peinture ou la chanson, évite ce formatage. Il passe par le cœur ou les tripes. De la
sorte, il nous permet de faire usage de notre liberté. En nous opposant au formatage de la pensée,
nous parvenons à passer des messages qui ne relèvent pas du politiquement correct, qui abat sur
nous une chape de plomb.
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Je voudrais aussi vous montrer quelques dessins. Puisque nous sommes réunis ici en conclave, je
tenais à vous montrer un dessin datant de l’élection de Benoît XVI. Deux cardinaux discutent
ensemble. L’un dit : « Je ne suis pas sûr d’avoir voté pour le bon pape. » et l’autre lui répond : « C’est
ce que ma femme m’a dit. »
Bien sûr, ce dessin n’a pas été publié en une du Monde, les rédacteurs en chef m’ayant fait savoir
que, quelques jours après la mort de Jean-Paul II, l’heure n’était pas à la plaisanterie.
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Dans ce décor imposant, je suis persuadé que nous allons ensemble prier pour une meilleure culture.
Dans ce grand lieu de théâtre, où Jean Vilar dirigeait Gérard Philippe, je dois vous dire qu’il m’est
arrivé dans mes dessins de mélanger économie et théâtre. Un patron dit à son employé : « Vous êtes
notre expert comptable. C’est bien. Vous suivez des cours d’arts dramatiques. C’est très bien.
Maintenant, je crois que le moment est venu de faire le choix. »
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Pour rester dans le domaine de la culture, je voudrais évoquer l’élection de Miss France. Dans ce cas,
il s’agit d’un dessin qui échappe à son créateur.
Ainsi, j’avais un jour croqué Nicolas Sarkozy en Geneviève de Fontenay. J’ai reçu un coup de
téléphone de celle-ci, qui me disait qu’elle adorait ce dessin et qu’elle trouvait sa caricature très
ressemblante. Je lui ai alors fait comprendre qu’il ne s’agissait pas vraiment d’elle. Elle m’a alors
invité à participer au jury de sélection de Miss France. J’ai décliné la proposition.
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La semaine dernière, le Président nous a fait savoir qu’il était présent à Berlin le jour de la chute du
Mur. Je l’imagine alors avec sa petite pioche et, une idée en entraînant une autre, en nain de
Blanche-Neige. J’imagine ensuite sa brouette contenant des petits morceaux du mur. L’idée m’est
venue ensuite de faire intervenir dans le dessin Blanche-Neige sous les traits de Mikhaïl Gorbatchev.
Au final, il s’agit d’un dessin un peu déjanté.
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Plus sérieusement, nous avons évoqué ce week-end Magritte avec le directeur du musée qui lui est
consacré. Tout le monde connaît ce tableau avec des hommes portant un chapeau melon qui
s’élèvent dans le ciel.
Au moment de l’affaire Dutroux, je pensais à toutes ces petites filles assassinées. J’ai utilisé cette
imaginaire de Magritte pour évoquer un sujet dramatique, celui de la pédophilie.
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Internet constitue un outil formidable. Il me facilite grandement le travail. En effet, chaque matin,
c’est par courrier électronique que j’envoie mes dessins à la rédaction. Cependant, Internet abrite
aussi le pire, comme ces sites de groupuscules néo-nazis. Ainsi, dans l’un de mes dessins, un
internaute demande à une personne qui revient d’un camp de concentration : « Que penses-tu de
mon ordinateur ? » Ce dernier lui répond : « Il n’a beaucoup de mémoire ».
Le dessin mélange ainsi les signes, les mots et les images, pour créer un cocktail qui, parfois, a bon
goût.
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S’il nous faut apprendre à maîtriser l’Internet pour éviter que ne s’y infiltre la haine, cet outil
demeure un vecteur de liberté incroyable. Par exemple, les manifestations en Iran sont
immédiatement diffusées de par le monde, grâce aux vidéos captées sur téléphone portable et
ensuite mises en ligne. J’ai à cette occasion croqué des Iraniennes ressemblant étrangement à des
téléphones portables.
L’Internet est un lieu démocratique, surtout dans les pays où la démocratie demeure une denrée
rare.
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Parfois, les dessins nous donnent l’occasion de nous venger. Je n’aime pas la Bibliothèque
François Mitterrand. Je trouve qu’architecturalement, le projet est raté. A l’occasion de la tempête
de 1999, j’ai eu l’occasion de dire dans l’un de mes dessins : « Un malheur n’arrivant jamais seul, la
Bibliothèque François Mitterrand est toujours intacte. » J’étais triste de ne pas l’avoir vue tomber
avec tous ces arbres.
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J’ai associé aussi récemment les problèmes de déficit budgétaire et l’exposition Renoir qui a lieu en
ce moment. Dans un de mes dessins, je faisais ainsi dire au commissaire de l’exposition : « On sent
bien dans ce tableau une certaine insouciance prégnante. On pourrait l’intituler : "Déficit
budgétaire". »
Une ménagère passe avec son caddie devant un faux tableau de Picasso, où est croqué notre
Président. Ce dernier ressemble cependant tellement à un Picasso, que l’exercice s’avérait difficile. Je
l’ai de même un jour croqué en bretelle d’autoroute. Il restait très ressemblant à l’original. Je ne
comprends pas vraiment pourquoi.
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J’ai eu l’occasion de caricaturer également le Président de la République en guitare, en plaçant
Christine Lagarde, qui est assez facile à dessiner, à ses côtés. Elle déclare : « Trop de Carla et pas
assez de pouvoir d’achat ».
Nous avons aussi évoqué le financement de la culture et le Musée Picasso, qui s’apprête à être
relocalisé en partie en Abu Dhabi. Je serais bien intéressé de voir ce que certains tableaux vont
devenir sur place.
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Je voudrais aussi parler à travers ce dessin du cinéma en Algérie, puisque nous avons évoqué le
cinéma au Mali.
Les intégristes contrôlent de plus en plus étroitement la production culturelle et le cinéma.
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Qu’avons-nous le droit de faire aujourd’hui ? A l’occasion de la polémique qui a opposé une partie du
monde musulman à un journal danois, j’ai appris qu’il valait mieux éviter de caricaturer le Prophète.
Pour éviter la provocation inutile, Carsten Graabaek, dessinateur danois, membre de l’association
« Cartooning for peace », a flouté sa représentation de Mahomet.
Je trouve ce trait génial.
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J’ai moi-même publié un dessin du Prophète où ses traits sont composés uniquement de la phrase :
« Je ne dois pas dessiner Mahomet ». Du haut d’un crayon en forme de minaret, un religieux observe
avec une longue-vue le dessin en fronçant les sourcils.
A mon sens, en tant que dessinateurs, nous avons vocation à provoquer, mais sans humilier
inutilement. Les représentations traditionnelles du Prophète cachent son visage.
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Je pensais donc que j’éviterais des ennuis en publiant ce dessin.
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Repris dans un journal égyptien, cependant, il a soulevé la colère de certaines personnes, qui sont
allées jusqu’à menacer de mort le rédacteur en chef de cette publication.
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En tant que dessinateurs, nous avons aussi le droit de parler avec humour de choses graves. Si,
en 1993, nous avons délaissé Sarajevo et Srebrenica, où un massacre a fait 10 000 morts, c’est parce
que nos pays n’avaient aucune image à même de provoquer un choc culturel. A cette époque, j’avais
publié ce dessin. Sur un char d’assaut se trouve inscrite cette mention : « Milicien vengeant son
beau-frère tué en 1917 », en utilisant la couleur sépia, pour nous replonger dans l’ambiance de la
Première guerre mondiale.
Une autre mention explique : « Soldat vengeant sa petite cousine violée en 1945 », tandis qu’à côté
d’un bébé est inscrit : « Bébé pensant à venger son père en 2023 ». Malheureusement, je serai peutêtre contraint un jour de republier ce dessin.
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En hommage à Fellini, qui fait l’objet d’une exposition et d’une rétrospective à la Cinémathèque, au
moment de sa mort, j’ai dessiné Fellini au paradis, avec son haut-parleur. Saint-Pierre dit à Dieu :
« Depuis qu’il est là, c’est le bordel ».
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Dans cet autre dessin, Fellini regarde la Mort et s’exclame : « Ma, trop maigre ! ».
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J’ai aussi eu recours à Léonard de Vinci dans un de mes dessins au moment de la polémique autour
des caricatures du Prophète. Léonard de Vinci se retrouve en discussion devant un de ses tableaux
avec un musulman intégriste et lui dit : « Mais non, ce n’est pas un blasphème. Je te dis que c’est un
autoportrait. Lâche-moi un peu, Mouloud ! »
Il faudra faire comprendre au Mouloud en question que nous ne cherchons pas la provocation. Nous
voulons que se rencontrent des dessinateurs de toutes les religions.
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Lors de ma rencontre avec Yasser Arafat en 1991, je lui ai montré un dessin que j’avais fait le
représentant. C’est lui qui a, avec un feutre bleu, dessiné l’étoile de David qui figure sur le drapeau
israélien.
Même s’il n’était pas capable de dire avec des mots qu’il reconnaissait l’Etat d’Israël, il était capable
de le faire silencieusement, au travers d’un dessin. Lorsque nous nous sommes revus en 2004,
quelques semaines avant son décès, il a dessiné ce que je veux croire être le motif d’un billet de
banque futur circulant dans la région.
Le chandelier hébraïque se trouve surmonté de la croix et du croissant islamique. Notre travail de
créateur nous pousse en effet à imaginer ce qui sera la réalité dans trente ou quarante ans. J’ai aussi
fait signer à Yasser Arafat un dessin d’une colombe où se mélangent les couleurs des drapeaux
israéliens et palestiniens. J’ai pu présenter ce dessin à Haïfa, à Tel Aviv, à Jérusalem, à Ramallah et à
Bethléem. Au cours de rencontres avec d’autres dessinateurs d’autres religions, nous essayons de
dessiner des ponts, là où les hommes politiques restent coincés sur le quai.
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A la Nouvelle-Orléans, j’ai rencontré récemment un dessinateur formidable, qui avait dessiné un
jeune avec un jean baggy qui laissait apparaître la raie de ses fesses. Son rédacteur en chef lui a
demandé de revoir son dessin. Le résultat n’étant pas moralement satisfaisant aux yeux de ce
dernier, il a donc été licencié.
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Ce qui s’est produit aux Etats-Unis pourrait bien se produire prochainement en France. D’ici là, je me
nourris aujourd’hui des interdits.
Le rédacteur en chef de La vie du rail m’avait ainsi demandé de faire un dessin pour célébrer le TGV
dans 25 ans. J’ai dessiné des Chinois conduisant le TGV hilares disant : « Tu te souviens de leurs
grèves répétitives et des 35 heures ». Le rédacteur en chef de La vie du rail a refusé ce dessin, en
arguant du fait que cela pourrait conduire à une grève.
Nous sommes horrifiés devant la pratique de la censure en Chine et au Tibet, mais nous ne valons
guère mieux. La semaine dernière, les grands quotidiens français ont été interdits de parution dans
l’indifférence générale, par le Syndicat du livre. Je n’ai pas envie de pendre les syndicalistes, mais
nous nous devons de réagir. De toute évidence, l’interdiction de fumer dans les lieux publics a fait
beaucoup plus de bruit que l’interdiction de parution de nos journaux.
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J’ai eu l’occasion de dessiner, à l’occasion du voyage du Pape en Afrique, Jésus-Christ en train de
distribuer des préservatifs en Afrique. Je reste persuadé que c’est ce qu’il fera le jour où il reviendra
sur Terre.
Ce dessin a valu à la Médiatrice du Monde plus de 3 000 courriers électroniques indignés en l’espace
d’une seule journée. Nous voyons ainsi que l’Internet devient un outil puissant pour menacer la
création.
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Je voudrais vous montrer un dessin publié dans les années 50 en Egypte. Un dessinateur arménien,
Saroukian, publiait chaque jour dans un titre cairote les aventures d’un imam dragueur.
Aujourd’hui, de tels dessins seraient totalement inimaginables.
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J’ai été menacé de morts à de nombreuses reprises et Wikipedia a effectivement annoncé ma mort le
30 mars dernier, d’une crise cardiaque. Wikipedia est incapable de maîtriser ses contenus, ce qui me
semble particulièrement dangereux. C’est aussi l’une des raisons qui m’a amené à créer l’association
Cartooning for peace. Je signale à ce propos, qu’au Carré d’art de Nîmes, en ce moment, se tiennent
des rencontres entre dessinateurs libanais et israéliens. Avec Kofi Annan, qui est notre président
d’honneur, nous essayons avec nos tous petits moyens de construire des ponts et d’aider les
dessinateurs inquiétés de par le monde.
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Un dessinateur palestinien, Khalil Abu-Arafeh, critique dans ses dessins le Hamas, alors même que
son frère en est membre. Il lui arrive parfois de s’en prendre aussi au Fatah. Dans l’un de ses dessins,
qui accuse les deux camps, il rend hommage aux victimes palestiniennes. Il fait montre d’un courage
formidable.
Un dessinateur algérien, Ali Dilem, a dû faire face l’an passé à 28 procès. Il est menacé par plusieurs
imams et certains extrémistes ont promis de l’égorger. Il s’est aussi attiré les foudres du Président
Bouteflika.
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Michel Kichka est un dessinateur israélien qui fait dire dans l’un de ses dessins à deux zèbres : « Moi,
mon papa est noir et ma maman est blanche ». L’autre lui répond : « Moi, c’est l’inverse ».
Dans leurs dessins, ces hommes tendent la main à l’autre. C’est le sens de notre action au travers de
cette association.
Si je me suis engagé dans ce projet, c’est par intérêt. Ce n’est pas par humanisme béat que je dessine
si souvent des colombes. Je suis en effet persuadé que la paix au Proche-Orient profitera au reste du
monde et fera baisser la tension dans nos banlieues et dans le reste du pays. C’est la raison pour
laquelle nous devons continuer à financer la culture. Aujourd’hui, malgré le mur qui sépare les deux
nations, des Israéliens continuent de tendre la main à des Palestiniens et vice-versa.
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Je voulais aussi vous montrer un dessin que j’ai fait au sujet de l’œcuménisme. Les représentants des
trois grandes religions monothéistes se retrouvent et l’un d’eux dit : « On se revoit mardi ? »
L’évêque répond alors : « Mardi, je peux pas, c’est Kippour. »
C’est ainsi que je conçois l’avenir. Le dialogue entre les religions permettra assurément de les
neutraliser.
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Je vous laisse avec ce dessin de la Joconde, souriante, qui espère décrocher des budgets importants.
Cependant, permettez-moi avant de vous quitter de vous dessiner une petite souris. Elle tient d’une
main une caméra, tandis que de l’autre, elle tend une fleur et vous dit : « Merci à tous pour votre
accueil ».
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Samedi 21 novembre
Session de clôture
Pour le rayonnement des cultures
Regards d’artistes
Louis SCHWEITZER
Président du Festival d’Avignon
Président de la Halde (Haute autorité française de lutte contre les discriminations)
(France)
Notre table ronde ne durera que quinze minutes. De fait, elle prendra la forme de trois interventions
plutôt que d’un véritable dialogue. Son thème porte sur les regards d’artistes pour diffuser la
création et le dialogue entre cultures. Souleymane Cissé, cinéaste malien, formé à Moscou, primé
pour la première fois à Carthage, avant d’être honoré à Cannes, nous rejoint maintenant. Il s’est
heurté à la censure et à l’emprisonnement, avant de se voir couvert d’honneurs et de
responsabilités. Pour autant, il reste au plus profond de lui-même un combattant. Gloria Friedmann
est dessinatrice, sculptrice, graveuse et photographe, exposée dans le monde entier, de Pékin à Sao
Paolo, en passant par Moscou, Paris, Palerme et Vienne. Elle interroge dans son travail les notions de
tensions et de conflits, de nature et de culture. Enfin, Barthélémy Toguo, sculpteur et metteur en
scène sera notre troisième intervenant. Il a été formé en Côte-d’Ivoire, en France et en Allemagne. Il
vit aujourd’hui à cheval sur trois continents, l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. Ce créateur s’est
assigné pour mission d’encourager la création des autres.
Je cède tout de suite la parole à Gloria Friedmann. Elle répondra à la question : « Comment faire pour
que le talent se diffuse et que la création devienne un acte d’échange ? »
Gloria FRIEDMANN
Artiste (Allemagne)
Dans cette réunion je présente plutôt la petite entreprise de la culture : celle d’une artiste
plasticienne. Je travaille dans mon atelier, seule, aidée simplement d’un assistant. Je ne conçois pas
mes œuvres comme des produits d’une industrie culturelle, mais comme des œuvres uniques, à un
exemplaire.
J’ai parfois l’impression de me retrouver au beau milieu d’un rond-point. Je vois le trafic du monde
tourner autour de moi et j’essaie de transcrire mes impressions dans mes œuvres. J’ai l’impression
de fonctionner un peu comme un thermomètre, qui indique la température de notre société. Je
m’efforce par ailleurs de répondre à des questions contemporaines pour rentrer en contact avec les
autres. Mon travail d’artiste m’emmène loin des réflexions sur la culture dont vous avez discuté ici. Il
ne s’agit pas de répondre à des questions de marché mais à des convictions et questions qui me sont
propres.
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Je suis quand même dans un circuit de « distribution », puisque mes œuvres sont exposées dans des
galeries, des musées ou à l’extérieur, en France ou ailleurs. Dès lors, ces œuvres se retrouvent
seules, de la même manière que j’étais seule au moment de les créer. Elles vont raconter seules leur
histoire et nouer un contact avec d’autres personnes.
Si j’ai aussi choisis de travailler à l’extérieur c’est pour permettre à un plus grand public de
rencontrer l’art contemporain. Depuis des années je crée des tableaux refuges, qui se trouvent dans
différents lieux, dans une nature souvent difficile d’accès. Ces sculptures gîtes sont peu chères à
louer, frugales dans leur aménagement et permettent à des familles de vivre un moment dans un
‘ailleurs’.
Ce travail m’apporte seulement la satisfaction de redonner à la société ce qu’elle m’a donné, ici
aucun rapport commercial rentre en jeu. J’y gagne rien et je remercie mes partenaires comme les
Nouveaux Commanditaires et l’Etat de les financer
Nous avons beaucoup évoqué la question du mécénat au cours de ce week-end. En tant qu’artistes,
nous avons besoin d’un soutien. En France, le Ministère de la Culture nous connaît bien et nous
disposons d’interlocuteurs bien identifiés, qui nous aident à dégager les moyens nécessaires à la
création. C’est parfois plus difficile de rentrer dans un partenariat avec un industriel.
J’ai rencontré ici une volonté qui devra se muer en une conversation plus approfondie. Les artistes
restent des êtres indisciplinés, qui attaquent souvent et passent beaucoup de temps à penser. Notre
temps est plus long que le vôtre, celui de l’économie et de l’industrie. Certaines de mes œuvres sont
en chantier depuis maintenant 15 ans.
J’apprécie de pouvoir rencontrer ici à Avignon d’autres personnes de la création culturelle. En tant
qu’artistes, nous rêvons de l’avenir, mais nous savons que nous serons les antiquités de demain.
Louis SCHWEITZER
Barthélémy Toguo, quel est votre ressenti sur ces sujets ?
Barthélémy TOGUO
Artiste (Cameroun)
Mon ressenti est bien différent. Je suis né au Cameroun en 1967. A 20 ans, j’entre à l’Ecole des
Beaux-arts d’Abidjan, en Côte-d’Ivoire. J’ai fait alors un double constat d’échec, concernant d’une
part la conservation de l’art classique sur le continent africain, pillé à l’époque de la colonisation, et
d’autre part la conservation de l’art contemporain sur notre continent. J’ai donc décidé de lancer un
projet personnel pour contribuer à cette préservation de notre art. Je voulais que les artistes du
monde entier puissent se retrouver dans ce lieu, implanté au Cameroun, dans lequel j’ai investi une
partie de mes ressources. Il s’agit en quelque sorte de l’équivalent de la Villa Médicis, qui a vocation
à attirer des artistes d’autres continents pour développer des projets en adéquation avec la
communauté locale. Le chantier est aujourd’hui complètement terminé et, en tant qu’Africain de la
diaspora, j’ai l’impression par ce biais d’investir dans mon continent, car je pense qu’il appartient aux
Africains de construire l’Afrique de demain et à notre diaspora de faire bénéficier le continent des
savoirs et des ressources qu’elle a accumulés sur d’autres terres.
Ce projet constitue un jumelage entre un projet agricole et un projet artistique. Il reprend ce que
Léopold Sédar Senghor appelait la détérioration des termes de l’échange. La plantation de café qui
est adossée à ce lieu de création doit servir de critique sur l’exploitation des ressources naturelles
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africaines. Ce projet, à la fois culturel et agricole, vise à investir un domaine dans lequel l’Etat a failli,
faute de s’apercevoir que la culture et l’art sont bien des facteurs de développement.
Louis SCHWEITZER
Souleymane Cissé, quelle est votre vision sur cette problématique, vous qui avez aussi beaucoup
voyagé avant de retrouver vos racines ?
Souleymane CISSE
Réalisateur (Mali)
Je tiens en tout premier lieu à remercier les organisateurs de ce Forum, espace formidable pour
échanger et apprendre. J’espère que cette manifestation vivra longtemps encore, d’année en année.
Je salue aussi le Président Abdou Diouf et le Ministre de la Culture Frédéric Mitterrand.
Le film que nous avons produit cette année a été retenu dans la sélection officielle du Festival de
Cannes, hors compétition. Nous nous sommes demandé où nous pourrions le projeter en Afrique.
Voilà une quinzaine d’années, les pays africains les plus avancés dans le domaine du respect de la
démocratie se sont débarrassés de leurs salles de cinéma. Je n’ai jamais compris ce geste. Pour moi,
la démocratie ne peut aller de pair avec la destruction des lieux de savoir et de connaissance, comme
les salles de cinéma. Des millions d’hommes, de femmes et d’enfants africains sont ainsi totalement
privés de cinéma.
Plusieurs partenaires européens m’ont fait savoir qu’ils n’avaient aucunement l’intention de
construire des salles en Afrique. Ils ont raison, mais ils oublient qu’ils savent s’inviter dans nos pays
dès lors que l’affaire leur paraît suffisamment intéressante. Lorsque j’ai dit cela à l’un de mes amis, il
a tourné les talons. Je sais que cet argument l’a touché.
Il est important dans ce cadre que nous échangions. Nous ne venons pas quémander votre aide.
Nous nous interrogeons simplement sur le meilleur moyen d’initier une nouvelle forme de
coopération avec les Etats africains dans le domaine de la culture. Le Mali dispose de trésors
inestimables dans le domaine musical. Pour autant, cette richesse demeure mal gérée. Tout dialogue
est impossible sur le sujet du cinéma. J’ai l’impression de me retrouver face à des analphabètes, alors
même que ce sont des universitaires qui ont détruit les salles de cinéma. Il ne s’agit pas là d’une
critique ad hominem. C’est un constat qui implique en réalité toute la société.
Je tiens simplement à évoquer devant vous ce problème qui concerne aussi bien l’Afrique que les
autres continents, car ce qui touche notre continent finit un jour par vous impacter. Nous ne sommes
pas le centre du monde, mais, dans notre perte, beaucoup nous suivront.
Je me souviens d’une période où avait été instauré un quota pour protéger la Francophonie, dont je
salue le Secrétaire général ici présent. Il permettait aux films francophones d’être diffusés en Europe.
Ces quotas ont été supprimés. Nous avons insisté pour que les pays africains mettent en place d’euxmêmes une politique similaire. Ces demandes n’ont pas été suivies d’effets. J’en ai appris
suffisamment au cours de ces deux journées pour penser que tout ceci va changer. En tout cas, il est
fondamental que tout change.
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Samedi 21 novembre
Session de clôture
Les propositions et les enseignements du Forum d’Avignon
Louis SCHWEITZER
Ces interventions mériteraient que s’instaure un dialogue et un débat, mais cela ne sera pas possible,
faute de temps. Nous devrons poursuivre l’an prochain à Avignon ce débat, dont vous venez de poser
les prémices. Le dialogue entre l’Europe et le Sud a toute sa place ici.
Nous allons dans quelques instants écouter les discours de Messieurs Abdou Diouf et
Frédéric Mitterrand. Avant cela, je tenais à présenter la synthèse très partielle de ces deux journées
de débat en quelques minutes. Nicolas Seydoux, initiateur de ce forum, a rendu hommage à toutes
les personnes présentes. Il est temps de lui rendre hommage à mon tour, après Plantu, même si j’ai
moins d’élégance que lui en la matière.
Nos débats vifs ce week-end s’appuyaient sur trois études sérieuses et bien faites. La première, qui a
été conduite par Bain&Cie, concernait l’innovation technologique et la création. La seconde,
présentée par Inéum Consulting, avait trait à la culture et au développement des territoires. La
dernière, par le cabinet Ernst&Young portait sur la fiscalité. Elles ont contribué à nourrir le débat,
notamment par les préconisations qu’elles contenaient. C’est en ce sens que cette édition du Forum
est allée plus loin que la précédente, même si les débats y étaient tout aussi passionnants. Nous nous
inscrivons en effet dans un processus d’évolution qui nous emmène du théorique vers le concret.
Je voudrais revenir sur deux idées développées au cours de nos échanges. La première concerne les
études comparatives internationales, qui font avancer la réflexion. Tout acteur de la vie politique et
économique sait combien l’on apprend des expériences des autres. Le second concerne le lien entre
la culture et la croissance. L’an dernier, notre réunion avait lieu au moment où éclatait la crise. A
l’époque, nous avons insisté sur le fait que nous percevions la culture comme un instrument de
relance. Un an plus tard, nous constatons qu’une partie importante des crédits alloués au plan de
relance ont été investis dans le secteur culturel, qu’il s’agisse du patrimoine ou de la culture vivante.
Je veux croire qu’il ne s’agissait pas là du plus mauvais des choix.
Aujourd’hui, nous nous interrogeons sur la sortie de crise. Les acteurs économiques et politiques
s’accordent sur la nécessité d’une autre croissance. Je suis persuadé que la culture constitue l’épine
dorsale d’une bonne croissance. En tout premier lieu, elle peut nourrir une croissance infinie, car en
la matière, nos besoins ne sont jamais satisfaits. En réalité, plus nous y avons accès, plus nous en
consommons et plus notre appétit se développe. Au contraire, dans un secteur que je connais bien,
celui de l’automobile, il est difficile de pousser un ménage à acheter plus de deux voitures. La
troisième n’apporte pas beaucoup de joie dans la famille.
Aussi, la croissance qui s’appuie sur la culture ne détruit pas l’environnement. Le développement des
idées et des intelligences concourt à la survie de notre planète, sans compromettre les perspectives
des générations futures, puisque nous leur apportons par ce biais un patrimoine plus riche.
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
De plus, le rapport Stiglitz remis au Président de la République démontre que la croissance monétaire
est à l’origine d’un bonheur marginal décroissant, surtout dans les pays développés. Ainsi, quelques
euros de plus ne vont pas apporter grand-chose à une personne très riche. Au contraire, la culture
génère un bonheur marginal croissant, qui contribue au bonheur collectif.
La culture n’est rien d’autre que la rencontre entre la vitalité d’une création présente ou passée et la
curiosité d’un public, le plus large et le plus ouvert possible. Les politiques publiques en la matière
ont pour objet d’accroître la vitalité de cette création et d’élargir ou d’approfondir la curiosité du
public.
Au cours de ce Forum, j’ai assisté à une rencontre magique entre Ballaké Sissoko et Vincent Segal, qui
ont illustré en musique le dialogue Nord-Sud et la capacité d’enrichissement réciproque des cultures.
C’est un véritable triomphe qu’ils ont recueillis, au travers d’un tonnerre d’applaudissements. Ils
nous ont montré que le dialogue culturel choisit souvent d’autres vecteurs que les mots.
Revenons cependant aux sujets quelque peu plus austères que nous avons abordé au cours de ces
deux journées. Tout d’abord, s’agissant de la fiscalité, notons une première bonne nouvelle. Tous les
Etats ont mis en place des mesures fiscales en faveur de la culture. Autre excellente nouvelle, la
France reste championne du monde dans ce domaine. Cela ne nous surprendra pas, même si cela
nous fait véritablement plaisir. Plus surprenant en revanche est le fait que la Chine se classe au
deuxième rang. Arrêtons-nous un instant sur ce point. Cette puissance émergente a su développer
d’importantes mesures fiscales en faveur de la culture. Elle nous invite aujourd’hui à relever un joli
défi.
Sans reprendre tous les arguments développés sur le sujet, je me contenterai de reprendre un
exemple fourni par Bernard Landry, ancien Premier ministre du Québec. Le Québec a ainsi consenti
une aide fiscale destinée à financer la création sur Internet, faisant de Montréal l’un des centres
mondiaux en la matière. La moitié des salaires versés étaient subventionnés par le gouvernement.
Bernard Landry nous confiait que le Québec avait récupéré par l’impôt un montant supérieur à celui
des aides consenties. En d’autres termes, l’aide fiscale, si elle est bien conçue, ne relève pas de la
générosité, mais de l’intelligence. La puissance publique démontre ainsi qu’elle a bien compris le
sens de ses intérêts.
Nous avons par ailleurs évoqué les stratégies de développement des territoires, en nous appuyant
sur l’exemple de plusieurs villes, engagées dans cette compétition pacifique. Dans ce domaine
particulier de la culture, chaque acteur se trouve satisfait au terme de la compétition. Il n’existe pas
de perdants et c’est collectivement que nous gagnons.
Nancy, par exemple, est une ville universitaire, disposant d’un extraordinaire patrimoine historique,
qui a créé une fédération d’écoles, rassemblant l’Ecole des mines, l’Ecole de management et l’Ecole
des beaux-arts. Il s’agit là d’une idée tellement révolutionnaire qu’elle aura mis dix ans à se
concrétiser. Au fond, cette initiative a pour but de mettre un terme à la ghettoïsation du domaine
culturel, même si celle-ci vise parfois à la valoriser. Ses promoteurs considèrent en effet la culture
comme un moteur du développement de l’activité générale, au même titre que le commerce ou la
technique.
L’an dernier, nous évoquions Berlin, qui a fait le pari de faire renaître la ville par la culture. Nous ne
savons pas encore si ce pari est gagné et il sera intéressant de suivre les évolutions de ce domaine.
Comme nous l’avons constaté dans le cas du Québec, l’investissement dans la culture n’est pas
réalisé à fonds perdus. Cependant, il faut admettre que ce retour ne s’inscrit pas dans le court terme.
Il n’est pas plus certain. Plus encore, il ne bénéficie pas nécessairement à ceux qui ont investi. Il est
donc nécessaire que la puissance publique le prenne, au moins en partie, en charge. Sans
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
intervention publique dans ce domaine, il est très peu probable qu’une société parvienne au niveau
d’investissement souhaitable.
Je voudrais apporter deux compléments à cette réflexion. D’une part, il est fondamental de
développer des partenariats public-privé, ainsi que cela a été démontré ce matin. Il serait regrettable
d’instaurer une cloison entre le public et le privé, sans aucune communication possible. Les
monuments historiques, le théâtre et d’autres domaines vivent grâce au partenariat entre les deux
secteurs. D’autre part, je considère la rigueur de gestion essentielle, y compris dans le domaine
culturel. Il en va de la crédibilité de ce milieu. Le Festival d’Avignon constitue un exemple
remarquable en la matière.
Enfin, nous avons abordé la question de l’innovation technologique et de l’économie de la création,
désignée comme « l’évolution de l’écosystème des industries culturelles ». Si des pistes se sont
clairement dégagées sur les deux premiers sujets, à savoir la fiscalité et le développement des
territoires, j’ai le sentiment que les interrogations demeurent plus nombreuses que les réponses
autour de ce dernier thème. Ce sont trois questions qui se posent. La première a trait à la gratuité
d’accès, qui conduit au développement du public. La gratuité attire les gens vers la culture. Certains
avancent que le public qui paye est d’une plus grande qualité que celui qui ne paie pas, mais cet
argument ne me convainc pas véritablement.
La seconde question porte sur la multiplication des créateurs de contenus, qui pourrait être nuisible
à la qualité de l’ensemble. Par exemple, il n’est pas sûr que 10 000 chaînes de télévision offrent des
émissions d’une qualité supérieure à un paysage audiovisuel restreint à 15 chaînes. Il est
certainement préférable d’en avoir 10 000 plutôt qu’une seule. Toutefois, c’est certainement entre
ces deux extrêmes que se trouve l’idéal.
La troisième question porte sur la nécessité de rémunérer les créateurs. En ce sens, la gratuité peut
poser problème. Elle risque d’assécher la création dans des canaux innombrables, une idée
insupportable pour nous. Si nous défendons tous l’art amateur, qu’il s’agisse de théâtre ou de
musique, nous savons tous que la qualité provient d’abord des professionnels, qui ont besoin
d’argent pour vivre. Il n’est pas possible de soutenir la création sans permettre aux professionnels de
bien vivre.
Or, à ce niveau, le constat que nous pouvons émettre concernant l’Internet ne nous incite pas à
l’optimisme. Ainsi, nous avons vu des quotidiens développer des sites Internet avec un véritable
succès. Pour autant, malgré le fort trafic sur les sites nous constatons que les ventes du journal ne
progressent pas. Au contraire, elles s’érodent. Les jeunes se détournent plus encore que leurs
parents de la presse, ce qui conduit à une croissance régulière de l’âge moyen des lecteurs.
Parallèlement, il semble impossible de générer un volume de rentrées publicitaires suffisant sur
l’Internet. De fait, nous risquons de voir l’information de base échapper au contrôle des
professionnels, dans sa fabrication, sa validation et son analyse. Au fond, il s’agit là d’une information
qui ne vaut rien. Plantu évoquait plus tôt des erreurs dans la page Wikipedia qui lui est consacrée.
Pour ma part également, je n’ai jamais pu corriger des erreurs qui figurent sur certaines pages. Ceux
qui me présentent reprennent sans cesse ces erreurs. Le secteur de la musique est affecté par l’essor
de l’Internet et le livre semble sur le point de suivre la même voie.
Tout de même, il faut noter dans ce débat deux lueurs d’espoir, même si ces idées ne suffisent pas à
résoudre l’ensemble du problème. La première est une initiative française. Le grand emprunt devrait
réserver 4 milliards d’euros au numérique. J’espère que nous pourrons consacrer un milliard d’euros
à la numérisation de notre patrimoine littéraire, évitant ainsi la création d’un monopole de la
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numérisation dans le monde, nuisible à la liberté dans le monde de l’écrit. La notion de monopoles
bienveillants m’a toujours inquiété.
La seconde idée porte sur une possible réflexion européenne sur la fiscalité indirecte sur l’Internet et
les activités électroniques. Le terme de moratoire a été employé pour éviter de parler de fiscalité
zéro, ce qui me semble quelque peu onirique. A ce propos, il est juste de considérer que le cadre
pertinent au niveau de l’action culturelle est de plus en plus international. Il est important d’utiliser
l’Europe comme un levier en la matière.
Pour conclure, la mondialisation, la globalisation et l’internationalisation sont trois termes différents
pour désigner une même réalité. La mondialisation est à mon sens un terme assez neutre. La
globalisation sonne au contraire de manière horrible. Elle sous-entend l’existence d’un modèle
unique et uniforme dominant. On veut ainsi nous proposer le meilleur des mondes, qui est en réalité
une illusion. L’internationalisation suppose la richesse croissante d’un monde qui s’ouvre. Elle porte
en elle l’égale dignité de toutes les cultures et impose le dialogue. Il me semble que chaque pays,
tout en assurant le rayonnement de sa culture propre, qui demeure d’ailleurs l’un des objectifs de la
politique extérieure de la France, a pour responsabilité de concourir à la création d’un monde
internationalisé. L’ouverture ne doit pas se traduire par l’appauvrissement. Au contraire, il doit s’agir
d’un accès plus large de tous les citoyens du monde à toutes les cultures.
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Samedi 21 novembre
Session de clôture
Pour le rayonnement des cultures
CONCLUSION
Discours
SE M. Abdou Diouf
Secrétaire général de la Francophonie (Sénégal)
C’est pour moi, tout à la fois un plaisir et un honneur que de participer aujourd’hui à la séance de
clôture du Forum d’Avignon, en présence de grands noms de la culture, de la politique, de
l’économie et des média.
Ce plaisir et cet honneur, je les dois au Ministre français de la Culture et au Président du Forum
d’Avignon. Merci Cher Frédéric Mitterrand, merci Cher Nicolas Seydoux, de la tribune prestigieuse
que vous offrez aujourd’hui au Secrétaire général de la Francophonie et à la Francophonie toute
entière. J’y vois, Monsieur le Ministre, un témoignage supplémentaire de votre attachement
personnel à la cause que nous défendons et que vous servez depuis de nombreuses années avec le
talent, le professionnalisme et la passion que nous vous connaissons tous.
Mesdames, Messieurs,
En cette année 2009, le Ministère français de la Culture, qui a servi de modèle à tant
d’administrations de par le monde, a fêté son cinquantième anniversaire. Ce n’est peut-être pas le
fruit du hasard si la Francophonie, organisation internationale à fondement culturel, s’apprête, pour
sa part, à célébrer en mars prochain, ses quarante ans d’existence.
Je serais tenté de dire qu’il y a là une preuve de la montée en puissance de la culture au cours du
demi-siècle écoulé. Une montée en puissance qui n’a pas encore atteint son apogée, tant je suis
convaincu que les enjeux culturels sont appelés - et je pèse mes mots - à dominer et à façonner le
monde nouveau qui se construit sous nos yeux, et qui se construira avec ou sans la famille des
nations, parce que la mondialisation avance à marche forcée.
Une mondialisation qui nous confronte, chaque jour un peu plus, à des bouleversements, des crises,
des enjeux d’un type nouveau.
Une mondialisation qui consacre, chaque jour un peu plus, notre interdépendance réciproque et
irréversible.
Une mondialisation qui, en multipliant, en accélérant, en intensifiant les interactions entre les
sociétés et leurs cultures, nous donne à voir, chaque jour un peu plus, ce qui nous sépare et parfois
nous oppose.
En d’autres termes, la question essentielle que soulève la mondialisation aujourd’hui n’est pas tant :
« Comment commercer davantage ? », que de savoir et de décider : « comment cogérer notre avenir
commun et vivre ensemble avec nos différences ? »
Cette question complexe ne peut admettre que des réponses complexes.
Il n’en demeure pas moins que nous serons condamnés à n’y répondre que partiellement tant que
les enjeux géoéconomiques et géopolitiques prendront le pas sur les enjeux géoculturels, tant que
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Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org
nous resterons persuadés que les réponses attendues ne peuvent venir que des politiques
nationales, de la régulation ou du marché.
Alors si nous voulons « développer une certaine chaleur affective sous les sommets glacés de la
spéculation », comme les nommait Teilhard de Chardin, si nous voulons donner une âme à la
mondialisation, si nous voulons que les enjeux géoculturels deviennent véritablement un axe à part
entière de la gouvernance mondiale plus démocratique, plus équitable, plus solidaire, plus pacifique
à laquelle nous aspirons.
Il faut, au préalable, admettre, pour en tirer toutes les conséquences, que les batailles les plus
importantes qui se livrent aujourd’hui, ne relèvent plus de la conquête des territoires, mais de la
conquête des esprits, à travers, notamment une oligarchie médiatique transfrontalière qui contrôle,
en très grande partie, ce que véhiculent les écrans.
Il faut admettre que certains n’hésitent pas à entretenir la menace du choc des civilisations, ou à
instrumentaliser et à dévoyer la culture à des fins politiques hégémonistes ou bellicistes.
Il faut admettre que la culture est devenue pour certains un attribut de pouvoir, au même titre que la
force militaire ou la puissance économique.
Il faut admettre, enfin, que si la stratégie de puissance permet de remporter des victoires sans
toujours susciter l’adhésion, l’approche défensive permet, certes, de résister, mais jamais de vaincre.
Si nous voulons que les enjeux géoculturels deviennent véritablement un axe à part entière de la
gouvernance mondiale, Il faut, par ailleurs, accepter d’en finir avec l’idée que d’aucuns seraient en
droit d’imposer à tous les autres leurs comportements, leurs valeurs, leurs préférences collectives,
leur vision du monde au motif qu’ils seraient porteurs d’un modèle culturel universel, parce que si
l’humanité est une, les cultures sont vouées à demeurer plurielles.
Il faut accepter d’en finir avec l’idée que c’est en gommant les différences culturelles que s’exprimera
notre communauté de destin, tant il est vrai, comme l’affirmait Saint-Exupéry, qu’« unifier, c’est
nouer mieux les diversités particulières, non les effacer pour un ordre vain ».
Mais il faut, dans le même temps, accepter d’en finir avec l’idée que la défense de la diversité
culturelle sera une condition nécessaire et suffisante. La Convention de l’Unesco sur la protection et
la promotion de la diversité des expressions culturelles, en faveur de laquelle la Francophonie s’est
tant engagée, constitue, certes, un pas juridique et symbolique décisif.
Mais la défense de la diversité culturelle ne vaut que si elle s’assortit d’une stratégie au service d’un
véritable pluralisme culturel, c’est dire de la volonté de reconnaître, dans les faits, l’égale dignité de
toutes les cultures, et donc de reconnaître l’Autre dans son altérité pour composer avec ses
différences, dans une approche placée sous le signe de l’interaction et de la réciprocité.
Mais il n’y aura de dialogue fécond, d’échanges équitables possibles que lorsqu’on aura la volonté de
remédier aux fractures criantes qui non seulement subsistent mais se creusent.
Je pense notamment au déséquilibre des flux culturels, à l’asymétrie dans la mondialisation des
industries culturelles et dans la répartition de leurs bénéfices économiques, à l’inégalité d’accès aux
instruments modernes de production et de diffusion, notamment sur la Toile.
Car si l’Internet peut être le poison, comme vous le disiez Monsieur le Ministre, il peut aussi devenir
le remède. Et nous en avons pris toute la mesure en Francophonie.
Je pense, aussi, à la possibilité pour les artistes du Sud de se déplacer librement. Que penser d’une
société, dite moderne, où la pensée et la création sont encore trop souvent frappées d’interdiction
de séjour ?
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Mettre en place un environnement propice au développement de véritables interactions,
acceptables par tous, n’ira pas de soi, mais la déploration n’a jamais tenu lieu de politique, encore
moins de stratégie.
Dans un monde où les réalités nouvelles, sans dissoudre l’État nation, transcendent ou chevauchent
ses frontières, dans un monde où chaque individu se définit désormais par des appartenances
multiples, j’ai la conviction que ce n’est qu’à ce prix que nous pourrons satisfaire à ce besoin
fondamental de l’homme de faire société, non seulement à l’échelle locale, mais aussi à l’échelle
internationale.
Il faudra, sans doute, inventer des formules politiques nouvelles, impliquer l’ensemble des acteurs
concernés, et identifier des espaces pertinents. Car ce que nous appelons « mondialisation » se
réalise souvent autour de groupements régionaux ou entre pays que rapproche l’histoire. Il n’est
qu’à voir les unions économiques qui vont en se multipliant.
Si les citoyens peinent à s’identifier à des alliances fondées sur le PIB et des intérêts économiques
partagés, on peut penser que la proposition d’alliances à fondement culturel entraînera une plus
forte adhésion, faisant du même coup de notre interdépendance, non plus une source de tension,
mais un moteur pour la mobilisation, et pourquoi pas le fondement d’une nouvelle forme
d’économie solidaire.
On pourrait imaginer que les grandes aires culturelles deviennent le cadre d’expression privilégié et
solidaire de ce pluralisme culturel mondial. J’ai envie de vous dire, en toute modestie, que la
Francophonie, qui se déploie sur plusieurs continents, entre des pays de niveau économique
différent, de culture différente, de religion différente, l’expérimente chaque jour davantage, tant en
son sein que dans ses relations avec les lusophones, les hispanophones, les arabophones, les
anglophones.
Alors à nous, à vous de démontrer que le temps n’est plus où l’on pensait le culturel contre
l’économique, mais que le temps est venu, pour le secteur public et le secteur privé, pour les acteurs
culturels, économiques et politiques, de regarder dans la même direction, pour qu’il y ait place dans
les politiques culturelles, pour les intérêts du marché, mais aussi pour l’innovation et le risque, pour
la différence et la dissidence.
À nous de le vouloir avec le cœur, à nous de le prévoir avec la raison, car, je veux vous dire avec
Albert Camus, en terminant, que « toute création authentique est un don à l’avenir. »
Je vous remercie.
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Frédéric MITTERRAND
Ministre de la culture et de la communication (France)
Cher Abdou DIOUF,
Mesdames et Messieurs les Ministres
Cher Louis SCHWEITZER,
Cher Nicolas SEYDOUX,
Chers amis,
Je veux tout d’abord remercier M. Abdou DIOUF pour son intervention et l’émotion qu’il a su instiller
et insuffler en nous aujourd’hui comme toujours, ainsi que pour le travail remarquable qu’il effectue
à la tête de l’Organisation Internationale de la Francophonie qui, vous le savez, bien davantage qu’un
club de locuteurs du français, est un réseau humaniste entre les continents et entre les histoires, un
espace d’identité – celle d’une même langue en partage –en même temps qu’un lieu de diversité, un
point de rencontre des différences. La francophonie dessine l’un de ces paysages culturels
internationaux et mobiles qui entrent en composition dans le monde d’aujourd’hui et dont parle le
sociologue indien de l’université de New York Arjun APPADURAI.
L’émotion qu’ont suscitée vos paroles, cher Abdou DIOUF, est aussi un peu à l’image de l’appel d’air
que provoque la culture. Elle n’est plus un « supplément d’âme », ce simple ornement du temps des
monarchies dont parlait TOCQUEVILLE, elle me semble plutôt répondre à la belle définition de la
beauté par STENDHAL : une « promesse de bonheur ». Car c’est elle qui donne sa forme et ses
couleurs à chacune de nos manières de vivre ensemble.
C’est elle qui, dans le monde globalisé que nous connaissons, endort ou, au contraire, stimule notre
désir de mouvement. Aujourd’hui, à ce titre, la culture est devenue un atout déterminant de
l’attractivité d’un territoire, c’est-à-dire un argument clef pour amener à soi et chez soi des hommes
et des femmes, qui, chacun à leur manière, sur place déjà ou de retour chez eux, investissent dans
ces lieux qu’ils apprennent à aimer, et engagent ainsi le cercle vertueux d’un double enrichissement,
à la fois économique et culturel.
Le numérique, en ce sens encore, est, comme je vous le disais en ouverture de ces journées
passionnantes, un « pharmakon », un instrument ambivalent, un poison à forte dose et qui, s’il est
administré « à dose homéopathique » et avec mesure, devient un remède. Car d’un côté, il peut
sembler nous éloigner les uns des autres et nous habituer à vivre seuls en regardant défiler le monde
derrière nos écrans, en regardant « passer les trains » en quelque sorte ; mais de l’autre, il est une
formidable vitrine, une invitation à la découverte et au voyage. Car il distille aussi, discrètement, le
manque, le désir de présence, et, en ce sens, cher M. PALEOLOGU, il est bien contemporain d’un
mode de vie mobile, de ce développement des diasporas qu’il permet et provoque à la fois. C’est là
une autre raison pour laquelle je crois en la numérisation du patrimoine – et je vous remercie, cher
Christian DE BOISSIEU, d’avoir défendu cette priorité auprès de la commission du Grand Emprunt.
Car je suis convaincu que l’attractivité des territoires passera désormais par la visibilité numérique. Je
gage qu’une visite virtuelle de ce sublime Palais des Papes, où nous avons eu la chance de nous
rassembler pour débattre, ou encore la consultation des collections de nos musées, est de nature à
aiguiser la curiosité des Internautes et leur désir de connaître cette cité et ce pays et de s’y inventer
un enracinement, une fidélité…
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Dans ce nouveau monde qui se situe sans cesse dans une oscillation dynamique entre l’écran et
l’avion, entre la représentation et la présence, entre la fascination pour l’image et le désir du réel,
entre les enracinements anciens et nouveaux, les exils consentis et les réenracinements, il est clair
que nos nouvelles façons d’être sont indissociablement culture, communication et, bien sûr,
économie.
Voilà qui, pour sa deuxième édition, confirme la pertinence de ces rencontres du Forum d’Avignon,
dans ces lieux exemplaires de l’attractivité culturelle des territoires. Une architecture unique, les
atouts d’un patrimoine paysager qui est aussi le produit de la main de l’homme, ses festivals vivants
et en dialogue, le « in » et le « off », ce lieu de créativité qui n’a jamais eu à souffrir des « machines
infernales » de John Philip SOUSA, brillamment mises en scène par Lawrence LESSIG… Voilà tout ce
qui nous attire dans cette cité, et j’y ajoute un autre élément culturel qui court dans nos
inconscients, en tout cas à nous Français et francophones, une chanson ancestrale « sur le pont
d’Avignon », plus forte que les ruines… Je vous rassure, je ne vais pas en profiter pour vous la
chanter…
Nous voyons bien que la crise nous a, en fait, rendu à l’évidence – plus encore, d’ailleurs, et
heureusement, qu’à la raison. Elle nous rappelle que l’attractivité et la richesse d’un territoire sont
faites, pour une large part, du bonheur qu’il promet, et, d’ailleurs, du bonheur qu’il donne, c’est-àdire qu’elle est construite de part en part, de siècle en siècle, par cette valeur des valeurs qu’est la
culture.
Bien entendu, les équations et les dynamiques en jeu sont complexes et l’étude d’INEUM a très bien
montré que, comme tout élément d’un ensemble, l’influence de la culture sur l’économie ne saurait
évidemment être linéaire et automatique, mais qu’elle obéit à des modèles et des mécanismes
subtils, que les investisseurs, comme partout ailleurs, essayent de saisir pour les déclencher au
mieux.
Pour stimuler l’économie de la culture, pour réaliser ces biens profonds et pérennes qui nous
structurent parfois pour des siècles, à l’instar de ce magnifique ensemble architectural, il est
nécessaire non seulement de franchir des seuils d’investissement – comme celui que j’ai demandé au
Grand Emprunt pour la numérisation – mais de débloquer les entraves au développement de la
créativité et de sa diffusion.
J’ai ainsi retenu de l’excellente étude d’Ernst and Young que plus de 300 incitations fiscales, sous
diverses formes, ont été mises en place à travers le monde en faveur des activités culturelles, et
qu’elles y ont démontré leur pleine efficacité et gagné une légitimité que l’on ne peut plus
sérieusement contester. Même si la France, dans ce domaine, a déployé une créativité particulière,
d’autres grandes nations de culture, au premier rang desquelles la Chine, ont adopté de tels
mécanismes. Il nous reste encore, toutefois, à inventer une fiscalité propre au numérique, pour
éviter d’y plaquer des dispositifs conçus dans l’univers analogique qui peuvent s’y retrouver privés
d’une partie de leur efficacité.
Alain SUSSFELD a très justement souligné que ces incitations fiscales peuvent non seulement stimuler
l’activité créative en général, mais également viser plus particulièrement la qualité ou le
développement de jeunes talents. C’est pourquoi le gouvernement, sur ma proposition, vient de
demander à la Commission européenne le renouvellement, pour quatre ans, du « Crédit d’Impôt
Disque », spécifiquement destiné à soutenir la production de nouveaux artistes. C’est le type même
d’une mesure très peu coûteuse pour le contribuable (quelques millions d’euros), et dont les effets
sur le renouvellement de la création sont exponentiels.
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J’ai retenu également que, parmi les pistes de réforme que suggère Ernst and Young à partir de ce
survol fiscal planétaire figurent notamment un chantier sur lequel je travaille en liaison étroite avec
ma collègue Christine LAGARDE : l’extension du mécanisme de la dation en paiement à l’impôt sur le
revenu.
C’est pourquoi aussi je souhaite voir la TVA à taux réduit s’appliquer aux services culturels en ligne –
Antoine GALLIMARD en a démontré la nécessité –, et plus généralement aux biens culturels, comme
les disques ou les DVD. Une TVA réduite, en améliorant le pouvoir d’achat des amateurs de musique,
de films, et désormais de littérature, serait le meilleur levier du développement des offres légales en
ligne, et, par conséquent, d’une baisse effective du piratage.
Coût réduit et non pas nécessairement gratuité, qui est, vous le savez, elle aussi, ambivalente. Elle
est souvent un leurre, car le coût est caché, assumé ailleurs, par d’autres : par le contribuable par
exemple. Elle entraîne aussi, parfois, un réflexe de boulimie et de stockage, contradictoire avec la
qualité d’approche et de sédimentation personnelle qu’engagent les biens culturels. C’est pourquoi
la gratuité peut être utilisée comme un levier, par exemple pour les jeunes, comme nous l’avons fait
récemment pour les attirer dans les musées, ou les amener à retrouver le chemin de la lecture de
presse en leur offrant un abonnement à un quotidien, mais elle ne doit pas devenir la règle. Car elle
est, elle aussi, « pharmakon », poison et remède, une « pharmacie » qui ne doit pas devenir une
panacée.
Plus encore que la gratuité, l’attractivité d’une culture repose, j’en suis convaincu sur sa capacité à
faire vivre la diversité, qui est parfois, d’ailleurs, un élément d’une diaspora qui se transforme au
contact des us et coutumes d’un territoire et crée ainsi de nouvelles passerelles avec le monde. C’est
pour cela que j’ai salué, en ouverture de ce Forum, l’étape historique qu’a représentée la Convention
de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, et j’ai
constaté avec plaisir que vos débats ont su mettre en lumière l’importance de la double valeur des
biens culturels, qui sont à la fois, solidairement et indissociablement, des richesses et des symboles.
La 3e table ronde de la session sur l’innovation en a donné une parfaite illustration. Aller « au-delà du
PNB » dans la définition de la richesse est une nouvelle étape nécessaire pour penser le monde de
demain, et en un sens, une « stratégie », celle de consentir à un apparent détour par ce qui n’est pas
quantifiable, pour construire une économie durable, un terme qui doit, j’en suis convaincu, être
élargi à la culture qui est pour moi l’écologie par excellence. Le rapport STIGLITZ, publié en
septembre dernier, doit nous inspirer. Il s’ouvre sur le constat de l’échec des indicateurs actuels,
incapables d’éviter la crise pour s’être trop exclusivement concentrés sur les richesses économiques,
les valeurs boursières qui génèrent des bulles financières. Intégrer aux indicateurs la mesure du bienêtre, le rôle de la santé, de l’éducation, de l’accès au logement, permet de s’appuyer sur des données
en réalité bien plus tangibles. La culture y a toute sa place : dans le bien-être et au sein de nombre de
critères fondamentaux évoqués dans cet important rapport : L’éducation à laquelle elle apporte un
socle essentiel d’ouverture d’esprit et de capacité à jouera avec des symboles.
Les loisirs. Le lien social de la mémoire qui forme la base d’une communauté démocratique.
Cette valeur politique et sociale de la culture se décline évidemment en valeur économique évidente
: les activités culturelles représentent 2,6% du PIB de l’Union européenne, soit un chiffre d’affaires de
plus de 650 milliards d’euros. Pas moins de 5 millions de personnes travaillent dans le secteur
culturel en Europe, ce qui représente 2,4% de l’emploi total. Et la tendance est évidemment à la
hausse.
L’étude sur l’innovation présentée par BAIN au début du Forum nous montre d’ailleurs que
l’irruption d’Internet a simplement déplacé la valeur de la culture, sans, bien sûr, en aucune manière
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l’entamer. Internet représente aujourd’hui le 5e de la rentabilité mondiale des industries culturelles,
ses profits sont passés de 4% à 22% des profits des médias entre 2000 et 2009, et il est en passe de
devenir le premier vecteur de diffusion de la culture.
Internet est bien le nouvel instrument de l’attractivité culturelle de territoires. Bien maîtrisé, bien mis
à sa place d’instrument, et bien régulé, il est une incitation à nous rencontrer. En effet, s’il nous
accompagne partout, si chacun d’entre nous peut-être a, discrètement, sous un dossier ou sa
serviette, « googueulisé » son voisin, Internet ne nous dispense pas, pour autant, et c’est heureux, de
la présence réelle et de la rencontre directe des œuvres, des hommes et des territoires, au contraire
même il en suscite et exacerbe le désir.
Votre présence dans ces lieux prestigieux, vos échanges tout au long de ces journées, en donnent
une preuve éclatante, je m’en félicite et je tenais à vous en remercier tous chaleureusement.
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Conseil d’administration
Nicolas Seydoux, Président,
Hervé Digne, Vice-Président,
Axel Ganz, Vice-Président,
Emmanuel Hoog, Trésorier,
Président du Conseil de Surveillance de Gaumont
Président-fondateur de Postmédia Finance
Gérant de AG-COMM
Président Directeur Général de l’INA
Jean-Jacques Annaud,
Patricia Barbizet,
Réalisateur
Vice-Président du Conseil d’administration de PPR, Chairman de
Christie’s
Laurent Benzoni,
Président de Tera Consultants
Guillaume Boudy,
Secrétaire général du Ministère de la culture et de la communication
Mats Carduner,
Directeur Général de GOOGLE France et Europe du Sud
Emmanuel Chain,
Président du Groupe Elephant et Cie
Renaud Donnedieu de Vabres, Ancien Ministre
Laurence Franceschini,
Directeur général des médias et des industries culturelles (Ministère
de la Culture et de la communication)
Georges-François Hirsch,
Directeur général de la création artistique (Ministère de la Culture et
de la communication)
Alain Kouck,
Président-directeur Général Editis
Vénonique Morali,
Présidente de Terrafemina et de Fimalac
Pascal Rogard,
Directeur Général de la SACD
Direction
Laure Kaltenbach, Directrice générale
[email protected]
Alexandre Joux, Directeur
[email protected]
Grand Palais des Champs Elysées 75008 Paris – France +33 (0) 1 42 25 69 10
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