Enseignement de l`histoire, de la morale et du fait religieux René

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Enseignement de l`histoire, de la morale et du fait religieux René
Enseignement de l'histoire, de la morale et du fait religieux
René Nouailhat
L'histoire de l'enseignement de l'histoire, de la morale et de la religion a évolué en fonction
des finalités affectées à ces trois domaines.
• celui de l'histoire, qu'il faut entendre dans un double sens : d'abord celui du travail sur les
sources et de la recherche documentaire (investigations poursuivies avec le concours de
nombreuses disciplines telles que l'archéologie, l'épigraphie, l'ethnologie, les sciences
économiques et sociales, les sciences des comportements et des mentalités, etc. : le
travail de l'historien est au carrefour de toutes ces approches) ; ensuite celui de la
transmission narrative (reconstitution d'une histoire que l'on raconte, par une sorte de
mise scène des éléments issus de la recherche, avec une part plus ou moins importante
de fiction et d'imaginaire, genre « il était une fois »...) ;
• celui de la morale, codes de normes concernant la relation à autrui
• celui de la religion, domaine de la reliance, pour relier ou relire, avec ou sans dimension
de foi, mais toujours sur le registre du sens, dans un cadre de traditions plus ou moins
institutionnalisées.
Il y a une histoire de l'histoire qui est liée aux évolutions de l'épistémologie du champ
historique. Elle fait apparaître les changements de conceptions de la morale et les façons de
vivre la religion. On peut en repérer quelques grandes étapes :
1. Dans l'Antiquité, trois modèles historiographiques sont en arrière-fond des postures
historiennes :
- L'histoire des anciens Grecs, avec Hérodote et Thucydite, qui est principalement
l'histoire des batailles.
- L'histoire dans la Bible faite de généalogies, de récits mythiques (ou ante-histoire, avec
ambition fondatrice), et de cycles narratifs (bien analysés par Pierre Gibert, Vérité
historienne et vérité de l'historien)
- L'histoire dans le monde chrétien hellénisé, où les conceptions téléologiques sont
chargées d'apologétique. Ce qu'on a appelé « l'histoire sainte » met en évidence un
« sens de l'histoire », magistralement développé par exemple par Saint Augustin
dans La Cité de Dieu avec les deux ordres divin et terrestre.
2. L'histoire des chroniqueurs et des mémorialistes du Moyen-Age.
C'est l'histoire des belles figures morales de référence, le plus souvent celle des puissants
(ainsi des rois de France, « le bon roi Henri IV », « Saint Louis » ou le « roi soleil »). Déjà
le bas-relief en spirale de la colonne Trajane ou la longue broderie de la tapisserie de
Bayeux vantait les exploits des glorieux conquérants. Dans L'Histoire ecclésiastique
d'Eusèbe de Césarée (IVe siècle) ou chez Grégoire de Tours (VIIe), l'autorité politique est
le facteur premier des événements. De Joinville et de Froissart aux historiens de l'histoire
locale, les chroniqueurs ont souvent privilégié l'anecdotique (jusqu'aux émissions
télévisées « Alain Decaux raconte »).
Au XIXe siècle, à l'époque de la Restauration, l'histoire était enseignée au service de la
cause monarchiste et cléricale. Raconter avait valeur d'exemplarité (cf. les images
d'Epinal).
3. Les philosophies de l'histoire, axées sur l'idée que l'histoire a un sens.
La plus marquante en fut le positivisme, version laïcisée de l'apologétique théologique : le
passé explique le présent qui ouvre l'avenir. L'histoire est orientée, elle a un sens positif ;
la morale progresse. Pour Auguste Comte, qui a systématisé cette conception, « la
doctrine qui aura suffisamment expliqué l'ensemble du passé obtiendra inévitablement la
présidence mentale de l'avenir » (Discours sur l'esprit positif, 1944).
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4. L'histoire méthodique de la IIIe République.
L'histoire est mise au service de la République, sa raison d'être est dès lors la morale
civique. « Si l'écolier ne devient pas un citoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui
aime son fusil, l'instituteur aura perdu son temps » (préface au manuel d'histoire Lavisse,
1912).
La transmission de l'histoire s'attache à valoriser les figures représentatives des valeurs
nationales. L'érudition et l'épopée se conjuguent comme le montre la vaste fresque de
Michelet, modèle du genre.
Ces reconstitutions patriotiques s'appuient sur une méthodologie de recherche
rigoureuse. Celle-ci développe l'étude des sources, surtout manuscrites (épigraphie,
paléographie), procède à leur recensement qui se veut le plus exhaustif possible (d'où la
création des Archives nationales ou de l'Ecoles des Chartes en 1821). Ses méthodes
d'analyse privilégient le domaine biographique (entreprise commencée par les moines de
Saint Maur au XIIIe siècle, systématisée pat Langlois et Seignobos en 1898). Les
principes méthodologiques de base de cette science historique sont la double critique,
externe et interne, des documents, le croisement des sources et la mise en récit
chronologique des résultats.
La critique biblique s'est inscrite dans cette démarche dès le XVIe siècle avec Spinoza et
Richard Simon. Elle s'est poursuivie avec l'exégèse historico-critique du XVIIIe et, au
XXème siècle, le formidable travail de l'Ecole biblique de Jérusalem. Pierre Gibert a décrit
les grandes étapes initiales de cette aventure de la raison appliquée au donné biblique
dans L'Invention de la critique biblique (Gallimard 2012).
5. L'histoire économique et sociale des Annales en 1922 avec Lucien Febvre (« le
problème de l'incroyance au XVIe siècle ») et Marc Bloch qui ouvrent de nouveaux
champs de recherche.
L'histoire devient celle des mentalités, de la vie privée, du corps et de la médecine, des
doctrines morales et les comportements moraux, des croyances. Elle est plus que jamais
au carrefour de très nombreuses disciplines : sociologie, psychologie, linguistique,
urbanisme, biologie et neurologie, etc. Elle s'impose comme la reine de ces savoirs
convoqués pour élargir son champ. « Causes et conséquences sont les manifestations
d'une même réalité historique » (L. Febvre).
Religion et morale sont appréhendées au niveau de leurs institutions, de leurs rites, des
croyances, des sentiments, des principes ou des dogmes. Les approches se font
quantitatives. Elles bénéficient plus récemment de traitements informatiques.
6. L'analyse marxiste de l'histoire : le « matérialisme historique », approche globale,
économico-socio-politico-idéologique des modes de production et des classes sociales.
La rigueur critique caractérise cette histoire qui privilégie le point de vue des exploités (le
prolétariat), ceux qui font l'histoire. Le matérialisme historique a pu, dans cette logique,
avoir la prétention d'être la science de la révolution comme dans les écrits philosophiques
de Lénine ou de Mao Tse Toung.
La morale relève, comme la religion, des superstructures idéologiques. Elle a des effets
contradictoires : elle a la force d'un idéal et devient en ce cas facteur de libération ; elle
peut fonctionner comme doctrine de soumission et devenir en ce cas facteur
d'asservissement. Marx en parle comme de « l'opium du peuple », au double sens de ce
qui aide à guérir ou de ce qui renforce le mal.
7. La « nouvelle histoire » avec Duby, Vovelle et Braudel (« La Méditerranée et le monde
méditerranéen à l'époque de Philippe II ») avec la pluralité des temporalités historiques :
temps long des mentalités et des références religieuses et morales (substrats
symboliques des « religions populaires », cf. le culte des saints), temps plus court des
institutions, temps très court de l'événementiel. Cette diachronie plurielle se substitue au
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temps linéaire simple et schématique. Elargissement est aussi géographique (voir la
thématique de « l'éthique planétaire »).
L'histoire s'affiche problématisée, avec Paul Veyne (Comment on écrit l'histoire, Seuil
1971), avec Leroi-Gourhan, Georges Dumézil et Pierre Lévêque (Bêtes, dieux et
hommes, 1985) ou Maurice Sachot (L'invention du Christ, Genèse d'une religion, Odile
Jacob 1998)
8. L'histoire en questions.
L'histoire comme discipline de synthèse et de sagesse s'est trouvée mise en question de
plusieurs façons.
Mise en cause de l'historien, de son rôle de sa posture et de son discours. Cf. Valéry,
Chesneaux ou Lévi-Strauss (voir sa charge contre la prétention de la reconstitution
historique dans La Pensée sauvage, p. 342).
- « Le document lui-même n'existe pas antérieurement à l'intervention de la curiosité de
l'historien » (H.I. Marrou, De la connaissance historique, Seuil 1955) ; c'est la question
de la construction du document comme document et du sens que lui donne sa
transmission.
- Critique radicale de sa prétention à tenir un « discours vrai ». Wright Mills écrit :
« L'histoire n'est que sornettes, légendes édifiantes sur les thèmes du passé,
indispensables pour la satisfaction des besoins politiques, aussi bien libéraux que
conservateurs ». Les années 60 marquent la fin du prestige de l'histoire comme science
exacte pouvant établir la Vérité avec un grand V : cette prétention serait pure illusion
idéologique.
- L'enseignement de l'histoire se trouve lui-même contesté. Il est réduit à une « matière à
option » dans l'avant-projet de la réforme Haby en 1974. Dans les nouveaux manuels
scolaires les contenus de savoirs sont réduits au bénéfice d'exercices de « savoir-faire »
(cf. rapport Borne). La présentation chronologique est-elle même récusée et remplacée
par des dossiers thématiques.
- L'histoire reste mobilisée pour des anniversaires destinés à faire mémoire (les 500 ans
de la « découverte » de l'Amérique, le bicentenaire de la révolution française, Clovis, la
laïcité, etc.), non sans susciter critiques et contestations.
- Les ouvrages de recherche historique sont dévalorisés au bénéfice du genre roman
historique. Celui-ci est reconnu comme finalement plus fiable. « La narration des
événements passés diffère-t-elle vraiment par quelques traits spécifiques de la narration
imaginaire telle qu'on peut la trouver dans l'épopée, le roman, le drame ? » écrivait déjà
Roland Barthes dans son Discours sur l'histoire en 1967. Pour Edgar Morin, les romans
de Balzac, par leur reconstitution des trajectoires personnelles, des situations et des
sensibilités, développent une fresque historique qui en dirait finalement plus et mieux sur
le XIXème siècle que les ouvrages des historiens.
- Le discours de l'histoire est piégé par l'actualité journalistique et par les engouements
médiatiques : phénomène particulièrement mortifère pour le domaine religieux qui est
davantage celui des questions existentielles que des réponses du type « questions pour
un champion » (cf. Guillebaud et sa critique de l'emprise des médias).
9. Pluralité et complexité des approches historiques.
On peut retenir trois apports majeurs de l'enseignement de l'histoire qui justifient son rôle
majeur dans les programmes scolaires :
- former à l'esprit critique et à une méthodologie rigoureuse (étude critique des documents
et de leur transmission).
- travailler les points de vue (notamment les plus clivant, à situer et à contextualiser,
comme autant de positions partisanes : jeux de rôles).
- étudier comment se construit le sens.
Chaque champ disciplinaire a une approche spécifique sur le fait religieux. Celle de
l'histoire est leçon de relativité et d'intelligence critique.
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10. La morale de l'histoire : c'est d'abord la morale du professeur lui-même (cf. Eric Prairat,
La morale du professeur, PUF 2013). .
Exigence d'abord déontologique. Soumission au contrôle des procédures disciplinaires
Exigence pédagogique : gérer le pluralisme des convictions pour construire le « vivre
ensemble » sans exclure. Former une morale civique
Exigence spirituelle : se déprendre d'absolutiser (qu'il s'agisse de la race, du pouvoir,
d'une morale ou d'une religion particulière).
En guise de conclusion :
Trois citations pour baliser les chemins à ouvrir en paysage de christianité, au vif des
tensions du moment :
- Mgr Claverie : « Dès que nous prétendons (dans l'Eglise catholique nous en avons la triste
expérience au cours de notre histoire) posséder la vérité ou parler au nom de la vérité,
nous tombons dans le totalitarisme et l'exclusion. Nul ne possède la vérité, chacun la
recherche ».
- Paul Ricœur : « L'homme n'existe que dans la pluralité des cultures, des langues, des
religions. La pluralité humaine est un fait indépassable ». Prenant l'exemple du langage qui
n'existe que dans la pluralité des langues : « Ma langue est une parmi d'autres. Le
problème n'est pas de créer un espéranto. C'est d'être polyglotte, c'est-à-dire de pratiquer,
d'habiter plusieurs maisons de langage. On a là un modèle d'hospitalité ».
- Et Stanislas Breton, évoquant le « chemin de croix » du croyant qui s'engage à la suite du
Christ dans le renoncement, le dépouillement et l'agir au service des plus pauvres :
« L'Absolu vers lequel convergent ou devraient converger toutes les voies, se présente à la
fois comme l'instance qui libère mais aussi comme le plus grave des dangers : je veux dire
le risque d'absolutiser ce qui, par vocation, est appelé à le faire descendre sur terre dans
l'étroitesse d'une représentation. A l'inverse de l'utilisation qui trop souvent en a été faite au
service d'une volonté de domination, on souhaite que l'Absolu soit pour tous ce qu'il aurait
dû toujours être : immanent à la conscience de nos limites, un impératif universel de
conversion (...), et en chacune de ces formes religieuses et spirituelles dont j'ai tant reçu
l'élément critique qui les empêche de se fermer sur soi » (L'Avenir du christianisme, DDB
1999, p. 243).
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