Sujet : L`hyperinflation allemande

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Sujet : L`hyperinflation allemande
Concours B/L 2014
Ecole Normale Supérieure
Concours B/L 2014
Economie
Epreuve commune sur dossier : oral
Jury : Maya Bacache et Gaël Giraud
Sujet : L'hyperinflation allemande
Document 1 : Frederic Mishkin, Christian Bordes, Pierre-Cyrille Hautcoeur, Dominique
Lacoue-Labarthe, et Xavier Ragot (2010), Monnaie, banque et marchés financiers.
Document 2 : Carl-Ludwig Holtfrerich (1980), L'inflation en Allemagne 1914-1923: Causes
et conséquences au regard du contexte international.
Document 3 : André Orléan (2007), « Crise de souveraineté et crise monétaire :
l'hyperinflation allemande des années 1920 ».
Document 4 : Croissance de la production industrielle de l'Allemagne durant les années
1913-1931.
Document 5 : Chômage en Allemagne,1914-1923.
Document 6 : Monnaie et inflation allemande.
Document 7 : Dette du Reich.
Document 1 : Frederic Mishkin, Christian Bordes, Pierre-Cyrille Hautcoeur,
Dominique Lacoue-Labarthe, et Xavier Ragot (2010), Monnaie, banque et marchés
financiers, Paris : Pearson, pp.857-859.
Comment empêcher les poussées d'inflation, et plus généralement les évolutions en dents de
scie caractéristiques de ces quarante dernières années ? Milton Friedman offre une réponse dans une
célèbre affirmation : l'inflation est partout et toujours un phénomène monétaire. Il soutient que la
source de tout épisode inflationniste se trouve dans un taux de croissance trop élevé de l'offre de
monnaie : l'inflation peut donc être contenue simplement par la réduction à de bas niveaux de la
croissance de l'offre de monnaie.
(…) L'affirmation de Friedman est très facile à étayer empiriquement. Chaque fois que le
taux d'inflation d'un pays est extrêmement élevé pendant une certaine durée, le taux de croissance
de son offre de monnaie est également très haut.
(…) Ce type d'éléments empiriques tend à étayer l'idée qu'une inflation très élevée est le
résultat d'une croissance trop rapide de l'offre de monnaie. Il convient toutefois de rester prudent
face à une utilisation d'un modèle de forme réduite, ne s'intéressant qu'à la corrélation entre deux
variables : la croissance de l'offre de monnaie et le taux d'inflation. Comme pour toutes les
démonstrations de ce style, une causalité inversée (une inflation responsable de la croissance de
l'offre de monnaie) ou un facteur supplémentaire qui contrôlerait à la fois l'inflation et l'offre de
monnaie pourraient intervenir et mettre en cause le lien établi.
(…)
1.1 L'hyperinflation allemande, 1921-1923
En 1921, la nécessaire reconstruction de l'économie allemande après la Première Guerre
mondiale a conduit l'Etat allemand à dépenser des sommes bien supérieures à ses recettes
budgétaires. Le gouvernement aurait pu collecter des ressources supplémentaires en augmentant les
impôts, mais cette solution était, comme toujours, politiquement impopulaire et difficile à mettre en
place. Il aurait pu également financer ces dépenses par l'emprunt auprès de la population, mais les
sommes nécessaires dépassaient largement sa capacité d'endettement. Il ne restait donc qu'une voie
ouverte : la planche à billets. L'Etat allemand avait en effet la possibilité de financer ses dépenses
simplement en imprimant de la monnaie supplémentaire (ce qui en accroissait de fait l'offre), qui
servirait à rétribuer les agents lui fournissant biens et services.
(…) En 1923, la situation budgétaire du gouvernement allemand montra des signes de
détérioration supplémentaires. Quelque temps plus tôt, la France avait envahi la Ruhr, l'Allemagne
n'ayant pas versé les indemnités de réparation. Un mouvement de grève générale fut alors lancé
dans la région afin de protester contre l'invasion française, et le gouvernement allemand apporta son
soutien financier à cette résistance passive. Les dépenses publiques s'envolèrent alors à un rythme
encore plus soutenu, poussant le gouvernement à faire imprimer encore davantage de monnaie afin
de financer ces dépenses nouvelles.
(…) L'invasion de la Ruhr et l'émission de monnaie pour payer les ouvriers en grève
présentent les caractéristiques d'événements exogènes. Une causalité inversée (c'est-à-dire
l'augmentation du niveau des prix en Allemagne responsable de l'invasion de la Ruhr par la France)
est hautement improbable, tandis qu'imaginer un troisième facteur responsable tout à la fois de
l'inflation et de l'explosion de l'offre de monnaie est vraiment peu vraisemblable. Par conséquent,
l'hyperinflation allemande vérifie tous les critères empiriques permettant de légitimer l'affirmation
de Friedman selon laquelle l'inflation est un phénomène monétaire.
Document 2 : Carl-Ludwig Holtfrerich (1980), L'inflation en Allemagne 1914-1923:
Causes et conséquences au regard du contexte international, Comité pour l'histoire
économique et financière de la France, 2008, pp.3-4.
En l'état actuel de la recherche consacrée aux aspects économiques, aux causes et aux
conséquences de l'inflation que l'Allemagne traverse entre 1914 et 1923, trois ouvrages sont à
retenir : ceux de Frank D. Graham1, de Costantino Bresciani-Turroni2 et de Karsten Laursen/Jorgen
Pedersen3.
(…) [Ces trois études] diffèrent entre elles essentiellement par l'appareil théorique sur lequel
elles reposent et à partir duquel elles expliquent le phénomène inflationniste des années d'aprèsguerre. Graham et Bresciani-Turroni ont eu recours à des théories contraires déjà utilisées par les
contemporains de l'inflation : Graham se réclamait plus de ce qu'il est convenu d'appeler la théorie
de la balance des paiements et considérait que les réparations exigées de l'Allemagne, autrement dit
un facteur exogène, représentent une cause essentielle de l'inflation. A l'inverse, Bresciani-Turroni
explique la dépréciation extérieure (cours du change) et intérieure de la monnaie avant tout par la
théorie de l'inflation ou théorie quantitative ; pour lui, la cause principale de l'inflation tenait à la
politique économique nationale. Après ce qu'il est convenu d'appeler la révolution keynésienne en
matière de théorie économique, Laursen/Pedersen ont eu recours à l'hypothèse de la pression
salariale pour expliquer la hausse des prix en Allemagne entre 1918 et 1923 et, conformément à la
tradition keynésienne, ont attribué à la masse monétaire un rôle essentiellement passif. Graham
ainsi que Laursen/Pedersen ont mis l'accent sur la relance de la croissance et de l'emploi induite par
l'inflation, relance qui aurait, à leurs yeux, permis le rétablissement de la paix sociale sous la
République de Weimar4. A l'inverse, Bresciani-Turroni a souligné le déséquilibre structurel de
l'économie qui, à ses yeux, aurait résulté de la fuite frénétique vers les valeurs corporelles et de
l'activité débridée sur le marché des investissements, mais ne serait apparu au grand jour qu'une fois
intervenue la stabilisation monétaire ; il se serait alors traduit alors [sic] par un chômage structurel
et aurait nécessité de recourir à un vaste programme de rationalistation. Laursen/Pedersen
considèrent que par suite de l'inflation non seulement le produit national à distribuer était plus
important, mais encore que, du fait du plein emploi, il fut réparti de manière plus égale que ne
l'aurait permis une politique monétaire différente tournée vers la stabilité et comparable à celle qui
avait provoqué à l'étranger la dépression de 1920-1921. A l'inverse, Bresciani-Turroni affirme que la
grande inflation qui a touché l'Allemagne a provoqué une « révolution au sein des classes sociales »
conduisant à une plus grande inégalité ; qu'elle a plongé des millions de personnes dans la pauvreté
tandis que quelques-unes, peu nombreux [sic], parvenaient à accaparer la richesse nationale5.
1 Frank D. Graham, Exchange, Prices and production in Hyper-Inflation : Germany 1920-1923, New York, (1930),
1967.
2 Costantino Bresciani-Turroni, The Economics of Inflation. A study of Currency Depreciation in Post-War Germany,
Londres, (1937), 1968. Bresciani-Turroni avait été directement témoin de l'inflation et avait eu accès à des
informations confidentielles en sa qualité de délégué de la Commission des Réparations à Berlin.
3 Karsten Laursen et Jorgen Pedersen, The German Inflation 1918-1923, Amsterdam, 1964.
4 Heinz Haller (…) allait récemment dans le même sens lorsqu'il écrivait : « La survie de la démocratie parlementaire
a été, soulignons le encore une fois, le principal mérite de l'inflation »
5 (…) Dans la préface de cet ouvrage, Lionel Robbins défendait même la thèse, appelée à faire fortune par la suite,
selon laquelle « Hitler est le fils de l'inflation » (p.5).
Document 3 : André Orléan (2007), « Crise de souveraineté et crise monétaire :
l'hyperinflation allemande des années 1920, in. Bruno Théret, La monnaie révélée
par ses crises, Editions de l’EPHESS, Paris, pp.193-195 ; p.219.
Quel sens donner au terme « destruction de la monnaie » ? Pour répondre à cette question
essentielle, il faut bien comprendre que ce qui se trouve modifé sous l'action de ces comportements
de fuite ce n'est pas la quantité nominale de monnaie centrale officielle (…) mais sa « valeur », soit
que le niveau général des prix augmente, soit que le taux de change du mark baisse. C'est de cette
manière, au travers de sa dépréciation interne ou externe extrême, que s'est exprimé le rejet du
mark. Le ratio M/P, à savoir la masse monétaire réelle en circulation, en fournit une mesure
synthétique. Il indique à tout moment quel est le montant réel de monnaie. Le trait caractéristique de
toutes les hyperinflations est la baisse drastique de cet indicateur. C'est de cette façon que le refus
de la monnaie se donne à voir. Cette baisse est d'autant plus remarquable que, dans le même temps,
l'émission monétaire officielle M connaît des proportions titanesques. La volonté de tout un chacun
de se débarrasser de cette monnaie se trouve alors réalisée au travers de la hausse générale des prix
P, jusqu'à un point tel que la quantité réelle de monnaie M/P atteigne une valeur très faible, alors
même que son montant nominal M peut croître vertigineusement. C'est selon ce processus que la
destruction du mark se réalise. L'exemple allemand illustre pleinement ce phénomène paradoxal : la
monnaie officielle en circulation y atteint un niveau dérisoire en termes réels sous l'effet d'une
dévalorisation extrême de la monnaie, encore supérieure à son accroissement nominal pourtant
phénoménal.
(…) A l'évidence, le montant de monnaie officielle est grandement insuffisant pour
permettre des échanges normaux, alors même que, dans le même temps, paradoxalement, la
production de billets n'a jamais connu une telle intensité ! Pour s'en faire une idée, notons qu'à la fin
d'octobre 1923, le papier nécessaire à la production des seuls billets de la Reichsbank mobilisait 30
fabriques de papier, travaillant pour 133 imprimeries qui maintenaient en fonctionnement, jour et
nui, 1783 presses à billets.
(...) Ainsi, à l'occasion de la crise allemande, la monnaie apparaît-elle, non pas comme un
instrument ou un voile, ni même une technologie de transaction, mais comme le cœur même des
relations marchandes dont la perturbation affecte l'ensemble des rapports économiques et sociaux.
(…) La monnaie est ce par quoi les acteurs économiques sont mis en relation les uns avec les
autres ; elle est ce par quoi se construit le rapport de chacun au groupe tout entier. Sans elle, l'homo
oeconomicus est totalement désorienté dans un monde opaque et dangereux parce qu'il a perdu le
lien à autrui. Pour cette raison, un monde marchand sans monnaie est un monde de violences
déchaînées. L'Allemagne hyperinflationniste, par ses excès même, nous permet de l'observer sans
fard : violences sociales, violences politiques, violences antisémites se conjuguent comme autant de
symptômes de la crise globale du groupe et du rapport à autrui. S'il en est ainsi, c'est parce que la
crise monétaire est crise de souveraineté. Les deux processus ne peuvent être dissociés. Ce sont les
deux faces d'une même réalité. On est ici aux antipodes de l'idée de neutralité monétaire : la
monnaie a pour enjeu rien de moins que l'unité politique allemande, c'est-à-dire l'existence même de
l'Allemagne.
Document 4 : Croissance de la production industrielle de l'Allemagne durant les
années 1913-1931 (1928 = 100)
1913
88
1923
46
1914
73
1924
69
1915
59
1925
81
1916
56
1926
78
1917
55
1927
98
1918
50
1928
100
1919
37
1929
101
1920
54
1930
89
1921
65
1931
72
1922
70
Source : Carl-Ludwig Holtfrerich (1980), L'inflation en Allemagne 1914-1923: Causes et
conséquences au regard du contexte international, Comité pour l'histoire économique et financière
de la France, 2008, p.205.
Document 5 : Chômage parmi les membres des syndicats et des unions
professionnelles d'ouvriers qualifiés durant les années 1914-1923, en %.
Source : Carl-Ludwig Holtfrerich (1980), L'inflation en Allemagne 1914-1923: Causes et
conséquences au regard du contexte international, Comité pour l'histoire économique et financière
de la France, 2008, p.221.
Document 6 : Monnaie et inflation allemande.
Valeur réelle de la base monétaire durant les années 1919-1922
Source : Carl-Ludwig Holtfrerich (1980), L'inflation en Allemagne 1914-1923: Causes et
conséquences au regard du contexte international, Comité pour l'histoire économique et financière
de la France, 2008, p.213.
Evolution de la masse monétaire durant les années 1910-1923 en millions de mark.
Source : Carl-Ludwig Holtfrerich (1980), L'inflation en Allemagne 1914-1923: Causes et
conséquences au regard du contexte international, Comité pour l'histoire économique et financière
de la France, 2008, p.56.
Indice d'évolution des prix de gros et du cours du dollar en Allemagne durant la période 1914-1923.
Source : Carl-Ludwig Holtfrerich (1980), L'inflation en Allemagne 1914-1923: Causes et
conséquences au regard du contexte international, Comité pour l'histoire économique et financière
de la France, 2008, p.17.
Document 7 : Dette du Reich résultant de bons du Trésor escomptés en milliards de
mark, entre 1914 et 1923,
1914 (Décembre)
2,9
1915 (Décembre)
5,7
1916
12,6
1917
28,6
1918
55,2
1919
86,4
1920
152,8
1921
247,1
1922
1495,2
1923 (Mai)
10275
1923 (Décembre)
191580465422,1
Source : Carl-Ludwig Holtfrerich (1980), L'inflation en Allemagne 1914-1923: Causes et
conséquences au regard du contexte international, Comité pour l'histoire économique et financière
de la France, 2008, p.80.