Un peu d`histoire
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Un peu d`histoire
Le XVIIe siècle de A à Z Honnête homme À l’origine, l’honnête homme est celui qui fait preuve de qualités de l’âme et de l’esprit. Ses vertus morales, sa culture, son honneur et sa dignité peuvent être cités en exemple. Dans une société solidement tenue par le pouvoir royal, l’honnêteté caractérise en fait le courtisan qui abandonne toute rudesse ou velléité guerrière et toute ambition politique. Plus tard, dans les salons précieux, l’aspect mondain s’accentue: l’honnêteté s’identifie de plus en plus avec une certaine qualité sociale faite de civilité, d’aisance, de raffinement, de politesse, d’élégance. Un honnête homme sait converser de tout, il est cultivé, mais ne se montre ni spécialiste ni pédant. Une nouvelle forme de noblesse concurrence désormais la noblesse de sang: grâce à ses «qualités agréables», l’honnête homme, qui ne provient pas nécessairement d’une vieille famille de l’aristocratie, peut lui aussi parvenir au sommet de la société. Jésuites et jansénistes Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, deux «partis» religieux s’affrontent en France: les jésuites, qui veulent adapter la morale et la théologie aux mœurs de leurs contemporains, et les jansénistes. Fondée en 1640 par l’Espagnol Ignace de Loyola, la Compagnie de Jésus est très influente: on élève dans ses collèges les enfants des grandes familles de l’aristocratie et les jésuites apparaissent souvent aux côtés des puissants, tel le père La Chaise, par exemple, confesseur de Louis XIV. Le jansénisme est né des débats entre l’abbé de Saint-Cyran et le théologien hollandais Jansen (ou Jansénius), deux hommes qui projettent une réforme de l’Église catholique. Jansénius en expose les principes dans un livre en latin, Augustinus, qui a été publié après sa mort, en 1640. C’est à partir d’un monastère de femmes, PortRoyal, que Saint-Cyran répand la doctrine janséniste. L’abbaye de Port-Royal devient très vite un centre de culture et de spiritualité, capable de rassembler un certain nombre d’intellectuels de l’époque, dans un climat d’ascétisme fervent. Les jansénistes ont profondément marqué la culture de l’époque. Leur vision tragique du destin humain et la condamnation des passions, notamment de l’amour-propre, ont beaucoup influencé Racine. C’est le penseur et mathématicien Blaise Pascal qui a su exprimer le mieux leur conception philosophique et religieuse. Selon les jansénistes, depuis le péché d’Adam, le salut de l’homme ne peut résulter que de la volonté de Dieu, il est le fruit de la prédestination et non de l’effort humain. Sur le plan de la morale, les jansénistes sont partisans de la rigueur et critiquent le relâchement des mœurs et la corruption des principes du christianisme. Ils sont donc en conflit avec la Compagnie de Jésus qui, elle, préconise une religion et une morale plus accommodantes. Pour les jésuites, Dieu accorde sa grâce à tous et l’homme, par ses bienfaits, peut «gagner» le Paradis: leur vision est donc fondamentalement optimiste. Un optimisme qui s’efforce de tenir compte de la liberté de l’homme et de ses bonnes intentions mais qui vise souvent à justifier les comportements immoraux. Les jésuites et leur christianisme mondain ont remporté cette lutte d’influence, puisqu’en 1653, le pape condamne le livre de Jansénius; la royauté et le haut clergé ne cessent de persécuter les jansénistes et, en 1710, Louis XIV fait raser le couvent de Port-Royal. Passion Depuis l’Antiquité, la passion a été jugée de manière négative. Ennemie de la raison, elle doit être dominée, si l’on veut bien vivre: le sage est celui qui sait maîtriser ses passions et qui vit avec modération. Descartes consacre aux passions un Traité (1649) où il ne les condamne pas a priori: elles sont «toutes bonnes de leur nature, et […] nous n’avons rien à éviter que leurs excès». Pour le philosophe de la Méthode, les passions sont tous les états affectifs (plaisir, douleur, émotion…) que l’âme subit du fait de son union avec le corps. Comme nous avons un corps, il est donc impossible de ne pas avoir de passions. Selon Descartes, l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse sont les passions fondamentales; «toutes les autres sont composées de quelques-unes de ces six, ou bien en sont des espèces.» C’est le bon ou le mauvais usage que l’homme en fait qui compte et, bien guidées par la raison, les passions deviennent même des vertus qui lui permettent de réaliser ses aspirations. C’est la vision de Corneille, dont les héros sont mus par une passion fulgurante (l’honneur, le devoir, la religion…), mais n’agissent jamais de manière irréfléchie. La passion est ainsi à l’origine de la grandeur humaine. Les auteurs classiques opposent une conception moins optimiste. À l’époque du Roi Soleil, on considère comme une faute grave le fait de ne pas savoir contrôler ses sentiments. Tous les grands moralistes, sans exception, insistent sur la nécessité de dominer les passions. Les Classiques prétendent en effet que celles-ci conduisent à l’aveuglement de la raison, qu’elles dégradent l’individu et l’amènent à sa propre perte et à celle de son entourage. Voilà pourquoi le feu de la passion qui ravage Phèdre menace tout simplement la civilisation. Règle L’homme de l’époque classique ne semble avoir d’autre souci que de se conformer aux règles. Il s’agit, avant tout, des normes de comportement, à la cour et dans les salons; des règles de grammaire ensuite et celles de la création artistique, décrétées par les académies. Mais c’est surtout autour du théâtre que s’est cristallisé le débat. Les auteurs classiques s’imposent le respect de la règle des trois unités qu’ Aristote avait formulée à propos de la tragédie. L’action dramatique doit se dérouler en un lieu unique (unité de lieu), ne pas durer plus de vingt-quatre heures (unité de temps) ni se perdre en intrigues secondaires qui pourraient distraire les spectateurs (unité d’action). De plus, pour ne pas choquer le public avec des scènes trop violentes, les faits sanglants ne doivent pas être représentés mais seulement racontés (règle de la bienséance). Les contraintes du théâtre classique vont se définir sur ces préceptes. Contrairement à ce qui se passe dans le théâtre baroque, l’habileté de l’auteur classique ne consiste pas à inventer des stratagèmes dramatiques, mais à s’en tenir fidèlement aux normes. Au nom de l’unité de ton, le théâtre «régulier» rejette la tragi-comédie, car la comédie (qui «finit bien») doit être nettement séparée de la tragédie (au dénouement malheureux). Celle-ci sera écrite exclusivement en vers (la comédie admet la prose) et comportera cinq actes (d’environ 200-300 vers chacun, soit une demi-heure de représentation). Les auteurs devront puiser leurs intrigues tragiques dans l’histoire ou la mythologie anciennes, se limiter à des histoires vraisemblables et à des personnages appartenant aux couches supérieures de la société (les gens de moyenne et petite condition seront confinés dans la comédie). La langue, enfin, sera soutenue et mesurée. Théâtre Le XVIIe siècle raffole de spectacles, que ce soit sur les estrades des comédiens ambulants ou dans les salles des troupes permanentes. Les théâtres de l’époque sont des lieux vivants et bruyants. Dans les loges destinées aux nobles et aux grands bourgeois, sur les gradins disposés en amphithéâtre et réservés à la petite bourgeoisie, dans le parterre d’où le public populaire assiste, debout, à l’action et jusque dans les places situées sur les bords mêmes de la scène, l’inattention est de mise. On converse, on se déplace, on lance des injures aux acteurs qu’on n’apprécie pas. Au début du siècle, la scène est compartimentée: les différents lieux où se déroule l’action sont représentés côte à côte. Plus tard, l’unité de lieu impose le décor unique, généralement la salle d’un palais, la chambre d’un appartement, un vestibule bon à tous les usages. Les costumes ne respectent pas la réalité historique: si dans la tragédie on s’efforce d’évoquer, tant bien que mal, l’habillement des personnages grecs, romains ou orientaux, la comédie ne s’en soucie point et les acteurs portent les vêtements de l’époque. Jusqu’en 1789, les comédiens – tout comme les juifs et Le théâtre de l’hôtel de gravure anonyme du les protestants – forment une communauté à part. Comme Bourgogne, XVII siècle. les Pères de l’Église avaient condamné la pratique théâtrale, les acteurs étaient excommuniés: ils étaient privés des sacrements et étaient enterrés dans une fosse commune, à moins d’une «renonciation» de dernière minute à leur métier. Les jésuites, toutefois, utilisaient le théâtre à des fins pédagogiques et, au début du XVII e siècle, on assiste à une progressive réhabilitation des comédiens. Louis XIII déclare en 1642 que le métier d’acteur n’a rien de blâmable. Ensuite, la création de la ComédieFrançaise en 1680 et la faveur de Molière auprès du Roi Soleil témoignent que les acteurs sont désormais considérés comme de véritables artistes. L’austérité religieuse qui caractérise la fin du règne de Louis XIV freine cette évolution et marque un retour sur des positions obscurantistes. L’exil de la troupe des Italiens, en 1697, en est une des manifestations les plus inquiétantes. e Les mots-clés : Baroque et Classique Baroque D’origine portugaise, le mot baroque désignait, dès la fin du Moyen Âge, les perles irrégulières et donc hors normes. Plus tard on a utilisé ce terme pour indiquer des idées ou des objets excentriques, curieux, et on a commencé à l’employer pour dénigrer les bizarreries, les irrégularités qui caractérisent les créations artistiques du XVIIe siècle en Europe. Ainsi, baroque a longtemps été synonyme d’«absurde» et de «grotesque». Au début du XXe siècle, le mot est appliqué – sans aucune connotation dépréciative – à l’architecture et à l’art du XVIIe siècle, italien et espagnol notamment, puis aux œuvres littéraires publiées en France durant les guerres de religion et pendant la première moitié du XVIIe siècle. À la période trouble que traverse la France entre 1580 et 1650 correspond une sensibilité exacerbée, qui pousse les architectes tout d’abord, mais aussi les sculpteurs, les peintres, les écrivains, à rechercher la virtuosité, les images insolites, la complexité, l’instabilité, le désordre. L’écriture multiforme et hyperbolique incarne l’univers en mouvement et la nature changeante de l’homme. Les grands thèmes baroque de l’illusion, de la métamorphose, du masque et du miroir traduisent les hésitations et les inquiétudes d’une société en pleine crise de conscience. Classique On a souvent associé le classicisme à son équivalent politique, la stabilisation de la monarchie absolue sous Louis XIV. En fait, l’idéal classique se forge déjà sous Louis XIII. La fondation de l’Académie française est l’indice qu’une mutation du goût est dans l’air. Bien d’autres académies suivront (Académie des beaux-arts, Académies des sciences, de musique et de danse, d’équitation), toutes destinées à exercer un contrôle sur l’ensemble de la création artistique et intellectuelle. Vers 1660, lorsque Louis XIV centralise tous les pouvoirs, la doctrine classique existe donc déjà et la situation politique ne fait qu’encourager son développement ultérieur. Le classicisme repose sur le principe, instauré à la Renaissance, qu’il existe un modèle de beauté universelle, constitué par les œuvres des plus grands auteurs grecs et latins. Les écrivains doivent tenter le plus possible de les imiter. Les règles, celles du théâtre notamment, sont les moyens d’atteindre ce but. Les auteurs classiques n’entendent pas représenter le réel, mais plutôt le vraisemblable, autrement dit ce que le public considère comme plausible. L’art classique s’éloigne ainsi des extravagances baroques pour s’en tenir à un horizon dont les limites, dictées par la raison et par les goûts du public, ne sont que mesure, linéarité, équilibre, harmonie. Vrai ou faux? V F Le mot baroque est d’origine espagnole. Le mot baroque a d’abord été utilisé pour dénigrer l’art du début du XVII e siècle. L’art baroque exalte la symétrie et l’équilibre des formes. Le classicisme se fonde sur l’idée qu’il existe un modèle unique de beauté. L’esprit classique préconise l’imitation des meilleurs auteurs étrangers. La stabilité qui caractérise l’art classique correspond à une époque de stabilité politique. Pierre Corneille (1606-1684) Au XVIIe siècle, Rouen est célèbre pour ses maisons d’édition spécialisées en pièces de théâtre et pour son intense activité théâtrale. C’est peut-être là qu’il faut rechercher la raison pour laquelle Pierre Corneille abandonne brusquement une tranquille carrière d’avocat pour se consacrer, pendant près de cinquante ans, au théâtre. Il ne cessera plus d’écrire pour la scène: trente-trois pièces en tout genre, de la comédie à la tragédie en passant par la pièce à machines. Entre 1629 – date de son premier succès parisien – et 1644, il donne huit comédies. Apprécié par Richelieu, il participe quelque temps aux travaux des cinq auteurs chargés d’écrire des pièces sur les idées du Cardinal. Toutefois, trop indépendant, il quitte rapidement cette étrange société. En 1637, Le Cid consacre le triomphe de Corneille mais suscite en même temps une mémorable querelle qui durera une année entière. Corneille se tait pendant trois ans puis donne des tragédies sur des sujets tirés de l’Antiquité latine: Horace, Cinna, Polyeucte. La tragi-comédie est le genre hybride où il excelle. Mis à part Le Cid, il en a écrit sept autres dont certaines (Andromède, La Toison d’or et Psyché) à la mise en scène complexe sont de véritables pièces à machines baroques. Élu à l’Académie française (1647), futur temple du classicisme, et déjà considéré comme le dramaturge de l’histoire et de la politique, Corneille n’hésite pas à adopter des sujets barbares pour ses tragédies. Ses héros sont des Goths, des Parthes, des Huns (Rodogune, Attila), choisis sans doute pour exploiter au mieux les effets baroques de la terreur et de la cruauté. Nicomède s’inspire directement de la Fronde. Œdipe est le dernier succès de Corneille. À partir des années 1660, il subit la concurrence d’un jeune et brillant rival, Racine. En 1670, le public préfère la Bérénice de Racine à la tragédie Tite et Bérénice d’un Corneille vieillissant. L’auteur du Cid écrira encore quelques pièces qui, malgré les qualités qu’on leur reconnaît aujourd’hui, ne rencontreront plus les faveurs des spectateurs. Corneille renonce définitivement au théâtre en 1674 et meurt dix ans plus tard. 1629 Mélite – comédie 1636 L’Illusion comique – comédie baroque 1637 Le Cid – tragicomédie 1640 Horace – tragédie 1641 Cinna – tragédie 1642 Polyeucte – tragédie 1643 Pompée – tragédie 1645 Rodogune – tragédie 1650 Dom Sanche d’Aragon – comédie héroïque 1650 Andromède – tragicomédie 1651 Nicomède – tragédie 1659 Œdipe – tragédie 1660 La Toison d’or – tragicomédie 1664 Othon – tragédie 1667 Attila – tragédie 1670 Tite et Bérénice – tragédie 1671 Psyché – tragicomédie en collaboration avec Molière et Quinault 1674 Suréna – tragédie Comédies et pièces à machines Au XVIIe siècle, on considère la comédie comme un genre inférieur à la tragédie et à l’épopée. Le théâtre «pour rire» se fonde exclusivement sur des farces assez vulgaires qui dérivent de la tradition médiévale et de la Commedia dell’Arte italienne. Corneille en fait un spectacle raffiné destiné à amuser l’élite sociale. Il abandonne le ton grossier, réhabilite un genre et marque la transition vers la comédie classique. Son Illusion comique (1636) occupe une place à part. C’est bien d’une comédie qu’il s’agit, mais d’une comédie baroque, une illusion théâtrale, un véritable manifeste de la dramaturgie baroque, autrement dit un spectacle au second degré, un exemple de «théâtre dans le théâtre» et de trompe-l’œil, où tous les genres se confondent. Richelieu et Mazarin avaient parfaitement compris le rôle politique du théâtre, un art dont le pouvoir consiste à fasciner et convaincre. Ils ont encouragé les meilleurs auteurs à écrire sur des sujets imposés et favorisé les pièces à machines, qui demandent des mises en scène complexes et des «effets spéciaux». Ces divertissements incarnent le goût baroque pour les intrigues mouvementées, les personnages excentriques et le mélange des genres. La déclamation s’allie aux ballets et aux carrousels pour former des spectacles que seuls les princes peuvent se permettre. Le jeune Louis XIV n’a pas oublié cet héritage baroque lorsqu’il organise, plusieurs jours durant, en 1664, les Fêtes galantes et magnifiques. Dans ce type de pièces, destinées à éblouir les spectateurs, le «texte» passe au second plan, comme le reconnaît Corneille dans la préface d’Andromède: Mon principal but ici a été de satisfaire la vue par l’éclat et la diversité du spectacle, et non pas de toucher l’esprit par la force du raisonnement, ou le cœur par la délicatesse des passions. Vers la tragédie: le triomphe des volontés C’est au Cid et aux trois tragédies inspirées par l’histoire romaine (Horace, Cinna, Polyeucte) que le dramaturge doit son renom de grand Corneille, le Corneille qu’on dit classique, mais qui est d’abord celui qui a su le mieux faire évoluer le théâtre français des fastes baroques à la rigueur classique. Il abandonne peu à peu la comédie pour se consacrer à des sujets plus graves qu’il aborde dans des tragédies ou des tragicomédies, des pièces où une histoire funeste se termine bien. C’est dans ces œuvres que se dessine le héros cornélien. À un moment de l’intrigue, celui-ci doit faire un choix très difficile entre ses propres sentiments et le sens de l’honneur, entre son intérêt personnel et un bien supérieur qui compte pour la collectivité. Il s’agira de l’honneur familial chez Rodrigue (Le Cid), du patriotisme d’Horace, du pardon qu’Auguste préfère à la vengeance (Cinna) ou encore de la foi chrétienne face à l’amour conjugal (Polyeucte). Le héros est celui qui résout ce dilemme intérieur par un choix qui, si douloureux soit-il, lui ouvre l’accès à la gloire et à la réalisation totale de soi, seules aspirations véritables des personnages de Corneille. La grandeur du héros triomphe sur la médiocrité et réside dans le sacrifice qu’il est prêt à accomplir: il assure ainsi sa supériorité sur le destin. «Je suis maître de moi comme de l’Univers; / Je le suis, je veux l’être», dit Auguste dans Cinna (V, 3). Peu importe que l’épilogue soit tragique (Polyeucte) ou heureux (Le Cid): le théâtre de Corneille est l’affirmation de la liberté humaine, d’une volonté optimiste qui s’exprime à travers la raison. Une langue souple Le style de Corneille est lié aux exigences du théâtre et à sa conception de l’héroïsme comme valeur suprême. La «poésie dramatique» n’a qu’une visée: le plaisir du spectateur, qui, à travers l’admiration, doit parvenir à s’identifier au héros. Le héros cornélien s’exprime donc avec beaucoup d’éloquence, en longues tirades ou en monologues qui lui permettent de justifier face au public ses choix moraux. Cette recherche de l’effet passe aussi à travers la concision: Corneille a le don de la formule aussi brève qu’efficace. LE CID Le Cid a charmé tout Paris. Il est si beau qu’il a donné de l’amour aux dames les plus continentes, dont la passion a même plusieurs fois éclaté sur le théâtre public. L’acteur Mondory décrit ainsi, dans une lettre, le triomphe sans précédent de la tragi-comédie en vers de Corneille. Dans l’«Avertissement» à l’édition de 1648, l’auteur déclare s’être inspiré d’une pièce espagnole, Las mocedades del Cid (les exploits de jeunesse du Cid) de Guillén de Castro, parue quelques années auparavant. Il en a simplifié l’intrigue et atténué la violence pour l’adapter à la scène française. Le sujet espagnol – très en vogue à l’époque –, la vigueur des vers et aussi l’exaltation de valeurs chères à la noblesse, dont la monarchie rabaisse le prestige, ont fait de cette tragi-comédie l’un des succès les plus magistraux et durables du XVIIe siècle. L’action Le jeune Rodrigue aime Chimène; le père de celle-ci, Don Gomès, donne un soufflet à Don Diègue, le vieux père de Rodrigue, que le roi a préféré comme précepteur du prince. Don Diègue demande à son fils de le venger. Rodrigue se retrouve donc face à un dilemme déchirant: doit-il, par amour de Chimène, renoncer à défendre l’honneur familial, ou doit-il venger son vieux père et perdre ainsi la femme qu’il aime? Rodrigue choisit l’honneur. Au cours d’un duel, Rodrigue tue le comte. Chimène court chez le roi pour demander justice, mais elle repousse don Sanche, qui l’aime et est venu lui offrir ses services; elle avoue à sa confidente Elvire qu’elle aime encore Rodrigue. Celui-ci offre sa vie à Chimène, qui ne peut se résoudre à le détester (c’est le célèbre: «Va, je ne te hais point!») mais qui, par devoir, continue de réclamer vengeance. C’est alors que survient une attaque des Maures contre la ville. Rodrigue est envoyé au combat. Il se couvre de gloire devenant ainsi le «Cid», le «Seigneur» pour les Arabes vaincus. Le roi laisse croire à Chimène que Rodrigue est mort et elle en tombe presque évanouie. Il décide alors que le différend sera réglé par un duel et Chimène désigne Don Sanche comme son défenseur. Don Rodrigue sort vainqueur et, généreux, épargne la vie de son rival. Le souverain accorde à Chimène un an de deuil avant qu’elle puisse épouser Rodrigue qui, pendant ce temps, ira accomplir d’autres exploits. Une querelle littéraire Née de l’énorme succès de la pièce, la querelle du Cid est le fait d’auteurs qui voient en Corneille un dangereux concurrent. Elle exprime par ailleurs le divorce entre un public qui raffole des aventures héroïques et baroques au goût espagnol, et une critique en quête de rigueur. Dès 1630 on a commencé à parler d’un théâtre régulier qui respecterait les bienséances, la vraisemblance, le sens de la mesure et surtout les unités de ton, de lieu, de temps et d’action. Les détracteurs de Corneille l’ont tout d’abord accusé d’avoir plagié la pièce de Castro et d’avoir commis plusieurs maladresses de style. Ensuite, puisque Le Cid est une tragi-comédie, on a reproché à l’auteur d’avoir pratiqué le mélange des genres sans respecter l’unité de ton. Représenté sur la scène compartimentée de l’Hôtel de Bourgogne, Le Cid se déroule à Séville, mais dans quatre décors différents (une place, le palais royal, la chambre de Chimène et celle de Rodrigue); il n’y a donc pas d’unité de lieu et il en va de même pour l’unité de temps, disent les adversaires de Corneille, qui jugent invraisemblable qu’une telle quantité d’événements puisse se concentrer en vingt-quatre heures. D’autre part, l’amour que l’Infante porte à Rodrigue ou celui de don Sanche pour Chimène constituent des intrigues secondaires qui nuisent à l’unité d’action. Au nom de la bienséance, enfin, on a reproché à Corneille d’avoir mis en scène une femme amoureuse de l’assassin de son père (le mariage entre Chimène et Rodrigue est pourtant un fait historique). Appelée par Richelieu en personne à donner son avis, l’Académie française a approuvé dans l’ensemble la pièce, mais en a souligné les nombreuses irrégularités. Peu importe: En vain contre le Cid un ministre se ligue, Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue. L’Académie en corps a beau le censurer, Le public révolté s’obstine à l’admirer. reconnaît le classique Boileau (Satire IX, 1668). «Venge-moi, venge-toi» Sur «une place publique devant le palais royal», don Gomès vient de gifler don Diègue. Outragé, ce dernier médite sur son état et désespère de ne pas pouvoir se venger. Il n’hésite pas à faire appel à son fils, sans considérer un seul instant la position douloureuse dans laquelle il va le placer. Don Diègue met Rodrigue au pied du mur dans une progression subtile. DON DIÈGUE Rodrigue, as-tu du cœur1? RODRIGUE L’éprouverait sur l’heure. Tout autre que mon père DON DIÈGUE Agréable colère! Digne ressentiment2 à ma douleur bien doux! Je reconnais mon sang à ce noble courroux3; Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte. Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte; Viens me venger. RODRIGUE De quoi? DON DIÈGUE D’un affront si cruel, Qu’à l’honneur de tous deux il porte un coup mortel: D’un soufflet. L’insolent en eût4 perdu la vie; Mais mon âge a trompé5 ma généreuse envie; Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir, Je le remets au tien pour venger et punir. Va contre un arrogant éprouver ton courage: Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage; Meurs, ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter6 Je te donne à combattre un homme à redouter 7; Je l’ai vu, tout couvert de sang et de poussière, Porter partout l’effroi8 dans une armée entière. J’ai vu par sa valeur cent escadrons rompus9; Et pour t’en dire encore quelque chose de plus, Plus que brave10 soldat, plus que grand capitaine, C’est… RODRIGUE De grâce, achevez11. DON DIÈGUE Le père de Chimène. RODRIGUE Le… DON DIÈGUE Ne réplique point, je connais ton amour, Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour; Plus l’offenseur est cher, et plus grande est l’offense. Enfin tu sais l’affront, et tu tiens la vengeance: Je ne te dis plus rien. Venge-moi, venge-toi; Montre-toi digne fils d’un père tel que moi. Accablé12 des malheurs où le destin me range13, Je vais les déplorer. Va, cours, vole, et nous venge. 1. 2. 3. 4. Courage. Animosité, rancœur. Vive colère. Aurait. 5. 6. 7. Trahi. Traiter avec complaisance. Craindre, dont il faut avoir peur. 8. Terreur. 9. Détruits. 10. Courageux. Le Cid (1637), acte I, scène 5. 11. Complétez (votre phrase). 12. Chargé. 13. Place. Comprendre et analyser 1. Sur scène il y a deux personnages. Pourtant, peut-on dire de cette scène que c’est un dialogue? 2. Que demande tout d’abord don Diègue à Rodrigue? Où veut-il arriver? Est-il satisfait de la réponse de son fils? 3. Analysez le vers 6: comment don Diègue appelle-t-il son fils? Quelle est l’importance de ce terme? 4. Comment le mot-clé «soufflet» est-il mis en valeur au vers 9? Ce procédé est-il utilisé ailleurs dans cette scène? 5. De quoi don Diègue se plaint-il au vers 10? 6. Qui est l’arrogant dont parle don Diègue au vers 13? Pourquoi don Diègue ne révèle-t-il pas immédiatement son identité? 7. Quelle image don Diègue donne-t-il de cet arrogant aux vers 16-21? N’y a-t-il pas une contradiction? 8. À quel moment l’intensité dramatique atteint-elle son paroxysme? 9. Analysez la dernière réplique de don Diègue. Connaît-il l’amour de Rodrigue pour Chimène? Est-il sensible au drame que va vivre son fils? Quel est le sentiment qui l’anime? 10. Don Diègue exprime sa détermination par l’abondance des impératifs et des répétitions. Dans quels vers cette détermination devient-elle particulièrement évidente? 11. Étudiez la structure, le rythme et les sonorités du vers 30. 12. Pour renforcer son argumentation, don Diègue utilise, entre autres, des formules incisives, des sentences, des aphorismes. Relevez-les: Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage, ……………… …………………………………………………………………………………………………… HORACE Après Le Cid et les réserves de l’Académie, Corneille n’écrit plus pour le théâtre pendant trois ans. En 1640, il fait représenter Horace, d’après un sujet tiré de l’histoire romaine qui n’est pas sans analogie avec l’actualité: la France est en guerre contre l’Espagne; or, la femme de Louis XIII, Anne d’Autriche, est la sœur du roi d’Espagne qui a épousé Élisabeth de France, sœur du roi. En outre, la pièce, dédiée à Richelieu, semble illustrer à la perfection le programme politique du cardinal-ministre: subjuguer les intérêts particuliers en faveur d’une valeur suprême, l’État. L’action Deux familles de deux villes voisines, Albe et Rome, sont profondément liées: l’Albaine Sabine est mariée à un noble Romain, Horace; de son côté la sœur d’Horace, Camille, est fiancée à un noble Albain, Curiace, frère de Sabine. La guerre éclate entre les deux villes et, pour empêcher un massacre, on établit que le conflit sera remplacé par un combat singulier entre trois Romains et trois Albains. Le sort désigne les frères Horaces et les frères Curiaces. Au nom de l’amour, Camille tente de dissuader son fiancé d’accepter un tel défi; Sabine fait de même avec son mari. Curiace est déchiré alors qu’Horace laisse de côté tout sentiment et, au nom de l’honneur et du patriotisme, se plie à son devoir. On annonce le résultat du combat: les frères d’Horace sont morts mais lui, il a affronté les Curiaces un par un et les a tous vaincus. Camille se plaint du sort cruel qui s’acharne sur elle et dénigre la victoire de son frère. Offensé, Horace la tue. Au cours du procès, le père du héros défend son fils devant le roi Tulle: Rome ne peut se priver d’un homme auquel elle doit sa puissance. Tulle considère la valeur d’Horace plus grande que son crime. Camille et Curiace seront enterrés dans le même tombeau. Une tragédie régulière et son héroïne Horace semble constituer une réponse aux attaques contre le Cid. Il ne s’agit plus d’une tragi-comédie, mais bien d’une tragédie régulière. De plus, Corneille s’est montré attentif aux règles des trois unités. Les bienséances aussi sont préservées car le meurtre de Camille a lieu dans les coulisses. Le combat fratricide n’est pas représenté sur scène et n’apparaît qu’à travers l’attente pleine d’angoisse des femmes. Corneille n’a toutefois pas renoncé à sa conception de l’héroïsme. Le cas de conscience consiste ici à choisir entre les liens familiaux et la raison d’état. Comme pour Rodrigue, l’héroïsme d’Horace se traduit par son sens absolu du devoir: son patriotisme prévaut sur tout le reste. Mais les femmes, elles, ont deux patries, leur patrie d’origine et celle de leurs époux et de leurs futurs enfants. Quel parti prendre pour celles qui ont «[leur] sang dans une armée, et [leur] amour dans l’autre» (I, 1)? Voilà pourquoi, pour les spectateurs d’aujourd’hui, Horace est un personnage énigmatique et déconcertant. Face à l’impassibilité de ce «caractère inhumain» (Pascal), la sensibilité moderne est plus touchée par les déchirements de Sabine et la révolte – si humaine – de Camille. J.-L. David, Le Serment des Horaces, 1784, Louvre. David a peint son célèbre tableau après avoir assisté à une représentation d’Horace. Commandé par Louis XVI dans le but de réveiller les sentiments civils des Français, le tableau a une «mise en scène» théâtrale. Les personnages (le père qui donne les épées aux trois Horaces devant les femmes en larmes) sont peints à l’intérieur d’une cour où trois arcades symbolisent les trois attitudes que David a voulu représenter: la fermeté du père qui exige de ses fils le serment de défendre Rome au prix de leur vie; le sens du devoir et le courage des trois frères; l’angoisse des femmes, parmi lesquelles on retrouve Camille, habillée en blanc, la sœur des Horaces et Sabine, en rouge, épouse d’un Horace. «Va dedans les enfers plaindre ton Curiace!» Camille pleure son fiancé mort et reçoit les reproches de son père. Horace entre triomphant. Il brandit son épée victorieuse et les armes sanglantes des Curiaces. Encore enivré par le combat, il ne parle que de gloire et d’honneur. Camille lui rappelle qu’il a tué son ami. Sommet de la pièce, l’affrontement avec sa sœur se transforme pour Horace en un nouveau duel: l’indignation d’une femme amoureuse face à l’exaltation du guerrier. Véritable héroïne tragique, Camille réussit à «chauffer au rouge» (S. Doubrovsky) son frère et à le pousser à un meurtre qui est en réalité un suicide. HORACE Que dis-tu, malheureuse? CAMILLE Ô mon cher Curiace! HORACE Ô d’une indigne sœur insupportable audace! D’un ennemi public dont je reviens vainqueur Le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur! Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire! Ta bouche la demande, et ton cœur la respire! Suis moins ta passion, règle mieux1 tes désirs, Ne me fais plus rougir d’entendre tes soupirs: Tes flammes désormais doivent être étouffées2; Bannis-les3 de ton âme, et songe à mes trophées; Qu’ils soient dorénavant ton unique entretien. CAMILLE Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien; Et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme, Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme; Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort; Je l’adorais vivant, et je le pleure mort. Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée; Tu ne revois en moi qu’une amante offensée, Qui, comme une furie4 attachée à tes pas, Te veut incessamment reprocher son trépas5. Tigre altéré6 de sang, qui me défends les larmes, Qui veux que dans sa mort je trouve encor des charmes, Et que jusques au ciel élevant tes exploits, Moi-même je le tue une seconde fois! Puissent tant de malheurs accompagner ta vie, Que tu tombes au point de me porter envie7! Et toi, bientôt souiller8 par quelque lâcheté9 Cette gloire si chère à ta brutalité! HORACE Ô ciel! Qui vit jamais une pareille rage! Crois-tu donc que je sois insensible à l’outrage, Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur? Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur, Et préfère du moins au souvenir d’un homme Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome. CAMILLE Rome, l’unique objet de mon ressentiment! Rome, à qui vient ton bras d’immoler 10 mon amant! Rome, qui t’a vu naître, et que ton cœur adore! Rome enfin que je hais11 parce qu’elle t’honore! Puissent tous ses voisins ensemble conjurés Saper12 ses fondements encor mal assurés! Et si ce n’est assez de toute l’Italie, Que l’Orient contre elle à l’Occident s’allie; Que cent peuples unis des bouts de l’univers Passent pour la détruire et les monts et les mers! Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles, Et de ses propres mains déchire ses entrailles 13! Que le courroux14 du ciel allumé par mes vœux Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux! Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre 15, Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre, Voir le dernier Romain à son dernier soupir, Moi seule en être cause, et mourir de plaisir! HORACE (mettant la main à l'épée et poursuivant sa sœur qui s'enfuit) C’est trop, ma patience à la raison fait place; Va dedans les enfers plaindre ton Curiace! CAMILLE (blessée, derrière le théâtre) Ah! Traître! HORACE (revenant sur le théâtre) Ainsi reçoive un châtiment16 soudain Quiconque ose pleurer un ennemi romain! Horace (1640), acte IV, scène 5. 1. 2. 3. 4. Contrôle. Éteintes. Rejette-les. Divinité romaine des enfers. 5. 6. 7. 8. 9. Sa mort. Assoiffé. D’envier mon sort. Salir, déshonorer. Manque de courage. 10. 11. 12. 13. 14. Sacrifier. Déteste. Couper à la base. Viscères. Vive colère. 15. Décharge d’électricité qui se produit au cours d’un orage (mot féminin aujourd’hui). 16. Une punition. Comprendre et analyser 1. Aux vers 2-5, Horace exprime son ressentiment. Quelle en est la cause? Pourquoi parle-t-il de mortel déshonneur au vers 31? 2. Qu’exige Horace de sa sœur aux vers 7-11? 3. Héroïsme et amour apparaissent comme deux sentiments inconciliables: le frère et la sœur sont deux ennemis. o o Au vers 2, Horace appelle Camille …………………… et au vers 5 il définit sa passion …………………… De son côté Camille appelle Horace …………………… (v. 12) et …………………… (v. 21). 4. Que veut Camille pour son frère aux vers 25-28? Pourquoi ces propos sont-ils particulièrement blessants pour Horace? 5. Analysez la réplique d’Horace (v. 29-34). Encore une fois, il donne à sa sœur un ordre impossible. Lequel? En quoi consiste la cruauté de la formulation? 6. Après s’être attaquée à son frère, Camille s’en prend à Rome et prononce d’irréparables blasphèmes. Quelle malédiction lance-t-elle contre la ville? Qu’est-ce qui pourra la faire mourir de plaisir (v. 52)? 7. Emportée par son amour pour Curiace et sa haine contre Horace, Camille s’exprime à travers de nombreuses antithèses. Relevez-en quelques-unes: ma joie et mes douleurs (v. 15), …………………… …………………………………………………………………………………………………….. 8. Qu’est-ce qui pousse Horace à tuer Camille?