Les stratégies culturelles pour un nouveau monde
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Les stratégies culturelles pour un nouveau monde
Les stratégies culturelles pour un nouveau monde Actes du Forum d’Avignon 2009 19 – 21 novembre 2009 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Mécènes et partenaires 2009 2 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Sommaire Session inaugurale Vendredi 20 novembre 2009 Les stratégies culturelles pour un nouveau monde Discours de Frédéric Mitterrand, Ministre de la culture et de la communication Discours d’Irina Bokova, Directeur général de l’UNESCO (p. 6) (pp. 7 – 11) (pp. 13 – 16) Discours d’Hervé Novelli, Secrétaire d’Etat chargé du commerce, de l’Artisanat, des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et des Services et de la Consommation (pp. 17 – 19) La culture pour penser demain (pp. 20 – 31) Avec Richard-David Precht, philosophe ; Christian de Boissieu, Président délégué du Conseil d’analyse économique auprès du Premier ministre ; Marjane Satrapi, auteur de bande-dessinée et réalisatrice ; William Kennedy, écrivain ; Bertrand Lavier, artiste plasticien. *** Session « Création et innovation pour un nouveau monde » Vendredi 20 novembre 2009 Présentation de l’étude Bain & Cie Par Patrick Béhar, associé, Bain & Cie (pp. 32 – 34) Table ronde 1 : La création à l’âge d’Internet (pp. 35 – 43) Frédéric Martel, journaliste, écrivain (modérateur), Avec Amit Khanna, Président de Reliance Entertainment ; Lawrence Lessig, Professeur de droit à Harvard, fondateur des Creative Commons ; Dan Glickman, Président de la Motion Picture Association of America (MPAA) ; Theodor Paleologu, Ministre de la culture, des cultes et du patrimoine national de Roumanie ; Bruno Patino, directeur de France Culture. Table ronde 2 : Comment favoriser l’innovation dans la culture et les médias (pp. 44 – 51) Robin Sloan, écrivain et analyste médias (modérateur) Avec Régis Wargnier, réalisateur ; Alain Kouck, Vice-président et Directeur général d’Editis ; Christer Windelov-Lidzelius, Président-directeur général de Kaos Pilot ; Georges Nahon, Président de France Télécom R&D San Francisco ; Jean-Bernard Lévy, Président du directoire de Vivendi. Table ronde 3 : Pour aller « au-delà du PNB » : intégrer la culture (pp. 52 – 57) John Thackara, Directeur Doors of Perception (modérateur) Avec Pier-Carlo Padoan, Secrétaire général adjoint de l’OCDE ; Pierre Louette, Président-directeur général de l’AFP ; Umair Haque, Directeur du Havas Media Lab à Londres ; Paul Andreu, architecte. 3 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org *** Session « La culture, enjeu économique ou symbolique pour le développement des territoires » Vendredi 20 novembre 2009 Intervention de Michel Draguet , directeur du Musée Magritte (pp. 58 – 59) Présentation de l’étude Ineum Consulting Par Vincent Fosty, associé Ineum Consulting (pp. 60 – 62) Table ronde 1 : Les conditions de l’attractivité culturelle (pp. 63 – 74) Erik Izraelewicz, Directeur de la rédaction, La Tribune (modérateur) Avec Bernard Landry, ancien Premier ministre du Québec, avocat, professeur, économiste ; Mitchell J. Landrieu, Lieutenant Gouverneur de Louisiane ; René Carron, Président de Crédit Agricole S.A. Table ronde 2 : Architecture et culture au cœur du projet urbain du XXIème siècle (pp. 75 – 86) Erik Izraelewicz, Directeur de la rédaction, La Tribune (modérateur) Avec Michael Koh, Président-directeur général National Art Gallery et National Heritage Board of Singapore ; Denis Valode, architecte ; Kjetil Tredal Thorsen, architecte ; Ezra Suleiman, philosophe, professeur et directeur de Centre d’études européennes de Princeton ; Jean-Jacques Annaud, réalisateur. *** Débat à l’Université d’Avignon : « Réinventer les médias à l’heure d’Internet » Vendredi 20 novembre 2009 (pp. 87 – 109) Introduction de Emmanuel Ethis, Président de l’Université d’Avignon et des pays de Vaucluse Axel Ganz, Fondateur du groupe Prisma Presse, éditeur AG Communication, membre du conseil de surveillance de Gruner + Jahr (modérateur) Avec les interventions de Frédéric Mitterrand, Ministre de la culture et de la communication, et Bensalem Himmich, Ministre de la culture du Maroc. Avec Francis Morel, Directeur général du groupe Le Figaro ; Christian Unger, Président- directeur général de Ringier S.A. ; Alain de Pouzilhac, Président de France 24, Président-directeur général de RFI ; Rémy Sautter, Président du conseil de surveillance d’Ediradio/RTL ; Anthony Zameckowski, Directeur des partenariats YouTube EMEA ; Simon Istolainen, Président-directeur général de PeopleForCinema, fondateur de MyMajorCompany ; Cécile Rap-Veber, Directeur Universal Music Consulting & Contents - U Think ! *** 4 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Session « Pour une stratégie fiscale en faveur de la culture » Samedi 21 novembre 2009 Discours vidéo de Christine Lagarde, Ministre de l’économie, de l’industrie et de l’emploi Présentation de l’étude Ernst & Young Par Régis Houriez, associé fiscaliste Ernst & Young (p. 110) (pp. 111 – 115) Table ronde 1 : Politiques fiscales comparées : priorité à l’économie ou à la culture (pp. 116 – 124) Alessandra Galloni, Bureau Chief Southern Europe, The Wall Street Journal (modérateur), assistée de Régis Houriez (expert Ernst & Young) Avec Jake Eberts, producteur ; Philippe Monfils, Sénateur et Ministre d’Etat ; Alexandre Allard, Président du Groupe Allard Table ronde 2 : La culture à l’ère numérique, quels encouragements fiscaux ? (pp. 125 – 133) Alessandra Galloni, Bureau Chief Southern Europe, The Wall Street Journal (modérateur), assistée de Bruno Perrin (expert Ernst & Young) Avec Christopher Miles, réalisateur et producteur, Milesian Lion; Alain Sussfeld, Directeur général d’UGC ; Antoine Gallimard, Président-directeur général des Editions Gallimard. Table ronde 3 : Quelle compétitivité fiscale pour le marché de l’art ? (pp. 134 – 141) Alessandra Galloni, Bureau Chief Southern Europe, The Wall Street Journal (modérateur), assistée de Eric Fourel (expert Ernst & Young) Avec Laurent Dassault, Vice-président Groupe industriel Marcel Dassault ; Xin Dong Cheng, galeriste, commissaire d’exposition et éditeur ; Julian Zugazagoitia, directeur du musée Del Barrio à New York ; Philippe Vayssettes, Président du directoire, Banque Neuflize-OBC. Session de clôture : Pour le rayonnement des cultures Samedi 21 novembre 2009 Plantu croque le Forum d’Avignon Dessinateur de presse, Le Monde (pp. 142 – 176) Regards d’artistes (pp. 177 – 179) Avec Gloria Friedmann, artiste plasticienne ; Barthelémy Toguo, artiste plasticien ; Souleymane Cissé, réalisateur. Les propositions et les enseignements du Forum d’Avignon Par Louis Schweitzer , Président du festival d’Avignon, Président de la HALDE (pp. 180 -183) Discours de S.EM. Abdou Diouf, Secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie (pp. 184 – 186) Discours de Frédéric Mitterrand, Ministre de la culture et de la communication (pp. 187 – 190) 5 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Vendredi 20 novembre Session inaugurale Les stratégies culturelles pour un nouveau monde Nicolas SEYDOUX Président de Gaumont, Président du Forum d’Avignon Monsieur le Ministre, vous avez effectué un stage à Rome pour vous familiariser avec les joutes cardinalesques. Nous sommes extraordinairement fiers et heureux de vous accueillir dans ce lieu, même si, depuis votre siège, vous n’êtes pas exactement dans la meilleure position pour voir celles et ceux qui vous écoutent. Je rappelle cependant que les cardinaux au Vatican comme les parlementaires américains de la plus grande démocratie occidentale du monde se réunissent dans des salles de ce type. J’ose espérer que ces débats ne se traduiront pas simplement par une petite fumée blanche s’élevant dans le ciel mais par une petite luciole de plus. Monsieur le Ministre, c’est à vous qu’il appartient d’accueillir celles et ceux qui ont pris place dans cette salle et d’ouvrir ces débats, qui, j’en suis sûr, seront d’un très haut niveau. Je vous remercie. 6 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Frédéric MITTERRAND Ministre de la Culture et de la Communication Merci cher Nicolas pour ces quelques mots si élogieux. Nous avons pris l’habitude, pour saisir le réel, de le diviser en entités que nous voulons croire distinctes. Nous disons « la culture », « la communication », « l’économie ». Un bon sens rapide, qui ferait toute confiance à ces distinctions commodes pourrait, de prime abord, opposer ces entités, mettre face à face « la culture », le lieu des pratiques désintéressées de l’art, et « l’économie », l’espace réservé des activités de l’argent. Cette représentation ne serait, bien sûr, pas totalement absurde, si l’on se place du point de vue du créateur : la pratique de son art l’amène souvent à négliger, parfois même à sacrifier les autres aspects, plus matériels, de l’existence : on se souvient de Bernard PALISSY, pendant la Renaissance, brûlant ses meubles pour retrouver le secret des émaux, ou encore des poètes maudits et des artistes de « la Bohème ». Le créateur se tient souvent dans « l’otium », ce loisir « cultivé » et studieux qui s’oppose à sa négation, le « neg-otium », l’activité qui a donné notre mot même de « négoce ». Cette attitude accuse sans doute, dans les consciences, l’idée d’un fossé entre ces deux mondes. Mais ce qui intéresse le citoyen, et ce qui concerne un ministre de la Culture et de la Communication, ce n’est pas seulement d’améliorer incessamment les conditions et la liberté désintéressée dans lesquelles les artistes exercent leurs arts et les moyens dont ils disposent pour les faire connaître et pour les faire aimer. Un ministre de la Culture, et c’est valable dans tous les pays représentés ici, n’est pas seulement, bien sûr, le ministre des artistes. Il n’est pas uniquement non plus le ministre de leurs publics. C’est un serviteur du bien commun par les moyens et domaines propres de son ministère, c’est-à-dire par la culture et par la communication. « La culture » – si l’on entend par là non seulement les créations, le patrimoine, sous leur forme matérielle et immatérielle, mais aussi les traits à la fois plus profonds et plus imperceptibles de la qualité d’un vivre-ensemble – est, de part en part, reliée à la société et solidaire de son économie. Cette articulation et cet équilibre entre la gratuité du geste artistique et les richesses incommensurables dont paradoxalement cet investissement désintéressé est la source, nous sommes en train d’en retrouver le sens. De nombreuses évolutions du monde contemporain rendent en effet toute sa force à cette évidence et redonnent à la culture une place centrale dans une nouvelle économie. La grande crise que nous connaissons est une crise des valeurs : c’est la crise d’une économie qui a voulu oublier les valeurs de profondeur et de partage portées par la culture. Une économie qui avait érigé en norme la rapidité, la superficialité et la volatilité des échanges, comme une forme fébrile d’émancipation des exigences de la conscience, celles mêmes que développent et portent toujours plus loin, depuis des millénaires, les explorations des artistes. Pour garantir les créations de richesses par la culture, un gouvernement démocratique doit obéir à un schéma un peu subtil : celui d’une ligne brisée dont l’on sait, en même temps, reconnaître et dessiner la continuité. Il s’agit à la fois de laisser toute liberté à l’investissement de l’artiste dans son audace et dans sa radicalité, et en même temps de savoir ce que, presque à son insu même, ses recherches offrent d’améliorations profondes pour l’ensemble de la société et pour son économie. Tout ce que les artistes nous donnent à voir et à comprendre constitue un trésor collectif dont les retombées économiques, si indirectes semblent-elles, sont immenses, sans proportion avec les 7 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org sommes investies pour le produire. Car c’est l’ensemble de la psyché humaine qui progresse, qui s’affine. Et le travail des artistes augmente sans cesse notre plaisir à vivre, notre désir d’avancer, notre souci d’innover. C’est ici, dans cet équilibre et dans cette articulation, que se situe notre « stratégie pour un nouveau monde ». Car nous essayons de nous situer au niveau de la stratégie et non pas de la simple tactique : il ne s’agit pas d’aligner des troupes – « la culture, combien de divisions ? » – ni de mettre la culture en ordre de bataille. Il s’agit de mieux saisir et mieux développer l’effet d’investissement qu’apporte la culture. Car il n’y a pas de gratuité, ou plutôt, il y a deux gratuités aujourd’hui dans notre économie immatérielle. Il y a celle, factice, d’un Internet libéralisé jusqu’à l’absurde, et qui n’est qu’un argument de vente et un produit d’appel aux dépens des créateurs et de leurs droits. Et il y a celle du geste créatif, qui est une fausse gratuité aussi, mais pour de toutes autres raisons : parce qu’elle a besoin du soutien des pouvoirs publics pour exister, et surtout parce qu’elle est un investissement inappréciable pour l’avenir, c’est-à dire porteuse de richesses durables et de richesses pour chacun, à condition de savoir en garantir la diffusion à la fois la plus large et la plus respectueuse des droits des créateurs. Ce qui est valable au niveau de l’artiste individuel se retrouve dans les différentes cultures qui composent le monde dans lequel nous vivons. Depuis l’éclosion d’une pensée résolument ouverte sur l’Autre, celle des structuralistes et, en particulier, du grand Claude LEVI-STRAUSS, qui vient de nous quitter et auquel je tiens à rendre hommage ici encore, ici surtout, car ce Forum est en quelque sorte placé sous son inspiration, depuis ces grands esprits, nous savons à quel point il est nécessaire de respecter et de laisser s’épanouir toutes les cultures du monde. A l’image des explorations des artistes, elles sont porteuses d’une richesse de regard dont nous ne pouvons nous passer pour nous comprendre nous-mêmes. C’est pourquoi aussi je suis particulièrement heureux de la présence parmi nous de la Directrice Générale de l’UNESCO, Madame Irina BOKOVA qui porte haut et fort, je le sais, les valeurs de la diversité culturelle. La reconnaissance et l’affirmation de la double nature des biens culturels, leur valeur économique quantifiable, et leur valeur sociale et symbolique, qui exige que leur circulation échappe à une stricte application de la logique de marché, a constitué une étape historique. Ces principes ont prouvé leur utilité lors des bouleversements récents. Face à la crise économique, les industries culturelles, les savoir-faire et plus généralement, toutes les activités de la culture, ont montré leur solidité. Il est clair, à mes yeux, que l’économie de la culture sera, chaque jour davantage, l’un de nos grands pôles de résistance et même de résilience pour sortir de la crise et pour inventer les nouvelles formes de la croissance de demain. La diversité culturelle, l’assistance et les intervenants de ces journées – vous en êtes aussi, Mesdames et Messieurs, en quelque sorte, l’expression, et je voulais dire que je m’en réjouis, car je suis convaincu que nous ne pouvons affronter ces grandes questions qu’en confrontant les perspectives et les horizons, qu’en réunissant les expériences et les parcours : économistes, artistes, ressortissants de nombreux pays et de différentes cultures, je vous remercie de votre présence et de votre participation à cette deuxième édition du Forum d’Avignon dont je dois dire que j’attends énormément pour aider à construire ce « monde nouveau » que nous espérons et qui n’est pas une utopie... J’en profite pour remercier les ministres français de l’économie, Christine LAGARDE dont nous entendrons un message demain matin, et Hervé NOVELLI, ici présent, qui témoignent tous deux que la conviction de la solidarité profonde de la culture et de l’économie est partagée par l’ensemble du gouvernement, en particulier de ses « économistes ». 8 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Ce « monde nouveau », nous sommes ici pour le construire. Son « levier d’Archimède », sa clef de voûte, vous le savez, c’est la numérisation et la révolution qu’elle provoque dans tous les aspects de notre existence, mais plus particulièrement dans nos pratiques culturelles, aussi bien au sens strict qu’au sens le plus large du terme. Car le numérique doit être le nouveau vecteur de notre stratégie, le point central d’articulation de cette ligne brisée dont je parlais tout à l’heure. Il est à la fois le formidable instrument d’un développement exponentiel et véritablement sans précédent de l’offre culturelle, une chance unique et inouïe de nous rapprocher de ce que j’appelle la « culture pour chacun » – je ne dis pas « culture pour tous », car il ne s’agit pas d’un produit culturel uniforme, mais bien de nouveaux chemins pour atteindre chacun dans sa singularité, qu’elle soit philosophique, géographique, urbaine ou rurale. Le numérique est ce que les Grecs appelaient un « pharmakon », à la fois un poison et un remède, selon la manière dont le pharmacien ou le médecin s’en servent. Mal employé, il peut devenir la décharge d’une sous-culture pour tous et, en un sens donc, pour personne ; mais bien utilisé, il peut au contraire devenir le levier historique d’une « culture pour chacun ». LEVI-STRAUSS disait, dans un texte pour l’UNESCO justement : « Les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité ». C’est cet enjeu qui m’a conduit à me saisir, dès mon arrivée rue de Valois, de la question de la numérisation du patrimoine littéraire de l’Europe par l’entreprise américaine Google. Je souhaiterais, sur ce point, vous exposer non seulement les principes de mon action, mais aussi ma conception de la méthode qu’il me paraît légitime de suivre sur cette question prioritaire de la numérisation de nos patrimoines, pas seulement des imprimés, mais aussi, bien sûr, les images animées, les films, les collections de nos musées, des archives manuscrites... La numérisation des ouvrages est la base d’une « économie de la connaissance ». La culture est la condition vitale et le socle de cette économie de la connaissance que nous voulons, que nous devons construire. L’extraordinaire force de frappe et puissance d’innovation des universités californiennes a permis à Google de franchir avec une rapidité étonnante les étapes de la croissance qui, en quelques années, transforment une « jeune pousse » (c’est ainsi je crois, en tant que ministre de la langue française, que je dois traduire l’anglais « start up ») en une végétation quelque peu tentaculaire et, à certains égards, en une plante dont on peut se demander si elle ne tend pas à devenir carnivore. Pour autant, je l’ai dit d’emblée : cette question est trop complexe pour être laissée aux oppositions frontales, aux caricatures ou aux invectives. Nous ne devons ni croire que les vainqueurs soient déjà connus et que nous n’ayons plus qu’à écrire leur histoire, ni donner dans la parodie de sursaut national. Cette question complexe parce que nouvelle nécessite d’abord et avant tout de ne pas céder aux démons de la polémique, ni de sombrer dans l’angélisme et sous-estimer le risque de voir s’établir et s’imposer, par le Net, une « culture dominante ». Car, d’un côté, nous connaissons les risques d’un partenariat avec Google : qu’en est-il de la pérennité des fichiers numérisés ? de la propriété de ces fichiers ? De l’autre, j’observe les partenariats qui sont passés avec la firme californienne par de grandes bibliothèques, en Europe et dans le monde. C’est pour y voir plus clair et pour élaborer un corps de doctrine que j’ai décidé de lancer une mission de réflexion sur le thème de la numérisation des bibliothèques, qui nous rendra ses conclusions le 15 décembre prochain. 9 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org J’ai demandé à la mission d’avoir à l’esprit non seulement l’aspect technique du problème, mais aussi sa portée politique, au sens noble du terme, c’est-à-dire la visée de l’intérêt général. Je lui ai demandé de penser européen, et je suis persuadé que ses auditions et ses réflexions aboutiront à des résultats qui nous intéresseront tous. Son travail restera fidèle à un certain nombre de principes, en particulier à l’idée-force de la régulation, c’est-à-dire l’établissement de règles du jeu qui concilient l’accès le plus large à la culture avec la protection des créateurs. Car les droits des auteurs ont été une longue conquête des Lumières, un « acquis social » qui a permis aux artistes de sortir de la position de marginalité et parfois de misère dans laquelle ils ont été trop longtemps confinés et où il serait absurde que le progrès même de la technologie aboutisse, par l’effet d’une terrible ironie, à les reléguer à nouveau. C’est tout l’objet des deux lois récemment adoptées en France, souvent considérées comme « pionnières » : réguler le Net, protéger la juste rémunération des créateurs pour leur travail. Dans leur prolongement, j’ai lancé une mission de réflexion sur l’extension de l’offre légale de la création sur Internet. Vous savez sans doute que le Gouvernement français est intervenu auprès du juge américain qui doit se prononcer sur le projet de règlement entre Google et les auteurs et éditeurs américains pour l’alerter sur les problèmes soulevés par ce projet d’accord. C’est également la position que les autorités françaises ont développée lors de l’audition menée par la Commission européenne à Bruxelles, le 7 septembre dernier. Et je suis heureux de la présence au Forum de mes collègues espagnol et roumain, tout comme j’ai été très satisfait de mon échange avec le directeur de la Bibliothèque nationale allemande. Je veux que nous aboutissions à une solution qui soit le résultat d’une réflexion non seulement approfondie, mais partagée, c’est-à-dire qu’elle fédère nos partenaires européens. C’est pourquoi aussi je souhaite évoquer ce sujet essentiel lors du conseil des ministres de la culture de l’Union européenne, le 27 novembre prochain. Je défendrai l’idée de l’intensification de la numérisation de notre patrimoine. Nous veillerons à définir ensemble une approche européenne commune permettant de définir les conditions de partenariats public-privé acceptables pour le citoyen européen, et de renforcer les capacités d’Europeana, la bibliothèque numérique européenne. Une politique dynamique de numérisation est déjà en cours en France : elle concerne les trésors de nos grands musées, comme le LOUVRE ou ORSAY dont 85% des collections sont numérisées et accessibles gratuitement en ligne. Par ailleurs, le Centre national du cinéma est prêt à lancer un vaste plan de numérisation et de valorisation qui concernerait 13 000 films et 70 000 heures de créations audiovisuelles. L’Institut National de l’Audiovisuel a déjà effectué un travail remarquable en numérisant une part énorme de son fonds film, radio, et bientôt de son fonds photographique. C’est pour intensifier cette politique que j’ai proposé au Président de la République de consacrer pas moins de 753 millions d’euros à la numérisation des contenus culturels, dans le cadre du « Grand Emprunt » qu’il souhaite lancer. J’ai également décidé la création d’un portail unique du patrimoine culturel français, qui doit obéir à une démarche non seulement quantitative, mais qualitative, en veillant au classement des contenus et à leur mise en valeur. J’insiste sur la qualité et je souhaiterais, sur ce point, vous raconter une histoire. Il y a chez l’écrivain Robert MUSIL, dans son immense roman L’Homme sans qualité, un chapitre cocasse qui met en scène un général d’armée plutôt sympathique, le général STUMM. Un beau jour, ce général décide de trouver la clef de la connaissance et pour ce faire, décide « d’envahir la 10 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org bibliothèque nationale ». Il prend une carte de lecteur à la bibliothèque de Vienne, qui compte alors, nous dit-on, pas moins de trois millions et demi de volumes. Après avoir soumis à la question plusieurs bibliothécaires perplexes ou apeurés, le Général Stumm (c’est-à-dire, en allemand, le Général « Muet ») doit battre en retraite et se rendre à l’évidence : la présence de tous les livres dans un même lieu ne permet pas de distinguer le livre ultime, ce « résumé de toutes les grandes pensées de l’humanité », ce « livre sur la réalisation de l’essentiel » à la recherche duquel il est benoîtement parti. C’est pour ne pas être des général Stumm de l’Internet, ou des « Bouvard et Pécuchet » de la Toile, sans négliger d’ailleurs ce qu’il peut y avoir de dangereux, et non seulement de loufoque chez certains autodidactes, que nous devons créer des guides, des références, des structures. Je compte sur vous tous, participants au Forum d’Avignon, sur vos débats de ces deux prochains jours, pour nous donner aussi un peu de ces structures, et pour mettre en valeur l’apport d’une économie de la culture, c’est à dire d’une économie de la qualité. Vous le ferez dans une première session du Forum qui explorera la contribution de l’innovation artistique à la croissance économique et à la construction de nouvelles valeurs pour un « nouveau monde ». Vous le ferez dans la session du Forum consacrée au thème de la fiscalité, qui se déroulera ce samedi. Le palais ancestral où nous sommes réunis, réalisation géniale du mécénat des papes, est le symbole même des richesses pérennes dont la puissance publique et les évergètes privés, en intervenant dans l’économie de la création, peuvent doter les générations futures. Vous le ferez en réfléchissant sur les liens essentiels entre implantation de projets culturels et l’attractivité des territoires, lors de la session de vendredi après-midi. L’enjeu de ces relations entre culture et territoires me fait penser à une comédie américaine récente. Dans ce film le réalisateur Ang LEE nous conte une fable économique à partir d’un certain événement musical qui eut lieu dans un coin très pauvre et très isolé de l’Etat de New York, en août 1969 – un « trou perdu » nommé…Woodstock. Il nous raconte une première tentative d’organiser le festival dans un autre coin de campagne où l’intolérance des paysans et des politiques locaux pour les bandes de hippies dévastatrices fait avorter le projet. Les organisateurs se tournent alors vers ce petit patelin de Woodstock, déshérité et minable : en trois jours, au prix d’un investissement mineur (le sacrifice de quelques prés à vaches sans valeur bientôt réduits en quelques arpents de gadoue), la communauté locale fait fortune en vendant une quantité historique de boissons, de nourriture et de logements. La morale de cette histoire, vous l’avez compris, ce n’est pas seulement le lien entre l’investissement culturel et le développement d’une région. C’est aussi une leçon de tolérance, qui montre que le développement appartient, aujourd’hui comme hier, à ceux qui savent intégrer la contreculture, les marges, les jeunes, l’inattendu, dans leurs processus économiques. C’est sur cette vision peu conventionnelle des industries culturelles que je souhaite ouvrir cette 2e édition du Forum d’Avignon, et sa première session sur l’innovation, qui nous engage à tourner nos regards vers ces viviers de la création nécessairement surprenants, jeunes, déstabilisants, mais qu’une civilisation ambitieuse et confiante doit savoir écouter et encourager dans toutes les explorations qu’elle entreprend. Je vous remercie. 11 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Nicolas SEYDOUX Monsieur le Ministre, nous n’en attendions pas moins de votre intervention. Vous avez placé le débat très haut et je pense que la directrice générale de l’UNESCO, Madame Irina Bokova, se placera au moins à votre niveau dans son discours. Nous avons la chance, Madame, de vous accueillir aujourd’hui pour votre première manifestation publique où vous représentez la culture de tous les pays du monde. 12 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Irina BOKOVA Directeur général de l’UNESCO Monsieur le Ministre, Monsieur le Secrétaire d’Etat, Monsieur le Président du Forum d’Avignon, Monsieur le Préfet, Mesdames, messieurs, C’est avec le plus grand plaisir que je prends part aujourd’hui à l’inauguration du Forum d’Avignon, consacré cette année aux stratégies culturelles pour un nouveau monde, un thème central dans les recherches et les actions de l’UNESCO. Depuis plus d’un an, l’ébranlement des structures économiques et financières nous a incités, plus vivement que jamais, à repenser les modes de fonctionnement de notre monde largement globalisé. Les Nations Unies, et particulièrement l’UNESCO, dans son rôle d’agence leader en culture, n’ont pas attendu, tout comme vous, l’éclat d’une crise pour mettre en avant le rôle crucial de la culture pour le développement et l’amélioration de la vie. Ce concept est l’un des arcs boutants de l’UNESCO, où la dignité de chacun et le développement humain priment sur les considérations purement économiques. Nous plaçons au cœur de notre action le respect de la diversité culturelle, considérée à la fois comme une richesse protéiforme et essentielle dans tous les aspects de la vie, et comme une solution fondamentale pour accompagner les projets de développement. Je suis très heureuse de constater à nouveau combien la France, pays-hôte de l’UNESCO, multiplie les initiatives en ce sens. Nous allons dans la même direction, et j’ai la conviction que ces objectifs que nous partageons vont contribuer au renforcement des liens entre la France et notre Organisation. Mesdames et Messieurs, En réponse à son mandat, l’UNESCO privilégie une compréhension large et intégrée de la culture, considérée comme une richesse unique, en même temps essence et matériau, expression intime et vecteur de communication vers l’autre. En conséquence, le rôle de l’UNESCO dans le domaine de la culture est très vaste. Il couvre à la fois le passé et le présent, la protection des bâtiments, celle du patrimoine immatériel et des langues, la promotion et la protection des expressions culturelles ou la création contemporaine. Pour mettre en œuvre ces actions multiples, l’UNESCO a adopté des politiques culturelles très larges dont a besoin la culture pour être préservée, s’épanouir et être assez forte pour constituer un noyau dur du développement. C’est grâce à cette approche très large que l’UNESCO fait la différence. Pour poursuivre plus loin la réflexion et le pragmatisme, j’ai pris la décision de relancer le débat sur la culture et le développement. En postulant que la culture rend le monde plus humain, on peut anticiper que davantage de culture rendra le développement plus humain. Les industries culturelles peuvent jouer un rôle majeur dans la résolution de la crise actuelle, et les fortes politiques culturelles promues par l’UNESCO sont là pour faire de cet axiome une réalité. Il me semble utile de brosser à grands traits le cheminement des dernières années, qui a mené l’UNESCO à adopter la Convention de 2005. Ce qui fait la force de l’UNESCO, sa valeur ajoutée, c’est qu’elle fonctionne sur la base du multilatéralisme, puisqu’elle compte 193 Etats membres et 7 membres associés. Je pense pouvoir dire que l’UNESCO a, en ce sens, une position unique et privilégiée, à la fois comme une vigie ou un explorateur. Nos recherches sur l’inclusion du vecteur ‘culture’ dans les stratégies sont le fruit d’un brainstorming international entre politiques et experts. Notre dialogue et nos projets émergent de l’échange constant entre pays du Nord et pays du Sud, pays développés et pays en développement. Là encore, l’UNESCO fait la différence. Au cours des dix dernières années, étant donné l’ampleur de la globalisation qui à la fois émancipe, fait peser un danger d’uniformisation et accentue les disparités, il a semblé urgent de faire une relecture dynamique de la matière culture, qui prenne en considération les nouveaux paramètres mondiaux. 13 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org L’UNESCO s’est alors entouré d’un groupe d’intellectuels venus des différentes régions du monde pour apporter ensemble un éclairage dense et une compréhension aiguë et actualisée des multiples dimensions de la culture : on se trouvait face à l’immédiate nécessité de redoubler de respect envers la culture, envisagée comme une richesse et un atout, et d’intégrer sa force motrice au processus du développement. Tout ce travail accompli a abouti, en 2001, à l’adoption de la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle. C’est un texte d’une grande profondeur qui, à mon sens, prolonge la Déclaration des droits de l’homme. Il évoque entre autres l « aspiration à une plus grande solidarité fondée sur la reconnaissance de la diversité culturelle, sur la prise de conscience de l’unité du genre humain et sur le développement des échanges culturels. » Le point fort de ce texte est qu’il articule diversité culturelle et pluralisme, droits de l’homme, accès au savoir et liberté d’expression. Ce texte postule aussi que les biens et les services culturels ne sont pas des marchandises comme les autres, puisqu’ils sont porteurs d’identité, de valeurs et de sens. La Déclaration de 2001 est un puissant plaidoyer pour le respect de l’humanité et pour la dignité de chacun. Mais l’UNESCO, en accord avec ses Etats membres, a estimé nécessaire d’aller plus loin, d’aller audelà de cette Déclaration en adoptant, en 2005, un texte juridique contraignant, qui est la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, Il s’agit d’un instrument normatif, adopté à ce jour par 103 Etats parties et la Communauté européenne, qui s’engagent formellement à en respecter les principes directeurs. La Convention couvre un spectre très complet, et tous ses articles revêtent une très grande importance. Je souhaiterais en citer deux, qui se rapportent plus particulièrement à notre propos d’aujourd’hui. Le premier saisit, en quelque sorte, l’essence de la Convention. Je le cite : « Les Etats parties s’efforcent de reconnaître l’importante contribution des artistes et de tous ceux qui sont impliqués dans le processus créateur, des communautés culturelles et des organisations qui les soutiennent dans leur travail, ainsi que leur rôle central qui est de nourrir la diversité des expressions culturelles. » Pour moi, il y a là une clarification explicite, surtout en cette période de bouleversements où le temps est venu d’instaurer ou de restaurer des valeurs humanistes, afin d’ouvrir la voie à un développement plus juste et plus harmonieux pour chacun. En consolidant le rôle des penseurs, des scientifiques, des créateurs et des passeurs, on ouvre la voie à un avenir plus équilibré et plus humain. Un autre article de la Convention de 2005 apporte une réponse au défi du présent Forum d’Avignon. Je cite : « La coopération et la solidarité internationales devraient permettre à tous les pays, particulièrement aux pays en développement, de créer et renforcer les moyens nécessaires à leur expression culturelle, y compris leurs industries culturelles, qu’elles soient naissantes ou établies, aux niveaux local, national et international. » Il s’agit là d’une ouverture encore plus large, c’est l’ouverture sur le monde, qui est le fait de l’UNESCO. Dans notre univers globalisé, l’entraide internationale est une nécessité. En faire l’impasse serait une erreur : aucun de nous n’est une île sans lien avec les autres. Nous sommes tous enrichis des diversités multiples qui coexistent. La coopération internationale est une forme de solidarité, de respect et de tolérance que je considère fondamentales. Ce sont des valeurs qui sont au cœur de ma vision et de celle de l’UNESCO. La Convention de 2005 vise à donner à la culture une juste place dans l’agenda politique international, notamment en reconnaissant sa double nature symbolique et économique, qui est indissociable du bien-être humain. Elle vise à protéger les expressions culturelles des différents groupes sociaux, notamment celles des groupes minoritaires et des peuples autochtones. Bien sûr, elle souligne l’importance de la culture pour la cohésion sociale en général, et sa contribution à l’amélioration du statut et du rôle des femmes dans la société, qui est aussi un facteur de paix et de développement. Bien sûr, la Convention de 2005 encourage également le développement de partenariats entre secteur public et secteur privé. En tant que nouvelle Directrice générale de l’UNESCO, je vais non seulement ouvrir grandes les portes de l’UNESCO aux intellectuels et aux artistes de toutes les régions, mais je vais aussi promouvoir notre Organisation et construire des coopérations avec le secteur privé, faisant valoir que la culture est un atout puissant dont la capacité de renouvellement 14 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org est permanente : c’est la créativité de chacun, la créativité des sociétés, desquelles toute forme d’élitisme est exclue. Dans le domaine de la culture, l’UNESCO, je le redis, couvre un spectre très large, vous êtes nombreux à connaître les autres conventions internationales qui offrent des systèmes de protection à la culture. J’en mentionnerai deux, qui ont des liens évidents avec la Convention de 2005 sur les expressions culturelles : la Convention de 1972 sur le patrimoine mondial, culturel et naturel, et la Convention de 2003 sur le patrimoine immatériel. Ce sont des supports fondamentaux qui prouvent chaque jour leur efficacité. Mesdames et Messieurs, La valeur ajoutée de l’UNESCO, c’est qu’elle traite de domaines qui à la fois s’imposent à part entière, et à la fois exigent une approche et une mise en œuvre entrelacée. Là encore, l’UNESCO fait la différence, en travaillant simultanément dans des disciplines souvent séparées : il n’y a aucune paroi étanche entre l’éducation, la science et la culture, qui sont au cœur du mandat de notre Organisation. Bien au contraire, elles sont interdépendantes, en interaction à de multiples niveaux. Elles forment une matière extrêmement dense qui ne peut être dissociée lorsqu’il s’agit de lutter contre l’illettrisme, de réduire la pauvreté ou de protéger les diversités biologique et culturelle. Faire avancer de manière holistique des projets globaux est donc d’une grande complexité, mais c’est aussi un défi et l’unique solution possible pour l’avenir. L’une de mes priorités est bien de développer les approches interdisciplinaires dans lesquelles la diversité et les expressions culturelles auront une place stratégique. C’est l’un des moyens de faire prospérer la Convention de 2005. Le second moyen est d’encourager le plus d’Etats possible à la ratifier, afin d’universaliser le processus. Le troisième moyen est d’aider les pays à mettre en place des législations et des politiques en faveur des expressions culturelles. Le quatrième moyen est de disséminer sur le plan international le message que la culture, capital social et pilier du développement, est une clef pour le présent et l’avenir. C’est ce que démontre le Rapport mondial Investir dans la diversité culturelle et le dialogue interculturel, que l’UNESCO a publié le mois dernier. Cette reconnaissance de la dimension transversale de la culture connaît une avancée majeure très concrète, en étant intégrée à des projets actuellement mis en œuvre dans le cadre des Objectifs du Millénaire pour le développement. Des projets de développement reposent, en Equateur, sur la promotion de la diversité culturelle pour réduire la pauvreté et faciliter l’inclusion sociale, au Cambodge, sur les industries créatives, ou en Mauritanie sur patrimoine, tradition et créativité pour un développement durable. Dix-huit projets de ce type sont en cours, grâce à des fonds de l’Espagne. D’autres Etats membres ont déclaré leur intention de débloquer des fonds dans le même but d’intégration de la culture pour le développement. J’ajouterai que nous avons co-organisé à Monza, en septembre dernier, avec le soutien de l’Italie, le Forum mondial de l’UNESCO sur la culture et les industries culturelles, afin de rapprocher les décideurs, les créateurs et le secteur privé autour des enjeux de créativité, d’innovation et d’excellence. Cette rencontre a permis de tracer des pistes d’action communes pour replacer la culture au cœur du processus de relance. Mesdames et Messieurs, Nous avons célébré hier la Journée mondiale de la philosophie, qui est consacrée cette année au dialogue entre les cultures. Dans l’esprit de ce Forum qui veut s’appuyer sur la culture pour instaurer un avenir meilleur, je pense, comme vous tous, qu’il est nécessaire de réfléchir à ce qui préside aujourd’hui aux relations d’échanges, de transferts et de circulations qui modèlent notre humanité. Cette réflexion va se poursuivre, puisqu’en 2010, les Nations Unies vont célébrer l’Année internationale du rapprochement des cultures, sous le leadership de l’UNESCO. Pour approfondir la réflexion sur les possibilités d’ouverture qu’offre la culture, j’ai décidé d’établir un Haut Panel sur la paix et le dialogue entre les cultures. J’inviterai d’éminentes personnalités du monde intellectuel à s’associer à l’UNESCO pour mener plus avant la réflexion sur la culture, la tolérance, la réconciliation, mais aussi sur l’équilibre au sein de nos propres sociétés et dans le monde entier. 15 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Enfin, je souhaiterais rendre à nouveau hommage, comme vous M. le Ministre, à Claude Lévi-Strauss, un très grand humaniste qui a, sa vie durant, porté la profondeur de ses recherches et de son regard sur le sens de l’être humain. L’histoire de l’UNESCO gardera à jamais son empreinte intellectuelle. Dans La pensée sauvage, il donne une description qui éclaire le fait de la production artistique, je cite : « L’art s’insère à mi-chemin entre la connaissance scientifique et la pensée mythique ou magique ; car tout le monde sait que l’artiste tient à la fois du savant et du bricoleur ; avec des moyens artisanaux, il confectionne un objet matériel qui est en même temps objet de connaissance. » Je vous souhaite des débats très fructueux et espère qu’au cours de ce Forum, de nouveaux chemins seront mis en lumière, dont je prendrai connaissance avec le plus grand intérêt. Je vous remercie. 16 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Hervé NOVELLI Secrétaire d’Etat au Commerce, de l’Artisanat, des Petites et Moyennes entreprises, du Tourisme et des Services Madame la Directrice Générale, Monsieur le Ministre, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, Le fait de réunir sur une même estrade le Ministre de la culture et l’un des Ministres du pôle économique est sans doute l’une des meilleures illustrations possibles de l’idée promue par le forum, selon laquelle les relations entre culture et économie peuvent et doivent être mutuellement profitables. La présence de Madame Bokova est un symbole plus fort encore : je crois pouvoir dire, au nom du gouvernement français, qu’elle nous honore et qu’elle incarne parfaitement l’ambition internationale de ce forum. Les liens entre culture et économie, je les expérimente tous les jours en tant que Secrétaire d’Etat au tourisme. A l’évidence, il existe un cercle vertueux entre activités économiques et patrimoine culturel. Lorsque les sites historiques et culturels sont correctement valorisés, les visiteurs affluent ainsi que les recettes, lesquelles permettent en retour de financer l’entretien, la rénovation et l’embellissement des sites, pour les rendre plus attractifs encore. En France, plus de 500 000 emplois sont générés par le patrimoine en France métropolitaine, avec 21 milliards d’euros d’apport au produit intérieur brut. Il s’agit donc d’un bien précieux à préserver et conforter encore. C’est pour cela que nous avons souhaité développer, avec Frédéric Mitterrand, l’installation sur les sites culturels d’équipements touristiques (restaurants, hôtels, salles de réception, d’exposition et de conférence). Il s’agit en aucun cas de dénaturer les sites ; au contraire, il s’agit de les valoriser et leur donner les moyens de durer et de s’embellir. Nous avons signé il y a deux semaines une convention entre nos deux ministères, qui permettra de définir un cadre pour des opérations public-privé. L’exemple espagnol des « Paradors », ces châteaux, palais ou monastères devenus des lieux d’hébergement dans le respect des sites d’origine, constitue une excellente référence dont nous gagnerons à nous inspirer. Je crois que c’est le type même de démarche « gagnant-gagnant » qui illustre les liens mutuellement profitables entre la culture et l’économie, entre l’argent public et l’argent privé. Pour l’Europe entière, la valorisation de son patrimoine est un levier d’attractivité essentielle pour séduire les nouveaux publics, toujours plus nombreux avec l’ouverture de certains pays autrefois fermés, la révolution dans le domaine des transports et l’augmentation du niveau de vie dans les pays émergents. C’est d’autant plus vrai que les dernières tendances font apparaître un appétit grandissant pour la découverte culturelle au sens large. On s’éloigne du modèle « plage et soleil » pour aller vers un tourisme thématique, un tourisme culturel de découverte avec tous les aspects de la culture locale : gastronomie, patrimoine, œuvres d’art et traditions locales. De plus en plus, la tendance est au dialogue entre les arts. La gastronomie est ainsi magnifiée lorsqu’elle peut être appréciée dans un cadre historique superbe, comme nous avons eu la chance de le vivre hier soir au Palais des papes. La musique, les arts vivants prennent de plus en plus de place dans les expositions d’œuvre picturales. On observe aussi l’attrait des visiteurs pour l’événementiel, 17 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org pour les expositions temporaires, autant d’événement qui créent « l’urgence de consommer » et excitent la curiosité du public. Bref, les acteurs de la culture et du patrimoine prennent toujours mieux en compte les aspirations du public, sans avoir bien sûr à renoncer à a qualité de leurs œuvres ou de leur travail. Mais le patrimoine ne se résume pas aux sites historiques ni même aux sites naturels. Ce qui constitue le patrimoine d’un pays, c’est l’ensemble d’une culture, comprise comme l’ensemble des éléments qui constituent les traditions, les coutumes, l’art de vivre. Aussi, la démarche de l’UNESCO visant à valoriser le patrimoine immatériel me semble opportune et décisive. Vous le savez peut-être la France postule pour voir la gastronomie française reconnue au sien du patrimoine mondial immatériel de l’UNESCO. Ce type de démarche qui vise à promouvoir le patrimoine immatériel a l’avantage de pouvoir dépasser les frontières. Autant un site remarquable est nécessairement circonscrit géographiquement, autant un patrimoine culturel peut être partagé au-delà des frontières. Dans le cadre de l’Union pour la méditerranée, nous avons lancé des travaux entre les pays européens et pays de la rive sud pour valoriser de manière cohérente et partagée l’héritage historique et culturelle que nous ont laissé les civilisations anciennes. Plus globalement, les liens entre économie et culture sont indéfectibles car les évolutions techniques et économiques ont structurellement un impact sur notre rapport à la culture et aux biens culturels. Nous savons que la part des revenus consacrés aux biens ou aux sorties culturelles est plus forte quand le revenu s’élève, même si la dimension socioculturelle joue bien entendue également un rôle déterminant. Cela signifie donc que la croissance économique et la hausse des revenus sont les meilleurs alliés de la culture. Nous savons aussi que dans la plupart des pays, le temps disponible « hors-travail » a explosé en un siècle : un Européen consacre en moyenne 10 % de son temps de vis total au travail, contre 40 % au début du XXème siècle. Structurellement dans l’évolution économique et la transformation des modes de vies. Nous savons enfin que la croissance économique permet de dégager des fonds publics comme privé pour investir dans l’avenir. Faut-il déduire de ce dernier point qu’en période de crise économique, les investissements en faveur du secteur culturel devraient être sacrifiés ? Je ne le crois pas ! La crise a montré que les citoyens avaient un besoin de sens, s’échange et d’humanité auquel la seule dimension matérielle ne saurait répondre. Par ailleurs, il faut considérer la culture comme un relais de croissance pour sortir de la crise. Parce qu’en investissant dans la culture, la connaissance, le savoir, on bâtit les fondamentaux d’une croissance pérenne et on mise sur un potentiel économique qui, à l’échelle du monde, est encore gigantesque. Il fait imaginer que beaucoup de pays ont au cours des dernières décennies, été privées d’accès à une partie de la culture mondiale, aux échanges physiques et humains avec le reste du monde. La célébration des vingt ans de la chute du mur de Berlin est là pour nous le rappeler. L’avenir appartient aux pays qui sauront créer, innover, produire des signes et des symboles qu’ils pourront véhiculer dans le monde entier. En cela la mondialisation est une opportunité. Avec l’affaiblissement des frontières douanières et réglementaires, avec la révolution numérique, celui qui crée peut potentiellement diffuser son œuvre à l’échelle mondiale. Le modèle économique change ainsi radicalement. En matière de cinéma, de musique, de jeux vidéos ou de livre, c’est bien « la production » de la première unité qui coûte le plus cher, c’est à dire la création de l’œuvre. La part d’investissement consacrée à la diffusion décroît. Cela n’est pas exempt 18 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org de danger, avec le problème accru du piratage et de la contrefaçon, mais ce phénomène nous invite aussi à nous pencher sur la façon d’attirer et de valoriser les créateurs en bâtissant un cadre réglementaire et fiscal propice. Ainsi beaucoup de pays mettent en place des dispositifs pour soutenir l’ensemble des agents de la « chaîne de production » culturelle, de l’artiste au public en passant par les sociétés éditrices et productrices ou les mécènes. Par son dispositif innovant et efficace des SOFICA, ces sociétés pour le financement de l'industrie cinématographique et audiovisuelle, la France n’est pas en reste. Ces sociétés de capitalinvestissement spécialisées dans les œuvres cinématographiques et audiovisuelles permettent ainsi aux particuliers de bénéficier de réductions d’impôts sur le revenu jusqu’à 48% du montant souscrit et aux entreprises de pratiquer un amortissement exceptionnel égal à 50% du montant des sommes versées. Sous l’impulsion du ministre de l’économie Madame Christine Lagarde, le gouvernement a également mis en place en 2008 un dispositif spécifique pour créer des fonds de dotation. L'objectif est de développer le mécénat en s'inspirant des Endowment Funds anglo-saxons. Aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne ces fonds disposent de sommes considérables, plus de 30 milliards de dollars pour la Bill et Melinda Gates Foundation ou le Harvard Endowment Fund. Ces fonds de dotation que nous voulons mettre en place seront un levier de financement privilégié pour le développement des activités culturelles, sur le modèle du fonds qui a déjà été mis en œuvre - à titre expérimental - dans le cadre du partenariat entre le musée du Louvre et Abu Dhabi. D’autres pays tracent des voies intéressantes. Les Etats-Unis ont mis en place un dispositif favorisant les dons de propriété intellectuelle aux organisations caritatives. Ce dispositif s’appuyant sur la propriété intellectuelle est innovant et mériterait que l’on s’y attarde. Ces exemples montrent bien que la culture sert également un objectif de long terme, en faveur de la croissance et du développement de l’innovation. Pour cette raison, la culture a participé à part entière au plan de relance de l’économie française en 2009. 100 millions d’euros destinés à l’investissement culturel ont été alloués dans ce cadre, afin de conduire plus de 150 opérations de restauration des monuments historiques sur l’ensemble du territoire, mais également d’accélérer la réalisation des grands projets culturels, tels le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée. Mesdames et Messieurs, ces investissements prouvent, s’il en était besoin, que l’économie culturelle est aux yeux du gouvernement une des pistes de sortie de crise. Ils montrent surtout, au-delà de la dimension conjoncturelle, que la France est prête à miser sur la création et qu’elle est prête à dialoguer avec tous les pays pour développer des projets et des actions qui iraient en ce sens. 19 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Vendredi 20 novembre Session inaugurale La culture pour penser demain Nicolas SEYDOUX Merci Monsieur le ministre. L’Allemagne est la terre natale de philosophes de génie et si je n’ai pas la chance de connaître celui que vous allez écouter maintenant, j’ai simplement évoqué avec lui hier la jeunesse qui est habituellement celle des créateurs. Il m’a répondu que Kant avait écrit ses meilleurs textes à 40 ans. Je me suis dit que je devais effectivement appartenir à une autre génération. Je vous propose Monsieur Precht, vous qui n’avez pas 40 ans, de partager avec nous vos réflexions sur les thèmes que nous abordons en replaçant la culture et le monde culturel là où ils doivent être, au plus haut niveau de la pensée. Richard-David PRECHT Philosophe (Allemagne) Bonjour à toutes et à tous, je vous remercie pour votre accueil amical et ce d’autant plus que j’ai 44 ans : voici donc 4 ans que mon meilleur travail est derrière moi. J’espère néanmoins pouvoir vous apporter quelques-unes de mes réflexions. En période de crise, où l’effondrement des valeurs occidentales est envisageable, de nombreux appels, à l’instar de ceux lancés par Monsieur Mitterrand et Madame Bokova, sont lancés en faveur d’une nouvelle culture, d’une nouvelle morale, de nouvelles valeurs. La question qui se pose dans la société est de savoir qui, en définitive, peut représenter une nouvelle culture, des nouvelles valeurs ou une nouvelle morale. Qui est responsable ? Autrefois, la réponse à cette question était plus aisée. Les philosophes apparaissaient jadis comme des pionniers luttant contre le manque de sens et qui contribuaient à améliorer la société en considérant que la philosophie était aussi responsable des questions d’économie, de culture, de société et, bien sûr, de morale. La philosophie apportait une réponse à cette question lancinante : « Comment devons-nous vivre ? ». Nous retrouvons une situation analogue à l’époque des Lumières entre 1750 et 1832 – mort d’Hegel – durant laquelle la philosophie jetait les bases de l’époque contemporaine basée sur des valeurs démocratiques garanties par un Etat de droit. Aujourd’hui, la philosophie est de moins en moins importante ; elle ne joue pratiquement plus aucun rôle dans le débat public dont les philosophes sont quasiment absents. La situation est particulièrement catastrophique au niveau des universités, en Allemagne notamment mais je pense que la situation est comparable en France. La philosophie apparaît en recul et l’on procède alors à une rénovation des vieux édifices de l’esprit. La philosophie analytique, elle, ne traite pas des questions de morale, de politique ou de société. Ce sont-là des questions qui, pour un logicien, n’ont pas de sens. Je voudrais présenter, à travers mes propos, une solution qui permettrait à la philosophie de sortir de cette absence de rôle. Les révolutions techniques, les bouleversements sociaux, les glissements de la mondialisation culturelle ont pourtant partie liée avec la conscience humaine. Dès lors, comment 20 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org agir de manière positive sur ces aspects et participer au renouvellement des valeurs dans la société ? Monsieur Mitterrand a parlé du général Stumm entrant dans la bibliothèque de Vienne et recherchant un livre contenant toutes les réponses pour mieux ordonner les différents domaines de la société. Mais il ne trouve pas ce livre. Il ne trouve pas cet ouvrage. Pourtant, Musil arrive, recommande la création d’un secrétariat général de la Précision et de l’Ame qui fasse le lien entre la pensée des sciences naturelles et exactes et la pensée culturelle. Autrement dit, il convient de recréer une responsabilité pour l’un et pour l’autre. Depuis l’époque de Musil, de nombreuses organisations internationales ont été créées et, selon moi, les philosophes ne doivent pas travailler dans des secrétariats généraux mais contribuer de manière constructive à ce que la médiation fonctionne entre la précision et l’âme et que la société puisse en bénéficier. Le point de départ actuel de notre société est le suivant : nous vivons tous aujourd’hui, vous le savez, dans la société la plus riche qui ait jamais existé. En Occident, la richesse a atteint une dimension que les penseurs des Lumières n’auraient jamais pu envisager. Nous vivons également au sein d’une société où nous profitons d’une extension des libertés inédite à l’échelle de l’humanité. Même dans la Grèce classique, les libertés n’étaient pas aussi étendues. Plusieurs philosophes des Lumières ont expliqué que la liberté engendrait la prospérité et, in fine, le bonheur. Nous retrouvons cette réflexion chez Adam Smith ou le marquis de Condorcet. Pour autant, si nous regardons autour de nous, hormis quelques personnes heureuses, nous constatons qu’il n’y a jamais eu autant de psychoses et de névroses qu’à l’heure actuelle. Visiblement, quelque chose n’a pas fonctionné. Finalement, nous sommes toujours accrochés à l’idée que plus de liberté conduit à plus de bonheur. Est-ce bien vrai ? Nous sommes cernés par la liberté, nous sommes menacés par la liberté. Non seulement nous pouvons jouir de cette liberté mais encore nous menace-t-elle. La possibilité de faire des choix implique également la nécessité obligatoire de prendre des décisions. Nous devons choisir un fournisseur d’accès au téléphone mais aussi une orientation professionnelle, un partenaire pour la vie, un mode de vie ; les choix sont multiples et sont complexes. Autrement dit, nous sommes de plus en plus individualisés, ce qui nous renvoie en définitive à la mort. Ce concept d’individualisme ne doit pas être relativisé mais il convient de se demander quelles sont les raisons qui engendrent ces lignes de conflit aussi profondes au sein de notre société. Le principe d’individualisation qui résulte de l’extension de la liberté met dos à dos l’individualisme avec la possibilité pour chaque individu de s’épanouir. Chacun veut s’épanouir au maximum et nous nous programmons pour cela. Ces notions relèvent du libéralisme mais les philosophes libéraux du 19ème siècle comme John Stuart Mill ont bien senti l’ambivalence de ce concept. Plus la liberté de l’individu s’accroît, plus ce dernier est confronté à des choix multiples, plus la situation des autres individus se complique. Prenons un exemple très simple. Les parents souhaitent aujourd’hui s’épanouir même s’ils doivent élever leurs enfants. Autrement dit, cette individualisation absolue, cet épanouissement absolu des parents menace l’épanouissement et l’individualisation des enfants. Au 19ème siècle, déjà, les philosophes se demandaient si l’individualisme devait être relié à la notion d’individu ; ne pouvait-on pas envisager une individualisation de groupe, d’association ? L’individualisation ne peut-il pas caractériser une catégorie sociale plutôt qu’une catégorie individuelle ? Ce problème s’est aggravé chez nous pour des raisons très claires. En effet, la liberté et la prospérité se sont développées dans le cadre de l’économie capitaliste. Nous sommes tous devenus des capitalistes : nous investissons dans des activités de loisir, nous investissons dans notre vie professionnelle, dans nos relations, nos familles, nos mariages. Le capital de risque que nous investissons dans toutes ces relations, nous sommes prêts à le retirer si les stratégies ne paient pas ou les rétributions que nous en attendons – le bonheur, la satisfaction, la jouissance – ne sont pas au 21 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org rendez-vous. C’est un dilemme et un conflit qui traversent profondément l’approche libérale de nos jours. Au-delà de la lutte entre liberté et égalité, nous observons de nouvelles lignes de fracture au sein même de la liberté. Ces lignes de fractures sont le prix à payer de notre mode de vie. Monsieur Mitterrand a très justement souligné que l’Internet constituait à la fois un remède et un poison même s’il a plutôt insisté sur ses bienfaits. Je suis d’accord avec tout ce qu’il a dit à propos des vertus de l’Internet mais j’aimerais évoquer l’un de ses vices. L’un des grands problèmes d’Internet est que nous avons individualisé l’accès à l’information ; autrement dit, nous l’avons fragmenté. Notre vision de la démocratie telle qu’elle a été développée par la Grèce antique reposait sur l’agora, le forum, la place du marché, la piazza de la Renaissance. Autrement dit, la création d’une opinion publique est l’un des ferments de la démocratie. Mais dès lors que notre accès à l’information est de plus en plus fragmenté et individualisé, pouvons-nous encore parler d’opinion publique ? Les sociétés qui n’ont pas bénéficié des Lumières avaient l’avantage d’avoir une vision unique du monde. Aucun d’entre nous, je suppose, ne souhaite revenir sur une société qui ne connaîtrait pas les Lumières. Mais, sans cette vision unique des valeurs, nous perdons également les valeurs de vue. Dès lors que l’accès à l’information conduit à ce que chacun vive uniquement dans sa vision particulière du monde, la question de l’avenir de nos grands médias se pose. Faut-il soutenir nos journaux par le biais de fondations, faut-il développer les télévisions et les radios publiques ? Comment faire face au recul de la formation d’une opinion publique à travers les mass media ? Ces exemples montrent bien que l’individualisation de la société est une arme à double tranchant. Qui est responsable de la supervision de ce phénomène, qui est capable de le décrire ? Ce n’est pas l’économie puisque les salariés ont des comptes à rendre à l’entreprise et pas à la société. J’oserais même dire que la politique n’a pas non plus à rendre compte à la société. L’homme politique rend compte à son parti, à ses électeurs pour être réélu mais il n’a plus de compétence pour la société, et il y a de bonnes raisons à cela. Une des raisons importantes, c’est la disparition de la notion de long terme. Les mandats électoraux durent quatre ou cinq ans et chaque homme politique doit penser à sa réélection plutôt que de penser à l’avenir. Autrement dit, plus personne n’est responsable de la vision globale de la société. Notre société n’a plus personne qui soit réellement responsable de cette société. Il n’est pas forcément souhaitable de revenir sur cette différenciation des fonctions et je ne souhaite pas le retour d’un potentat à la tête de la société. Néanmoins, nos sociétés ne parviennent pas à trouver de solutions en la matière et elles n’attendent pas grand-chose de ses universitaires et de ses chercheurs en ce domaine. En définitive, il n’existe pas de lien entre le monde politique et le monde universitaire et nous nous demandons pourquoi nous formons toutes ces élites si, finalement, elles n’ont pas voix au chapitre. Nous vivons également dans des démocraties partisanes. De ce fait, aucune décision se plaçant au dessus des partis ne peut jamais être prise. J’ai demandé pourquoi nous avions toujours une démocratie majoritaire en Allemagne qui implique que 49 % des électeurs ne soient pas pris en compte car ils appartiennent à l’opposition. Ce modèle renvoie à une époque où les partis étaient imprégnés par l’idéologie, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Ce monde ne ressuscite que lors des campagnes électorales : le parti socialiste français n’est plus forcément socialiste pas plus que le parti social-démocrate allemand ne s’engage pour la lutte des classes. Les différences sont finalement très marginales. Dès lors, pourquoi ces partis doivent-ils s’affronter ? Plutôt qu’un système majoritaire sans perspectives de long terme, pourquoi n’adopte-t-on pas un système basé sur le consensus, à l’image de la Suisse, avec des référendums plus fréquents ? Cela permettrait à tous les partis d’être représentés au gouvernement, en proportion de leur résultat électoral. Il serait intéressant que les 22 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org philosophes et les sociologues s’intéressent à ces questions et qu’une plus grande place leur soit faite au sein de nos démocraties. L’autre grand problème a trait à l’affrontement de manière irréconciliable entre deux cultures : les sciences naturelles et les sciences humaines. Au départ, elles étaient unies puis, au fil des grands bouleversements du 18ème siècle, lorsque le rationalisme s’est développé, les sciences humaines et naturelles ont constitué deux cultures différentes. Je pense notamment aux bouleversements profonds qu’a connus la recherche génétique ou sur le cerveau, avec tous les risques d’abus que cela implique. Qui, dans ce cadre, effectue des études d’impact anthropologiques ? Les philosophes ont parfois un rôle à jouer, mais toujours après coup, à travers la mise en place de commissions éthiques qui doivent se prononcer sur l’opportunité de la conduite de certaines recherches. Pourquoi ces commissions ne jouent-elles pas plutôt un rôle de pionnier, en amont ? Ce rôle pourrait être assumé par les philosophes. Il ne faut pas réduire la culture à la beauté et les sciences naturelles ne recouvrent pas que des enjeux techniques. Le risque serait grand de voir apparaître un secrétariat général de l’Exactitude et de l’Esprit. Tout ce qui existe revendique son existence et ne veut pas être modifié, ce qui explique la difficulté à changer les choses une fois qu’elles sont en place. Je plaide donc pour une philosophie des responsabilités et des compétences qui pourrait véritablement influer sur les situations. Cela ne passe pas forcément par des commissions et des secrétariats généraux. Il convient de prendre les choses à la base et de réfléchir à l’avenir. Qu’adviendra-t-il si la croissance fait défaut ? L’innovation est le modèle de fonctionnement de nos sociétés mais ce modèle ne perdurera pas indéfiniment. D’autres modèles devront alors être imaginés. De même, il faudra peut-être recourir à d’autres systèmes de rémunération et d’incitation que l’argent. Gagner de l’argent est formidable lorsqu’on est pauvre mais, à partir d’un certain degré de richesse, le bonheur n’augmente plus proportionnellement à la richesse. Pourtant, de nombreuses économies considèrent que la croissance est essentielle. Ce credo quasi religieux de nos sociétés révèle notre incapacité à élaborer des scénarios alternatifs. Nous sommes époustouflés par l’apparition de nouveaux indices de mesure du développement humain, comme celui du bonheur. Mais nous constatons que la France se situe à la 70ème place tandis que Vanuatu est en 1ère place alors que ce pays est nettement plus pauvre. Comment expliquer ce paradoxe ? Lorsque le rapport Stiglitz se demande pour quelles raisons l’on mesure le niveau de développement d’une nation exclusivement par rapport à son PIB et non par rapport à son bien-être, il met le doigt sur une question essentielle. Nous n’avons pas encore réussi à répondre à ces problématiques qui appellent une révolution énorme de nos sciences humaines, de nos sciences de la culture. Il nous faut un nouveau siècle des Lumières. Je vous remercie. Nicolas SEYDOUX Christian de Boissieu fait partie des économistes qui ont su intégrer, depuis longtemps, d’autres valeurs que les valeurs financières dans leurs réflexions. Je vous propose donc de prendre la parole pour évoquer ces fameux indices de croissance et de bien-être, ou plutôt, leur absence. Christian de BOISSIEU Président du Conseil d’analyse économique (France) Je vous remercie de votre invitation. Je souhaite aborder trois points, y compris celui des indices pertinents pour mesurer le développement d’un pays. J’aimerais d’abord revenir sur la question de 23 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org l’économie de la connaissance dans la perspective de la sortie de crise. En second lieu, j’aborderai la question des indicateurs sans chercher à défendre le PIB mais plutôt en vous livrant le fond de ma pensée sur le rapport Stiglitz-Sen et sur les façons de mieux lier l’économie, la statistique et les biens et services culturels. Enfin, je terminerai sur quelques interrogations personnelles relatives à l’économie politique de la culture à travers quelques exemples choisis. Concrètement, j’ai participé depuis trois mois à la commission du grand emprunt. Je n’ai pas eu l’idée de ce grand emprunt mais, à partir du moment où l’idée a été lancée par le Président de la République, la réflexion de notre commission s’est penchée sur les moyens d’utiliser ces fonds de la manière la plus intelligente possible. L’Etat va lever en 2010 et en 2011 quelques dizaines de milliards d’euros. Que faire de ces milliards ? La problématique, selon moi, est la suivante. La crise actuelle, qui n’est pas terminée et pourrait durer encore un an, ne doit pas nous détourner de la volonté de relever le sentier de croissance à long terme et de l’inscrire dans une optique de développement durable. Je remarque que la notion de développement durable renvoie principalement, mais pas seulement, à des critères environnementaux. Aujourd’hui, lorsque l’on évoque le développement durable, nous pensons essentiellement à la lutte contre le changement climatique. Or, je souhaiterais que cette notion intègre également une dimension culturelle nettement plus accentuée qu’aujourd’hui. En tant qu’économiste, lorsque je pense au développement durable, je pense au long terme, à l’environnement, aux normes sociales et sociétales mais j’intègre trop peu les références culturelles. La crise a fait chuter la croissance effective ainsi que la croissance potentielle. Si nous souhaitons préparer le moyen et le long terme, nous devons prendre des mesures immédiates pour relever la croissance potentielle afin, qu’en sortie de crise, notre croissance se situe à un niveau acceptable. De ce fait, nous retrouvons les sujets évoqués par l’agenda de Lisbonne 2000 qui regroupait de bonnes idées et postulait que l’avenir de l’Europe se jouerait sur l’économie de la connaissance. Nous l’avons quelque peu oublié mais je pense que la crise est à la fois un drame et une opportunité pour replacer les priorités définies par l’agenda de Lisbonne au premier rang de nos préoccupations, notamment culturelles. L’agenda de Lisbonne évoquait l’innovation, la recherche et le développement, l’économie de la connaissance, l’emploi mais ne laissait pas une place importante à la culture en tant que telle. Le nouvel agenda Europe 2020 reprend Lisbonne en l’élargissant. L’Europe, pour ces sujets, n’aura pas le droit à un deuxième échec vu la vitesse de rattrapage des grand pays émergents (dont la Chine et l’Inde) en matière de technologies et d’enseignement supérieur. En France, nous devons faire le lien entre les sujets contenus dans l’agenda de Lisbonne et certains sujets du Grenelle de l’Environnement. Il faut absolument travailler sur la croissance grise, c’est-à-dire recouvrant les champs intellectuels et culturels, et la croissance verte. Au début de la semaine, je me trouvais en Chine et j’avais rendez-vous avec un responsable de la banque centrale de Chine pour évoquer des sujets tels que l’inflation et la politique monétaire. Mon collègue chinois ne m’a pas parlé de monnaie mais de culture. Il a situé son propos à l’articulation de la culture et de l’économie. Il m’a expliqué que pour lui, en tant que citoyen chinois, le sujet central dans les prochaines années pour son pays était d’anticiper les conséquences de l’urbanisation croissante de la Chine. La population rurale représente actuellement 70 % de la population totale en Chine. Dans 20 ans, cette proportion devrait se situer à 50 %. Selon ce collègue chinois, ce glissement de population devrait avoir des conséquences culturelles très importantes pour son pays car il pourrait remettre en cause le poids d’un certain nombre de valeurs rurales qui jouent aujourd’hui un rôle important dans l’économie et la société chinoises. Il m’expliquait, qu’au-delà du débat portant sur la croissance chinoise à court terme, au-delà du débat sur la visite de Barack Obama à Pékin, il était avant tout intéressé par ces transformations actuelles susceptibles de remettre en cause les valeurs et la culture 24 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org chinoise et leurs conséquences sur les performances économiques du pays. De fait, notre vision doit être panoramique, ce qui m’amène à mon second point portant sur les indicateurs. Je ne suis pas un défenseur du PIB et je n’étais pas membre de la commission Stiglitz mais, en tant qu’économiste j’estime qu’il s’agit d’un travail important, même s’il n’est pas totalement nouveau. Je vous rappelle, en effet, que cela fait quarante ans que nous essayons d’élargir le champ mesurant l’activité et la production. L’ONU, comme vous le savez, a développé depuis des années des indicateurs de développement humain. J’ai étudié de près leur composition et la culture en fait partie à travers les performances en matière d’éducation ou de santé. Les relations entre santé et culture ne vont pas forcément de soi mais le concept de capital humain touche aussi à la culture. Au fond, le rapport Stiglitz-Sen propose d’élargir le calcul des indicateurs notamment en prenant mieux en compte certains éléments ayant une dimension culturelle comme l’éducation ou les liens sociaux, même si cette dernière expression est un peu vague. Je pense également à la volonté de mieux prendre en compte les services, y compris publics et collectifs et, par extension, culturels. En même temps, le rapport Stiglitz-Sen reste très elliptique sur les relations entre économie et culture, précisément car le cœur de son sujet ne se situe pas là. Ce rapport sacrifie (à juste titre…) à l’air du temps en accordant une place très importante aux variables environnementales et au développement durable. Voici quatre ans, à la demande du gouvernement de l’époque, j’avais effectué un travail portant sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre en France. Ce travail a été publié quelques mois avant la publication du rapport Stern. Je considère que le développement durable est fondamental et je pense que vous tous qui êtes impliqués dans la production de biens et services culturels, vous devriez vous organiser de façon plus efficace pour faire pression sur les statisticiens. Il ne s’agit pas d’opposer le culturel à l’environnemental mais, au contraire, de les unir. Je me souviens des propos d’un prix Nobel américain, Paul Samuelson, rappelant que si nous avions deux yeux c’était précisément pour regarder deux indicateurs. Je pense qu’il faudrait appliquer cette maxime à l’élargissement du PIB en incluant non seulement le développement durable mais également le développement culturel. Sans doute faudra-t-il procéder de manière séquentielle si nous ne parvenons pas à réaliser cet élargissement de manière simultanée. Néanmoins, j’ai le sentiment que vos métiers et vos fédérations sont moins représentées au sein des organismes de statistiques que d’autres secteurs de l’activité. J’ajoute qu’en matière culturelle, la notion de patrimoine culturel me paraît plus intéressante que les flux produits et consommés. Sur ce point-là, le rapport Stiglitz-Sen reste très vague. Au-delà des indicateurs de flux, même élargis, il convient sans doute de greffer des indicateurs de stock, c’est-à-dire des indicateurs de patrimoine culturel. Au sein de la commission du grand emprunt, nous avons dû sélectionner un certain nombre de priorités à financer grâce aux 35 milliards d’euros bientôt investis. De fait, un certain nombre de critères tels que la rentabilité des projets ont été choisis pour éclairer nos décisions. Nous avons également intégré un critère d’intensité des différentes activités en Co2 pour ne pas trop privilégier des opérations émettrices de gaz à effet de serre. J’aimerais que nous parvenions à développer aussi des critères de type culturel. Ainsi, les hommes politiques ou les entreprises pourraient également se fonder sur l’intensité culturelle des différentes activités, même si des difficultés de mesure sont à prévoir. A l’heure actuelle, peu de critères s’intéressent à l’intensité culturelle des opérations ou activités économiques. De même, un critère de la diversité culturelle précédemment évoqué par le ministre et par Madame Bokova pourrait être défini pour mieux évaluer l’intérêt d’un projet. La lutte contre le CO2 ne doit pas éclipser d’autres paramètres importants. Enfin, en guise de troisième point et de conclusion, j’aimerais revenir sur ce que j’appelle quelque peu pompeusement l’économie politique de la production et de la consommation de biens et 25 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org services culturels. Ma première question a déjà été abordée dans l’ouvrage du ministère de la Culture publié récemment et consacré aux pratiques culturelles des Français. Cet ouvrage m’a beaucoup intéressé et m’a fait réfléchir à la question suivante : où est la frontière entre la complémentarité et la concurrence entre les biens et services culturels, que ce soit du point de vue de l’offre ou de la demande ? Cet ouvrage fournit des éléments de réponse à partir de l’enquête réalisée auprès d’un panel de Français en 2008. Certains résultats sont surprenants. Ma deuxième question, plus transversale, me paraît centrale lorsque l’on parle d’innovation : où doit-on placer le curseur entre, d’une part, l’objectif de diffusion de la connaissance et, d’autre part, la contrainte de protection des créateurs et inventeurs ? Ces deux éléments contradictoires recoupent le débat portant sur la question de la propriété intellectuelle. Nous avons beaucoup de mal à répondre à cette question car l’équilibre optimal entre ces deux objectifs est difficile à trouver. Ma dernière question porte sur le numérique. Sur les 35 milliards d’euros du grand emprunt, nous proposons d’affecter 4 milliards, soit environ 10 %, à des actions relatives au numérique comme l’accélération de l’installation du très haut débit en France, la numérisation de certaines activités. En tant que membre du conseil scientifique de la BNF, je n’ai pas initié ce débat mais je suis néanmoins confronté à la question des structures de marché, notamment avec le quasi monopole de Google. Le ministre de la Culture a évoqué le projet Europeana, qui est une manière européenne d’élargir Gallica. Il va de soi qu’une part des 4 milliards d’euros consacrés à l’accélération des projets numériques sera orientée vers la numérisation de notre patrimoine culturel. Enfin, en tant que Président du Conseil d’Analyse Economique placé auprès du Premier ministre, j’ai été sollicité avec les autres membres du CAE par Monsieur Fillon lors d’un discours prononcé devant les professionnels des métiers d’art. Le Premier ministre a expliqué que les problèmes liés à l’art et la culture n’étaient pas suffisamment pris en compte par la plupart des économistes. De ce fait, il a demandé au CAE de préparer un rapport sur l’économie du patrimoine et de la culture dont se chargeront certains économistes, comme Françoise Benhamou qui est présente aujourd’hui et m’a aidé à préparer mon intervention. Sachez que les économistes vont réfléchir à la situation du patrimoine et de la culture et soyez assurés qu’ils ne sauraient prétendre à un monopole dans l’approche de ce sujet et doivent s’appuyer sur votre expertise. La crise actuelle nous incite à un peu plus de modestie, ce qui est salutaire pour la communauté des économistes, et permet de mieux comprendre ce que l’on peut espérer et ce qu’il ne fait pas attendre d’eux. Je vous remercie. Nicolas SEYDOUX Il est assez rare qu’un économiste fasse appel aux artistes pour défendre leur secteur. Je remercie donc Christian de Boissieu pour ce geste d’ouverture. Nous allons maintenant écouter le point de vue de trois artistes qui, chacun à leur façon, vont défendre le secteur auquel nous appartenons. J’aimerais d’abord demander à Marjane Satrapi comment elle réagit aux différents propos qui ont été tenus. Comment, à travers le cinéma, pouvez-vous faire en sorte que nous soyons à la fois plus et mieux entendus ? Comment la culture peut-elle nous rendre plus libres ? 26 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Marjane SATRAPI Réalisatrice, auteur de bandes dessinées (France / Iran) Bonjour à tous. Votre question me semble très compliquée et je ne suis pas sûre de pouvoir vous répondre car je n’ai pas compris tout ce qui s’était dit jusqu’ici. En tant que créatrice, je suis néanmoins d’accord avec Monsieur Precht lorsqu’il lie la notion de plaisir avec celle de création. Lorsque j’écris un livre ou réalise un film, je suis avant tout guidée par le plaisir de la création. Or nous vivons dans un monde conservateur, réprimant la notion même de plaisir et censurant une affiche de Serge Gainsbourg fumant une cigarette car le plaisir est ici renvoyé au péché et au cancer. Lorsque je mange, on me met en garde contre le cholestérol, si je parle de relations sexuelles, on me parle immédiatement du SIDA. Le rejet de la notion de plaisir entrave la création et je demande quelle peut être la place de la création dans ce monde-là. Par ailleurs, je suis absolument d’accord avec l’idée que la culture doit être à la portée de tous et je crois profondément à l’instruction et à l’initiation à l’art comme seules réponses contre le fanatisme qui, lui, propose des réponses toutes faites en faisant appel à l’émotion plutôt qu’à la raison. La culture et l’art posent des questions plus qu’ils n’ont de réponses. Par définition, une activité culturelle ou artistique est une aspiration qui rejette le fanatisme. En même temps, la culture et l’art sont, par définition, élitistes. Ne l’oublions pas. Dans le cas contraire, nous cédons à la médiocrité. J’entends beaucoup parler d’Internet et je considère qu’il s’agit d’un bel outil pour communiquer. Mais Internet ne doit pas exercer de tyrannie sur la culture en décidant qui doit être le prochain chanteur célèbre, même si celui-ci est médiocre. Souvent, l’avis du plus grand nombre sur l’art mène à la médiocrité. Concernant le rapport entre économie et culture, je ne sais pas si nous nous posons la question de façon adéquate. Si la culture peut apporter de nombreuses réponses aux problèmes du monde contemporain, je n’oublie pas que, dans les années 30, l’Allemagne comptait de très nombreux intellectuels. Et pourtant, l’Allemagne est devenue nazie en raison des énormes problèmes économiques de l’époque et de l’humiliation vivace qui avait subsisté après Versailles. De fait, avant de parler de culture, il me paraît nécessaire d’assurer les conditions minimales de subsistance pour chacun. On ne peut demander à une personne qui lutte pour sa survie de penser également à sa liberté d’expression et de s’intéresser aux œuvres expressionnistes et à la littérature. Cela n’est pas possible. Sans cette base économique, le mot de civilisation est vidé de son sens. Aucune civilisation ne peut survivre sans une économie solide. Paris, avant d’être la ville des lumières, est également un lieu d’habitation et de consommation. Il n’y a pas de civilisation supérieure aux autres mais des situations économiques qui nous permettent de nous offrir le luxe de la civilité. Pour finir, ayant vécu la moitié de ma vie en Iran, je suis le fruit d’une double culture, à la fois iranienne et française et je refuse de me dire Française d’origine iranienne car je suis les deux et, à ce titre, je souhaite fustiger ce terme de choc des cultures. Cette expression ne veut rien dire. La culture est semblable aux anneaux d’une chaîne et aucune culture n’est créée ex nihilo. La poésie persane a largement influencé la poésie européenne qui, à son tour, a influencé la poésie moderne iranienne. Au lieu de parler de choc des cultures, il vaudrait mieux parler de nos différences qui peuvent se compléter. Je me sens Européenne précisément car le Vieux Continent a toujours été ouvert aux influences extérieures. Concernant l’économie et le monde des affaires, je ne suis pas sûre que les gens d’argent apprécient réellement les artistes car nous sommes l’exemple vivant qu’un mode de vie alternatif est possible, loin des canons de la bourgeoisie. Le monde de l’économie et de la culture 27 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org ne se côtoient pas réellement et je suis sceptique quant à une possible rencontre entre ces deux mondes. Je vous remercie. Nicolas SEYDOUX Etre binational permet effectivement d’exprimer une double culture et nous avons ici plusieurs représentants de ce qu’on appelle le melting-pot. Quelles sont vos réflexions concernant ce que vous venez d’entendre ? William KENNEDY Romancier (Etats-Unis d’Amérique) J’aimerais revenir sur la question de l’interaction entre l’artiste et la ville. Comment l’artiste peut-il transformer la cité ? Pour nourrir ma réflexion, je vous présenterai deux histoires se déroulant à Albany, la capitale de l’Etat de New-York où j’ai situé deux de mes romans. L’une de ces histoires concerne Nelson Rockefeller, le gouverneur de l’Etat de New-York, de 1958 jusqu’aux années 70, quand il a songé à devenir Président. Quand je suis revenu à Albany après avoir passé six ans à Puerto Rico, j’avais l’habitude de comparer Albany avec la ville de Francfort en Allemagne, où je résidais durant la guerre de Corée. Elle avait été bombardée et était dans un état de décrépitude avancée. Les hôtels et les cinémas fermaient, la ville était traversée par des tensions ethniques et raciales et les commerces quittaient le centre ville pour s’installer dans des banlieues plus résidentielles. S’attarder sur cette ville était triste. Albany, contrôlée pendant 45 ans par la mafia irlandaise, avait laissé celle-ci indifférente au point de ne jamais utiliser son argent pour bâtir quelque chose comme une nouvelle ville. Rockefeller était artiste parce qu’il était un grand collectionneur d’art. Il vivait à Albany et s’apprêtait à recevoir la reine ou des princes des Pays-Bas, je ne sais plus qui précisément qui. Quoi qu’il en soit, il avait honte d’Albany. , Albany est une vieille ville hollandaise, fondée en 1607. C’était pour lui une ville horrible et il haïssait le fait d’avoir à traverser les artères délabrées de sa ville avec un représentant de la couronne des Pays-Bas. Pour remédier à cela, Rockefeller préempta 98 hectares au centre de la ville au début des années 60 pour y construire le plus grand centre administratif des Etats-Unis. Il recruta le célèbre architecte Wallace Harrison, qui avait pris part à la construction du Rockefeller Center à New York, et il transforma la ville. S’inspirant du palais du Dalai Lama à Lassa, installé sur un plateau, il envisagea de construire le centre administratif de la ville à 20 miles pour disposer d’un espace dominant. Il en fut autrement et le Capitol Hill fut bâti au cœur de la ville. A la même époque, Rockefeller construisit une nouvelle université, renforce les state colleges et community colleges (universités de premier cycle) et créa plusieurs centres universitaires majeurs, dont un à Albany. Durant les années 1970, j’y suis venu y travailler. J’étais alors journaliste et je publiais de nombreux articles sur la transformation de la ville. J’enseignais également le journalisme et l’écriture à l’université pendant 7 ans, en rêvant d’être romancier. Au cours de ma carrière dans cette université monumentale que Rockefeller avait créé à Albany, laquelle comptait 17 000 étudiants, je me suis rendu compte qu’il était en train de changer la ville de manière radicale et qu’il y avait de son côté une envie de changer la culture. Il y avait de l’art partout dans le South Mall, avec tous les artistes modernes comme Rosenquist et Warhol, avec des tapisseries de Picasso au siège du gouvernement. Quand il a fait construire la chose appelée le South Mall, le projet fut très mal accueilli et assimilé à une architecture fasciste, qui visait à réduire l’individu. On parlait de « Belle cité 28 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org – la dernière érection » en référence à la « 44story tower », le plus grand bulding jamais construit en dehors de New York. Un des élus a dit « que ce devait être la plus belle érection de la ville, mais probablement la dernière érection de Rockefeller ». M. Rocke feller lui répondit que ce serait peutêtre sa dernière érection, mais que ce serait à coup sûr une vraie beauté, ce qui fut le cas. Le cœur de la ville fut totalement transformé. Tout a soudain pris de la valeur. A l’époque, mes revenus étaient très modestes, je vivais sous le seuil de pauvreté car je ne voulais pas travailler – je voulais écrire des romans. Un jour, j’ai fait venir un écrivain originaire de Buffalo qui enseignait sur le moment en Nouvelle Angleterre. Ce dernier était prêt à donner un cours en échange de 150 dollars. Il était reconnu et avait publié de sublimes livres. Le département de littérature anglaise refusa de débloquer les fonds. J’étais abattu et ne l’ai jamais oublié. J’ai finalement quitté l’université au bout de 8 ans, en 1982, et je suis allé enseigner à Cornell University, où mon salaire fut multiplié par trois. Alors que j’y enseignais, Ironweed et deux de mes premiers romans furent publiés simultanément. Je fus salué par la critique. La même semaine où tout ceci arrivait à mes livres, je reçus une bourse de 256 000 dollars net d’impôt pour cinq ans. J’étais donc sorti de l’élégante pauvreté dans laquelle je me trouvais. Par ailleurs, je reçus également une autre bourse de 15 000 dollars par an que l’on pouvait donner à une organisation à but non lucratif. De fait, j’ai donné ces 15 000 dollars au département de littérature anglaise d’Albany à condition qu’il fasse venir des écrivains. Le département d’anglais ne savait pas quoi faire de cet argent mais le Président de l’Université d’Albany adoré l’idée et doubla le montant. Alors qu’on n’avait pas d’argent pour des écrivains, nous nous retrouvions avec 30 000 dollars par an. Nous avons fait venir Saul Bellow qui avait été mon professeur à Porto Rico durant un semestre comme Visiting Professor. Il me dit, « il suffit parfois d’un peu d’argent pour devenir mécène des arts », ce qui était vrai. Je n’ai jamais cessé d’écrire mais, avec la venue de Saul, nous avons eu soudainement une forte couverture de presse. Les représentants en ont pris bonne note et m’on demandé si je voulais bien m’occuper de ce programme s’il était institutionnalisé. A cette époque, Rockefeller était parti et Mario Cuomo, qui venait d’électrifier toute la nation avec son discours d’acceptation de l’investiture démocrate en 1984, promulgua une loi créant l’Institut des écrivains de New-York (New York State Writers Institute). Nous commençâmes en 1984. Notre première invitée fut Toni Morrison et nous avons fait venir depuis plus de 1 000 écrivains. Nous avons eu tous les écrivains auxquels vous pouvez penser- Yev Tuchenkor, Seamus Heaney, Norman Mailer quatre ou cinq fois, Tony Morrison, Derek Walcott et Joseph Heller. Des gens qu’on ne voyait jamais dans les universités par ler de leur travail se retrouvaient sur notre campus à longueur d’année pour discuter. Nous avons alors commencé à présenter des films pendant trois, quatre ou cinq semestres, puis nous avons lancé plus tard une série et fait venir des réalisateurs comme Costa Gavras, Merchant et Ivory, Hector Babenco, Robert Wise et Spike Lee. Une culture parallèle émergea des films et du théâtre, avec des invités comme Stephen Sondheim et Edward Albee. La véritable invasion d’artistes à Albany commença, dans ce qui avait été, autrefois, un terrain vague où je n’aurai jamais pu avoir une conversation de ce genre dans mes premiers pas d’écrivain. Il n’y a jamais eu de personne ici qui écrit et a la possibilité d’avoir l’expérience que j’ai eue. Soudainement, chacun avait accès aux nouvelles de Bellow, de Heller et des plus grands écrivains au monde. Jacques Derrida est venu également. Nous avons célébré notre 25ème anniversaire cette semaine à Albany. Mario Cuomo s’est déplacé et a confirmé que nous avions franchi un palier. Au total, nous avons enregistré 4 000 heures de dialogue prêtes à être mises en ligne et nos échanges sur la pénétration de la culture dans la société seront alors parachevés. 29 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Bertrand LAVIER Artiste plasticien (France) Je me contenterai de quelques mots sur la thématique de ce forum. Nous connaissons tous cette phrase de Jean-Luc Godard qui disait « La culture c’est la règle et l’art c’est l’exception ». C’est vous dire à quel point un artiste peut se sentir hors-champ dans un forum tel que celui-ci. J’ai été très intéressé par les propos tenus ce matin par Monsieur Precht quant à la prédominance du court terme dans nos sociétés. Les artistes, eux, s’inscrivent dans un rapport au temps tout à fait différent, nous envisageons les choses à long terme. Pour ma part, en tant que peintre et sculpteur, j’œuvre dans une sorte de niche, pour reprendre un terme employé par les économistes. Lorsque je participe à une exposition de groupe, le fait d’attirer 500 000 personnes constitue un événement rarissime. Mais ce qui constitue un succès pour un musée serait considéré comme un échec au cinéma. De fait, nous sommes même en mesure d’aller contre le public. C’est parfois à ce prix-là que les avancées créatives sont possibles. La grande difficulté d’aujourd’hui est précisément que la culture devient un sujet de forum, de société et, fatalement, la question de l’audience entre en jeu. A l’heure actuelle, certains grands musées s’interrogent sur l’opportunité d’inviter tel ou tel artiste en fonction de la fréquentation attendue à l’exposition. En conséquence, les musées vont choisir des artistes dont ils sont à peu près sûrs qu’ils attireront un public suffisant. Cette nouvelle logique est très récente. Il y a 25 ans, les musées n’hésitaient pas à programmer des artistes très confidentiels. Pour faire un parallèle avec la littérature, je dirais que le choix entre Frédéric Beigbeder et Pierre Guyotat s’imposait de lui-même : le grand écrivain était privilégié à l’auteur un peu moins talentueux. Aujourd’hui, la mesure de l’audience atténue et altère ces choix d’excellence. N’étant pas décideur, j’observe néanmoins ce phénomène en tant que spectateur. Dans les musées, il s’agit généralement des conservateurs, c’està-dire des experts, qui sont souvent consternés en leur for intérieur par les choix qui se font, si vous me permettez l’expression, à « l’insu de leur plein gré ». Il m’arrive de rencontrer certains hommes politiques et je dois dire que je suis atterré par leur ignorance de la culture contemporaine, sans même parler de l’art. Hormis quelques exceptions, leur culture se résume souvent à un reflet de Télé 7 Jours. Nous pouvons les comprendre puisque Télé 7 Jours est le journal le plus vendu en France et qu’il constitue, finalement, une photographie de l’électorat moyen. De fait, la dictature de l’audience, le choix de l’excellence et la temporalité créatrice de l’artiste qui se situe dans le long terme sont trois éléments qui ne peuvent plus cohabiter harmonieusement. Lorsque j’ai commencé mon travail d’artiste voici plus de 35 ans, environ cinq personnes regardaient mon travail. Aujourd’hui mon audience s’est un peu élargie mais mon travail reste confidentiel. De cinq personnes, je suis passé à quinze. J’insiste sur ce point : la mesure de l’audience et l’accélération des flux ne doivent pas menacer le travail de l’artiste. Nicolas SEYDOUX Merci beaucoup. Ainsi que vous le constatez, nous avons privilégié l’expression d’opinions différentes. Nous souhaitons précisément que le monde de la culture, dans toute sa diversité, puisse s’exprimer face à un monde qui peut donner l’impression de ne raisonner qu’à travers les aspects monétaires et financiers. Vous citiez Godard et ce dernier disait aussi : « Ce qui m’intéresse, ce sont mes 15 000 spectateurs ». Les films récents de Godard n’avaient pas pour ambition de faire 500 000 entrées. De fait, l’étroitesse d’un public n’est pas forcément une mauvaise chose. 30 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Bertrand LAVIER Absolument. Nicolas SEYDOUX Il me semble que tous les talents cherchent à rencontrer un public. Pour autant, nous savons bien que l’on ne juge pas une œuvre, un film, une sculpture ou un livre à l’aune de son nombre de lecteurs ou de spectateurs. Bertrand LAVIER Néanmoins, ce danger existe. Nicolas SEYDOUX Effectivement, nous n’accordons sans doute pas assez de prix à la notion de temps. Il n’y a pas de culture sans durée. Seul le temps permet de reconnaître les œuvres. Notre société est trop souvent victime de l’instantanéité. Nous allons ouvrir les autres tables rondes relatives à l’attractivité des territoires. Vous avez tous montré à quel point art et culture ne sont pas toujours sur la même longueur d’onde. Or, chacun d’entre nous souhaite que la culture progresse. Comme vous l’avez souligné Madame Bokova : pour que les peuples s’entendent, il faut qu’ils puissent discuter pacifiquement d’opinions différentes. Je ne voudrais pas que vous ayez le sentiment, vous les artistes, que nous essayons d’imposer une monoculture. C’est tout l’inverse. Je vous remercie. 31 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Vendredi 20 novembre Session Création et innovation pour un nouveau monde Présentation de l’étude « Après la crise : un nouveau modèle d’innovation pour l’économie de la création » - Bain & Cie pour le Forum d’Avignon Patrick BEHAR Associé, Bain & Co. (France) Mesdames et Messieurs, chers amis, nous sommes complètement au cœur du sujet de la création de valeurs dans les industries culturelles, valeurs entendues dans leur sens le plus large. C’est avec un grand plaisir, une pointe d’émotion et beaucoup d’humilité que nous allons vous parler de modèles d’innovation dans les industries culturelles dans le contexte de l’après-crise. Comment placer l’innovation au cœur d’une économie culturelle renouvelée ? Notre point de départ s’appuie sur la conviction que la culture au sens le plus large est indispensable à une sortie de crise financière, économique, sociale mais aussi morale, conviction partagée par vous tous. Nous sommes réunis à Avignon pour parler de création et d’innovation dans un nouveau monde. Traditionnellement, ces mots de création et d’innovation ont été opposés ou du moins séparés comme en témoigne l’expression de « monde des géomètres » par rapport au « monde des saltimbanques ». Nous allons essayer de démontrer que pour sortir de cette crise sans précédent nous devons marier innovation et création. Si nous revenons en arrière, nous constatons que, jusqu’à la fin des années 90, l’écosystème des industries culturelles fonctionnait bien. Le terme d’écosystème nous semble approprié car il renvoie à l’image d’un système évolutif où chaque élément vit en interaction dynamique et permanente avec les autres acteurs. Même si cet écosystème n’était pas parfait, les créateurs, via des financements aussi bien publics que privés, trouvaient leurs publics. Les contenus culturels étaient valorisés économiquement par les groupes de médias et les pouvoirs publics jouaient leur rôle de stabilisation et de régulation. Les industries culturelles étaient protégées par de fortes barrières d’entrée et en premier lieu par des contraintes technologiques, par exemple la rareté du spectre analogique. Le cadre réglementaire strict comme les lois encadrant l’actionnariat des groupes de médias dans la plupart des pays occidentaux, notamment les flux de financement dans l’audiovisuel et la production audiovisuelle, assuraient également une protection, de même que la chronologie de diffusion des médias avec un délai de plusieurs mois entre l’exploitation en salle, la sortie en vidéo puis la diffusion à la télévision. Enfin, des investissements importants pour établir des réseaux de distribution physiques dans le livre et la presse ou dématérialisés dans la diffusion hertzienne s’avéraient nécessaires pour prendre pied au sein de ces industries. Ces barrières ont permis aux groupes de médias de jouer leur rôle de poumon économique. Les analyses réalisées par notre cabinet montrent que, jusqu’au début des années 2000, l’industrie des médias avait une performance supérieure à nombre d’industries comme 32 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org l’énergie et l’automobile, soit en termes de performance opérationnelle ou en termes de croissance de la valeur économique. La tempête numérique nous a fait sortir de ce jardin d’Eden et il nous semble important de nous y attarder. Pourquoi parler de tempête ? Le numérique ne représente pas à nos yeux une simple innovation de plus. Les industries culturelles ont en effet toujours fait face à de nouveaux bouleversements qui transforment leur environnement. Aujourd’hui, il s’agit d’une tempête d’innovations qui remet en cause l’ensemble de l’écosystème et la plupart des arts et des disciplines culturelles simultanément comme un véritable « Perfect Storm ». Nouvelles technologies mais surtout nouveaux usages et nouveaux modèles économiques. La combinaison de ces trois éléments interdépendants bouleverse notre écosystème. La question peut se poser de la viabilité de ces nouveaux modèles économiques ou de la destruction de valeur due au passage d’une économie payante à une économie en apparence gratuite. L’inquiétude peut gagner devant la prolifération des produits culturels face à un temps disponible de consommation qui n’est pas extensible. Sur Internet, par exemple, le nombre de sites augmente de 50 % chaque année alors que le nombre d’internautes n’augmente que de 20 %. Les équilibres historiques ont donc disparu au profit d’un nouveau monde qui nous reste à bâtir d’autant plus que tous les éléments de la chaîne de valeur de cet écosystème sont touchés de manière simultanée. Pour étoffer notre discussion, nous avons observé l’évolution de cet écosystème à travers trois sousensembles. En premier lieu, le sous-ensemble de la création et de la production de contenus avec les artistes, les auteurs, les producteurs indépendants, les majors de la musique ou les studios de cinéma. Ensuite, le monde de l’édition, les chaînes de télévision et de radio, les groupes de presse quotidienne, les magazines, les éditeurs de jeux vidéo, les nouveaux acteurs d’Internet. Enfin, le monde de la distribution de biens culturels incluant les opérateurs de télécom, de télévision payante ou de câbles et de satellites. Comme nous sommes dans la complexité, ces trois mondes ne sont jamais complètement distincts. Beaucoup de groupes de médias ont un pied dans plusieurs sous-ensembles. Comment ces transferts de valeur ont-ils changé depuis dix ans ? A la fin des années 90, l’édition représentait plus de 70 % de cet écosystème, en valeur avec une marge opérationnelle de 20 %. Aujourd’hui, elle représente moins de 50 % avec une marge opérationnelle qui a fondu de moitié sous l’effet de la crise publicitaire, mais aussi de la prolifération numérique. Un véritable transfert de valeur s’est effectué au profit de la distribution, qui a presque doublé de poids dans l’écosystème, comme également la marge opérationnelle qu’elle crée. Nous noterons tous avec satisfaction une stabilité de la production en poids et en marge opérationnelle, production qui demeure au plus proche des artistes et à la source de tous les contenus. Ce large panorama est évidemment agrégé à travers l’ensemble des sous-secteurs contrastés des industries culturelles et des géographies : EtatsUnis, Europe occidentale, nouvelles régions. Nous devons toutefois constater que la combinaison de cette tempête numérique et de la crise économique pose un vrai problème de création de valeur et, malgré l’arc-en-ciel, la croissance ne suffira pas pour compenser ces déséquilibres. La modélisation relativement optimiste que nous avons faite montre qu’il faudra attendre au moins jusqu’à 2013 pour retrouver le niveau de création de valeurs d’avant la crise. J’invoquerai un texte de Chateaubriand : « Levez-vous vite orages désirés qui devez nous emporter dans les espaces d’une vie ou d’un nouvel écosystème à construire ensemble », pour mener une réflexion approfondie sur le rôle de l’innovation qui permettra d’aborder demain des rivages plus sereins. Je présenterai trois pistes pour conclure et introduire les réflexions à venir de la table ronde. 33 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org La première concerne la nécessité d’embrasser les transferts de valeur sachant que le retour au statu quo ante est impossible. Chaque acteur de l’écosystème doit les accepter pleinement et, ce faisant, accepter de trouver sa place dans cette écosystème en recomposition. En second lieu, en tenant compte de la métamorphose par Internet du processus même de création, il importe d’adopter une innovation ouverte, en réseau, et qui permette de transcender les frontières géographiques, temporelles autant qu’idéologiques. En troisième lieu, dans un univers d’interactions fécondes entre les créateurs et le public, il s’agit de trouver une démarche qui réunisse l’offre et la demande de création au cœur d’une économie culturelle, en privilégiant la diversité et sans paupériser la créativité des artistes. Chaque acteur de notre écosystème a un rôle essentiel à jouer pour accompagner ce modèle d’innovation. En guise de conclusion, je reformulerai ces trois axes en points synthétiques en partant de la création, qui est, plus que jamais, le moteur de cet écosystème. Un créateur individuel, pluridisciplinaire pour une création collective elle-même résolument pluridisciplinaire, transcendant les frontières entre anciens et nouveaux médias. Une innovation en réseau permettant un partage à toutes les étapes de la création, avec d’autres créateurs mais aussi d’autres acteurs de l’écosystème qui s’achemine vers une co-création en liaison avec les publics. En second point, les groupes de médias, sans lesquels l’écosystème des industries culturelles sombrerait dans la confusion et l’asphyxie, jouent le rôle de véritable poumon de cet écosystème et de ces échanges culturels. Avec le déploiement de nouveaux modèles économiques y compris low cost permettant de s’adapter à ces transferts de valeur, le développement d’une logique d’anticipation de la demande existante et latente des publics. Enfin, un rôle d’éclairage et de prescription pour assurer la qualité des contenus sans laquelle il n’existe ni rencontre durable avec les publics ni véritable création de valeurs. En tout dernier lieu, les politiques publiques qui ont un rôle essentiel à jouer dans l’accompagnement de l’écosystème culturel vers l’embellie, en termes de flux de financement, d’organisation des échanges ou de veille des nouveaux usages. Pour terminer, bien naturellement le public, de plus en plus actif et en quête d’interactivité. Les trois tables rondes qui suivent reprennent chacun de ces thèmes. Une première table ronde tentera de répondre à plusieurs questions. Quelle innovation à l’âge d’Internet ? Comment passer de la cohabitation à la convergence entre créateurs d’aujourd’hui et créateurs du Nouveau monde ? Quels modèles économiques ? Comment structurer le rôle de prescripteur et d’éclairage ? La deuxième table ronde traitera de la question suivante : comment favoriser l’innovation dans la culture et les médias, en termes d’organisation de compétences, de rôles de pouvoirs publics et de la sphère économique ? Enfin, la troisième table ronde se demandera quelles nouvelles mesures de l’innovation et de la création peuvent être mises en place et quelles en seront les applications en termes d’investissements, de réglementation et de fiscalité. Je vous remercie et laisse la place aux tables rondes. 34 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Table ronde 1 : La création à l’âge d’Internet Frédéric MARTEL Modérateur Journaliste, France Culture (France) Nous avons pour cette première table ronde des personnalités de nombreux pays. L’homme que je vais vous présenter s’appelle Amit Khanna. La dernière fois que je l’ai rencontré, c’était sur une plage à Bombay en Inde, dans un restaurant fréquenté par toute l’industrie de Bollywood. Amit Khanna, peu connu en France, était chroniqueur média, scénariste, producteur de nombreux films de Bollywood et, surtout, auteur des chansons de Bollywood. Au total, il en a écrit plus de quatre cents. Mais au-delà du créateur, c’est l’évolution de son parcours qui nous intéresse ici car il est devenu le président de Reliance Entertainment qui est l’un des groupes les plus puissants au monde, notamment dans le secteur des industries créatives et des médias. Reliance appartient au milliardaire Anil Ambani, qui a 48 ans est la 6ème fortune du monde grâce au gaz, à l’électricité et aux télécoms. C’est le numéro un des téléphones mobiles en Inde et il fournit Internet non pas à 40, non pas à 400, pas à 4000 ni à 40 000 mais à 450 000 villages en Inde. Reliance représente des studios de Bollywood, 20 chaînes de télévision, 45 radios et 240 salles de cinéma aux Etats-Unis. En 2008, le groupe a décidé d’investir près de 600 millions dans Dreamworks SKG (Spielberg, Katzenberg, Geffen). Il a également investi 600 autres millions dans 8 maisons de production, dont celles de Brad Pitt, Jim Carrey, Tom Hanks ou Georges Clooney. Lors de notre dernière rencontre Amit Khanna, vous m’aviez dit : « Il y a 1,2 milliard d’Indiens, nous avons l’argent, nous avons l’expertise avec l’Asie du Sud-est, nous représentons un quart de la population du globe, un tiers avec la Chine. Nous voulons jouer un rôle central, politiquement, économiquement mais aussi culturellement. Nous avons des valeurs, les valeurs indiennes à promouvoir. Nous allons affronter Hollywood sur son propre terrain non pas simplement pour gagner de l’argent mais pour affirmer nos valeurs. Il va falloir compter sur nous ». Amit Khanna, voici ma première question : la guerre mondiale de la culture est-elle déclarée ? Amit KHANNA Président, Reliance Entertainment (Inde) Je ne pense pas, d’autant que la culture et la guerre sont un peu antinomiques. La culture concerne la tradition, pas la guerre. D’ailleurs, ce matin, en arrivant ici, j’ai essayé de noter en quelques phrases ce que le terme culture recouvre comme concepts. C’est un mot complexe qui englobe les connaissances, les croyances, les arts, les coutumes et toutes les habitudes ou capacités acquises par l’homme. La culture reflète les idées de l’esprit et ces idées ne justifient en aucune façon la guerre. Cependant, je souscris aux propos de Frédéric et je pense qu’il est grand temps que le nouvel ordre mondial tienne compte de la réalité présente. Il y a effectivement 1,2 milliard d’habitants en Inde, près de 2 milliards dans le sous-continent indien, 1,4 milliard en Chine, soit, au total, 40 % de la population de la planète. De plus, nous figurons parmi les économies qui se développent le plus rapidement. A l’heure actuelle, la Chine enregistre un taux de croissance annuel de 9 à 10 % tandis 35 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org que la plupart des autres économies du monde stagnent entre 0 et 2 %. De même, la croissance en Inde atteint 6 à 7 % et aurait pu être supérieure sans la mousson qui a sévit dernièrement. Pardessus tout, la culture indienne remonte à plus de 7 000 ans et la Chine a également une culture millénaire. En tenant compte de tous ces paramètres, il est impératif qu’un nouvel équilibre des forces émerge et tienne compte non seulement du pouvoir économique mais aussi culturel. Nous devrons affronter ce bouleversement qui nous attend. Dans la mesure où nous parlons ici d’innovation à l’ère numérique, je tiens à souligner que les nouveaux moyens de communication nous relient les uns aux autres. Aujourd’hui, l’on recense plus de 3 milliards de postes de télévision à travers le monde ; plus de 2 milliards d’ordinateurs et plus de 3 milliards de téléphones. Il y a quelques années, le slogan d’une publicité pour les téléphones par satellites nous disait : la géographie c’est du passé. Cette publicité n’a pas très bien fonctionné mais, d’un point de vue philosophique, elle est juste. Nous pourrions nous dire que notre ami allemand porte avec lui encore la philosophie, la dialectique du dernier siècle. Il nous faut réinventer nos processus de pensée, l’adapter à la réalité de nos préoccupations sociales contemporaines et aller au-delà de la présentation totémique des grands soucis de l’humanité. Aujourd’hui, ces grands soucis concernent le changement climatique ou les menaces de l’intégrisme par exemple. Frédéric MARTEL Vous êtes en train de bâtir les industries du 21ème siècle. Comment allez-vous faire ? Quelle est la logique en termes de création et d’innovation ? Amit KHANNA Comme j’allais le dire, il faut repenser nos modèles, anticiper les évolutions sur 20 ou 30 ans car il ne s’agit pas de perdre nos identités culturelles. Nous avons vu cela en Inde, plus précisément au cours des trois derniers siècles avec l’influence britannique puis l’indépendance en 1947. Bien avant cela, les Maures, descendants des Mongols d’Asie Centrale, nous avaient colonisés mais nous n’avons jamais perdu notre culture pour autant. Toute cette angoisse vis-à-vis de l’impérialisme culturel représente les clichés et les reliques des derniers siècles. En réalité, je ne pense pas que les cultures soient complètement dominées. C’est une idée du siècle passé. En regardant les chiffres, aujourd’hui, il y a plus de Grecs qui vivent en dehors de la Grèce. Où se trouve donc la nation grecque ? Ne se trouve-t-elle que dans cet espace géographique ou existe-t-elle dans cet espace virtuel où il y a davantage de Grecs reliés les uns aux autres ? Ce sont les nouvelles réalités et concepts que nous devons comprendre. Comment aborder l’industrie culturelle ? Nous ne sommes pas là pour essayer de reprendre le marché d’Hollywood ou d’usurper sa place. Nous sommes, à notre tour, des acteurs à considérer dans l’espace médiatique culturel. Nous estimons qu’il est légitime de travailler avec les meilleurs talents des Etats-Unis sans qu’il soit forcément question de racheter les actifs avec nos roupies. Nous travaillons avec Steven Spielberg ou Jeffrey Katzenberg qui sont à la tête de Dreamworks mais nous sommes aussi des investisseurs stratégiques, c’est-à-dire que nous apportons à notre investissement notre propre contribution intellectuelle. Nous avons en effet notre propre modèle d’entreprise que nous proposons à Hollywood où nous faisons venir les plus grands talents comme ceux déjà évoqués et bien d’autres. Ce partenariat vise à financer de nouveaux projets qui viennent compléter ce qui se fait dans les studios. Nous avons par exemple des contrats avec des artistes comme Georges Clooney, Brad Pitt, Julia Roberts ou Jim Carrey, Nicolas Cage et des réalisateurs comme Chris Colombus. 36 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Frédéric MARTEL Pour l’innovation et pour l’art, vous avez donc besoin, en l’occurrence, des Américains. Ce qui fait votre force en Inde ne fait-elle pas votre faiblesse à l’extérieur y compris lorsque vous avez 3 millions d’Indiens qui vivent aux Etats-Unis ? Amit KHANNA Il existe d’abord un talent sur place qui est incontournable. Le talent existe également en Europe, en Afrique et l’idée est de le mettre en valeur. Pour être mondial au sens holistique du terme, nous ne pouvons pas nous intéresser à une seule culture. L’Inde est d’ailleurs un pays de diversité : multiculturel, multi religieux, multilingue. En outre, il faut bien intégrer le fait que sur 1,2 milliard d’habitants, 300 millions parlent anglais. Nous sommes donc la plus grande nation anglophone sur la planète. Le monde doit également prendre conscience du fait que l’Inde est dans une situation démographique unique puisque 70 % de la population indienne a moins de 30 ans. La Chine, au contraire, est une population vieillissante à cause de la politique de l’enfant unique pratiquée depuis les années 60. Pour que la culture et le divertissement puissent prospérer il doit y avoir une société de spectateurs jeunes. D’ailleurs, toutes les activités culturelles et d’innovation se font à la périphérie : ce sont les limites que nous essayons de repousser. Nous voyons la nouvelle scène culturelle mondiale de ce point de vue. Certaines personnes sont prêtes à prendre des risques, à tenter l’expérience, à envisager de nouvelles façons de voir et de travailler. Frédéric MARTEL Je donne maintenant la parole à Lawrence Lessig qui se trouve de l’autre côté de la salle. Il a fait sa thèse à Yale, puis a été Professeur à Stanford et à Chicago. Il est actuellement professeur à Harvard. Il a créé les Creative Commons, un des outils les plus importants sur le plan juridique sur Internet. Il a aussi défendu le copyleft qui est un peu l’opposé du copyright. Il est éditorialiste pour de nombreux journaux et il est, pour certains, le théoricien du nouveau droit d’auteur. Il est même le théoricien des anti-Hadopi français puisque nombreux de ses activistes, ainsi que les membres du Conseil Constitutionnel ont lu ses livres. Lawrence LESSIG Professeur de droit, Harvard (Etats-Unis d’Amérique) Merci. J’aimerais d’abord évoquer John Philip Sousa qui, en 1906, vint au Congrès américain pour parler d’une nouvelle technologie, l’enregistrement sonore, qui devait ruiner le développement artistique dans ce pays. Quand j’étais jeune, devant chaque maison, les soirs d’hiver, des jeunes gens se réunissaient pour chanter des chansons contemporaines et d’autres, plus anciennes. Aujourd’hui, nous entendons ces machines infernales qui hurlent jour et nuit. « Nous n’aurons bientôt plus de cordes vocales » disait Sousa, « elles seront éliminées par un processus d’évolution comme la queue de l’homme a été supprimée lorsqu’il est descendu du singe ». J’aimerais que vous vous concentriez sur l’image de ces jeunes réunis pour chanter. C’est une vision de la culture que l’on pourrait appeler culture du bien-lisant en terminologie informatique moderne. Dans cette culture, les gens participent à la création et à la re-création de leur culture. De fait, Sousa craignait que cette activité de recréation ne se perde à cause de cette machine infernale. Il avait peur de se trouver face à une culture où le consommateur ne serait plus créateur. 37 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org En regardant ce qui s’est passé au cours du 20ème siècle, dans le monde dit développé, nous pouvons considérer que Sousa avait raison. Jamais dans l’histoire de la production humaine, la culture n’avait été aussi concentrée, professionnalisée et la créativité n’avait été à ce point remplacée par ces fameuses machines infernales. Pourquoi ? Qu’est-ce qui explique ce phénomène, cette passivité, qui nous a privés de nos cordes vocales ? La technologie en est largement responsable car elle a produit une culture telle que nous la voyons ici. Cette technologie a invité les gens à consommer passivement en mettant en place une consommation efficace comme la lecture mais aussi une production inefficace comme l’écriture, du moins chez les amateurs. Cette culture vise l’écoute mais peu la parole ; elle encourage la consommation mais pas la création. Lors de l’apparition de l’Internet, cette culture de la lecture seule a été développée. L’Internet est ainsi efficace pour accéder à une culture créée ailleurs, ce qui a donné naissance à des technologies illégales comme Napster. Je citerai également l’Ipod avec son music-store qui permet pour 99 centimes de télécharger très facilement un titre. Cependant, à partir de 2004, un changement important est advenu dans cette nouvelle forme numérique de la culture. Nous avons vu renaître ce que Sousa aurait appelé une culture de la lecture et de l’écriture notamment grâce à Wikipedia mais aussi avec un remix de cette nouvelle extension de la culture. Dans le domaine de la musique, par exemple, l’Album blanc des Beatles a inspiré l’Album noir de Jay-Z ou encore l’Album gris de Danger Mouse. En 2009, ce phénomène s’est encore accentué avec Unstoppable de Girl Talk, mélange de 280 titres sur douze pistes. Ceci nous amène au contexte de l’OAV, le dessin animé de culture japonaise qui domine aux Etats-Unis et auquel nous avons ajouté des pistes sonores. [Présentation vidéo - http://blip.tv/file/3049115]. Plus importante encore est l’évolution dans le domaine de la politique. Je citerai à ce titre le créateur Suédois Hans Söderberg. [Présentation vidéo – voir lien]. L’importance n’est pas liée à la technique mise en œuvre depuis longtemps dans les vidéos mais à sa démocratisation. Toute personne ayant accès à un ordinateur de base peut récupérer des images et des sons et les remixer de façon à exprimer ses idées différemment de ceux qui, d’habitude, contrôlent ce type de média et ce mode d’expression. Autour de 2006, un changement s’est à nouveau opéré avec l’explosion des technologies vidéo. [Présentation vidéo – voir lien]. Sur Internet, et YouTube notamment, nous avons vu apparaître un phénomène d’appels et de réponses, par exemple, cette vidéo vue par 1,7 million de personnes quand je l’ai découverte. [Présentation vidéo – voir lien]. Elle en a inspiré une autre visionnée par plus de 3,2 millions de personnes qui a généré à son tour plus de 12 remix. [Présentation vidéo – voir lien]. Elle a inspiré cette vidéo. [Présentation vidéo – voir lien]. Elle a inspiré cette vidéo. [Présentation vidéo – voir lien]. Au fond, nous avons su recréer la culture dont parlait Sousa avec ces jeunes qui se retrouvaient pour chanter toutes sortes de chansons. Les jeunes du monde entier se réunissent aujourd’hui sur une plateforme numérique et réagissent aux créations des autres acteurs de cette plateforme. Le point de vue juridique sur ce sujet est très simple. Les juristes disent que la créativité de lecture seule est tout à fait autorisée mais que la lecture-réécriture ne l’est pas : un choix doit être fait entre 38 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org les deux. Ce point de vue me paraît erroné car l’avenir réside justement dans l’hybridation entre lecture et réécriture. Dès lors que se développe une activité de réécriture qui repose sur une économie partagée avec une volonté de créer non pas pour l’argent mais pour le plaisir de créer, des entités commerciales vont surgir et réutiliser cette volonté de partage. D’où l’apparition de sites comme Second Life où les visiteurs construisent un monde virtuel. D’ailleurs, le président de Google disait, il y a un an et demi, que toute activité rencontrant un succès sur Internet sera un hybride au sens où je l’ai décrit. J’illustrerai encore mon propos avec l’entreprise PureFold qui est une joint-venture entre AG8 et Scott Free Productions, la société de production de Ridley Scott, le réalisateur du film fantastique Blade Runner. AG8 et Scott Free se sont associés pour recréer le monde avant Blade Runner. Pour mener à bien ce projet, elles vont s’appuyer sur des productions vidéo soutenues par des sponsors commerciaux. Dans quelles conditions ces créateurs vont-ils travailler? Sans les imaginer à l’avance, nous savons en tout cas que ces conditions ne peuvent être un partage des tâches sur le mode « Vous faites le travail et les propriétaires des droits les récupèrent ». Ce contrat PureFold s’inscrira davantage dans le sillage de projets tels que Linux ou Wikipedia, sur la base de licences libres et partagées. De fait, tous les éléments crées pourront être réutilisés dès lors que ce qui est réutilisé fait à nouveau l’objet d’une licence gratuite. C’est une écologie de la culture et c’est celle de la culture hybride. L’économie de la créativité semble avoir besoin de cette approche ne serait-ce parce que les bénéfices générés bénéficieront ensuite aux unités commerciales chargées du développement. Au-delà de l’idée de faire progresser cette vision hybride de la culture, il est question de faire progresser la paix. Les Américains sont pris dans de nombreuses guerres mais je veux ici parler de la guerre des droits de la propriété intellectuelle, une guerre qualifiée de terroriste par certains, dont Jack Valenti, mêmes si les terroristes sont nos enfants. Ces guerres s’appuient finalement sur une vision ancienne des interactions entre les individus. Nous n’empêcherons pas nos enfants d’être créatifs, mais nous pouvons les pousser à une créativité clandestine. Nous ne pourrons rendre nos enfants passifs comme nous l’avons été mais nous pouvons en faire des pirates. La question se pose de savoir si, pour une société quelle qu’elle soit, cette ère de prohibition de toute activité des jeunes n’incitera pas ces derniers à s’opposer constamment à la loi. Cette politique de prohibition a un effet dévastateur sur la vision portée par la démocratie sur l’Etat de droit. Nous pensons que le développement de la culture hybride est porteur de paix non seulement pour l’industrie de la culture mais pour la culture hybride elle-même. Je vous remercie. Frédéric MARTEL Merci beaucoup. Je vous présente Dan Glickman qui a succédé à Jack Valenti, décédé récemment et que nous connaissions bien en France. Dan Glickman a été parlementaire démocrate du Kansas pendant longtemps avant d’être nommé ministre de l’Agriculture de Bill Clinton. Il s’est occupé notamment des quotas agricoles puis il est devenu le patron de la MPAA où il s’est occupé de cinéma. Lorsque nous nous sommes rencontrés à Washington, je vous ai dit: « Vous vous êtes trompé de métier, vous étiez dans l’Agriculture et vous vous occupez aujourd’hui de cinéma ! ». Et vous m’avez répondu : « Lorsque j’étais ministre de Clinton, je m’occupais des quotas agricoles et notamment de ceux du maïs et aujourd’hui je m’occupe du cinéma et quel est l’élément central économique du cinéma ? C’est le pop corn : vous voyez bien que je ne me suis pas trompé de job ». Je vous pose donc ma première question : comment se porte aux Etats-Unis l’industrie du pop corn ? 39 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Dan GLICKMAN Président, Motion Picture Association of America - MPAA (Etats-Unis d’Amérique) J’étais en fait parfaitement bien qualifié car dans « agriculture » il y a surtout le mot « culture » même si celle-ci concerne la production alimentaire. Amit Khanna disait un peu plus tôt que l’Inde était le plus grand pays anglophone du monde et que la moitié des spectateurs de cinéma se trouvaient en Inde. Les Etats-Unis sont, eux, le deuxième pays hispanophone de la planète. Dans un monde de plus en plus diversifié et mondialisé, nous allons assister à une montée en puissance des coproductions avec des acteurs, des scénaristes et des réalisateurs du monde entier qui vont travailler ensemble. Le film Slumdog Millionnaire, devenu un succès instantané, en est un bel exemple, qui a pu passer pour un film indien. Frédéric MARTEL Le film a été distribué par Pathé, pas par les Indiens. Dan GLICKMAN L’élément important pour le secteur se situe dans l’internationalisation du cinéma qui est positif pour tout le monde. L’industrie du cinéma se porte d’ailleurs très bien puisque, cette année, les Etats-Unis ont enregistré une hausse de 4 à 5 % des entrées en salle. Les chiffres sont similaires en Europe. La vente de DVD se porte beaucoup moins bien alors que le cinéma s’est beaucoup appuyé sur les recettes de DVD jusqu’ici. Cette baisse est due au fait qu’une grand partie de la vente de DVD se fait désormais en ligne car les gens sont moins tentés par un achat direct du produit, ils préfèrent le louer. Même si les DVD sont moins onéreux qu’avant, la période est difficile pour l’industrie du DVD. A l’évidence, le commerce en ligne a une incidence profonde sur tous les aspects du métier du divertissement. Cela dit, cette nouvelle donne peut être une bonne chose même si le monde du cinéma a tendance à considérer Internet comme un ennemi. Frédéric MARTEL Vous êtes maintenant décidés à travailler avec Internet. Comment ce changement s’opère-t-il ? Dan GLICKMAN Le changement réside dans le fait que des centaines de millions de gens qui ne voient pas de films en salle ni à la télévision parce qu’ils n’en n’ont pas les moyens peuvent aujourd’hui, avec Internet, avoir accès à de nombreux produits. L’internet recèle donc un fort potentiel. En revanche, cela génère des problèmes en retour car Internet s’immisce partout et les gens qui sont chez eux devant leur écran estiment qu’ils n’ont pas besoin de payer. Cette vision est très répandue dans la culture aujourd’hui et plus particulièrement chez les jeunes utilisateurs. Dans le même temps, de nouveaux business models sont en train de se créer. Nous devons en effet traiter ce problème de la maîtrise des téléchargements illégaux sur Internet qui risquent de tuer la poule aux œufs d’or. Quand je parle de téléchargement illégal il ne s’agit pas seulement de piratage mais de l’exploitation sexuelle des enfants par exemple, de la pornographie et du terrorisme. Internet permet de faire des choses merveilleuses mais son anonymat engendre également des comportements perfides. Notre ami parlait tout à l’heure de Wikipedia qui est une encyclopédie formidable enrichie par de simples particuliers qui apportent des éléments d’information sur toutes 40 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org sortes de sujets. Malheureusement, l’information est bien souvent erronée comme ce texte écrit sur ma page Wikipedia où je suis secrétaire d’Etat de Clinton mais dans un mauvais cabinet. Internet est effectivement un moyen d’atteindre des millions de téléspectateurs et de fédérer des artistes, des réalisateurs qui n’avaient jamais pu travailler ensemble par le passé mais à condition de pouvoir contrôler les activités illégales dont certaines peuvent être criminelles. Le gouvernement français a été un chef de file en la matière avec la loi Hadopi et les Etats-Unis comme Le Royaume Uni ou l’Espagne essaient de trouver une solution raisonnable. Il existe des moyens pour gérer le problème tout en favorisant la créativité grâce aux technologies modernes. Frédéric MARTEL Nous aimerions vous écouter plus longtemps. J’aime beaucoup l’expression anglaise « one billion plus », pour désigner les pays de plus d’un milliard d’habitants. Quand Amit [Khanna] parlait tout à l’heure, je vous ai vu ouvrir grand les yeux en pensant aux marchés que représentent l’Inde et le Chine. Amit [Khanna] a aussi déclaré dans d’autres interviews que Hollywood représentait le passé et que Reliance et les compagnies chinoises ou indiennes pouvaient représenter l’avenir. Comment vivez-vous le fait d’être associés au passé au sein des sept grands studios américains ? Plus sérieusement, comment allez-vous organiser le marché avec l’Inde et la Chine, notamment après votre échec en Chine et votre repli en Inde ? Dan GLICKMAN D’abord, le monde créatif est transmondial, sans passé ni futur. Mon voisin s’est d’ailleurs beaucoup intéressé sur le plan financier au monde du divertissement à Los Angeles, aux capitaux considérables ainsi qu’aux stars internationales qui affluent dans cette ville. Les Etats-Unis ont de fait un rôle important puisque cette industrie du cinéma y a été créée en grande partie et que ce pays est un melting-pot dans lequel beaucoup de créateurs se sont conglomérés. Je ne pense pas qu’Hollywood puisse disparaître du jour en lendemain, car il existe un marché pour son industrie et ses produits. De plus, Hollywood génère la majorité des recettes cinématographiques au niveau mondial. « La pièce c’est ce qui compte » disait Shakespeare et, de fait, la représentation hollywoodienne est appréciée du public. Cependant, avec le développement de la participation de nombreux pays, cette activité est devenue plus internationale que jamais et nous nous réjouissons des opportunités qui se multiplient pour des réalisateurs qui, à travers le monde, peuvent produire leurs propres films. Cependant, une situation où ces réalisateurs se trouveraient sans rémunération ni soutien commercial risquerait de sonner la mort du cinéma. Frédéric MARTEL Je remercie Dan Glickman. Notre dernier invité étranger est né en 1973, il est ministre de la Culture de Roumanie et s’appelle Theodor Paleologu. Pour ceux d’entre vous qui se sont intéressés à la révolution de 1989 en Roumanie, vous vous souvenez sans doute de son père, Alexandru Paleologu, grande figure intellectuelle et résistant roumain qui a d’ailleurs été ambassadeur de la Roumanie à Paris après la chute de Ceaucescu. Son fils a étudié en France à l’EHESS et à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. Il a également étudié aux Etats-Unis, à Harvard, et fait sa thèse sous la direction de Pierre Manent. Voici ma question au Ministre de la Culture, des Cultes et du Patrimoine que vous êtes depuis un an : comment l’Europe peut-elle agir ou réagir face à ce monde bouleversé par le numérique et la globalisation ? 41 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Theodor PALEOLOGU Ministre de la Culture, des Cultes et du Patrimoine national (Roumanie) Je me sens incapable de répondre à cette question mais je vais vous faire part de mes réflexions à bâtons rompus en réaction aux thèmes évoqués. Je note un aspect récurrent dans vos débats, à savoir le lien entre les technologies de la communication et la communication elle-même. Nous savons tous que les moyens de communication rapides sont souvent une source d’amplification des conflits : les SMS, par leur immédiateté et les difficultés de compréhension qu’ils engendrent ont occasionné de nombreuses querelles avec mes interlocuteurs. L’e-mail est également un amplificateur extraordinaire de conflits et beaucoup d’entre nous l’ont expérimenté. Quand nous communiquons à plusieurs, l’un dit une chose, l’autre répond, et une mésentente peut s’installer voire se transformer en conflit disproportionné. Ainsi, plus la communication devient facile et rapide, plus elle devient problématique. Avant de répondre à votre question sur les relations diplomatiques entre les pays, je signale que vous n’avez pas mentionné dans votre brève biographie, le fait que j’ai aussi été ambassadeur à Copenhague durant une période délicate. La politique danoise est très raisonnable en comparaison de celle de la Roumanie, pays d’agitation permanente notamment au moment des élections. Or, le seul moment où les diplomates ont eu matière à écrire s’est présenté lors de la fameuse querelle des caricatures. Ce cas illustre bien mon propos : ce conflit est culturel dans la mesure où il a touché des questions de sensibilités culturelles et religieuses mais il a été amplifié par les possibilités de communication nouvelles. Le fait qu’un nombre considérable de personnes aient pu voir ces caricatures et que le boycott danois ait été organisé par SMS dans certains pays du Moyen-Orient a engendré une situation problématique. Il est intéressant de noter que le gouvernement danois s’est employé à repenser le rôle de la diplomatie, notamment dans ses aspects parfois routiniers même s’ils sont nécessaires. Le métier traditionnel du diplomate est très utile à notre époque car il est de plus en plus appelé à tenir un rôle de médiateur culturel pour pallier certains problèmes que peut susciter la globalisation. Je voudrais aussi mentionner un point soulevé par notre collègue indien : la place des diasporas. J’ai moi-même vécu plus de la moitié de ma vie à l’extérieur de la Roumanie et j’ai vérifié l’importance d’Internet pour maintenir le contact avec le pays d’origine. D’ailleurs, dès la parution d’un article de presse, les premières réactions sur les forums proviennent de personnes résidant aux Etats-Unis qui sont avantagées par le décalage horaire. Internet soulève la question de la relation entre enracinement et déracinement et répond clairement à un besoin de réenracinement. Je laisse le soin aux chercheurs d’analyser les modalités de ce réenracinement. Frédéric MARTEL Nous avons décidé de laisser le mot de la fin à un témoin français qui a beaucoup vécu à l’étranger, notamment en Amérique Latine : Bruno Patino, directeur de France-Culture. 42 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Bruno PATINO Directeur, France Culture (France) Je relève avec intérêt dans les propos de nos invités un paradoxe. En effet, l’homme de culture parle du droit d’hier et le juriste parle de la culture de demain. Il se joue là, je crois, quelque chose d’important. Je ferai trois remarques sur les discours d’aujourd’hui. D’abord, je tiens à souligner la tension ressentie un instant entre artistes et industries culturelles. Pour faire écho au texte de Tocqueville : « La monarchie c’est l’ornement et la démocratie c’est le divertissement », nous pouvons nous demander si l’avènement d’Internet, qui annonce d’une certaine façon l’avènement de l’hyper démocratie, ne marque pas également le début d’une ère d’hyper divertissement. Le deuxième point, d’ailleurs abordé par nos invités, porte sur l’état d’esprit qui existe aujourd’hui entre la culture fermée, culture de possession, et la culture ouverte, culture de l’expérience où l’acteur n’est pas seulement récepteur mais vit l’événement. Vos propos ont d’ailleurs mis en exergue la hausse de fréquentation des salles de cinéma parallèlement à la baisse des chiffres de vente de DVD, marquant ainsi la prédominance d’une culture d’expérience sur une culture de possession. Je mettrais l’accent, en troisième point, sur l’innovation qui est certes technologique mais surtout en pleine expansion sur la planète tant en termes d’usages, lesquels posent un problème économique, mais aussi de droit. Le point central sur lequel les invités ont pu émettre des avis divergents concerne la maîtrise économique du support et de la distribution. Ils ont souligné l’émergence d’une économie de l’expérience fondée sur le droit, éventuellement partagé, et la défense de ce droit aux dépends, parfois, de l’émergence de nouvelles expériences. Dans la régulation de l’espace social qu’est Internet se joue peut-être la culture de demain. 43 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Vendredi 20 novembre Session Création et innovation pour un nouveau monde Table ronde 2 : Comment favoriser l’innovation dans la culture et les médias ? Robin SLOAN Modérateur Ecrivain et analyste médias (Etats-Unis d’Amérique) Nous allons aborder cet après-midi un thème vaste qui peut être déroutant à première vue car il paraît un peu abstrait, l’innovation dans la culture et les médias. Pour éviter de nous perdre, nous nous pencherons en particulier sur la notion de risque économique que ce soit en termes de mesure et de comptabilité du risque mais aussi de peur du risque, qui inhibe l’innovation. En effet, l’innovation repose essentiellement sur un processus très frustrant d’erreurs répétées jusqu’à l’obtention du résultat final. Pour ceux qui n’ont pas créé d’entreprise, il est difficile d’imaginer le courage et la prise de risque qu’implique cette création. La prise de risque est tout aussi considérable en matière de création artistique. Autour de cette notion de risque se retrouvent l’art et le commerce, la culture et l’économie. Pourtant, nous avons tendance à nous focaliser sur le risque technique : pensons par exemple à Edison qui mit si longtemps à mettre au point son ampoule à filament. Je vous propose de mieux identifier la notion de risque dans les médias et de détecter les risques qui comportent le plus grand potentiel de succès. Quels risques prendre ? Comment aller aux limites ? Comme le disait Amit Khanna, l’innovation culturelle s’est toujours trouvée à la périphérie plutôt qu’au cœur. Beaucoup ici ont bâti leur succès en prenant des risques. J’aimerais donc que chacun puisse s’exprimer sur la question afin d’obtenir une cartographie du risque. Je vais commencer par notre ami Régis Wargnier, réalisateur de grands films comme Indochine. Le cinéma est un bon point de départ car il s’agit à la fois d’un art bien établi dans la culture mondiale et qui n’en est pourtant qu’à ses balbutiements. Régis Wargnier, que signifie prendre des risques pour un réalisateur aujourd’hui ? Les risques les plus audacieux concernent-ils l’aspect esthétique ou commercial ? Régis WARGNIER Réalisateur (France) Jusqu’à ce matin, je ne pensais pas venir et j’ai l’impression que j’ai été kidnappé, que je suis dans une cave et que je vais enregistrer pour ma famille une cassette avec la demande de rançon. Pour être plus sérieux, je ferai une mise au point à propos de la création et de l’art. Je ne considère pas les réalisateurs comme des artistes mais comme des artisans dans le meilleur sens du terme. Pour moi, 44 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org l’art est une activité solitaire qui correspond tout à fait au profil des compositeurs, des peintres, des sculpteurs qui travaillent seuls. En ce qui nous concerne, pour faire un film, nous commençons par choisir un producteur, un scénariste puis nous embauchons plus de deux cents personnes pour accomplir le processus. Nous sommes donc des artisans. Pour répondre plus précisément à la question, j’apprécie que le mot retenu ait été celui d’innovation car je suis né après la guerre et j’ai grandi durant l’âge d’or du cinéma que je situe entre les années 50 et 70 au moment où les grands films sont devenus des œuvres d’art. Ce phénomène est-il le fruit d’un désir de sublimation, de faire de l’art pour conjurer la mort dans cette période d’après-guerre ? En tout cas, les grands cinéastes ont disparu pour laisser place à de très bons films qui sont cependant plus proches de l’entertainment que de l’œuvre artistique. Nous ne sommes pas des artistes mais de temps en temps, un film se révèle être une œuvre d’art. En tant que cinéaste, je me pose deux questions, certainement partagées par beaucoup de personnes de ma génération. J’ai grandi dans un monde où l’image était projetée dans une salle de cinéma fermée et où chacun se déplaçait sous l’impulsion du désir. Aujourd’hui, les images sont banalisées du fait même de leur déferlement via la télévision, Internet et les portables avec, comme conséquence, une déperdition du sens de l’image. J’ai grandi en voyant des films où chaque image était une expression artistique ; aujourd’hui la plupart des images sont des informations. Je pose la question : quel espace reste-t-il au cinéaste ? Quel espace pour faire en sorte que les images demeurent des images de cinéma et non un déferlement d’informations remplaçant l’écrit ? Par ailleurs, les modes de financement actuels sont largement tributaires des télévisions qui ont un pouvoir sur notre activité et nous influencent. Les cinéastes d’aujourd’hui n’ont-ils pas tendance, de manière presque inconsciente, à écrire en fonction de leurs financeurs ? Le problème de notre espace de liberté est d’autant plus important que l’innovation est une urgence dans ce domaine. J’ignore si le cinéma peut redevenir une œuvre d’art mais quand je parle d’innovation je suis frappé par tous ces films qui se ressemblent. J’en ai même réalisé certains. J’ai entrevu le tournant du millénaire comme un passage important pour le cinéma. Il m’a fallu quatre ans pour enfin voir deux films appartenant véritablement au troisième millénaire : Minority Report et Matrix. Ces films innovants, exceptionnels sont de grands films. J’attends comme tout le monde le nouveau film de James Cameron, Avatar. Je voudrais saluer cet extraordinaire metteur en scène qui a réalisé Terminator puis définitivement fermé la porte aux grands films romanesques avec Titanic. J’espère que nous parviendrons à renouveler le cinéma afin qu’il ne se réduise pas à une simple déferlante d’images. Robin SLOAN J’aime beaucoup l’association entre la notion de risque et d’œuvre d’art et l’idée que si nous ne prenons pas un risque fondamental nous ferons une œuvre commerciale mais pas une œuvre d’art. Je vous propose de remonter dans le temps et d’aller vers Alain Kouck, président directeur général d’Editis, deuxième groupe d’édition en France dans tous les domaines, aussi bien la fiction littéraire que les livres scolaires ou les guides de voyage. Le livre est certes un support fixe mais il évolue et les éditeurs sont devenus des technologues avertis. Peut-être devrions-nous parler d’Editis comme d’une firme technologique, produisant des objets high-tech, sans fil, compatibles, sans problème de batterie. Que signifie prendre un risque pour un éditeur ? 45 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Alain KOUCK Vice-président et Directeur général, Editis (France) Tout d’abord, concernant l’édition de livres, nous sommes les derniers, derrière la musique, le cinéma, la télévision, à être touchés par le numérique. Il est intéressant de comparer, dans la mesure du possible, les expériences des autres métiers culturels. J’ajoute que l’édition recouvre plusieurs domaines et, dans l’édition professionnelle notamment, la révolution numérique a déjà eu lieu, comme le prouvent tous les grands groupes d’édition professionnelle pour qui le numérique génère un chiffre d’affaires supérieur à celui du papier. Cependant, nous aborderons en priorité l’édition dite grand public qui est au cœur de cet exposé. Dans l’édition, risques et innovation sont deux mots que nous avons à l’esprit en permanence. L’édition de livres est un métier d’offre : en France nous publions plus de 60 000 livres par an et 6 000 dans notre groupe. Chaque livre est une prise de risque pour l’éditeur qui, après sélection de ses auteurs, peut remporter un succès et un échec la même semaine. Pour éviter les risques, nous devons innover et séduire le public. Aujourd’hui, la révolution du web représente une transformation fondamentale pour le domaine de l’édition. Nous exerçons en effet un métier d’offre et, jusqu’à présent, nous ne connaissions pratiquement pas le lecteur, le consommateur, l’acheteur ou le prescripteur. Dans tous les pays du monde et depuis des siècles, la création se faisait en amont et le rôle de l’éditeur et du libraire était de faire en sorte que l’auteur rencontre son public. Avec la révolution du web, nous connaissons le lecteur et donc l’acheteur. Tout d’abord, il nous faut reconnaître cette tendance comme une formidable opportunité comme ont su le faire quelques groupes mondiaux. Si nous n’appréhendons pas ces changements, nous n’en profiterons pas. Cependant, je soulèverai deux points essentiels dont on ne connaît pas encore les conséquences. En tant que créateurs, saurons-nous maîtriser cette relation avec le lecteur ? En matière de création et d’innovation, est-ce que le fait de connaître les goûts de nos lecteurs aura un impact sur le merveilleux métier d’auteur, sachant qu’un livre peut mettre des années à naître, hors du temps et des modes ? Par ailleurs, cette révolution numérique devrait nous ouvrir l’accès à de nouveaux lecteurs. Par exemple, traditionnellement, l’on considère que les adolescents lisent moins de livres alors, qu’en définitive, ils lisent beaucoup mais sur des supports différents. Nous devons donc reconquérir un certain nombre de lecteurs à travers ces nouvelles formes de diffusion qui offrent à une œuvre l’opportunité de se faire connaître. Je citerai l’exemple des mangas que certains dédaignent ; au Japon, 40 % des mangas sont lus sur des lecteurs ou des téléphones mobiles, notamment par des adolescents. Finalement, le manga devient un langage que certains éditeurs utilisent dans le domaine de l’éducation pour l’apprentissage des langues et même pour d’autres matières. Le troisième point repose sur la certitude qu’il n’y aura pas de lecteurs papier d’un côté et des lecteurs de tablettes de l’autre. D’ailleurs, les premiers tests montrent que les plus gros lecteurs de livres papier utilisent également des supports numériques et, par conséquent, leur avidité de connaissances nécessite que nous inventions de nouvelles formes pour les séduire. Mieux valoriser nos œuvres est également un point important qui a été évoqué ce matin. La circulation des œuvres, rendue possible dans le monde entier, offre aujourd’hui d’importantes opportunités alors que l’édition était jusqu’ici cloisonnée, notamment en fonction de la langue. Nous avons déjà une première application du numérique avec le e-commerce qui, en commercialisant le livre papier au niveau mondial, permet de toucher plus facilement des gens de tous pays parlant la même langue. Face à cette ouverture, nous envisageons de créer de nouvelles œuvres même si le papier restera, de manière certaine, associé à l’écrit, à l’audio et à la vidéo et à ce qu’on appelle les œuvres bonifiées. 46 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Nous ne savons pas si ce seront les éditeurs papier ou d’autres créateurs qui les publieront mais un changement complet va s’amorcer en matière de création. Une autre certitude, bonne ou mauvaise, réside dans le fait que l’édition sera également une édition d’information et de consultation voire de zapping. Aujourd’hui, les premières œuvres commerciales se traduisent par la vente de chapitres de nos livres, ce qui nous paraît un vrai scandale mais nous devons affronter cette réalité et admettre qu’il vaut mieux que le lecteur lise cinq chapitres de livres qu’il n’a pas envie de lire pour en acheter un sixième qu’il a vraiment envie de lire. Par ailleurs, face au constat selon lequel un auteur met souvent des années pour écrire un livre qui, au final, a une durée de vie très courte, nous espérons que nous pourrons prolonger la vie de nos œuvres grâce au numérique qui dépasse notre marché national. A propos de ces opportunités, je noterai deux points majeurs pour notre profession : en premier lieu, nous sommes des créateurs qui ne vivons que de création. Dans un groupe d’édition comme le nôtre, nous avons dix mille auteurs, ce qui représente un chiffre d’affaires important mais nous sommes néanmoins des artisans et, face à cette révolution, nous devons avoir la certitude que les auteurs persisteront dans leur envie d’être auteurs. Actuellement, dans le monde entier, l’évolution du nombre de titres et d’auteurs est supérieure à celle du chiffre d’affaires ce qui prouve la force de la création même si nous savons que nous publions trop. D’un autre côté, nous devons garder des auteurs motivés qui ont envie d’écrire, des auteurs qui se sentent libres d’écrire et non pas contraints par des plans marketing. De plus, les opportunités étant désormais mondiales, nous espérons que chacun des groupes ou des gouvernements aura la taille, le financement et le savoir-faire nécessaires pour gérer les phénomènes mondiaux que sont le piratage et le problème de la conservation des œuvres. Sur ce dernier point très technique, alors que nous savons retrouver une œuvre papier qui a été stockée, nous n’avons pas de réponse sur la manière de retrouver nos œuvres numériques à un horizon de dix ans pour les lire et les réutiliser. Un autre point concerne le risque du monopole. Si un seul acteur dans le monde est capable, par sa technologie, son savoir-faire, ou sa puissance financière de gérer cette globalité, nous allons nous retrouver devant un monopole ou un duopole ce qui introduirait un déséquilibre entre diffuseurs et créateurs au détriment de ces derniers. Nous devons donc veiller à ce que ce rééquilibrage soit équitable et à ce que la création continue à exister. J’insisterai encore sur le thème de la diversité sur lequel les éditeurs doivent apporter des solutions, non pas seuls mais avec l’aide des gouvernements. Editeurs et créateurs, nous devons absolument apprendre à être diffuseurs et ne pas nous arrêter à la création de l’œuvre, ce qui demande un effort important puisque que c’est un métier différent. Dans cette optique, les éditeurs, bien que concurrents sur les œuvres et les auteurs, doivent trouver un accord sur la diffusion. Nous devons être unis face aux acteurs qui prétendent centraliser la diffusion. Les autorités, de leur côté, doivent faire en sorte que le piratage ne se développe pas, aider à la préservation du droit d’auteur de façon à encourager la création et la pérennité du livre. Je terminerai par une bonne nouvelle : 2009 se révèle être une très bonne année pour l’édition. Nous avons quasiment atteint tous nos objectifs en matière de chiffre d’affaires. Robin SLOAN Après ce panorama sur le livre, je vais donner la parole à Christer Windelov-Lidzelius, président de l’école Kaos Pilot au Danemark qui est assez particulière puisque la créativité constitue une discipline en elle-même, avec, bien sûr, des processus de création appliqués à l’entreprise et à l’art. L’étude réalisée par Bain a montré le besoin d’individus talentueux et polyvalents. Nous nous intéressons donc non pas à une discipline mais aux personnes qui vont faire les films de demain, 47 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org travailler chez Editis et être capables de prendre les risques évoqués. Voici donc ma question : cette nouvelle génération d’artistes est-elle prête à prendre des risques ? Christer WINDELOV-LIDZELIUS Président directeur general, Kaos Pilot (Danemark) Pour répondre à votre question, je dirai que cela dépend des filtres que l’on utilise pour définir ces risques. En tout cas, nos étudiants sont conscients et choisissent délibérément de prendre des risques. Ils ont en effet compris que lorsque vous ne prenez pas de risques, vous devenez le principal risque. L’objectif est donc de créer un produit nouveau tout en ayant conscience de la possibilité de l’échec. Il y a quelques décennies, un projet de recherche a été lancé sur la créativité des jeunes aux Etats-Unis et un test, mis au point par la NASA, devait servir à sélectionner des ingénieurs créatifs. 1 600 enfants furent testés à 5 ans puis à 10 ans et enfin à 15 ans. Les résultats sont assez surprenants car à l’âge de 5 ans, 98 % des enfants testés ont montré des niveaux de créativité proches du génie ; à 10 ans, 30 % seulement de l’échantillon avaient ces caractéristiques et à 15 ans, ils n’étaient plus que 20 %. Le test a ensuite été effectué sur des adultes et, au final, seuls 2 % présentaient un niveau de créativité touchant au génie. Nous pouvons en conclure que les comportements non créatifs ont été inculqués. Nous devons essayer de faire ressortir l’innovation qui sommeille en chacun de nous. Le monde attend que les acteurs prennent des risques et, en même temps, nous avons un système éducatif qui va dans le sens inverse. Si nous voulons faire changer les choses, nous devons donc encourager la prise de risques créatifs car la créativité consiste toujours à franchir un obstacle et cela a un coût. Nous avons créé Kaos Pilot en 1991 et nous avons toujours insisté auprès des étudiants sur la nécessité de veiller, tout au long de leurs trois années de cursus, à être pluridisciplinaires dans leurs travaux mais surtout à prendre des risques, faute de quoi ils ne pourraient plus le faire à la sortie de l’école. En réalité, les germes de ce projet remontent aux années 80 sous l’impulsion d’un mouvement issu des pays scandinaves, les Front Runners. Ce mouvement intégrait surtout les jeunes perturbateurs en cherchant à leur donner les moyens de s’exprimer. A la fin des années 80, un autre mouvement, les Next, s’est développé en Russie et s’est adressé à ces jeunes en les incitant à appliquer la Glasnost et la Perestroïka développées par Gorbatchev, alors nouvellement au pouvoir. Depuis, nous avons essayé de modéliser cette approche en portant le projet qui a atteint son point culminant en mai 91 lorsque 2 000 jeunes scandinaves sont entrés en Union Soviétique pour lancer un grand festival culturel à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Le premier directeur du projet Kaos Pilot a été interviewé sur la Place rouge par la télévision danoise qui lui demandait si un changement était possible en Union Soviétique. Ce dernier répondit qu’il y aurait beaucoup de changements et que, dans vingt ans, tout serait différent. De fait, quelques mois plus tard, l’Union Soviétique s’effondrait. Nous avons essayé d’inculquer ce modèle aux étudiants et les avons incités à oser prendre des risques en écoutant leur esprit autant que leur cœur afin d’être vraiment innovants et réussir leur vie. Robin SLOAN J’apprécie le nom explicite de l’école qui aurait aussi pu s’appeler l’école pour les individus créatifs. Nous avons effectivement besoin de personnes qui puissent piloter à travers le chaos. Par ailleurs, vous dispensez à vos étudiants une culture de la création où l’échec a toute sa place. Nous allons en reparler avec notre ami Georges Nahon qui s’occupe de la recherche-développement pour Orange 48 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org aux Etats-Unis. Plutôt que de parler de technologie de pointe, nous allons aborder la culture de la recherche et développement, en particulier celle qui règne dans la Silicon Valley, en nous demandant comment une grande société de technologie peut prendre des risques qui aboutissent à l’innovation. Georges NAHON Président, France Telecom R&D San Francisco– Orange (France) Les réseaux sont évidemment centraux pour mon entreprise Orange, mais ils représentent également un véhicule très important pour la connaissance et l’innovation. Ils ont beaucoup changé depuis leur conception comme nous le constatons avec Internet sur le fixe ou sur les réseaux mobiles. Dans la Silicon Valley et partout où il existe une grande concentration d’innovateurs, les réseaux fonctionnent mais sont moins explicites. A l’instar des écoles d’art à Venise ou en Hollande, où les créateurs se regroupaient dans des centres de compétences qui attiraient d’autres créateurs, la Silicon Valley attire des chercheurs qui demeurent sur place et participent au développement de l’innovation dans un climat d’intimité. Pour une entreprise comme la nôtre, la différence de la Silicon Valley se marque par sa diversité, par le fait que nous nous exposons en permanence à des flux de compétences et d’esprits entrepreneuriaux qui ne sont pas faciles à rationaliser car les rencontres peuvent se faire à tout instant, à la terrasse d’un café ou dans un avion qui vous amène à San Francisco. Je réside à San Francisco depuis plusieurs années et je suis toujours frappé par le climat de partage et d’échanges permanents qui y règne. Votre concurrent d’aujourd’hui peut être votre associé de demain. De même, les notions de propriété intellectuelle auxquelles Lawrence Lessig a fait référence ne sont pas vécues de la même façon. Pour simplifier, il vaut mieux exécuter un travail que de passer du temps à déposer un brevet. Cette dynamique et cette vitalité aboutissent à une forme d’infiltration par d’autres cultures de votre capacité d’innovation. De cela naissent des épiphanies que nous transférons ensuite dans notre organisation centrale en France, bien que ces nouveaux modes de pensée soient souvent en rupture avec les modèles installés. Je soulignerai tout particulièrement le caractère altruiste de cette innovation qui vous envahit d’un grand optimisme et qui commence à se propager avec l’idée de contribuer à créer un monde meilleur. De ce point de vue, nous participons à la fabrication d’une utopie très motivante qui attire d’ailleurs les talents alors même qu’il est souvent difficile de les trouver et de les garder. Enfin, les tendances en matière d’innovation que j’entrevois dans la Silicon Valley pour les cinq prochaines années en lien avec le monde des réseaux, des services, de la production d’information nous projettent vers un monde en forte rupture. Nous sommes en effet en train de passer à un monde du temps réel, que mes confrères appellent le web temps réel à l’instar de Facebook ou Twitter. L’immédiateté, la nowness, motive les internautes à s’exprimer dans l’instant. Dans ce monde du temps réel, nous développons une forme d’émulation collective qui favorise la découverte de biens culturels puisque chacun peut s’exprimer sur un livre, un film ou un article. Ce monde nous paraît fascinant et porteur d’optimisme y compris pour les sujets qui nous préoccupent ici à Avignon. Robin SLOAN Merci. J’apprécie toujours qu’une personne fasse l’éloge de San Francisco. Je ne serai pas là si JeanBernard Lévy et quelques autres personnes n’avaient pas décidé de miser sur un jeune entrepreneur audacieux nommé Al Gore qui a acheté un petit réseau de télévision à Vivendi, devenu Current TV, où j’ai travaillé pendant cinq ans. Monsieur Lévy est à la tête d’une société qui ne cesse de se réinventer. Je pense, en particulier, à World of Warcraft, un jeu vidéo multijoueurs qui fait intervenir 49 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org pas moins de neuf millions de joueurs. Si vous ne connaissez pas World of Warcraft, vous ne connaissez pas la culture d’aujourd’hui. Comment, alors, Vivendi prend-il des risques et s’organise-t-il comme grand groupe pour explorer de nouveaux territoires ? Jean-Bernard LEVY Président du directoire, Vivendi (France) Merci beaucoup. Vous avez cité Current TV et pour avoir visité les locaux de cette chaîne à San Francisco il y a quelques mois, je suis heureux de constater que cette nouvelle forme de télévision parvient à innover et à intéresser un large public. Vous avez également parlé en introduction des jeux vidéo et il me semble que c’est un bon point d’entrée pour mieux comprendre ce qu’est la culture populaire d’aujourd’hui. En quelques années, les jeux vidéo sont devenus une industrie majeure touchant un public de plus en plus large. Il ne s’agit plus d’un passe-temps pour adolescents mais d’une industrie qui dépasse désormais en taille de nombreuses autres industries culturelles. Le rayonnement de l’industrie du jeu est mondial, à l’instar de celui de l’industrie du cinéma. Il couvre sans doute même mieux le public asiatique que les meilleurs films occidentaux. Dès lors, comment envisageons-nous l’avenir et la prise de risque que cela implique pour notre entreprise ? Diriger une compagnie comme Vivendi nous oblige à prendre des décisions risquées tous les jours. Il est clair que nous devons prendre en compte le risque de la création culturelle, de l’édition, de la diffusion mais aussi des risques technologiques lorsqu’il s’agit de choisir les meilleurs vecteurs de ces contenus créatifs qui doivent être édités, agrégés et présentés à un public. Les biens culturels doivent à la fois faire l’objet d’une distribution physique et d’une mise à disposition numérique tout en trouvant un vaste public de façon immédiate. Je voudrais simplement dire qu’il ne faut jamais oublier l’humanité qui transparaît à travers la création, la diffusion et les actes de représentation mutuelle entre le public et le créateur. Ce sentiment d’humanité irrigue l’entreprise car nous faisons face à des réactions d’êtres humains, même si elles s’expriment parfois à travers des personnages virtuels et des réseaux délocalisés. Ces réseaux ne déshumanisent pas notre société à condition de prendre en compte cette dimension humaine. Nous gérons donc le groupe Vivendi avec une très forte volonté de décentralisation et d’écoute de tous nos publics, internes comme externes, consommateurs et partenaires. Nous sommes guidés par la création, l’innovation et la technologie mais nous ne négligeons pas la dimension humaine car elle est au cœur de nos réussites. Robin SLOAN C’est une excellente transition qui m’amène à ma question suivante. Je suis sans doute la personne la plus jeune à la tribune mais aussi celle qui a le moins de mérite. Si vous deviez donner un conseil à un jeune, quels nouveaux territoires l’inciteriez-vous à explorer ? Régis WARGNIER Dans mon métier je pense que l’authenticité est la qualité la plus importante. Il ne faut pas avoir peur d’être soi-même et d’exprimer son propre talent, sa différence. Peut-être suis-je un peu romantique, mais j’aimerais remercier nos camarades d’avoir évoqué le mot de failure. Chacun a le droit de se tromper ou d’échouer. Pour un jeune qui souhaiterait faire du cinéma, je lui conseillerais de marquer son originalité. Aujourd’hui, tant d’œuvres sont formatées et semblables les unes aux autres qu’il faut absolument marquer sa différence. C’est pourquoi j’apprécie que le cinéma français reste un cinéma d’auteur. Très souvent, derrière la caméra, j’entends battre le cœur d’une personne 50 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org qui dit « je ». Malgré l’envahissement de la technique, il reste des artistes singuliers. Je vais au cinéma pour que quelqu’un me parle et me dise qui il est et à quoi il rêve. Christer WINDELOV-LIDZELIUS Le plus important lorsque l’on essaye de venir en aide aux jeunes pour les lancer dans la vie et les inciter à être créatifs est de les encourager à identifier le domaine dans lequel ils pourront faire une différence. Il faut choisir un domaine artistique où vous pourrez être vous-même et assumer votre originalité. Nous avons besoin de personnes qui ont besoin de jouer le premier rôle dans leur vie. Nous avons besoin de leaders et non de suiveurs. Georges NAHON J'encourage toujours les générations des plus jeunes à consacrer assez de temps à bien identifier et à préciser leurs passions. Il faut qu'ils voyagent dans le monde et qu'ils s'exposent à d'autres influences, qu'ils passent du temps ailleurs, rencontrent d'autres personnes dans le monde réel en plus des mondes virtuels des réseaux sociaux; et qu'ils se construisent un dessein. Il est très important qu'ils aient un dessein car ces générations plus jeunes sont influencées en permanence et en temps réel par tant de sources d'informations et de tendances qu'ils risquent de ne pas ressentir le besoin de consacrer assez de temps à se créer leur propre projet et dessein. La passion et -désolé d'avoir à le redire- un petit peu d'altruisme. Alain KOUCK Dans une maison d’édition, il est possible pour un jeune d’innover pour un investissement financier relativement faible. De ce fait, l’accès à la création est facilité. A travers l’édition, un jeune peut éprouver ses capacités, sa volonté et son goût pour le risque. Jean-Bernard LEVY Je dirais que la responsabilité de l’entreprise dans un monde global est prépondérante, notamment en matière de développement durable. Pour les plus jeunes d’entre nous, nous devons penser en permanence aux impacts que nous avons sur la société. Sur ce point, Vivendi essaye d’être à la pointe notamment à travers une politique de développement durable très active. De fait, les jeunes sont fiers de s’inscrire dans cette dimension-là. Robin SLOAN Merci à tous. Pour synthétiser vos différents propos sur la cartographie du paysage du risque, je dirais qu’il doit être possible d’examiner et de juger une œuvre d’art en fonction de l’ampleur du risque qu’elle implique. En effet, tous les livres publiés et les films diffusés recèlent une part de risque dans la mesure où il s’agit d’un business. La question porte donc sur la conciliation du risque avec les impératifs économiques. Sur ce point-là, le monde du spectacle a sans doute des choses à apprendre au monde de l’économie. Comment amener les employés de Vivendi et les étudiants chez Kaos Pilot à prendre plus de risques ? Tel est l’enjeu de ce débat. Je remercie tous les intervenants d’avoir participé à cette table ronde. 51 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Vendredi 20 novembre Session Création et innovation pour un nouveau monde Table ronde 3 : Pour aller « au-delà du PNB » : intégrer la culture John THACKARA Modérateur Directeur, Doors of Perception (Royaume Uni) J’ai pris la liberté d’inviter, sans la permission des organisateurs, un nouveau panéliste. Cette Amarillis *une plante est posée sur une chaise vide+ représente la nature et la biosphère. J’ai invité l’Amarillis pour remplir un vide dans la liste des invités. Nous sommes ici dans la maison de Dieu et l’architecture comme l’atmosphère de ce lieu saint sont imprégnées de la parole du Seigneur. Nous avons jusqu’ici entendu plusieurs participants, mais aucun représentant de la biosphère dont nous dépendons tous. Nous parlons de plus en plus de nouvelles façons de mesurer le PIB d’un pays qui ne soit pas simplement le reflet de la création de richesses. En effet, l’activité humaine impacte la nature et la détruit parfois à un rythme frénétique. Cette approche n’est pas viable à long terme. Nous estimons que la nature sera éternellement à notre disposition et que nous pouvons en profiter gratuitement et de façon illimitée. Puisque nous dépensons sans compter, nous ne nous occupons pas de la nature. Mais, un jour, nous devrons faire face à la crise de la biodiversité. Or notre modèle de production actuel est exclusivement basé sur la création de richesses sans prendre en compte l’impact néfaste sur les ressources naturelles. C’est une machine apocalyptique car plus nous négligeons la nature, plus nous nous rapprochons de l’Armageddon. Je vous propose donc d’envisager les choses de façon différente et je m’attacherai, au cours du débat, à poser des questions à notre panel sur ces problématiques. Comme vous le savez, Messieurs Sen et Stiglitz ont rédigé un rapport de 800 pages sur un nouveau mode de calcul du PIB qui s’inscrit dans une tradition humaniste. Y a-t-il moyen d’aller au-delà de ce que cette commission a déjà proposé ? A partir du moment où nous entendons intégrer de nouveaux critères dans le calcul du PIB, où doit-on s’arrêter ? Enfin, à supposer même que nous parvenions à imposer une nouvelle mesure du PIB, comment l’intégrer dans une culture à ce point saturée de spectacle et de contenus ? J’espère que nous pourrons couvrir tous ces champs. Pour commencer, j’aimerais commencer par vous présenter Pier-Carlo Padoan qui est secrétaire général de l’OCDE. Il nous parlera de la façon dont l’OCDE mesure la création de richesses et parvient à y intégrer d’autres éléments plus qualitatifs. 52 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Pier-Carlo PADOAN Secrétaire général adjoint de l’OCDE (Italie) Je voudrais d’abord remercier les organisateurs de ce forum de m’avoir invité. En tant qu’économiste, je me sens un peu pris en faute à l’écoute de vos propos. J’aimerais vous parler des mesures du PIB et de la part de l’innovation dans ce calcul, sujet qui a été au centre de nos débats. La phrase la plus citée après le déclenchement de la crise financière de 2008 fut la suivante : « La crise est une chance trop importante pour que nous la laissions passer ». En d’autres termes, en présence d’une telle crise systémique s’ouvre également une fenêtre d’opportunités pour changer les choses. Les discussions relatives à la mesure du PIB sont en réalité très anciennes mais la crise a réactivé ce débat. La commission Stiglitz-Sen comme la commission européenne s’intéressent à cette question et le sujet a été évoqué lors du G20 à Pittsburgh. Nous nous sommes aperçus que notre conception ancienne de l’économie et de la société ne conduisait pas à des choix politiques appropriés lorsque des difficultés apparaissent. Dès lors, pourquoi avons-nous besoin de mesurer un nouveau PIB ? Au sein de l’OCDE nous suggérons des politiques économiques aux décideurs afin qu’ils puissent les mettre en œuvre. Par ailleurs, si l’on souhaite vraiment mesurer de nouvelles choses comme le fait l’OCDE qui est l’un des acteurs majeurs dans le monde en matière d’indices, il convient de bien faire attention à la mise en œuvre. Celle-ci est vertueuse si l’on s’interroge au départ sur les raisons qui nous incitent à intégrer des nouveaux critères de mesure du PIB. La réponse est alors claire : la façon actuelle de mesurer le PIB engendre des réactions des hommes politiques qui ne sont pas forcément appropriées. Nous avons mené une conférence importante lors du forum mondial sur la mesure du progrès qui s’est tenu voici quelques semaines en Corée et, lors de ce symposium, nous nous sommes interrogés non pas sur les éléments que nous devions mesurer mais sur les valeurs à prendre en compte de façon à ce que les politiques économiques soient plus efficaces. C’est dans la recherche de nouvelles valeurs que réside le véritable défi. J’en veux pour preuve la part croissante d’études économiques centrées sur la définition et la mesure du bonheur. En tant qu’économiste, je ne préconise pas d’abandonner le PIB car celui-ci recouvre de nombreux éléments. En réalité, c’est une notion un peu ambiguë. Lorsque l’on se demande ce qui va advenir de l’innovation, les économistes deviennent des historiens et se tournent vers le passé. On s’aperçoit alors que, dans les périodes de récession profonde, l’innovation souffre, les entreprises dépensent moins en recherche et développement et de nombreuses petites entreprises font faillite. Les récessions sont donc a priori néfastes pour l’innovation. Mais en s’intéressant à d’autres critères de mesure, on s’aperçoit que de nombreux exemples de réussite d’entreprises trouvent leur origine dans des récessions. En effet, c’est dans ces moments difficiles que la créativité peut aussi trouver à s’exprimer. Qu’advient-il de la place du politique ? Je travaille pour une organisation qui est tournée vers le politique et nous réfléchissons en permanence aux politiques économiques susceptibles d’exploiter au mieux les nouvelles formes d’innovation. Nous essayons d’établir des passerelles entre créativité et innovation en nous demandant notamment comment les marchés financiers peuvent prendre en compte les actifs culturels lorsqu’il s’agit de procéder à des choix de placements industriels. Ce problème est important et je pense que beaucoup d’entre vous ont déjà été confrontés à cette question. Comment s’en sortir ? Le titre de cette table ronde va au-delà de la question du PIB. Je pense que le PIB doit mieux inclure la culture pour une raison que vous avez déjà évoquée. Si vous demandez aux économistes leurs prévisions pour les cinq à dix prochaines années, ils vous répondront que la 53 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org situation va sans doute se dégrader par rapport à ce qu’elle était auparavant puisqu’il y aura moins de ressources pour les pensions de retraite et un accroissement de l’endettement. Ce raisonnement découle de l’usage des méthodes traditionnelles de raisonnement économique. Si l’on essaye d’aborder les choses sous un angle différent, il est possible d’être plus optimiste en concevant des politiques qui nous permettront de mieux nous sortir de la crise. L’exemple évident qui me vient en tête est la croissance verte. De fait, tous ces nouveaux éléments de mesure devraient nous permettre de changer la vie. John THACKARA Merci beaucoup. Pierre Louette, vous qui êtes le directeur de l’AFP, qui dirigez une agence d’information qui peut changer la manière dont on regarde le monde et sa mesure, quel est votre point de vue sur ce thème ? Pierre LOUETTE Président, AFP (France) Merci de donner la parole à ceux qui ont pour mission de raconter le monde tel qu’il est et tel qu’il change. Pour faire le lien avec Pier-Carlo Padoan, de même que l’OCDE cherche de nouvelles façons de mesurer le PIB en intégrant des critères comme le bonheur national brut, nous devons, pour notre part, intégrer dans notre travail une façon nouvelle de rendre compte des changements dans le monde. Cela n’a rien de facile car les rédactions sont parfois rétives au changement et cela est normal. Nous sommes d’abord partis du constat d’un excès d’informations (information overload) plutôt que d’un manque d’informations. Cet excès implique donc des choix et le journaliste doit arbitrer en permanence entre les informations dont il rend compte. La culture du journalisme n’a pas encore forcément pris en compte cette notion du beyond GDP (au-delà du PNB) dont on parle beaucoup aujourd’hui même si l’idée refait régulièrement surface depuis vingt ans. De nombreux journalistes savent parfaitement expliquer et décrire les faits macroéconomiques et statistiques mais ont plus de mal avec une narration plus qualitative. Régis Wargnier évoquait tout à l’heure la déperdition du sens de l’image en raison de la multiplication des contenus. De notre côté, nous enregistrons une hyper prolifération de l’information et, par conséquent, un besoin accru de donner du sens à cette profusion. Pour répondre à ce phénomène d’excès d’informations, nous réaffirmons la nécessité cruciale de faire du vrai journalisme qui consiste à trier, à hiérarchiser et à donner du sens aux contenus. En outre, l’un des enjeux pour l’AFP est de continuer à être une instance qui contribue à raconter le monde. Au cours des dernières années, les nouvelles façons de raconter sont apparues hors du monde journalistique. C’est un fait. Les formes novatrices de narration sont plus le fruit du cinéma, de la télévision et des jeux vidéo. Le journalisme a vraiment besoin de renouveler ses modes de narration, par exemple à travers le digital storytelling, et d’intégrer voire d’inventer de nouvelles technologies. La recherche de sens est capitale de même que la présentation visuelle de l’information. Je prends l’exemple d’un projet que nous menons en commun avec l’OCDE qui travaille pour sa part sur de nouvelles visualisations de données tandis que nous réfléchissons aux meilleurs moyens technologiques pour éclairer cette information. Nous avons besoin d’inventer des formes d’hyper navigation afin de sérier les différents contenus et mieux les mettre en valeur en leur donnant du sens. Les technologies existent et nous étendons nos champs d’investigation à des sujets plus qualitatifs afin de mieux remplir notre mission fondamentale qui est de raconter et d’expliquer le monde. 54 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org John THACKARA Umair Haque, quelles réflexions vous inspirent ces nouvelles mesures du PIB ? Umair HAQUE Havas Medialab, Londres (Royaume Uni) Merci de m’avoir invité ici aujourd’hui. J’aimerais être aussi simple que possible. Le débat sur le PIB est intéressant car il s’agit d’une mesure basée sur le revenu que nous confondons souvent avec la mesure de la richesse. Or on peut faire exploser son revenu en hypothéquant sa maison sans réellement créer de richesse. Le problème fondamental du débat autour du PIB réside précisément dans cette ambiguïté : nous parvenons à mesurer notre revenu mais pas notre richesse. Au sein de mon laboratoire, nous réfléchissons depuis des années à une approche plus large de la notion de richesse qui englobe également le bien-être. Selon nous, la richesse regroupe plusieurs capitaux différents. Certains de ces capitaux ont déjà été définis et sont faciles à mesurer comme le capital humain ou le capital financier. D’autres se laissent moins facilement saisir. Je pense notamment au capital organisationnel, au capital social ou au capital éthique qui a beaucoup fait parler de lui ces derniers temps. Comment une entreprise ou un pays peuvent-ils prendre des décisions éthiques ? Nous nous sommes aperçus au cours de nos recherches que notre richesse commune ne progresse pas. Nous nous contentons d’échanger une forme de richesse contre une autre. Qu’est-ce que cela signifie pour nos entreprises ? J’ai l’habitude de recourir à une métaphore pour l’expliquer. Hier, nous concevions nos entreprises pour produire l’équivalent économique du soda. Le soda est un produit de masse, de mauvais goût et néfaste. Demain, nous aurons à doter nos entreprises, nos pays, nos régions des moyens de produire l’équivalent économique du vin. Le vin est l’opposé du soda. Dans le panel précédent, quelqu’un parlait des films produits d’abord par des auteurs, et le vin a les mêmes caractéristiques. Comme la plupart de nos entreprises ne sont pas prêtes à produire cela, quand nous changerons le mode de mesure, quand nous passerons d’une mesure du revenu à une mesure de la richesse, nous allons découvrir de nouveaux gagnants et de nouveaux perdants. Ce qui est intéressant, c’est que les coûts pour créer de la richesse vont notoirement augmenter dans les années à venir. C’est pourquoi je pense que nous allons être confrontés à une période de stagnation jusqu’à ce que nous soyons capables de relever ce défi. Je vous remercie. Paul ANDREU Architecte (France) Je ne connais rien au produit national brut. Je suis architecte et je ne mesure pas le plaisir ou le bonheur des gens. Je sais que j’en suis incapable. Pour autant, cette recherche du bonheur guide mon travail comme on a en tête le bonheur de ses enfants. Nous voulons les voir grandir dans les meilleures conditions. Lorsque je conçois un bâtiment, je souhaite que les gens puissent y grandir mais je ne leur délivre aucun message ; je souhaite au contraire qu’ils développent leurs propres idées. Tel est mon but en tant qu’architecte. Au fond, j’essaie par tous les moyens d’être un créateur et c’est la raison pour laquelle je tente d’investir d’autres domaines que celui de l’architecture pour me sentir libre. Mais nous parlerons d’architecture plus tard. Au-delà des bâtiments que nous construisons, il y a la ville. Dans un avenir proche, 50 % de la population habitera en ville. Nous n’avons jamais été aussi riches et il est possible de vivre dans des villes magnifiques. Mais, pour 55 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org autant, cette richesse est-elle bien répartie ? Cela est discutable. Et nos villes, même les plus belles comme Avignon, ne comportent-elles pas aussi des quartiers moins agréables ? Nous ne devons pas définir le bonheur des gens mais réfléchir aux conditions qui favorisent son émergence. De fait, nous devons réfléchir à la façon dont chacun peut accéder à la culture. En la matière, il y a de bonnes nouvelles. Un certain nombre de villes de province ont pris les devants. Je pense à Lyon, Bordeaux ou au Havre qui ont engagé de véritables politiques culturelles pour favoriser l’accession à la culture. De nouvelles idées émergent notamment à travers la création d’un Grand Paris. A cet égard, je pense à un article de Marc Augé dans Le Monde qui encourage les architectes à se saisir des problèmes les plus quotidiens. Dans le même journal, Jean Nouvel a publié un article pour encourager la poursuite des réflexions sur le Grand Paris en collaboration avec les architectes. Vous qui savez communiquer, comment faire pour que cet élan soit pérenne et laisse chacun s’exprimer ? John THACKARA Je suis allé à une réunion, au Royaume Uni, d’un groupe appelé Transition Towns. Il s’agit d’un mouvement social dans lequel plus de 2 000 groupes de citoyens s’engagent et réfléchissent euxmêmes sur des solutions visant à ralentir le réchauffement climatique et organiser l’ère de l’aprèspétrole. Sans attendre l’Etat, ces groupes agissent par eux-mêmes. Les Transition Towns se sont récemment interrogés sur le type d’outils de communication et sur les sites Web nécessaires à leur mouvement global. Ils ont décidé d’avoir le moins possible d’obstacles électroniques à leurs rencontres en face à face. Les outils de communication doivent faciliter l’échange direct dans le monde réel. Alors que nous parlons des défis lancés aujourd’hui aux médias, voici pour moi un grand changement : certaines personnes pensent que pour surmonter la crise il ne faut pas plus mais moins de médias. Je conclus sur ce défi qui nous est lancé et laisse le mot de la fin à nos intervenants. Pier-Carlo PADOAN En tant qu’économiste, je suis plein d’espoir car les hommes politiques imaginent enfin des stratégies liées à la croissance verte. De nombreux pays ont décidé de concentrer leurs ressources publiques et privées pour changer leur façon de vivre. La Corée du Sud en est un exemple. Ce pays a choisi la croissance verte comme moyen de sortir de la récession mondiale en investissant notamment dans les énergies alternatives. Nous avons donc besoin de mesurer tous ces changements de comportement et cette nouvelle conception de la société. Pierre LOUETTE Il y a quelque temps, nous disions : le contenu est roi. Cela est toujours le cas, mais, de plus en plus, nous complétons cette phrase en ajoutant : le contexte est roi. Cette mise en exergue du contexte s’applique très bien aux problématiques d’aujourd’hui liées à la mesure du bonheur, au-delà des richesses. Comment mesurer la multitude des bonheurs individuels ? Sans doute les nouvelles technologies permettent-elles d’appréhender ces multiples bonheurs pour mieux les agréger. Malgré les difficultés qu’engendre la multiplication des flux d’information, nous devons apprendre à mieux expliquer le monde, à mieux mettre en valeur le contexte, au-delà du contenu. Umair HAQUE Je suis étonné de constater à quel point l’économie que nous avons mise en place au cours des derniers siècles est éloignée des réalités. Je vais essayer de résumer ce dont selon moi sera fait le futur. Le PNB est la mesure du revenu national (income) alors que tous ces petits pas dont nous 56 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org parlons – le rapport Stiglitz/Sen et les initiatives aux Etats-Unis ou au Royaume Uni – conduisent à une mesure du bilan (outcome). Hier, contribuer au revenu national était le critère du succès. Demain, la mesure du succès sera le bilan national et la plupart de nos entreprises n’y concourent pas, au contraire. 57 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Vendredi 20 novembre Session La culture, enjeu économique ou symbolique pour le développement des territoires ? Nicolas SEYDOUX Michel Draguet sera le premier à intervenir sur le thème de l’attractivité culturelle. S’il est parmi nous aujourd’hui, c’est parce qu’il représente Bruxelles, une ville au patrimoine historique de grande qualité, mais peut-être un peu boudée par certains. L’ouverture du musée Magritte, au-delà même de la question du surréalisme, a fait beaucoup parler de Bruxelles et a attiré beaucoup de monde. L’an dernier, nous avions parlé de l’ouverture d’un musée, sous l’angle de la construction du bâtiment, plutôt que sous celui des œuvres qu’il renferme. Sans évoquer le travail accompli autour du bâtiment, le musée Magritte, que j’ai eu la chance de visiter, est certainement parvenu à transformer l’image de Bruxelles. Je ne m’étais pas encore vraiment fait à l’idée que Bruxelles pouvait être une ville surréaliste. Je commence à m’y faire. Michel DRAGUET Directeur du Musée Magritte (Belgique) Merci pour cette introduction. Nous étions censés réagir aux conclusions d’une étude très intéressante, qui nous a été transmise. Personnellement, j’étais quelque peu dérouté par la description qui y est faite de Bruxelles. Depuis des décennies, les urbanistes parlent de « bruxellisation » pour qualifier la destruction du tissu urbain d’une ville, comme cela fut le cas dans la capitale belge au cours des années 50 et 60. Bruxelles est le parfait révélateur d’un Etat qui a connu des difficultés et qui semble promis dans les années à vernir à de nouvelles difficultés. Bruxelles est en quelque sorte le résultat d’un patchwork de différentes autorités politiques, allant d’une mosaïque de municipalités jusqu’à l’Etat fédéral. De strate en strate. Le musée Magritte ne présente « que » 200 œuvres sur un total de 20 000 pièces détenues par les musées des Beaux-arts royaux de Belgique, dont le nom est traduit en deux langues, ce qui est au final d’une longueur désespérante et d’une très faible attractivité. Toutefois, cette collection jouit d’une visibilité forte et d’une capacité d’attraction impressionnante, comme le décrit Inéum dans son rapport. Encore faut-il mettre en musique cette attraction. De nombreuses stratégies se mettent en place à Bruxelles et dans le reste du pays. L’étude en rend compte même si, à mon sens, elle n’attire pas assez l’attention sur quelques points. Je voudrais souligner un premier élément relatif à l’identité. Si le Musée Magritte a eu un réel impact, c’est parce que, quelque part, il répond à un problème d’identité. Aujourd’hui, à Bruxelles, nous sommes confrontés à des débats interminables sur l’inter-culturalité, la multi-culturalité face à des identités communautaires, fédérales et européennes. Cette dernière étant loin d’être aussi évidente qu’on le croit. Le phénomène d’identité s’avère primordial, en réalité. Je ne crois pas qu’il 58 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org aurait été possible d’obtenir le même résultat si cette collection avait été présentée dans une autre ville… comme Abu Dhabi, par exemple. La signification aurait été tout à fait différente, en raison même de cette question d’identité à laquelle la culture doit davantage contribuer. Cette étude présente également un autre élément très intéressant concernant l’impact économique. Nous avons bénéficié de l’aide d’un mécène généreux et compétent : GDF-Suez, mais, en termes d’investissements, il faut avouer que les montants sont loin d’être vertigineux. Si on les rapporte, non à la norme culturelle, mais à l’investissement économique. Ainsi, le budget dégagé pour créer le musée Magritte atteint quelque 10 millions d’euros. Ce qui est loin d’être extraordinaire à l’échelle d’une capitale. Nancy consent des sommes comparables pour l’événementiel, comme le souligne le rapport. Et la comparaison avec les montants évoqués récemment lors de délocalisations d’entreprises automobiles est à ce titre confondant. Enfin, dernier point, la question de la répartition des retours d’investissement. Nous allons prochainement fêter le 250 000ème visiteur du musée après cinq mois d’ouverture. Nancy, pour une ville de taille moyenne, a réussi pour sa part à attirer 500 000 visiteurs. Cependant, les retombées économiques profitent essentiellement à des acteurs, tels que les hôteliers et la restauration qui n’investissent jamais dans les outils d’attractivité. Pour créer un outil culturel, il faut dégager de l’argent quelque part, qui, au final, va profiter à des acteurs qui n’interviennent pas dans la globalité de l’opération. A l’inverse, la construction de la nouvelle aile de l’Art Institute de Chicago a été financée par tous les acteurs de la collectivité. Ceux-ci étaient bien conscients des retombées qu’un tel investissement pourrait générer à leur profit. Les institutions culturelles sont de fait contraintes au grand écart entre, d’un côté, cette incohérence et, de l’autre, une politique de mécénat, faisant appel à des grands groupes tels que GDF-Suez, qui est intervenu et a soutenu de bout en bout le projet jusqu’à former une équipe avec les musées royaux. Au final, ceux qui sont les bénéficiaires sont les acteurs les plus éloignés de l’initiative et de sa réalisation. Nous devons travailler sur des études qui démontreront l’intérêt de ces investissements culturels pour ces acteurs, afin de les inciter dans le futur à y participer d’emblée et pas comme support à leurs propres intérêts exclusifs. L’étude met en lumière un autre point intéressant concernant la transmission des connaissances et du patrimoine, à propos plus particulièrement du redéploiement de collections ou de savoirs à partir de pôles d’excellence. Cette problématique se retrouve à travers toute l’Europe, qui a accumulé des collections énormes, dont seule une petite partie est exposée. Les potentiels sont énormes et mériteraient d’être redistribués en fonction d’une logique de pôles à la fois culturels, scientifiques, touristiques et économiques dans une perspective de développement durable. Pas seulement dans le respect d’une économie verte mais en ancrant dans un territoire à forte identité une industrie patrimoniale à l’abri de toute délocalisation. Telle est ma réaction sur cette étude remarquable, dont j’ai pris connaissance avec beaucoup d’intérêt. Les économistes devraient, à mon sens, travailler pour démontrer à l’ensemble des acteurs, qu’il s’agisse de ceux qui financent ou de ceux qui profitent des retombées, l’intérêt de l’investissement dans le domaine de la culture. Je vous remercie. 59 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Présentation de l’étude « La culture, enjeu économique ou symbolique pour le développement des territoires ? » - Ineum Consulting pour le Forum d’Avignon Vincent FOSTY Associé, Ineum Consulting (France) Je ferai cette présentation en anglais, par égard pour les participants de toutes les nations présents ici et compte tenu du périmètre international de notre étude. Une compétition mondiale s’est engagée pour attirer les capitaux, l’intelligence, les esprits créateurs et le professionnalisme dynamique. La culture est généralement considérée comme un élément clé de nos sociétés. La question réside dans la place de la dimension culturelle dans le développement des zones urbaines. Cette dimension est-elle purement symbolique ou véritablement économique ? Nous en parlerons dans un instant avec le panel, mais je voudrais m’emparer de cette occasion pour vous présenter les points forts de l’étude que nous avons menée ici, en Avignon, autour de cette question. Commençons tout d’abord par quelques définitions. Le terme de « culture » recouvre en réalité plusieurs acceptions, en fonction du contexte. Ainsi, nous sommes amenés à parler de patrimoine culturel, de valeur culturelle ou encore d’industrie culturelle et, à chaque fois, le mot culture prend un sens nouveau. La déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle représente un tournant majeur. Elle présente la culture comme un ensemble de différents aspects de la société, qu’ils soient émotionnels, intellectuels, artistiques ou autres. Cette notion de culture inclut, au-delà de l’art et de la littérature, les modes de vie, les façons de vivre ensemble, les systèmes de valeur, les traditions et les convictions. Arrêtons-nous maintenant un instant sur la notion d’attractivité des régions. Celle-ci est mesurée à l’aune de quatre critères : le développement de la connaissance ; la qualité de l’espace de vie ; le développement de l’entreprise ; l’activité culturelle en tant que telle. Le capital humain, les services de santé, le prix du mètre carré de bureau et la hauteur de la diversité culturelle entrent donc pleinement dans cette notion d’attractivité. En revanche, nous n’avons pas intégré, dans ces paramètres, le lien entre l’activité culturelle et la performance économique. Si la culture rend un quartier ou un espace plus attractif, cela améliore-t-il pour autant de manière durable la performance économique, en créant de la richesse pour ses habitants ? Nous essayons de mettre en lumière les liens entre le développement culturel et le développement économique, en présentant un certain nombre d’exemples et en ouvrant le débat. A ce jour et à notre connaissance, nous n’avons pas connaissance d’un outil international capable de mesurer l’incidence de la culture sur l’attractivité d’une zone urbaine. Notre étude porte sur un panel de 32 villes de par le monde et s’efforce de présenter des points de vue équilibrés ou divers. Il s’agissait là d’un exercice complexe, dans la mesure où il nous fallait sélectionner des villes qui puissent illustrer notre propos. Seize de ces trente-deux villes abritent des sites classés au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO. Elles sont découpées par ailleurs en trois catégories égales, en fonction de leur population. 60 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Le rapport comprend en outre des études de cas plus approfondies concernant Bilbao, Abu Dhabi et Bruxelles. Nous ne disposons pas toujours d’éléments quantitatifs à l’appui de notre analyse, mais nous estimons dans ces cas que l’analyse qualitative permet d’approfondir les conclusions tirées par ailleurs. Les indicateurs retenus relèvent de deux grandes dimensions, à savoir, d’une part, la performance économique intrinsèque et, d’autre part, le niveau d’activité culturelle et académique. La première prend donc en compte les flux migratoires, le taux de chômage et le PIB. La seconde intègre le nombre de musées et la taille de la population estudiantine. Ne disposant pas d’outils, il nous a fallu opérer avec une certaine circonspection et humilité. Nous nous sommes demandé comment enrichir le panel et multiplier les indicateurs, pour cerner au mieux l’attractivité. Le lien causal entre la performance économique et l’activité culturelle est difficile à établir. La performance économique repose-t-elle sur l’intensité de l’activité culturelle ou l’activité culturelle parvient-elle à émerger grâce à une situation économique favorable ? Il est difficile de trancher. Cependant, nous voyons se dessiner six grandes familles sur la carte culturelle sur la base d’une perspective qui nous semble assez équilibrée. La première famille est celle des « rentiers ». Elle regroupe les villes qui profitent du tourisme et font des efforts pour tirer le meilleur parti de leur investissement et de leur patrimoine culturel. Venise, par exemple, qui a reçu plus de 14 millions de visiteurs l’an dernier, pour un investissement inférieur à 100 euros par an et par habitant chaque année, rentre pleinement dans cette catégorie. Certaines villes disposent d’un large patrimoine culturel mais renforcent leur attractivité en développant des installations universitaires et culturelles. Paris en est un exemple éclatant. Ensuite, il faut évoquer le cas des villes « convaincues ». Elles ont beaucoup investi sur le plan culturel, mais n’en ont pas encore vraiment tiré tous les bénéfices sur le plan économique. Montréal fait partie de celles-ci. Elle a lancé de grands programmes universitaires visant à aboutir à une grande concentration. La quatrième famille regroupe les villes « réfléchies ». Elles ont plus investi que la moyenne dans la culture, avec en tête la ville de Bilbao, mais ont réalisé des investissements réfléchis. La cinquième famille se compose de villes « pragmatiques ». Ces zones urbaines ont accès à des moyens et des moteurs différents que la culture pour assurer leur développement. Dans ce groupe, il faut citer Singapour, qui est avant tout un grand centre financier. Enfin, les dernières peuvent être qualifiées de cités « émergentes ». Elles disposent d’un patrimoine réduit, mais s’appuient sur des projets de développement culturel spécifiques, comme Essen, qui sera l’an prochain la capitale européenne de la culture. Au-delà de ces regroupements par familles, qui pourraient susciter des débats pendant des heures, nous pourrions entrer dans une approche encore plus qualitative. Ainsi, se dessinent trois types de stratégies gagnantes, qui ne sont pas mutuellement exclusives ou contradictoires. Le développement d’une identité unique en son genre constitue la première de ces trois stratégies. Bilbao et Liverpool ont fait de toute évidence ce choix, en mettant en valeur leur patrimoine, par la construction d’installations culturelles innovantes. La seconde stratégie suppose d’exploiter une image de marque. Montréal a ainsi réussi une concentration universitaire qui lui permet de rivaliser en tant que métropole culturelle avec le reste du monde. Abu Dhabi est partie de rien. Cette dernière a créé sa propre filiale du Louvre et de la Sorbonne. Bruxelles se considère elle-même comme une marque pouvant être mise en valeur. La dernière de ces stratégies prend en compte la cohésion sociale et la qualité de vie. Nancy a ainsi établi un projet 2020, dans lequel le patrimoine historique vise à 61 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org promouvoir la fierté de ses habitants. La ville propose des manifestations culturelles qui vont améliorer la qualité de vie dans le tissu urbain. Michael Porter définit la stratégie comme la prise de décisions difficiles. Ceci se vérifie tout particulièrement pour les stratégies culturelles des villes. Les choix sont difficiles, car ils engagent une communauté à long terme. Avant de donner la parole au panel, je tenais à faire ces quelques remarques. Ma présentation est peut-être sommaire, mais elle devrait constituer un élément de départ pour la réflexion et l’action des décideurs, aussi bien dans la sphère publique que dans la sphère privée. Elle pourra également enrichir les indicateurs dont nous nous servirons pour étayer nos analyses. Je tiens à remercier le Forum d’Avignon et le Ministère de la Culture qui nous ont donné l’occasion de réaliser cette étude. Nicolas SEYDOUX Je vous remercie pour cette présentation. J’espère que vous considérez, à l’image du Directeur du musée Magritte, qu’elle trace de nouvelles perspectives. Je passe maintenant la parole à Eric Izraelewicz, Directeur de la rédaction de la Tribune, pour une première table ronde, qui rassemble des responsables politiques venus de différentes régions du monde. 62 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Vendredi 20 novembre Session La culture, enjeu économique ou symbolique pour le développement des territoires ? Table ronde 1 : Les conditions de l’attractivité culturelle Erik IZRAELEWICZ Modérateur Directeur de la rédaction, La Tribune (France) Je tiens à rassurer nos amis étrangers dans le public. Certains viennent de Singapour, d’autres de Casablanca et d’autres encore de New-York. Ils ont dû être surpris au moment de leur arrivée en France de constater que notre pays était tenu en haleine par un film, qui connaît chaque jour des rebondissements, et dont on ne sait pas encore s’il s’agit d’une comédie ou d’un drame. Je ne parle pas de la main de Dieu ou de celle de Thierry Henry. Je pense plus précisément au grand emprunt. Le Président de la République a enclenché un débat sur la question il y a quelques mois, avec pour ambition d’endetter davantage la France ou plutôt de déterminer quelles seront les dépenses d’avenir stratégiques pour la France. Cette question est en rapport direct avec le thème de notre session. Deux anciens Premiers ministres ont été chargés de définir, avec l’ensemble des acteurs du pays, quelles sont les dépenses d’avenir qui méritent un investissement permettant à la France d’améliorer sa compétitivité et son attractivité. Hier, Alain Juppé et Michel Rocard ont remis au Président de la République un rapport dont je vous conseille la lecture. Il contient une bonne nouvelle, dans la mesure où, contrairement à son habitude, l’Etat n’a pas décidé de mettre tout son argent dans le béton. Nous pouvions en effet craindre que les investissements d’avenir soient uniquement consacrés aux TGV et aux ronds-points. Les auteurs du rapport préfèrent en effet investir sur le cerveau. Les universités et l’économie de la connaissance seront ainsi les premiers bénéficiaires. Certains architectes regretteront cette décision, mais la piste me paraît plutôt heureuse. Le débat pourrait résider dans le fait que la culture n’y trouve là qu’une place très marginale, mais elle n’est apparemment pas complètement absente. Cette première table ronde nous permettra de réagir à l’étude qui vient de vous être présentée. L’investissement culturel, au sens large, peut-il devenir un facteur de développement économique et d’attractivité pour les territoires ? Trois intervenants participent à cette table ronde. Mitch Landrieu, Lieutenant-gouverneur de Louisiane, a pendant 16 ans été élu à la Chambre des représentants des Etats-Unis. Il a créé le World cultural forum, qui est l’équivalent américain du Forum d’Avignon et qui se tient chaque année à La Nouvelle-Orléans, une ville qui propose des animations culturelles réputées de par le monde, ainsi que nous aurons l’occasion de le confirmer. 63 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Bernard Landry a occupé de nombreuses responsabilités ministérielles au Québec, avant d’occuper le poste de Premier ministre entre 2001 et 2003. Il est aujourd’hui enseignant dans plusieurs pays et dispose d’une formation d’économiste. En tant qu’élu, enseignant et économiste, il est tout particulièrement qualifié pour débattre de l’attractivité culturelle. Enfin, René Carron, Président de Crédit agricole SA et patron de la Fondation des Pays de France nous apportera son point de vue d’ancien exploitant agricole, banquier, administrateur d’entreprise et élu. Tout d’abord, Bernard Landry, comment l’investissement dans la culture, la valorisation d’un patrimoine culturel et le développement d’activités culturelles peuvent-ils concourir à l’attractivité d’une région ? Bernard LANDRY Ancien Premier ministre du Québec, avocat, professeur, économiste (Québec) Tout d’abord, je dois dire que je suis heureux de vous entendre parler de Michel Rocard et d’Alain Juppé, que j’ai reçus tous les deux personnellement chez moi. Ils n’ont pas la même orientation politique, mais les conclusions de leur rapport ne peuvent, à mon sens, que faire l’objet d’un consensus très large. C’était d’ailleurs la position que je tenais à défendre avant même que vous n’abordiez le sujet. Pendant 20 années, j’ai occupé le pouvoir au Québec, même si je me suis accordé une pause de 10 ans au beau milieu. Il est toujours bon de faire une pause dans l’exercice du pouvoir, car on peut ainsi récolter les fruits d’actions de long terme lancées 10 années plus tôt. J’ai été membre du gouvernement d’une nation qui s’est battue pendant deux siècles avec acharnement pour ne pas perdre sa langue et sa culture. Contrairement à mon ami et cousin de Louisiane, nous avons vaincu. Nous nous sommes battus pour sauver la culture et c’est maintenant la culture qui nous sauve. Les chiffres qui figurent dans le rapport en attestent pour la ville de Montréal, mais il ne faudrait pas oublier la charmante ville de Québec, qui conjugue culture et hautes technologies. C’est notre résilience culturelle qui a fait de notre nation la plus européenne de toute l’Amérique du Nord. L’un de mes amis Français a pour habitude de me dire : « Vous êtes l’Amérique sans les Américains et l’Europe sans les Européens ». Il n’a pas tort. Cette posture n’a pas été sans conséquences directes sur notre développement économique. Je ne suis pas théoricien et mon analyse demeure pour le moins très empirique. Une société québécoise, Bombardier, est devenue le premier fabricant de matériel ferroviaire de par le monde. Si vous vous interrogez sur le lien avec notre résilience culturelle, laissez-moi vous dire que Bombardier était fabricant à l’origine de motoneiges et d’autoneiges. Afin de construire le métro de Montréal, Bombardier a travaillé avec la RATP, pour des raisons de proximité linguistique et culturelle. C’est sur cette base que le groupe s’est ensuite développé. Dans le monde, il existe trois grandes villes qui représentent l’aéronautique civile, à savoir Seattle, Toulouse et Montréal. Cette dernière emploie plus de travailleurs dans le secteur de l’aéronautique que Toulouse. Ceci s’explique par le fait que nous avons puisé dans le réservoir des deux grandes puissances aéronautiques, en utilisant pour atout nos deux langues et le fait que nos ingénieurs ont été formés en France ou aux Etats-Unis pour une grande part. Je pourrai vous citer d’autres grands exemples de notre rayonnement culturel, comme Céline Dion ou encore Le Cirque du Soleil. A eux deux, ces artistes rapportent plus que des dizaines de nos PME réunies. Ces exemples établissent l’existence d’un lien clair entre la culture et le développement 64 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org économique. Le Québec fait partie aujourd’hui des 20 premières puissances mondiales en termes de PNB/habitant. Les Etats se doivent de s’engager pour faire évoluer leur économie. Il y a 50 ans, nous exportions des minerais de fer, de cuivre, de zinc, des lingots d’aluminium, du papier journal et du bois. Sans être négligeables, ces productions ne présentaient qu’une faible valeur ajoutée. Aujourd’hui, nous exportons des produits de haute technologie. Nous sommes passés en quelques décennies des derniers rangs des pays développés en termes d’éducation à l’un des plus hauts. Nous avons ainsi modifié la structure de notre production. Désormais, le Québec est solidement implanté dans les domaines des technologies de l’information, le multimédia, la pharmacie, les biotechnologies et le génie-conseil. Lavalin est ainsi devenue la première firme de par le monde dans ce domaine du génie-conseil. Nous avons aussi investi dans un domaine particulier, celui des jeux vidéo. Montréal est devenue l’une des capitales mondiales en la matière et même le leader mondial dans certains segments précis. Cette force s’explique par la décision voilà une quinzaine d’années du gouvernement québécois d’accorder un crédit d’impôt de 25 000 dollars pour 50 000 dollars de salaires versés aux nouveaux employés. Certains nous ont alors taxés de « communistes ». Alors même que cette idéologie reculait partout, nous l’aurions faite progresser chez nous. Au final, dans ce seul secteur des jeux vidéo, nous sommes parvenus à générer 7 000 emplois à Montréal pour un salaire moyen de 60 000 dollars. En quelques petites années, le gouvernement s’est remboursé en collectant les impôts dérivés de cette activité. Cette politique relève de l’humanisme mais aussi de l’intérêt bien compris. Il est bien possible de conjuguer les deux aspects, ce que le Québec a su à mon avis faire en la matière. Erik IZRAELEWICZ Quand la Ministre de la Culture est venue vous voir pour vous présenter ce projet, alors même que vous étiez Premier ministre, avez-vous immédiatement accepté l’argument selon lequel l’Etat bénéficierait d’un retour d’investissement en l’espace de quelques années ? Bernard LANDRY En toute modestie, j’y avais pensé avant elle. J’avais conçu un document qui s’intitulait « Le virage technologique ». Je dois tout de même vous confier que je n’ai jamais rien refusé à la Ministre de la Culture sur le plan budgétaire. Erik IZRAELEWICZ Mitch Landrieu, après le passage de l’ouragan Katrina, vous êtes-vous appuyé sur la culture comme élément de reconstruction ? Mitchell J. LANDRIEU Lieutenant Gouverneur de Louisiane (Etats-Unis d’Amérique) Avant toute chose, je tenais à vous remercier de m’avoir invité pour toute une série de raisons. Tout d’abord, je dois dire que je reste sous le choc d’Avignon. Je suis vraiment émmerveillé par ce que j’ai vu et par l’attrait culturel de la ville. Il y a bien des années, lorsque les Français et les Britanniques se battaient pour la souveraineté sur le Nouveau monde, les Français se sont inclinés. Ils ont été expulsés manu militari du Canada. Beaucoup auront traversé le continent pour atteindre les rives du Golfe du Mexique et s’implanter à 65 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Lafayette, en pays cajun. Cette ville est d’ailleurs jumelée avec Québec. Ceux qui auront eu l’occasion de visiter les deux villes ont pu voir que ce sont les mêmes familles que l’on retrouve aujourd’hui séparées de quelques milliers de kilomètres. Certains descendants sont restés dans le Nord, tandis que d’autres se sont installés dans le Sud du continent. Ils continuent aujourd’hui de se rendre visite chaque année. Il est très intéressant pour moi d’entendre parler du développement du Québec par le biais de la culture, parce que c’est une démarche similaire que nous avons entreprise en Louisiane. Je voudrais à ce propos aborder trois points. Tout d’abord, les conclusions de l’étude qui nous a été présentée s’apparentent à des évidences pour nous, habitants de la Louisiane. Toutes les données empiriques démontrent que les populations sont attirées par les lieux d’authenticité, qui n’essaient pas de devenir autre chose que ce qu’ils sont. C’est cette idée qui nous a guidés dans notre marketing touristique en Louisiane. Nous avons cherché à communiquer sur ce qui nous caractérisait. Ensuite, pour attirer les 500 plus grandes entreprises qui travaillent par exemple dans l’exploitation du pétrole, le développement biomédical, etc., il est nécessaire de développer l’économie de la connaissance. C’est sur ce critère que ces entreprises établissent leurs choix en matière d’implantation. Un pays qui dispose de bonnes écoles et d’une culture reconnue part avec un avantage certain. L’art, la musique et l’architecture contribuent aussi à cette attractivité, de même que le caractère des habitants, leur joie de vivre et la gastronomie locale. Ceci pèse lourd dans la balance au final. Enfin, la Louisiane a consacré beaucoup de temps et d’énergie pour évaluer le retour sur investissement que peut apporter la culture. Nous voulions ainsi prouver qu’investir l’argent public en Louisiane était un bon choix. Lorsque nous sollicitons un crédit d’impôt, nous voulons pouvoir avancer que la culture est un secteur qui crée plus d’emplois que beaucoup d’autres. En tant que Lieutenant-gouverneur de Louisiane, je ne suis qu’un exécutant. Je gère un budget fixe et chaque secteur se bat pour obtenir la part la plus grande. En Louisiane, c’est le législateur qui définit les priorités budgétaires. Les crédits peuvent partir vers la police et les pompiers ou vers l’éducation et la culture. Votre étude a été menée de manière très fine, mais elle oublie qu’il existe bel et bien une façon de comptabiliser les emplois générés par l’art, la musique, l’éducation, l’architecture, le patrimoine culturel, les médias ou le cinéma. Nous avons cherché à donner un poids politique à la culture, avant de dégager l’impact économique de ces activités, au travers des études que nous avons menées. Nous avons ainsi identifié près de 200 000 emplois liés d’une manière ou d’une autre à la culture. Ceci génère des retours fiscaux et des retours sur investissement. C’est à partir de cela que nous avons pu nous présenter aux décideurs, qui nous financent, des données claires, non pour mendier de l’argent, mais pour prouver que nous sommes tout à fait compétitifs. Nous voulons démontrer que nos investissements sont plus rentables et plus propres en termes de retombées que les autres. Les emplois ainsi générés dans le domaine de la culture ont rendu attrayante la Louisiane pour les autres secteurs. L’un des grands défis que nous avons essayé de relever consistait à convaincre les acteurs du domaine de la culture de leur propre pouvoir. Lorsqu’il s’agit de discuter des transports, de l’enseignement ou de la sécurité publique, ils ont pleinement leur mot à dire, car les employés de ce secteur veulent savoir comment ils vont se rendre demain à leur travail, s’ils vont voyager en sécurité, s’ils peuvent bénéficier d’écoles de qualité pour leurs enfants. Nous voulions démontrer que ces emplois ont au moins autant d’intérêt que les autres. 66 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Selon nous, la culture et l’économie vont de pair. Il n’est pas possible de les dissocier, sinon nous nous mettons en position de faiblesse. Nous essayons de changer le paradigme dominant pour faire valoir que nous méritons bien les investissements que nous recevons, parce que les retours sont tout aussi bons dans ce domaine qu’ailleurs. C’est ce que nous faisons en Louisiane et bien des arguments qui ont été avancés aujourd’hui apportent un éclairage nouveau sur notre propre expérience et, dans certains cas, nos échecs. Nous allons essayer de progresser sur cette base. Erik IZRAELEWICZ Suite à la remarque de Bernard Landry, je voulais vous demander quel aura été l’impact de la culture sur la renaissance de La Nouvelle-Orléans après le passage de l’ouragan Katrina. Mitchell J. LANDRIEU C’est leur attachement à leur territoire et à leur culture qui aura permis aux habitants de la ville de rester en vie et de se relever. C’est l’âme de cette ville, sa culture, qui a poussé les habitants à revenir sur place. L’ouragan aura tout dévasté sur une zone qui correspond à sept fois la taille de Manhattan. 500 000 maisons ont été endommagées et 200 000 foyers ont été détruits. Les habitants ont alors compris que ce n’étaient pas tant les biens matériels qui importaient que leur rapport à la famille, au territoire et à l’histoire. La communauté internationale a réagi de manière formidable. Nous sommes extrêmement reconnaissants à la France en particulier, mais aussi au Qatar et aux Emirats Arabes Unis qui nous auront aidés à hauteur de plusieurs centaines de millions de dollars pour que nous nous relevions. Je voudrais insister sur le fait que La Nouvelle-Orléans représente un centre culturel de tout premier plan pour le reste du monde, ce qui a généré cette force permettant à la population de notre Etat de reconstruire, sur la base de sa culture, de sa gastronomie, de notre musique et de notre cinéma, qui s’est d’ailleurs rarement aussi bien porté. A l’image du Québec, nous avons consenti un crédit d’impôt important au secteur, ce qui a fait de la Louisiane le troisième Etat américain sur ce secteur. Avant la mise en place de ce crédit d’impôt, le chiffre d’affaires du secteur s’élevait à 10 millions de dollars pour quelques centaines d’emplois. L’an dernier, nous avons produit 80 longs métrages pour 800 millions de dollars et créé 7 000 emplois dans l’industrie cinématographique. La question du financement et des fonds engagés est en réalité essentielle. Les avantages fiscaux auront permis de nous rendre concurrentiels sur ce marché. Bernard LANDRY Jacques Chirac vous avait prévenu il y a de nombreuses années de l’imminence du désastre, en raison du niveau trop bas des digues. Il avait raison. Erik IZRAELEWICZ René Carron, j’aimerais recueillir votre avis sur cette étude et la relation entre l’intensité culturelle et l’efficacité économique. René CARRON Président, Crédit Agricole S.A. (France) Dans la mesure où nos deux amis ont parlé à de multiples reprises de rentabilité, je vais m’affranchir de ce sujet. En tant que banque, nous n’avons pas à nous substituer aux collectivités ou à la puissance publique. Dans le cas de fonds publics, nous vérifions simplement que l’investissement 67 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org contribuera à créer un véritable centre de vie animé. Nous agissons de la même manière pour les investissements réalisés par des associations qui regroupent des acteurs publics. Renaud Donnedieu de Vabres, ancien ministre de la Culture ici présent, et ses successeurs, savent bien que nous restons un acteur incontournable dans nos régions, de même que sur le plan national, dans les musées plus particulièrement. De par son organisation, le Crédit agricole se veut un acteur de la cité. Il veut participer à tout ce qui fait la vie de la cité, qu’il s’agisse ou non d’investissements culturels, qui, dans bien des cas, demeurent une référence à notre histoire et à notre culture. Ceux-ci établissent aussi, dans beaucoup de communes, un lien social fort entre les habitants. A partir des sujets relevant du domaine culturel, il devient possible de faire travailler ensemble des personnes d’opinion différente. Elles trouvent ainsi un moyen d’agir ensemble. A travers cette action, nous voulons que la culture participe plus étroitement à notre identité et contribue à la faire mieux connaître. Je pourrais faire aujourd’hui l’inventaire de nos réalisations, en, France et hors de France, inspirées par cette démarche. Nous sommes ainsi intervenus en Russie, au Musée de l’Ermitage, pour aider à la restauration des salles de peintures françaises, et comme partenaires du Théâtre Mariinski, en accompagnant ses co-productions avec le Théâtre du Châtelet ; en France nous sommes partenaires de plusieurs musées et de nombreuses manifestations culturelles régionales et locales, mais l’essentiel ne réside pas à ce niveau. Réfléchissons un moment à l’avenir. Nous ne sommes pas confrontés en ce moment à une crise, mais à une série de mutations. Cela nous conduit à nous poser un certain nombre de questions, notamment, s’agissant de la culture : quelle doit être, dans le monde de demain, que nous espérons meilleur, la place de la culture et du fait culturel ? Mais aussi, parce que cela conditionne l’engagement dans le domaine culturel de nos entreprises : quel sera le profil du dirigeant de demain ? J’ai entendu, à l’occasion de cette crise, s’exprimer des personnes enrobées dans leurs certitudes qui se recroquevillaient sur leurs savoirs. Ils ressemblaient aux PDG d’antan, alors même qu’ils auraient dû, face à ces mutations de grande ampleur, préfigurer le futur directeur général. Je formule le vœu que le chef d’entreprise de demain se mue en chef d’orchestre. Ensuite, comment, dans un monde qui s’ouvre et se globalise, et où la tentation est grande de tout ramener à la logique du marché et à des règles obligatoirement uniques, comment éviter de passer tous nos pays à la moulinette du marché qui détruit les cultures et les histoires ? Le fait culturel se trouve au centre de cette question. Notre plus grand défi à l’heure actuelle réside assurément dans notre capacité à nourrir le monde. Ceci passera par des efforts culturels, de compréhension et de respect des identités et par le fait de pouvoir relever, ensemble, tous les défis qui se dressent devant nous. Comment allons-nous traiter le problème de l’eau et celui de l’énergie ? Comment allons-nous résoudre la question de l’environnement ? Enfin, comment allons-nous rendre compatible la logique marchande avec celle d’espaces qui présenteront une forte identité ? Sans réponse à cette question, nous ne serons jamais en mesure de mettre au point des logiques agricoles dans les pays qui en ont véritablement besoin. En l’occurrence, mettre en place une logique de marché à ce niveau équivaut à accepter qu’une grande partie de l’humanité meure de faim demain. Nous ne pourrons plus alors nous comporter de la manière hypocrite qui a été la nôtre jusqu’à ce jour. Nous devrons bien nous attaquer à ce problème. Vous avez certainement l’impression que je m’éloigne du sujet qui est le nôtre aujourd’hui. Toutefois, je reste persuadé que la culture ne saurait être indifférente à ces défis qui se dressent devant nous. Le paysan que je suis pense que l’un des amplificateurs de la crise, telle que nous la ressentons dans nos pays, trouve ses racines dans le fait que l’homme et la femme de 2009 n’ont rien à voir avec 68 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org l’homme et la femme de 1969. Leurs attentes sont totalement différentes, alors même que les structures politiques, économiques et sociales n’ont pas évolué. La culture a sans doute un rôle à jouer dans la prise de conscience de ce problème. Enfin, il faut avouer que cette crise traduit la dictature des sachants sur le bon sens. Il faudra bien que nous acceptions que, face à des savoirs parcellisés qui conduisent à des certitudes erronées, nous devons adopter des approches plus globales et les conjuguer. Les deux cancers qui nous menacent sont la certitude et la suffisance. Je pense que la culture pourra nous éviter ces travers. Bernard LANDRY N’étant pas Français, je peux me permettre d’être flatteur à l’égard de ce pays. Si Joseph Stieglitz parvient à mettre au point un indice dépassant le PIB, la France risque de gagner quelques places au classement des nations. Il vient plus de touristes dans votre pays que vous n’avez d’habitants. Vous disposez de belles montagnes et de jolis cours d’eau, mais c’est pour votre patrimoine culturel et votre gastronomie qu’ils viennent chez vous. J’espère que le Québec saura vous suivre sur ce chemin. Vous avez fait allusion à la crise actuelle. Je pense qu’elle trouve en partie ses racines dans un véritable manque de culture. Lorsque le communisme s’est effondré, certains esprits incultes, à Chicago notamment, ont cru que l’heure était venue du capitalisme ultralibéral triomphant. Il s’agissait là d’une très grave erreur. Un esprit raffiné et humaniste ne commettrait pas ce genre d’erreurs, qui relève d’un matérialisme invraisemblable. La culture constitue un antidote à cette bêtise. C’est pourquoi je nourris un rêve. Le rapport Brundtland, qui a fait surgir la notion de développement durable, ne parlait pas uniquement d’écologie. Il évoquait le développement humain en général et, à ce titre, le développement culturel, en particulier. Je rêve que des personnes, aussi motivées que les écologistes qui nous ont rendu d’énormes services au cours des 25 dernières années, au point que leurs prises de position suscitent désormais un consensus auprès de tous les gouvernements du monde, s’unissent pour défendre la culture. J’ai fait beaucoup d’économie au cours de ma carrière et j’ai pu constater que la croissance matérielle n’était en rien liée au bonheur humain. J’ai bien peur que, pendant que le PNB croissait, notre bonheur collectif reculait. Quel est l’idéal de l’humanité ? Ne s’agit-il pas de rendre les hommes plus heureux et plus épanouis ? Cette crise qui a fait des milliards de malheureux de par le monde devrait nous apprendre à nous concentrer sur le bonheur humain et la culture. Peut-être alors connaîtrons-nous plusieurs décennies glorieuses. Mitchell J. LANDRIEU Je voudrais formuler deux observations. Lorsque la population de la Louisiane a subi le traumatisme de l’ouragan Katrina, nous avons vu déferler une vague médiatique. Les indicateurs économiques ont tous fortement régressé. Pour autant, la joie de vivre de ses habitants n’a pas été atteinte. D’un côté, il est possible de considérer le rapport entre la culture et l’activité économique. Il s’agit alors de vérifier si la culture génère des bénéfices pour une société. De l’autre, nous devons nous poser la question de notre ouverture culturelle. Au risque de froisser certains, je suis persuadé que votre banque a contribué de manière énorme et s’est inscrite dans une action philanthropique culturelle impressionnante. Je suis certain que vous n’hésitez jamais à contribuer lorsque l’on s’adresse à vous pour aider à la construction d’un opéra ou d’un cinéma. Cependant, si je m’adressais à votre banque en vous présentant un projet de plusieurs dizaines de millions de dollars pour créer un musée, seriez-vous prêt à me prêter l’argent, si vous n’étiez pas certain de le récupérer ? 69 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org René CARRON Je vous répondrai évidemment non, parce que je ne prête que l’argent qui a été déposé dans ma banque. Je serais irresponsable si je vous faisais une réponse différente. Vous me demandez en quelque sorte si vous pouvez construire un musée que ma banque paiera. Convenez que cette question est pour le moins inconvenante. En revanche, si vous nous présentez le projet de création d’un projet animé, qui apporte une valeur ajoutée économique à un territoire, et m’invitez à prendre le risque à vos côtés, je suis prêt à vous répondre oui. Le risque n’est pas le nôtre, il est celui des déposants. J’irai plus loin encore. Si votre projet s’avère intéressant, il serait envisageable, au travers de notre Fondation, de vous apporter une subvention directe. La Fondation du Crédit Agricole « Pays de France » n’a pas encore un rayonnement international. Elle a su cependant montrer son utilité dans toutes les régions de France et, avant tout, dans les régions rurales. Plus que d’autres, celles-ci ont besoin de conforter leur vie sociale, ce qu’elles peinent à faire à l’heure actuelle. Bernard LANDRY Je vais tenter de régler ce malentendu. En tant que banquier, vous prêtez l’argent qui vous a été confié. Votre interlocuteur a cependant vu des banquiers prêter l’argent qu’ils n’avaient pas. René CARRON Ils ont même prêté à des personnes qui n’étaient pas en mesure de rembourser. Cela nous a coûté suffisamment cher, car s’ils ont prêté, c’est nous qui avons payé au final. Bernard LANDRY Je dois vous dire qu’au Québec, la moitié du commerce bancaire est assuré par une coopérative. Mitchell J. LANDRIEU Ce matin, nous avons fait valoir le fait que rien n’était gratuit. Mes amis de la communauté culturelle agissent comme si tout était gratuit. Nous pouvons nous présenter auprès de tous les banquiers du monde et demander 100 millions de dollars pour la création d’un musée ou d’un opéra, mais sans garantie de retour sur investissement et de développement durable du projet, sans un modèle économique capable d’alimenter les travailleurs du secteur, nous ne parviendrons jamais à décrocher les financements. En Louisiane, notre espoir réside dans un modèle d’activité qui préserve la richesse culturelle, en créant une valeur économique ajoutée. Sans cela, nous avons peu de chances de nous en sortir. Même avec un partenaire bienveillant, il est impossible d’avancer sans document assurant la rentabilité du projet et le temps qui sera nécessaire au remboursement. Certaines banques prendront toujours plus de risques que d’autres, mais les acteurs financiers essaient tout de même de les réduire autant que possible. Pour trouver les capitaux dont nous avons besoin, il nous faut agir de manière plus proche des règles traditionnelles du marché, faute de quoi nous ne parviendrons pas à décrocher les fonds dont nous avons besoin. Erik IZRAELEWICZ J’ai cru comprendre que vous aviez trouvé un accord. 70 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org René CARRON J’apprécie votre humour et votre aptitude à conclure les accords rapidement. Je n’ai pas votre capacité en la matière ! Nous sortons d’une période tourmentée et le groupe que je préside a créé en 2008 la « Grameen Crédit Agricole Microfinance Foundation » pour le microcrédit dans le monde avec Muhammad Yunus, Prix Nobel de la Paix. Lorsque nous nous sommes lancés dans ce projet, on nous a taxés de « paysans », ce que nous sommes, d’ailleurs. On nous disait qu’un banquier digne de ce nom ne se lancerait pas dans un tel projet en pleine tourmente financière. J’ai répondu simplement que le Crédit agricole était né il y a un siècle du microcrédit, considérant qu’il était impossible de financer le monde agricole avec le taux de l’usure. C’est cette communauté qui a été créée pour mutualiser l’argent des paysans les plus âgés pour le prêter aux jeunes qui s’installent dans le métier. Aujourd’hui, en prêtant 100 dollars à une famille du Bangladesh, nous lui donnons le pouvoir de passer du statut de victime de son destin à celui d’acteur de son futur. Tel est le premier maillon de la chaine de la dignité humaine. Lorsque nous conjuguons cet élément avec le fait culturel et l’identité locale, nous voyons bien que ces deux éléments sont complémentaires. L’un ne va pas sans l’autre. Avec ce type de financement, nous permettons à ces personnes de mettre en valeur leur histoire et leur identité et de s’inscrire pleinement dans le monde actuel. Erik IZRAELEWICZ Bernard Landry et Mitch Landrieu, si un élu venait vous voir aujourd’hui pour prendre conseil auprès de vous pour dynamiser le territoire qu’il dirige sur le plan culturel, quelle recommandation formuleriez-vous ? Bernard LANDRY Je l’encouragerais à se montrer courageux et lucide, à établir un diagnostic comme Alain Juppé et Michel Rocard ont su le faire, avant de le mettre en application au niveau du territoire qu’il dirige. Permettez-moi, pour terminer, une petite blague en direction de mon cousin. Mes ancêtres, comme les vôtres, sont Acadiens. Ils ont été déportés brutalement. Les Acadiens ont en effet subi une dure répression qui a fait 10 000 morts et deux fois plus de déportés. Aujourd’hui, nous appellerions cela un crime contre l’humanité. Ils sont revenus de la Louisiane jusqu’au Québec à pied. Il leur a fallu pour cela des années, passées à gagner leur pitance en travaillant pour des paysans américains. A l’heure actuelle, ces personnes qui ont fait ce long voyage comptent 1 million de descendants au Québec. Si les Français s’étaient reproduits au même rythme, il y aurait aujourd’hui plus de Français que de Chinois. Mitchell J. LANDRIEU En Louisiane, nous avons bien pris conscience de l’ampleur de ce défi. Vouloir associer culture et économie implique de prendre un risque politique. Certaines de nos actions ont été couronnées de succès, tandis que d’autres se sont traduites par des échecs. Nous avons voulu créer des emplois autour de la culture et maintenir la richesse culturelle de notre territoire pour attirer d’autres activités encore, mais nous avons eu recours pour cela à des instruments bien précis. C’est dans cet esprit que nous avons mis au point des crédits d’impôt sur le cinéma. Nous avons aussi créé des districts culturels définis par les gouvernements locaux et le gouvernement au niveau de l’Etat. Nous avons autorisé les districts à réduire les impôts locaux concernant les donations artistiques. Nous 71 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org avons aussi ramené la musique dans toutes les classes de Louisiane, pour éviter qu’elle ne disparaisse. De même, nous avons pris toute une série de décisions qui ont pour but d’imposer un autre mode de pensée. En cela, je rejoins tout à fait les propos de René Carron sur le microcrédit en Afrique. L’idée est la même. Nous aidons une population à s’aider elle-même. Nous ne lui donnons pas directement de l’argent. Nous nous contentons de le lui prêter. Elle devra ensuite le rendre. C’est ainsi un modèle durable qui s’instaure, alors que j’ai pu constater que nous avions plutôt tendance à tendre la main plutôt que d’essayer de nous relever par nous-mêmes. Si nous voulons mettre en place un nouveau modèle économique durable, il faut bien prendre en compte la nécessité du retour sur investissement afin que chacun prenne en main son propre destin. Nous ne pourrons le faire qu’en nous appuyant sur la culture. Ce matin, le Ministre parlait de 500 000 emplois liés à l’économie de la culture. Il s’agit là d’une population puissante. Si elle était organisée et si elle avait conscience de la puissance de sa voix, elle serait en mesure d’imposer ses volontés aux gouvernants. Ce glissement vers la culture constitue bien un changement de paradigme. Notre avenir sera véritablement radieux à condition d’agir dans ce sens. René CARRON Vous aurez compris que je ne suis pas un spécialiste en matière culturelle. A vrai dire, la seule question que nous devons nous poser est : nos actions sont-elles en mesure d’élargir le champ du possible pour nos petits-enfants ? J’ai neuf petits-enfants et ils me procurent une véritable joie. Même sans être experts, lorsque nous nous posons cette question, nous comprenons que tout ce qui touche à la culture constitue un élément essentiel dans la confection du lien, face à une société qui tend à s’individualiser de plus en plus. Sans ce lien, nous ne pourrons pas offrir à nos petits-enfants un avenir à la hauteur de nos attentes. Je suis convaincu que la culture constitue un pilier de cet avenir pour maintenir le dialogue et le lien. Souleymane CISSE, réalisateur (Mali) En tout premier lieu, je tiens à remercier le Forum d’Avignon de nous donner la chance d’écouter de telles personnalités. Il y a une vingtaine d’années, le continent noir a été victime d’une oppression culturelle. Je n’accuse personne, mais je constate qu’à l’époque toutes les salles de cinéma ont été vendues ou privatisées. Face au FMI, nos Etats ont courbé l’échine. Aujourd’hui, la plupart des capitales africaines ne sont pas en mesure de proposer la moindre salle de cinéma à leurs habitants. Nous aura-t-il fallu une crise pour prendre conscience de l’importance de la culture ? Je ne pose pas cette question en tant que Malien ou en tant qu’Africain, mais en tant qu’humain. Mon éducation s’est faite dans les salles de cinéma. Il y a 20 ans, l’Afrique savait très bien ce qui se tramait. J’assiste à des réunions ici depuis 20 ans et je constate que les problèmes et les difficultés n’ont pas changé. J’avais l’impression qu’en assistant à des débats en Europe, quelque chose allait changer sur le continent dont je viens. J’espérais que les relations entre nos continents pourraient changer. Il n’en est rien. J’entends des discours magnifiques dans cette enceinte. Je rêve lorsque j’entends le représentant du Crédit agricole. Comment se fait-il cependant que ces si beaux discours n’aient pas été mis en œuvre plus tôt ? Pourquoi le FMI a-t-il exigé la fermeture des cinémas des Etats africains il y a 20 ans ? En tout cas, je vous remercie pour vos interventions pleines d’espoir. 72 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Mitchell J. LANDRIEU Je ne saurais répondre de manière précise à cette question. Je ne suis pas en mesure de juger la situation en Afrique. Toutefois, je peux vous dire que la Louisiane a connu la période la plus terrible de son histoire sur le plan économique après le passage des ouragans Rita et Katrina. J’ai alors assisté à une chose très surprenante. Alors même que beaucoup n’avaient ni maison ni travail, beaucoup se sont battus pour le maintien de la culture. Ils ont continué à venir en masse assister aux festivals de jazz. C’est comme si tous les habitants refusaient de renoncer à leur culture, qui est le ciment de la cohésion de cet Etat et qui représente une raison d’espérer. Le stade de l’équipe de football de la Nouvelle-Orléans a été complètement dévasté. Immédiatement, il a été reconstruit pour que l’équipe puisse rejouer rapidement. Les originaires de Louisiane qui étaient partis en Indiana ou en Illinois sont rentrés pour faire valoir leur sentiment d’appartenance. Ce n’est qu’ensuite que les politiques ont réagi. Je ne peux pas parler pour l’Afrique, mais je peux vous faire part de l’exemple que j’ai vécu. C’est grâce à la mobilisation des citoyens que les politiques se sont engagés pour promouvoir la culture. Eux-mêmes n’avaient pas eu cette intuition et n’avaient pas saisi l’importance de tout premier ordre de la culture. Ils pensaient qu’il fallait en premier lieu reconstruire les maisons, les infrastructures et les emplois. Le peuple nous a fait savoir que c’était par la culture qu’il fallait commencer. C’est cette décision que nous avons suivie. Renaud Donnedieu de Vabres Lorsque nous avons émis l’idée de créer ce Forum, nous n’avions pas l’intention de nous lancer dans une initiative classique comme ce qui se voit par ailleurs. Ce que nous voulions, c’était mobiliser les volontés pour réparer une injustice. Cette injustice réside dans le fait que les questions culturelles ne sont dans les discours rien d’autre qu’une citation élégante, placée à la fin. Elles ne sont jamais perçues, analysées et vécues comme un élément de stratégie préalable. Je me plais à répéter que, dans les discours, la recherche suscite des investissements, alors que la culture ne suscite que des dépenses. Cette façon de traiter le problème n’est pas sans conséquences. Ainsi que Nicolas Seydoux le rappelait, notre objectif est de rendre ce Forum inutile. Nous n’en sommes pas là. Aujourd’hui, nous constatons encore que les actions de solidarité internationale oublient dans une large mesure les questions culturelles. Il nous faut nous battre chacun dans notre pays pour faire de ces questions une priorité stratégique. L’enjeu que vous soulevez est bien plus que celui des loisirs des jeunes Africains. Il en va du développement de ce continent. Tel est le sens de l’action de l’UNESCO aujourd’hui, qui essaie de réparer les inégalités criantes entre le Nord et le Sud. Au cœur de l’esprit même du Forum d’Avignon, se trouve l’idée que les questions culturelles ne relèvent pas de l’esthétisme sympathique. Elles sont en réalité au cœur des priorités stratégiques. Souleymane CISSE Je ne suis pas rancunier. Je suis au contraire très optimiste et je crois à l’avenir. Mon continent va se développer. Je n’accuse vraiment personne. Si je suis présent parmi vous, c’est parce que je vois dans ce Forum une nouvelle plate-forme d’échange à un autre niveau. C’est la raison pour laquelle je me suis permis de prendre la parole aujourd’hui. Excusez ma nervosité. Le Lieutenant-gouverneur de Louisiane a bien saisi l’enjeu qui se profile devant nous. En Afrique, se développe aujourd’hui, avec succès, la pratique du microcrédit. J’ai pu constater en fait que ces 73 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org microcrédits ne font que tuer nos paysans, dans la mesure où les taux pratiqués relèvent de l’usure. Ils dépassent souvent les 20 %. Nous avons besoin de débats comme celui-ci pour évoluer. Aujourd’hui, le problème n’est plus celui de l’Afrique ou de l’Amérique. Il concerne l’humanité dans son ensemble, ainsi que le Président du Crédit agricole l’a bien relevé. Nous sommes confrontés à des problèmes humains. René CARRON Nous pourrions débattre longtemps de la question du microcrédit, qui a connu ses succès et qui a aussi connu des échecs. L’échec principal a trait à l’agriculture. Lorsque l’on prête à une famille qui ne se nourrit pas suffisamment, elle commence par se nourrir mieux avant de produire un peu plus pour financer son crédit. Or cette production supplémentaire suppose des capacités de stockage, de transformation et d’acheminement supplémentaires. Ce sont des banques publiques qui se sont lancées dans l’aventure du microcrédit avant de mettre un terme à l’expérience, faute d’une filière correctement organisée. En revanche, dans le domaine de l’artisanat et pour d’autres activités, la question de la filière ne se pose pas avec la même acuité. Je préside la Fondation FARM *Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le Monde+ qui a institué l’Université du coton en Afrique. Nous savons bien en effet que la production de coton en Afrique se trouve complètement déstabilisée par quelques milliers de producteurs aux Etats-Unis. Il nous faut mettre au point cette filière. Tout n’est pas parfait dans le monde du microcrédit. Il nécessite une formation et une pédagogie particulière. Le microcrédit ne peut réussir qu’en passant par les femmes, qui continuent en Afrique de gérer le budget familial. Il ne faut pas nier les excès, mais si nous nous lançons dans des projets visant à distribuer de l’argent qui ne coûte rien, tout cela s’arrêtera bien vite. Erik IZRAELEWICZ Merci à tous les participants de cette première table ronde passionnante. Je vous propose de passer immédiatement à la seconde table ronde. 74 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Vendredi 20 novembre Session La culture, enjeu économique ou symbolique pour le développement des territoires ? Table ronde 2 : Architecture et culture au cœur du projet urbain du 21ème siècle Erik IZRAELEWICZ Cette deuxième table ronde s’inscrit dans le droit fil de la première. Elle portera sur les questions d’architecture et de culture dans le cadre des futurs projets urbains. J’invite à nous rejoindre Michael Koh, un architecte qui vient de Singapour, où il occupe la fonction de Directeur du National heritage board. Cette fonction fait de lui en quelque sorte un « super » ministre de la Culture et du Patrimoine. Kjetil Thorsen remplace Finn Geipel, qui ne peut être présent parmi nous aujourd’hui. Cet architecte norvégien est le fondateur de l’agence Snøhetta. Il a travaillé sur les projets des bibliothèques d’Alexandrie et de La Mecque ainsi que sur le nouvel opéra d’Oslo. Chacun de ces bâtiments se distingue de par son insertion particulière dans le cadre culturel et dans la vie locale. Denis Valode, architecte de renommée également, a créé avec Jean Pistre un grand cabinet d’architecture. Ezra Souleiman, professeur de science politique à Princeton, après avoir enseigné à Sciences Po Paris, conserve aujourd’hui encore des fonctions d’enseignant aux Pays-Bas et en Italie. L’un de ces derniers ouvrages porte le titre : « Schizophrénie française ». Je propose également à Jean-Jacques Annaud, réalisateur, de venir nous rejoindre en tribune. Je parlais tout à l’heure d’un premier film qui passionne véritablement les Français, à savoir le grand emprunt. Il faut aussi en mentionner un autre, qui concerne le grand Paris. J’ai l’impression que plus on est petit et plus on voit tout en grand. Le grand Paris relève-t-il simplement d’un projet d’infrastructures et de transports ? Faut-il y adjoindre un volet culturel et architectural ? Nous n’allons pas uniquement parler de ce sujet, mais je pense qu’il peut ouvrir de manière intéressante notre débat. Tout d’abord, je voudrais poser une question à Michael Koh, dans le prolongement de la première table ronde. Lorsque je me suis rendu pour la première fois à Singapour, j’ai découvert un Etat industriel et industrieux. Depuis, Singapour est devenue une capitale financière. Vous affichez maintenant l’objectif de faire de cette cité-Etat un centre culturel mondial. Michael KOH Président directeur général, National Art Gallery et National Heritage Board of Singapore (Singapour) Je vous remercie tout d’abord pour cette invitation à ce Forum qui m’aura beaucoup appris. Les conclusions de l’étude d’Inéum Consulting démontrent l’existence d’une approche pragmatique à 75 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Singapour. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Pour autant, je souhaiterais prendre un peu de recul sur notre histoire. Singapour est une nation jeune, qui n’a gagné son indépendance qu’en 1965. Nous fêterons l’an prochain notre 45ème anniversaire. Notre territoire a toujours misé sur l’export. Il y a sept siècles, déjà, Singapour se trouvait à la confluence de toutes les grandes routes maritimes. En 1890, Singapour faisait figure de carrefour des échanges entre l’Orient et l’Occident. Aujourd’hui, nous nous retrouvons encore une fois à un carrefour au beau milieu des échanges financiers de l’ASEAN. Notre patrimoine est multiculturel et multi-religieux. Notre société se compose de descendants de Chinois, d’Indiens, de Malaisiens et d’Eurasiens qui vivent tous ensemble au cœur de l’Asie du SudEst, un territoire qui mêle des cultures très diverses. La tolérance religieuse et la méritocratie sont vécues chez nous comme un mode de vie. L’anglais reste la langue même de l’éducation. De fait, Singapour constitue un lien entre l’Orient et l’Occident, au cœur de l’Asie du Sud-Est. Sur le plan artistique et culturel, notre nation dispose d’un patrimoine très vivant. Singapour construit aujourd’hui son identité nationale par la culture, qui intensifie le lien social entre les différentes composantes de notre société. La construction de cette identité à partir de nos racines nous permet de nous ouvrir au reste du monde. Nous ne nous contentons pas de l’approche diplomatique et politique pour nous ouvrir vers l’extérieur. Nous essayons de devenir dans cet esprit des facilitateurs de la recherche transculturelle entre l’Orient et l’Occident. Je suis un Singapourien de troisième génération. Lorsque j’étais jeune, dans les années 60, Singapour n’était qu’une petite bourgade sale et encombrée, avec une odeur horrible qui s’échappait du fleuve qui traverse la ville. Depuis, Singapour a bien changé sous l’effet d’une politique pragmatique et d’une bonne gouvernance. Nous n’avons pas demandé d’aide, mais nous avons contracté des emprunts qui ont été remboursés. Nos habitants ont été pleinement engagés dans la démarche de reconstruction. Nous avons concentré notre action sur la qualité de vie, alors qu’autrefois, c’était la survie économique de la nation qui se trouvait au cœur des priorités. Une fois celle-ci assurée, nos dirigeants se sont tournés vers les questions culturelles, le patrimoine et l’identité nationale. Aujourd’hui, Singapour est connue pour son circuit de F1, une course nocturne très spectaculaire. La vie nocturne est d’ailleurs très développée dans la ville, qui a vu le Crazy Horse s’implanter récemment. Des danseuses seins nus s’y produisent chaque soir. En réalité, l’autorisation n’a été fournie que pour une seule année. Je ne suis pas certain que le public singapourien apprécie beaucoup ce genre de divertissement, quoique cela mérite réflexion. Nous sommes en train de réfléchir à l’avenir architectural de la ville. De nouveaux gratte-ciels devraient voir le jour près d’un grand parc en passe d’être aménagé. Il devrait ouvrir en 2012. De l’autre côté de la baie se trouvent les grands centres culturels avec un musée en construction. Le gouvernement a vendu un site, en vue de la construction d’un centre qui intègre un casino et un centre de convention. Ce casino financera le musée des arts et de la science qui doit voir le jour. Par ailleurs, un autre musée, consacré à l’art contemporain est en passe de voir le jour. Notre territoire ne s’étendant que sur 70 km2, les contraintes d’aménagement du territoire sont particulièrement importantes. Toutes les activités doivent trouver leur place. C’est pourquoi une planification centrale a été mise en place. Nous avons établi une liste de priorités. Nous essayons d’attirer les talents à Singapour et, pour cela, il faut leur proposer une qualité de vie certaine, une culture diverse et ouverte sur le reste du monde. Nous prévoyons d’implanter une grande galerie nationale des arts, d’une taille comparable au musée d’Orsay. 250 millions d’euros ont été consacrés à ce projet, qui doit attirer un public large. Son apport à la qualité de vie sur notre territoire devrait être particulièrement important. 76 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Eric IZRAELEWICZ Je souhaiterais vous poser une question, car des pays émergents sont en train de suivre aujourd’hui l’exemple de Singapour. Si j’ai bien compris, l’approche culturelle n’a été développée que dans un deuxième temps. La ville s’est construite à l’origine sans véritablement prendre en compte la dimension culturelle et ce n’est que dans une seconde phase, les besoins de base étant satisfaits, qu’il est apparu nécessaire d’investir dans la culture et l’architecture. Michael KOH Nous avons toujours eu une politique culturelle, mais il est vrai qu’aujourd’hui, nous investissons beaucoup plus dans la culture que par le passé. Nous voulons sans cesse rendre la ville plus belle et parvenir à une certaine forme d’excellence dans le domaine du design. Nous avons engagé des concours internationaux pour y parvenir, comme ce fut le cas pour la construction de la galerie nationale des arts. Un architecte français, le studio Milou, a d’ailleurs été retenu pour ce projet. De nombreux immeubles de la ville ont été construits par des grands noms, comme Kenzo Tange, I. M. Pei et Moshe Safdie. Bien entendu, certains architectes développent une grande vision et mènent leurs domaines vers de nouveaux sommets, mais nous recherchons avant tout l’authenticité. Nous sommes désormais détenteurs d’une identité certaine, qui se traduit dans la construction de nos gratte-ciels, mais aussi des jardins suspendus. Nous avons ainsi révolutionné l’approche architecturale concernant les centres commerciaux et le monde arabe s’inspire aujourd’hui de nos travaux. Ce sont des valeurs que nous avons cultivées et développées chez nous, en tant que Singapouriens, vivant dans les tropiques. C’est ainsi qu’un nouveau style de vie tropical se construit chez nous. Notre patrimoine s’appuie sur 5 700 bâtiments anciens qui ont été conservés. A côté de ces constructions anciennes, nous n’hésitons pas à parier sur de grands gratte-ciels modernes. Erik IZRAELEWICZ Denis Valode, dans quelle mesure l’architecture joue-t-elle un rôle plus important qu’autrefois dans les grands projets urbains ? Denis VALODE Architecte, Valode & Pistre (France) Les architectes défendent cette idée selon laquelle la culture doit gagner une place plus grande au sein de la ville. Dans ce cadre, l’architecture a un rôle particulier à jouer. Tout au long de la matinée, j’ai entendu des réflexions qui m’ont particulièrement interpellé. Nous avons par exemple consacré beaucoup de temps aux questions relatives à l’audiovisuel, à l’Internet, aux jeux vidéo et aux DVD. Un exposé intéressant a fait ressortir l’individualisme extrême qui marque notre société actuelle. Sur la base de ces constats et de ces réflexions, je me demandais quelle ville fabriquer. Si les hommes passent désormais l’essentiel de leur vie devant un écran, dans un monde virtuel, que nous reste-til ? Bien entendu, je suis persuadé que le monde est sans cesse à la recherche d’un équilibre. Ces personnes qui vivent dans un monde virtuel ont à mon sens besoin d’un monde matériel fort. Il nous appartient de saisir cette chance, pour attirer le public vers les musées. Je veux croire que le fait de 77 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org découvrir sur Internet des œuvres d’art va pousser ces hommes et ces femmes à découvrir des collections ailleurs que dans ce monde virtuel. L’enjeu pour nous, architectes, réside dans la construction du vivre ensemble, de faciliter les contacts physiques. Je suis ainsi frappé par la fascination des enfants pour le Trocadéro. Ils passent des heures dans ces jardins avec de grands bassins, qui abritent des poissons extraordinaires. Ce qui leur plaît en réalité, c’est de pouvoir toucher les poissons, qui se laissent caresser. Ils sont à la recherche d’un contact physique. Erik IZRAELEWICZ Peut-être que les écrans tactiles nous permettront de retrouver ces sensations sans sortir de chez nous. Denis VALODE L’effet ne sera certainement pas le même. Aujourd’hui, les architectes sont confrontés à un grand défi, celui de la durabilité et de l’environnement. Il nous faudra de fait construire de nouveaux types de bâtiments forts différents de ceux qui ont été érigés jusqu’alors, mais, surtout, nous serons amenés à intervenir sur les bâtiments existants. Les enjeux en la matière sont énormes. L’architecture est souvent décrite comme constitutive d’un patrimoine historique ou remarquable par ses gestes exceptionnels. En réalité, je pense que l’essentiel est ailleurs. Nous avons besoin de réhabiliter le patrimoine, mais il nous faut nous méfier des villes-musées, figées. Les villes doivent vivre au rythme de leurs habitants. Le geste architectural n’est pas la seule approche que nous pouvons mettre en œuvre en la matière. Au contraire, nous devons abandonner le fonctionnalisme, le modernisme et le post-modernisme, pour nous concentrer sur notre capacité à construire des bâtiments durables, aimables et évolutifs. Nous devons changer notre manière de concevoir et entrer dans une logique plus interdisciplinaire. L’architecture reste un art, visant à créer une œuvre et des symboles. Les symboles ne sont rien d’autre que des éléments reconnus par des groupes humains. Ce qu’il nous faut entreprendre, c’est un travail en profondeur sur ces groupes humains. Il nous appartient de développer demain le plaisir d’habiter, pour ces humains. Erik IZRAELEWICZ J’échangeais avec Nicolas Seydoux ce midi. Nous évoquions la multiplication des écrans dans notre vie, ce qui ne nuit pourtant pas à la fréquentation des salles de cinéma, qui continue de progresser. De même, les grandes expositions continuent de rencontrer des succès incroyables. La pratique de la lecture continue de gagner du terrain. Il faut donc croire que cette multiplication des écrans ne nuit pas à nos pratiques culturelles traditionnelles. Denis VALODE C’est en effet un constat rassurant, qui découle peut-être du fait que nous ne passons plus désormais que 10 % de notre temps à travailler. Cependant, ce chiffre me paraît un peu faible au final. Erik IZRAELEWICZ Je voudrais maintenant demander à Kjetil Thorsen de réagir à ces réflexions sur la place de l’architecture dans les projets urbains et à l’environnement culturel. 78 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Kjetil Tredal THORSEN Architecte, Snøhetta (Norvège) Ces réflexions sont tout simplement passionnantes. Lorsque nous travaillons sur un projet d’opéra ou de bibliothèque, nous sommes amenés à mener à bien un projet architectural dans le cadre d’un projet urbain déterminé. Avant toute chose, je tiens à établir une distinction claire entre le projet architectural et la conception. Le premier s’appuie sur l’industrie de la connaissance. Il implique un travail de recherche et de développement, qui trouve ses racines dans l’enseignement universitaire. Nous devons donc ne pas confondre le monde numérique de la création architecturale, industrie éminemment innovante, et l’acte de construction lui-même. La conception architecturale n’est pas liée à un contexte particulier. Nous pouvons très bien concevoir à Oslo un bâtiment destiné à être érigé en Arabie Saoudite. Cependant, le produit de l’architecture demeure complètement analogique. Autrement dit, dans son interprétation la plus profonde, il reste en permanence lié à un contexte. L’architecture n’existe pas en dehors d’un contexte. Elle ne peut que s’insérer dans un décor particulier, ce qui rend d’autant plus complexe le travail de l’architecte. L’architecture peut faire parfois du sur place. Elle ne génère pas nécessairement du mouvement. C’est tout le contraire avec le cinéma, où nous sommes assis alors que les images bougent. Les réflexions portaient en partie aujourd’hui sur le développement de l’individu dans la société. Il nous appartient de réfléchir au développement de l’architecture. Nous devons ainsi conjuguer singulier et pluriel. L’individu demeure la base d’un collectif plus large. Cette réflexion nous amène au travail interdisciplinaire dans le cadre de la création architecturale. Je peux être considéré comme un artiste. L’artiste peut être un ingénieur et l’ingénieur peut lui-même être un architecte. Cependant, au moment de la construction du bâtiment, chacun retrouve sa place. C’est pourtant au moment où chacun change de position que le travail devient le plus intéressant. Pour mettre au point une architecture liée au contenu, il faut tout d’abord s’approprier le médium. Comme l’Internet a connu une véritable révolution à partir de 2004, en devenant véritablement interactif, nous assistons à une même évolution dans le domaine de l’architecture. Ceux qui vont habiter le bâtiment s’approprient désormais un bâtiment et considèrent qu’il leur appartient. Dès lors, l’architecture efficace doit instaurer une intimité entre l’objet architectural et le public qui va l’utiliser. Les espaces doivent être généreux et sociaux. La notion de performance du bâtiment devient centrale. En changeant de lieu, chacun doit comprendre qu’il change de situation. Nous nous inscrivons aujourd’hui dans le cadre d’une architecture intégrée, interactive, faisant intervenir le public depuis la base. Cette architecture doit aussi prendre en compte l’environnement, mais aussi se montrer très généreuse. Elle doit permettre le développement de l’individu et de la société dans son ensemble. Ceci nous amène à une nouvelle forme d’esthétisme, différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. En prenant en compte les aspects environnementaux, nous ferons émerger de nouvelles réalisations. La forme va désormais tenir compte de l’environnement. Erik IZRAELEWICZ Pourriez-vous illustrer votre propos à partir de vos propres réalisations ? Vous êtes à l’origine du nouvel opéra d’Oslo, de la bibliothèque de La Mecque et celle d’Alexandrie. Comment avez-vous intégré ces réflexions ? 79 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Kjetil Tredal THORSEN Peut-être faudrait-il commencer par la bibliothèque d’Alexandrie, qui est un mythe, qui ne vit que dans le seul esprit des historiens. Dans un pays qui compte autant d’analphabètes, il semblait quelque peu hérétique de construire un bâtiment si coûteux consacré au livre. Je pense au contraire que c’est justement le haut niveau d’analphabétisme qui justifiait cette action. Il est important de créer des bibliothèques accessibles à un public très large. A Alexandrie, 3,5 millions d’habitants ne pouvaient ainsi accéder à la moindre bibliothèque. En bâtissant cet ouvrage, nous faisons naître également l’intérêt pour la littérature. Par ailleurs, cette bibliothèque est devenue l’une des deux archives de l’Internet de par le monde. Pendant un an et demi, nous nous sommes battus pour défendre un bâtiment ouvert au public, sans armée de vigiles ou de caméras. Cette ouverture était selon nous la seule manière de rendre ce projet démocratique. Pour l’opéra d’Oslo, nous avons imaginé un concept tout à fait différent, puisqu’il est possible de marcher sur le toit, puisqu’il est aménagé en pente jusqu’au sol. Il a été visité d’ailleurs par des millions de personnes et cet opéra connaît un succès incroyable, puisqu’il n’a pas désempli depuis deux ans. Ces personnes qui ont arpenté le toit ne sont pas forcément des amateurs d’opéra, mais nous voulons croire qu’ils le deviendront. La première fois, ils se contentent de grimper tout en haut du toit. La suivante, ils rentreront à l’intérieur du bâtiment pour aller voir une œuvre. Nous avons ici misé sur l’innovation. L’architecture s’inscrit en l’occurrence dans le cadre de l’industrie de la connaissance. La construction de la bibliothèque de la Sainte mosquée de La Mecque constitue un projet complexe. Un projet qui renie les critères de l’architecture locale est systématiquement voué à l’échec. Je vois l’architecture comme le meilleur moyen de prendre le pouls d’une société. Les architectes sont toujours pragmatiques dans leur réalisation. Ils ne font qu’emprunter la scène sur laquelle se déroule la vie de la société. Erik IZRAELEWICZ Merci. Ezra Souleiman, nous n’avons pas encore évoqué la question de l’insertion des universités et des écoles dans la ville, alors même qu’il s’agit de l’un des éléments majeurs de l’attractivité d’une ville. J’aurais souhaité vous interroger sur ce point, à moins que vous ne préfériez réagir sur ce qui a été dit au cours de cette table ronde. Ezra SULEIMAN Philosophe, Professeur, Princeton (Irak – Etats-Unis d’Amérique) Vous souhaitez peut-être que je revienne sur les paroles du Lieutenant-gouverneur de Louisiane. Son point de vue est en effet de nature à choquer certains Français. Dans l’esprit de nombreux Français, la culture ne peut être assimilée à une industrie lucrative. La demande n’est pas suffisamment forte, en comparaison des coûts, pour que des entreprises privées gèrent ou créent des musées. Partout, ces activités échappent au secteur marchand. Mitch Landrieu a parfaitement raison lorsqu’il déclare qu’un projet doit être validé sur le plan économique avant d’être mis en route. Les rentrées prévisionnelles doivent être estimées, afin que les banques soient assurées de retrouver l’argent investi. Cependant, le remboursement dépend en réalité du montant des donations pour l’essentiel. 80 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org C’est l’attractivité du territoire qui occupe le cœur des débats de cette session. Aux Etats-Unis, les universités jouent un rôle central en la matière. Le rapport qui nous a été présenté démontre que les villes qui concentrent le plus grand nombre d’étudiants sont aussi celles qui vont développer une offre culturelle large, à même d’attirer touristes et investissements. Aux Etats-Unis, les universités font venir à elles la culture. Toutes disposent de grands amphithéâtres, à même d’accueillir de grands concerts ou des pièces de théâtre. Les grandes universités ont créé leur propre musée. Je crois savoir qu’aucun de ces musées n’a jamais acheté de tableau. D’où proviennent donc ces tableaux magnifiques ? Ce sont uniquement des donations. L’entretien est aussi assuré par le biais de donations. Les universités se sont donc entourées d’îlots culturels, qui rendent les environs très attractifs pour les industries. L’université dans laquelle j’enseigne a attiré autour d’elle de nombreuses entreprises au fil des ans, pour partie des entreprises françaises. Les hommes d’affaires qui exercent leur métier à Detroit fuient la ville. Ils recherchent des lieux qui leur offrent des conférences, des poètes, du théâtre… Ils préfèrent donc s’installer à plus d’une heure de leur lieu de travail pour vivre dans un cadre plus attractif que celui de la ville. L’université du Michigan leur offre cette opportunité. Le rapport a également mis en évidence le fait qu’aux Etats-Unis, les universités ont tendance à s’accaparer les activités culturelles. Les poètes, les romanciers et les artistes trouvent pour une grande part refuge dans les universités. Ces lieux en profitent pour construire une offre culturelle riche. Je voudrais revenir un instant sur la question du financement. A ce propos, je ne peux cacher mon pessimisme, particulièrement pour la France. Dans ce pays, l’argent injecté dans le secteur a permis d’édifier de nombreuses institutions qu’il faut maintenant préserver. De nombreux artistes et créateurs dépendent directement de ces institutions et je crains que, dans un avenir proche, les crédits ne soient plus disponibles. Nous sommes à l’aube de bouleversements considérables dans le financement du secteur. Je ne sais pas comment cette question sera réglée à l’avenir. Il ne suffit pas de dire, comme le Lieutenant-gouverneur l’affirmait, qu’il suffit de s’assurer de la viabilité économique d’un projet culturel pour qu’il se réalise. Il s’agit là d’une vision très simple. Ce travail est essentiel et tout élu local américain en a parfaitement conscience. Cependant, au-delà du financement du projet, encore faut-il assurer son entretien. A mon avis, c’est à ce niveau que réside le problème essentiel. Je suis persuadé que notre conception du territoire et de la culture est en passe de changer. Vous avez certainement abordé ce sujet au cours de la matinée. Toutes les enquêtes montrent bien que les jeunes générations n’ont pas la même conception du territoire que nous. Les jeunes ne se déplacent pas pour profiter de la culture ; c’est la culture qui vient à eux. De fait, la notion de territoire évolue considérablement. Les jeunes générations développent ainsi une culture d’expression plutôt que de consommation. Par exemple, les opéras joués au Metropolitan museum sont retransmis dans des cinémas à travers le pays en direct. Ainsi, l’idée consistant à développer la culture sur un territoire pour attirer l’investissement sera prochainement dépassée à mon sens. Erik IZRAELEWICZ Voilà qui est passionnant. Jean-Jacques Annaud, vous avez l’occasion de beaucoup voyager pour présenter vos films. Comment percevez-vous le rôle de l’architecture dans le cadre des projets urbains ? 81 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Jean-Jacques ANNAUD Réalisateur (France) J’apprécie beaucoup les architectes. Longtemps, j’ai regretté de ne pas en connaître suffisamment, tant il existe un rapprochement clair entre leur métier et le mien. Nous pratiquons des arts onéreux, où le secteur public occupe une place importante. Nous mettons au point des projets qui vont s’étaler sur plusieurs années, autour d’une équipe choisie, avant de nous séparer. A l’origine d’un projet, nous sommes contraints de multiplier les réunions avec les financiers. Nos démarches sont donc relativement parallèles et nous avons beaucoup en commun. Mes rencontres avec les architectes sont par conséquent toujours passionnantes et je dois avouer qu’hier, nous avons eu une conversation très intéressante au cours de notre voyage en train. Je reviens en ce moment du Golfe persique. Lorsque j’entendais le Lieutenant-gouverneur de Louisiane demander à René Carron s’il pouvait lui prêter plusieurs dizaines de millions de dollars, sans assurance concrète concernant leur remboursement, je pensais au fait que, dans les pays du Golfe, des prêts plus importants encore sont consentis sur des projets voués à l’échec, car il est impossible d’attirer suffisamment de public dans des pays qui n’ont rien à offrir à l’origine. De fait, les constructions hors contexte se multiplient, sans aucune assurance concernant le public à qui elles s’adressent. Je vous parle ici de Doha, au Qatar, un territoire grand comme le tiers de la Corse, qui est assis sur une réserve équivalent à 400 ans de consommation de gaz naturel. Ne sachant que faire de son argent, Doha a construit un musée. La ville a confié ce projet de 200 millions de dollars à Ieoh Ming Pei. Le problème est que Doha n’a rien à mettre dans son musée. La Louisiane jouit d’un grand passé culturel, qui vous submerge immédiatement. Au Québec, où j’ai vécu un temps, le pays vibre de culture. Dans ces territoires, les constructions se font dans le contexte. A Doha, c’est tout l’inverse. Les constructions sortent du néant, sans aucune fondation. Doha construit un musée, avant de se demander quelles œuvres il va abriter, pour enfin se préoccuper du public qui pourra le visiter. Le hasard a tout de même fait qu’il y a un peu plus d’une dizaine d’années, la BBC a fermé ses bureaux au Moyen-Orient et le Qatar a récupéré les journalistes de la BBC pour fonder Al Jazeera. La ville est maintenant construite autour d’un média hyperpuissant, le seul à s’adresser à l’ensemble du monde musulman qui représente 1,5 milliard d’individus. Pour que ces journalistes restent à Doha, les autorités leur construisent des immeubles très plaisants, font venir des restaurateurs mondialement reconnus et multiplient les salles de cinéma. Ceci répond d’ailleurs à la question de Souleymane Cissé. Le pays regorge tellement d’argent que l’on construit à tour de bras, en espérant que les Philippins employés à la construction des immeubles, qui n’ont aucune vocation précise à l’heure actuelle, finiront par aller au cinéma. Renaud Donnedieu de Vabres a négocié le partenariat du Louvre avec Abu Dhabi. Ce projet entre dans la même logique. Ne sachant vraiment que faire de son argent, Abu Dhabi a décidé d’investir dans la culture, avec cet espoir, qui n’est pas dénué de tout fondement, que les médias et la culture vont générer une identité nationale pour l’heure inexistante. Il ne faut pas oublier que le Qatar n’a jamais que 20 ans. Il essaie simplement de se distinguer de l’Arabie Saoudite, qui représente le frère ennemi. Les Emirats s’enfoncent dans une situation complètement farfelue, où la question de la rentabilité n’existe pas. Il s’agit de se fabriquer une identité culturelle. Nous évoquions tout à l’heure le projet de bibliothèque coranique. Il faut rappeler à ce sujet qu’il y a vingt ans, le monde arabe ne comptait 82 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org qu’une seule bibliothèque, au Caire. Le principal problème consiste à retenir les journalistes d’Al Jazeera, énorme groupe médiatique. En effet, ceux-ci préfèrent travailler pour la télévision tunisienne ou marocaine, dans la mesure où ces pays sont bien plus attractifs et vivants. Rabat et Tunis sont des villes vivantes. Doha n’est qu’un magasin d’exposition pour architectes. Sur une lagune, se dressent 150 tours incroyablement belles. Lorsque l’on s’enquiert de leur utilité, personne n’est à même de répondre. Cela a pour le moins le mérite d’être beau. Cependant, tout ceci est hors contexte. Là-bas, je m’imaginais le travail des architectes, condamnés à imaginer des projets sans but précis. Il est logique qu’il en ressorte de tels bijoux pour vitrine d’exposition. Je ne suis pas en train de tirer les conclusions du débat. Je voulais simplement m’inscrire en faux par rapport à la logique traditionnelle de la rentabilité. Doha ne rentre pas dans ce cadre. Comme en France à la Renaissance ou en Hollande au XVIIIème siècle, les souverains qui ne savent que faire de leur argent investissent dans l’art, la communication et le savoir, parce que c’est chic. Je souhaite un bel avenir culturel aux pays du Golfe. Erik IZRAELEWICZ Merci beaucoup. Je vais maintenant passer la parole à la salle. M. Mohammed Aziz BEN ACHOUR, ancien Ministre de la Culture (Tunisie) Je voulais avant tout saluer la qualité des débats et des échanges. J’ai été interpellé par l’intervention de Jean-Jacques Annaud, qui a évoqué les changements rapides qui se produisent dans les pays du Golfe. Selon moi, ils traduisent une politique volontariste et non une situation farfelue. Il convient à mon sens de saluer l’effort de pays comme le Qatar. Ce pays éminemment riche consacre des sommes très importantes à la culture. Le musée ainsi construit est un modèle du genre et il n’est pas vide. Il est rempli par des collections provenant du mécénat. En qualité de Directeur général de l’organisation des Etats arabes pour l’éducation, la culture et les sciences, je peux vous assurer que les pays du Golfe consacrent beaucoup d’argent à la promotion culturelle dans le monde arabe et musulman, mais aussi en Europe. Certains princes saoudiens et d’autres monarchies pétrolières font profiter de leur générosité des institutions aussi prestigieuses que le musée du Louvre. C’est un positionnement à mon sens fort intéressant de la part de personnes qui auraient fort bien pu se contenter de vivre de la rente pétrolière. J’ai le plus grand respect pour Jean-Jacques Annaud, compte tenu de ses œuvres et de sa contribution au septième art, mais je tiens à corriger son propos sur le fait que le monde arabe ne contenait jusqu’alors qu’une seule bibliothèque. En effet, pendant plusieurs siècles, le monde arabe était le phare de la culture et de l’esprit de par le monde. Il regorgeait alors de bibliothèques, du Moyen-Orient jusqu’au désert de l’actuelle Mauritanie. Vous savez tous combien sont importants les manuscrits retrouvés dans cette région du monde. Plus proche de nous, la bibliothèque nationale de Tunis constitue à mon sens un modèle du genre. J’ai eu l’honneur et le plaisir de contribuer à ce projet à l’époque où j’étais Ministre de la Culture. Mes amis Européens savent bien que cet établissement est l’un des plus modernes de par le monde. Au-delà, un travail remarquable a été mené dans l’ensemble du monde arabe autour de la lecture. Je ne m’étendrai pas plus longtemps et vous remercie encore. Jean-Jacques ANNAUD Avec beaucoup d’amitié, je tiens à préciser que mon prochain film traitera du monde arabe et de sa culture. Lorsque je parlais de l’absence de bibliothèques, j’évoquais le monde arabe stricto sensu, 83 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org c'est-à-dire la péninsule arabique. Je connais bien les grandes bibliothèques de Damas, de Bagdad ou de Téhéran. Je suis très sensible au fait qu’une partie de l’argent du pétrole soit investi dans l’art, le cinéma et la télévision. Cela me touche profondément. Je tenais simplement à évoquer la spécificité du contexte architectural. Tunis, Tripoli ou Tanger offrent une unité qui ne se retrouve pas dans les villes du Golfe qui poussent comme des champignons. Pour l’instant, ces pays semblent totalement artificiels sur le plan architectural. De la salle Après avoir travaillé en France, j’exerce désormais au Brésil, grand pays, qui ne saurait être qualifié d’émergent, car il a émergé. Le Brésil a développé sa réponse propre concernant la notion d’intervention urbaine. L’ancien maire de São Paulo intervient directement dans les favelas pour y faire émerger une classe moyenne par le biais de la culture. Plutôt que de répondre par des gestes architecturaux, le Brésil a fait le choix du pragmatisme, en mettant au point des lieux qui associent théâtres et crèches. Les écoles et les consultations des médecins viennent souvent se greffer sur place. Ce sont des lieux d’exposition qui naissent ainsi. Actuellement, nous travaillons sur un projet de centre d’art de 3 000 mètres carrés implanté dans une favela. Le geste architectural s’accompagne d’une réflexion sur l’intégration dans ce cadre urbain particulier. Erik IZRAELEWICZ Pour conclure, j’aimerais vous poser à tous la même question. Pourriez-vous évoquer chacun un exemple d’insertion architecturale réussie dans un projet urbain ? Quel est l’exemple qui vous semble le plus intéressant ? Ezra SULEIMAN Souvent, concernant toutes ces constructions architecturales culturelles, l’architecture se suffit à elle-même. Par exemple, la ville de Bilbao était autrefois assez triste et n’avait que peu d’atouts. La construction du musée Guggenheim a fait beaucoup pour cette ville. Doha et Abu Dhabi espèrent certainement suivre ce chemin, grâce à ces constructions hors norme. Denis VALODE Cette question est difficile. Je ne parlerai pas d’un bâtiment que j’ai construit, sauf peut être de Bercy-village. Cette réalisation s’inscrit dans le cadre d’une réhabilitation du patrimoine. Aujourd’hui, ce type d’opérations donne le loisir de créer quelque chose que nous n’aurions jamais eu l’occasion de construire sans l’existant. Au moment de son inauguration, tous les spécialistes affirmaient que ce centre commercial n’aurait jamais le moindre succès, dans la mesure où il sort des canons existants, à savoir le mail couvert avec deux locomotives à chaque bout. Complètement atypique dans sa conception, Bercy-village est pourtant devenu le centre commercial le plus attractif de la capitale. Cet exemple nous montre que l’exploitation d’un contexte particulier mêlant neuf et réhabilitation, sur la base d’un tracé historique qui s’appuie sur le commerce existant plutôt que de le décréter représente un véritable enjeu. Il s’agit là d’une réalisation au final plus intéressante que les bâtiments uniques emblématiques. Michael KOH Je suis complètement d’accord avec les réflexions de Jean-Jacques Annaud. Il n’est pas possible d’importer une architecture en plein désert pour créer une ville à partir de rien. Doha recrée une 84 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org architecture occidentale en plein désert, sans aucun rapport avec le climat, dans tous les sens du terme. Il n’est pas possible d’acheter la culture française et de créer un Louvre ou un Centre Pompidou au beau milieu du désert. Il ne suffit pas de poignées de dollars et de décréter la culture. Il faut avant tout s’appuyer sur un écosystème existant. Cela étant, tout ceci me renvoie aux propos de Lawrence Lessig sur les notions de « copyright » et de « copyleft ». Tout dépend de la façon dont nous comprenons les situations. Nous sommes là pour vulgariser la culture pour le grand public. Le bâtiment du Federation square à Melbourne est l’une des œuvres architecturales que je préfère. Il est construit au-dessus des anciens réseaux urbains fort peu sympathiques. Il crée un pont entre quartiers riches et pauvres. Des écoles attirant des parents de toutes origines sociales se sont ainsi implantées à cet endroit, de même que trois petits musées, très attractifs pour la population locale. L’architecture est une réponse à la population et aux touristes. Tous les matériaux qui ont servi à le construire sont issus de la terre locale et c’est cette nouvelle Melbourne qui est offerte ainsi aux habitants. Kjetil Tredal THORSEN Il s’agit d’une question délicate, car la notion d’urbanisme n’est pas la même partout. Nous pourrions évoquer deux exemples. Je pense à une ville très ouverte et peu dense comme Helsinki où s’est implanté le bâtiment Chiasma. Chacun sait bien que la différence entre les catholiques et les protestants réside dans la longueur de l’ombre. C’est cette notion qui se retrouve là. Je voudrais aussi évoquer la création d’un musée historique au Portugal, dans une région complètement urbanisée, avec des rues de quatre mètres de large. Il n’est pas possible de juger qu’un projet est meilleur que l’autre. Tout dépend du contexte dans lequel il s’inscrit et de la situation locale. Si j’avais envie de plaisanter, je vous répondrais certainement les Pyramides du Caire. Jean-Jacques ANNAUD Je dois dire que je reste sous le charme de la rénovation de Ghadamès en Libye. Il s’agit d’une ville aux confins du désert, qui a été restaurée de façon remarquable, en utilisant la terre pour matériau premier. Les palais sont réhabilités à l’intérieur avec beaucoup de goût. Les maisons sont très fraîches, grâce à ce matériau particulier. Les palmiers n’ont pas été détruits et le système d’irrigation a été remis en marche. A côté, une ville nouvelle propose de très beaux hôtels dans le style du désert. J’ai trouvé cet endroit très plaisant, avec un dédale de ruelles qui créent une beauté envoûtante. Pour l’heure, c’est une ville un peu morte, car la Libye refuse de s’ouvrir pour des raisons politiques. Il est tout de même intéressant de constater que les habitants du lieu ont cherché à recréer leur identité. Il se dégage de cette ville une incroyable puissance, car elle a été reconstruite par les gens de la région, dans le respect des traditions. Elle est tout à la fois très fédératrice et moderne, autour d’un quartier où chaque habitant est connecté à Internet. Cette ville me donne l’impression d’être à même de faire le lien entre son futur et ses racines. Eric IZRAELEWICZ Je vous remercie. Je regrette tout de même que personne n’ait cité Avignon. Nicolas, je vous cède la parole pour conclure cette session. 85 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Nicolas SEYDOUX Je n’ai nullement l’intention de résumer ce qu’ont dit les responsables politiques, les philosophes et les économistes. Avant d’avoir pu prendre connaissance de son contenu, nous avions entendu beaucoup de bien de l’étude menée par Inéum. Les propos tenus au cours de ces tables rondes illustrent la diversité des points de vue et l’intérêt de nous projeter plus avant. Nous devons porter cette notion d’attractivité auprès de l’OCDE et de l’UNESCO, de manière à ce qu’elle se développe. La France s’enorgueillit du souvenir de Charles V et de François Ier. Pourtant, je ne suis pas certain que les paysans de l’époque ont beaucoup goûté la construction des châteaux de la Loire. Il en allait certainement de même au moment de la construction de Versailles. Les palais qui sortaient de terre n’avaient pas grand-chose à voir avec l’habitat traditionnel. Je pense, au contraire de certains, qu’il faut se réjouir du fait que certains personnages riches fassent appel aux services des plus grands architectes du monde et décident de rassembler les plus belles collections du monde. Qu’ont dû dire les Avignonnais lorsqu’ils ont vu s’ériger ces murailles et ce magnifique château ? Ils ont dû penser que cela n’avait rien à faire en Avignon. En tant qu’Occidentaux, nous ferions mieux d’accepter avec humilité que d’autres pays fassent mieux et plus que nous-mêmes, pour nous montrer d’ailleurs que nous devons nous aussi nous améliorer. Certes, des erreurs sont certainement commises dans ces pays, mais nous en avons aussi commis de nombreuses. S’il nous faut nous rendre dans les pays du Golfe pour découvrir les trésors de l’art islamique et de l’art chrétien, nous ne pouvons que nous réjouir de cet échange de culture. Or c’est exactement ce que ce Forum vise à promouvoir. 86 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Vendredi 20 novembre Débat à l’Université d’Avignon et des pays de Vaucluse Réinventer les médias à l’heure d’Internet Emmanuel ETHIS Président de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse (France) Pour sa deuxième édition, le Forum d’Avignon a cette année choisi de se décentraliser pour partie dans notre université. C’est un grand honneur de vous accueillir dans les magnifiques murs de notre établissement, mais également une véritable joie, au sens le plus scientifique et culturel de ce terme, car nous considérons tous ici que l’université est le lieu de prédilection pour réfléchir, pour imaginer, pour inventer avec ceux qui en seront les futurs acteurs, la pensée de demain, tant en matière de culture qu’en matière de sciences. Dieu sait combien cela est difficile, car la responsabilité de la transmission aux générations futures constitue une responsabilité qui nous importe au quotidien. Au demeurant, le niveau de l’investissement qu’une société place dans son enseignement supérieur et sa recherche exprime avec exactitude la confiance qu’elle place dans les structures en charge de former les générations futures, de penser l’innovation et d’inventer son avenir culturel. Il existe un grand point commun entre les mondes de la culture et de l’université. J’en ai eu la preuve tout au long de la journée, dans la mesure où nous avons tous pris l’habitude de la citation dans nos propos. Depuis ce matin, j’ai entendu citer Jean Vilar et Jean-Luc Godard, comme nous citons ici Max Weber, Aristote ou même Pierre Bourdieu. Nos deux mondes ont aussi en commun une curiosité. Ils ne citent jamais les gens qui fabriquent la pensée présente ou à venir. Nous ne citons jamais les jeunes. Nous ne citons que des anciens. C’est au reste une singularité de la pensée occidentale, comme si ce que pensaient nos jeunes n’était pas abouti, comme si cette pensée nous faisait peur. Pourtant, si l’on comprend la nécessité du cadre référentiel qui nous renvoie à l’histoire et au passé dans nos citations, il me semble que nous devons aussi adopter un regard qui nous permette de délier nos esprits et de faire rêver nos mémoires avec la vigueur et l’irrévérence de la pensée d’aujourd’hui. Nos jeunes chercheurs et nos jeunes étudiants, surtout lorsqu’ils sont issus de la province, ont des milliers de choses à nous dire et à nous apprendre. Au reste, nous nous plaisons à Avignon à raconter notre histoire, à rappeler que le projet de notre université est né en 1303, alors que les Papes voulaient contrecarrer le pouvoir intellectuel de la Sorbonne et du roi Philippe le Bel. Les Papes ont installé à Avignon toutes les facultés (médecine, droit et autres). C’est un étudiant qui leur a inspiré que cela ne serait pas mal, pour se différencier du centralisme parisien, que tous les étudiants avignonnais dans leur parcours, puissent faire le tour de l’Europe. Nous sommes bien en 1303 et c’est donc à Avignon que nous inventons le programme Erasmus. Des expériences sont tentées ici et tout devient possible, le but étant de voir comment les choses fonctionnent concrètement. Nous nous inquiétons par exemple en ce moment beaucoup de la manière dont fonctionnent nos bibliothèques universitaires. Ici, notre conservatrice a mis au point une semaine intitulée « Ne rangez rien », pour voir concrètement ce qui se passe dans une 87 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org bibliothèque universitaire lorsque l’on ne range pas les ouvrages empruntés. Je crois que tous les étudiants ont pris des photos, tant le résultat est édifiant. Ceci nous donne une véritable idée de l’activité universitaire. Tout est possible dans cette université d’Avignon, qui est classée par notre ministère comme une université de moins de 10 000 étudiants. Il s’agit là d’un critère dans notre pays. C’est pourquoi, avec toutes les équipes, tous les personnels, tous les étudiants, tous les enseignants et tous les enseignants-chercheurs, nous travaillons à construire ici la première université thématique de France au sens le plus fort du mot, une université qui, dans les champs et les campagnes, a développé la thématique agro-sciences et sciences, tandis que, dans ces bâtiments, elle s’appuie sur la thématique culture et patrimoine. L’an dernier, le Premier ministre François Fillon, pendant le Forum d’Avignon, avait indiqué que notre université s’apprêtait à devenir la première université de la culture en France, une culture entendue au sens large et englobant bien sûr la culture scientifique, primordiale pour penser l’innovation. Pour cela, il nous faut inscrire le projet universitaire dans la longue durée – pour reprendre les mots du philosophe allemand Richard David Precht, qui a ouvert la session ce matin – une longue durée qui excède de très loin le temps du politique, au sens des mandats. C’est pour cela qu’il me semble important de nous référer au passé, mais aussi de prendre avec nos étudiants confiance en l’avenir. Je tiens à rappeler qu’il en est de l’université comme de la culture. Jean Vilar avait énoncé en son temps un projet, celui de réunir dans les travées du Palais des Papes le petit boutiquier, le facteur, le chef d’entreprise, bref, toutes les classes sociales. Le projet de Jean Vilar était certes fort, mais il n’a pu prendre forme qu’avec le relais d’un pouvoir politique qui avait le sens de l’urgence et de la nécessité. Je tiens à souligner que ce projet n’a pas réellement pris forme du vivant de Jean Vilar, mais il s’est réalisé 60 ans après qu’il l’a énoncé. C’est aujourd’hui qu’on trouve enfin dans la Cour d’honneur toutes les classes sociales réunies. Nous sommes vraiment dans la longue durée qui excède la durée du pouvoir politique. C’est la raison pour laquelle je pense que nous devons à toutes les femmes, tous les hommes et à tous les politiques qui ont compris que ce n’est qu’en se mettant au service de l’histoire, et non en mettant l’histoire à leur service, qu’il était possible de nous réinventer autour de cette merveilleuse valeur qu’on appelle le progrès. L’université, c’est le lieu de prédilection où l’on réinvente chaque jour ce progrès. C’est pourquoi nous sommes très heureux de cette occasion d’échange et de partage qui nous est offerte avec vous ce soir, autour de la réinvention des médias à l’heure de l’internet. Je tiens à remercier ici tous nos intervenants, toute notre communauté universitaire, tous les services mobilisés autour de cet événement, Canal 2 TV, qui retransmet cette conférence dans toutes les universités du monde. Je veux également remercier Monsieur Seydoux, qui, dès l’an dernier, nous avait offert une conférence. Cette université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, qui, nous l’espérons, deviendra bel et bien la première université de la culture de France, est la vôtre. Je vous remercie. Axel GANZ Modérateur (France) Fondateur du groupe Prisma Presse Editeur AG Communication, membre du Conseil de Surveillance de Gruner + Jahr Vice-Président du Forum d’Avignon Merci, Monsieur le Président, pour cet accueil chaleureux dans cette merveilleuse salle. Permettezmoi de ne pas prolonger les éloges concernant l’accueil que votre ville et votre université nous a 88 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org réservés. Nous sommes ici nombreux et je voudrais rentrer rapidement dans le vif du sujet, dense, qui est le nôtre aujourd’hui. Plusieurs dirigeants de médias participeront à ce débat. Ils viennent d’horizons divers, de la radio, de la presse écrite, de la télévision et même d’Internet. Le débat sera assurément très intéressant, c’est pourquoi nous voulons entrer immédiatement dans le sujet, afin que les étudiants et les personnes présentes puissent profiter au maximum de ce temps d’échanges. Tout de même, je voudrais souhaiter la bienvenue à deux personnalités, à savoir Monsieur le Ministre de la Culture du Maroc, Bensalem Himmich, et Monsieur l’Ambassadeur des Etats-Unis, Charles Rivkin. Ce dernier est l’un des nôtres, dans la mesure où, avant d’être nommé ambassadeur en France et à Monaco, il était producteur du Muppet Show. Il connaît donc bien le sujet qui nous intéresse ce soir. Monsieur Bensalem Himmich présentera pour sa part le point de vue d’un pays émergent, qui connaît de rapides mutations en ce moment. Le sujet de ce débat est : « Réinventer les médias à l’heure d’Internet ». Aucun domaine de notre économie n’a connu des changements aussi profonds que les médias au cours des dernières années. En dehors des influences conjoncturelles, ce domaine est traversé par des changements structurels fondamentaux. L’Internet est en train de bousculer les médias traditionnels, mais cherche encore en ce moment lui-même son modèle économique. Le consommateur se voit proposer une offre très large, comme rarement, mais les journées n’étant toujours faites que de 24 heures, pour consommer comme il le souhaite, c’est-à-dire lire, voir, écouter, s’informer et se divertir, il doit faire des choix. Qu’est-ce qui influence ses choix ? S’agit-il du contenu, du coût ou de la facilité d’accès ? Qu’est-ce qui influence ses comportements, profondément bouleversés en l’espace de quelques années ? Il n’est pas évident de répondre à cette question. Une chose pourtant est claire. Le changement s’accélère. Reste à déterminer où l’on va. Toutes ces questions restent pour l’heure sans réponse. Les scenarii oscillent entre une vision apocalyptique pour les uns et un optimisme sans bornes pour les autres. Une chose pourtant est claire et sûre dans ce chamboulement : les médias doivent se réinventer. Le comment est notre sujet ce soir. Ma première question s’adressera à Francis Morel, Directeur du groupe Le Figaro. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de souligner l’importance et le rôle du groupe qu’il dirige dans le paysage de la presse à l’heure actuelle. Sous l’impulsion de Francis Morel, lefigaro.fr est devenu, avec environ 7,3 millions de visiteurs uniques, le premier acteur dans l’Internet en France. Je tiens à vous en féliciter, même si je vous sais très préoccupé par la question de la gratuité. Si les valeurs boursières du net connaissent une croissance mirobolante, le succès financier n’est pas toujours au rendezvous. Combien de temps la presse écrite va-t-elle continuer à financer le net ? Francis MOREL Directeur général, Groupe Le Figaro (France) Cette question me préoccupe en effet fortement. Aujourd’hui, les sites d’information continuent à se multiplier. Aucun, à l’exception de celui du Wall Street Journal, ne peut se vanter à l’heure actuelle d’être rentable ou même d’atteindre l’équilibre. Dans notre civilisation, la gratuité devient une valeur évidente. Je reste frappé de voir que mes enfants, qui ont votre âge, téléchargent de la musique, des séries télévisées et des films sur Internet. Ils consultent les sites d’information à plusieurs reprises dans la journée. Il leur semble tellement naturel de ne pas payer pour ces services. 89 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Or nous voyons bien que tous les sites d’information qui ont choisi de passer au contenu payant, à l’exception encore une fois du Wall Street Journal, voient leur fréquentation s’effondrer. Axel GANZ Une étude de Boston Consulting montre que 63 % des Français sont prêts à payer pour des contenus Internet. Qu’en pensez-vous ? Francis MOREL Je pense que ces déclarations sont bien loin de la vérité. En effet, sur l’iPhone, il est possible de télécharger les applications L’Equipe ou Eurosport. Pour L’Equipe, l’application est disponible au prix de 0,79 euro. Cette marque, pourtant incontournable dans le monde du sport, voit son application téléchargée sept fois moins que celle développée par Eurosport, qui est gratuite. Axel GANZ Je partage votre avis. Souvent, dans ce type d’études, nous constatons un grand écart entre les déclarations et la réalité. Je voudrais tout de même me tourner vers la salle et les jeunes qui nous entourent. Etes-vous prêts, en toute franchise, à payer pour des contenus Internet ? Personne ne lève la main. Francis MOREL Je suis désespéré. Je n’ai plus qu’à m’en aller et me jeter du haut du pont d’Avignon. Axel GANZ La question de la gratuité sur Internet pose véritablement problème. C’est pourquoi j’aimerais poser cette même question à Christian Unger, président du Groupe Ringier, leader de la presse en Suisse, avec des activités très diversifiées aussi bien dans le domaine de la presse que celui de l’Internet. Il vient de racheter récemment la société Scout Suisse, premier acteur dans le domaine des transactions payantes. Avant d’accéder à la tête de ce groupe, Christian Ringier dirigeait une société Internet. Il dispose donc d’une grande expérience et d’une grande compétence dans ces deux secteurs. Je voudrais lui demander si la presse et l’Internet sont complémentaires ou si l’un risque de cannibaliser l’autre. Christian UNGER PDG, Ringier S.A. (Suisse) Je crois plus à la cannibalisation qu’à la complémentarité. Cette cannibalisation prend trois formes. Tout d’abord, la dimension temps est essentielle. Ainsi, le temps de consommation des médias n’a pas véritablement évolué au cours des dernières années. En revanche, nous constatons un transfert du temps réservé à la lecture de la presse en direction de la consultation d’Internet. Ensuite, la dimension prix s’avère essentielle. Internet est un média gratuit par essence et il sera très difficile de le rendre vraiment payant. Cette gratuité fait très mal aux offres payantes et exerce une pression sur les prix de la presse. Enfin, la troisième dimension a trait au business model. Je crois que les petites annonces des journaux, que nous avons récupérées en prenant le contrôle du groupe Scout, seront prochainement amenées à disparaître de la presse écrite. Des sites Internet prendront le relais. 90 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Axel GANZ Nous ne parlons plus ici de contenus, mais d’opérations commerciales. Le financement assuré par ces petites annonces est essentiel pour l’équilibre de nos titres, mais celles-ci ne rentrent pas dans la création de contenus. Christian UNGER Nous pourrions arguer du fait que ces petites annonces offraient il y a dix ans encore un véritable contenu dans nos journaux, même si leur nature commerciale est indéniable. Ces contenus vont disparaître et mettre à mal les groupes qui ne sont investis que dans le seul domaine du print. Axel GANZ D’une part, l’Internet demeure un média interactif qui s’adresse pour l’essentiel aux plus jeunes. D’autre part, le temps n’est pas élastique. La presse souffre en ce moment de la préférence accordée à d’autres médias. Christian UNGER Il est vrai que le public jeune passe plus de temps sur Internet que les plus âgés. Cependant, le développement est très rapide et les plus âgés (plus de 60 ans) tendent à combler leur retard. Ce sont généralement leurs petits-enfants qui les initient. Je pense qu’Internet va peu à peu se transformer en mass-média, alors qu’il séduit pour l’heure plutôt les jeunes. Au niveau mondial, 70 % des personnes âgées de moins de 50 ans utilisent Internet. Je pense que, dans cinq ans, il en ira de même pour les personnes âgées de plus de 50 ans. Axel GANZ Nous venons de parler de la situation pour la presse, mais il faut savoir que les audiences de la télévision tendent à stagner en ce moment. Présent parmi nous, Alain de Pouzilhac a exercé tout au long de sa carrière dans le monde de la communication. Après un passage par Publicis et Havas, il devient, en 2006, Président de la chaîne France 24. En 2008, il est chargé par Nicolas Sarkozy de la création d’une holding pour l’audiovisuel extérieur de la France, autour de Radio France international, France 24 et TV5 Monde. Certains disent déjà que la télévision est un média qui s’adresse aux plus vieux. Ces quatre années passées à la tête de France 24 vous ont-elles donné ce même sentiment ? Alain de POUZILHAC Président de France 24, PDG de RFI (France) Cette présentation me semble quelque peu caricaturale, même si elle n’est pas complètement dénuée de fondement. France 24 est une chaîne d’information internationale qui a pour concurrents Al Jazeera, BBC World et CNN. Ce sont les leaders d’opinion qui regardent ces chaînes. Qu’est-ce qu’un leader d’opinion ? Il s’agit d’une personne qui gagne plus de 100 000 euros par an. Elle voyage plus de huit fois par an, dans le cadre de son métier, sur au moins deux continents. C’est aussi une personne influente, de par sa position de chef d’entreprise ou de personne reconnue par les médias. C’est le critère de revenus qui s’avère essentiel pour distinguer les leaders d’opinion. Or ces leaders d’opinion, dans le monde, constituent 1 à 5 % de la population dans les pays faibles, comme en Afrique. Dans les pays forts, ils représentent 15 % de la population. Cependant, ce critère 91 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org économique nous amène à comprendre que notre cœur de cible est constitué principalement d’une population âgée entre 35 et 65 ans. Internet se moque des leaders d’opinion traditionnels. Sur Internet, il n’est pas besoin d’être riche pour être influent, de même qu’il n’est pas nécessaire d’habiter une grande ville et être diplômé de la plus grande université, celle d’Avignon. A condition de maîtriser la technologie, il devient possible de créer des communautés larges. Ces nouveaux leaders d’opinion sont deux à trois fois plus nombreux que les leaders traditionnels. Au final, le cœur de cible se déplace vers les 15-50 ans. Le changement le plus important réside selon moi dans les modes de consommation. Je ne crois pas à la théorie de la cannibalisation. Je pense que deux modes de consommation totalement différents coexistent. Les comportements et les attentes de ceux qui regardent les chaînes d’information sur Internet n’ont rien à voir avec ceux des personnes qui regardent les chaînes d’information à la télévision. Les premiers réclament de l’interactivité. Ils refusent d’être spectateurs et veulent être acteurs. Ils n’acceptent pas d’être soumis aux contraintes des médias traditionnels. Ils ne veulent pas voir le journal débuter à l’heure et à la demi-heure. Ils souhaitent pouvoir commencer à le regarder à l’instant même où ils se connectent. Par ailleurs, l’information va au consommateur, là où, auparavant, le consommateur allait chercher l’information. Les comportements ont donc considérablement évolué. Vous avez cité Jean Vilar, originaire de Sète, comme moi. Je voudrais citer un autre habitant illustre de Sète, Paul Valéry, qui disait : « Ce qui n’est pas fixé n’est rien, mais ce qui est fixé est mort ». Axel GANZ Nous reviendrons plus tard sur le thème de la distinction entre information et divertissement. Le divertissement engendre une consommation passive et correspond bien à la télévision et à son public plus âgé. Je veux maintenant m’adresser à l’un des rares représentants du camp qui a l’avantage pour l’instant. Rémy Sautter connaît extrêmement bien les médias et, plus particulièrement, la radio. Il fut Directeur général de la C.L.T. et Président de Channel 5. Aujourd’hui, il est Président du Conseil de surveillance de RTL, première radio de France. Son cœur bat pour ce média. Si l’Internet fait souffrir la presse et la télévision, il semblerait au contraire que son émergence constitue une chance pour la radio. Est-ce bien vrai ? Rémy SAUTTER Président du conseil de surveillance d’Ediradio / RTL (France) Internet nous fait certainement moins souffrir parce que nous avons mis au point le modèle de la gratuité depuis l’origine. Les radios commerciales sont financées par la publicité et leurs auditeurs ne paient rien. Le débat qui anime la presse écrite sur le fait de rendre leurs sites Internet payants ou non ne nous concerne en rien. Notre site fonctionne très bien. Il constitue un relais de l’antenne et fournit des informations pratiques en complément de ce qui est annoncé à l’antenne. Internet nous fait-il souffrir ? L’audience globale de la radio, après quatre années de résistance, tend à s’éroder légèrement. Les radios perdent en moyenne entre 1 et 1,5 % d’auditeurs chaque année. A défaut d’être alarmante, la situation est quelque peu préoccupante. Nous pensons qu’Internet, plutôt qu’un rival, doit devenir un allié, grâce à la très grande plasticité de la radio. Internet devient maintenant un vecteur de diffusion. Chacun peut écouter la radio en FM, en ondes longues et sur Internet ou sur un téléphone portable 3G. Sans disposer de chiffres très fiables, il semblerait que près de 10 à 12 % de notre auditoire nous écoute de cette façon. La radio devient, par ce biais, 92 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org universelle, alors qu’elle était autrefois uniquement immédiate et portable. Chaque mois, RTL reçoit plusieurs centaines de courriers provenant d’auditeurs vivant sur un autre continent, qui nous écoutent en ligne. De plus, grâce à Internet, les auditeurs ont la possibilité d’écouter nos programmes en différé. Les chroniques et les éditoriaux peuvent être ainsi écoutés quelques heures, voire quelques jours plus tard, à la demande. Nous ne sommes donc pas en opposition avec Internet, puisque nous avons fait le choix de la numérisation voilà longtemps. Nous sommes simplement en train de rechercher comment renforcer notre alliance avec Internet. Axel GANZ Les éditeurs ont l’habitude de dire qu’il est possible de lire en regardant la télévision et vice-versa. Il est en revanche possible de lire, de conduire et de travailler en écoutant la radio. Comment expliquer cette érosion ? Rémy SAUTTER Elle provient pour l’essentiel de l’érosion des radios musicales. Après avoir « boosté » l’audience globale de notre média entre la fin des années 80 et le début des années 2000, elles subissent aujourd’hui la concurrence de la consommation de musique par d’autres vecteurs. Il est certain que les MP3 et MP4 font beaucoup de tort à la radio. Autrefois, c’est la radio qui découvrait les nouveaux talents et lançait des carrières. Aujourd’hui, Internet prend le relais. En revanche, les grandes radios généralistes mêlant divertissement et information ne voient pas leur audience reculer. Axel GANZ Rémy Sautter, je vous ai présenté comme un gagnant dans le paysage média actuel. Nous nous intéresserons plus tard à ceux que nous pourrions nommer « les coupables ». Avant cela, je voudrais me tourner vers un acteur controversé. Anthony Zameczkowski, qui dispose de 10 années d’expérience dans le secteur des médias et de la télévision, a mené une carrière internationale entre Lagardère et Warner Bros., au Moyen-Orient et aux Etats-Unis. En 2006, il rejoint Google à Londres pour prendre des responsabilités paneuropéennes. Depuis 2009, il dirige les partenariats stratégiques de YouTube en France et en Europe. Beaucoup, dans le monde des médias, vous considèrent comme un ennemi. Vous attirez à vous les publicités qui étaient réservées à d’autres médias et concurrencez leur audience. Quand YouTube remplacera-t-il la télévision et mettra-t-il au chômage Alain de Pouzilhac ? Anthony ZAMECZKOWSKI Directeur des partenariats, YouTube EMEA (France) Alain de Pouzilhac n’a pas à nous craindre. Il fait d’ailleurs partie des premiers à avoir fait confiance à YouTube, pour son lancement en France en juin 2007. France 24 utilise YouTube comme une plateforme d’accès et de distribution. Nos partenaires conçoivent YouTube comme un complément à la télévision linéaire. Aujourd’hui, YouTube représente une plate-forme non linéaire qui propose uniquement de la diffusion à la demande et non de la diffusion en direct. Nos partenaires, comme France 24, utilisent pleinement les capacités de YouTube pour promouvoir leur contenu, distribuer leur chaîne à l’international, ce qui est la vocation même de France 24. 93 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org YouTube est une plate-forme mondiale qui attire 450 millions de visiteurs uniques mensuels et qui permet de dépasser les frontières. YouTube peut également être utilisé pour mieux connaître son audience, sous la forme d’un focusgroup en temps réel. Il permet enfin de générer des revenus complémentaires par rapport à la télévision. Nous sommes positionnés sur un marché naissant et YouTube n’existe que depuis 4 ans. Nous voulons créer un business model performant, main dans la main avec les ayants droit. Axel GANZ Vous parlez d’une complémentarité avec les médias traditionnels. Serait-il envisageable d’étendre cette complémentarité au secteur de la presse ? La nature du support rend-elle la chose impossible ? Anthony ZAMECZKOWSKI Nous travaillons aussi avec la presse et lui permettons de transposer ses marques dans un environnement différent, en diffusant leurs contenus vidéo. Un nombre de plus en plus important de groupes de presse se lancent désormais dans la vidéo. Ces contenus sont monétisés sur YouTube, qui présente l’avantage de l’interaction avec la communauté des utilisateurs. Axel GANZ Permettez-moi de saluer l’arrivée du Ministre de la Culture et de la Communication, Frédéric Mitterrand. Merci de nous faire l’honneur de votre présence. Je dois dire qu’il est assez rare de retrouver deux Ministres autour d’une même table ronde. Le terme de média nécessite à mon sens aujourd’hui une redéfinition. Restreint jusqu’à présent aux médias traditionnels, le champ mérite maintenant d’être élargi. L’interactivité que propose Internet a bouleversé la donne, en proposant des contenus produits par les utilisateurs eux-mêmes. Le lien qui unit directement le consommateur et le producteur fait naître un nouveau type de média. Ces nouveaux médias sont représentés ce soir par deux personnes, Cécile Rap-Veber et Simon Istolainen. Cécile Rap-Veber travaille depuis 10 ans pour Vivendi. Au sein d’Universal Music Consulting and Contents, elle valorise l’image des artistes et leur catalogue à travers une marque et de nouveaux modes de distribution. Simon Istolainen constitue le prototype même de l’entrepreneur de la « génération net ». Il est à l’origine de sociétés telles que peopleforcinema ou mymajorcompany.com, grâce à laquelle chacun devient producteur de disques. Avec ces deux projets innovateurs, Simon Istolainen fait émerger des contenus de qualité et professionnels avec les internautes, qui, d’une part, proposent leurs projets et, d’autre part, décident de les financer. Parlez-nous de vos modèles et vos expériences. Ne craignez-vous pas qu’un jour, si votre modèle venait à connaître un très grand succès, les artistes n’aient plus besoin de vous ? Nous pourrions en effet imaginer une société où chacun devient créateur et distributeur, utilisant l’Internet comme outil de promotion et de vente. Simon ISTOLAINEN PDG PeopleForCineam, fondateur de MyMajorCompany (France) Au travers de mymajorcompany et de peopleforcinema, nous considérons le média comme un vecteur pour financer les contenus. Dans le cadre de l’économie numérique, le problème réside dans l’impossibilité de financer les contenus. La diffusion de contenus qui ne peuvent être financés ne 94 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org fonctionne en effet pas. Le principe du « crowdfunding », c’est-à-dire le financement par le grand public permet de créer un univers favorable au financement des contenus sur Internet. Dans le cadre de l’expérience de mymajorcompany, nous constatons une translation du secteur traditionnel de la vente de disques vers l’Internet. Cependant, le business model du second ne compense pas suffisamment les pertes du premier pour financer les jeunes artistes. Ainsi, lorsque le marché du disque perd 50 % de sa valeur sur cinq ans, il devient complexe d’assurer ce financement. Nous avons voulu prendre appui sur le phénomène communautaire existant sur Internet et les expériences telles que celles de Kamini, afin de rapprocher le fan de son artiste et de l’impliquer dans la construction même du contenu et de son financement. Ce modèle a été lancé il y a deux ans et nous avons levé plus de 1,5 million d’euros auprès des internautes. Nous avons ainsi produit Grégoire, qui figure en tête des ventes de disques pour l’année 2008. Aujourd’hui, nous adaptons un modèle similaire pour le cinéma, avec EuropaCorp, qui appartient à Luc Besson, Wild Bunch et Mars Distribution. Le média internet est là encore considéré comme un moyen de financer les contenus et d’assurer la pérennité du modèle. YouTube et DailyMotion, qui sont nos partenaires, ne financent pas les contenus. Il nous faut donc trouver les moyens d’utiliser Internet comme un vecteur de financement. Axel GANZ Cécile Rap-Veber, ce modèle n’est-il pas concurrent du vôtre ? Vous représentez les artistes établis et les valorisez à travers vos modèles, mais Simon Istolainen produit des artistes, ce que vous ne faites pas. Cécile RAP-VEBER Directeur – Universal Music Consulting & Contents, U Think (France) Simon Istolainen n’est pas un concurrent, en ce sens qu’il réalise un véritable travail de producteur. MyMajorCompany est une véritable maison de disques, même si sa taille est plus réduite que celle d’Universal ou de Sony, en termes de structures. Elle pratique pour autant le même métier. Elle finance des artistes qui ne disposent pas les moyens pour produire eux-mêmes leurs disques, car les studios d’enregistrement, les musiciens et les ingénieurs du son coûtent cher. Parfois, les artistes ont aussi besoin des conseils de directeurs artistiques. Ensuite, toute une équipe se met en marche autour de l’artiste, afin de promouvoir ses œuvres, par le biais du marketing. Grégoire est passé par tout ce parcours, grâce à l’équipe de mymajorcompany. La distribution numérique et physique de ses titres a donné lieu à des accords avec une maison de disques, en l’occurrence Warner. MyMajorCompany n’est donc pas un concurrent au sens où vous l’entendez. Axel GANZ Vous allez donc prochainement fusionner. Cécile RAP-VEBER A ce jour, Universal prend tous les risques en termes de financement. Vous parlez des artistes établis dans notre catalogue, parce qu’il s’agit bien entendu des plus connus. Cependant, chaque jour, nous signons une dizaine d’artistes. Un seul émerge, grâce aux médias et au public. Vous n’entendrez probablement jamais parler des neuf autres, qui ne vendent que 5 000 albums par an. Pourtant, nous avons produit avec certains quatre ou cinq disques, qu’il s’agisse de jazz, de classique, de pop ou de 95 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org variété, parce que nous estimons qu’ils ont du talent et qu’un jour, peut-être, ils émergeront. Pour prendre un exemple peut-être un peu extrême, pendant des années, Serge Gainsbourg n’a pas réussi à vendre de disques. Il n’a connu son premier succès en termes de ventes qu’au moment où il a produit son album reggae. C’est la maison de disque que je représente qui l’a soutenu pendant des années où il écrivait des chefs-d’œuvre plutôt boudés par le public. Il s’agit pourtant aujourd’hui de l’une des sommités de la variété française. En ce moment, nous sommes peut-être en train de produire les Brel et les Brassens de demain. Je tiens à distinguer plusieurs Internets. L’un s’appuie sur un modèle payant, avec des plates-formes de téléchargement. Cela m’a fait beaucoup de peine lorsque j’ai vu qu’aucun d’entre vous dans la salle n’était prêt à payer pour acheter des contenus sur Internet. Vous n’avez peut-être jamais été tentés par iTunes, Virgin Méga ou Fnac Music, mais il faut savoir que la fréquentation de ces platesformes continue de croître de par le monde. L’autre Internet est gratuit et légal. Il est représenté ici par YouTube. Les ayants droit sont rémunérés par des accords, mais les consommateurs ne paient rien. Ce mode de consommation nous convient tout à fait, dès lors qu’il nous permet de conserver les moyens de payer les auteurs, les compositeurs et les artistes. Un dernier pan d’Internet s’appuie sur le piratage, qui sera – espérons-le – endigué grâce à la loi HADOPI. Cette loi peut vous apparaître néfaste. Elle nous semble au contraire nécessaire. Mes parents ne connaissaient pas il y a 40 ans les limitations de vitesse sur autoroute, ni le port obligatoire de la ceinture de sécurité. Aujourd’hui, ils ont compris que tout ceci était nécessaire pour sauver des vies. A notre niveau, pour sauver la création, nous avons besoin de chemins légaux, faute de quoi seuls 5 à 10 % des artistes que vous appréciez aujourd’hui pourront survivre et être produits. Axel GANZ Il semblerait que les médias n’aient pas encore attaché la ceinture de sécurité. De fait, tout bouge et tout est en évolution. Je voudrais, avant de revenir sur le fossé qui se creuse entre la situation de l’information et celle du divertissement, interroger Monsieur le Ministre de la Culture du Maroc. Comment considérez-vous la situation ? Bensalem HIMMICH Ministre de la culture (Maroc) Je vous répondrai en ma qualité de nouveau ministre de la culture, mais aussi en tant qu’intellectuel. J’ai enseigné pendant de longues années et écris des livres en arabe et en français. J’ai créé deux revues qui ont été interdites pendant les années difficiles que notre pays a connues. Aujourd’hui, le Maroc n’échappe pas à l’influence du « free flow of informations », avec une presse écrite, un système audiovisuel et des médias numériques. De par ma formation philosophique, j’ai tendance à voir le monde dans une perspective déontologique et éthique. Et donc en ce cas d’espèce, je ne cesse de rappeler la différence entre l’information, qui doit obligatoirement s’appuyer sur l’investigation et des sources sûres, et l’interprétation qui, à cette condition, demeure totalement libre. Cette règle d’or, au Maroc d’aujourd’hui, n’est pas à vrai dire toujours respectée, loin s’en faut. Nos années difficiles ont connu une forte ébullition qui, comme dans une marmite d’eau sous des braises ardentes, ont dégagé, une fois le couvercle levé, une véritable soif d’expression, s’exerçant parfois au travers de débordements excessifs, même s’ils sont compréhensibles. Je vous invite à vous rendre au Maroc pour apprécier la situation par vous-mêmes. Visitez Tanger Med et les autres grands chantiers sur l’ensemble du territoire ; informez-vous aussi sur le grand 96 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org projet des énergies renouvelables. Le Maroc s’apprête d’ores et déjà à exploiter et exporter le soleil de son désert. Notre pays émerge. Il a besoin d’un accompagnement actif des hommes et des femmes de bonne volonté. La liberté doit y être garantie, à condition de ne pas la confondre avec le dénigrement tous azimuts ou l’irresponsabilité. Certains baptisent la nouvelle génération « la génération internet », « la génération digitale » voire « la génération plasma ». Je ne souscris pas à ces appellations ; mais, en tant que père, je peux vous dire que pour mes enfants qui raffolent des nouvelles technologies, j’ai veillé à ce qu’ils ne confondent pas l’outil et la fin. Internet est un fantastique instrument, mais il ne saurait se substituer à la fin, qui est la culture et l’éducation. Si nous ne comprenons pas cela, nous allons droit au mur. Après le leur avoir suffisamment répété, ils ont fini par souscrire à cette vue de bon sens. Comme le disait le philosophe stoïcien Sénèque : « Quand le cap n’est pas fixé, tous les vents sont contraires. » Et le cap c’est l’épanouissement de la personnalité par la culture. Nous avons la responsabilité aujourd’hui de réorienter notre jeunesse vers le savoir et l’amour de sa bonne acquisition. Nous disposons actuellement d’outils et de supports en plein boom, mais ils n’ont de sens qu’au service de l’élévation et du bien-être culturel. Axel GANZ Nous souhaitons que ce débat laisse une large place aux questions de la salle. Elles n’épargneront pas certainement notre Ministre de la Culture. De la salle Très justement, vous souligniez que nous passions d’une culture passive à une culture de l’expérience. Plutôt que de vous plaindre de la gratuité, pourquoi ne voulez-vous pas la considérer comme une étape vers une nouvelle économie de l’expérience ? Dans le domaine de la musique, je voudrais évoquer l’exemple de Radiohead, qui a mis son dernier album gratuitement en ligne et qui a récupéré ensuite beaucoup d’argent sur les concerts. Des groupes plus petits peuvent aussi émerger par le biais d’Internet. La gratuité pourrait devenir un chaînon essentiel de cette nouvelle économie de l’expérience. Cécile RAP-VEBER Beaucoup de grands groupes internationaux annoncent qu’ils se séparent aujourd’hui de leur maison de disques. Il faut tout de même rappeler qu’ils ont été financés et promus pendant 10 ou 20 ans pour certains par ces mêmes maisons de disques. Aujourd’hui, Radiohead constitue une marque suffisamment forte pour attirer un public large, lorsqu’il organise un concert. Des groupes comme celui-ci peuvent facilement passer le cap de la gratuité. Il faut aussi préciser que les concerts représentent une source de revenus qui ne va pas aux mêmes ayants droit. Ce sont les producteurs de spectacles, qui n’ont aucun rapport avec les maisons de disques. Je suis persuadée que le passage par la gratuité nous privera du financement de nouveaux artistes. Francis MOREL Votre question faisait essentiellement référence à la musique. Cependant, je voulais évoquer la problématique de l’information offerte par les sites gratuits. L’information est coûteuse à produire. Elle nécessite des moyens humains importants. Une information gratuite n’est pas imaginable. Il 97 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org n’existe aucun modèle économique possible à ce niveau pour construire une information sérieuse, fiable, avec un certain recul, sans revenus en face. Axel GANZ Tous les médias sont en effet concernés par cette problématique. Au niveau de la presse, je crains que les diffusions ne continuent à se réduire au cours des années à venir, pour les raisons qui ont été évoquées. La publicité ne retrouvera jamais les niveaux anciens. Si nous poussons les contraintes sur les rédactions, au-delà de celles que nous exerçons actuellement, quels contenus pourrons-nous produire ? Rémy SAUTTER Ma réponse en la matière risque de ne pas plaire. C’est celle d’une personne issue d’un média qui vit de la gratuité depuis 70 ans. Les radios marchent très bien dans le modèle gratuit, avec un financement grâce à la publicité. Aujourd’hui, les sites Internet peinent à attirer un volume de publicité suffisant, du fait de leur nombre. La publicité nécessite une certaine concentration. Il est donc possible de bâtir un modèle gratuit, comme la presse tente aujourd’hui de le démontrer, mais cela ne fonctionne qu’avec une offre restreinte. Pour vouloir la gratuité, il faut accepter la concentration. Elle seule peut permettre d’atteindre les volumes suffisants. Axel GANZ Cette question s’adresse à tous ceux qui sont à la recherche d’un modèle économique sur Internet. Celui-ci n’est-il pas en danger, au regard de la facilité avec laquelle on peut créer un site ? J’ai rencontré hier soir une personne qui avait créé un site Internet, qui rencontre un grand succès, mais qui avouait que celui-ci ne parvenait pas à attirer la publicité, du fait même de la concurrence entre les audiences, qui pousse les prix à la baisse. Francis MOREL A court terme, de nombreux sites Internet devraient disparaître, en raison de leurs ressources très faibles. La multiplicité tire vers le bas les prix, qui ne remonteront pas. A court terme, nous devrions probablement assister à une grande concentration sur ce média. Néanmoins, l’information de qualité étant une denrée chère, nous ne parviendrons pas à la fournir gratuitement plus longtemps. Axel GANZ Que devient une société sans information sérieuse et de qualité ? Francis MOREL Je pense à ce niveau qu’Internet n’est pas un ennemi du papier. Il est complémentaire. Sur Internet, on retrouve des contenus qui n’existent pas en presse écrite. L’internaute n’est pas à la recherche de la même chose que le lecteur de journal. Il exige une certaine immédiateté et une interactivité. La réflexion sur l’information demande du temps, du travail et du recul, ce dont dispose la presse écrite. En tout cas, nos études démontrent que nos lecteurs se tournent vers Internet à des moments différents de ceux qu’ils consacrent à la lecture de nos titres. Ils ont besoin des deux supports, mais tout le monde ne ressent peut-être pas ce même besoin et je ne sais pas si ce que j’avance restera valable dans 20 ans. 98 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Alain de POUZILHAC Je serai plus nuancé. Internet, selon moi, demeure un outil incroyable. Les événements de Téhéran suffisent à le confirmer. Au moment où tous les médias étaient censurés, nous avons tous vu les images de cette manifestante abattue. Les manifestations ont été relayées sur Internet, utilisé par des jeunes Iraniens, qui chaque jour changent d’adresse pour éviter la censure. Le monde entier a pu voir ce qui se passait à Téhéran grâce à Internet. Ce média fait émerger les citoyens journalistes. Sur le terrain, ils apportent une expertise réelle, qui enrichit le débat. Internet pourra passer le cap difficile que Francis Morel décrit. Souvenons-nous que beaucoup de radios libres sont mortes après quelques années. Certaines ont survécu. Aujourd’hui, sur 100 euros investis dans la publicité, 70 partent pour les médias traditionnels, contre 30 pour Internet. Même minoritaire, cette part ne cesse de croître et continuera demain de croître. Ce qu’Internet nous a appris de la situation à Téhéran ou à Gaza m’a véritablement frappé. Il n’est pas possible de balayer ces enseignements d’un revers demain. Francis MOREL Je partage ce constat. Internet nous a fait vivre les événements sans délais, mais il n’a pas fourni de recul sur l’information. C’est pourquoi je pense que la complémentarité est réelle. Frédéric MITTERRAND Je n’ai rien à rajouter à ce qui vient d’être dit. Je partage entièrement ces analyses. Je voudrais cependant prendre en compte les propos de notre étudiant, qui répond à l’appel de la gratuité que nous retrouvons dans tous les domaines. Aujourd’hui, tout le monde veut aller gratuitement au musée. Nous considérons que les biens culturels doivent être gratuits. Ce que nous dit notre étudiant a été théorisé et mis en équation par Jacques Attali et d’autres personnes. Selon elles, la rentabilité du gratuit est bien réelle. Pour autant, ce qui est gratuit d’un côté se paye de l’autre. Le coût est toujours reporté sur l’un des acteurs. Ce système relève donc de l’utopie et crée des effets pervers effrayants, comme celui de l’effondrement de l’industrie du disque, les atteintes à la politique du droit d’auteur ou les attaques contre le prix unique du livre actuellement. Pourtant, c’est bien cette politique du prix unique du livre qui a sauvé les éditeurs et une partie de la littérature. Il n’est pas possible d’établir une doctrine viable en s’abritant derrière une utopie et la facilité d’utilisation d’un instrument. Si cela était possible, ce modèle aurait été développé il y a longtemps. Pour l’heure, les dommages causés par cette utopie sont considérables. Lorsque je défendais la loi HADOPI à l’Assemblée nationale, certains faisaient valoir qu’il s’agissait là d’un crime contre la pensée et la liberté. Face à ces arguments, je ripostais avec des chiffres, concernant l’effondrement des industries culturelles. La presse vit la même chose que les industries musicales. Pour l’heure, Internet continue de progresser, au rythme de la croissance du taux d’équipement. Lorsque ce dernier sera saturé, il est fort à parier que nous verrons disparaître de nombreux sites. La liberté que vous défendez sera alors passablement écornée. Ce modèle est théoriquement très beau, mais concrètement, il ne me semble pas viable. Avant de nous en apercevoir, nous allons voir des pans entiers de l’industrie culturelle s’effondrer. Nous avons créé un comité de travail au Ministère de la Culture qui étudie des pistes sérieuses pour élargir plus encore l’offre légale. 99 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org De la salle Je travaille pour l’équivalent du CNC en Grande-Bretagne. Je voulais m’adresser aux étudiants. La majeure partie des recettes du cinéma et de la télévision provient directement du public. Au final, comme le Ministre le souligne, rien n’est jamais gratuit. Dans certains pays, comme la Birmanie, on refuse toute intervention publique. Ici, tout se paye. Si l’industrie du disque s’effondre, c’est parce que les maisons de disques ont fait payer deux fois le prix aux consommateurs. De la salle Je suis étudiante en master stratégies de développement culturel. Je partage l’analyse de Frédéric Mitterrand. La gratuité demeure une utopie dans un système capitaliste. Aux termes de la Constitution, la culture, l’éducation et la santé demeurent des droits. Le fait d’envisager la gratuité comme une utopie ouvre la voie à l’achat de ces services. Ceci me pose un vrai problème. Quelle est votre vision sur cette problématique concernant les produits culturels, sachant que certains pays n’ont d’autre accès aux produits culturels que via le téléchargement ? Frédéric MITTERRAND La santé et la culture se placent-elles exactement sur le même plan face à la problématique de la gratuité ? En suivant votre raisonnement, tous les musées doivent être gratuits, de même que le cinéma et le théâtre ou alors remboursés par une nouvelle Sécurité sociale. Je pense que vous constatez vous-même qu’un tel système est tout simplement impossible à mettre en œuvre. Il serait ruineux et profondément injuste, dans la mesure où le contribuable serait contraint d’assumer ce fardeau. Ainsi, ceux qui refusent d’aller au cinéma paieraient la place des autres. Ceux qui ne vont jamais au théâtre paieraient pour les autres. Il s’agit d’un système absurde, injuste et liberticide, à l’opposé des principes que vous défendez, puisqu’une partie de la population est sanctionnée pour l’usage d’une autre. En revanche, l’élargissement de l’assiette des programmes consultables gratuitement sur Internet ne me pose pas de problème particulier. L’Etat peut décider pour des raisons sociales et dans le cadre d’une politique culturelle, et non pour les mêmes raisons que la Birmanie, de financer l’accès gratuit à certains programmes. Cependant, il n’est pas envisageable de faire de cette gratuité la règle. De la salle Je suis étudiante en master traduction littéraire. Internet est défini comme le « world of serependity ». Internet serait en fait un lieu qui nous donne la possibilité de trouver ce que nous ne cherchons pas. Il représente une source d’informations connectée en permanence, renvoyant à d’autres liens et des commentaires, plus enrichissante que la version papier. Dès lors, la révolution Internet ne signe-t-elle pas la mort du papier ? Frédéric MITTERRAND L’histoire montre que jamais l’émergence d’une pratique culturelle n’a entraîné la mort d’une autre. Le cinéma n’a pas tué la littérature. La télévision n’a pas tué le cinéma, contrairement à ce que nous pouvions craindre. Au contraire, celle-ci est devenue un partenaire de celui-là. En revanche, nous constatons que l’usage de la télévision réduit le temps de lecture. Aux Etats-Unis, où il a décru plus rapidement que chez nous, il semblerait qu’un plancher ait été atteint et que la chute ait été enrayée. 100 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org L’arrivée d’un nouvel acteur va certainement bouleverser le paysage. J’y vois une raison supplémentaire de ne pas mettre en place un système totalement gratuit. Si l’Etat met en place une péréquation, comme cela fut le cas en faveur du cinéma, il peut contribuer largement à renforcer une pratique culturelle menacée. Le livre a été sauvé en France par une intervention de l’Etat, à savoir le prix unique du livre. Le cinéma a été sauvé par l’ensemble des mesures fiscales mises en place, comme l’avance sur recettes. De fait, il a survécu. De la même manière, mon ministère a mis en place une politique de soutien à la presse, qui dégage des pistes différentes. Nous ne conserverons peut-être demain que celles qui fonctionnent le mieux. Tout de même, elles devraient assurer un socle de stabilité pour la presse. Evidemment, l’irruption de toute nouvelle pratique culturelle dans le paysage déstabilise l’ensemble existant. Cependant, les anciennes ne meurent jamais et, si l’Etat travaille sérieusement à la préservation du bien public et du lien social, nous pourrons renforcer les pratiques culturelles et des industries menacées. Bensalem HIMMICH Je voudrais poser deux questions aux défenseurs de la gratuité. Disposons-nous vraiment de toutes les garanties nécessaires pour prouver que la gratuité constitue un levier culturel prometteur ? Ma réponse : rien n’est moins sûr. Certains titres de presse sont distribués gratuitement. Sommes-nous certains que l’apport de ces titres aux lecteurs est positif et formateur ? Je pense, comme, Monsieur Frédéric Mitterrand, qu’on ne lit que ce qu’on paie. Lorsque l’on est assoiffé de culture, il faut admettre qu’on doit contribuer financièrement à la production matérielle de la culture. Frédéric MITTERRAND Permettez-moi d’apporter une nuance à votre discours. Les journaux gratuits ont trouvé un public, qui ne s’est pas détourné des journaux payants. Ainsi, très peu de lecteurs ont renoncé à l’achat de leur quotidien pour y substituer un quotidien gratuit. Les journaux gratuits constituent un espace de liberté supplémentaire, alors même qu’ils ne sont pas vraiment gratuits. Ils sont financés par la publicité. Celle-ci se détourne en partie des autres titres. De fait, ce sont les autres journaux qui paient pour les gratuits. Ce sont leurs lecteurs qui soutiennent ces titres et c’est l’Etat qui compense les pertes. Au final, le journal gratuit distribué dans le métro est payant, mais il n’est pas payé par ceux qui le lisent. Axel GANZ Il est important de souligner cela. Parfois, c’est l’actionnaire qui vient combler les déficits, comme c’est le cas en ce moment pour les journaux gratuits. D’autres fois, c’est le contribuable qui met la main à la poche pour renflouer. Cependant, la gratuité absolue n’existe pas. Frédéric MITTERRAND Je tiens à ajouter que ce qui devient gratuit tend à perdre de la valeur. Je vous renvoie à l’exemple classique de la psychanalyse. Les psychanalystes vous demandent de payer et de montrer que le travail a une valeur pour vous. Ceux qui se trouvent dans une situation très difficile doivent être aidés par la collectivité. Au moment de mon arrivée au Ministère, il était prévu d’étendre la gratuité dans les musées aux jeunes de 18 à 26 ans, à condition qu’ils soient étudiants issus de l’Union européenne. Je trouvais aberrant d’exclure des étudiants d’autres continents souvent moins riches que les étudiants français. Il s’agissait là d’une discrimination patente. Je ne suis donc pas hostile à la 101 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org gratuité par principe. Les étudiants connaissent très bien la valeur de l’entrée au musée ; cependant, ils ne disposent pas des moyens pour les fréquenter. L’Etat intervient pour les aider à acquitter cette valeur. Le « tout gratuit » reste pour moi une négation de la valeur des choses et me semble très dangereux. Cependant, je resterai prudent sur ce point, car nous touchons là à un problème philosophique à manier avec prudence. Axel GANZ Je crois savoir que la situation en Suisse est tout à fait particulière, sur le plan de la gratuité. Christian Unger, vous qui représentez ici ce pays, comment percevez-vous le marché des gratuits en Suisse ? Christian UNGER 20 minutes est le titre le plus solidement établi en Suisse. Plusieurs titres ont déjà disparu ou sont sur le point de disparaître, sous les coups de boutoir de 20 minutes. En 2008, ce sont huit journaux qui ont ainsi disparu, la plupart en raison même de la concurrence des titres gratuits. Axel GANZ Ces titres gratuits gagnent-ils de l’argent ? Christian UNGER Ils sont en effet très profitables. 20 minutes est certainement le journal le plus rentable au monde, avec un EBIT/chiffre d’affaires autour de 40 %. Axel GANZ Francis Morel, qu’en dites-vous ? Francis MOREL En France, les journaux gratuits ne se sont implantés que dans quelques villes. En ce qui concerne les pratiques de lecture, il apparaît que les tendances de vente sont les mêmes dans les villes avec ou sans journaux gratuits. Ceci démontre bien qu’il n’existe pas de concurrence directe au niveau de la lecture. A priori, les lecteurs ne renoncent pas aux journaux payants pour y substituer un journal gratuit. Axel GANZ La situation est donc différente en Suisse. Christian UNGER Oui. Les titres gratuits profitent beaucoup du fait qu’une part très importante des Suisses prend le train chaque jour pour se rendre au travail. Ils attirent un public très éduqué, hautement attractif pour les publicitaires, ce qui ne se vérifie pas vraiment ailleurs. Frédéric MITTERRAND Supprimons-donc les trains pour protéger la presse payante. Voilà une solution brutale, mais qui me paraît efficiente. 102 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Axel GANZ Pour clore ce débat sur la gratuité, qui semble essentiel, l’un d’entre vous souhaite-t-il proposer une solution au problème ? A défaut, nous pouvons passer la parole à la salle pour une nouvelle question. De la salle Je suis étudiant en master. Je me pose une question sur la qualité des prestations. J’ai vu que, récemment, une agence de presse photo de renom avait fait faillite, car la presse écrite joue le jeu de l’Internet pour se fournir en photos. Ne devrait-elle pas, au contraire, se concentrer sur la qualité ? Je ne pense pas à être le seul à vouloir lire des reportages illustrés par de grands photographes. Frédéric MITTERRAND Votre remarque touche plusieurs points importants. Dans le plan d’aide à la presse mis en place par le Ministère de la Culture, nous avons pour ambition de renforcer l’attractivité de la presse payante, afin qu’elle soit plus en phase avec les attentes du public. Je ne dispose pas de réponses pour l’heure, mais les journalistes doivent maintenant s’interroger sur ce qu’attend leur auditoire. La presse people se porte plutôt bien pour l’heure. La plus menacée aujourd’hui est la presse d’opinion. Celle-ci se montre tout de même très réactive. Il suffit pour s’en convaincre de constater les évolutions rapides des maquettes de ces journaux depuis trois ou quatre ans. Ils proposent des contenus différents présentés d’une nouvelle manière, alors que pendant près de 25 ans, les maquettes n’avaient pas vraiment subi de grand bouleversement. Ils doivent continuer dans cette voie. Les journaux sont aujourd’hui comptables des évolutions qu’ils peuvent proposer pour améliorer l’offre. Ensuite, vous posez la question du photojournalisme. Pendant des années, les journaux ont proposé une grande qualité d’illustration photo. Axel Ganz peut en témoigner. Le photojournalisme associe un reportage et un regard. Cartier-Bresson ou Salgado et d’autres grands photographes, issus ou non du photojournalisme, proposaient un regard particulier sur les événements dont ils étaient les témoins. Aujourd’hui, le photojournalisme traverse une crise grave. Ce sont les images tournées par des téléphones portables qui ont permis de témoigner des manifestations en Iran. La situation politique était telle que la pratique du photojournalisme était véritablement impossible. Par le passé, les images de la Russie soviétique qui parvenaient jusqu’en Occident passaient sous le manteau, de la même manière qu’aujourd’hui, on utilise des téléphones portables. Cependant, l’efficacité de cet outil est telle qu’elle nous pousse vers l’image la plus fraîche qui soit. En une seconde, les images ainsi tournées peuvent être mises en ligne sur Internet, avant d’être reprises par les journaux télévisés. En cela, elle menace le photojournalisme. Le reportage photo nécessite une préparation comparable à la réalisation d’un film. Une personne part à l’étranger pendant plusieurs mois s’émerger dans les camps talibans en Afghanistan, en Tchétchénie ou au Rwanda. Il faut produire le projet, qui est nécessairement très coûteux. Les budgets dépassent la dizaine de milliers d’euros. Quel journal pourra demain se permettre d’acheter les photos et de rendre le reportage rentable pour son auteur ? En France, les titres sont peu nombreux à proposer des reportages photos. Nous pouvons citer Géo ou le Figaro Magazine. Les journaux d’opinion ont largement renoncé à cette forme de journalisme. A mon arrivée au Ministère, j’ai entendu que le photojournalisme était condamné. Je n’admets pas cela. C’est à ce niveau que l’Etat se doit d’intervenir. Nous ne pouvons laisser faire, car le service rendu par les reporters photographes est particulier, même si ce terme de service sonne de manière 103 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org horrible. Leur travail relève tout à la fois du reportage et de l’œuvre d’art. Chacun se souviendra des photos de Cartier-Bresson datant de 1935 ou d’une autre, datant de 1949 à Shanghai, montrant des personnes en train de faire la queue pour changer leur argent et fuir leur pays. 55 ans plus tard, cette photo est passée à la postérité, car elle résume de manière emblématique la révolution chinoise. De même, le portrait de Marylin Monroe par Richard Avedon, montrant son visage plein de détresse, avait été réalisé dans le cadre d’un reportage. Cette photo résume toute l’histoire de cette femme, pleine d’innocence et de malheur. Ces quelques exemples suffisent à nous convaincre de l’intérêt de sauver le photojournalisme. Dès lors, il nous faut assurer le financement des reportages, afin qu’ils soient ensuite vendus aux journaux. Il nous faut mettre sur pied une nouvelle structure, qui doit faire intervenir l’Etat. La création d’un fonds de péréquation, comparable en quelque sorte au CNC, devrait y contribuer. Pour autant, le photojournalisme d’antan, qui inondait les journaux en leur proposant une qualité artistique extraordinaire, a vécu. Cet âge d’or est derrière nous. Il nous reste à sauver cette pratique. De la salle Je suis en master de traduction. Je voudrais revenir sur le débat autour de la gratuité. Nous parlons de la gratuité d’Internet. Or il n’est en rien gratuit, puisque nous payons pour l’accès Internet, même si ce montant n’est pas à la mesure de la somme d’informations à laquelle nous avons accès par ce biais. Ne serait-il pas possible d’obtenir des financements auprès des fournisseurs d’accès et, dans un deuxième temps, mettre au point une taxe Internet sur le modèle de la redevance audiovisuelle ? Frédéric MITTERRAND Le Comité auquel je faisais allusion plus tôt travaille pour l’heure sur de telles pistes. Pour l’heure, je n’ai pas de réponse à donner. De la salle Je suis pour ma part étudiante en master stratégies du développement culturel. Ma question s’adresse à Frédéric Mitterrand. Ce matin, en ouverture du Forum, vous évoquiez la question de la numérisation du patrimoine immatériel et matériel. Vous vous apprêtez à consacrer un budget faramineux à ce que vous qualifiez de « révolution culturelle ». Que se passera-t-il au terme des travaux de numérisation ? L’accès aux œuvres sera-t-il gratuit ou payant ? Frédéric MITTERRAND Tout dépendra de la politique culturelle de l’Etat à ce moment-là. J’étais à Grenoble il y a quatre jours et j’ai pu consulter sur écran les manuscrits de Stendhal. Il s’agit là d’un sentiment extraordinaire et inouï. Je ne pourrai jamais les toucher, mais je pouvais ce jour-là les feuilleter page après page, m’arrêter sur sa signature et passer ses petits dessins à la loupe. Les manuscrits de Stendhal numérisés par la Bibliothèque de Grenoble rentreront certainement demain dans le cadre de la politique culturelle de la ville, qui les offrira probablement en accès libre et gratuit. Au-delà appartiendra à l’Etat de déterminer quelle partie de ses fonds, conformément aux grandes lignes de sa politique culturelle, se trouvera en accès libre et gratuit. Certaines choses ne le seront pas. Certains films donneront lieu au versement de droits d’auteurs aux artistes ou aux ayants droit. Il faudra payer pour voir « Le Secret de Brokeback Mountain », car les artistes doivent être rémunérés. J’ai pris au hasard cet exemple, ce qui fait rire ici certaines personnes, mais il s’agit du premier à me venir à l’esprit. 104 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org De la salle Je suis docteur en sciences de l’information et de la communication et j’ai été formée dans cette université. Ma question portait sur la gratuité qui reste au centre des débats aujourd’hui. Ne faut-il pas aujourd’hui réinventer les médias ? Ne devrait-on pas réfléchir à ce qui peut nous pousser demain à acheter un disque ? Quelle est la valeur ajoutée qui pourrait nous faire reprendre le chemin des bacs ? Quelle place réserver aux amateurs dans la co-création de la musique ? Simon ISTOLAINEN La doxa autour de la musique consiste à affirmer que les consommateurs ne paient plus rien. Au contraire, avec mymajorcompany, le public paie pour faire vivre un artiste. Nous avons ainsi collecté plus d’un million d’euros en l’espace d’un an. Voilà qui met à mal le discours sur le piratage et la valeur marchande de la musique, dans la mesure où ceux qui payent pour un contenu et pour sa création sont bien conscients de la nécessité de l’achat ensuite, pour récupérer les sommes investies. C’est une démarche pédagogique que nous avons essayé de mettre en place et nous avons réussi à convaincre plus de 50 000 personnes, qui sont aujourd’hui nos membres. Concernant le support et la valeur de la musique, nous distinguons bien la valeur marchande et la valeur d’usage. La valeur marchande est perdue, mais la valeur d’usage subsiste. Ecouter de la musique continue d’être un moment unique pour les auditeurs. Le média Internet nous impose de repenser la valeur marchande et l’expérience. Aujourd’hui, Deezer attire plus de 6 millions de visiteurs uniques quotidiens. Je crois beaucoup à ces nouveaux modèles. Je pense que les internautes sont prêts à payer pour une expérience intéressante et une ergonomie conforme à leurs attentes. Je peux témoigner moi-même sur ce point, dans la mesure où je suis un producteur de musique qui n’avait pas acheté d’album depuis quatre ans. Je me suis abonné à un service de streaming il y a deux semaines, en raison de l’expérience très agréable que j’en ai retirée. Le média Internet doit être très exigeant sur ce qu’il propose aux internautes. Anthony ZAMECZKOWSKI Je rejoins les propos de Simon Istolainen. Internet offre une certaine accessibilité. Aujourd’hui, il est très simple de poster une vidéo sur YouTube. Nous assistons à une véritable démocratisation des outils de production. Chacun dispose désormais d’un téléphone qui permet d’enregistrer des vidéos. Sur YouTube, en tant qu’utilisateur, vous pouvez maintenant monétiser des contenus, afin qu’ils demeurent gratuits pour l’utilisateur final. Il ne s’agit donc pas d’une véritable gratuité. Néanmoins, le contenu est bel et bien disponible. Les publics peuvent être aisément touchés et une véritable économie se crée. Axel GANZ Je voudrais maintenant que nous laissions de côté la question de la gratuité. Pour résumer les propos tenus par chacun, la gratuité ne saurait être interdite, mais elle n’est que factice, dans la mesure où les coûts sont supportés par d’autres acteurs que le consommateur final. En revanche, pour les entreprises, la lutte contre les supports gratuits passe par une certaine recherche de la qualité, à mon sens. Nous voyons les contenus se banaliser désormais et je pense que c’est à ce niveau que se pratiquera un tri. Certains médias ont assurément une vocation plus 105 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org superficielle que d’autres. Ils visent à divertir. Ces médias vivront certainement sans problème de la publicité, sur la base d’une course à l’audience. Certains survivront à cette lutte, d’autres périront. Simon ISTOLAINEN Il nous faut innover sur Internet, sur la base d’une exigence croissante. Axel GANZ Je constate que trop de titres de la presse magazine aujourd’hui proposent des contenus échangeables. De fait, le consommateur papillonne d’un titre à l’autre, ce qui multiplie les invendus toujours très coûteux. Cette situation n’est pas viable. Je suis convaincu que la concurrence d’Internet va nous pousser à créer des journaux meilleurs. Cependant, nous sommes tous contraints sur le plan budgétaire. Nous sommes aujourd’hui entrés dans une période de transition et la logique d’économies à l’œuvre risque de nuire aux mutations nécessaires et d’aboutir à la disparition de certains titres. Nous devons rester vigilants et nous focaliser sur la qualité et les forces de chaque média. La presse écrite doit défendre, à mon sens, des opinions, ce que l’Internet ne fait pas aujourd’hui. Ce média véhicule de l’information mais ne propose pas d’opinions. La presse doit se concentrer sur ce point ainsi que sur les reportages et les produits de qualité, pour lesquels le consommateur devra payer. Il le fera. J’en suis convaincu. Bien entendu, l’étendue du paysage risque de se réduire entretemps. Comme le remarquait Frédéric Mitterrand, un nouveau média ne tue pas les autres, mais il peut chambouler la situation et le modèle économique. Nous sommes en passe de nous réinventer. Tel est le challenge qui se dresse devant nous aujourd’hui. Internet est aujourd’hui à la recherche de son modèle économique, tandis que les médias traditionnels cherchent à contrer la concurrence, attirer les téléspectateurs et les lecteurs. Au final, pour le consommateur, ces évolutions risquent de s’avérer très bénéfiques, même si les évolutions sont pour nous douloureuses. Frédéric MITTERRAND Permettez-moi d’ajouter une remarque à vos propos et soyez convaincus de ma sincérité en l’occurrence. Je n’ai nullement l’intention d’instrumentaliser ou de promouvoir une attitude liberticide. Personnellement, j’ai le sentiment d’être totalement pénétré par l’idée de la liberté et par la nécessité de la préserver sous toutes ses formes. Alain Finkielkraut avait un jour publié une chronique sur ce sujet qui m’avait semblé très juste. L’usage d’Internet cache des aspects liberticides, dans la mesure où ce média permet à chacun de s’exprimer, il devient possible de dire n’importe quoi. Ainsi, chacun peut tenir des propos diffamatoires sans s’exposer à un quelconque risque de sanction. Ces propos peuvent ensuite être reproduits à l’infini et être relayés comme une nouvelle vérité, sans la moindre possibilité de corriger les faits. Par exemple, les sites Internet irlandais évoquent largement la qualification de l’équipe de France pour la Coupe du monde de football aux dépens de l’équipe nationale dans des conditions pour le moins invraisemblables. La campagne que mènent les internautes irlandais me semble parfaitement justifiée et c’est au final le cri de la vérité qui s’exprime au travers de milliers d’interventions individuelles. Dans d’autres cas, en revanche, nous assistons à un véritable lynchage, sans aucun recours possible. J’y vois un véritable danger qui n’est que très rarement souligné, à ma grande surprise. 106 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org J’ai bien conscience que mes propos pourraient justifier une certaine censure, mais je pense que ce débat mériterait d’être ouvert, avec sérieux. Nous n’en sommes qu’aux prémices de ce mouvement. Bensalem HIMMICH Je voudrais vous faire part d’une expérience personnelle concernant Internet. Mon fils m’a demandé, à la suite de l’appel du Président Nicolas Sarkozy en faveur de l’Union pour la Méditerranée, de lui dresser une bibliographie sur la Méditerranée. Je lui ai conseillé de se reporter notamment à Fernand Braudel, Edgar Morin et bien d’autres. Entre-temps, au cours de sa recherche il m’a présenté un article disponible sur internet que je n’ai pas manqué de lire de bout en bout, surtout en constatant qu’il recèle des informations inexactes et que la langue française y est particulièrement malmenée. Je crois qu’en tant que responsables, nous jouons un rôle de facilitateurs. Les personnes à l’aise dans leurs finances doivent se payer des revues, des journaux et des livres. En revanche, il nous incombe d’accompagner les personnes à faible revenu, par le biais des cartes de réduction pour l’achat de livres, l’accès aux transports, au cinéma et au théâtre, etc. Il est urgent de mettre au point un système similaire en direction des jeunes afin de les faire jouir de leur droit à la culture sans pour autant prêter le flanc à la démagogie de la gratuité. Axel GANZ Frédéric Mitterrand a raison d’ouvrir le débat sur la question de la liberté sur Internet. Lors du congrès des médias qui s’est tenu à Munich il y a trois semaines, pour la première fois, les journalistes et les éditeurs ont débattu de l’explosion de l’information et sa maîtrise. Nous approchons du terme de ce débat. Je vous propose par conséquent de présenter chacun en quelques mots votre vision de l’avenir concernant votre secteur ou l’ensemble du panorama des médias. Simon ISTOLAINEN Au risque de paraître redondant, la problématique de la gratuité nous impose une réflexion sur les modèles économiques. Je perçois cette crise comme une chance, qui nous fournit l’opportunité d’innover. Cécile RAP-VEBER Je vois Internet comme une très belle opportunité en matière de communication et de diffusion. L’industrie du disque ne pourra pas rester à l’écart. J’espère que les nouvelles offres légales nous permettront de mettre au point une collaboration efficace, qui permettra aux artistes que vous aimez de continuer de vivre. Je crois en effet que la musique demeure l’un des éléments fondamentaux de notre culture. Nous n’avons jamais consommé autant de musique. J’espère que cette tendance se poursuivra longtemps encore. Rémy SAUTTER J’estime qu’Internet demeure un formidable vecteur de diffusion de la connaissance. L’humanité n’a connu à mon sens que deux révolutions comparables avec l’invention de l’imprimerie à la fin du XVème siècle puis du téléphone. Pour répondre à Frédéric Mitterrand, je tiens à souligner que le droit s’est toujours adapté à ces nouveaux vecteurs, pour faire respecter des principes qui n’ont pas changé. Je crois que les juristes trouveront la manière de se prémunir contre les excès que le Ministre de la Culture dénonçait 107 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Christian UNGER Internet va, selon moi, pousser la qualité des titres de la presse vers le haut. Je crois que nous n’en avons pas fini avec les évolutions de l’Internet. Nous allons voir s’imposer de nouvelles configurations avec des contenus gratuits et payants, qui permettront à l’Internet de devenir une source riche d’informations. Je vois ce mouvement d’une manière très positive. Alain de POUZILHAC Pour l’audiovisuel extérieur de la France, c’est un champ d’opportunités incroyables qui s’ouvre devant nous, sur Internet comme ailleurs, avec les SMS, le téléphone mobile et l’Internet. Il nous faut arracher des parts de marché à tous nos concurrents pour que les valeurs de la France soient plus entendues et reconnues de par le monde. La télévision classique, la FM, les ondes longues, courtes et moyennes mais surtout les nouvelles technologies doivent nous permettre de gagner ces nouvelles parts de marché et de diffuser nos valeurs. Francis MOREL Notre monde change à une vitesse extrêmement rapide. La seule certitude que nous avons réside dans le fait que, dans cinq ans, notre métier ne sera plus le même. Cependant, on ne sait pas très bien dans quel sens cette évolution va se faire. Les Américains, les Allemands, les Russes et les Chinois sont tous sensibles à ces nouvelles évolutions, mais n’ont, comme nous, aucune idée claire concernant notre point d’arrivée. Face à cette incertitude, il nous appartient de demeurer modestes et pragmatiques. Axel GANZ Il nous faut nous battre tout de même. Francis MOREL Vous avez raison. Soyons prêts tout de même à changer notre fusil d’épaule au besoin. Rupert Murdoch a récemment racheté le Wall Street Journal pour annoncer que son site Internet serait prochainement entièrement gratuit. Six mois plus tard, il a changé d’avis. Ceci illustre bien les incertitudes autour de notre métier. Axel GANZ Nous serons peut-être bientôt confrontés à un monde Google ou YouTube. Anthony ZAMECZKOWSKI L’Internet représente une opportunité extraordinaire. Cependant, il s’agit d’un marché naissant. YouTube est né il y a moins de quatre ans. Axel GANZ Il s’agit tout de même d’une durée longue dans le monde de l’Internet. Anthony ZAMECZKOWSKI C’est vrai. Internet reste tout de même jeune et tout reste à construire. Nous invitons les ayants droit à tester ces nouveaux modèles que nous développons, basés sur la publicité ou non, car nous 108 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org pouvons aussi envisager des modèles payants. Nous pensons qu’il s’agit là d’une opportunité extraordinaire. Internet donne accès à divers types de contenus et offre un choix infini aux utilisateurs. Bensalem HIMMICH L’enseignement et la culture sont en réalité deux systèmes communicants. J’ai la conviction que tous les maux dont souffre la culture trouvent leur origine dans le système d’enseignement. C’est la raison pour laquelle je plaide, avec mon collègue au gouvernement marocain, pour la création de nouveaux mécanismes d’incitation et d’émulation, afin que la culture dans les différents cycles de l’enseignement aille mieux et qu’elle soit source d’épanouissement de la personne et du développement humain tant espéré, c’est-à-dire de ce qui donne à la vie sa qualité, sa dignité et son sens. Frédéric MITTERRAND A l’intention de ceux qui se trouvent devant nous, je tiens à dire que, jusqu’à l’âge de 40 ans, j’ai vécu dans un monde stable. J’ai assisté à deux révolutions totalement inimaginables. L’une était relative à l’effondrement du bloc communiste. L’autre s’est traduite par l’arrivée d’Internet. Avant qu’elles n’interviennent, tout ceci nous semblait inimaginable. Nous savions qu’il y avait des problèmes, d’une part, et que les technologies avançaient, d’autre part. Cependant, je n’aurais jamais pu imaginer que les contours du monde dans lequel nous sommes allaient être totalement bouleversés en si peu de temps. A l’âge de 62 ans, j’ai l’impression, sur le plan intellectuel, de n’en avoir que 30 ou 40. Cependant, il me faut consentir un effort considérable pour intégrer ces changements, qui ont totalement modifié le fonctionnement du monde tel que je le percevais, avec une révolution politique d’une part et une révolution de la communication d’autre part. Ceci n’est pas sans avantage. Je me refuse aujourd’hui à faire l’impasse sur l’inquiétude sociale profonde qui avait fait naître des régimes pervers. De même, je ne perçois pas Internet avec l’angélisme de certains. Je ne suis pas prêt à oublier certaines règles éthiques concernant le fonctionnement général de la société. Nous avons eu l’occasion d’aborder ces sujets d’une certaine manière, en évoquant le lynchage médiatique et la gratuité. Axel GANZ Merci à mes collègues qui ont accepté de participer à ce débat et merci à nouveau aux Ministres qui nous ont fait l’honneur de leur présence. 109 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Samedi 21 novembre Session Pour une stratégie fiscale en faveur de la culture Christine LAGARDE Ministre de l’Economie, de l’Industrie et de l’Emploi (discours vidéo) De la Joconde à l’architecture du Palais des Papes, les œuvres d’art sont par nature uniques, et rares. Dès lors, les phénomènes de valorisation et de fixation des prix, résultant habituellement des lois de l’offre et de la demande sur le marché, n’en deviennent que plus difficiles. Pourtant, le marché de l’art est infiniment actif, ce dont nous sommes heureux. L’économiste David RICARDO en avait déduit que l’art était « impossible » à évaluer. La culture a toujours occupé une place singulière dans l’économie mondiale. Parfois pour le pire, le pillage de Constantinople en 1204 fut l’occasion d’un grand déménagement artistique au profit de Venise. Parfois pour le meilleur comme l’illustre l’étude comparative présentée par Ernst and Young. Dans la compétition culturelle internationale la plupart des Etats se sont dotés de politiques d’incitation fiscale pour soutenir la création artistique, la transmission des œuvres et les dons. Notre propre système fiscal encourage le mécénat des particuliers ou des entreprises. Depuis la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008, le Gouvernement a institué le mécanisme des fonds de dotation –s’inspirant des endowment funds –dont a pu bénéficier le Musée du Louvre lorsque fut constitué l’un des premiers fonds français. L’art se déclinant en de nombreux domaines, d’autres dispositifs incitatifs existent : les SOFICA pour la création cinématographique ; les exonérations et réductions d’impôt en soutien aux monuments historiques, le crédit d’impôt en faveur du mécénat. De nombreux chantiers ont été aussi ouverts dans le cadre du plan de relance. Tous constitutifs de notre culture et symboles d’un art à part entière, monuments historiques, peintures ou grands lieux français, plus de 250 sites bénéficient en France du plan 2009-2010 que nous avons développé pour soutenir la croissance et relancer l’activité économique dans notre pays. Une seconde conséquence de la crise, qu’il appartiendra sans doute aux artistes de saisir, porte sur nos comportements, notre rapport à l’Etre, au Paraître et au Beau. Lors des Assises de la Consommation que nous avons réunies avec Hervé Novelli, Secrétaire d’Etat chargé du Commerce, de l’Artisanat, des Petites et Moyennes Entreprises, du Tourisme, des Services et de la Consommation, de nombreux distributeurs ou producteurs ont exprimé leur sentiment qu’émergeait un rapport nouveau de nos concitoyens à l’avoir, à la possession et à la détention, privilégiant dorénavant le rapport à l’être, à la perception et au Beau. Certaines de ces voies méritent d’être explorées. A Paris, comme à Avignon, partout dans le monde où souffle l’esprit français et où le soutien à l’activité artistique et le goût pour la culture se développent, un monde nouveau apparaît. Puisse ce deuxième Forum d’Avignon contribuer à en définir les contours et les principes. 110 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Présentation de l’étude internationale Ernst & Young sur les politiques fiscales dans le domaine de la culture Régis HOURIEZ Associé Fiscaliste, Ernst & Young (France) Je vous remercie Monsieur le Président. Le sujet n’est effectivement pas aisé dans la mesure où la fiscalité est souvent douloureuse pour de nombreuses personnes ou pour leur portefeuille. La conclusion de notre étude révèle cependant que la fiscalité est positive dans le milieu culturel. Elle démontre également que l’ensemble des mesures fiscales prises à travers le monde en faveur de la culture la favorise réellement, ainsi que les opérateurs et les contribuables, qui sont tous redevables des impôts. Quelle est l’utilité d’une étude fiscale dans le domaine de la culture ? Madame la Ministre a justement rappelé que la culture est le résultat combiné d’actions individuelles d’artistes et de mécènes notamment, et d’actions publiques de l’Etat qui doit faire valoir sa forte volonté par le biais de politiques dirigistes. Toute politique fiscale dans le monde comporte deux principales composantes, à savoir les prélèvements obligatoires correspondant aux prélèvements de l’impôt par l’Etat d’une part, et les mesures incitatives fiscales d’autre part. Ces mesures dérogatoires du droit commun sont accordées de manière incitative pour permettre aux Etats d’orienter l’activité des opérateurs. Or dans le domaine de la culture, la fiscalité se trouve au carrefour principal des financements. Nous n’avons pas abordé le côté obscur de la fiscalité, à savoir l’ensemble des impôts généraux dont nous tous, ainsi que les sociétés, nous acquittons. Ces impôts sont reversés dans le budget général de l’Etat dont une partie est affectée à des actions culturelles directes, par le biais notamment des dotations du Ministère de la Culture ou celui de la Communication. En revanche, nous avons étudié l’utilisation de la fiscalité faite par les Etats pour générer des taxes culturelles spécifiques destinées à des actions particulières. Au-delà des taxes générales, la fiscalité devient donc d’abord un outil de l’Etat permettant d’orienter et de promouvoir certains secteurs de la culture. Ensuite, la fiscalité joue un rôle important dans le soutien et le développement de l’initiative privée dans le domaine de la culture. En effet, l’investissement privé, principalement généré par les entreprises et les personnes physiques, constitue la deuxième source fondamentale de financements pour la culture. Madame Lagarde a d’ailleurs rappelé le rôle historique du mécénat, dont le terme fait référence à Monsieur Gaius Cilnius Maecenas, un ami de l’Empereur Auguste qui soutenait Virgile, Properce etc. Nous n’avons évidemment pas été en mesure de retrouver ses déclarations d’impôts, nous ne saurons donc pas s’il a bénéficié en son temps d’incitations fiscales. Toutefois, cette référence historique démontre que l’initiative privée dans le cadre de la culture est une tradition extrêmement ancrée dans l’Histoire et que la fiscalité peut véritablement jouer un rôle moteur dans ce domaine. Sur la base de ce constat, nous avons pensé, avec le Conseil d’administration du Forum, qu’il était utile d’étudier les politiques fiscales favorables à la culture à travers le monde. Notre double objectif consistait à identifier les meilleures et les plus innovantes des pratiques fiscales, et à relever les différences existant entre les pays émergents et les pays développés. Tout en alimentant les réflexions du Forum, notre étude se veut une force de proposition de réformes de la fiscalité en matière culturelle. 111 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org L’enseignement principal de notre étude précise que les politiques fiscales constituent un outil largement utilisé à travers le monde pour financer la culture. Quatorze pays, représentant trois continents et considérés comme les plus représentatifs en termes historiques et culturels, ont fait l’objet de cette vaste étude. Hormis l’ensemble des mesures incitatives fiscales, lesquelles englobent toutes les mesures favorables dérogatoires du droit commun et présentant un objectif clairement culturel, nous avons répertorié un autre vecteur de l’utilisation de la politique fiscale, à savoir les taxes culturelles. L’Etat prélève directement celles-ci sur un événement culturel ou en utilise le produit pour promouvoir une activité culturelle. L’étude révèle que les Français sont en tête du classement car ils disposent d’une cinquantaine de mesures fiscales individuelles et incitatives et de treize taxes dites culturelles. Toutefois, le recours aux taxes culturelles par opposition aux incitations fiscales n’est pas constant à travers le monde. Seuls neufs pays sur quatorze y ont recours et ceci de manière limitée (en moyenne une à trois mesures par pays). De plus, la redevance de la télévision revient dans cinq pays sur les neuf cités. Les Etats s’orientent donc principalement vers une utilisation de la fiscalité comme levier, par le biais des incitations fiscales en faveur du secteur privé, à savoir les entreprises et les artistes, et du secteur à but non lucratif qui est très présent dans le domaine culturel. Au total, 290 mesures ont été identifiées. Le sujet étant dense et les politiques complexes, la principale valeur ajoutée de l’étude consiste à essayer d’en présenter une synthèse claire. Un deuxième ensemble regroupant à la fois des pays développés, des pays émergés et des pays émergents, présente une intensité relativement similaire de l’utilisation de l’outil fiscal. Ainsi, la Chine nous surprend par ses vingt-trois mesures fiscales identifiées. L’histoire économique et législative a une grande importance en matière de fiscalité. Ainsi, tandis que certains pays ont des systèmes fiscaux très sophistiqués, les pays émergés ou émergents présentent par définition des systèmes fiscaux simplifiés comprenant un moindre nombre de mesures. Enfin, nous avons répertorié un troisième groupe de pays pour lequel une dizaine de mesures ont été identifiées. Le constat premier reste cependant que l’ensemble des pays a largement recours à la fiscalité par le biais de ces 290 mesures. Les acteurs privés et publics de la culture doivent prendre en compte un deuxième enseignement, à savoir que les politiques fiscales peuvent être nationales et locales. L’aspect local occupe une place conséquente en matière de culture, du fait notamment des spécificités culturelles géographiques dont Avignon est un exemple. La fiscalité permet donc non seulement d’agir au niveau national, mais également au niveau local par le biais de mesures fiscales spécifiques aux opérateurs locaux. Qu’elles concernent des monuments ou des événements, ces mesures fiscales locales sont souvent efficaces car elles s’ancrent davantage dans le tissu économique local. A cet égard, l’exemple des Etats-Unis est révélateur, bien que la fiscalité locale soit également importante dans d’autres Etats, comme le Canada, l’Allemagne, mais également dans des Etats plus centralisés comme la France. Dans l’Etat de New York aux Etats-Unis, les mesures fiscales en faveur de la culture sont plus nombreuses qu’au niveau fédéral. De même la Louisiane dispose de plusieurs mesures fiscales. La constante est relativement similaire dans tous les Etats américains que nous n’avons cependant pas tous étudiés. Si le niveau local représente un élément de complexité additionnel dans la lisibilité des systèmes fiscaux, nous considérons comme une richesse la possibilité dont dispose la politique fiscale d’agir à la fois au niveau national et au niveau local. La complexité s’illustre dans le cas de la France avec la réforme de la taxe professionnelle. Celle-ci permettait aux collectivités locales d’offrir des incitations à la culture. Sa disparition soulagera les contribuables mais entraînera des problèmes locaux en termes de financements. 112 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org L’exonération totale d’impôt constitue la mesure fiscale incitative la plus utilisée par les législateurs. Si elle est également la plus simple à mettre en œuvre, elle compte parmi celles qui coûtent le plus cher. Ainsi, les exonérations d’impôts représentent environ 40 % des mesures identifiées, ce qu’explique en partie la place principale qu’occupent les organismes à but non lucratif parmi les bénéficiaires de ces mesures. La tendance fiscale majeure des pays étudiés consiste au recours à l’exonération totale d’impôts en faveur des trois catégories d’opérateurs de la culture, à savoir les entreprises privées ; les personnes physiques comme les artistes et les travailleurs du monde du spectacle ; les organisations à but non lucratif et à vocation culturelle. Le crédit d’impôts représente la deuxième mesure fiscale incitative la plus utilisée. Volontariste et incitatif, ce système intéressant donne, à hauteur du pourcentage de certaines dépenses réalisées par les contribuables dans un domaine particulier, un crédit d’impôts qui permet de payer la dette fiscale. Si ce système ne diminue pas la charge d’impôts, il facilite néanmoins son paiement en allégeant la sortie de trésorerie, ce qui favorise le développement. Cette technique est très intéressante dans le cadre de la réflexion sur l’économie et la culture. En effet, par définition elle concerne fréquemment des dépenses d’investissement souvent créatrices d’activité et d’emploi, ce qui permet à l’Etat de bénéficier d’un retour significatif sur son investissement. La troisième catégorie de mesures fiscales concerne les déductions qui permettent aux contribuables de déduire de leurs revenus imposables certaines dépenses du domaine culturel. Cette pratique est couramment utilisée, notamment en faveur du mécénat. Présente dans sept ou huit pays, elle permet à la fois aux personnes physiques et morales de soutenir la culture par le biais de systèmes qui sont souvent très sophistiqués et parfois très incitatifs. En effet, nous avons identifié des déductions fiscales à hauteur de 60 %, voire de 90 % dans certains cas de dépenses encourues pour financer des projets culturels. Au total, plus de 322 techniques ont été répertoriées, regroupant 290 mesures fiscales aux effets différents. De nombreuses techniques originales existent également, comme les zones de franchise fiscale qui permettent à une zone géographique particulière d’attirer des opérateurs culturels et des événements grâce à des exonérations d’impôts ou à des avantages fiscaux, dans le but de créer des pôles culturels régionaux. Quels secteurs bénéficient le plus de ces avantages fiscaux ? La tendance est mitigée car de nombreux systèmes nationaux disposent de politiques relativement harmonieuses visant l’ensemble des secteurs de la culture. De plus, notre large étude a couvert à la fois le spectacle vivant, les arts plastiques, la télévision, le cinéma, le patrimoine historique, etc. Malgré cette relative harmonie, plusieurs régimes fiscaux comportent des mesures de favoritisme reflétant le poids et l’action de lobbies culturels, comme pour les activités musicales et surtout pour le cinéma dont les lobbies ont toujours été proactifs pour développer des systèmes fiscaux permettant l’investissement. Une constante intéressante se profile dans tous les pays autour de mesures fiscales favorables à la préservation du patrimoine historique. Diverses et variées, certaines de ces mesures permettent l’entretien des bâtiments – d’importance ou historiques – par les personnes privées quand elles en sont les propriétaires. En effet, les incitations fiscales semblent fondamentales face au coût élevé des charges dans ce domaine. D’autres permettent la transmission de biens culturels vers l’Etat, à l’instar de la dation en paiement, un outil très efficace fréquemment identifié et qui permet aux contribuables de payer leurs impôts par remise d’œuvres d’art. Dans le cas de certaines successions, cet outil permet d’éviter d’avoir à vendre des biens culturels pour régler les droits de succession, tout en enrichissant significativement les collections publiques ou locales. Pourquoi la politique fiscale est-elle si efficace dans le domaine culturel ? La fiscalité dispose de nombreuses portes ouvertes sur le domaine de la culture. Le nombre incroyablement élevé d’impôts 113 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org qui existent démontre que les régimes fiscaux permettent de taxer tout type d’action humaine ou de transaction, notamment sur un bien culturel. Toutefois, utilisé de manière incitative, cet outil permet d’agir tout au long de la chaîne de valeur de la culture. La fiscalité permet à chacune des étapes allant de la création à la transmission des biens culturels, en passant par leur distribution et leur consommation, de bénéficier de mesures incitatives ou dirigistes touchant soit un secteur très général, soit des opérateurs très précisément identifiés. C’est au législateur et au contribuable d’utiliser de manière efficace cette boîte à outils extrêmement fournie. La fiscalité dispose d’un autre avantage en ce qu’elle peut atteindre tous les opérateurs de la culture, qu’il s’agisse des sociétés, des personnes physiques ou des organismes à but non lucratif, ainsi que les personnes qui investissent dans la culture. A cet égard, l’étude a montré que certaines politiques fiscales peuvent être extrêmement innovantes et originales, illustrant notamment la prise en compte des spécificités locales. Il a été rappelé que la consommation de la culture au sens noble et consumériste du terme devient de plus en plus mondiale, tandis que les régimes fiscaux restent par définition nationaux. Quels sont les principaux défis actuels de la culture en termes de fiscalité, et quels sont notamment les défis du législateur ? Le premier défi concerne la pression fiscale maximale que peuvent soutenir les opérateurs culturels. Trop d’impôts tuent l’impôt. Par exemple, aux Etats-Unis, le régime de déduction pour les donations permet de lever chaque année environ 350 milliards de dollars pour des opérations à but culturel. Or dans son projet de réforme du système de la santé, le Président Obama envisage de relever le taux de l’impôt sur le revenu tout en réduisant l’avantage fiscal accordé pour les donations à des institutions culturelles américaines. Les premières études indiquent que des réductions même infimes du pourcentage de déduction fiscale peuvent se traduire en pratique par des baisses extrêmement significatives de donations. L’étude soulève un deuxième défi sur la manière de mesurer l’efficacité des politiques fiscales en matière culturelle, à la fois du point de vue fiscal et économique. Quel est l’impact de ces mesures dans l’activité quotidienne de l’économie nationale et locale ? Sur les quatorze pays étudiés, certains conservent leurs données confidentielles au niveau gouvernemental, tandis que les autres donnent des données parcellaires. Dans le contexte actuel de contrainte budgétaire, alors que sont privilégiés la fiscalité écologique avec la taxe carbone, les plans de relance au niveau de l’économie globale et les aides sectorielles à destination des secteurs sinistrés comme ceux de l’automobile ou de la finance, le défi et le danger pour la culture se rapportent à la place qu’y occupera la fiscalité. Madame la Ministre a indiqué que la culture restait une priorité en France et que les mesures fiscales du plan de relance concernaient également ce secteur. Dans ce contexte, nous pourrons évoquer plus en détail dans les tables rondes la manière d’adapter au plus vite la politique fiscale au mouvement accéléré de l’économie. Pour conclure, il est possible de proposer aujourd’hui des réformes fiscales favorables à la culture. Au sein de l’Union européenne par exemple, les vingt-sept pays membres sont dotés pour la plupart d’une monnaie unique mais leurs fiscalités respectives sont toutes distinctes. Cette absence totale d’harmonisation est dommageable à la diffusion de la culture et créée des distorsions de concurrence. Ainsi, les biens culturels bénéficient du taux réduit de TVA mais ceux-ci diffèrent selon les pays, tout comme la définition des biens culturels. Dans ce secteur, l’Union européenne à vocation à être un laboratoire en vue d’atteindre des politiques culturelles harmonisées. Nous en suggérons quelques exemples pratiques. Le premier concerne les paiements qui sont effectués aux artistes en rémunération de leur droit de propriété littéraire et artistique. Un utilisateur du droit en France qui paie un artiste en Allemagne 114 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org devra très souvent lever une retenue à la source, à savoir un impôt dû en Allemagne par l’artiste allemand. Etant lui-même résident en Allemagne, l’artiste allemand y paie ses impôts. La situation où un artiste doit faire des déclarations dans deux pays n’a donc aucune raison d’être, d’autant plus qu’elle représente une opération à somme nulle au sein de l’Union européenne. Ces règles fiscales sont porteuses de lourdeurs administratives très élevées en termes de formalité. Nous gagnerions donc à supprimer ces retenues à la source. Le second aspect à l’égard de ces retenues à la source, au sujet duquel Monsieur Mitterrand, le Ministre de la Culture, a alerté Madame Lagarde, porte sur la nécessité de se pencher sur les règles de TVA au sein de l’Union européenne et leur application aux biens culturels. La deuxième possibilité de réforme intéresse la nouvelle économie comprenant notamment le monde du digital et le monde du numérique. Dans ce domaine, les législateurs fiscaux adoptent plutôt une démarche réactive et se contentent souvent de « copier-coller » des mesures incitatives qui sont traditionnellement utilisées dans des secteurs plus anciens. Cette méthode ne fonctionne pas car elle ne prend pas en compte la réalité opérationnelle et les modes de fonctionnement de ce secteur, pour lequel une fiscalité nouvelle doit être inventée. La troisième idée de réforme, qui constitue en réalité un sujet de réflexion, porte sur le statut d’organisme non lucratif qui conditionne souvent l’accès aux incitations fiscales dans le domaine de la culture. La définition de ce statut n’est pas identique selon les pays de l’Union européenne. L’adoption par les législateurs d’une application stricte de cette définition peut alors générer des effets dommageables du point de vue de la culture et de l’optimisation de son financement. En effet, interdire à un organisme de la culture à but non lucratif de générer des recettes par lui-même peut limiter son champ d’action, tandis que refuser aux opérateurs du secteur privé des avantages fiscaux qui sont réservés aux organismes à but non lucratif peut freiner l’effort d’investissement dans la culture. La dernière proposition de réforme concerne le paiement en nature des impôts. Les dations en paiement existent dans plusieurs pays mais leur application est très souvent limitée à certains biens culturels ou à certains types d’impôts, notamment l’impôt sur le revenu. Le champ d’application de ces mesures pourrait dans ce cas être élargi. Je vous ai présenté une brève synthèse de cette étude qui mentionne à la fois une très grande diversité dans l’utilisation des politiques fiscales et une très grande richesse. Cette étude constitue une boîte à outils extrêmement fournie dont la conclusion est que la fiscalité est l’amie de la culture et qu’il faut sans cesse suivre l’adaptation de l’économie pour tenter d’obtenir la meilleure utilisation de ses produits. Je vous remercie. Nicolas SEYDOUX Merci beaucoup pour cette très claire présentation. Je recommande à ceux qui sont passionnés par ce sujet de se reporter à l’étude complète. Alessandra Galloni est italienne et responsable des rédactions pour le Wall Street Journal de l’Europe du Sud, va maintenant modérer trois tables rondes. Même si ces sujets très importants ne devraient normalement pas entraîner de divergences culturelles, nous essaierons de faire en sorte que les tables rondes soient relativement brèves, afin de laisser la salle s’exprimer. 115 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Table ronde 1 : Politiques fiscales comparées : priorité à l’économie ou à la Culture ? Alessandra GALLONI Modérateur Bureau Chief, Southern Europe, The Wall Street Journal (Italie) S’agissant des secteurs de la radio, de la télévision ou des sites archéologiques, seules la Corée du Sud et l’Italie disposent de taxes culturelles, au nombre de trois. Les Etats-Unis n’en disposent pas et utilisent uniquement des mesures incitatives. Quelle est alors la bonne stratégie ? Une politique dirigiste comme en France vaut-elle mieux qu’un système plus libéral comme aux Etats-Unis, ou inversement ? Quelle est surtout la bonne stratégie actuellement, alors que le monde n’est pas encore sorti de la crise financière et économique ? Les Etats accumulent de nombreuses dettes et ne veulent ni ne peuvent gaspiller l’argent. Trois experts – qui, je l’espère, auront des points de vue totalement différents – vont évoquer ces points. Il s’agit du producteur Jake Eberts, de l’entrepreneur Alexandre Allard, et de l’homme politique Philippe Monfils. Avant de passer la parole à nos experts, pourriez-vous me dire, Régis, quels sont les aspects positifs et négatifs des systèmes dirigiste et libéral ? Régis HOURIEZ Dans le cadre du système dirigiste, le recours aux taxes culturelles s’avère souvent très utile car il permet des actions très ciblées de la part du législateur sur des domaines culturels qui, sans ces taxes, n’existeraient pas. La taxe sur l’archéologie préventive, due par tout chantier de construction excédant une certaine surface, permet par exemple de lever 65 000 millions d’euros chaque année ; jamais autant de découvertes archéologiques n’ont été réalisées en France depuis sa mise en place. En revanche, certaines taxes dites culturelles sont utilisées pour des motifs sous-jacents qui sont purement budgétaires. La multiplication des taxes peut donc présenter des limites à cet égard, surtout dans la situation actuelle où la combinaison des restrictions budgétaires et des contraintes fiscales rend très difficile la création de nouvelles taxes culturelles, tandis que leur maintien est plus aisé. Dans le cadre du système incitatif, la technique particulière du crédit d’impôts, qui est plutôt utilisée dans les pays d’inspiration libérale mais également dans les pays plus dirigistes comme les Etats-Unis et le Canada, permet d’inciter des dépenses d’investissement qui se traduisent souvent par la production d’œuvres culturelles et par la création d’activités et d’emplois dans l’économie. Alessandra GALLONI Mr Eberts, quelle a été votre expérience? Jake EBERTS Producteur (Canada) Je voudrais tout d’abord remercier Nicolas pour l’animation de ce Forum, lequel constitue une expérience unique pour moi en tant que producteur. Depuis une trentaine d’années, nous avons tourné environ une cinquantaine de films dans trente-deux pays. Pour les deux tiers de ces films, nous avons bénéficié de mesures incitatives, de subventions et de soutiens soit fiscaux, soit de la part 116 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org de mécènes. Ces mesures jouent un rôle très important dans notre travail, même dans des pays comme la Thaïlande où nous avons tourné un film avec Jean-Jacques Annaud, le Cambodge, l’Inde, l’Afrique du Sud, le Rwanda ou l’Islande. Dans presque tous les pays, nous avons pu bénéficier d’une subvention. Aux Etats-Unis par exemple, les Etats comme le Nouveau Mexique, la Louisiane, le Connecticut, New York ou la Caroline du Nord peuvent verser, en bénéfices directs, jusqu’à 30 % de l’ensemble des dépenses qui sont effectuées dans l’état. Mitchell Landrieu a mentionné que son chiffre d’affaires représentait 10 millions de dollars avant de bénéficier d’avantages fiscaux dans l’Etat de la Louisiane. L’année suivante, son chiffre d’affaires s’élevait à 800 millions de dollars. Au Nouveau Mexique, qui offre des bénéfices fiscaux d’environ 30 à 35 % des dépenses effectuées dans l’Etat, la Fox a créé un studio pour les dessins animés, alors qu’aucun artiste ni aucun studio n’y sont présents. On retrouve la même chose à New York, les avantages fiscaux étant de l’ordre de 35 % à Manhattan. Ces mesures jouent donc un rôle majeur dans le choix du lieu de tournage de nos films. Philippe MONFILS Vous avez cité hier l’exemple de votre film intitulé Campfed qui avait un objectif culturel plutôt que commercial. Produit en Afrique, ce film a fait l’objet d’une postproduction au Québec qui l’a rendu éligible à des crédits d’impôts dont l’impact s’est avéré très significatif pour l’association qui avait organisé l’événement. Jake EBERTS Vous avez presque tout dit. Ce film, dont le budget s’est seulement élevé à 300 000 dollars, a été tourné en Afrique pour la Fondation Campfed, qui signifie Camping for Female Education. La postproduction, à savoir le montage et le mixage, ayant été réalisée à Montréal, nous avons reçu entre 20 % et 22 % environ des dépenses totales que nous avions effectuées au Québec, ce qui, pour un film dont le budget est si bas et pour la Fondation, a été d’une grande importance. Projeté en séance privée pour les autres fondations, donateurs et mécènes concernés, ce film a également permis de collecter près de dix millions de dollars de dons. Ces bénéfices conséquents reversés pour un film disposant d’un petit budget de 300 000 dollars sont rares voire inexistants dans le monde du cinéma. Les mesures incitatives fiscales jouent ainsi un rôle très important dans la levée de fonds pour la réalisation de petits films à travers le monde. Alessandra GALLONI Monsieur Monfils, n’êtes-vous pas d’accord avec les propos de Monsieur Eberts ? Philippe MONFILS Sénateur, Ministre d’Etat (Belgique) Je ne suis pas tout à fait d’accord avec la dichotomie entre le système libéral et le système plus dirigiste que nous avons évoquée précédemment. D’ailleurs, j’ai toujours considéré, même lorsque j’étais Ministre de la Culture, que le système de subsides n’est pas nécessairement un système ouvert, impartial et régi selon des critères. Premièrement, l’octroi de subsides s’avère être, dans certaines situations, plus partial que la décision d’une entreprise d’aider une organisation culturelle. Deuxièmement, j’avoue ne pas être favorable aux taxes culturelles. Nous n’en avons d’ailleurs pas en Belgique en raison du principe de l’universalité du budget. Deux possibilités se présentaient alors, à savoir la redevance télévisuelle et les revenus de la loterie nationale. Or, la redevance sur la 117 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org télévision a été transférée aux communautés qui, à l’instar de nos régions, ont des pouvoirs à part entière et de même niveau que ceux de l’Etat fédéral. Les communautés et les régions utilisent l’argent qu’elles reçoivent à leur manière et déterminent un budget pour la culture, les affaires sociales, la santé, le développement économique, etc. De même, les revenus de la loterie nationale ont été transférés aux compétences des communautés. Nous n’avons donc pas de taxes culturelles, hormis la taxation légèrement supplémentaire qui est appliquée sur la vente de certains appareils en guise de compensation entre le public et le privé. Nous avons d’ailleurs rencontré une grande difficulté pour la faire accepter par certains ministres. Nous avons négocié avec le Conseil des ministres d’une part et le parlement d’autre part pour, finalement, s’accorder sur une taxe supplémentaire de quelques centimes d’euros sur la vente de certains appareils, ce qui permet de disposer d’une somme pouvant contrebalancer les excès de la copie privée. Cependant, je ne rejette pas les subsides dans le système dans lequel nous nous trouvons. Ils sont ce qu’ils sont et, d’ailleurs, ne diminuent pas. Alessandra GALLONI Certes, mais l’économie à l’heure actuelle n’est pas en bonne santé, ce qui risque d’augmenter la pression. Vous dites ne pas être favorable aux taxes culturelles, mais, comme nous l’avons signalé hier, les caisses de l’Etat sont vides. Philippe MONFILS Nous préférons des détaxations. Dans le système que nous avons mis en place en Belgique et que nous étudions actuellement, nous constatons non pas une augmentation mais une réduction. Vous pourrez répondre que le taux d’imposition extrêmement élevé en Belgique facilite un tel constat. Nous travaillons toutefois sur les taxes solidaires qui sont des extorsions fiscales très efficaces car elles ont permis de collecter 300 millions d’euros en quelque temps, tandis qu’un seul intermédiaire a annoncé la création de 800 emplois en une année. Nous travaillons également sur les déductions fiscales, sur les crédits d’impôts en matière musicale et même sur les crédits d’impôts sur les particuliers, bien que cet élément soit encore l’objet de débats. Alessandra GALLONI Peut-être l’Etat travaille-t-il justement trop sur le sujet, Monsieur Allard ? Alexandre ALLARD Président, Groupe Allard (France) Après le producteur, le représentant de l’Etat ou l’homme politique, je fais part maintenant du point de vue de l’entrepreneur. Aujourd’hui, le principal souci concerne les caisses de l’Etat qui, théoriquement, devraient être vides. Je ne sais pas de quelle manière nous paierons toutes ces dettes. Nous savons parfaitement que la culture restera difficilement prioritaire, même si elle devrait toujours l’être. Partant de ce constat, il apparaît nécessaire d’inventer un nouveau modèle, au lieu de prélever de l’argent sur un budget quelconque pour financer des musées par exemple. La France est certes le pays de la culture mais également celui dans lequel la culture s’identifie à l’Etat, tandis qu’aux Etats-Unis, la culture ne dispose pas de ministère approprié et fait l’objet d’un véritable business, avec les succès que nous connaissons. Entre ces deux extrêmes, nous devons inventer un 118 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org nouveau modèle culturel qui ne s’appuierait plus sur un Etat financeur ni sur ces ONG de la culture que des entrepreneurs comme moi contribuent à soutenir financièrement. Ces entreprises de mécénat fonctionnent et organisent des pièces du théâtre, des expositions, uniquement grâce aux financements qu’elles reçoivent, mais elles n’ont pas de pérennité et périclitent dès que l’argent qui leur est normalement versé est investi ailleurs. Le nouveau modèle culturel que nous devons inventer, que j’appelle le for profit culture, propose une culture qui gagne de l’argent donc qui assure sa pérennité. Ainsi, les opérateurs culturels pourraient établir des business plans indiquant, pour l’année suivante ou pour les dix années suivantes, l’objectif qu’ils se sont fixé, ce qui leur permettrait de toujours exister au terme de cette période, même sans avoir bénéficié de subsides ou d’exonérations. Cependant, ce modèle de for profit culture n’est rentré dans les mœurs d’aucun pays et doit donc être inventé partout. Aujourd’hui, les personnes ne disposant pas d’argent bénéficient d’aides. Si vous élaborez un projet culturel qui ne prévoit pas de rentrées d’argent, vous devez vous organiser tout seul. De nombreuses solutions existent pour créer une culture qui gagne de l’argent. La culture, comme l’a indiqué le Ministre, est un réel élément d’attractivité qui reviendra progressivement au centre des préoccupations. En effet, après une période antérieure à la crise durant laquelle la culture a été plutôt négligée, aujourd’hui nous assistons à un retour aux valeurs et à l’authenticité grâce auquel la culture devient un extraordinaire véhicule d’investissement. Il est nécessaire à cette fin de trouver les moyens de mettre en œuvre cette for profit culture et j’ai quelques idées à ce sujet. Philippe MONFILS Je suis ouvert à cette idée. Je serais cependant curieux de connaître un investisseur privé qui soutiendrait individuellement l’Opéra Royal de Wallonie, une importante institution dont je suis le président et qui génère des dépenses considérables, ou le théâtre national de la communauté française de Belgique. Nous ne pourrons jamais changer certains éléments, raison pour laquelle les subsides existent. Pour les autres cas, nous voulons favoriser et rendre possibles les actions des entreprises. Nous avons d’ailleurs constaté que pour chaque mesure fiscale que nous décidions, les rentrées en termes de développement économiques équilibraient largement l’absence de versement à l’Etat des impôts normalement dus par l’entreprise. A cet égard, le Tax Shelter a permis de proposer du travail à des centaines de personnes, ce qui constitue pour l’Etat un retour sur investissement considérable en termes sociaux. De nombreuses avancées restent toutefois en attente, notamment au sujet de la TVA sur les organismes culturels. Alessandra GALLONI Attendons avant d’aborder le sujet de la TVA. Monsieur Eberts, considérez-vous positif le fait de donner des subventions à des films qui ne le méritent pas ? Jake EBERTS Absolument pas. Nous ne choisissons pas nos lieux de tournage seulement en fonction des bénéfices fiscaux. Pour un film que je tourne avec Robert Redford au sujet de deux hommes qui décident de marcher durant trois mois le long de l’Appache Trail, nous avons le choix de tourner dans l’Etat du Connecticut, de la Caroline du Nord,et de la Géorgie car l’Appache Trail traverse tous ces Etats. J’ai accepté l’offre du Connecticut qui nous propose 32 % de bénéfices sur les dépenses que nous effectuons dans l’Etat. Cependant, je tournerais ce film même si je ne bénéficiais pas de ces avantages. Si le projet n’était pas valable et que je ne disposais pas de scénario ni d’acteur, je 119 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org n’aurais aucun intérêt le faire. Un film doit être rentable et commercial avant de pouvoir profiter de subventions. Alessandra GALLONI Régis, d’après l’étude d’Ernst & Young, y a-t-il des pays ou des Etats à l’intérieur des pays qui disposent de systèmes fiscaux proposant davantage de mesures incitatives pour les projets tels que ceux de Monsieur Eberts ? Vous aviez présenté des différences entre les états aux Etats-Unis. Régis HOURIEZ La technique du crédit d’impôt constitue en effet une constante qui semble très efficace en termes de culture et d’économie. Les études d’impact qui ont été réalisées dans certains pays comme les Etats-Unis indiquent que les modalités techniques de l’incitation fiscale sont essentielles pour contrôler l’activité des opérateurs. Un intervenant britannique m’a appris hier qu’au Royaume-Uni, le système du crédit d’impôts pour le cinéma, qui est fondé sur des montants d’investissement, avait été dévoyé. Dans ce système, certaines personnes empruntaient uniquement pour bénéficier du crédit d’impôt. En revanche aux Etats-Unis, le bénéfice du crédit d’impôt est conditionné au commencement de la production. Le processus d’obtention de l’agrément pouvant durer un an, l’agrément n’est accordé qu’une fois les dépenses réellement engagées. En effet, un certain contrôle est nécessaire. Le retour sur investissement pour l’Etat est une fois sur deux significatif dans la mesure où des emplois sont créés, les personnes s’installent localement et paient leurs impôts, ce qui équilibre le budget de l’Etat en question. Vous citiez également hier la possibilité de bénéficier de crédits d’impôts dans le pays même en cas de production à l’étranger. Les fonds d’investissement à destination des films sociaux que vous avez évoqués représentent un bon exemple d’investissement à fonds privés mais ne proposent de crédits d’impôts que pour des films commerciaux, ce qui rejoint le modèle de fot business culture que Monsieur Allard a cité. Jake EBERTS Il y a cinq ou six ans, la société de Jeff Skole, le fondateur d’e-Bay, a décidé d’investir quelques centaines de millions de dollars dans la production de films dont le but est à la fois commercial et social. Grâce à sa société couplée à sa fondation, vingt-deux ou vingt-trois films ont été produits, dont An Inconvenient Truth, The Kite Runner, Charlie Wilson’s War, Good Night and Good Luck, etc. Hormis plusieurs films à succès d’estime et commercial, tous n’ont pas été profitables. Cependant, le système de Jeff Skole fonctionne très bien car les pertes sont assumées par sa fondation tandis que les bénéfices sont rapportés à sa société. Alexandre ALLARD En effet, accepter le fait que les caisses sont vides et que nous avons besoin d’inventer de nouveaux systèmes qui fonctionnent est en soi une révolution. Récemment en France, les patrons du 104 étaient à la limite de la grève car il leur manquait quelques millions d’euros de subsides supplémentaires. Le monde actuel est tel que ces personnes se plaignent de ne pouvoir dépenser que quinze millions d’euros alors qu’aucun retour sur ces dépenses n’est en réalité quantifiable. Partant de ce constat, quelles sont les mesures à prendre ? Quel est le rôle de l’Etat et comment utilise-t-il les recettes issues des taxes ? Plusieurs entrepreneurs investissent dans la culture. D’un côté, Endemol produit des reality shows, de l’autre la société de Jeff Skole a produit The KiteRunner. Ces deux productions culturelles ne créent pas les mêmes bénéfices pour la société. L’Etat devrait avoir pour rôle principal d’arbitrer 120 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org entre différents opérateurs pour l’attribution de crédits d’impôts. Similairement, un promoteur immobilier qui construit des immenses cubes en béton ne contribue pas à la beauté de la ville alors que la rue constitue la plus grande galerie du monde. En revanche, il faut permettre aux architectes proposant de belles constructions de les réaliser. Sans jamais donner d’argent, l’Etat pourrait à cet égard utiliser des mesures incitatives fiscales, en réduisant l’impôt sur les profits par exemple. L’Etat a également un rôle à jouer dans la formation de nos clients pour qu’ils soient capables de comprendre les produits culturels à valeur ajoutée que nous produisons, à savoir la musique, les musées, les magazines, etc. Pourquoi construire de grands musées si seuls les touristes les visitent ? De même, si des événements culturels tels que le Forum d’Avignon sont formidables, l’essentiel est plutôt de faire en sorte que nos enfants comprennent la culture. Aujourd’hui, combien d’adolescents de quinze ans savent qui est Andy Warhol ? Intervenant de la salle Monsieur, vous n’êtes pas suffisamment informé. Par exemple, le 104 a été l’objet d’un des premiers fonds de dotation créé par seize entreprises. De plus, les journaux ont évoqué le cas d’un établissement dont la construction a coûté 100 millions d’euros et pour lequel un problème d’arbitrage est apparu entre la rétribution des artistes et celle nécessaire à la maintenance du bâtiment. Enfin, vous citez Endemol comme sujet de production culturelle sur lequel il est possible de raisonner. Tous ces éléments me semblent ne pas être suffisamment approfondis. Alessandra GALLONI Vous avez au moins le droit de réponse. Alexandre ALLARD Je savais que les questions que j’ai évoquées soulèveraient des débats, notamment au sujet du 104 qui, à mon avis, représente un très bon exemple de "non profit" culture. Aujourd’hui, il serait possible de créer une entreprise identique au 104 qui dégagerait des profits plutôt que d’être subventionnée. Nous devrons, hélas, adopter cette manière de réfléchir car nous ne pourrons pas toujours compter sur les subventions. Je ne nie pas que les mesures passées aient été positives mais je pense que nous devons simplement nous adapter. Ce constat vaut également pour les ONG œuvrant contre la faim ou en faveur de la santé. Ces systèmes doivent se réinventer et assurer leur pérennité grâce à des activités profitables. Alain SUSSFELD, Directeur général, UGC (France) Votre manière de présenter le débat me surprend. Premièrement, la subvention locale suit une logique de prime et a pour seuls objectifs de créer des emplois et de favoriser la consommation par une localisation appropriée. Il ne s’agit pas d’une politique culturelle mais d’un phénomène logique de relocalisation de l’activité de production selon l’objectif strictement économique de développement d’une région donnée. Les régions se concurrencent non pas dans une logique culturelle mais économique. Deuxièmement, je suis fasciné par la confusion entre les termes de divertissement et de culture. A l’exception de Monsieur Monfils qui connaît le dossier, je ne sais de quelle légitimité vous disposez pour débattre sur ce sujet. Le principe même des métiers culturels consiste à réaliser des profits après avoir enregistré des pertes sur des premières œuvres. Les films qui rencontrent du succès se découvrent au fil des innovations mais personne ne sait quel film sera un succès, ni aux Etats-Unis, ni en France. Il faut toujours innover et trouver de nouveaux talents 121 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org pour espérer à terme dégager un profit. Il n'y a pas de recette certaine dans ces métiers de prototype et ce n'est pas une logique de profits à court terme qui permettra d’organiser des industries culturelles à long terme. Alexandre ALLARD Je ne sais pas si la référence au profit à court terme m’était destinée. Je ne pense pas qu’il faille viser des profits à court terme. En réalité je défends le profit à long terme et la pérennité des entreprises culturelles qu’il faut soutenir. Alessandra GALLONI Monsieur, si j’ai bien compris, vous n’êtes pas d’accord avec l’idée du profit à court terme au sujet des films. Alain SUSSFELD, Directeur général, UGC (France) J’ai simplement fait valoir que la vision de Monsieur Eberts concernant les subventions de différentes localisations s’assimile davantage à une chasse aux primes qu’à une politique culturelle. Or premièrement, ces régions souhaitent favoriser des détournements de délocalisation pour bénéficier de l’emploi et de la consommation qui en résultent, selon une logique économique et non culturelle. Deuxièmement, vous nous expliquez qu’un nouveau modèle doit être inventé, sans en définir les moyens ni en suggérer quelques idées. De là, vous affirmez qu’il faut adopter une logique de profits. Une entreprise travaillant dans ce secteur depuis dix, quinze ou vingt-cinq ans recherche naturellement la rentabilité. A cet égard elle doit également prendre en compte la nécessité d’innover par le biais de nouveaux talents et thématiques car la répétition ne correspond pas à la logique de ce métier. Au contraire, l’innovation assure la conquête et le pouvoir d’attractivité culturel sur le public. Alessandra GALLONI Je pense que tout le monde est d’accord avec vous. Toutefois, lorsque Monsieur Eberts réalise un film, il ne prend pas en considération l’emploi de telle ou telle personne mais il s’efforce de tourner le meilleur film possible et qui puisse lui rapporter des profits. N’est-ce pas ? Jake EBERTS Bien sûr. Depuis trente-cinq ans nous avons réalisé des films avec des acteurs, des metteurs en scène et des scénaristes inconnus, à l’instar de Danse avec les Loup, de Miss Daisy et son Chauffeur, La Déchirure, Gandhi, Chariot de Feu, Au Nom de la Rose, etc. Nous avons embauché des jeunes et des inconnus dans le cadre d’une vingtaine de films. Dans le cas de l’Etat de la Louisiane, 7 000 emplois ont été créés, en comparaison avec les quelques centaines existant au départ, ce qui représente un succès. Excusez-moi, mais je ne comprends pas le sujet de votre intervention. Régis HOURIEZ Je pense que nous pouvons apporter un élément de politique budgétaire au débat. Dans l’exemple des collectivités, même si les contraintes budgétaires sont fortes, l’Etat assure au minimum la couverture des coûts d’une action sanitaire, culturelle, etc. La définition du non fort profit est très variable selon les régimes fiscaux à travers le monde. En Allemagne, de nombreuses incitations fiscales existent en faveur de l’entretien du patrimoine historique mais la plupart sont conditionnées 122 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org à l’absence totale de revenus. Il suffit que le promoteur du monument historique en retire un revenu pour ne plus être éligible à ces avantages. La confusion découle sans doute de ce que d’autres pays proposent une définition plus large du non fort profit. Au sujet des aides fiscales locales, les collectivités demandent qu’une dépense soit équilibrée par une recette, ce que Monsieur Monfils confirmera sans doute. Certaines incitations qui se situent à la limite entre la fiscalité et la subvention fonctionnent également, comme celles qui sont appliquées sur les loteries nationales belges et britanniques. Ainsi, 500 millions de livres sont prélevés annuellement sur le budget de la loterie britannique, qui est également nommée tax for stupid, et sont alloués à des actions culturelles. La France dispose du système du 1 % culturel qui consiste, pour toute construction publique significative, à investir un montant du budget dans l’achat d’œuvres d’arts d’artistes vivants destinées à être exposées dans le bâtiment. La fiscalité ne pouvant tout résoudre, il faut trouver des solutions hybrides Philippe MONFILS Pour ma part, bien qu’étant libéral, je ne suis pas prêt à accepter une révision fondamentale des fondements mêmes de la culture. Ne nous illusionnons pas, le profit ne sera jamais que minimal dans les trois quarts des activités culturelles, ce qui est un bien. Comment un théâtre, un opéra peuvent-ils générer des bénéfices au-delà d’un maximum de 25 % ou 30 % de rentrées propres ? Ils participent certes à l’activité économique, par exemple en transformant et en vendant des décors, mais la responsabilité de l’Etat à leur égard doit être totale. Pour les autres cas, il serait intéressant d’évaluer, en Belgique comme ailleurs, l’intérêt du secteur privé économique et commercial à travailler dans le domaine culturel. L’action de l’Etat, que je continue à défendre, reste cependant majoritaire. Le seul élément pour lequel le secteur privé dispose de possibilités supérieures à celles de l’Etat concerne la fiscalité relative au cinéma qui, d’ailleurs, fonctionne bien. En cela, les entreprises qui interviennent en Belgique ont financé plusieurs films difficiles qui n’ont pas nécessairement généré de rentrées colossales. Nous avons par ailleurs une panoplie de réductions et déductions fiscales permettant aux sociétés d’intervenir si elles le veulent et que nous pouvons modifier si nécessaire. Ainsi, le Tax Shelter a dû être transformé peu après son invention car les sociétés intermédiaires recevaient plus d’argent que les producteurs. Pour autant, j’aimerais cependant savoir quelle est votre nouvelle philosophie du profit culturel car je ne la vois pas. Il est possible d’introduire de manière complémentaire des éléments ou organismes économiques dans le secteur culturel en leur permettant de développer des initiatives grâce à des avantages fiscaux. Cependant, je ne suis pas prêt à inventer une culture fondée sur le profit. A cet égard, un théâtre belge a décidé de ne pas fonctionner grâce aux subsides mais grâce à un restaurant qui serait ouvert midi et soir pour assurer sa rentabilité. Au terme de trois années, ce théâtre a demandé l’aide de l’Etat pour combler ses déficits de vingt, trente, quarante millions d’euros, ce que l’Etat a évidemment accepté. Je pense toutefois, comme vous, qu’une vision dynamique de l’action des musées, des organisations culturelles et des théâtres est possible, à condition qu’ils paient des droits d’auteurs. Or cette vision existe. Je ne voudrais pas que cette activité culturelle soit considérée comme ringarde en comparaison avec une nouvelle culture économique émergente à laquelle je ne crois d’ailleurs pas. Je crois en revanche à l’entrée de l’industriel et de l’économique dans plusieurs secteurs sur la base des déductions fiscales conséquentes que nous vous offrons. A cet égard, l’Etat doit faire un effort car les moindres rentrées fiscales qui en résultent sont équilibrées par le développement 123 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org économique. Nous ne devrions pas considérer qu’il existe un nouveau veau d’or de la culture et que ce qui a été accompli antérieurement est destiné aux oubliettes de l’Histoire parce que trop ringard. Alessandra GALLONI Mr Sussfeld, que souhaitez-vous ajouter ? Alain SUSSFELD Je n’ai rien à ajouter aux propos de Monsieur Monfils avec lesquels je suis entièrement d’accord. Par ailleurs, Monsieur Eberts, dont je salue le parcours de très grand producteur, vous avez fait valoir que dans votre recherche de financements, vous privilégiez les régions qui vous accordaient les meilleures subventions. J’ai simplement voulu souligné que ces subventions avaient un objectif non pas culturel mais de finalités d’emploi et de développement économique, cela au bénéfice de la région et sans critère qualitatif dans la distribution de ces avantages. Je ne reproche rien en la matière. Cependant, je distingue d’une part les incitations fiscales qui sont susceptibles de générer des retombées économiques bénéfiques pour l’Etat, et d’autre part le choix d’introduire des éléments discriminants pour orienter ces avantages vers certains types de production ou de sensibilité. En cela, la logique de l’économie se transforme progressivement en logique culturelle. Jonathan DAVIS, conseiller stratégique, UK Film Council (Royaume-Uni) J’ai cité hier à Régis la déformation des aides fiscales au Royaume-Uni. Je travaille actuellement pour le Centre National du Cinéma au Royaume-Uni. Ayant travaillé successivement dans l’industrie et pour le gouvernement au sujet de l’évaluation des aides aux impôts, les aides fiscales sont pour moi devenues des ennemies. A un moment, le gouvernement britannique a abandonné les aides car il estimait que leur valeur profitait non pas aux producteurs mais aux intermédiaires. Par ailleurs, peutêtre la représentante de Malte qui est assise à mes côtés devrait-elle intervenir au sujet de l’impact de l’introduction des aides fiscales dans son pays. Hormis l’effet sur le développement économique, ces aides ont pour la première fois exposé la population maltaise à la production internationale et permis le développement de cinéastes maltais et de nombreux professionnels du secteur, ce qui profile l’ambition culturelle du pays. Alexandre ALLARD L’essentiel à mon sens n’était pas de déclarer que tout ce qui est culturel doit réaliser du profit mais de chercher les moyens de financer et d’encourager un nouveau modèle culturel générant du profit, ce qui n’est pas la disposition actuelle. A l’exception du cinéma qui est très structuré ou du théâtre vivant qui ne génère aucun profit, les aides ne bénéficient qu’à ceux qui ne gagnent pas d’argent. Or certains modèles générant des rentrées d’argent existent ou peuvent exister. Pourquoi ne pas les aider ? Nicolas SEYDOUX On aurait pu tout imaginer sauf que les politiques fiscales des Etats soulèvent un débat, ce dont je me réjouis. Certains ont été volontairement provocateurs, or si la culture doit être provocatrice, je ne l’imaginais pas de la part de la fiscalité. 124 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Table ronde 2 : La culture à l’ère numérique, quels encouragements fiscaux ? Alessandra GALLONI Cette table ronde nous permettra d’aborder deux sujets. Le premier nous amènera à réfléchir au paradoxe qui a fait de l’art un domaine très internationalisé, alors que les systèmes fiscaux demeurent véritablement nationaux. Le deuxième a trait au numérique, qui demeure l’une des disciplines les plus taxées. C’est peut-être sa jeunesse qui l’a empêché de faire ses preuves et a conduit à cet état de fait. Je passe tout de suite la parole à Bruno Perrin, afin qu’il nous présente le rapport d’Ernst & Young. Bruno PERRIN Partner, Ernst & Young (France) Je vais présenter les différents types d’encouragements fiscaux à l’ère de la nouvelle économie numérique. Nous aborderons par-là même plusieurs sujets de débat, notamment l’existence d’incitations fiscales différentes pour ce domaine particulier et la course qu’a entamée la fiscalité pour tenter de suivre les développements du numérique. Nous traiterons à ce propos de l’e-book, des salles numériques et de la video on demand (VOD). Nous nous interrogerons sur l’inégalité qui règne entre les modes de diffusion de la culture. Nous parlerons également des notions de shopping fiscal, des illusions et des dangers et de la rentabilité artificielle ainsi générée. Christopher Miles pourra certainement contribuer à notre réflexion à ce propos. Nous évoquerons aussi le développement de nouveaux pôles, au moment où de nombreux territoires suivent le chemin tracé par Malte. Nous verrons enfin si tout ceci peut contribuer à l’émergence de nouveaux business models, assurant un équilibre entre les différentes parties prenantes, créateurs, producteurs, distributeurs, consommateurs et investisseurs. Avant de plonger dans les délices du débat technique, je tenais à relever quelques paradoxes issus du rapprochement entre la culture et l’économie numérique. L’économie numérique est très éloignée de l’économie de la culture. Sa valeur semble reposer sur des outils et des accès plutôt que sur la création. Elle est ultra-standardisée. La gratuité est utilisée comme appât plutôt que pour le bienêtre de l’humanité ou l’universalisme. Au-delà de cette opposition, il faut noter de nombreux éléments qui rapprochent ces deux univers. Les modèles de l’économie numérique et de la culture sont ceux de la « coopétition », qui mêle compétition et coopération. Ensuite, il n’existe aucune frontière entre amateurs et professionnels. De ces paradoxes, sont issus un certain nombre de modèles hybrides, comme le « freemium », qui combine gratuité et facturation, ainsi que des modèles où la valeur ajoutée provient de l’interaction sociale. Revenons rapidement sur les enseignements de l’étude. Du côté des prélèvements, les secteurs qui contribuent le plus sont ceux du numérique, à savoir la télévision, le cinéma, l’animation et la musique. Les secteurs qui contribuent le moins sont les monuments historiques et le spectacle vivant. Un avantage réel est donc donné à la culture de proximité. Pour l’essentiel, ce sont le Canada, la Chine, l’Inde et les Etats-Unis qui ont multiplié les incitatifs fiscaux à la culture numérique. Il s’agit 125 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org donc de pays jeunes. Les plus anciens, comme le Japon, la France et la Grande-Bretagne, disposent de moins d’incitatifs fiscaux. Il est à noter une exception concernant la France dans le domaine des jeux vidéo. Nous avons ressenti le besoin de creuser la question de la TVA dans le cadre de cette étude, dans le périmètre de l’Europe des 27. Nous avons observé les tickets d’entrée. Les secteurs les plus avantagés demeurent les musées, les expositions, les théâtres et, dans une moindre mesure, les concerts et le cinéma, pour lesquels s’applique souvent un taux intermédiaire. Ainsi, l’avantage est donné à ce qui reste peu délocalisable. Nous avons ensuite observé la situation du livre. Au Royaume-Uni, les taxes sur les livres sont nulles. Ailleurs, c’est généralement une TVA allégée qui a été mise en place. Nous verrons ensuite que le livre numérique est taxé au niveau normal. Les accès internet sont taxés en revanche à un niveau traditionnel, ce qui, en Europe, correspond à une fourchette comprise entre 15 et 25 %. Certains Etats se sont fait une spécialité de l’hébergement des accès Internet avec un taux de 15 %, alors que d’autres sont soumis à un taux de 25 %. Il faut savoir que, dans le reste du monde, le taux plein de TVA ou de taxe sur le chiffre d’affaires est compris entre 4 et 18 %. L’accès à la télévision par le satellite ou le câble demeure moins taxé et est réduit en Autriche, en Belgique, en France, au Luxembourg et en Espagne. Enfin, le mode de livraison par l’électronique est taxé à 100 %, comme un service traditionnel. Ces éléments devraient permettre d’ouvrir le débat. Alessandra GALLONI J’aimerais maintenant passer la parole à Christopher Miles, réalisateur et producteur anglais. Vous affirmez qu’il est plus difficile pour vous de faire des films en France que dans votre pays, en raison d’un esprit très nationaliste. Christopher MILES Réalisateur et producteur, Milesian Lion (Royaume Uni) Mon propos introductif sera en français, langue de la diplomatie par excellence. En Angleterre, nous disons souvent : « Faites à Rome ce qu’ont fait les Romains ». Je suis aujourd’hui dans une ville romaine et donc je me dois de parler le français. J’étais dans les années 60 élève à l’Institut des hautes études cinématographiques, à Paris. A cette époque, le même jour, sortaient L’Année dernière à Marienbad et Jules et Jim sur les écrans. Ce sujet me contraint à aborder la question des chiffres. Si j’ai produit certains de mes films, je reste avant tout réalisateur. Je ne suis pas donc très à l’aise avec les chiffres. Un de mes amis producteurs, Nigel Goldsack, a parcouru le monde pour déterminer le coût d’un film à budget moyen. Il a choisi sept pays qui s’adaptaient particulièrement bien à ses projets et/ou proposés par le UK Film Council (Royaume-Uni, Etats-Unis, République tchèque, Canada, Roumanie, Australie et Irlande) et s’est entretenu avec des producteurs locaux. Il n’a pas rencontré le gouverneur de Louisiane, dont nous parlions hier. Celui-ci a apparemment réussi à attirer dans son Etat de très nombreux cinéastes, en mettant au point un système fiscal particulièrement attractif. Il est assez intéressant de constater que le Canada remporte cette compétition de la tête et des épaules. Pour un budget de l’ordre de 45 millions de livres sterling, le Canada propose une aide de 4 millions de livres, alors que le Royaume-Uni est prêt à accorder 2,5 millions de livres, contre 2 millions pour l’Australie et 3,2 millions pour l’Irlande, qui fait partie de l’Union européenne. 126 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org J’ai demandé à mon ami pourquoi il n’avait pas voulu réaliser son film en France. Il m’a répondu qu’il était très cher de tourner en France. Les avantages fiscaux reviennent en fait aux producteurs français, qui sont très bien protégés par le Centre national de la cinématographie. Alessandra GALLONI Votre conclusion vise donc à dissuader les réalisateurs étrangers de tourner en France, si je vous comprends bien. Christopher MILES Je n’ai pas dit cela. Au-delà même des questions fiscales, sans artistes, sans peintres, sans scénaristes et sans auteurs, nous ne serions même pas réunis ici pour débattre de ces questions fiscales. Ce dont nous parlons est aujourd’hui très important. Nous débattons au-delà du seul domaine du cinéma. Ernst & Young a présenté une étude très intéressante sur la question de la fiscalité appliquée aux arts. J’ai vu diffusée au cours de l’exposé une photographie de Robert Doisneau, grand artiste français, montrant Maurice Baquet tenant un parapluie au-dessus de son violoncelle. Ernst & Young a-t-il payé des droits pour pouvoir se servir de cette image ? Alessandra GALLONI La réponse est affirmative, apparemment. De la salle Nous avons utilisé beaucoup d’images dans notre étude et nous avons été contraints d’en supprimer quelques-unes pour réduire les coûts. Nous avons dû notamment renoncer à une photographie magnifique de l’Opéra de Pékin, conçu par Paul Andreu, en raison de ces contraintes. Nous avons donc payé pour l’utilisation de toutes les images qui ont été projetées. Christopher MILES J’en arrive à ma conclusion. Robert Doisneau a pris de nombreuses photos volées, comme Le Baiser, pris Place Vendôme. On y voit deux amants qui s’embrassent. Les modèles n’ont jamais été rétribués pour cela. Aujourd’hui, l’homme tente de récupérer des droits sur cette photo, qui a généré beaucoup d’argent. Le groupe Queen s’est pour sa part servi du film de Fritz Lang, Metropolis, pour faire sa propre promotion. Ses ayants droit n’ont jamais été rétribués pour cette utilisation. Lorsque l’on parle comme Dan Glickman de l’escroquerie que représente Internet, il faut dire aussi que nous avons été exploités nous aussi par les majors. Souvenons-nous que les auteurs de Ryan’s daughter ont été contraints de menacer le directeur général de la MGM pour obtenir les droits qui leur étaient dus. Ce que nous pouvons en conclure, c’est que Jean-Jacques Annaud et Régis Wargnier ne portent pas le nom de « producteur » dans les génériques de leurs films. Ils préfèrent le terme de « réalisateur ». S’ils font ce choix, c’est parce qu’ils sont protégés à ce titre en France. La France est le seul pays au monde où un réalisateur dispose de droits sur ses propres films. Le réalisateur français est ainsi rémunéré à hauteur des recettes. La raison est ancienne. Elle remonte au Code Napoléon, qui protège les artistes. Je dirais donc en conclusion : « Vive Napoléon et Vive la France ! » Alessandra GALLONI Ce que dit Christopher Miles est-il juste, selon vous, Alain Sussfeld ? 127 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Alain SUSSFELD Directeur général, UGC (France) Je ne vais pas rentrer dans le débat sur l’ouverture du système français. Il est bien trop technique et complexe et cela ne rentre pas vraiment dans le cadre qui est le nôtre aujourd’hui. Je ne suis pas certain qu’il soit possible de présenter Jean-Jacques Annaud comme un réalisateur défendu par le système français. Il est avant tout défendu par son talent et une reconnaissance mondiale, avant d’être défendu par la France. Notre sujet aujourd’hui est celui des industries culturelles. Derrière le terme de culture, se cachent diverses réalités. Il est clair qu’Internet affecte directement les industries culturelles, alors qu’il impacte peu l’archéologie, les musées ou l’architecture. Il ne peut en effet y avoir détournement de la valeur en la matière. Derrière la notion d’industries culturelles, il faut viser la musique, le cinéma, la télévision, l’image, et la représentation. Je suis peut-être ici un représentant de la vieille économie. Je vais tout de même essayer de ne pas paraître trop ringard. Deux grands principes soutiennent mon intervention aujourd’hui. Le premier concerne le respect du droit d’auteur, ce qui signifie rémunération, d’une part, et droit d’autoriser ou d’interdire, de l’autre. Le second concerne le succès des diverses lois qui tendent à lutter contre le piratage. Il est à mon sens difficile de mettre au point une politique fiscale efficace dans un environnement de gratuité. Sur ces bases, la numérisation constitue à la fois une mutation et une chance, alors que deux risques apparaissent. Tout d’abord, nous assistons à une mutation du patrimoine. Je suis très satisfait de constater que le grand emprunt prévoit des sommes importantes pour la numérisation de notre patrimoine. Je crois qu’il est important d’agir dans ce sens. Le Ministre Frédéric Mitterrand semble avoir convaincu le gouvernement de l’intérêt de cet objectif. La numérisation est indispensable à la distribution sur Internet. Cette technologie demeure une priorité pour nous qui ne peut être assumée que par la sphère publique. Cette subvention publique n’est pas sans effet de levier. Nous pouvons très bien imaginer que les aides publiques, en fonction de la nature du patrimoine numérisé, s’appuient sur des taux différents. Telle est d’ailleurs le fond de la politique générale que je défends aujourd’hui. Je plaide pour une politique d’intervention à la fois de l’Etat et du marché. Il est important que le premier comprenne les limites du second. Lorsqu’elles sont dépassées, l’Etat peut intervenir de manière marginale. De la sorte, des œuvres qui n’ont pas de logique économique peuvent tout de même subsister et montrer, peut-être, à terme, leur pertinence. Internet représente aussi une opportunité exceptionnelle, en termes de distribution. Il propose en la matière des moyens infinis à des coûts très réduits. La contrepartie de cette chance réside dans le risque de piratage sans détérioration par rapport à l’œuvre originale. Je veux donc parier aujourd’hui sur le succès des lois HADOPI et sur le fait que, sur la distance, la culture du gratuit s’érodera. A ce propos, je veux souligner que le gratuit n’existe pas. Nous l’avons suffisamment expliqué hier face aux étudiants. La culture du gratuit cache toujours un payeur quelque part. A l’heure actuelle, ce sont les industries culturelles, de l’image ou de la musique, qui payent pour le développement du monde de l’Internet. Pour la première fois, une évolution technologique est financée par un transfert total de revenus, en l’occurrence, au détriment des industries culturelles et au bénéfice d’une technologie globalisante. 128 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Sur le problème de la fiscalité, mon propos sera plus simple que celui développé par les études. Il existe deux types de fiscalités. L’une frappe le contribuable et l’autre frappe le consommateur. Dans le cadre d’une paupérisation de l’Etat, il est important de pousser les logiques de financement par les consommateurs au détriment du financement par le contribuable. Le consommateur doit être le premier financeur. La deuxième logique que je souhaite développer a trait à la neutralité fiscale en termes de supports. Pour autant, la situation actuelle doit être exploitée pour prévoir des prélèvements complémentaires, permettant de redistribuer l’argent au bénéfice des mutations technologiques induites par le développement de l’Internet. Le livre et la VOD s’inscrivent parfaitement dans ce cadre. Alessandra GALLONI Antoine Gallimard, pouvez-vous rebondir sur ces propos et revenir sur la question du piratage concernant le secteur du livre ? Je pense notamment à Harry Potter, dont le dernier volume avait déjà été diffusé largement en Chine, avant même sa sortie officielle. Antoine GALLIMARD Président directeur général des éditions Gallimard (France) Comment faire en sorte que le livre s’en tire mieux que la musique ? Avant toute chose, je tiens à remercier Nicolas Seydoux pour son invitation. Il est vrai que l’on parle beaucoup de cinéma, de musique et des arts vivants, mais le secteur de l’édition est souvent oublié, alors même que le livre demeure la première industrie culturelle en France. Cette chaise vide entre nous deux, cher Alain, me fait penser à la chaise vide de Jorge Luis Borges. Lorsqu’il écrivait, il installait toujours une chaise vide à ses côtés, pour son lecteur. Imaginons donc que cette chaise est celle du spectateur ou du lecteur. Alessandra GALLONI Cette chaise pourrait être occupée par l’Union européenne. Antoine GALLIMARD Pouvons-nous imaginer que le livre soit touché de la même façon que le cinéma et la musique par le développement de l’Internet ? Le livre est abrité par le grand chapiteau que représente la loi de 1981. Sa définition nous aura permis également de bénéficier d’une TVA à taux réduit sur ce produit. Or, aujourd’hui, les éditeurs sont très inquiets de constater une rupture dans la politique publique entre la fiscalité du livre physique et celle du livre numérique. Nous avons commis plusieurs rapports sur le sujet (rapports Olivennes, Patino et Gaymard). Nos Ministres de la Culture ont plaidé pour que le livre numérique se voie imposée une TVA au même taux que le livre physique, alors que cela n’est pas le cas aujourd’hui. Nous nous retrouvons de plus dans une situation quelque peu incongrue. La presse bénéficie d’un taux de TVA très réduit à 2,1 %, alors que le livre est frappé d’une TVA à 5,5 %. Nous avons souhaité qu’il en soit de même pour le numérique. En septembre dernier, la Direction de la législation fiscale nous répondait que le principe d’une TVA à taux réduit pour les livres sur tout support physique est confirmé. Cela nous permet d’être rassurés quant au livre audio et aux livres numériques stockés sur clé USB. En revanche, le téléchargement ou la consultation en ligne des livres numériques ont été assimilés à une prestation de service et non plus à un contenu. La TVA à taux réduit ne s’étendra 129 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org donc pas à ce secteur. L’administration craint en effet le risque de distorsion de la concurrence au niveau européen. Les pouvoirs publics français, en la matière, se heurtent aux dispositions européennes. Ils rejettent l’idée d’une distorsion entre les différents pays européens. Il faudra vraisemblablement attendre 2015 pour voir se mettre en place une uniformisation. Ce sera le lieu d’établissement du client et non plus du prestataire qui servira de référence. Cette question fiscale sur les contenus s’avère pour nous essentielle. Nous nous demandons s’il est opportun d’appliquer à l’économie nouvelle les règles de l’économie traditionnelle, concernant le prix unique et les mesures fiscales d’encouragement pour la librairie. Nous avons à ce propos créé avec le Ministère de la Culture un label de la librairie pour aider le secteur, dans lequel les salaires restent très bas. Nous espérons qu’il verra le jour, malgré la réforme de la taxe professionnelle. Nous verrons si l’édifice construit depuis la fin de la Seconde guerre mondiale se fissure, sous les coups de boutoir de la nouvelle économie. Alessandra GALLONI La TVA est un problème qui touche autant l’Europe que le reste du monde. Dans mon domaine, celui de la presse, aux Etats-Unis, des incitations financières sont accordées aux journalistes du Wall Street Journal pour qu’ils écrivent pour l’Internet et aux consommateurs pour qu’ils achètent des contenus sur Internet. Nous leur proposons ainsi un journal papier moins cher. Existe-t-il des incitations du même ordre dans votre secteur ? Antoine GALLIMARD La TVA est amortie suivant des règles particulières pour les éditeurs et certains auteurs. Cependant, le système n’est pas aussi développé. Aujourd’hui, la politique du livre s’appuie sur la fixation du prix de vente par l’éditeur. Ceci permet d’éviter une concurrence excessive, mettant à mal la librairie traditionnelle. Alessandra GALLONI Il est possible de protéger à la fois la librairie traditionnelle et le livre électronique. Antoine GALLIMARD La question réside dans le positionnement du livre électronique par rapport au livre grand format et au livre de poche. Je crois que le livre numérique doit avoir une vie propre et un prix de 30 % inférieur au livre grand format. Il est important qu’il bénéficie également des mêmes avantages. Bruno PERRIN Il me semble regrettable que l’administration fiscale refuse de considérer le livre électronique comme un produit culturel. Il aura fallu cinq siècles pour que le prix unique du livre voie le jour. Il aura fallu 60 ans pour que le système d’autofinancement du film français voit le jour. Aujourd’hui, la culture numérique ne rapporte pas beaucoup à l’économie et les flux financiers correspondants restent assez réduits. Il faut, dans le respect des parties prenantes, donner à l’économie numérique une chance de développement qui se base sur un juste prix et il faudra accorder un peu de temps à ce secteur pour qu’il trouve son équilibre. 130 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Alain SUSSFELD Il existe des outils pour réguler ce secteur. Vous avez évoqué le prix unique du livre. Celui-ci constitue un élément majeur d’une politique culturelle. Le prix unique du livre numérique et le prix unique du livre papier doit-il être le même ? L’éditeur dispose-t-il d’une autonomie pour fixer un prix du livre papier en baisse face à la concurrence et à la productivité supplémentaire générées par le livre numérique ? Concernant la diffusion de l’image et la VOD, l’ordonnance numéro 2 qui vient d’être publiée au Journal Officiel par le Ministère de la Culture crée pour la première fois un minimum de rémunération pour les ayants droit. Concernant la VOD, nous savons aujourd’hui que les opérateurs auront l’obligation de rémunérer les ayants droit à un niveau qui n’est pas encore arrêté. Ceci est indispensable pour défendre la chaîne de valeur. Le principe de base de cette industrie réside dans la construction de la hiérarchisation de la rémunération des diffuseurs sur la base du financement et du préfinancement. Les diffuseurs qui payent le plus cher sont considérés comme prioritaires dans le cadre de la diffusion. La VOD risquait de détruire la chaîne de valeur, en permettant un dumping autour d’un secteur naissant. Il s’agit là d’une réaction majeure, qui ne coûte rien à la puissance publique et qui demeure un élément essentiel en vue d’assurer la pérennité de ce secteur. Antoine GALLIMARD L’émergence de nouveaux supports, considérés uniquement comme une prestation, ne devrait pas remettre en cause l’ensemble de l’édifice mis au point depuis 1945. Alain KOUCK, Vice –Président et Directeur général, EDITIS (France) Concernant la TVA, nous évoquions la transposition des règles qui s’appliquent au livre papier au livre numérique. Nous y parviendrons certainement. L’enjeu réside, à mon sens, dans les nouvelles œuvres, qui mélangeront papier, audio et vidéo. La question devient à ce niveau plus complexe. Cependant, si ce marché venait à échapper aux éditeurs papier, le métier pourrait ne pas s’en remettre. C’est autour de ce sujet que nous devons nous battre pour obtenir une TVA à taux réduit. De la sorte, les éditeurs papiers pourront poursuivre la compétition dans ce nouvel environnement. Alessandra GALLONI Je vois qu’Antoine Gallimard est d’accord avec ce point de vue. Laissons un peu de temps en conclusion aux hommes politiques. Jack RALITE, Sénateur (France) Je ne vais pas répéter tout ce qui vient d’être dit, mais je pense qu’il est impossible de lancer un débat sur la numérisation sans prononcer le nom de Google. Différents pays sont actuellement confrontés à une problématique identique à la nôtre. Ici, c’est la numérisation des œuvres de la Bibliothèque nationale de France qui pose problème. La négociation actuelle induit un retour à la politique antérieure, alors qu’elle n’a fait l’objet d’aucun débat politique, pas plus que professionnel. L’ancien Directeur de l’INA le qualifie de « pacte faustien ». Nous devons réfléchir au problème et déterminer si nous nous unissons pour faire barrage à cette démarche ou si nous laissons faire. Or, de par sa place dans l’édition et la création, la France doit à mon avis résister, faute de quoi les conséquences seront graves. Google ne paie pas sa matière première, réalise une publicité incroyable, numérise en règle générale en vrac et s’abrite en Irlande pour éviter la TVA. 131 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Alessandra GALLONI Nous pourrions consacrer plusieurs heures à ce débat, mais il n’entre pas vraiment dans le cadre de notre réflexion aujourd’hui. De la salle N’oublions pas que l’industrie la plus importante aux Etats-Unis derrière l’armement est celle du cinéma et de la télévision. C’est une guerre qui est en passe de s’engager. Google n’est pas une maison française. Il s’agit d’une entreprise américaine. Je vous soutiens dans ce combat. Jack RALITE Certains se sont battus pour abattre les monopoles publics. Aujourd’hui, c’est un monopole international privé qui est en passe de se constituer. Je ne suis pas prêt à céder sur le grenier de la mémoire et le livre universel de la famille. Dans dix jours, se profile une échéance européenne, visant la mise au point d’une sorte de marché des droits d’auteur à l’échelle du continent. Il s’agit là d’un sujet très préoccupant. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une situation de péril. Tous ceux qui se retrouvent ici pour discuter de ces sujets le savent fort bien. Nous luttons pour la création, comme Jean Vilar, qui se battait pour des œuvres que le public ne savait pas encore qu’il aimerait. Sylvie FORBIN, Vivendi (France) Afin de réunir tous les métiers qui se trouvent autour de cette table et dans la perspective du Conseil culture qui se tiendra la semaine prochaine, je rappelle que la TVA constitue une problématique européenne. Chaque secteur peut réclamer une modification de la politique, mais c’est un combat de titan qui s’annonce à ce niveau. Nous devrons convaincre chaque pays pour obtenir l’unanimité et changer enfin la règle. En revanche, aux Etats-Unis, c’est un moratoire sur la fiscalité indirecte qui a été adopté avec l’apparition de l’e-commerce. Je veux croire qu’une demande de même type, au niveau européen, dans le cadre de la politique de relance, aurait plus de chances d’aboutir, en raison de son ampleur. Il serait intéressant de porter cette suggestion d’Avignon vers Bruxelles. Alessandra GALLONI Il s’agit là d’une très bonne suggestion. Antoine GALLIMARD Il y a urgence et je pense que cette très bonne idée mérite une mobilisation large de l’ensemble des acteurs du monde culturel. Un intervenant Je précise que Louis Schweitzer, qui est capable à la fois d’écouter et d’entendre, présentera cette après-midi un relevé de conclusions. Il reviendra assurément sur cette proposition, qui trouvera certainement un écho large dans les rangs de ce Forum. J’ai interrompu Jack Ralite tout à l’heure, mais je précise que je suis pleinement d’accord avec son point de vue. Je vous renvoie à ce propos à l’article paru hier dans Les Echos, intitulé « Non au monopole d’Internet ». Il ne saurait y avoir demain un seul moteur de recherche. Je vous propose maintenant de passer à la troisième table ronde de cette journée, concernant le marché de l’art. 132 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Table ronde 3 : Quelle compétitivité fiscale pour le marché de l’art ? Alessandra GALLONI Le sujet qui nous réunit aujourd’hui porte sur l’effet des différents systèmes fiscaux sur le marché de l’art. Pourquoi le système fiscal est-il si nationaliste alors même qu’il s’agit d’un marché extrêmement internationalisé ? Eric Fourel, c’est en effet l’une des grandes problématiques que vous soulevez dans votre rapport. Eric FOUREL Associé, Ernst & Young (France) Les politiques fiscales sont-elles mises au point pour favoriser l’économie, l’attractivité du territoire ou la culture ? D’un point de vue critique, nous pourrions dire qu’elles sont pour le moins ambigües. D’un point de vue plus optimiste, nous pourrions conclure qu’elles sont véritablement plurielles. Les politiques fiscales balancent en effet entre ces deux pôles, consistant d’un côté à défendre la culture et, de l’autre, le territoire et donc un certain nationalisme culturel. La question me semble tout à fait légitime et peut servir à alimenter notre débat. Laurent DASSAULT Vice-président, Groupe industriel Marcel Dassault (France) Je vous invite à nous interrompre pour nous interpeller et nous poser des questions. Nous allons parler de la compétitivité du marché de l’art à travers la fiscalité. Ce n’est pas au titre de mes activités au sein du groupe qui porte mon nom que je suis présent ici, mais plutôt au titre de la maison de vente Artcurial, fondée en l’an 2000, avec Nicolas Orlowski. Je défends aujourd’hui Artcurial dans son développement et sa stratégie. On dit que l’art n’a pas de patrie, mais il est évident que les acheteurs et les vendeurs sont domiciliés quelque part sur le plan fiscal. En ce qui concerne la France, je dois dire que notre système fiscal est bien plus favorable que celui de nombreux autres pays. Grâce au gouvernement socialiste, les œuvres d’art échappent à l’impôt sur la fortune. Il s’agit là d’une mesure assez anachronique, puisque la fortune des Français se constitue de bien immobiliers, de voitures, de bijoux et, pour les personnes très riches qui souhaitent le devenir plus encore, d’œuvres d’art. Cette disposition rend le marché de l’art très actif en France. Il faut aussi relever que l’impôt sur les plus-values est l’un des plus faibles de par le monde, puisqu’il s’élève à 5 %. Les personnes très aisées disposent d’un appartement à Londres ou à New-York, ce qui leur permet d’échapper aux droits d’importation. Sinon, ceux qui souhaitent faire revenir en France une œuvre doivent acquitter une taxe de 5,5 %. Celle-ci est à peu près uniforme en Europe et s’élève à 10 % environ aux Etats-Unis. Nous devons nous réjouir de l’existence de cette taxation, car le marché de l’art se compose d’une population restreinte et avisée de collectionneurs et de galeristes et il est important de disposer d’un système de traçabilité des œuvres achetées de par le monde, tel que celui que met en place la taxe d’importation. Certains professionnels demandent tout de même sa suppression. Je suis en revanche plutôt embarrassé face au droit de suite mis en place en 1920 qui permet aux familles des artistes de bénéficier d’une couverture sociale. En 2009, 90 % des droits de suite perçus en France vont aux familles Picasso, Cézanne et Matisse. Celles-ci ne résident plus en France. Peut133 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org être faudrait-il revoir le système, même s’il est plafonné à 12 500 euros par œuvre. Il n’a plus de raison d’être aujourd’hui. Les Etats-Unis n’ont jamais mis en place un tel système, mais il subsiste dans plusieurs pays européens. J’ai une question à poser à Xin Dong Cheng, qui est un ami et un grand galeriste, qui a importé des œuvres chinoises à la Galerie de France en 1990. Je me demande pourquoi il m’est impossible de vendre en Chine des œuvres antérieures à 1949. Je suis obligé en Chine de me rabattre sur les œuvres contemporaines. Nicolas Orlowski m’a d’ailleurs beaucoup aidé en ce sens. Xin Dong CHENG Galeriste, commissaire d’exposition et éditeur (Chine) La création est peut-être sans frontières, mais le marché ne l’est pas. La Chine a vu le marché de l’art se développer très récemment. Au terme de l’expérience communiste, tous les systèmes ont été détruits et ils sont en passe d’être reconstruits. Il faut y voir un reflet de questions politiques plus larges. Il subsiste en Chine un ministère de la propagande, dont relève la culture. Au cours des années 80, la Chine a entrepris une série de mutations économiques rapides, touchant entre autres au marché de l’art. L’Etat voulait conserver la mainmise sur ce marché, car il considère la création artistique comme possiblement dangereuse pour la stabilité du pays. Mao disait lui-même que la création culturelle est un outil politique. Ceci résume bien la situation. Alors que la Chine s’implique de plus en plus dans les affaires du monde, les dirigeants chinois hésitent sur le comportement à suivre en matière culturelle. Notre ami tenait à implanter sa maison de vente en Chine. L’Etat y voit l’arrivée d’une menace, par le biais d’une grande industrie française, porteuse de messages de liberté d’expression, de libéralisme économique et d’ouverture du marché. Il est évident que les autorités renâclent face à cela, d’autant que les maisons de vente chinoises ne sont pas encore suffisamment solides face à de tels concurrents. Alessandra GALLONI En clair, le problème n’est pas tant fiscal que culturel et social. Laurent DASSAULT Tous ces aspects sont liés, en réalité. Pour votre information, je précise qu’il n’existe aucune fiscalité en Chine sur les œuvres d’art. Xin Dong CHENG Il est vrai qu’il n’existe ni droits de succession, ni droit de suite. Tout de même, il existe une taxe d’importation très élevée. Elle s’élève en effet à 12 % contre 5,5 % pour la France. En y ajoutant la TVA, nous atteignons 17 %, ce qui constitue un niveau impressionnant. Alessandra GALLONI Julian Zugazagoitia, parlez-nous de la rénovation de votre musée et du système de donations. 134 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Julian ZUGAZAGOITIA Directeur, Musée del Barrio, New York (Espagne) Je représente aujourd’hui, dans la mesure où je dirige un musée de taille moyenne à New-York, le système de financement des arts américain qui bénéficie hautement des incitations fiscales. El Museo del Barrio est implanté sur la 5ème avenue au sommet de Museum Mile. Il est dédié à la culture latine et latino-américaine. Il a été fermé pendant un an et demi pour entreprendre une grande rénovation, qui aura coûté 40 millions de dollars. Comme la plupart des musées, des universités privées et de nombreux hôpitaux, nous sommes une organisation sans but lucratif, « non profit » , régie par la loi fiscale 501C3, qui nous permet de recevoir des donations des particuliers, et de leur étendre des certificats pour leur déduction d’impôt. Le secteur « non profit » est aujourd’hui aux Etats-Unis un des principaux générateurs d’emplois. Alessandra GALLONI Combien de personnes employez-vous ? Julian ZUGAZAGOITIA Le musée emploi près de 50 personnes et la rénovation a généré, au beau milieu d’une crise économique grave, quelques 500 emplois dans le secteur du bâtiment. Ceci a servi comme un « stimulus package » généré par des fonds publics et prives. La Harvard Business School a réalisé une étude qui a démontré qu’avec notre budget annuel, qui s’élève à 8 millions de dollars, notre musée génère un impact sur l’économie de la ville de l’ordre de 53 millions de dollars. Le musée d’histoire naturelle, qui est bien plus grand que celui que je représente ici, génère pour sa part 5 milliards de dollars. L’impact que nous pouvons avoir économiquement est largement tributaire des avantages fiscaux que les individus, les entreprises et les fondations reçoivent en contrepartie de leur contributions philanthropiques. Lorsque j’ai pris mes fonctions, j’ai étudié en profondeur le code fiscal, car je croyais qu’il serait essentiel d’expliquer à mes donateurs combien ils pourraient déduire de leur donation à notre institution. Alessandra GALLONI Cela les intéresse-t-il vraiment ? Julian ZUGAZAGOITIA Non, naïvement, j’ai tout appris par cœur, au cas où cette question me serait posée. Cependant, la donation est tellement ancrée dans la tradition américaine que jamais cette question n’a été abordée, d’autant que les donateurs potentiels sont toujours très au point sur ces dossiers. Les donateurs sont enthousiastes par rapport aux projets auxquels ils peuvent participer. C’est le sens que leur philanthropie a des retombées importantes dans des secteurs qu’ils privilégient ce qui les motive, parfois même au delà des seuils fiscalement avantageux. 135 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Eric FOUREL Je confirme entièrement les propos de Julian Zugazagoitia. Les donateurs américains sont mus avant tout par des motivations philanthropiques plutôt que par des avantages fiscaux associés à cette action. Nous ne pouvons que nous en réjouir. L’analyse des politiques fiscales menées dans le monde entier et en France particulièrement nous amène à conclure que les incitations supplémentaires introduites à partir de 2003 constituent un formidable accélérateur de la philanthropie. Ceci pourrait nous amener à ouvrir un nouveau débat dans le cadre de ce Forum. Ne devrait-on pas aller vers une plus grande universalité en matière d’incitations fiscales sur les dons à destinations d’institutions muséales ? Alessandra GALLONI Philippe Vayssettes, en tant que financeur des œuvres, votre point de vue sur cette question est peut-être quelque peu différent. Philippe VAYSSETTES Président du Directoire, Neuflize-OBC (France) Nous finançons les œuvres et nous accompagnons nos clients dans la constitution de leur patrimoine. Je pense qu’il est heureux que la France conserve un certain nationalisme en matière de fiscalité de l’art. Je suis partisan de la convergence fiscale, mais c’est l’ensemble du système qui doit entreprendre cette convergence. Notre pays a développé une taxation forte sur le capital, qui touche plus particulièrement les personnes les plus riches et qui contribuent le plus au développement du marché de l’art. En l’absence des avantages multiples, parmi lesquels les fonds de dotation, dont Christine Lagarde peut s’enorgueillir, la fiscalité sur l’art resterait dans notre pays très élevée. Dans des pays où la fiscalité est réduite, comme les Etats-Unis, l’Irlande ou encore la Chine, il est moins nécessaire de mettre en place de tels avantages. En France, c’est un mini paradis fiscal qui a été créé, afin de nous remettre à égalité avec les autres, au milieu d’une fiscalité qui pénalise tous les autres domaines de l’économie. Les avantages accordés pour le financement, l’acquisition et la vie de l’œuvre d’art restent extrêmement avantageux. Eric FOUREL Il me semble en effet absolument nécessaire de maintenir ces incitations fiscales afin que les grandes institutions puissent équilibrer leurs budgets. Toutefois, sur le fond, devons-nous conditionner ces incitations fiscales à un acte en faveur d’une institution qui appartient à son propre territoire ? De ce point de vue, nous sommes certainement à l’aube d’une révolution, suite à l’arrêt de la Cour de justice des communautés européennes fin 2008, qui rend nécessaire l’ouverture de tous ces régimes incitatifs à l’acte de donation en faveur d’institutions d’un autre Etat de l’Union. Ne faut-il pas aller plus loin ? Souleymane Cissé nous rappelait hier que l’absence de subventions publiques a conduit à la disparition des salles de cinéma sur le continent africain. Si les résidents européens pouvaient être incités à des actes non lucratifs visant à aider l’Afrique ou d’autre continent, nous verrions émerger un certain universalisme de la philanthropie, en faveur de la culture. Il réduirait certainement l’ambigüité qui pousse les politiques fiscales à ne s’intéresser qu’au seul cadre national dans lequel elles sont édictées. 136 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org De la salle Je suis initiatrice d’un projet de mécénat. Nos initiatives ne reçoivent aucune aide de la part des Etats, alors qu’elles fournissent des aides au niveau international depuis la France et en faveur du dialogue Nord-Sud. Nous faisons venir des artistes en résidence en France et nous avons créé un prix qui récompense l’art plastique contemporain. Nous sommes constamment sollicités par des musées qui ne disposent pas de budgets suffisants pour mettre en place les expositions qu’ils imaginent. Le fait de ne recevoir aucune aide nous décourage beaucoup. Ce modèle de mécénat est certainement plus américain que français, mais il semblerait qu’ici, nos actions soient considérées comme très suspectes. Laurent DASSAULT En tant qu’ancien Directeur de la Villa Médicis, Frédéric Mitterrand sait bien à quel point la France reste l’un des seuls pays à soutenir autant les jeunes artistes. Nous disposons en France de lois formidables concernant le mécénat. Elles nous permettent de rapatrier de l’étranger des tableaux. De la salle Je ne parle pas de ce que fait la France. Je constate que rien n’est prévu pour aider l’initiative privée au plan fiscal. Eric FOUREL Les conditions d’éligibilité au mécénat ne dépendent pas du caractère public ou privé, mais obéissent à un certain nombre de règles précises, peut-être trop restrictives au goût de certains. De la salle Je crois qu’il est important de faire venir des artistes en résidence dans notre pays, créer des prix et soutenir les musées pour financer des expositions, mais pourquoi devrais-je continuer dans ce sens ? Eric FOUREL Si votre gestion est pleinement désintéressée et que vous n’exercez pas une activité lucrative par ailleurs, vous devriez pouvoir avoir accès à certains avantages. Philippes VAYSSETTES Je pense que l’essentiel réside dans la passion qui anime les acteurs. S’il y avait plus de personnes comme vous en France, la fiscalité pourrait certainement sans grande difficulté évoluer. Cependant, ce qui est important, c’est de mobiliser ce mécénat individuel, qui est la force du modèle américain. Si vous parvenez à partager cette force qui vous anime, pour que d’autres vous suivent, vous pourrez obtenir une fiscalité plus avantageuse ou importer le système américain en France. Alessandra GALLONI Quelle est la situation en Chine ? Xin Dong CHENG La révolution culturelle a mis à bas le système qui existait. La France devrait se réjouir de disposer de tant de dispositifs qui permettent d’aider la culture et les artistes. En Chine, ces derniers doivent se débrouiller seuls. Le mécénat privé n’a émergé que très récemment, avec l’apparition de riches industriels qui commencent à s’intéresser à la création artistique. L’artiste ne peut défendre sa 137 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org liberté d’expression. Il n’a pas d’autre choix que de demander les subventions de l’Etat, pour devenir un artiste officiel du régime. Il s’agit là de choix douloureux. Cependant, ce sont nos rêves qui nous font avancer. Alessandra GALLONI Vous mentionniez des avancées. En quoi le système est-il en passe de changer ? Pouvez-vous nous donner un exemple ? Xin Dong CHENG Des usines qui appartenaient à l’Etat ont été investies par des artistes et des galeries depuis quelques années. Elles sont devenues véritablement des lieux de rencontre, qui démontrent aux jeunes qu’il existe une nouvelle façon de vivre, plus libre qu’avant. L’autre option demeure de rester un artiste officiel au service de la propagande de l’Etat. Laurent DASSAULT Le financement des œuvres nous aide beaucoup, en tant que maison de vente. Les œuvres en France sont défiscalisées sur l’assiette de l’ISF. L’assistance de Philippe Vayssettes sur ces questions nous est précieuse. Philippe VAYSSETTES Le financement permet dans des périodes difficiles de prêter sans avoir à se dessaisir, et de financer les droits de successions sans avoir à vendre immédiatement certains actifs dont les œuvres. L’absence de dessaisissement permet d’éviter que l’œuvre d’art ne soit consignée dans un coffre-fort blindé. Il est aussi possible d'acquitter les droits de successions au moyen d'une dation en paiement d'œuvres d'art, ce qui représente un autre avantage majeur, ou de demander dans certains cas un étalement du paiement des droits de succession. Alessandra GALLONI Ce dispositif touche la France uniquement. Philippe VAYSSETTES Je ne vois pas ce qui empêcherait de mettre en place un tel système aux Etats-Unis. J’imagine que cela doit être possible. Je veux croire que les banquiers là-bas sont moins bons que moi dans ce type de pratiques. Julian ZUGAZAGOITIA Je voudrais ajouter qu’il est prouvé que les donateurs vivent plus longtemps et sont en général plus heureux que le reste de la population. Je vous invite donc à continuer dans cette voie. Philippe VAYSSETTES Je voudrais revenir sur les propos de Julian Zugazagoitia concernant le « give back », à savoir la notion de retour sur investissement non marchand du mécénat, qui est fort bien implantée aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. En France, cette logique se développe peu à peu grâce à une série d’incitations fiscales, parmi lesquelles les fonds de dotation, qui sont en passe de provoquer une véritable révolution. Une part de plus en plus grande de mes clients est animée par cette notion de « 138 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org give back ». Cependant, les Américains les plus riches restent nettement plus prompts que les riches Français à investir dans le seul but de trouver un retour sur le plan moral plutôt que sur le plan financier. Bien entendu, seules les personnes très aisées peuvent entrer dans cette logique. Le changement culturel qui est en passe de se produire en France repose sur des évolutions notables dans la politique fiscale. Alessandra GALLONI Il faut dire que cette tendance culturelle s’appuie aussi sur une logique marketing, car les personnes aisées apprécient de voir leur nom associer à des œuvres philanthropiques. Il est vrai qu’en tant que journaliste, j’ai tendance à toujours adopter une posture sceptique face à ce type de comportements. Eric FOUREL Nous soulignons l’importance majeure du régime de la dation en paiement. Philippe Vayssettes évoquait à l’instant les techniques adjacentes qui permettent de financer le marché de l’art, qui est déjà porteur. Les politiques fiscales pêchent quelque peu en France, de même que dans d’autres pays, au niveau des incitations en direction de la création contemporaine. Quelques dispositifs concernent les entreprises. En revanche, les dispositions pour les particuliers sont moins nombreuses. Seul le Mexique, étrangement, a mis au point une incitation en faveur de la dation en paiement par les artistes eux-mêmes, afin d’acquitter leur impôt sur le revenu. Cette disposition mériterait d’être approfondie et étendue à d’autres Etats, car elle a le mérite de faciliter la diffusion sur le marché des œuvres d’art issues de la création contemporaine. Julian ZUGAZAGOITIA Je voudrais rebondir sur ces propos. A l’heure actuelle, aux Etats-Unis, les directeurs de musée d’art nous essayons ensemble de rectifier une disparité dans le système fiscal qui concerne la donation d’œuvres d’art aux musées. Aujourd’hui, une personne peut donner un tableau à un musée et déduire la valeur marchande de celui-ci de ses impôts. En revanche, s’il s’agit d’un artiste vivant, l’artiste ne peut déduire que la seule valeur des matériaux, par exemple le prix de la toile, de la peinture et des pinceaux utilisés s’il s’agit d’un tableau. Nous luttons aujourd’hui fortement pour que les artistes puissent faire des donations reconnues au prix marchand de leur travail et nous travaillons en ce moment en ce sens avec l’administration Obama. Je crois que ca aura une bonne répercussion dans le nombre d’œuvres qui rentrent dans les collections. De la salle Certains musées n’arrivent pas à financer les travaux nécessaires. Or l’Etat n’est pas en mesure à l’heure actuelle d’investir pour aider à la réalisation de ces travaux. Ce sont les mécènes qui s’en chargent donc. Lorsqu’il s’agit d’entreprises, tout se passe pour le mieux, dans la mesure où elles bénéficient d’une défiscalisation. En revanche, pour les particuliers, rien n’est prévu. Philippe VAYSSETTES Il est difficile de trouver ici les solutions à vos problèmes, mais je peux vous affirmer que plusieurs dispositions fiscales françaises permettent de financer la rénovation d’un musée, aussi bien que la promotion d’une œuvre d’art. Bien entendu, seules les institutions françaises peuvent bénéficier de 139 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org ces incitations ou ces déductions fiscales. Cependant, je vous assure que vous pourrez vous lancer dans des projets de rayonnement culturel, comme, par exemple, la construction de salles de cinéma au Mali, et bénéficier, en tant qu’entreprise ou en tant que particulier, des différentes formes de déduction fiscale propres au mécénat. Laurent DASSAULT Je peux affirmer ici que nous n’avons jamais perdu une vente à cause de la fiscalité. Une vente s’appuie sur l’unicité d’une œuvre. Elle met en rapport un vendeur et deux acheteurs au minimum, faute de quoi la vente est ratée. Je vends du bien-être physique et intellectuel et du bonheur. On caresse une sculpture et on pose son regard sur un tableau. Il s’agit là de gestes universels. Si vous aimez une œuvre, vous l’achetez avec passion et non avec de l’argent. 140 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Samedi 21 novembre Session de clôture Pour le rayonnement des cultures Plantu croque le Forum d’Avignon Nicolas SEYDOUX Je suis l’un des fidèles lecteurs depuis près de 50 ans du Monde, grand journal du soir, selon l’expression consacrée. Je dois avouer que, certains jours, je peine à lire jusqu’à son terme un article que je viens de commencer. Pourtant, depuis de nombreuses années, ce journal s’est transformé en bande dessinée, grâce à Jean Plantu. Très aimablement, il a accepté de nous accompagner en Avignon, d’assister à toutes les séances, un peu animées ou un peu soporifiques, de ce Forum. Connaissant à l’avance les thèmes de nos rencontres, il avait quelques idées en arrivant. Si le temps nous le permet, il vous montrera aujourd’hui comment résumer en un dessin un long discours. Je me tais donc pour lui laisser le crayon. PLANTU Dessinateur de presse, Le Monde (France) Merci de nous donner l’occasion de fêter ce week-end la liberté de pensée et la liberté d’expression. Nous avons assisté à des débats passionnants. Vous avez prononcé, Nicolas, le terme de « soporifique ». Je veux croire que ce n’est dû qu’au fait que nous avons bien mangé. Je tiens à ce propos à remercier toute l’équipe qui nous accueillait. 141 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Permettez-moi de saluer les personnes qui s’affairent en technique. Grâce à elles, nous avons pu visualiser sur écran des projections qui reprenaient les débats sur la culture et la liberté de pensée. Je tiens aussi à remercier toutes celles qui, dans leurs cabines, traduisent nos propos comme elles le peuvent, car j’imagine qu’il ne doit pas être simple de traduire mes propos, tant j’ai tendance à parler vite. Parlons de la liberté de pensée. Voici un simple crayon et quelques feutres de couleur. Ce matériel n’a l’air de rien, mais en quelques secondes je peux croquer un Président, choisi au hasard. Il suffit pour cela que je pense à notre petit Président, qui facilite tellement notre travail, tant il est à lui seul sa propre caricature. En quelques coups de crayon, ce dessin est fini. Vous parliez de budgets tout à l’heure. Voilà quelque chose qui ne coûte pas beaucoup. 142 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Il m’arrive de temps à autre de dessiner des petites mouches qui tournent autour du Président. Il m’a écrit pour me dire qu’il n’appréciait pas beaucoup ces petites mouches. C’est son droit le plus entier, pourvu que mes rédacteurs en chef défendent ma liberté et me protègent. Beaucoup de dessinateurs ne jouissent pas d’une telle protection, même dans les grands titres de la presse européenne. Mes confrères et amis en Algérie, en Chine ou en Iran vivent une situation plus difficile encore. Je vais maintenant dessiner mon cerveau. Lorsque l’on écrit ou lorsque l’on dessine, dans notre cerveau, des cellules, activées pour la première fois au cours de notre jeunesse, se mettent au travail. Ainsi lorsque l’on dessine, l’œil nous sert de capteur et des influx nerveux sont transmis jusqu’au bout de nos doigts, pour activer nos doigts et traduire notre pensée par l’écriture ou le dessin. Les pensées sont cependant souvent formatées. La répétition de l’information, à la télévision notamment, nous amène à reprendre des arguments en les faisant nôtres, de façon naturelle. C’est ainsi que s’installe le politiquement correct. Le politiquement incorrect, qui nous intéresse tous dans le cinéma, la peinture ou la chanson, évite ce formatage. Il passe par le cœur ou les tripes. De la sorte, il nous permet de faire usage de notre liberté. En nous opposant au formatage de la pensée, nous parvenons à passer des messages qui ne relèvent pas du politiquement correct, qui abat sur nous une chape de plomb. 143 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Je voudrais aussi vous montrer quelques dessins. Puisque nous sommes réunis ici en conclave, je tenais à vous montrer un dessin datant de l’élection de Benoît XVI. Deux cardinaux discutent ensemble. L’un dit : « Je ne suis pas sûr d’avoir voté pour le bon pape. » et l’autre lui répond : « C’est ce que ma femme m’a dit. » Bien sûr, ce dessin n’a pas été publié en une du Monde, les rédacteurs en chef m’ayant fait savoir que, quelques jours après la mort de Jean-Paul II, l’heure n’était pas à la plaisanterie. 144 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Dans ce décor imposant, je suis persuadé que nous allons ensemble prier pour une meilleure culture. Dans ce grand lieu de théâtre, où Jean Vilar dirigeait Gérard Philippe, je dois vous dire qu’il m’est arrivé dans mes dessins de mélanger économie et théâtre. Un patron dit à son employé : « Vous êtes notre expert comptable. C’est bien. Vous suivez des cours d’arts dramatiques. C’est très bien. Maintenant, je crois que le moment est venu de faire le choix. » 145 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Pour rester dans le domaine de la culture, je voudrais évoquer l’élection de Miss France. Dans ce cas, il s’agit d’un dessin qui échappe à son créateur. Ainsi, j’avais un jour croqué Nicolas Sarkozy en Geneviève de Fontenay. J’ai reçu un coup de téléphone de celle-ci, qui me disait qu’elle adorait ce dessin et qu’elle trouvait sa caricature très ressemblante. Je lui ai alors fait comprendre qu’il ne s’agissait pas vraiment d’elle. Elle m’a alors invité à participer au jury de sélection de Miss France. J’ai décliné la proposition. 146 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org La semaine dernière, le Président nous a fait savoir qu’il était présent à Berlin le jour de la chute du Mur. Je l’imagine alors avec sa petite pioche et, une idée en entraînant une autre, en nain de Blanche-Neige. J’imagine ensuite sa brouette contenant des petits morceaux du mur. L’idée m’est venue ensuite de faire intervenir dans le dessin Blanche-Neige sous les traits de Mikhaïl Gorbatchev. Au final, il s’agit d’un dessin un peu déjanté. 147 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Plus sérieusement, nous avons évoqué ce week-end Magritte avec le directeur du musée qui lui est consacré. Tout le monde connaît ce tableau avec des hommes portant un chapeau melon qui s’élèvent dans le ciel. Au moment de l’affaire Dutroux, je pensais à toutes ces petites filles assassinées. J’ai utilisé cette imaginaire de Magritte pour évoquer un sujet dramatique, celui de la pédophilie. 148 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Internet constitue un outil formidable. Il me facilite grandement le travail. En effet, chaque matin, c’est par courrier électronique que j’envoie mes dessins à la rédaction. Cependant, Internet abrite aussi le pire, comme ces sites de groupuscules néo-nazis. Ainsi, dans l’un de mes dessins, un internaute demande à une personne qui revient d’un camp de concentration : « Que penses-tu de mon ordinateur ? » Ce dernier lui répond : « Il n’a beaucoup de mémoire ». Le dessin mélange ainsi les signes, les mots et les images, pour créer un cocktail qui, parfois, a bon goût. 149 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org S’il nous faut apprendre à maîtriser l’Internet pour éviter que ne s’y infiltre la haine, cet outil demeure un vecteur de liberté incroyable. Par exemple, les manifestations en Iran sont immédiatement diffusées de par le monde, grâce aux vidéos captées sur téléphone portable et ensuite mises en ligne. J’ai à cette occasion croqué des Iraniennes ressemblant étrangement à des téléphones portables. L’Internet est un lieu démocratique, surtout dans les pays où la démocratie demeure une denrée rare. 150 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Parfois, les dessins nous donnent l’occasion de nous venger. Je n’aime pas la Bibliothèque François Mitterrand. Je trouve qu’architecturalement, le projet est raté. A l’occasion de la tempête de 1999, j’ai eu l’occasion de dire dans l’un de mes dessins : « Un malheur n’arrivant jamais seul, la Bibliothèque François Mitterrand est toujours intacte. » J’étais triste de ne pas l’avoir vue tomber avec tous ces arbres. 151 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org J’ai associé aussi récemment les problèmes de déficit budgétaire et l’exposition Renoir qui a lieu en ce moment. Dans un de mes dessins, je faisais ainsi dire au commissaire de l’exposition : « On sent bien dans ce tableau une certaine insouciance prégnante. On pourrait l’intituler : "Déficit budgétaire". » Une ménagère passe avec son caddie devant un faux tableau de Picasso, où est croqué notre Président. Ce dernier ressemble cependant tellement à un Picasso, que l’exercice s’avérait difficile. Je l’ai de même un jour croqué en bretelle d’autoroute. Il restait très ressemblant à l’original. Je ne comprends pas vraiment pourquoi. 152 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org J’ai eu l’occasion de caricaturer également le Président de la République en guitare, en plaçant Christine Lagarde, qui est assez facile à dessiner, à ses côtés. Elle déclare : « Trop de Carla et pas assez de pouvoir d’achat ». Nous avons aussi évoqué le financement de la culture et le Musée Picasso, qui s’apprête à être relocalisé en partie en Abu Dhabi. Je serais bien intéressé de voir ce que certains tableaux vont devenir sur place. 153 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Je voudrais aussi parler à travers ce dessin du cinéma en Algérie, puisque nous avons évoqué le cinéma au Mali. Les intégristes contrôlent de plus en plus étroitement la production culturelle et le cinéma. 154 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Qu’avons-nous le droit de faire aujourd’hui ? A l’occasion de la polémique qui a opposé une partie du monde musulman à un journal danois, j’ai appris qu’il valait mieux éviter de caricaturer le Prophète. Pour éviter la provocation inutile, Carsten Graabaek, dessinateur danois, membre de l’association « Cartooning for peace », a flouté sa représentation de Mahomet. Je trouve ce trait génial. 155 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org J’ai moi-même publié un dessin du Prophète où ses traits sont composés uniquement de la phrase : « Je ne dois pas dessiner Mahomet ». Du haut d’un crayon en forme de minaret, un religieux observe avec une longue-vue le dessin en fronçant les sourcils. A mon sens, en tant que dessinateurs, nous avons vocation à provoquer, mais sans humilier inutilement. Les représentations traditionnelles du Prophète cachent son visage. 156 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Je pensais donc que j’éviterais des ennuis en publiant ce dessin. 157 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Repris dans un journal égyptien, cependant, il a soulevé la colère de certaines personnes, qui sont allées jusqu’à menacer de mort le rédacteur en chef de cette publication. 158 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org En tant que dessinateurs, nous avons aussi le droit de parler avec humour de choses graves. Si, en 1993, nous avons délaissé Sarajevo et Srebrenica, où un massacre a fait 10 000 morts, c’est parce que nos pays n’avaient aucune image à même de provoquer un choc culturel. A cette époque, j’avais publié ce dessin. Sur un char d’assaut se trouve inscrite cette mention : « Milicien vengeant son beau-frère tué en 1917 », en utilisant la couleur sépia, pour nous replonger dans l’ambiance de la Première guerre mondiale. Une autre mention explique : « Soldat vengeant sa petite cousine violée en 1945 », tandis qu’à côté d’un bébé est inscrit : « Bébé pensant à venger son père en 2023 ». Malheureusement, je serai peutêtre contraint un jour de republier ce dessin. 159 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org En hommage à Fellini, qui fait l’objet d’une exposition et d’une rétrospective à la Cinémathèque, au moment de sa mort, j’ai dessiné Fellini au paradis, avec son haut-parleur. Saint-Pierre dit à Dieu : « Depuis qu’il est là, c’est le bordel ». 160 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Dans cet autre dessin, Fellini regarde la Mort et s’exclame : « Ma, trop maigre ! ». 161 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org J’ai aussi eu recours à Léonard de Vinci dans un de mes dessins au moment de la polémique autour des caricatures du Prophète. Léonard de Vinci se retrouve en discussion devant un de ses tableaux avec un musulman intégriste et lui dit : « Mais non, ce n’est pas un blasphème. Je te dis que c’est un autoportrait. Lâche-moi un peu, Mouloud ! » Il faudra faire comprendre au Mouloud en question que nous ne cherchons pas la provocation. Nous voulons que se rencontrent des dessinateurs de toutes les religions. 162 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Lors de ma rencontre avec Yasser Arafat en 1991, je lui ai montré un dessin que j’avais fait le représentant. C’est lui qui a, avec un feutre bleu, dessiné l’étoile de David qui figure sur le drapeau israélien. Même s’il n’était pas capable de dire avec des mots qu’il reconnaissait l’Etat d’Israël, il était capable de le faire silencieusement, au travers d’un dessin. Lorsque nous nous sommes revus en 2004, quelques semaines avant son décès, il a dessiné ce que je veux croire être le motif d’un billet de banque futur circulant dans la région. Le chandelier hébraïque se trouve surmonté de la croix et du croissant islamique. Notre travail de créateur nous pousse en effet à imaginer ce qui sera la réalité dans trente ou quarante ans. J’ai aussi fait signer à Yasser Arafat un dessin d’une colombe où se mélangent les couleurs des drapeaux israéliens et palestiniens. J’ai pu présenter ce dessin à Haïfa, à Tel Aviv, à Jérusalem, à Ramallah et à Bethléem. Au cours de rencontres avec d’autres dessinateurs d’autres religions, nous essayons de dessiner des ponts, là où les hommes politiques restent coincés sur le quai. 163 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org A la Nouvelle-Orléans, j’ai rencontré récemment un dessinateur formidable, qui avait dessiné un jeune avec un jean baggy qui laissait apparaître la raie de ses fesses. Son rédacteur en chef lui a demandé de revoir son dessin. Le résultat n’étant pas moralement satisfaisant aux yeux de ce dernier, il a donc été licencié. 164 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Ce qui s’est produit aux Etats-Unis pourrait bien se produire prochainement en France. D’ici là, je me nourris aujourd’hui des interdits. Le rédacteur en chef de La vie du rail m’avait ainsi demandé de faire un dessin pour célébrer le TGV dans 25 ans. J’ai dessiné des Chinois conduisant le TGV hilares disant : « Tu te souviens de leurs grèves répétitives et des 35 heures ». Le rédacteur en chef de La vie du rail a refusé ce dessin, en arguant du fait que cela pourrait conduire à une grève. Nous sommes horrifiés devant la pratique de la censure en Chine et au Tibet, mais nous ne valons guère mieux. La semaine dernière, les grands quotidiens français ont été interdits de parution dans l’indifférence générale, par le Syndicat du livre. Je n’ai pas envie de pendre les syndicalistes, mais nous nous devons de réagir. De toute évidence, l’interdiction de fumer dans les lieux publics a fait beaucoup plus de bruit que l’interdiction de parution de nos journaux. 165 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org J’ai eu l’occasion de dessiner, à l’occasion du voyage du Pape en Afrique, Jésus-Christ en train de distribuer des préservatifs en Afrique. Je reste persuadé que c’est ce qu’il fera le jour où il reviendra sur Terre. Ce dessin a valu à la Médiatrice du Monde plus de 3 000 courriers électroniques indignés en l’espace d’une seule journée. Nous voyons ainsi que l’Internet devient un outil puissant pour menacer la création. 166 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Je voudrais vous montrer un dessin publié dans les années 50 en Egypte. Un dessinateur arménien, Saroukian, publiait chaque jour dans un titre cairote les aventures d’un imam dragueur. Aujourd’hui, de tels dessins seraient totalement inimaginables. 167 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org J’ai été menacé de morts à de nombreuses reprises et Wikipedia a effectivement annoncé ma mort le 30 mars dernier, d’une crise cardiaque. Wikipedia est incapable de maîtriser ses contenus, ce qui me semble particulièrement dangereux. C’est aussi l’une des raisons qui m’a amené à créer l’association Cartooning for peace. Je signale à ce propos, qu’au Carré d’art de Nîmes, en ce moment, se tiennent des rencontres entre dessinateurs libanais et israéliens. Avec Kofi Annan, qui est notre président d’honneur, nous essayons avec nos tous petits moyens de construire des ponts et d’aider les dessinateurs inquiétés de par le monde. 168 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Un dessinateur palestinien, Khalil Abu-Arafeh, critique dans ses dessins le Hamas, alors même que son frère en est membre. Il lui arrive parfois de s’en prendre aussi au Fatah. Dans l’un de ses dessins, qui accuse les deux camps, il rend hommage aux victimes palestiniennes. Il fait montre d’un courage formidable. Un dessinateur algérien, Ali Dilem, a dû faire face l’an passé à 28 procès. Il est menacé par plusieurs imams et certains extrémistes ont promis de l’égorger. Il s’est aussi attiré les foudres du Président Bouteflika. 169 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Michel Kichka est un dessinateur israélien qui fait dire dans l’un de ses dessins à deux zèbres : « Moi, mon papa est noir et ma maman est blanche ». L’autre lui répond : « Moi, c’est l’inverse ». Dans leurs dessins, ces hommes tendent la main à l’autre. C’est le sens de notre action au travers de cette association. Si je me suis engagé dans ce projet, c’est par intérêt. Ce n’est pas par humanisme béat que je dessine si souvent des colombes. Je suis en effet persuadé que la paix au Proche-Orient profitera au reste du monde et fera baisser la tension dans nos banlieues et dans le reste du pays. C’est la raison pour laquelle nous devons continuer à financer la culture. Aujourd’hui, malgré le mur qui sépare les deux nations, des Israéliens continuent de tendre la main à des Palestiniens et vice-versa. 170 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Je voulais aussi vous montrer un dessin que j’ai fait au sujet de l’œcuménisme. Les représentants des trois grandes religions monothéistes se retrouvent et l’un d’eux dit : « On se revoit mardi ? » L’évêque répond alors : « Mardi, je peux pas, c’est Kippour. » C’est ainsi que je conçois l’avenir. Le dialogue entre les religions permettra assurément de les neutraliser. 171 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Je vous laisse avec ce dessin de la Joconde, souriante, qui espère décrocher des budgets importants. Cependant, permettez-moi avant de vous quitter de vous dessiner une petite souris. Elle tient d’une main une caméra, tandis que de l’autre, elle tend une fleur et vous dit : « Merci à tous pour votre accueil ». 172 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Samedi 21 novembre Session de clôture Pour le rayonnement des cultures Regards d’artistes Louis SCHWEITZER Président du Festival d’Avignon Président de la Halde (Haute autorité française de lutte contre les discriminations) (France) Notre table ronde ne durera que quinze minutes. De fait, elle prendra la forme de trois interventions plutôt que d’un véritable dialogue. Son thème porte sur les regards d’artistes pour diffuser la création et le dialogue entre cultures. Souleymane Cissé, cinéaste malien, formé à Moscou, primé pour la première fois à Carthage, avant d’être honoré à Cannes, nous rejoint maintenant. Il s’est heurté à la censure et à l’emprisonnement, avant de se voir couvert d’honneurs et de responsabilités. Pour autant, il reste au plus profond de lui-même un combattant. Gloria Friedmann est dessinatrice, sculptrice, graveuse et photographe, exposée dans le monde entier, de Pékin à Sao Paolo, en passant par Moscou, Paris, Palerme et Vienne. Elle interroge dans son travail les notions de tensions et de conflits, de nature et de culture. Enfin, Barthélémy Toguo, sculpteur et metteur en scène sera notre troisième intervenant. Il a été formé en Côte-d’Ivoire, en France et en Allemagne. Il vit aujourd’hui à cheval sur trois continents, l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. Ce créateur s’est assigné pour mission d’encourager la création des autres. Je cède tout de suite la parole à Gloria Friedmann. Elle répondra à la question : « Comment faire pour que le talent se diffuse et que la création devienne un acte d’échange ? » Gloria FRIEDMANN Artiste (Allemagne) Dans cette réunion je présente plutôt la petite entreprise de la culture : celle d’une artiste plasticienne. Je travaille dans mon atelier, seule, aidée simplement d’un assistant. Je ne conçois pas mes œuvres comme des produits d’une industrie culturelle, mais comme des œuvres uniques, à un exemplaire. J’ai parfois l’impression de me retrouver au beau milieu d’un rond-point. Je vois le trafic du monde tourner autour de moi et j’essaie de transcrire mes impressions dans mes œuvres. J’ai l’impression de fonctionner un peu comme un thermomètre, qui indique la température de notre société. Je m’efforce par ailleurs de répondre à des questions contemporaines pour rentrer en contact avec les autres. Mon travail d’artiste m’emmène loin des réflexions sur la culture dont vous avez discuté ici. Il ne s’agit pas de répondre à des questions de marché mais à des convictions et questions qui me sont propres. 173 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Je suis quand même dans un circuit de « distribution », puisque mes œuvres sont exposées dans des galeries, des musées ou à l’extérieur, en France ou ailleurs. Dès lors, ces œuvres se retrouvent seules, de la même manière que j’étais seule au moment de les créer. Elles vont raconter seules leur histoire et nouer un contact avec d’autres personnes. Si j’ai aussi choisis de travailler à l’extérieur c’est pour permettre à un plus grand public de rencontrer l’art contemporain. Depuis des années je crée des tableaux refuges, qui se trouvent dans différents lieux, dans une nature souvent difficile d’accès. Ces sculptures gîtes sont peu chères à louer, frugales dans leur aménagement et permettent à des familles de vivre un moment dans un ‘ailleurs’. Ce travail m’apporte seulement la satisfaction de redonner à la société ce qu’elle m’a donné, ici aucun rapport commercial rentre en jeu. J’y gagne rien et je remercie mes partenaires comme les Nouveaux Commanditaires et l’Etat de les financer Nous avons beaucoup évoqué la question du mécénat au cours de ce week-end. En tant qu’artistes, nous avons besoin d’un soutien. En France, le Ministère de la Culture nous connaît bien et nous disposons d’interlocuteurs bien identifiés, qui nous aident à dégager les moyens nécessaires à la création. C’est parfois plus difficile de rentrer dans un partenariat avec un industriel. J’ai rencontré ici une volonté qui devra se muer en une conversation plus approfondie. Les artistes restent des êtres indisciplinés, qui attaquent souvent et passent beaucoup de temps à penser. Notre temps est plus long que le vôtre, celui de l’économie et de l’industrie. Certaines de mes œuvres sont en chantier depuis maintenant 15 ans. J’apprécie de pouvoir rencontrer ici à Avignon d’autres personnes de la création culturelle. En tant qu’artistes, nous rêvons de l’avenir, mais nous savons que nous serons les antiquités de demain. Louis SCHWEITZER Barthélémy Toguo, quel est votre ressenti sur ces sujets ? Barthélémy TOGUO Artiste (Cameroun) Mon ressenti est bien différent. Je suis né au Cameroun en 1967. A 20 ans, j’entre à l’Ecole des Beaux-arts d’Abidjan, en Côte-d’Ivoire. J’ai fait alors un double constat d’échec, concernant d’une part la conservation de l’art classique sur le continent africain, pillé à l’époque de la colonisation, et d’autre part la conservation de l’art contemporain sur notre continent. J’ai donc décidé de lancer un projet personnel pour contribuer à cette préservation de notre art. Je voulais que les artistes du monde entier puissent se retrouver dans ce lieu, implanté au Cameroun, dans lequel j’ai investi une partie de mes ressources. Il s’agit en quelque sorte de l’équivalent de la Villa Médicis, qui a vocation à attirer des artistes d’autres continents pour développer des projets en adéquation avec la communauté locale. Le chantier est aujourd’hui complètement terminé et, en tant qu’Africain de la diaspora, j’ai l’impression par ce biais d’investir dans mon continent, car je pense qu’il appartient aux Africains de construire l’Afrique de demain et à notre diaspora de faire bénéficier le continent des savoirs et des ressources qu’elle a accumulés sur d’autres terres. Ce projet constitue un jumelage entre un projet agricole et un projet artistique. Il reprend ce que Léopold Sédar Senghor appelait la détérioration des termes de l’échange. La plantation de café qui est adossée à ce lieu de création doit servir de critique sur l’exploitation des ressources naturelles 174 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org africaines. Ce projet, à la fois culturel et agricole, vise à investir un domaine dans lequel l’Etat a failli, faute de s’apercevoir que la culture et l’art sont bien des facteurs de développement. Louis SCHWEITZER Souleymane Cissé, quelle est votre vision sur cette problématique, vous qui avez aussi beaucoup voyagé avant de retrouver vos racines ? Souleymane CISSE Réalisateur (Mali) Je tiens en tout premier lieu à remercier les organisateurs de ce Forum, espace formidable pour échanger et apprendre. J’espère que cette manifestation vivra longtemps encore, d’année en année. Je salue aussi le Président Abdou Diouf et le Ministre de la Culture Frédéric Mitterrand. Le film que nous avons produit cette année a été retenu dans la sélection officielle du Festival de Cannes, hors compétition. Nous nous sommes demandé où nous pourrions le projeter en Afrique. Voilà une quinzaine d’années, les pays africains les plus avancés dans le domaine du respect de la démocratie se sont débarrassés de leurs salles de cinéma. Je n’ai jamais compris ce geste. Pour moi, la démocratie ne peut aller de pair avec la destruction des lieux de savoir et de connaissance, comme les salles de cinéma. Des millions d’hommes, de femmes et d’enfants africains sont ainsi totalement privés de cinéma. Plusieurs partenaires européens m’ont fait savoir qu’ils n’avaient aucunement l’intention de construire des salles en Afrique. Ils ont raison, mais ils oublient qu’ils savent s’inviter dans nos pays dès lors que l’affaire leur paraît suffisamment intéressante. Lorsque j’ai dit cela à l’un de mes amis, il a tourné les talons. Je sais que cet argument l’a touché. Il est important dans ce cadre que nous échangions. Nous ne venons pas quémander votre aide. Nous nous interrogeons simplement sur le meilleur moyen d’initier une nouvelle forme de coopération avec les Etats africains dans le domaine de la culture. Le Mali dispose de trésors inestimables dans le domaine musical. Pour autant, cette richesse demeure mal gérée. Tout dialogue est impossible sur le sujet du cinéma. J’ai l’impression de me retrouver face à des analphabètes, alors même que ce sont des universitaires qui ont détruit les salles de cinéma. Il ne s’agit pas là d’une critique ad hominem. C’est un constat qui implique en réalité toute la société. Je tiens simplement à évoquer devant vous ce problème qui concerne aussi bien l’Afrique que les autres continents, car ce qui touche notre continent finit un jour par vous impacter. Nous ne sommes pas le centre du monde, mais, dans notre perte, beaucoup nous suivront. Je me souviens d’une période où avait été instauré un quota pour protéger la Francophonie, dont je salue le Secrétaire général ici présent. Il permettait aux films francophones d’être diffusés en Europe. Ces quotas ont été supprimés. Nous avons insisté pour que les pays africains mettent en place d’euxmêmes une politique similaire. Ces demandes n’ont pas été suivies d’effets. J’en ai appris suffisamment au cours de ces deux journées pour penser que tout ceci va changer. En tout cas, il est fondamental que tout change. 175 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Samedi 21 novembre Session de clôture Les propositions et les enseignements du Forum d’Avignon Louis SCHWEITZER Ces interventions mériteraient que s’instaure un dialogue et un débat, mais cela ne sera pas possible, faute de temps. Nous devrons poursuivre l’an prochain à Avignon ce débat, dont vous venez de poser les prémices. Le dialogue entre l’Europe et le Sud a toute sa place ici. Nous allons dans quelques instants écouter les discours de Messieurs Abdou Diouf et Frédéric Mitterrand. Avant cela, je tenais à présenter la synthèse très partielle de ces deux journées de débat en quelques minutes. Nicolas Seydoux, initiateur de ce forum, a rendu hommage à toutes les personnes présentes. Il est temps de lui rendre hommage à mon tour, après Plantu, même si j’ai moins d’élégance que lui en la matière. Nos débats vifs ce week-end s’appuyaient sur trois études sérieuses et bien faites. La première, qui a été conduite par Bain&Cie, concernait l’innovation technologique et la création. La seconde, présentée par Inéum Consulting, avait trait à la culture et au développement des territoires. La dernière, par le cabinet Ernst&Young portait sur la fiscalité. Elles ont contribué à nourrir le débat, notamment par les préconisations qu’elles contenaient. C’est en ce sens que cette édition du Forum est allée plus loin que la précédente, même si les débats y étaient tout aussi passionnants. Nous nous inscrivons en effet dans un processus d’évolution qui nous emmène du théorique vers le concret. Je voudrais revenir sur deux idées développées au cours de nos échanges. La première concerne les études comparatives internationales, qui font avancer la réflexion. Tout acteur de la vie politique et économique sait combien l’on apprend des expériences des autres. Le second concerne le lien entre la culture et la croissance. L’an dernier, notre réunion avait lieu au moment où éclatait la crise. A l’époque, nous avons insisté sur le fait que nous percevions la culture comme un instrument de relance. Un an plus tard, nous constatons qu’une partie importante des crédits alloués au plan de relance ont été investis dans le secteur culturel, qu’il s’agisse du patrimoine ou de la culture vivante. Je veux croire qu’il ne s’agissait pas là du plus mauvais des choix. Aujourd’hui, nous nous interrogeons sur la sortie de crise. Les acteurs économiques et politiques s’accordent sur la nécessité d’une autre croissance. Je suis persuadé que la culture constitue l’épine dorsale d’une bonne croissance. En tout premier lieu, elle peut nourrir une croissance infinie, car en la matière, nos besoins ne sont jamais satisfaits. En réalité, plus nous y avons accès, plus nous en consommons et plus notre appétit se développe. Au contraire, dans un secteur que je connais bien, celui de l’automobile, il est difficile de pousser un ménage à acheter plus de deux voitures. La troisième n’apporte pas beaucoup de joie dans la famille. Aussi, la croissance qui s’appuie sur la culture ne détruit pas l’environnement. Le développement des idées et des intelligences concourt à la survie de notre planète, sans compromettre les perspectives des générations futures, puisque nous leur apportons par ce biais un patrimoine plus riche. 176 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org De plus, le rapport Stiglitz remis au Président de la République démontre que la croissance monétaire est à l’origine d’un bonheur marginal décroissant, surtout dans les pays développés. Ainsi, quelques euros de plus ne vont pas apporter grand-chose à une personne très riche. Au contraire, la culture génère un bonheur marginal croissant, qui contribue au bonheur collectif. La culture n’est rien d’autre que la rencontre entre la vitalité d’une création présente ou passée et la curiosité d’un public, le plus large et le plus ouvert possible. Les politiques publiques en la matière ont pour objet d’accroître la vitalité de cette création et d’élargir ou d’approfondir la curiosité du public. Au cours de ce Forum, j’ai assisté à une rencontre magique entre Ballaké Sissoko et Vincent Segal, qui ont illustré en musique le dialogue Nord-Sud et la capacité d’enrichissement réciproque des cultures. C’est un véritable triomphe qu’ils ont recueillis, au travers d’un tonnerre d’applaudissements. Ils nous ont montré que le dialogue culturel choisit souvent d’autres vecteurs que les mots. Revenons cependant aux sujets quelque peu plus austères que nous avons abordé au cours de ces deux journées. Tout d’abord, s’agissant de la fiscalité, notons une première bonne nouvelle. Tous les Etats ont mis en place des mesures fiscales en faveur de la culture. Autre excellente nouvelle, la France reste championne du monde dans ce domaine. Cela ne nous surprendra pas, même si cela nous fait véritablement plaisir. Plus surprenant en revanche est le fait que la Chine se classe au deuxième rang. Arrêtons-nous un instant sur ce point. Cette puissance émergente a su développer d’importantes mesures fiscales en faveur de la culture. Elle nous invite aujourd’hui à relever un joli défi. Sans reprendre tous les arguments développés sur le sujet, je me contenterai de reprendre un exemple fourni par Bernard Landry, ancien Premier ministre du Québec. Le Québec a ainsi consenti une aide fiscale destinée à financer la création sur Internet, faisant de Montréal l’un des centres mondiaux en la matière. La moitié des salaires versés étaient subventionnés par le gouvernement. Bernard Landry nous confiait que le Québec avait récupéré par l’impôt un montant supérieur à celui des aides consenties. En d’autres termes, l’aide fiscale, si elle est bien conçue, ne relève pas de la générosité, mais de l’intelligence. La puissance publique démontre ainsi qu’elle a bien compris le sens de ses intérêts. Nous avons par ailleurs évoqué les stratégies de développement des territoires, en nous appuyant sur l’exemple de plusieurs villes, engagées dans cette compétition pacifique. Dans ce domaine particulier de la culture, chaque acteur se trouve satisfait au terme de la compétition. Il n’existe pas de perdants et c’est collectivement que nous gagnons. Nancy, par exemple, est une ville universitaire, disposant d’un extraordinaire patrimoine historique, qui a créé une fédération d’écoles, rassemblant l’Ecole des mines, l’Ecole de management et l’Ecole des beaux-arts. Il s’agit là d’une idée tellement révolutionnaire qu’elle aura mis dix ans à se concrétiser. Au fond, cette initiative a pour but de mettre un terme à la ghettoïsation du domaine culturel, même si celle-ci vise parfois à la valoriser. Ses promoteurs considèrent en effet la culture comme un moteur du développement de l’activité générale, au même titre que le commerce ou la technique. L’an dernier, nous évoquions Berlin, qui a fait le pari de faire renaître la ville par la culture. Nous ne savons pas encore si ce pari est gagné et il sera intéressant de suivre les évolutions de ce domaine. Comme nous l’avons constaté dans le cas du Québec, l’investissement dans la culture n’est pas réalisé à fonds perdus. Cependant, il faut admettre que ce retour ne s’inscrit pas dans le court terme. Il n’est pas plus certain. Plus encore, il ne bénéficie pas nécessairement à ceux qui ont investi. Il est donc nécessaire que la puissance publique le prenne, au moins en partie, en charge. Sans 177 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org intervention publique dans ce domaine, il est très peu probable qu’une société parvienne au niveau d’investissement souhaitable. Je voudrais apporter deux compléments à cette réflexion. D’une part, il est fondamental de développer des partenariats public-privé, ainsi que cela a été démontré ce matin. Il serait regrettable d’instaurer une cloison entre le public et le privé, sans aucune communication possible. Les monuments historiques, le théâtre et d’autres domaines vivent grâce au partenariat entre les deux secteurs. D’autre part, je considère la rigueur de gestion essentielle, y compris dans le domaine culturel. Il en va de la crédibilité de ce milieu. Le Festival d’Avignon constitue un exemple remarquable en la matière. Enfin, nous avons abordé la question de l’innovation technologique et de l’économie de la création, désignée comme « l’évolution de l’écosystème des industries culturelles ». Si des pistes se sont clairement dégagées sur les deux premiers sujets, à savoir la fiscalité et le développement des territoires, j’ai le sentiment que les interrogations demeurent plus nombreuses que les réponses autour de ce dernier thème. Ce sont trois questions qui se posent. La première a trait à la gratuité d’accès, qui conduit au développement du public. La gratuité attire les gens vers la culture. Certains avancent que le public qui paye est d’une plus grande qualité que celui qui ne paie pas, mais cet argument ne me convainc pas véritablement. La seconde question porte sur la multiplication des créateurs de contenus, qui pourrait être nuisible à la qualité de l’ensemble. Par exemple, il n’est pas sûr que 10 000 chaînes de télévision offrent des émissions d’une qualité supérieure à un paysage audiovisuel restreint à 15 chaînes. Il est certainement préférable d’en avoir 10 000 plutôt qu’une seule. Toutefois, c’est certainement entre ces deux extrêmes que se trouve l’idéal. La troisième question porte sur la nécessité de rémunérer les créateurs. En ce sens, la gratuité peut poser problème. Elle risque d’assécher la création dans des canaux innombrables, une idée insupportable pour nous. Si nous défendons tous l’art amateur, qu’il s’agisse de théâtre ou de musique, nous savons tous que la qualité provient d’abord des professionnels, qui ont besoin d’argent pour vivre. Il n’est pas possible de soutenir la création sans permettre aux professionnels de bien vivre. Or, à ce niveau, le constat que nous pouvons émettre concernant l’Internet ne nous incite pas à l’optimisme. Ainsi, nous avons vu des quotidiens développer des sites Internet avec un véritable succès. Pour autant, malgré le fort trafic sur les sites nous constatons que les ventes du journal ne progressent pas. Au contraire, elles s’érodent. Les jeunes se détournent plus encore que leurs parents de la presse, ce qui conduit à une croissance régulière de l’âge moyen des lecteurs. Parallèlement, il semble impossible de générer un volume de rentrées publicitaires suffisant sur l’Internet. De fait, nous risquons de voir l’information de base échapper au contrôle des professionnels, dans sa fabrication, sa validation et son analyse. Au fond, il s’agit là d’une information qui ne vaut rien. Plantu évoquait plus tôt des erreurs dans la page Wikipedia qui lui est consacrée. Pour ma part également, je n’ai jamais pu corriger des erreurs qui figurent sur certaines pages. Ceux qui me présentent reprennent sans cesse ces erreurs. Le secteur de la musique est affecté par l’essor de l’Internet et le livre semble sur le point de suivre la même voie. Tout de même, il faut noter dans ce débat deux lueurs d’espoir, même si ces idées ne suffisent pas à résoudre l’ensemble du problème. La première est une initiative française. Le grand emprunt devrait réserver 4 milliards d’euros au numérique. J’espère que nous pourrons consacrer un milliard d’euros à la numérisation de notre patrimoine littéraire, évitant ainsi la création d’un monopole de la 178 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org numérisation dans le monde, nuisible à la liberté dans le monde de l’écrit. La notion de monopoles bienveillants m’a toujours inquiété. La seconde idée porte sur une possible réflexion européenne sur la fiscalité indirecte sur l’Internet et les activités électroniques. Le terme de moratoire a été employé pour éviter de parler de fiscalité zéro, ce qui me semble quelque peu onirique. A ce propos, il est juste de considérer que le cadre pertinent au niveau de l’action culturelle est de plus en plus international. Il est important d’utiliser l’Europe comme un levier en la matière. Pour conclure, la mondialisation, la globalisation et l’internationalisation sont trois termes différents pour désigner une même réalité. La mondialisation est à mon sens un terme assez neutre. La globalisation sonne au contraire de manière horrible. Elle sous-entend l’existence d’un modèle unique et uniforme dominant. On veut ainsi nous proposer le meilleur des mondes, qui est en réalité une illusion. L’internationalisation suppose la richesse croissante d’un monde qui s’ouvre. Elle porte en elle l’égale dignité de toutes les cultures et impose le dialogue. Il me semble que chaque pays, tout en assurant le rayonnement de sa culture propre, qui demeure d’ailleurs l’un des objectifs de la politique extérieure de la France, a pour responsabilité de concourir à la création d’un monde internationalisé. L’ouverture ne doit pas se traduire par l’appauvrissement. Au contraire, il doit s’agir d’un accès plus large de tous les citoyens du monde à toutes les cultures. 179 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Samedi 21 novembre Session de clôture Pour le rayonnement des cultures CONCLUSION Discours SE M. Abdou Diouf Secrétaire général de la Francophonie (Sénégal) C’est pour moi, tout à la fois un plaisir et un honneur que de participer aujourd’hui à la séance de clôture du Forum d’Avignon, en présence de grands noms de la culture, de la politique, de l’économie et des média. Ce plaisir et cet honneur, je les dois au Ministre français de la Culture et au Président du Forum d’Avignon. Merci Cher Frédéric Mitterrand, merci Cher Nicolas Seydoux, de la tribune prestigieuse que vous offrez aujourd’hui au Secrétaire général de la Francophonie et à la Francophonie toute entière. J’y vois, Monsieur le Ministre, un témoignage supplémentaire de votre attachement personnel à la cause que nous défendons et que vous servez depuis de nombreuses années avec le talent, le professionnalisme et la passion que nous vous connaissons tous. Mesdames, Messieurs, En cette année 2009, le Ministère français de la Culture, qui a servi de modèle à tant d’administrations de par le monde, a fêté son cinquantième anniversaire. Ce n’est peut-être pas le fruit du hasard si la Francophonie, organisation internationale à fondement culturel, s’apprête, pour sa part, à célébrer en mars prochain, ses quarante ans d’existence. Je serais tenté de dire qu’il y a là une preuve de la montée en puissance de la culture au cours du demi-siècle écoulé. Une montée en puissance qui n’a pas encore atteint son apogée, tant je suis convaincu que les enjeux culturels sont appelés - et je pèse mes mots - à dominer et à façonner le monde nouveau qui se construit sous nos yeux, et qui se construira avec ou sans la famille des nations, parce que la mondialisation avance à marche forcée. Une mondialisation qui nous confronte, chaque jour un peu plus, à des bouleversements, des crises, des enjeux d’un type nouveau. Une mondialisation qui consacre, chaque jour un peu plus, notre interdépendance réciproque et irréversible. Une mondialisation qui, en multipliant, en accélérant, en intensifiant les interactions entre les sociétés et leurs cultures, nous donne à voir, chaque jour un peu plus, ce qui nous sépare et parfois nous oppose. En d’autres termes, la question essentielle que soulève la mondialisation aujourd’hui n’est pas tant : « Comment commercer davantage ? », que de savoir et de décider : « comment cogérer notre avenir commun et vivre ensemble avec nos différences ? » Cette question complexe ne peut admettre que des réponses complexes. Il n’en demeure pas moins que nous serons condamnés à n’y répondre que partiellement tant que les enjeux géoéconomiques et géopolitiques prendront le pas sur les enjeux géoculturels, tant que 180 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org nous resterons persuadés que les réponses attendues ne peuvent venir que des politiques nationales, de la régulation ou du marché. Alors si nous voulons « développer une certaine chaleur affective sous les sommets glacés de la spéculation », comme les nommait Teilhard de Chardin, si nous voulons donner une âme à la mondialisation, si nous voulons que les enjeux géoculturels deviennent véritablement un axe à part entière de la gouvernance mondiale plus démocratique, plus équitable, plus solidaire, plus pacifique à laquelle nous aspirons. Il faut, au préalable, admettre, pour en tirer toutes les conséquences, que les batailles les plus importantes qui se livrent aujourd’hui, ne relèvent plus de la conquête des territoires, mais de la conquête des esprits, à travers, notamment une oligarchie médiatique transfrontalière qui contrôle, en très grande partie, ce que véhiculent les écrans. Il faut admettre que certains n’hésitent pas à entretenir la menace du choc des civilisations, ou à instrumentaliser et à dévoyer la culture à des fins politiques hégémonistes ou bellicistes. Il faut admettre que la culture est devenue pour certains un attribut de pouvoir, au même titre que la force militaire ou la puissance économique. Il faut admettre, enfin, que si la stratégie de puissance permet de remporter des victoires sans toujours susciter l’adhésion, l’approche défensive permet, certes, de résister, mais jamais de vaincre. Si nous voulons que les enjeux géoculturels deviennent véritablement un axe à part entière de la gouvernance mondiale, Il faut, par ailleurs, accepter d’en finir avec l’idée que d’aucuns seraient en droit d’imposer à tous les autres leurs comportements, leurs valeurs, leurs préférences collectives, leur vision du monde au motif qu’ils seraient porteurs d’un modèle culturel universel, parce que si l’humanité est une, les cultures sont vouées à demeurer plurielles. Il faut accepter d’en finir avec l’idée que c’est en gommant les différences culturelles que s’exprimera notre communauté de destin, tant il est vrai, comme l’affirmait Saint-Exupéry, qu’« unifier, c’est nouer mieux les diversités particulières, non les effacer pour un ordre vain ». Mais il faut, dans le même temps, accepter d’en finir avec l’idée que la défense de la diversité culturelle sera une condition nécessaire et suffisante. La Convention de l’Unesco sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, en faveur de laquelle la Francophonie s’est tant engagée, constitue, certes, un pas juridique et symbolique décisif. Mais la défense de la diversité culturelle ne vaut que si elle s’assortit d’une stratégie au service d’un véritable pluralisme culturel, c’est dire de la volonté de reconnaître, dans les faits, l’égale dignité de toutes les cultures, et donc de reconnaître l’Autre dans son altérité pour composer avec ses différences, dans une approche placée sous le signe de l’interaction et de la réciprocité. Mais il n’y aura de dialogue fécond, d’échanges équitables possibles que lorsqu’on aura la volonté de remédier aux fractures criantes qui non seulement subsistent mais se creusent. Je pense notamment au déséquilibre des flux culturels, à l’asymétrie dans la mondialisation des industries culturelles et dans la répartition de leurs bénéfices économiques, à l’inégalité d’accès aux instruments modernes de production et de diffusion, notamment sur la Toile. Car si l’Internet peut être le poison, comme vous le disiez Monsieur le Ministre, il peut aussi devenir le remède. Et nous en avons pris toute la mesure en Francophonie. Je pense, aussi, à la possibilité pour les artistes du Sud de se déplacer librement. Que penser d’une société, dite moderne, où la pensée et la création sont encore trop souvent frappées d’interdiction de séjour ? 181 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Mettre en place un environnement propice au développement de véritables interactions, acceptables par tous, n’ira pas de soi, mais la déploration n’a jamais tenu lieu de politique, encore moins de stratégie. Dans un monde où les réalités nouvelles, sans dissoudre l’État nation, transcendent ou chevauchent ses frontières, dans un monde où chaque individu se définit désormais par des appartenances multiples, j’ai la conviction que ce n’est qu’à ce prix que nous pourrons satisfaire à ce besoin fondamental de l’homme de faire société, non seulement à l’échelle locale, mais aussi à l’échelle internationale. Il faudra, sans doute, inventer des formules politiques nouvelles, impliquer l’ensemble des acteurs concernés, et identifier des espaces pertinents. Car ce que nous appelons « mondialisation » se réalise souvent autour de groupements régionaux ou entre pays que rapproche l’histoire. Il n’est qu’à voir les unions économiques qui vont en se multipliant. Si les citoyens peinent à s’identifier à des alliances fondées sur le PIB et des intérêts économiques partagés, on peut penser que la proposition d’alliances à fondement culturel entraînera une plus forte adhésion, faisant du même coup de notre interdépendance, non plus une source de tension, mais un moteur pour la mobilisation, et pourquoi pas le fondement d’une nouvelle forme d’économie solidaire. On pourrait imaginer que les grandes aires culturelles deviennent le cadre d’expression privilégié et solidaire de ce pluralisme culturel mondial. J’ai envie de vous dire, en toute modestie, que la Francophonie, qui se déploie sur plusieurs continents, entre des pays de niveau économique différent, de culture différente, de religion différente, l’expérimente chaque jour davantage, tant en son sein que dans ses relations avec les lusophones, les hispanophones, les arabophones, les anglophones. Alors à nous, à vous de démontrer que le temps n’est plus où l’on pensait le culturel contre l’économique, mais que le temps est venu, pour le secteur public et le secteur privé, pour les acteurs culturels, économiques et politiques, de regarder dans la même direction, pour qu’il y ait place dans les politiques culturelles, pour les intérêts du marché, mais aussi pour l’innovation et le risque, pour la différence et la dissidence. À nous de le vouloir avec le cœur, à nous de le prévoir avec la raison, car, je veux vous dire avec Albert Camus, en terminant, que « toute création authentique est un don à l’avenir. » Je vous remercie. 182 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Frédéric MITTERRAND Ministre de la culture et de la communication (France) Cher Abdou DIOUF, Mesdames et Messieurs les Ministres Cher Louis SCHWEITZER, Cher Nicolas SEYDOUX, Chers amis, Je veux tout d’abord remercier M. Abdou DIOUF pour son intervention et l’émotion qu’il a su instiller et insuffler en nous aujourd’hui comme toujours, ainsi que pour le travail remarquable qu’il effectue à la tête de l’Organisation Internationale de la Francophonie qui, vous le savez, bien davantage qu’un club de locuteurs du français, est un réseau humaniste entre les continents et entre les histoires, un espace d’identité – celle d’une même langue en partage –en même temps qu’un lieu de diversité, un point de rencontre des différences. La francophonie dessine l’un de ces paysages culturels internationaux et mobiles qui entrent en composition dans le monde d’aujourd’hui et dont parle le sociologue indien de l’université de New York Arjun APPADURAI. L’émotion qu’ont suscitée vos paroles, cher Abdou DIOUF, est aussi un peu à l’image de l’appel d’air que provoque la culture. Elle n’est plus un « supplément d’âme », ce simple ornement du temps des monarchies dont parlait TOCQUEVILLE, elle me semble plutôt répondre à la belle définition de la beauté par STENDHAL : une « promesse de bonheur ». Car c’est elle qui donne sa forme et ses couleurs à chacune de nos manières de vivre ensemble. C’est elle qui, dans le monde globalisé que nous connaissons, endort ou, au contraire, stimule notre désir de mouvement. Aujourd’hui, à ce titre, la culture est devenue un atout déterminant de l’attractivité d’un territoire, c’est-à-dire un argument clef pour amener à soi et chez soi des hommes et des femmes, qui, chacun à leur manière, sur place déjà ou de retour chez eux, investissent dans ces lieux qu’ils apprennent à aimer, et engagent ainsi le cercle vertueux d’un double enrichissement, à la fois économique et culturel. Le numérique, en ce sens encore, est, comme je vous le disais en ouverture de ces journées passionnantes, un « pharmakon », un instrument ambivalent, un poison à forte dose et qui, s’il est administré « à dose homéopathique » et avec mesure, devient un remède. Car d’un côté, il peut sembler nous éloigner les uns des autres et nous habituer à vivre seuls en regardant défiler le monde derrière nos écrans, en regardant « passer les trains » en quelque sorte ; mais de l’autre, il est une formidable vitrine, une invitation à la découverte et au voyage. Car il distille aussi, discrètement, le manque, le désir de présence, et, en ce sens, cher M. PALEOLOGU, il est bien contemporain d’un mode de vie mobile, de ce développement des diasporas qu’il permet et provoque à la fois. C’est là une autre raison pour laquelle je crois en la numérisation du patrimoine – et je vous remercie, cher Christian DE BOISSIEU, d’avoir défendu cette priorité auprès de la commission du Grand Emprunt. Car je suis convaincu que l’attractivité des territoires passera désormais par la visibilité numérique. Je gage qu’une visite virtuelle de ce sublime Palais des Papes, où nous avons eu la chance de nous rassembler pour débattre, ou encore la consultation des collections de nos musées, est de nature à aiguiser la curiosité des Internautes et leur désir de connaître cette cité et ce pays et de s’y inventer un enracinement, une fidélité… 183 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Dans ce nouveau monde qui se situe sans cesse dans une oscillation dynamique entre l’écran et l’avion, entre la représentation et la présence, entre la fascination pour l’image et le désir du réel, entre les enracinements anciens et nouveaux, les exils consentis et les réenracinements, il est clair que nos nouvelles façons d’être sont indissociablement culture, communication et, bien sûr, économie. Voilà qui, pour sa deuxième édition, confirme la pertinence de ces rencontres du Forum d’Avignon, dans ces lieux exemplaires de l’attractivité culturelle des territoires. Une architecture unique, les atouts d’un patrimoine paysager qui est aussi le produit de la main de l’homme, ses festivals vivants et en dialogue, le « in » et le « off », ce lieu de créativité qui n’a jamais eu à souffrir des « machines infernales » de John Philip SOUSA, brillamment mises en scène par Lawrence LESSIG… Voilà tout ce qui nous attire dans cette cité, et j’y ajoute un autre élément culturel qui court dans nos inconscients, en tout cas à nous Français et francophones, une chanson ancestrale « sur le pont d’Avignon », plus forte que les ruines… Je vous rassure, je ne vais pas en profiter pour vous la chanter… Nous voyons bien que la crise nous a, en fait, rendu à l’évidence – plus encore, d’ailleurs, et heureusement, qu’à la raison. Elle nous rappelle que l’attractivité et la richesse d’un territoire sont faites, pour une large part, du bonheur qu’il promet, et, d’ailleurs, du bonheur qu’il donne, c’est-àdire qu’elle est construite de part en part, de siècle en siècle, par cette valeur des valeurs qu’est la culture. Bien entendu, les équations et les dynamiques en jeu sont complexes et l’étude d’INEUM a très bien montré que, comme tout élément d’un ensemble, l’influence de la culture sur l’économie ne saurait évidemment être linéaire et automatique, mais qu’elle obéit à des modèles et des mécanismes subtils, que les investisseurs, comme partout ailleurs, essayent de saisir pour les déclencher au mieux. Pour stimuler l’économie de la culture, pour réaliser ces biens profonds et pérennes qui nous structurent parfois pour des siècles, à l’instar de ce magnifique ensemble architectural, il est nécessaire non seulement de franchir des seuils d’investissement – comme celui que j’ai demandé au Grand Emprunt pour la numérisation – mais de débloquer les entraves au développement de la créativité et de sa diffusion. J’ai ainsi retenu de l’excellente étude d’Ernst and Young que plus de 300 incitations fiscales, sous diverses formes, ont été mises en place à travers le monde en faveur des activités culturelles, et qu’elles y ont démontré leur pleine efficacité et gagné une légitimité que l’on ne peut plus sérieusement contester. Même si la France, dans ce domaine, a déployé une créativité particulière, d’autres grandes nations de culture, au premier rang desquelles la Chine, ont adopté de tels mécanismes. Il nous reste encore, toutefois, à inventer une fiscalité propre au numérique, pour éviter d’y plaquer des dispositifs conçus dans l’univers analogique qui peuvent s’y retrouver privés d’une partie de leur efficacité. Alain SUSSFELD a très justement souligné que ces incitations fiscales peuvent non seulement stimuler l’activité créative en général, mais également viser plus particulièrement la qualité ou le développement de jeunes talents. C’est pourquoi le gouvernement, sur ma proposition, vient de demander à la Commission européenne le renouvellement, pour quatre ans, du « Crédit d’Impôt Disque », spécifiquement destiné à soutenir la production de nouveaux artistes. C’est le type même d’une mesure très peu coûteuse pour le contribuable (quelques millions d’euros), et dont les effets sur le renouvellement de la création sont exponentiels. 184 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org J’ai retenu également que, parmi les pistes de réforme que suggère Ernst and Young à partir de ce survol fiscal planétaire figurent notamment un chantier sur lequel je travaille en liaison étroite avec ma collègue Christine LAGARDE : l’extension du mécanisme de la dation en paiement à l’impôt sur le revenu. C’est pourquoi aussi je souhaite voir la TVA à taux réduit s’appliquer aux services culturels en ligne – Antoine GALLIMARD en a démontré la nécessité –, et plus généralement aux biens culturels, comme les disques ou les DVD. Une TVA réduite, en améliorant le pouvoir d’achat des amateurs de musique, de films, et désormais de littérature, serait le meilleur levier du développement des offres légales en ligne, et, par conséquent, d’une baisse effective du piratage. Coût réduit et non pas nécessairement gratuité, qui est, vous le savez, elle aussi, ambivalente. Elle est souvent un leurre, car le coût est caché, assumé ailleurs, par d’autres : par le contribuable par exemple. Elle entraîne aussi, parfois, un réflexe de boulimie et de stockage, contradictoire avec la qualité d’approche et de sédimentation personnelle qu’engagent les biens culturels. C’est pourquoi la gratuité peut être utilisée comme un levier, par exemple pour les jeunes, comme nous l’avons fait récemment pour les attirer dans les musées, ou les amener à retrouver le chemin de la lecture de presse en leur offrant un abonnement à un quotidien, mais elle ne doit pas devenir la règle. Car elle est, elle aussi, « pharmakon », poison et remède, une « pharmacie » qui ne doit pas devenir une panacée. Plus encore que la gratuité, l’attractivité d’une culture repose, j’en suis convaincu sur sa capacité à faire vivre la diversité, qui est parfois, d’ailleurs, un élément d’une diaspora qui se transforme au contact des us et coutumes d’un territoire et crée ainsi de nouvelles passerelles avec le monde. C’est pour cela que j’ai salué, en ouverture de ce Forum, l’étape historique qu’a représentée la Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, et j’ai constaté avec plaisir que vos débats ont su mettre en lumière l’importance de la double valeur des biens culturels, qui sont à la fois, solidairement et indissociablement, des richesses et des symboles. La 3e table ronde de la session sur l’innovation en a donné une parfaite illustration. Aller « au-delà du PNB » dans la définition de la richesse est une nouvelle étape nécessaire pour penser le monde de demain, et en un sens, une « stratégie », celle de consentir à un apparent détour par ce qui n’est pas quantifiable, pour construire une économie durable, un terme qui doit, j’en suis convaincu, être élargi à la culture qui est pour moi l’écologie par excellence. Le rapport STIGLITZ, publié en septembre dernier, doit nous inspirer. Il s’ouvre sur le constat de l’échec des indicateurs actuels, incapables d’éviter la crise pour s’être trop exclusivement concentrés sur les richesses économiques, les valeurs boursières qui génèrent des bulles financières. Intégrer aux indicateurs la mesure du bienêtre, le rôle de la santé, de l’éducation, de l’accès au logement, permet de s’appuyer sur des données en réalité bien plus tangibles. La culture y a toute sa place : dans le bien-être et au sein de nombre de critères fondamentaux évoqués dans cet important rapport : L’éducation à laquelle elle apporte un socle essentiel d’ouverture d’esprit et de capacité à jouera avec des symboles. Les loisirs. Le lien social de la mémoire qui forme la base d’une communauté démocratique. Cette valeur politique et sociale de la culture se décline évidemment en valeur économique évidente : les activités culturelles représentent 2,6% du PIB de l’Union européenne, soit un chiffre d’affaires de plus de 650 milliards d’euros. Pas moins de 5 millions de personnes travaillent dans le secteur culturel en Europe, ce qui représente 2,4% de l’emploi total. Et la tendance est évidemment à la hausse. L’étude sur l’innovation présentée par BAIN au début du Forum nous montre d’ailleurs que l’irruption d’Internet a simplement déplacé la valeur de la culture, sans, bien sûr, en aucune manière 185 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org l’entamer. Internet représente aujourd’hui le 5e de la rentabilité mondiale des industries culturelles, ses profits sont passés de 4% à 22% des profits des médias entre 2000 et 2009, et il est en passe de devenir le premier vecteur de diffusion de la culture. Internet est bien le nouvel instrument de l’attractivité culturelle de territoires. Bien maîtrisé, bien mis à sa place d’instrument, et bien régulé, il est une incitation à nous rencontrer. En effet, s’il nous accompagne partout, si chacun d’entre nous peut-être a, discrètement, sous un dossier ou sa serviette, « googueulisé » son voisin, Internet ne nous dispense pas, pour autant, et c’est heureux, de la présence réelle et de la rencontre directe des œuvres, des hommes et des territoires, au contraire même il en suscite et exacerbe le désir. Votre présence dans ces lieux prestigieux, vos échanges tout au long de ces journées, en donnent une preuve éclatante, je m’en félicite et je tenais à vous en remercier tous chaleureusement. 186 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org Conseil d’administration Nicolas Seydoux, Président, Hervé Digne, Vice-Président, Axel Ganz, Vice-Président, Emmanuel Hoog, Trésorier, Président du Conseil de Surveillance de Gaumont Président-fondateur de Postmédia Finance Gérant de AG-COMM Président Directeur Général de l’INA Jean-Jacques Annaud, Patricia Barbizet, Réalisateur Vice-Président du Conseil d’administration de PPR, Chairman de Christie’s Laurent Benzoni, Président de Tera Consultants Guillaume Boudy, Secrétaire général du Ministère de la culture et de la communication Mats Carduner, Directeur Général de GOOGLE France et Europe du Sud Emmanuel Chain, Président du Groupe Elephant et Cie Renaud Donnedieu de Vabres, Ancien Ministre Laurence Franceschini, Directeur général des médias et des industries culturelles (Ministère de la Culture et de la communication) Georges-François Hirsch, Directeur général de la création artistique (Ministère de la Culture et de la communication) Alain Kouck, Président-directeur Général Editis Vénonique Morali, Présidente de Terrafemina et de Fimalac Pascal Rogard, Directeur Général de la SACD Direction Laure Kaltenbach, Directrice générale [email protected] Alexandre Joux, Directeur [email protected] Grand Palais des Champs Elysées 75008 Paris – France +33 (0) 1 42 25 69 10 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias www.forum-avignon.org 187 Forum d’Avignon – Culture, économie, médias – Actes 2009 – www.forum-avignon.org 188