L`évolution des positions environnementales de l`Indonésie sur le

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L`évolution des positions environnementales de l`Indonésie sur le
PROGRAMME GOUVERNANCE GLOBALE
note
L’évolution
des positions
environnementales
de l’Indonésie
sur le climat et les
forêts : contradictions,
changements, ou
calculs ?
Note rédigée par Frédéric Durand, Maître de Conférences-HDR à l’Université
Toulouse II-Le Mirail, Chercheur à l’Institut de Recherches Asiatiques,
IrAsia-UMR 7306
Décembre 2013
Sujet de la note :
Climat – Indonésie : Pourquoi l’Indonésie est beaucoup
plus souple que la Chine et l’Inde sur les questions
climat alors qu’ils sont tous les trois des pays en très fort
développement ? Quels facteurs expliquent la position
indonésienne ? Est-ce que sa forêt joue un rôle (troisième
plus grande zone de forêts tropicales mais avec une forte
déforestation) ?
Introduction
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La République d’Indonésie s’était caractérisée dans
les années 1970-1990, et jusqu’au début des années
2000, par une attitude très défensive sur les questions
d’environnement, qualifiant la plupart des attaques à
propos de sa gestion forestière ou de sa contribution
au réchauffement global d’exagérées voire d’infondées,
et présentant ces critiques comme la marque d’une
volonté de nuire à ses intérêts ou de l’empêcher de se
« développer ».
Depuis quelques années, la position indonésienne a changé
de manière assez radicale, du moins dans les discours et
les annonces. C’est ainsi qu’en 2011, le gouvernement
a instauré un moratoire sur la coupe de certaines forêts
denses et qu’en juin 2012 le président Susilo Bambang
Yudhoyono a été jusqu’à déclarer à un représentant de
Greenpeace que cette ONG et son gouvernement « étaient
dans le même bateau et partageaient le même rêve ».
On peut alors se demander s’il s’agit d’un réel changement
d’attitudes, de contradictions internes ou de calculs
opportunistes, notamment liés au fait que le pays a été
identifié depuis 2007 comme le 3e émetteur de gaz à effet
de serre mondial, après la Chine et les États-Unis.
Ce revirement peut être analysé à travers plusieurs angles
majeurs : le constat d’une fragilité réelle de nombreuses
composantes naturelles et humaines de l’archipel ; la
difficulté à continuer de nier l’existence de problèmes de
plus en plus patents ; l’identification d’opportunités de
bénéfices matériels ou en terme d’image internationale.
Ces éléments justifient l’adoption par le pays d’une
attitude plus ouverte, au moins en apparence, tant sur la
question du réchauffement climatique que sur la gestion
de la déforestation.
des océans aient été sous-estimées, les autorités
indonésiennes se sont inquiétées2.
1. La rançon
réchauffement
de
l’archipélagisme
face
au
1.1. Les risques liés à la montée du niveau des océans
Une des raisons ayant amené l’Indonésie à prendre
conscience de l’impact potentiel du réchauffement
climatique est sa situation archipélagique. En effet, à
la différence d’autres grands pays, dits « émergents »,
comme la Chine ou l’Inde, dont le territoire est plus massif
et présente un caractère largement continental, l’Indonésie
est marquée par son morcellement en plus de 17 000
îles. Cette donnée mérite toutefois des précisions. En
effet, même si l’archipel compte de nombreuses « petites
îles » et que seules 6 000 îles sont officiellement déclarées
« peuplées », les plus vastes comme Bornéo ou Sumatra
sont d’une taille équivalente à la France métropolitaine et
quatorze îles ont une superficie supérieure à 9 000 km²,
c’est-à-dire plus grande que la Corse (carte n°1).
Depuis l’indépendance du pays en 1945, et même
avant cela pendant la colonisation néerlandaise, cette
particularité de morcellement en archipel s’est traduite
par des avantages et des inconvénients. En termes
d’aménagement du territoire et de transport par
exemple, cela induit des contraintes et des surcoûts
non-négligeables, même si les très fortes disparités
démographiques (plus de 60 % de sa population vivant sur
l’île de Java, soit 7 % du territoire national) limitent d’une
certaine manière cette contrainte.
En revanche, la proximité de la mer a de longue date
favorisé le commerce et l’exploitation des ressources
marines. De son côté, le droit de la mer et surtout
l’intégration du concept de « nation archipélagique » à
partir de la convention de Montego Bay en 1982 a permis
à l’Indonésie d’étendre largement son territoire. Aux
1,9 million km² de zones émergées s’ajoute désormais
une aire de contrôle maritime via sa Zone économique
exclusive (ZEE) de 5,8 millions km², soit plus du triple des
terres émergées.
Cette configuration archipélagique induit un certain nombre
de caractéristiques en partie liées à la longueur du littoral
de 81 000 km, qui en fait le deuxième pays au monde
pour la longueur de ses côtes1. Ainsi, la capitale Jakarta
et presque toutes les capitales provinciales se trouvent sur
le littoral, sachant que les trente-quatre provinces ont une
façade maritime. Selon l’inventaire national des communes
de 2011 (Potensi desa), 11 884 d’entre elles se situaient en
bord de mer, soit 15 % des 79 000 communes du pays.
Dès le 4e rapport du GIEC en 2007, et bien que les
projections avancées à propos de la future montée
Le calcul de la longueur des côtes varie selon des méthodes
de mesures. Différents chiffres sont disponibles à propos de
l’Indonésie, allant de 81 000 km (chiffre officiel indonésien) à
55 000 km par exemple selon le CIA Fact Book. En se référant
à cette dernière source, la France se situe à la 27ème place avec
4 850 km. Dans tous les cas, quel que soit le mode de calcul,
l’Indonésie occupe la deuxième place après le Canada et devant la
Russie, les Philippines et le Japon.
1
Le 4ème rapport du GIEC en 2007 annonçait une fourchette
d’élévation des océans de +18 à +59 cm à l’horizon 2100. Ces
valeurs étaient considérées à cette époque comme notoirement
sous-évaluées car le GIEC n’avait pris en compte que la dilatation
de l’eau des océans, mais pas l’apport de la fonte des glaciers ni des
calottes du Groenland ou de l’Antarctique. Les nouvelles valeurs
annoncées par 5ème le rapport de 2013 qui vont de +26 à +98 cm
à l’horizon 2081-2100 sont également considérées comme sousévaluées. Compte-tenu des émissions probables de CO2, la montée
des océans pourrait se situer plutôt aux alentours de 1,5 à 2 mètres
(Durand (F.), 2007).
2
2
Inde
République Populaire de Chine
Îles Ogasawara
(Japon)
Îles Ryukyu
(Japon)
Myanmar
Hong Kong
Macao
Laos
Taiwan
Okino-Tori
(Japon)
Îles Mariannes
Thaïlande
Vietnam
Philippines
Cambodge
Îles
Marshall
Guam
(USA)
10°
Etats Fédérés de Micronésie
Malaisie
Palau
Brunei
Kalimantan
Su matra
Océan Pacifique
Célèbes/
Su lawesi
Singapour
Indonésie
Moluqu es
Papua
Occidentale
PapouasieNouvelle-Guinée
Bali
Nauru
Îles
Salomon
Petites îles de la S onde
Java
E quateur
Timor-Est
10°
Île Christmas
(Australie)
Océan Indien
Vanuatu
0
500
1000 km
Australie
Nouvelle-Calédonie
(France)
Carte n°1 :
L’Indonésie dans la région Asie-Pacifique
1.2. Une prise de conscience indonésienne à partir de
2007
National Development Planning: Indonesian Responses to
Climate Change.
Outre la publication du 4e rapport du GIEC en 2007, deux
faits majeurs ont contribué à faire de cette année celle de
la prise de conscience par l’Indonésie de l’importance
de la question climatique : un rapport d’une société de
consultance nationale déclarant que le pays était le
3e émetteur de gaz à effet de serre de la planète (après les
États-Unis et la Chine), et la tenue de la 13e Conférence
des Parties (COP) de la Convention de l’ONU sur le
Réchauffement climatique à Bali.
L’année suivante, en 2008, le gouvernement indonésien a
indiqué officiellement qu’une vingtaine de ses îles avaient
déjà disparu et annoncé que 2 000 des 17 000 îles de
l’archipel risquaient d’être submergées à l’horizon 20302040. Même s’il s’agit pour la plupart d’ilots de petite taille,
qui sont peu voire pas peuplés, cela a amené le pays à
envisager des déplacements massifs de populations, car
les zones côtières des grandes îles sont aussi concernées
par la montée des eaux.
En mars 2007, un rapport de la société PT. Pelangi Energi
Abadi Citra Enviro (PEACE), sur financements de la Banque
Mondiale a en effet établi que, compte tenu de tous les
facteurs (y compris la déforestation et les émissions de gaz
à effet de serre des tourbières), l’archipel avait relâché en
2005 l’équivalent de plus de 3 milliards de tonnes (Gt) de
CO23. C’était deux fois plus que ce qui était jusqu’alors
déclaré, mais aussi deux fois plus que l’Inde, pourtant cinq
fois plus peuplée.
C’est d’ailleurs de l’année 2008 que date le décret
présidentiel n°46 qui a créé le Conseil National sur
le Changement Climatique : DNPI (Dewan Nasional
Perubahan Iklim), dont les missions principales sont à la
fois nationales (coordonner et évaluer les actions sur le
territoire en relation avec les transformations climatiques)
et internationales (renforcer la position de l’Indonésie dans
les réunions internationales et convaincre les pays du
Nord de faire des efforts pour lutter contre le changement
climatique) (Cf. infra).
La tenue à Bali de la 13e COP en décembre 2007 a aussi
contribué à cette prise de conscience. La conférence
n’est pas parvenue à réaliser son objectif majeur à l’échelle
planétaire qui visait à préparer l’après-Protocole de Kyoto,
mais elle a été l’occasion du lancement par la Norvège
d’un programme intitulé REDD (Reducing Emissions
from Deforestation and forest Degradation) doté de trois
milliards de couronnes norvégiennes (environ 360 millions
d’Euros) pour soutenir des projets forestiers en relation
avec la limitation des émissions de CO2.
Dans le contexte de cette annonce, l’Indonésie avait
préparé en novembre 2007, la mise en place d’un plan
national d’action face au changement climatique (National
Action Plan on Climate Change (RAN-PI)) et en décembre
2007, l’Agence nationale de planification a publié un
document intitulé :
PEACE, Executive Summary: Indonesia and Climate Change.
Working Paper on Current Status and Policies, 2007.
3
1.3. Les problèmes induits par l’augmentation de la
température et de l’acidification des océans
Au problème de la montée des océans, qui menace
directement les populations et l’intégrité territoriale
indonésienne, s’est ajoutée la prise de conscience des
mécanismes complexes qui commencent à affecter les
océans et notamment l’augmentation de la température
des mers et leur acidification. Ces problèmes sont
notamment ressortis lors de la conférence mondiale sur
les Océans qui s’est tenue à Manado (Sulawesi-Nord) du
11 au 14 mai 2009.
Les conclusions de cette conférence, à laquelle l’Indonésie
a activement participé en tant que pays-hôte, ont souligné
la gravité des phénomènes en cours. De fait, les coraux
sont particulièrement sensibles à la température. Des
accroissements de seulement +1 à +2°C peuvent causer
3
la mort de la plupart des espèces, alors que l’objectif
d’éviter un réchauffement planétaire inférieur à +2°C à la
fin du XXIe siècle paraît de plus en plus compromis.
À ce titre, les relevés contemporains des eaux
indonésiennes indiquent un réchauffement de +0,020 à
+0,023°C par an. Cela laisse craindre une augmentation
supérieure à +2°C à l’horizon 21004.
Le Programme des Nations Unies pour l’Environnement
(PNUE) considérait au milieu des années 2000 que 30 %
des formations coralliennes étaient déjà sérieusement
endommagées et que 60 % pourraient être perdues
d’ici 2030. Plusieurs des espèces de la grande barrière
de corail paraissent à leur limite supérieure de tolérance
thermique, comme l’attestent les blanchissements de
vastes zones lors des étés 1998 et 2002. Les implications
sont considérables en raison du rôle crucial des coraux
dans la préservation de la biodiversité marine.
Ce dépérissement est renforcé par l’acidification des
océans. Depuis le milieu du XIXe siècle avec les rejets de
CO2 liés à la Révolution industrielle, le pH (qui mesure
l’acidité) a diminué d’un dixième, de 8,2 à 8,1, sur les
cents premiers mètres des océans. Avec le réchauffement
en cours, il devrait sans doute baisser encore d’au moins
deux dixièmes à l’horizon 2100. Même si le phénomène
peut paraître modéré, cela risque d’induire de profondes
modifications de la chaîne alimentaire marine, en entravant
la formation des coquilles de nombreux micro-organismes,
avec de graves conséquences sur la pêche, qui constitue
une source importante de revenu et de subsistance pour
beaucoup d’Indonésiens.
C’est dans ce contexte qu’a été décidé en mai 2009 lors
de la conférence de Manado l’établissement du Triangle du
Corail (Segitiga Terumbu Karang), une zone transnationale
de 6,5 millions de km², qui réunit sept pays5. L’Indonésie
s’est en effet associée à : Brunei, la Malaisie, les Philippines,
la Papouasie-Nouvelle-Guinée, les îles Salomon et TimorLeste (carte n°2).
La constitution de ce Triangle international confirme
la capacité des pays de l’ASEAN (Association des
Nations de l’Asie du Sud-est) à envisager de gérer
collectivement les questions environnementales, alors
que la Chine ou l’Inde ont plus tendance à rejeter les
contraintes internationales6. Outre la mise en place d’une
gestion durable des ressources pour les 120 millions de
personnes vivant dans cette zone, un des buts du Triangle
est de renforcer la conservation et la connaissance de
ces espaces maritimes qui comprennent 500 espèces
de coraux et 3 000 espèces de poissons déjà identifiées,
mais où des dizaines de milliers d’autres sont encore à
découvrir, l’étude de ces régions restant très lacunaire.
réchauffement global des océans.
1.4. Une inquiétude modérée face aux cyclones, mais
des risques d’inondations
Plusieurs rapports du GIEC évoquent la menace de
l’augmentation du nombre et de l’intensité des cyclones.
Il est certes délicat de trancher sur l’ « origine » des
manifestations exceptionnelles qui ont eu lieu au cours
des dernières années, comme le cyclone Hayian aux
Philippines en novembre 2013 dont le bilan est évalué
à 10 000 morts, mais aussi le cyclone Phailin en Inde
en octobre 2013. Ce dernier a fait nettement moins de
victimes, mais a forcé les autorités indiennes à déplacer
plus de 850 000 personnes.
En tout état de cause, il n’est plus vraiment contesté
que le réchauffement climatique va favoriser ce type
d’événements. De fait, les cyclones se forment dans
l’hémisphère nord pendant une période allant de la fin de
l’été jusqu’au mois de novembre (et à contre-saison dans
l’hémisphère austral), lorsque la température de surface
des eaux océaniques est d’au moins 26,5°C sur 60 mètres
de profondeur. Plus l’eau est chaude, plus le cyclone peut
être violent, atteignant des vitesses supérieures à 250 km/
heure pour ceux de force 5. À ce titre, le cyclone Hayian
aux Philippines a dépassé les 300 km/heure.
L’Indonésie est moins inquiète par rapport à ces phénomènes
que ses voisins philippins, vietnamiens ou chinois, dans la
mesure où peu de cyclones se forment dans une zone
de 10° nord et sud de part et d’autre de l’équateur, en
raison de la faiblesse de la force de Coriolis (Cf. carte n°1).
Cependant, même si l’Indonésie est moins exposée, de
tels cyclones sont historiquement répertoriés et pourraient
devenir plus fréquents. Ainsi, en mars-avril 2003, le
cyclone Inigo a pris naissance au large de l’île de Tanimbar
(dans les Moluques) avant de traverser les îles de la Sonde,
puis de frapper l’Australie. Ses vents moyens étaient de
250 km/heure avec des rafales mesurées à 335 km/heure.
Outre d’importants dégâts matériels, Inigo a causé la mort
de 58 personnes en Indonésie.
Si le risque de cyclone reste a priori modéré, la crainte de la
perturbation de la pluviométrie est en revanche grande, car
elle peut se traduire par des excès de pluies causant des
inondations ou bien des sécheresses prolongées ayant
un impact sur les zones urbaines (de nombreux quartiers
inondables, y compris à Jakarta), sur l’agriculture et sur les
feux de forêts.
On notera toutefois que l’établissement de cette zone peut
réduire les pressions directement anthropiques (pollutions,
surpêche…), mais qu’elle ne pourra pas intervenir sur le
Republic of Indonesia, Indonesia Climate Change Sector
Raodmap, ICCSR, Scientific Basis: Analysis and Projection of Sea
Level Rise and Extreme Weather Event, Jakarta, March 2010, p.25.
5
CTI-CFF (Coral Triangle Initiative on Coral Reefs, Fisheries
and Food Security), en partenariat avec le WWF.
6
Durand (F.), 2004, « Crises environnementales et espaces
forestiers transnationaux en Asie du Sud-est ».
4
4
Inde
République Populaire de Chine
Zone de protection
du triangle de corail
Taiwan
Myanmar
Laos
Thaïlande
Philippines
Cambodge
Viêt-nam
Océan Pacifique
Sabah
Source : WWF, 2012.
Malaisie
Papouasie
Nouvelle-Guinée
Océan Indien
0
Indonésie
TimorLeste
1000 km
Australie
Îles Salomon
Carte 2 :
La zone de protection du Triangle de Corail, créée en 2009
2. Des forêts moins « inépuisables » que ce qui a
longtemps été prétendu
2.1. Une mise en exploitation non-durable à partir des
années 1960
En dehors de l’île de Java, qui a été largement déboisée dès
l’époque coloniale, l’exploitation et la dégradation massives
des forêts indonésiennes a débuté en 1967, un an après
l’arrivée du général Suharto à la tête du pays. À l’époque,
l’Indonésie avait désespérément besoin de devises pour
relancer son économie et les forestiers déclaraient qu’avec
120 millions d’hectares de forêts denses (la deuxième de
la planète après l’Amazonie brésilienne), le pays aurait
disposé d’une ressource « inépuisable ». Ce sentiment
était renforcé par les affirmations internationales de la
FAO selon laquelle l’exploitation du bois n’aurait jamais
été destructrice. L’Indonésie a donc ouvert ses forêts à
l’exploitation étrangère.
Cette décision a remporté un vif succès, d’autant que
les ressources en bois tropicaux des Philippines (qui
pourvoyaient jusqu’alors les marchés américains et
japonais) commençaient à s’épuiser. La superficie sous
concession a rapidement augmenté, jusqu’à atteindre
62 millions d’ha au début des années 1990, soit un tiers du
territoire national et une superficie supérieure à la France
métropolitaine (tableau n°1).
Ces concessions ont permis à l’Indonésie de devenir
dans les années 1970/1980 le plus important producteur
mondial de bois tropical puis le plus grand exportateur
de contreplaqué tropical. Cependant, en dépit de
déclarations rassurantes et de la création d’un système de
coupe censé être « durable », les forêts se sont dégradées
en quelques décennies. La superficie sous concession
a baissé à partir du milieu des années 1990, soit moins
de trente ans après le début de l’exploitation, et elle est
désormais inférieure à son niveau de 1974.
Cette mise en concession a contribué à la dégradation des
forêts denses, dont l’étendue est passée de 119 millions
d’ha, soit 63 % de la surface du pays au moment de
l’arrivée au pouvoir du général Suharto à 46 millions d’ha,
soit un quart du pays dans les années 2010 (tableau n°2).
On notera ici qu’il s’agit de forêts « denses » peu ou
pas perturbées. La superficie officielle sous contrôle du
ministère des Forêts s’élève en 2012 à 110 millions d’ha,
dont 98 sont déclarés forestiers (46 millions en forêts
« denses » et 52 en formations « dégradées »).
Les dirigeants indonésiens de la période Suharto portent
une part de responsabilité dans cette dégradation, mais ils
ont aussi été conseillés par des forestiers internationaux
qui ont relayé le discours « officiel » sur le caractère nondestructeurs de l’exploitation forestière, en rejetant la
majeure partie de la faute de ce recul sur les « agriculteurs
itinérants ». L’inanité de ces accusations n’a commencé
à être remis en question qu’à partir de 1990 dans un
rapport de la Banque Mondiale qui a montré que les
principaux responsables de la déforestation étaient
en réalité à l’époque les défrichements permanents
des petits planteurs, les plantations agroindustrielles
privées, les grands programmes publics d’essor agricole
(Transmigration), ainsi que l’exploitation forestière7.
Cette situation tend à rapprocher progressivement
World Bank, 1990, Indonesia, sustainable development of
forests, land, and water, Washington, xi-190 p.
7
5
l’Indonésie de grands pays comme l’Inde et la Chine,
dont la superficie forestière s’est dégradée dès le XIXe
et le XXe siècles, pour ne plus couvrir officiellement que
respectivement 23 % et 18 %.
Il faut cependant souligner la très grande confusion
qui règne dans les chiffres. Ainsi, au cours des années
1980/1990, l’Indonésie a régulièrement déclaré une
superficie forestière « officielle » de 143 millions d’ha
(alors qu’elle n’était déjà plus que de 120 millions dans
les années 1940 au moment de l’indépendance).
Dans les années 2010, l’Indonésie indique encore
souvent une superficie forestière « officielle » de
131 millions d’ha8, tandis que la FAO évoque environ
94 millions d’ha couverts de forêts9. Une grande part
de l’ambiguïté réside dans la prise en compte ou non
de vastes zones largement déboisées ou seulement
couvertes d’une végétation de broussailles ou d’arbustes.
Tableau n°1 : Superficie en concessions forestières 1967-2011 (millions d’hectares et %)
1967
1970
1974
1978
1985
1993
1998
2000
2002
2008
2011
9
13
26
36
53
62
52
39
28
26
23
5%
7%
14 %
19 %
28 %
33 %
28 %
21 %
15 %
14 %
12 %
Superficie (M ha)
% du pays
Sources : Durand F., 1994 et 1998 ; Menteri Kehutanan Indonesia, 2012.
Tableau n°2 : L’évolution des forêts denses en Indonésie 1940-2010
Superficie (millions ha)
% du territoire
1940
121
64 %
1966
119
63 %
1990
78
41 %
2010
46
25 %
Sources : Durand F., 1994 et 1998 ; Menteri Kehutanan Indonesia, 2012.
2.2. La prise de conscience de la fragilité des forêts et
la course en avant industrielle
Deux grands facteurs ont mis en lumière la rapide
fragilisation des forêts : d’une part, le constat à partir du
début des années 1990 que le pays ne parvenait pas à
alimenter ses usines de contreplaqué et risquait d’être
obligé d’importer du bois ; d’autre part, une succession
de graves incendies, dont le plus étendu en 1991/1992 a
détruit plus de 3 millions ha de forêts, soit l’équivalent de la
Belgique. Il est apparu alors que dans les zones exploitées,
les feux s’étaient facilement propagés, provoquant
une destruction de 80 à 90 %, contre seulement 10 à
20 % dans les forêts non-exploitées10. De surcroît, ces
incendies ont été associés à des années où le phénomène
El Niño était particulièrement intense, amenant une grave
sécheresse dans l’archipel indonésien.
Menteri Kehutanan Indonesia, 2012, Statistik Kehutanan
Indonesia, Jakarta, x-300 p. (p.11).
9
FAO, Global Forest Resources, Assessment 2010, Country Report,
Indonesia, FRA2010/095, Rome, 2010, 67 p. (p.7).
10
Bertault (J.-G.), 1991, « Quand la forêt tropicale s’enflamme,
près de trois millions d’hectares détruits à Kalimantan », in Bois et
Forêts des Tropiques, n°230, pp. 5-14.
8
Cela a contribué à faire comprendre au gouvernement
indonésien que le changement climatique pouvait avoir
des conséquences néfastes sur son secteur forestier.
En une boucle de rétroaction négative, les incendies
contribuent de leur côté à relâcher du carbone. Ainsi,
les grands feux indonésiens de 1997 qui se sont
étendus sur environs 11,6 millions ha auraient relâché
1,45 milliard de tonnes de CO2, soit l’équivalent de 5 %
des émissions mondiales11.
Toutefois, au lieu de susciter l’apparition d’une meilleure
gestion, ce constat a dans un premier temps incité à
plus de spéculation, notamment dans le secteur de la
production de pâte à papier. Dans les années 1990, les
projets d’usines se sont multipliés en proposant de réaliser
des plantations forestières d’espèces à croissance rapide.
Ces projets étaient cependant largement biaisés. D’abord
les plantations d’espèces à croissance rapide (surtout
acacias, albizzias et eucalyptus) ne reconstituaient en rien
la biodiversité des forêts originelles ; ensuite la plupart des
projets se sont avérés fictifs et ont surtout visés à obtenir
des autorisations de coupe dans des forêts naturelles, le
temps que les plantations (fictives) arrivent (théoriquement)
Murdiyarso (D.) & Adiningsih (E.S), 2007, « Climate anomalies,
Indonesian vegetation fires and terrestrial carbon emissions », in
Mitigation and Adaptation Strategies for Global Change, vol 12.1,
pp. 101-112.
11
6
à maturité. Ce pseudo-reboisement, qui cachait en réalité
un moyen d’obtenir des permis d’exploitation, a fait l’objet
d’une grande spéculation avant de montrer ses limites
dans les années 2000. Il a débouché sur la tentation de
favoriser une nouvelle filière, celle du palmier à huile et des
agro-carburants, dont la place est également ambiguë
dans les discussions sur le réchauffement climatique.
3. Des enjeux pour les populations et sur l’avenir
politico-économique du pays
3.1. Les conséquences de l’expansion agricole et de
l’assèchement des tourbières
Devant l’échec des politiques forestières et le constat
que le pays ne pourra pas à brève échéance restaurer
une production de bois à la hauteur de ses objectifs de
croissance économique, beaucoup d’entrepreneurs
se sont tournés vers le palmier à huile, qui a contribué
à la réussite agricole de la Malaisie. Toutefois, un
autre problème est rapidement apparu. Une majeure
partie des terres forestières accessibles et facilement
défrichables à Sumatra et à Kalimantan sont situées sur
des sols tourbeux qui contiennent une grande quantité
de carbone. L’extension du palmier à huile ne cause
donc pas seulement la destruction de portions de forêts
tropicales et le rejet dans l’atmosphère de leur carbone,
mais également l’émission de grandes quantités de CO2
(et de méthane) stockées dans les sols. Les tourbières
tropicales planétaires contiendraient au moins 89 milliards
de tonnes (Gt) de carbone, dont les deux tiers sont situés
en Indonésie, soit l’équivalent de trois fois les émissions
mondiales annuelles12. Ainsi par exemple, la plus grosse
concentration de tourbe à Sumatra qui se situe dans la
province de Riau correspond à 4 millions d’ha (la taille
de la Suisse). Elle contiendrait 15 Gt de carbone, soit
l’équivalent de plus de la moitié des émissions annuelles
planétaires de CO2.
Chaque année l’assèchement et les brûlis dans les
forêts sur tourbes causent 40 % des émissions du pays
(1,8 milliard de tonnes d’équivalent CO2). Comme on l’a vu,
cela fait désormais de l’Indonésie le 3e émetteur mondial
de gaz à effet de serre après les États-Unis et la Chine,
avec 5 % des émissions mondiales, alors que l’archipel
n’a ni le niveau de vie des premiers, ni la population du
second13.
Cette situation est une des clés de l’évolution de la position
indonésienne en matière forestière et climatique. En effet,
dans le contexte des difficultés internationales de réduction
des émissions de gaz à effet de serre à l’échelle planétaire,
l’Indonésie est en position de monnayer le gel de ces
destructions au titre de la déforestation évitée, ou des
« rejets de carbone » évités, alors que les revenus agricoles
générés par ces défrichements ne contribueraient qu’à
Moore (S.) et al., 2013, « Deep instability of deforested tropical
peatlands revealed by fluvial organic carbon fluxes ».
13
Le PIB/habitant de l’Indonésie est d’environ 3 000 $ contre
48 000 $ pour les États-Unis. La population indonésienne est
évaluée à 250 millions contre 1,35 milliard pour la Chine.
1 % du PIB national.
3.2. L’Indonésie au premier rang du « ressenti »
climatique
En se basant sur les dernières modélisations du cinquième
rapport du GIEC, un article paru en 2013 dans la revue
Nature s’est interrogé sur l’année à partir de laquelle les
régions commenceraient à « ressentir » le réchauffement
climatique (c’est-à-dire, que le changement dépasserait la
« variabilité naturelle historique »)14. Cette étude considère
qu’une des premières villes de la planète où le phénomène
devrait devenir perceptible est Manokwari, en Papouasie
occidentale. Cette ville le ressentirait dès 2020 (carte n°3).
Elle précéderait la capitale Jakarta de peu, puisque les
effets y seraient perceptibles à partir de 2029.
Il faut bien sûr rester très prudent vis-à-vis de ce genre
de prévisions qui comptent une part de subjectivité et
prolongent des tendances, alors que le changement
climatique a de fortes chances d’être non-linéaire. On
notera néanmoins que contrairement à ce qui est souvent
avancé de manière un peu spécieuse, les pays du Nord
ne seraient pas forcément moins touchés que les pays
du Sud15. En tout cas, selon cet article, les États-Unis
« percevraient » les effets du réchauffement climatique à la
fin des années 2040 et les capitales européennes dans les
années 2040/2050.
Pour l’Indonésie, un des enjeux majeurs des prochaines
décennies se situe au niveau de l’autosuffisance
alimentaire. En effet, le riz, qui est l’aliment de base de
la population, voit son rendement chuter en moyenne
de 9 % par degré de hausse de température. D’autres
produits agricoles sont susceptibles de voir également leur
rendement baisser comme le maïs ou le blé. L’enjeu est
de taille car même avec une croissance démographique
de seulement 1 % par an, le pays voit sa population
augmenter de 2,5 millions d’habitants par an.
Entre 1995 et 2005, 1,9 million d’ha de terres
agricoles auraient subi des inondations entraînant
une perte totale de récolte sur 470 000 ha. Sur
la même période, la sécheresse aurait touché
2,1
millions
d’ha
détruisant
l’équivalent
de
330 000 ha, à raison d’une moyenne de
4,6 tonnes par hectare. Pour la seule année 2010 (au cours
de laquelle plusieurs régions ont connu des sécheresses
ou des inondations), les pertes ont été évaluées à
300 000 tonnes de riz, soit 1 % de la production nationale.
Les pertes pourraient en outre s’accroître en parallèle avec
la montée des mers qui tend à provoquer la salinisation
des plaines littorales où se concentre une part importante
des rizières de l’archipel.
12
Mora (C.) et al., 2013, « The projected timing of climate
departure from recent variability ».
15
Durand (F.), 2012, « Réchauffement climatique : le Nord n’est
pas moins concerné que le Sud ».
14
7
Reyk javik,
206 6
M oscou ,
206 3
Lo ndres,
20 56
S an F rancs ico,
20 49
Ro me,
20 44
N ew Yo rk, 20 47
Pékin,
20 46
O rlan do, 20 46
To kyo,
204 1
Le Cair e,
20 36
Mu mbay,
20 34
M exico , 2031
Bog ota, 2033
Mora (Camilo) et al., 2013.
A nchor ag e,
20 71
B an gkok,
20 46
Lagos,
20 29
M anokw ari 20 20
J akarta,
20 29
Rio de Janeiro,
205 0
P reto ria,
20 43
S an tiago, 2043
P er th ,
204 2
5000 km
0
Sur l’équateur
Carte n°3 :
Estimation du début du « ressenti climatique »
Le ministre Indonésien de l’Économie, Hatta Rajasa, l’a
d’ailleurs reconnu dans un discours en août 2013 en
déclarant : « Le réchauffement climatique n’est pas quelque
chose qui va arriver dans dix ou vingt ans. Ce phénomène
est déjà devant nous et nous le ressentons déjà. Cela va
menacer nos approvisionnements alimentaires »16.
De son côté, le ministère de la Santé s’est inquiété
officiellement en mars 2013 de l’augmentation de
certaines maladies et particulièrement de la dengue et de
la malaria17. L’accroissement des températures pourrait
également causer des problèmes de santé publique liés à
des canicules. Ainsi, en mars 2013, la province de Jambi
(centre de Sumatra) a expérimenté une température de
40° alors que la température maximale jamais enregistrée
jusqu’alors était de seulement 35°.
Laos
Outre les effets globaux des défrichements forestiers et
des tourbières, les brûlis ont également un effet négatif
direct sur la pollution de l’air local, mais aussi régional pour
ses deux principaux voisins : la Malaisie et Singapour.
Depuis 1997, face à la récurrence des pollutions liées aux
fumées qui se sont parfois propagées sur des milliers de
kilomètres, l’ASEAN a adopté un plan d’action relatif aux
pollutions transfrontalières18.
Selon les années, en fonction des pluies et des vents
dominants, le problème s’avère plus ou moins grave.
L’année 1997, les fumées ont constitué une nuisance
qui s’est étendue sur des milliers de kilomètres, bloquant
le trafic aérien et entravant même certains jours le trafic
maritime dans le détroit de Malacca (carte n°4).
Chine
Thaïlande
Cambodge
Vietnam
Philippines
Inde
Malaysia
Brunei
PapouasieNouvelleGuinée
Source : d'après Earth Probe TOMS / NASA - 1998
Myanmar
3.3. Des relations délicates avec ses voisins
Indonésie
fumée s d ense s
fumée s mo déré es
0
50 0
10 00 Km
TimorEst
Australie
F.DURAND, 1998
Carte n°4 :
Les fumées des incendies de forêts en septembre 1997
Kompas, 30 août 2013.
Putro Agus Harnowo, « Di Indonesia, Demam Berdarah dan
Malaria Akrab dengan Pemanasan Global », Detik, 27 mars 2013.
16
17
Durand (F.), 2004, « Crises environnementales et espaces
forestiers transnationaux en Asie du Sud-est », p.427.
18
8
En juin 2013, l’indice synthétique de pollution de l’air de
Singapour a atteint un record historique et dépassé le
niveau 400, alors qu’un niveau supérieur à 300 est déjà
considéré comme « dangereux ». Pour la même raison,
à la même époque, de nombreuses écoles ont aussi été
contraintes de fermer à Kuala Lumpur, la capitale fédérale
malaisienne.
Par-delà l’impact négatif qu’ont ces pollutions sur l’image
de l’Indonésie chez ses voisins, la presse malaisienne et
singapourienne fait néanmoins régulièrement remarquer
que les feux sont souvent liés à des investisseurs de chez
eux, qui vont planter du palmier à huile dans l’archipel. Dans
tous les cas, l’Indonésie, qui est soucieuse de ses bonnes
relations avec ses voisins asiatiques et particulièrement de
l’ASEAN, ne peut plus désormais fermer les yeux sur ces
problèmes ni nier sa part de responsabilité.
L’Indonésie pouvait également espérer tirer profit de
l’ouverture de son grand voisin l’Australie. En effet, en
2011, le gouvernement travailliste australien avait amorcé
une politique d’ouverture sur les questions climatiques,
envisageant des coopérations dans le domaine des
marchés du carbone avec l’Europe. Cela pouvait avoir
des répercussions sur la création de puits de carbone,
notamment à travers le reboisement. Cet espoir s’est
toutefois estompé depuis septembre 2013, avec l’arrivée
au pouvoir du conservateur Tony Abbott, qui compte
arrêter tous les projets dans ce domaine.
4. Des opportunités de bénéfices matériels ou en
terme d’image internationale
4.1. L’Indonésie dans une situation plus délicate que
l’Inde et la Chine ?
Même si l’Inde et la Chine ne sont pas forcément
moins exposées que l’Indonésie aux aléas climatiques
(comme l’ont montré les inondations et les cyclones de
2013), l’archipel a certainement mieux pris la mesure
des menaces. De fait, alors que beaucoup d’analystes
présentent régulièrement l’Indonésie comme un nouveau
« grand dragon », le pays a aussi conscience de sa fragilité
par-delà ses réels potentiels. De nombreux éléments ont
fait comprendre cela aux autorités depuis une quinzaine
d’années et notamment les effets désastreux de la crise
asiatique de 1997/1998, la dégradation de ses forêts, ou
l’obligation de quitter l’OPEP en 2008 car l’archipel était
passé de la situation d’exportateur à celle d’importateur
net de pétrole…
En même temps l’Indonésie a senti qu’une position de
blocage ou de refus pouvait être moins profitable à la fois
en terme d’image internationale et de capacité à drainer
des fonds.
4.2. Des espoirs de gains médiatiques et surtout
d’aide internationale
Un des arguments qui a sans doute été déclencheur en
Indonésie a été la promesse faite par les pays du Nord, lors
de la conférence sur le climat de Copenhague en 2009, de
verser 10 milliards de dollars par an sur la période 20102012 au titre de l’aide financière accordée aux pays du Sud
pour les aider à lutter contre le changement climatique, et
d’accroître cette aide à hauteur de 100 milliards de dollars
par an après 2020.
Les débats houleux de la conférence de Varsovie en
novembre 2013 montrent que rien ne garantit que ces
promesses seront vraiment respectées à la hauteur des
annonces. Reste que plusieurs centaines de milliards de
dollars devraient néanmoins être disponibles pour des
projets, et que l’Indonésie a compris qu’elle pouvait faire
d’une pierre trois coups : redorer son image internationale,
récupérer des fonds et réaliser des projets qu’elle ne peut
pas financer elle-même.
C’est dans ce sens que le président Susilo Bambang
Yudhoyono a annoncé lors du sommet du G-20 en
septembre 2009 que son pays s’engageait unilatéralement
à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 26 % d’ici
2020, soit l’équivalent de 767 millions de tonnes de CO2.
Il a ajouté qu’il pouvait pousser cet effort jusqu’à 41 %,
soit 442 millions de tonnes de CO2 si son pays obtenait un
soutien international.
On notera à ce propos un certain flou dans les valeurs.
En effet, le calcul des émissions indonésiennes est délicat
à établir de manière certaine dans la mesure où une part
importante est liée à la déforestation et aux émissions de
gaz des tourbières qui sont bien plus difficiles à chiffrer que
les émissions dues aux carburants fossiles. Ainsi, pour
2010, la base de données européenne EDGAR (Emissions
Database for Global Atmospheric Research), place
l’Indonésie seulement en 5ème position avec 1,9 Gt de CO2,
derrière la Chine, les États-Unis, l’Inde et la Russie ; et juste
devant le Brésil et le Japon19.
En tout état de cause, même si le président a signé un
décret en 2011 pour aller dans le sens d’une réduction
de 26 %, il n’est pas sûr que l’Indonésie sera capable
de réaliser sa part de l’effort par elle-même. Si les fonds
nationaux affectés par le gouvernement à cet objectif
se maintiennent au niveau de ceux du budget 2012,
cette enveloppe permettra sans doute une réduction
de seulement 116 millions de tonnes (soit une baisse
unilatérale de 4 % au lieu de 26 %)20. Cela pourrait avoir un
impact sur le reste de l’effort : les 15 % des émissions qui
sont censés être financés internationalement.
4.3 Les objectifs de réduction de gaz à effet de serre
de l’Indonésie
Le décret présidentiel N°61/2011 a établi 123 programmes
dans cinq à six secteurs prioritaires : les forêts, les
tourbières, les transports, l’industrie, l’agriculture et les
déchets. Les deux premiers (qui sont parfois fusionnés
dans certains documents) apparaissent clairement
comme les plus importants car ils correspondent à 87 %
des objectifs (tableau n°3).
   http://edgar.jrc.ec.europa.eu/overview.php?v=GHGts19902010&sort=des9
En 2005, EDGAR indique 2,88 Gt de CO2 pour l’Indonésie, alors
que pour la même année PEACE mentionnait 3,014 Gt.
20
ICCTF Newsletter, n°11, Indonesia Climate Change Trust Fund,
April-June 2013.
19
9
Tableau n°3 : les objectifs de réduction des gaz à effet de serre par secteur
Secteurs
Objectif de réduction (Gt CO2)
Objectif : 26 %
Objectif : 41 % (26+15 %)
%
Forêts et tourbe
0,672
1,039
87
Déchets
0,048
0,078
6,5
Energie et transports
0,036
0,056
5
Agriculture
0,008
0,011
1
Industrie
0,001
0,005
0,5
Total
0,767
1,189
100 %
Source : Décret présidentiel n°64, 2011 (les sommes peuvent présenter de légères différences dues à des arrondis).
Ces objectifs surinvestissent les activités forestières et
la tourbe, même celles-ci elles jouent un rôle important
puisqu’elles seraient responsables de 62 % des émissions
de gaz à effet de serre (tableau n°4). En revanche,
l’énergie, l’agriculture et l’industrie sont nettement moins
concernées. C’est en cohérence avec la stratégie du pays
qui souhaite réduire ses émissions tout en conservant une
croissance économique de 7 % par an.
Tableau°4 : Contributions des secteurs à l’effet de serre en Indonésie
Défrichements et activités forestières
Tourbe
Énergie
Déchets
Agriculture
Industrie
Source : Republic of Indonesia, 2010.
%
36 %
26 %
22 %
9%
5%
2%
Dans ce contexte, le gouvernement indonésien a
également mis en place un groupe de travail REDD+ pour
s’occuper plus spécialement des questions forestières
et de tourbe. Les enjeux sont considérables car si l’on
prend en compte l’ensemble des émissions des forêts et
des défrichements à l’horizon 2029, on parvient à 15,8 Gt
de CO2, soit environ la moitié des émissions mondiales
annuelles actuelles. La conversion monétaire de ces
milliards de tonnes peut aboutir à des financements de
plus de 60 milliards de dollars d’ici 2029 (tableau n°5). Il
s’agit d’une somme considérable quand on sait que l’aide
internationale totale reçue par l’Indonésie en 2012 s’élevait
à 4,2 milliards $, pour un PIB national de 878 milliards $.
Tableau n°5 : Coût des émissions évitées dans les secteurs forestier et de la tourbe à l’horizon 2029
Secteur
Gt CO2
US $ / t. CO2
Tourbe
6,4
4,2
Gestion durable des forêts
5,3
1,0
RED “Dry land”
2,8
2,0
Plantations
1,3
19,0
Total
15,8
Source : ICCRS (Indonesia Climate Change Roadmap), 2010.
Milliards US $
26,8
5,3
5,5
24,1
61,7
Cet argent correspondrait pour 43 % à des émissions
évitées des tourbières (c’est-à-dire un gel plus ou moins
temporaire de projets de défrichements) et pour 39 % à
des plantations. Dans ce dernier cas, l’Indonésie ferait
financer par l’aide des activités de reboisement qu’elle n’a
pas su mener de manière satisfaisante depuis plusieurs
décennies, et qui ont même parfois provoqué des coupes
rases pour alimenter des usines de pâtes à papier. À noter
également que 5 milliards de dollars seraient utilisés pour
financer une exploitation censée être « durable » du bois.
10
La durabilité de cette activité est cependant très discutable
pour au moins deux raisons. D’une part, à ce jour, il n’existe
aucun système de gestion durable des espaces forestiers
tropicaux dans leur complexité éco-systémique. D’autre
part, comme on l’a vu, l’exploitation du bois fragilise
structurellement les forêts face au risque d’incendie, dont
la probabilité d’aggravation est forte avec le réchauffement
climatique.
Le moratoire présidentiel du 20 mai 2011 (PI n°10/2011)
s’inscrit dans la perspective de ce programme REDD+.
Il vise à suspendre pendant deux ans les nouvelles
concessions dans les forêts primaires et sur tourbe. Ses
modalités ont cependant suscité d’importantes réserves. 21
Il s’agit en effet d’une suspension limitée, tant dans sa
durée (seulement deux ans), que dans les activités et les
zones concernées. Ainsi, les projets miniers ou d’extension
de certaines cultures (riz et canne à sucre) pourraient
continuer en forêts denses, de même que les dossiers « en
cours d’instruction dans d’autres domaines », sans que
ceux-ci n’aient été précisés.
concrétisation des promesses internationales. Après
les tensions de la conférence de Varsovie en novembre
2013, les autorités indonésiennes ne sont sans doute
pas dupes du fait que les financements à venir seront
probablement sensiblement moins importants que ce qui
avait été promis à Copenhague en 2009. Dans tous les
cas, même si les sommes en jeu s’avèrent considérables,
elles permettront seulement de gérer quelques-uns des
immenses problèmes que va susciter le réchauffement
climatique dans toutes les régions du monde au cours des
prochaines décennies.
Pour l’instant, les sommes reçues par l’Indonésie sont loin
d’être à la hauteur de ses attentes. Le fonds indonésien
pour le climat (ICCTF-Indonesia Climate Change Trust
Fund) créé en septembre 2009 et placé sous la tutelle
de l’agence de planification nationale (Bappenas) a
pour objectif de gérer jusqu’à 1,65 milliard de dollars
sur la période 2012-2020. En juillet 2013, après quatre
ans d’existence, ils n’avaient reçu que 11,2 millions $,
principalement de l’Australie (AusAid), de la Suède (SIDA)
et du Royaume-Uni (UKCCU- UK Climate Change Unit).
Conclusion
Depuis les années 2000, l’Indonésie a pris conscience de
sa fragilité environnementale, tant par rapport à ses forêts,
dont les ressources en bois s’avèrent épuisables, que par
rapport au changement climatique qui menace à la fois
son intégrité territoriale, ses populations et son économie.
Dans ce contexte, tout en continuant à craindre que
les débats environnementaux ne soient utilisés pour
critiquer leur mauvaise gestion forestière ou introduire
des contraintes pouvant nuire à leur « développement »
économique, les autorités ont compris que de l’argent
allait être disponible dans les circuits internationaux, sous
réserve d’accepter un certain nombre de contraintes de
forme et de garanties légales. L’Indonésie ne disposant
pas du poids politique ou économique de la Chine ou
de l’Inde, et compte tenu de ses problèmes présents et
à prévoir, il est donc probable que l’archipel va préférer
continuer à jouer la carte du pragmatisme, en s’efforçant
de tirer un profit maximum des aides disponibles.
Si les montants s’avéraient vraiment décevants, il est
possible que l’Indonésie infléchisse sa politique, à l’instar
de l’Équateur, qui a renoncé à sanctuariser le parc naturel
de Yasuni en août 2013 en constatant le manque de
Wells (P.) & Paoli (G.), 2011, An Analysis of Presidential
Instruction No. 10, 2011, Daemeter Consulting, Jakarta, 10 p.
21
11
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