Du dialogue au discours suivi : aspects des faits de topicalisation en

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Du dialogue au discours suivi : aspects des faits de topicalisation en
Bernard Combettes
Du dialogue au discours suivi : aspects des faits de
topicalisation en moyen français
Le travail que nous présentons ici s’insère dans la problématique générale de la
relation qui peut être établie entre les systèmes linguistiques et les faits relevant
du niveau discursif, cette relation s’exprimant en particulier dans le marquage de
la cohérence textuelle. Cette interaction entre deux domaines d’ordre différent est
parfois traité de façon quelque peu simplificatrice, par l’établissement de rapports
biunivoques, les marques linguistiques étant présentées comme le résultat du
codage d’un type de texte ou d’une opération particulière et, inversement, tel ou
tel type de texte entraînant obligatoirement l’apparition de formes linguistiques
spécifiques : l’imparfait serait ainsi l’indice du second plan, le texte argumentatif
exigerait la mise en œuvre de la catégorie des connecteurs, etc. Il y a là une mise
en parallèle qui a, pour le moins, un double inconvénient : d’une part, en effet, les
phénomènes linguistiques se trouvent isolés du jeu d’oppositions dans lequel ils
entrent, leur prise en compte ne faisant pas appel aux sous-systèmes dont ils font
partie ; les notions textuelles, d’autre part, sont acceptées comme des invariants,
dont le codage se conformerait à la diversité des langues. L’approche diachronique
d’une telle problématique ne peut qu’apporter un éclairage intéressant sur cette
question complexe, dans la mesure où il est nécessaire de prendre en considération
l’évolution de la langue et les changements qui ont pu survenir dans le champ de la
discursivité. Si les opérations cognitives qui sous-tendent les activités de rédaction
et de réception des textes nous demeurent pour la plus grande part inaccessibles
lorsqu’il s’agit des époques passées, s’il est par exemple difficile, sinon impossible,
de déterminer avec une précision suffisante les modalités de l’acte de lecture au
moyen âge, nous possédons toutefois assez d’informations sur les conditions de
production de certains textes pour pouvoir essayer de caractériser quelques aspects
de la cohérence discursive. S’il s’agit par exemple d’étudier le jeu des marques
linguistiques dans la démarche de réfutation, le moyen français apparaît comme
une période privilégiée ; c’est en effet essentiellement à partir du XIVe siècle que se
développe vraiment le discours argumentatif rédigé en français. Limité jusqu’alors
Nancy 2 & UMR-ATILF
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Bernard Combettes
aux débats théologiques et à l’enseignement universitaire, ce type de texte mettait
en œuvre les ressources, lexicales, syntaxiques, pragmatiques, fournies par le
système du latin scolastique ; les événements politiques et, en particulier, la guerre
franco-anglaise, entraînent la nécessité d’exprimer en français des opinions qui ne
sont plus limitées aux débats d’ordre religieux ou au domaine philosophique. Il
n’est pas étonnant que le modèle suivi, tant en ce qui concerne la structuration
générale de l’argumentation qu’en ce qui relève des procédés d’expression, soit le
modèle latin, dont sont fortement tributaires la plupart des auteurs. Les discours
argumentatifs du XIIIe siècle, étroitement liés au contexte de l’enseignement
universitaire, se caractérisent par une construction très stricte, conséquence de la
situation de communication dans laquelle ils s’insèrent. Qu’il s’agisse des Sommes
de théologie ou des cours, la méthode de présentation est celle d’une progression
par questions et réponses. Une des meilleures illustrations de la quaestio disputata
est fournie par un genre particulier : la dispute De quodlibet, avec son déroulement
qui enchaîne la position du problème à résoudre, la succession des arguments
et des contre-arguments, la solution donnée par le maître. Ce type de discours,
structuré de façon relativement rigide, conditionne fortement l’articulation topique
/ commentaire ; chaque sous-partie, thème dérivé de l’hyperthème que constitue
le sujet soumis à discussion, est annoncée comme une sorte de titre, point de
départ du développement. C’est dans ce segment initial, qui contient une opinion
rapportée, que l’on peut voir la source du topique qui sera utilisé comme support
du commentaire dans le discours suivi. Étant donné que la ponctuation ne forme
pas encore un système assez cohérent pour fournir des indications utiles sur la
structuration textuelle, il semble en fait difficile d’évaluer dans quelle mesure nous
sommes en présence d’un texte « suivi », recomposé, ou d’une simple succession
de notes, se conformant au plus près à la progression de l’argumentation. Cet aspect
morcelé de ce type de discours, qui hésite entre le texte renvoyant clairement au
dialogue et le texte doté d’une certaine unité énonciative, peut être illustré par ce
passage d’un quodlibet du XIIIe siècle, dans lequel les séquences qui renvoient aux
divers tours de parole sont introduites par de simples indications comme contra,
responsio, sortes de didascalies ponctuant le dialogue :
1.
Utrum de necessitate fidei sit ponere in Christo aliam formam substantialem ab
anima intellectiva
Arguitur quod sic : quia non esset […]
Contra : quia […]
Responsio : dicendum quod […] (Jacques de Thérines, p. 72)
Si on doit placer dans le Christ une autre forme …
On argumente ainsi : parce que …
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Contre : parce que …
Réponse : il faut dire que …
Qu’il s’agisse de questions réellement débattues en public ou de textes suivis, deux
caractéristiques apparaissent comme particulièrement importantes pour l’analyse
des formes linguistiques : le passage d’une situation de dialogue, effectif ou joué,
à un discours monologal, la nécessité de rapporter des opinions et de prendre
position sur leur contenu. Cette double caractéristique ne se retrouve évidemment
pas dans tous les textes argumentatifs de la période du moyen français ; l’imitation
du dialogue n’est pas toujours présente – on pense par exemple aux textes de
Christine de Pisan ou de Juvénal des Ursins –, mais l’appui sur l’autorité d’autrui,
le recours à la citation commentée sont des procédés constants, qui mettent en jeu
l’opération de topicalisation de la même manière que dans les textes en latin. D’un
point de vue syntaxique, il s’agira d’observer les changements qui surviennent
dans le passage d’un enchaînement de type paratactique, dû au dialogisme, à la
construction d’un énoncé complexe, qui met en œuvre des relations de dépendance
entre propositions.
Le point de départ des structures qui nous intéressent ici est ainsi constitué
d’une succession du type : X dit P1 / je dis P2, dans laquelle P2 est un jugement
sur P1. L’intégration de la première proposition sous la forme d’un topique dont
la deuxième est le commentaire conduit à une structuration comme : sur le fait
que X dit que P1, je dis que P2. À partir de ce schéma développé se réalisent
des linéarisations concrètes qui mettent d’ordinaire en œuvre des phénomènes
d’ellipse, qu’il s’agisse de la non expression de l’introducteur de topique : que
P1, je dis que P2, ou de celle du verbe de parole introducteur du commentaire :
sur le fait que X dit que P1, P2, ou encore de la suppression de toute formule
d’introduction, dans : que P1, P2, qu’il convient d’interpréter comme : quant
à ce que X dit P1, je réponds P2. L’état de la documentation ne permet pas de
déterminer une chronologie qui placerait ces diverses constructions dans des
rapports de succession. Il semble d’ailleurs préférable de considérer que ces tours
coexistent dans le discours scolastique durant tout le moyen âge et l’étude de leur
création exigerait sans doute la prise en compte de périodes plus anciennes. Pour
l’époque qui nous intéresse, on peut légitimement faire l’hypothèse que c’est
l’ensemble des schémas possibles qui influence les auteurs dans leur production
des textes en français.
Avant d’examiner les textes rédigés en français, nous décrirons rapidement les
principales caractéristiques de la topicalisation d’une proposition dans les œuvres
latines, en prenant nos exemples dans la littérature quodlibetique, une même
structuration de l’énoncé se rencontrant dans les autres genres argumentatifs. Dans
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les cas les plus proches d’une organisation de type paratactique, le topique est
présenté comme s’il s’agissait d’un titre de rubrique, marqué par l’emploi de la
préposition ad, – qui, dès le latin classique, pouvait alterner avec de, avec la valeur
de au sujet de, en ce qui concerne, – combinée avec un démonstratif, d’ordinaire
illud, ce groupe prépositionnel permettant l’introduction du discours rapporté, soit
sous la forme d’une citation directe :
2.
Ad illud : voluntas non est causa […] - respondeo : voluntas Dei […] (Pierre de Falco, 102)
sur cela : la volonté n’est pas la cause […] - je réponds : la volonté de Dieu […]
soit par l’intermédiaire d’une structure subordonnée :
3.
Ad illud, quod arguitur quod Deus […], - respondeo : secundum ideam […]
(id.105)
sur cela, à savoir qu’on avance que Dieu … - je réponds : selon l’idée ..;
Si le commentaire, pour sa part, se trouve habituellement introduit par un verbe
comme respondeo, il ne faudrait cependant pas voir là une relation identique à
celle qu’établirait une structure phrastique hiérarchisée, qui intégrerait le topique
comme un circonstant dont la portée correspondrait à : je réponds au sujet de
P. Dans d’autres exemples,comme en (7), en effet, un simple substantif, comme
responsio ou solutio, assure l’enchaînement, preuve que la succession des énoncés
ne constitue pas une unité syntaxique construite, mais renvoie à l’alternance des
arguments et des contre-arguments dans une configuration qui veut représenter
la situation de dialogue. Plus fréquemment, le groupe initial, introduit par une
conjonction, prend apparemment la forme d’une subordonnée, temporelle ou
hypothétique (quand / si on dit que …), mais, ici encore, la relation qui unit le
topique et le commentaire demeure proche de la parataxe. On peut à nouveau
relever l’emploi de respondeo ou de l’adverbe contra, qui permet de mettre les
exemples suivants sur le même plan que ce que nous venons de commenter :
4.
Si dicat quod non posset resumi, contra : […] (Guerric de Saint-Quentin, 240)
s’il dit que …, contre : …,
5.
Et cum dicitur quod verum et falsum sunt […], - respondeo : verum […] (Pierre de Falco 107)
et lorsqu’on dit que le vrai et le faux […], - je réponds : le vrai […]
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Une explicitation de ce qui serait un lien de subordonnée à principale est beaucoup
plus rare ; nous en avons un exemple avec la corrélation si … tunc (si … alors)
dans :
6.
Si vero materia dicatur fieri […], tunc dico quod materia potuit […] (id., 240)
si on dit que la matière est faite […], alors je dis que la matière a pu […]
La parataxe est nettement perceptible lorsque le topique est introduit par quod, que
l’on pourrait paraphraser par le fait que, et que l’on ne peut rattacher, ne serait-ce
que du point de vue valenciel, aux formes dicimus ou responsio, qui ouvrent le
commentaire :
7.
Quod quaeritur « In quo differat angelus ab anima ? », responsio : […] (Guerric de Saint-Quentin, 187)
(sur le fait) que l’on demande : « en quoi diffère … ? », réponse : […]
8.
Quod autem obicitur de anima quod […], dicimus quod […] (id., 190)
(sur le fait) qu’on objecte au sujet de l’âme que […], nous disons que […]
Certains énoncés constituent des exemples de ce que l’on pourrait considérer
comme une « fausse subordination ». Dans les passages suivants, les subordonnées
topicalisées, introduites par quod, seraient aptes à jouer le rôle de sujet syntaxique
des verbes principaux (falsum est, dicitur), si les relations sémantiques n’imposaient
une lecture différente ; ce n’est pas le fait de dire, représenté par quod dicit /
dicitur, qui est « faux » ou qui « est dit improprement », mais bien le contenu
rapporté dans la proposition initiale :
9.
Quod etiam dicit quod Philosophus accipit […], falsum est. (J. de Thérines, 114)
(sur le fait) qu’il dit qu’Aristote estime […], c’est faux,
10.
Et quod dicitur, « veritas […] », improprie dicitur quia […] (G. de Saint-Quentin,
220)
(et sur le fait) qu’on dise : « la vérité […] », cela est dit improprement, car […]
Tous ces tours, qu’une interprétation trop « moderne » analyserait comme des
cas d’anacoluthe, sont le résultat de l’ellipse des termes qui renvoient au fait de
dire, ellipse qui juxtapose des constituants pouvant formellement entrer dans une
relation d’hypotaxe, mais correspondant en fait à la succession de deux actes de
parole distincts, caractérisés par un changement énonciatif, qui séparent nettement
les deux opérations que sont la présentation du topique et le commentaire. C’est
une disposition identique et les mêmes relations entre les propositions que l’on
observe dans les textes rédigés en français.
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Nous prendrons comme texte témoin le recueil des œuvres polémiques de Jean
de Montreuil, qui traitent essentiellement de la question très débattue en ce début
du XVe siècle des « prétentions » anglaises à la couronne de France. Certains de
ces textes présentent l’avantage d’exister dans une version latine, ce qui permet de
constater l’influence très forte du modèle ancien sur la rédaction en français de ce
qui constituait, dans cette langue, un genre relativement nouveau.
Avant d’examiner les cas, les plus nombreux, qui contiennent un marquage du
statut topical de l’élément initial, on notera que la proposition qui forme le topique
peut parfois se présenter sous la forme d’un énoncé indépendant, sans expression
particulière annonçant qu’elle constitue le support d’un commentaire ; c’est
alors l’emploi d’un terme comme réponse, solution, qui souligne le mouvement
argumentatif de réfutation :
11.
disoient aucuns que […]. Response que c’est chose dicte voluntairement […]
(Jean de Montreuil, 168)
Lorsqu’une préposition, d’ordinaire à correspondant au latin ad, introduit la
proposition contenant la thèse à critiquer, on retrouve l’utilisation des mêmes
substantifs, qui signalent le changement énonciatif :
12.
Et d’autre part, a ce que aucuns Angloiz opposent d’aucunes dames de France
qu’elles […]. Solution : que le roy leur seult faire bailler […] (172)
Des séquences identiques surviennent lorsque le topique propositionnel prend la
forme d’une circonstancielle, comme dans l’exemple suivant où il convient de
donner au marqueur ou une valeur temporelle (quand, au moment où) :
13.
Et ou les Angloiz alleguent, comme l’en dit, qu’il est trouvé par le Vieulx Testament
que […], response que Saphat n’estoit mie roy […] (173)
ou d’une hypothétique :
14.
Et se ilz vouloient faire un autre argument de Semiramiz, que elle fu royne […],
response que c’est un cas particulier … (173)
L’autonomie du topique apparaît également lorsqu’il est constitué d’un groupe
prépositionnel à l’infinitif ; dans le passage suivant, l’emploi de pour qui semble
laisser attendre un verbe de type dire dans la partie principale de l’énoncé, ne
correspond pas à l’expression d’une relation syntaxique particulière, mais signale
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simplement une nouvelle étape dans l’argumentation, un nouvel acte de parole, qui
prend sa place dans l’organisation générale du discours :
15.
et pour respondre a ce que aucuns ont aucunefois argué, que […] : c’est chose dite
volontairement et qui ne se peut soustenir (275)
Il en va de même lorsque le topique prend la forme d’un syntagme nominal, le
contenu rapporté étant placé par exemple dans une subordonnée relative :
16.
Et quant au traictié de Calais, par lequel aucuns Angloiz dient que le roy de France
renonça […] : - Le contraire est tout vray et evident, comme il appert […] (186)
Ces exemples, dans lesquels topique et commentaire entretiennent une relation
de parataxe, conduisent à considérer que le fonctionnement du groupe initial est
réglé prioritairement au niveau de l’ensemble du texte, essentiellement dans sa
relation avec le contexte antérieur ; l’organisation thématique prend en quelque
sorte le pas sur la hiérarchisation syntaxique, la progression à thèmes dérivés, se
développant dans des séquences comme : Ce problème comprend quatre points.
Quant au premier … Quant au second …, se traduisant par une succession de titres
successifs, présentés comme tels, sans insertion dans une structure phrastique
particulière. Comparables, toutes proportions gardées, à des cadres discursifs, ces
topiques ont à la fois une portée vers l’aval du texte, dans la mesure où le contexte
de droite constitue le commentaire jusqu’à ce qu’un autre marqueur intervienne,
et une relation avec l’amont, puisqu’ils entrent dans la progression thématique
instaurée dès le début du texte.
Comme dans le cas des textes latins, une subordination apparente peut survenir
lorsqu’une temporelle ou une hypothétique ouvre l’énoncé. Les deux exemples
suivants présentent une articulation identique à celle de (9) et de (10) ; les anaphores
pronominales il et ceci ne renvoient pas à l’ensemble du topique, mais seulement au
contenu de la « subordonnée » constituant le discours rapporté (il eût eu droit … ;
le roi de France s’y lia …) :
17.
Et se Edouart disoit que par le moien de ladicte fille il eust eu droit […], il ne se
pouoit faire, car ladicte fille […] (211)
18.
Et se on dit que le roy de France s’y lia et obliga […], ceci est vrai quant on le fait
en liberté et a bonne et juste cause (213)
À la différence de conjonctions comme si, qui pourrait se prêter à la construction
en hypotaxe, l’utilisation de que comme introducteur interdit toute relation de
dépendance syntaxique avec le contexte de droite, et il est même difficile d’en-
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visager une portée sur un verbe de parole ellipsé, ce qui pouvait se faire dans le
cas des prépositions à et pour, par exemple (à ce que … (je réponds que) …) ;
ce marquage du topique apparaît dans des textes argumentatifs qui n’adoptent
plus l’alternance des questions réponses de la disputatio, mais qui conservent
néanmoins une structuration textuelle identique :
19.
Et que telle chose soit agreable à Dieu, dit le Psalmiste que […] (C. de Pisan, 5)
20.
Mais qu’ele soit vraye et qu’il en ait esté des expers en icelle, racompte Aristote que
[…] (id, 79)
21.
que vous en ayés été adverty, vous savés que vous avez fait assembler voz trois
estats avant votre sacre (Juvénal des Ursins, 1, 320)
On remarquera, dans ces exemples, une variation en ce qui concerne la place du
sujet syntaxique – inversion chez C. de Pisan, ordre direct chez Juvénal des Ursins
–, là où la nature périphérique du topique laisserait attendre une uniformité de
traitement, en l’occurrence l’antéposition du sujet. Nous reviendrons plus loin sur
ce point. Cette autonomie du topique, qui ne fait que continuer la structuration que
nous avons pu observer dans les textes latins du XIIIe siècle, est encore observable
chez un auteur comme Calvin, au milieu du XVIe siècle :
22.
Car ce que le peuple pourrait être déclaré innocent, toutefois l’Ecriture déclare que
[…] (Calvin, 1550 )
Dans les exemples que nous venons d’examiner, le groupe topicalisé était
constitué d’une proposition dont l’insertion dans l’énoncé était assurée par des
procédés divers ; le contenu rapporté, qui est présenté comme le point de départ
de la prédication, prend parfois la forme d’une nominalisation, qui sera alors
introduite par un marqueur de type quant à. L’articulation des deux parties de
l’énoncé peut s’opérer sans rappel du topique dans le commentaire, ce qui rappelle
le caractère paratactique que nous avons observé dans le cas des propositions :
dans l’exemple suivant, la relation entre le topique vidanges (évacuation d’une
ville) et le commentaire est assurée par l’emploi du verbe vider :
23.
Et quant ausdites vidanges, onques a peines les Angloiz ne viderent forteresce, si les
François ne la prindrent par force (Juvénal des Ursins, 1, 187)
Dans d’autres cas, l’utilisation d’une anaphore peut être interprétée comme un
indice de l’intégration progressive du topique dans la structure phrastique :
Du dialogue au discours suivi
24.
159
Et quant a la soubmission de Court de Rome sur l’accomplissement du traictié […],
ilz nous respondirent la premiere fois sur cecy qu’il n’appartenoit pas que […]
(Jean de Montreuil, 199)
L’exemple suivant combine les deux possibilités ; le topique (les offres que …), s’il
est repris par le pronom le dans le contexte immédiat, n’est plus mentionné dans la
deuxième proposition (il faudrait savoir aussi …) :
25.
Et quant aux offres que lesdiz Angloiz alleguent estre faictes par […], il fauldroit
qu’ilz le monstrassent par lettres […] ; il fauldroit savoir aussi se Bretaigne,
Normandie et Flandres estoient si nettement françoises […] (id., 207)
Dès le moyen français, apparaît en effet la tendance à faire entrer le constituant
topicalisé dans la hiérarchisation de la structure phrastique et à réduire, en
quelque sorte, ses propriétés d’élément périphérique en lui accordant les mêmes
caractéristiques que les autres syntagmes. Le procédé mis en œuvre pour la réalisation
de ce qui pourra être considéré comme les débuts d’une « phrase complexe », dans
laquelle les diverses unités entretiennent des relations de dépendance, est identique
à celui que l’on peut observer dans le cas des topicalisations nominales, pour
lesquelles on assiste en effet également au développement de la reprise du topique
par une expression anaphorique. Dans ce resserrement des relations syntaxiques,
deux cas sont à considérer : lorsque le verbe de parole introducteur du topique n’est
pas exprimé, la proposition initiale étant introduite par que, l’anaphore renvoie
à l’ensemble du contenu rapporté et les formes utilisées sont habituellement le
démonstratif (ce, cela) et le personnel il, qui conservera jusqu’à l’époque classique
cette valeur d’anaphorique :
26.
mais que il ne sceust bien que […], il appert par les choses … (Juvénal des Ursins,
2, 38)
27.
qu’il eust voulu renoncer, ce n’est pas chose creable … (id., 155)
Lorsque le topique est introduit par un verbe de parole, la construction est de type
prépositionnel (à ce que vous dites que P) et le renvoi peut se faire à l’acte même
de parole, ce qui est souvent réalisé par des anaphores nominales permettant de
caractériser le discours rapporté (cet argument, ces raisons) :
28.
et ad ce que vous dites que […], cest argument ne conclut pas necessairement
(id., 90)
29.
et a la seconde conclusion, en laquelle vous avez prové que […], je prends toutes
ces raisons pour … (id., 265)
160
Bernard Combettes
Les problèmes qui accompagnent la construction de l’énoncé complexe que
constitue ce type de topicalisation sont loin d’être réglés à la fin de la période
que nous avons prise en compte. C’est ainsi qu’on peut constater, en français
préclassique, l’existence de variations qui témoignent des hésitations des auteurs
devant ces structures enchâssées. Il est intéressant de comparer, par exemple, les
modifications apportées par François de Sales, en 1598, au manuscrit de son traité
Défense de l’Estendart de la Sainte Croix. Les propositions placées à l’ouverture
de la phrase, même lorsqu’elles remplissent la fonction de sujet syntaxique du
verbe principal, sont remplacées par d’autres enchaînements ; passage au discours
direct et utilisation d’une anaphore résomptive dans :
30.
(Ms) Et ce que le traiteur dit être écrit de […], fortifie encore davantage l’intelligence
des Anciens.
- Voici ses mots : « […] » . Mais, certes, tout ceci fortifie encore davantage …
nominalisation de la subordonnée en le dire :
31.
(Ms) Ce que Saint Paul dit les viandes être sanctifiées […] confirme ce que […]
- Au demeurant, le dire de Saint Paul, que […], confirme ce que…
D’autres exemples montrent la tendance à assimiler les tours topicalisés à des
subordonnées circonstancielles à fonctionnement intraphrastique, tendance
qui se traduit par l’effacement du verbe de parole introducteur du commentaire
et l’établissement de la coréférence entre les sujets des deux propositions
successives :
32.
(Ms) Mais quant à ce qu’il ajoute de […], je dis qu’il est un grand ignorant
- Mais quant à ce qu’il ajoute de […], il montre combien il a peu de connaissance
des Anciens
L’observation de ce type de variation devrait être continuée sur des textes de
l’époque classique, afin de déterminer, en particulier, le degré de grammaticalisation
des structures présentant la reprise anaphorique du topique ; ce figement peut être
constaté pour les topiques nominaux, et il serait nécessaire d’examiner dans quelle
mesure les topicalisations d’un contenu propositionnel suivent la même évolution
que l’ensemble des autres constituants périphériques.
Nous reviendrons à présent à la problématique générale que nous avons
évoquée dans notre introduction, en essayant de voir dans quelle mesure la mise
en relation des faits de langue et des structures discursives peut être éclairée par
Du dialogue au discours suivi
161
l’approche diachronique, le moyen français présentant l’avantage de correspondre
à une période de renouvellement dans chacun des deux domaines. C’est ici la
linéarisation des éléments de l’énoncé qui offre le point d’observation le plus
pertinent et le plus riche. L’une des grandes caractéristiques du moyen français
est le passage d’un ordre de base, neutre, non marqué, de type V2, avec verbe en
seconde position, à un état de langue où la forme verbale ne voit plus sa place
limitée à la deuxième zone de la phrase, mais peut entrer dans des schémas tels
que SOV, XXVS, etc. Il nous semble important de considérer cette évolution
comme un changement profond, qui ne concerne pas que la surface de l’énoncé,
qui ne se réduit pas seulement à des réajustements dans l’ordre des constituants.
C’est en fait la constitution de l’ensemble de la phrase qui se trouve bouleversée,
en particulier dans la part respective que jouent les éléments périphériques et le
noyau de la proposition. Le moyen français voit se développer des séquences
dans lesquelles deux cadres de discours, l’un temporel, l’autre spatial, par
exemple, ouvrent l’énoncé, qui demeure fondé sur la progression SV (XXSV),
ou des séquences qui détachent le syntagme sujet et le séparent du verbe par des
périphériques (SXXV). Ces évolutions de la notion même de « phrase » ont une
incidence directe, pourrait-on dire, sur la structure informationnelle, les rhèmes
secondaires, rares en ancien français, devenant de plus en plus nombreux dans les
diverses zones de l’énoncé. Une autre conséquence s’exerce dans le domaine de la
prédication et de l’identification des référents. La syntaxe de l’ancien français en
effet, avec l’ordre V2, n’autorise guère une trop grande séparation entre le sujet et
le verbe, qu’il s’agisse des progressions à ordre « direct » ou des tours à inversion,
dans lesquels le schéma XVSO est de règle, le sujet précédant les compléments
essentiels. L’identification du référent s’opère dans le même temps que l’opération
de prédication qui s’exerce sur ce même référent ; cette « superposition » des deux
activités se trouve renforcée par les nombreux cas où le sujet n’est pas exprimé
et où l’interprétation de la forme verbale combine la mise en œuvre des deux
opérations. Les enchaînements des phrases des textes d’ancien français conduisent
ainsi à ce que l’on pourrait appeler une cohérence « étroite », qui s’établit « pas à
pas », sans qu’il y ait d’effet d’attente, de mémorisation d’un référent qui serait le
support d’une prédication en suspens. Ce type de progression, caractéristique du
texte narratif, qui nécessite souvent le maintien d’un thème constant, peut certes
se retrouver dans les discours informatifs. Ainsi, dans le passage suivant, construit
sur le modèle du texte narratif, la dimension logique se substituant à la relation
chronologique, les groupes propositionnels initiaux (de ce, pour ce) permettentils le rattachement au contexte immédiat, le reste de la phrase constituant une
conséquence ou une illustration du contenu de l’énoncé précédent :
162
33.
Bernard Combettes
De ce s’ensuit il que simplesse ne peut sans discretion estre […] Et pour ce dit
l’Escripture de Job qu’il estoit simple et droiturier […]. Et pour ce aussi est expedient
en cest propos que […]. Et pour ce dit Ovide que […] (Evrard de Conty, 638)
Cette progression n’interdit pas la présence, en zone initiale, d’un contenu
propositionnel. Dès l’ancien français, sont attestées des séquences comme :
34.
Ce que Esculape ressuscutoit les morts nous signifie que […]. Ce que Appollo
pour ceste cause occit les Cyclopiens n’est autre chose a dire fors que […]. Ce que
Appollo est en l’ostel du roi Ameteus receus, c’est-à-dire que […] (id., 533)
La différence est cependant nette entre ce type de disposition et celle des énoncés
que nous avons observés jusqu’à présent. L’articulation de la phrase n’est pas
ici celle d’une relation topique / commentaire, ce n’est pas une opinion sur que
P qui se trouve énoncée, mais une relation d’équivalence, de paraphrase, entre
deux propositions (que P signifie que P), relation qui peut tout naturellement être
exprimée dans une construction liée, avec le schéma à verbe second. Ce qui est
nouveau dans la textualité des œuvres argumentatives inspirées de la quaestio en
latin, c’est la nécessité de prendre en compte l’articulation topique / commentaire
dans un cadre renvoyant à la situation de dialogue. L’insertion d’un topique
propositionnel dans la structure de l’énoncé, le passage d’un discours de type
dialogal à un discours suivi va dans le sens de l’évolution syntaxique. Sans qu’il
soit possible de déterminer avec certitude dans quelle direction s’établit la relation
de causalité – les structures syntaxiques autorisant l’expression d’une démarche
argumentative particulière ou les configurations discursives se grammaticalisant
dans des constructions syntaxiques – on constatera que les topicalisations que
nous avons examinées vont de pair avec les changements qui affectent l’ordre
des constituants. Certes, des exemples comme (19) et (20), que nous avons déjà
cités :
19.
Et que telle chose soit agreable à Dieu, dit le Psalmiste que […] (C. de Pisan, 5)
20.
Mais qu’ele soit vraye et qu’il en ait esté des expers en icelle, racompte Aristote que
[…] (id, 79)
présentent l’ordre V2, mais ils sont loin d’être les plus nombreux, et l’on peut
même se demander s’il ne s’agit pas là de phénomènes qu’il faudrait faire dépendre
d’une attitude d’hypercorrection, d’une volonté de maintenir l’inversion Verbe Sujet, qui était systématique lorsqu’un complément essentiel est placé avant le
verbe, comme un indice de discours soutenu. On remarquera également que ce
schéma survient avec des verbes introducteurs de discours rapporté, l’influence
Du dialogue au discours suivi
163
des incises de type dit-il ne pouvant être écartée. Dans la plupart des cas, le topique
apparaît comme un constituant périphérique, qui n’affecte pas l’organisation du
noyau de l’énoncé, mais dont la position dans la zone initiale fait jouer au verbe,
indirectement, un autre rôle que dans le système V2, ne serait-ce qu’en raison
de la séparation qui survient entre l’opération de référenciation et le marquage
des fonctions syntaxiques. Ce n’est pas simplement l’organisation linéaire de la
phrase qui se trouve modifiée mais, plus profondément la conception même de la
perspective fonctionnelle de la phrase dans sa relation avec la syntaxe. Il convient
enfin de rappeler que les groupes topicalisés ne sont pas les seuls à entraîner de tels
changements dans l’ordre des constituants. Le fonctionnement des circonstanciels
cadratifs produit, toutes proportions gardées, la même influence ; c’est en effet
dans le courant du XIVe siècle que la zone initiale de l’énoncé, la partie préverbale,
n’est plus réservée à un seul constituant, mais peut s’étendre à l’expression d’une
double thématisation, avec, en particulier, la combinaison d’un cadre spatial et
d’un cadre temporel, ce dernier étant souvent constitué d’une « subordonnée
circonstancielle ». Des schémas du type : quand P, X, SV n’ont pu que favoriser
le développement des tours en quant à ce que P, SV, la fonction périphérique
d’une proposition en début d’énoncé étant déjà en cours de grammaticalisation
dans les textes narratifs et modifiant profondément les propriétés du schéma à
verbe second. Sur un plan plus général, l’approche diachronique de ces faits
présente, nous semble-t-il, des pistes à explorer pour l’analyse de la topicalisation.
Les propriétés de cette structure, sa place dans la construction de l’unité phrase,
laissent penser que, dès son origine, l’articulation topique / commentaire met en
jeu la dimension énonciative. Il serait intéressant d’examiner dans quelle mesure
ces caractéristiques se maintiennent dans le français contemporain.
164
Bernard Combettes
Textes cités
Christine de Pisan : Livre du Corps de Policie. éd. R. H. Lucas, Genève : Droz. 1967.
Evrard de Conty : Le Livre des Eschez amoureux moralisés. éd. F. Guichard-Tesson et B.
Roy. Montréal : CERES. 1993.
François de Sales : Défense de l’Estendart de la Sainte Croix. 1598.
Guerric de Saint-Quentin : Quaestiones de quolibet. éd. W. H. Principe. Toronto : Pontifical
Institute of Mediaeval Studies. 2002.
Jacques de Thérines : Quodlibets I et II. éd. P. Glorieux. Paris : Vrin. 1958.
Jean de Montreuil : Opera, volume II, L’œuvre historique et polémique. éds. N. Grévy,
E., Ornato, G. Ouy. Turin : G. Giappichelli. 1975.
Juvenal des Ursins : Ecrits politiques. éd. P. S. Lewis. Paris : SHF. 2 vol. 1978, 1985.
Pierre de Falco : Questions disputées ordinaires. éd. A.-J. Gondras. Louvain : Editions
Nauwelaerts. t. 1. 1968.
Bibliographie
Bazán, B. C. et al. 1985 : Les questions disputées et les questions quodlibétiques dans les
facultés de théologie, de droit et de médecine. (Typologie des sources du Moyen Age
occidental 44-45). Tournai : Brepols. 13-149.
Combettes, B. 1996 : L’intégration syntaxique de la subordonnée conjonctive topicalisée
en français : approche historique. Dépendance et intégration syntaxique. Éd. C. Muller.
Tübingen : Niemeyer. 89-96.
Combettes, B. 2002 : Texte argumentatif et structures syntaxiques en moyen français : la
topicalisation d’une proposition. LINX, Mélanges Michèle Perret. 85-95.
Combettes, B. 2004 : Topicalisation d’une proposition et réfutation : approche diachronique.
Texte et discours : catégories pour l’analyse. Éds. J.-M. Adam, J.-B. Grize & M. A.
Bouacha. Dijon : Éditions Universitaires de Dijon. 93-10.
Glorieux, P. 1925-1935 : La littérature quodlibétique. Paris : Bibliothèque thomiste,
volumes 5 et 11.
Weijers, O. 1995 : La « disputatio» à la Faculté des arts de Paris (1200-1350 environ).
Tournai : Brepols.
Weijers, O. 1996 : Le maniement du savoir : Pratiques intellectuelles à l’époque des
premières universités (XIIIe- XIVe siècles). Tournai : Brepols.
Auli Hakulinen
Dimensions du sens dans la conversation quotidienne
Introduction
Cette conférence traitera la contribution de l’analyse conversationnelle pour
la linguistique. L’analyse conversationnelle, dont les débuts remontent aux
années 1960, tire son origine des idées de Harvey Sacks, sociologue américain
d’orientation ethnométhodologique. Pendant les 30 dernières années, l’analyse
conversationnelle a gagné du terrain notamment au sein de l’anthropologie,
de la psychologie, de la logopédie et de la linguistique. En Finlande, l’analyse
conversationnelle est pratiquée activement dans plusieurs domaines déjà depuis
une vingtaine d’années. Cette conférence a pour objectif de présenter quelques
observations et résultats obtenus à partir de la langue finnoise au cours de ces deux
dernières décennies.
Ces dernières années, les chercheurs en analyse conversationnelle d’orientation
linguistique ont aussi commencé à se tourner vers ce qu’on appelle la parole
institutionnelle, c’est-à-dire vers l’interaction entre un professionnel et un
profane. À mon avis, l’étude de la parole spontanée des situations quotidiennes est
cependant toujours importante, puisque ce sont ces situations-là qui comportent le
plus large éventail de choix linguistiques. On a commencé à appeler cette recherche
fondamentale se focalisant sur la parole spontanée des situations quotidiennes la
« linguistique interactionnelle ». Selon moi, c’est précisément l’apparition de la
dimension interactionnelle au sein de la tradition linguistique centrée sur les codes
(et plus tard sur le locuteur) qui est révolutionnaire.
On a reproché à l’orientation interactionnelle d’être néobéhavioriste, considérant qu’elle se contente de décrire ou d’enregistrer des signaux triviaux
apparaissant à la surface de la conversation. Il s’agit cependant de tout à fait autre
chose. L’objectif est de montrer comment les participants à une conversation
s’orientent vers la parole l’un de l’autre et ce qu’ils en déduisent par rapport
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Université de Helsinki
Je remercie Mari Lehtinen pour la traduction française de mon texte et Luciane
Hakulinen pour la révision du style.
166
Auli Hakulinen
aux actes, aux croyances, aux connaissances et aux intentions l’un de l’autre au
moment en question. Autrement dit, il s’agit de montrer comment les sens sont
créés en coopération. L’analyse détaillée de l’interaction a relevé des aspects
non représentatifs du sens qui ne pourraient pas être observés dans des études
s’appuyant sur des phrases isolées et sur la propre intuition du chercheur. Un des
plus grands résultats de la linguistique interactionnelle a peut-être été de montrer
que la conception du contexte est construite à l’intérieur de la langue/parole. Sur
le plan de l’interprétation, le contexte pertinent ne se fonde pas (uniquement) sur
l’espace physique environnant, mais il relève en dernier lieu de la situation de
l’interaction et de la structure des tours, c’est-à-dire de la langue liée au temps. Le
contexte est dynamique, il change tout au long de la conversation. Un autre aspect
central apporté par l’analyse conversationnelle à la description du sens est l’action.
En effet, dans une conversation, il ne s’agit pas seulement de la transmission
des sens d’un locuteur à l’autre, mais plutôt d’une série d’actes intimement liés,
produits par les différents partenaires. De plus, un locuteur peut effectuer plusieurs
actes dans un seul énoncé ou dans un seul tour de parole.
Dans mes propres recherches ainsi que dans celles de mes collègues travaillant
sur la langue finnoise, nous nous sommes concentrés ces derniers temps sur des
traits linguistiques apparemment minimes : zéros, particules, pronoms, ordre des
mots. Néanmoins, l’étude de ces phénomènes est très intéressante puisqu’elle
nous apprend notamment à prendre conscience de la manière dont notre parole
est organisée jusque dans les moindres détails. De même, elle montre comment
les tours qui se succèdent indiquent que les partenaires à une conversation
comprennent réellement le contexte précédent, en tiennent compte et le façonnent
avec leur propre tour.
Un tour effectue deux actes : répondre à une question
Avant de commencer à traiter des traits minuscules de la langue, je vais relever un
type de cas qui montre comment un locuteur peut effectuer deux actes dans un seul
tour. Le fait de répondre à une interrogation totale constitue un exemple qui illustre
bien ce type de cas. L’étude des réponses modifie au moins deux conceptions
simplifiées.
Premièrement, certains d’entre vous ont peut-être le même type de souvenir
que moi de l’enseignement des langues étrangères à l’école ; il fallait toujours
répondre à la question du professeur avec une phrase entière. Effectivement, par
exemple au cours de suédois, il aurait été trop facile pour les élèves de répondre
à une interrogation totale seulement par la particule ja « oui » ou nej « non ».
Dimensions du sens dans la conversation quotidienne
167
Pour cette raison, la phrase interrogative devait toujours être suivie d’une réponse
entière, du genre « Est-ce que tu es allée patiner ? » – « Oui, je suis allée patiner ».
Cela peut donner l’impression à celui qui apprend la langue que, quelle que soit
la situation, il serait correct de répondre à une question avec une phrase entière,
même en dehors de la salle de classe.
Deuxièmement, les ouvrages de référence et les descriptions typologiques
présentent le finnois comme une langue caractérisée par ce qu’on appelle echosystem (« système d’écho »). Dans ce type de langues, il n’y a pas de particule de
réponse, mais la réponse à une interrogation totale y est donnée par la répétition
du verbe de la phrase interrogative. Autrement dit:
1. Q:
R:
Tule-t-ko mukaan?
veni-sg2-q
prt
‘Tu viens avec nous ?’
Tule-n. | E-n (tule).
veni-sg1
neg-sg1 ‘Je viens | Je ne viens pas.’
‘Oui’
‘Non.’
Lorsque nous avons commencé à rassembler et à étudier des réponses données
dans des conversations spontanées pour notre ouvrage Iso suomen kielioppi (« La
grande grammaire du finnois »), publié en 2004, la situation s’est évidemment
révélée beaucoup plus nuancée. Les questions et les réponses n’apparaissent pas
dans un vide ou séparément, mais toujours dans un contexte, dans une certaine
phase de la conversation. Il est vrai que parfois la répétition du verbe suffit pour
donner une réponse minimale – surtout s’il s’agit d’une question posée dans un but
purement informatif (Sorjonen 2001b : 409). De même, il est vrai qu’une phrase
entière peut aussi être proposée comme réponse sous certaines conditions. Mais il
y a aussi d’autres possibilités.
Lorsque celui qui pose la question cherche uniquement une confirmation à sa
question, c’est-à-dire lorsqu’il a déjà à l’esprit une alternative privilégiée, il suffit
que l’interlocuteur lui donne comme réponse uniquement la particule affirmative
joo (« oui » / « ouais »). De même, il existe aussi ce qu’on appelle mixed minimal
answer (« réponse minimale mélangée ») du type « répétition du verbe + joo ».
Une étude plus profonde a montré que cette alternative était employée par les
locuteurs dans un certain type de position séquentielle, c’est-à-dire dans une
certaine phase de la conversation. En effet, ce type de réponse implique que la
question n’entre pas dans le cadre du sujet proprement dit ou du sujet principal de
Il est à noter à ce propos qu’en finnois, la négation est avant tout un verbe auxiliaire.
Auli Hakulinen
168
la conversation. Par conséquent, la réponse du type « verbe + joo’ » implique la fin
d’une séquence intermédiaire. L’exemple suivant illustre ce phénomène. C’est un
extrait d’une conversation téléphonique.
2.
[Fixer une date]
1 S : Et
me sovittiin
sama paikka
‘Alors
������������������������������������������������������
nous avons fixé le même lieu
2V: 3 V :→ Voi-ks sinnes soittaa:,=
peut-q y téléphone:r,=
4 S : → Voi joo.
peut oui. ’Mais oui.’
‘Est-ce qu’il est possible d’y téléphoner ?’
5 V : et
jos mä soitan täält niinku kuuen aikaaj ja tota: kysyn
alors si je téléphone d’ici prt six
vers et euh: demande
‘alors si je téléphone d’ici disons vers six heures et euh : je leur demande’
6
[(.) ens ] maanantaina,=
[(.)lundi prochain’,=
[No No
mut e-]
[Alors Alors mais é-]
et kauaks: onks siin:ä mitää järkee enää ↓tulla
que combien : est-q y : aucun sens plus ↓venir
‘que combien : est-ce que ça vaut encore le coup de venir’
Dans cet exemple, aux lignes 3 et 4, il y a une paire adjacente (question/réponse ;
en angl. adjacency pair) de ce type, qui joue un rôle secondaire par rapport au
sujet proprement dit de la négociation.
Les fonctions des réponses consistant en des phrases entières sont différentes
de celles des réponses minimales ou presque minimales. En plus de répondre
à la question qui a été posée, elles traitent aussi un autre facteur qui est inclus
dans le contexte ou qui peut en être déduit. Je vais illustrer cela à l’aide de deux
exemples, qui sont inévitablement un peu simplifiés ici. Si la réponse est une
phrase déclarative dans laquelle l’ordre des mots est S + V (sujet + verbe), aucun
élément dans la phrase elle-même ne révèle qu’il s’agit d’une réponse ; la fonction
du tour peut être déduite uniquement de sa position séquentielle.
Dans l’exemple (3), deux hommes discutent d’un travail difficile consistant
à façonner une plaque métallique. Vesa, qui avait donné cette tâche, demande à
l’autre si le travail a bien réussi.
169
Dimensions du sens dans la conversation quotidienne
3.
[À l’atelier]
01 Vesa::→ Sai-t
sä taivu-tettuu kunnolla ne,
réussirsg2 tu plier-caus bien celles-ci
‘est-ce que tu as réussi à les plier comme il faut ?’
02 Sami: → Ne
taipu iha:n siististi joo [et siin ei oo] (.)
elles ont plié tout à fait facilement oui [alors il y a pas]
‘elles ont plié tout à fait bien oui [alors il y a pas]’
03 Vesa:
[Joo joo:. ]
[ouais ouais:.
]
04 Sami: p- rautasahalla et se oli:#:# .hh (.) ei siihen menny tota ni (0.6)
‘à la scie à métaux alors c’était .hh (.) ça m’a pas pris ben euh’
05
ei siihen menny tun:tiikaa ku ne teki ja taivutteli
’ça m’a pris moins d’une heure pour les travailler et pour les plier’
Sami répond à la question de Vesa avec une phrase affirmative (à la ligne 2). Il
est intéressant de noter qu’il n’utilise pas la syntaxe de la question telle quelle,
mais il y fait des changements grammaticaux systématiques. Le sujet agentif sä
« tu » est remplacé dans la réponse par un sujet patientif inanimé ne « elles », et le
verbe transitif (causatif) taivu-tta-a « plier » a été remplacé par le verbe intransitif
taipua ayant le même radical. Celui qui répond a également effacé l’implication
(c’est-à-dire le sens implicite) de la difficulté, véhiculée par le verbe modal saada
(« réussir ») employé dans la question. Le verbe taipu (« ont plié ») est encore
mis en valeur par le dérivé fréquentatif taivutteli. Ce type de dérivé minimise
l’action et crée l’image de quelque chose de facile. De même, l’adverbe kunnolla
(« comme il faut »), qui véhicule un sens normatif, a été remplacé par l’adverbe
siististi « bien, facilement », dépourvu d’interprétation morale.
De ce fait le participant ayant répondu affirmativement avec une phrase entière
a, en même temps, remanié le tour précédent : en effet, sa réponse a effacé les sens
implicites véhiculés par la question. Il est également à noter que celui qui répond
se lance ensuite dans un commentaire pour justifier sa réponse avec une phrase
entière (Hakulinen 2001a). Proposer une explication peut être considéré comme
une preuve du fait que la réponse avec une phrase entière n’est pas « conforme aux
attentes », c’est-à-dire que le locuteur s’oriente dans une autre direction, ou prend
conscience lui-même que sa réponse diffère d’une réponse minimale neutre. En
effet, tout comportement qui n’est pas conforme aux attentes et aux normes est
généralement expliqué par le locuteur.
Auli Hakulinen
170
L’exemple précédent illustre que, bien que la réponse soit affirmative, celui
qui répond peut, pour une raison ou pour une autre, chercher à s’éloigner des
sens implicites véhiculés par la question. Cela peut être effectué en présentant une
assertion personnelle au lieu de répéter le verbe employé dans la question, ce qui
signifierait l’adhésion de celui qui répond à tous les sens implicites véhiculés par
la question.
Un type légèrement différent est constitué par les cas où l’alternative affirmative
est soulignée par la particule kyllä (à peu près « mais oui » ou « bien sûr ») placée
en tête de phrase. Dans ces cas, il n’est pas usuel d’interpréter la phrase constituant
la réponse comme un remaniement (une modification du contenu de la question).
Pourtant, ce type de construction implique que celui qui répond s’oriente vers
quelque chose de négatif qui est inclus dans le contexte – bien qu’il ne s’agisse
pas toujours nécessairement d’une implication véhiculée par la question même
(Hakulinen 2001b : 179). L’extrait suivant a été pris dans un débat télévisé portant
sur les études féminines – avant tout sur leurs problèmes et leurs faiblesses. Il
s’agit ici de la question qui ouvre la conversation, adressée à une partisane des
études féminines. Ce type de paire adjacente consistant en une question et en une
réponse constitue une pré-séquence typique. Généralement, elle est suivie d’une
question difficile et empreinte de sous-entendus, ici adressée aux féministes.
4. [Une interview télévisée avec un défi]
01 Réd. : .hh Päivi Istala, oletteko te (.) feministi.
.hh Päivi Istala, êtes-vous (.) féministe ?
02 (1.0)
03
Päivi : mt Kyllä minä olen ↑feministi ja minua voi kyllä myös sinutella.
Kyllä je
suis féministe et me peut kyllä aussi
’mt Oui je suis féministe et on peut me tutoyer aussi’
04 Minusta on hassua jos yleisradion toimittajat
’Je trouve qu’il est bizarre que les journalistes de la Radiodiffusion finlandaise’
05 teitittelevät toisiaan .hh televisio-ohjelmassa.
‘se vouvoient .hh dans une émission de télévision.’
La terminologie utilisée par l’analyse conversationnelle est expliquée par exemple dans
Heritage 1984.
Dimensions du sens dans la conversation quotidienne
171
En commençant sa réponse par la particule kyllä, Päivi Istala prend position pour
l’alternative affirmative de l’interrogation totale. Mais ce n’est pas la seule fonction
de ce kyllä apparaissant en tête de phrase : la particule semble écarter une implication
négative qui est incluse dans le contexte. Dans ce cas, le contenu de l’implication
négative est grosso modo « il n’est pas recommandé d’être féministe », ce qui
reste d’ailleurs toujours le sens implicite pratiquement conventionnalisé de ce type
de questions. (Cette interview date cependant d’il y a dix ans.) En présentant sa
réponse avec une phrase entière, la destinataire revendique d’une certaine manière
le droit d’être féministe. La répétition du verbe olen « Je suis » sans le reste de la
phrase aurait engagé l’interviewée dans la voie de l’adhésion aux implications
négatives que le journaliste masculin agressif a probablement voulu transmettre.
Il y a encore un autre moyen implicite à noter dans la réponse : c’est la montée
mélodique soudaine (indiquée avec une flèche devant le mot « féministe »). Cela
a été considéré comme un signe indiquant que la réponse constitue une réaction à
un défi ; de plus, la montée mélodique constitue un signe continuatif. En refusant
de répéter seulement le verbe, Päivi Istala se crée un cadre en vue de la suite du
débat, projetée par la question qui a été posée. L’autre alternative aurait été une
confrontation ouverte : « Je suis féministe, mais pas telle que vous le pensez ». La
pause (une seconde) précédant la réponse (à la ligne 2) est significative – elle peut
être interprétée comme une marque d’hésitation par rapport à la question, qui est
simple en apparence tout en étant empreinte de sous-entendus.
Une prise de position suivie d’une réaction minimale
Je continue en examinant des réponses minimales, mais dans des cas où la première
partie de la paire adjacente est une prise de position. Une prise de position,
autrement dit un commentaire évaluant un état de choses, un être ou une personne,
présuppose souvent que l’interlocuteur présente dans sa réponse quelque chose qui
concorde avec cette prise de position. Je vais examiner brièvement les différentes
possibilités existant dans la langue finnoise pour donner une réponse minimale.
Ce que ces différentes possibilités ont en commun, c’est la répétition du verbe
employé dans la prise de position. Cette situation est représentée dans le schéma.
Auli Hakulinen
172
Schéma
prise de position :
S V X
| V S X
NP on hieno | on(pa) NP hieno
‘NP est magnifique’
réponse :
adv + V
niin on
V+S
on se
V (+ V) S + V V + PRT
on (on) se on on joo
Le verbe seul suffit aussi, mais il peut également être précédé de l’adverbe niin
’ainsi’ ou suivi de la particule joo. Ou bien le verbe est complété par un pronom
sujet anaphorique, qui peut se placer soit derrière le verbe : on se, soit devant le
verbe : se on.
Lorsqu’il existe tant de réponses minimales (ou presque minimales), on peut
se poser la question de savoir si elles sont réellement en alternance libre – pour
employer une conception structuraliste – ou s’il y a quelque chose qui les distingue.
Les deux exemples qui vont suivre visent à montrer qu’il ne s’agit pas d’alternance
libre ni de différences idiolectales. La formulation du tour précédent, la nature de
l’information qu’ont les participants ainsi que le contexte séquentiel plus large où
se situent la prise de position et la réponse constituent des paramètres pertinents
par rapport au choix de la réponse.
Je ne peux pas donner ici des exemples de tous les types de réponses possibles. Je
me contente donc de résumer nos résultats concernant deux ou trois cas (Sorjonen
– Hakulinen 2009). La simple répétition du verbe on (« est ») était possible dans
la plupart des contextes ; ce type de réponse implique que le locuteur adhère à la
position présentée par le locuteur précédent. La réduplication du verbe (on on)
était réservée à un nombre plus limité de contextes : elle était employée seulement
si le tour précédent comportait un proverbe ou toute autre évidence ou truisme.
– Mais la nature du tour précédent ne dicte pas les choix de celui qui répond ; en
effet, en employant la réduplication, le locuteur pouvait montrer qu’il considérait
le contenu du tour précédent comme un truisme, même si ce n’était pas l’intention
de l’interlocuteur. La troisième forme de réponse [V + joo] fonctionnait plus ou
moins de la même manière que les cas où on répondait à une question : ce type de
réponse terminait le thème indépendamment de la position séquentielle de la prise
de position.
Dans ce qui va suivre, je vais présenter des exemples de deux autres possibilités :
dans ces cas, les réponses comportent un pronom anaphorique en plus du verbe.
L’exemple 5 illustre ce type de réponse, qui constitue en fait la variante la plus
rare dans le corpus étudié. L’exemple a été noté après une conversation à laquelle
Dimensions du sens dans la conversation quotidienne
173
j’ai participé moi-même. Dans cette conversation, nous avons fait l’éloge d’un
collègue qui avait donné une excellente leçon probatoire.
5.
[Un bon conférencier]
01 A:
02
B: → Se on ihan
hirveen
hyvä opettaja.
il est vraiment terriblement bon professeur.
‘C’est vraiment un très bon professeur.’
Se on.
Il est.
’Oui, tout à fait’
Juste avant la conversation, la locutrice B avait décrit la leçon probatoire à laquelle
elle avait assisté. La locutrice A, qui n’était pas présente à ce cours, a présenté son
tour comme une remarque générale concernant la compétence pédagogique de la
personne en question. En répondant à cette prise de position avec une construction
du type SV, la locutrice B n’exprime pas seulement qu’elle est d’accord avec la
locutrice A, sa réponse met aussi en valeur l’indépendance de la position qui y
est présentée. De même, on peut considérer que le tour de B renforce l’évaluation
présentée par la locutrice A, puisque c’est bien la locutrice B qui vient de témoigner
de l’excellence de son collègue. Ici c’est l’accès à l’information qui influence la
forme choisie : les deux locuteurs ont des informations indépendantes sur le sujet
dont on parle, ce qui se manifeste aussi dans la formulation de la réponse.
Je vais encore présenter brièvement la réponse du type on se, où l’ordre des
mots est inverse par rapport au cas précédent. L’implication véhiculée par ce type
de réponse est légèrement différente. L’exemple 6 a été tiré d’une conversation
téléphonique entre deux femmes d’âge mûr. Juste avant, les locutrices ont parlé de
la petite maison de campagne de Leila. En allant à sa propre maison de campagne,
Anna était passée par celle de Leila pour vérifier que tout y était en ordre. Ensuite,
les deux femmes ont constaté qu’il faisait beau à ce moment-là. Le temps était
donc idéal pour passer un week-end à la campagne.
6. [L’automne est beau]
01 Anna: → .hh Kyl se on: syksy on niin
mahdottoman kaunis. [h
oui il est:
�����������������������������������
l’automne est tellement terriblement beau.
‘.hh C’est vrai que l’automne est vraiment très beau.’
02 Leila: → [On se.=
03 Anna:
=.Jo[o
04 Leila:
[Kyllä mä vi- ei viikonloppuna menen .hhh mä meen
’Oui je ce we- non ce week-end je vais y aller .hhh je vais ’
Auli Hakulinen
174
05
06 kans t- kääntää ↑maat ja .hh laittamaan kuntoon varmuuden vuoks
’aussi t- retourner la terre et .hhh tout ranger, au cas où ce serait la
kaikki jos (.) jos sitte ei tuu enää mennyks.
dernière fois que j’y vais.’
Anna termine la discussion concernant le temps par une prise de position
universelle sur la beauté de l’automne. Les généralisations universelles concluent
typiquement un thème. Néanmoins, pour dire qu’elle est d’accord avec Anna, Leila
emploie dans ce cas une réponse du type on se, c’est-à-dire « V + sujet ». Dans
notre corpus, les locuteurs ont eu recours à ce type de réponse pour effectuer un
changement de point de vue par rapport à ce qui a été présenté par l’interlocuteur.
Maintenant, on peut bien se demander comment il est possible d’aborder la beauté
de l’automne d’un point de vue différent.
Or, la suite de la conversation révèle que les locutrices abordent effectivement
le sujet de points de vue différents. En effet, Leila commence à parler de son projet
d’aller à sa maison de campagne le week-end suivant (aux lignes 4–6), et elle finit
par se plaindre de la grande quantité de travail que l’entretien de cette maison de
campagne implique (la suite de la discussion n’est pas incluse ici). Finalement,
il s’avère que Leila a l’intention de vendre sa maison. Leila aborde donc le thème
de la beauté de l’automne de son propre point de vue : elle s’inquiète de tous les
travaux agricoles qui doivent être effectués chaque automne sur le terrain de sa
maison de campagne. Moyennant l’implication véhiculée par la réponse du type
« V + sujet », la locutrice évite de mettre fin à la discussion sur le thème. Cela lui
permet de continuer à parler d’un sujet qui s’y rattache, la vente de sa maison de
campagne, qui lui cause trop de travail.
Le zéro générique et anaphorique comme choix rhétoriques et
interactionnels
Je vais maintenant en venir à l’examen de l’indexalité, qui constitue le dernier
phénomène traité dans cette conférence. Le terme d’indexalité qui est employé
en sémiotique est également utile en analyse conversationnelle. Selon cette
conception, la parole est toujours « indexale », c’est-à-dire qu’elle transmet des
informations sur les traits contextuels : les attitudes, les réactions et les sensations
de celui qui parle. Cette généralisation ne suffit cependant pas pour constituer
la base de l’analyse sémantique des traits individuels de la langue. En effet, la
distinction entre un indice référentiel et un indice propre effectuée par Michael
Silverstein s’est avérée très fructueuse (Silverstein 1976). Dans la recherche
finlandaise, cette distinction a été introduite par ma collègue Lea Laitinen. Les
Dimensions du sens dans la conversation quotidienne
175
indices référentiels sont donc des éléments ayant un référent. Les pronoms en
constituent un exemple typique. Les indices propres, quant à eux, sont des signes
qui n’ont pas de référent, mais qui apportent malgré tout dans la conversation
une implication ou un sens associatif. Les particules discursives – comme par
exemple la particule joo du finnois – ainsi que beaucoup d’indices non-verbaux
– comme par exemple l’inspiration, la direction du regard et la prosodie – peuvent
être considérés comme des exemples typiques des indices propres.
À propos de l’inspiration, les étrangers qui viennent en Finlande remarquent
souvent que le finnois, comme les autres langues parlées dans les pays nordiques,
peut être parlé aussi en inspirant. Quand on l’entend comme ça, on pourrait penser
qu’il s’agit seulement d’une coutume nordique un peu comique. Après avoir
examiné ce trait plus en détail dans les conversations finnoises, j’y ai découvert
quelques régularités en ce qui concerne l’emploi de l’inspiration, surtout lorsque
celle-ci s’associe à une particule. Il y a une occurrence de ce type dans l’exemple 6,
à la ligne 3 : Anna, qui avait présenté la première prise de position, énonce ensuite
uniquement une particule (.joo), qui est prononcée en inspirant (l’inspiration est
indiquée avec un point devant le mot). Comme c’est le cas dans l’exemple 6,
l’inspiration peut être employée notamment par un locuteur qui est en train de
se retirer de la conversation : ce type d’emploi est peut-être aussi bien iconique
qu’indexal.
Je vais relever deux indices référentiels, deux zéros. Je veux montrer qu’ils ne
servent pas seulement à faire référence, mais qu’ils ont aussi d’autres fonctions.
Premièrement, le zéro constitue en finnois un moyen de référence non spécifique
employé pour se référer à une personne. Il correspond alors au pronom on du
français ; sa signification est dans ce cas-là « n’importe qui ». Lorsque le zéro est
en position sujet, le verbe de la phrase est à la troisième personne du singulier.
7. a Tallinnaan Ø pääsee laivalla.
’On peut aller à Tallinn en bateau.’
b On niin kaunis ilma, ettei Ø oikein jaksaisi olla sisällä.
’Il fait tellement beau qu’on n’aurait pas vraiment envie de rester à l’intérieur.’
c Täällä Ø viihtyy/ikävystyy/tekee mieli käydä usein.
’On est bien ici. / On s’ennuie ici. / On a envie de venir ici souvent.’
Néanmoins, ma collègue française, Lorenza Mondada, affirme qu’elle a découvert ce
même trait aussi dans certains dialectes du français.
176
Auli Hakulinen
Cela est appelé la personne zéro. On a considéré qu’en position sujet, elle fait
partie du système des personnes. Elle peut cependant apparaître aussi dans
d’autres positions syntaxiques, qui sont typiques d’un référent humain. Le zéro
peut par exemple constituer l’objet dans une construction indiquant celui qui
« éprouve » quelque chose (8a), celui qui « possède » quelque chose (8b–c) et
celui qui bénéficie de quelque chose (8d) :
8. a Katupöly yskittää Ø keväällä. ’La poussière des rues fait tousser Ø au printemps.’
b Olisipa Ø enemmän aikaa. (cf. minulla ‘à moi’) ’Si seulement il y avait Ø plus de
temps.’ (cf. ’si j’avais’)
c Saunassa Ø on mukavaa. ’Au sauna, Ø on est bien.’
d Tästä tulee Ø sakkoja. ’Cela va avoir pour conséquence Ø une amende.’
e Tämä Ø pitää kirjoittaa uudestaan. ’Cela Ø doit être réécrit.’
Aussi bien dans la position sujet que dans toutes les autres positions syntaxiques
illustrées dans les exemples, le zéro est « influencé » (affected, Patient) sur le plan
de la sémantique de rôles, et il est toujours « humain », c’est-à-dire, comparable à
la première et à la deuxième personnes. Lorsqu’il est employé dans l’interaction,
ce type de zéro est fortement expressif. On a avancé que le zéro constituerait un
moyen de politesse ; qu’il permet d’éviter la référence explicite à une personne
dans différentes situations qui menacent la face, comme par exemple dans les
suggestions ou dans les invitations (Hakulinen 1987). Le locuteur (le policier dans
l’exemple 8d ou bien le professeur dans l’exemple 8e) ne dit pas « directement »
qui aurait une amende ou qui devrait réécrire son texte, mais la situation fait
comprendre que le locuteur ne se réfère pas à lui-même mais à celui à qui il
s’adresse. Le plus souvent, l’analyse de la politesse a été non empirique ; elle
s’est basée sur des exemples inventés de manière introspective, comme ceux que
je viens de présenter.
L’interprétation du zéro comme un moyen de politesse peut dans certains cas
être pertinente, mais elle ne suffit pas pour expliquer toutes les situations dans
lesquelles le zéro est employé. Une explication plus intéressante et plus cohérente
sur le plan sémantique est donnée par l’analyse interactionnelle. Il n’est pas rare
que le locuteur emploie la personne zéro pour parler d’une expérience personnelle,
comme c’est le cas dans les exemples précédents (7b–c, 8b). On peut constater que
dans ce type de cas, il ne s’agit pas vraiment « d’éviter » une référence explicite,
mais plutôt « d’inviter » le récipiendaire à s’identifier à ce qui est dit à l’aide d’un
zéro. Le récipiendaire, quant à lui, peut ainsi remplir la place du zéro avec un
référent, qui peut être par exemple le récipiendaire lui-même – si celui-ci reconnaît
Dimensions du sens dans la conversation quotidienne
177
l’état de choses présenté dans l’énoncé et s’il peut s’identifier à l’expérience qui
est transmise (Laitinen 2006 : 225). Dans ce cas, la signification sémanticoréférentielle (autrement dit, le fait que le zéro soit toujours humain, qu’il soit
celui qui éprouve, ou « patient », et de plus non spécifique) et la signification
indexico-dialogique du zéro (la présentation de la place pour l’identification) sont
intimement liées. Comment cela se manifeste-t-il dans la conversation ? Je vais en
donner un exemple : il s’agit d’une conversation téléphonique entre deux amies
dont le thème est le chagrin de Mia : sa collègue proche, qui va s’installer loin dans
une autre ville, vient de passer sa dernière journée au travail.
9.
[Le départ d’une amie]
01 Mia:
- - ↑ tää on ollu kyllä
‘ça a été vraiment’
02
yh[tä vollaamista helvetti tää ilta
‘des larmes sans arrêt juron toute la soirée’
03 Anu:
[Voi::: nu:ppu:::
[’Oh::: ma peti:::te’
04 Mia: → s’ tuntuu Ø jotenki
nii
tyhjälle sen paikka
ç’ sent Ø en quelque sorte tellement vide
sa place
‘on Ø a l’impression que c’est tellement vide sa place’
05 →
sit
taas jonku
ai[kaa
täs että
puis encore un certain [ temps ici que
‘puis encore pendant un[ certain temps ici alors’
06 Anu: [Nii::,
[Oui::,
Mia dit qu’elle avait beaucoup pleuré (le temps employé est le passé composé, aux
lignes 1–2). Elle reçoit une réponse empathique à ce tour (à la ligne 3). Ensuite, elle
donne une explication à ses pleurs. Là, elle utilise le présent au lieu du passé composé qu’elle avait employé avant. De plus, elle emploie la personne zéro (aux lignes
4–5) : on a l’impression que la place de son amie est vide maintenant et à l’avenir.
On peut considérer que la référence zéro sert ici à inviter l’interlocuteur à reconnaître l’expérience et à s’y identifier. Et c’est ce qui se passe ici : Anu réagit à cette
explication émotionnelle en employant la particule niin (Sorjonen 2001a : 167-).
Le fait que le zéro apparaisse souvent dans des explications affectives permet
au récipiendaire de montrer s’il s’est identifié ou non à l’expérience décrite. Cela
178
Auli Hakulinen
se fait avec le choix de la seconde des deux particules discursives joo / niin – celle
qui atteint précisément la dimension affective du tour et y répond affirmativement.
Selon ma collègue Marja-Leena Sorjonen, l’autre possibilité, la particule joo, sert,
quant à elle, seulement à marquer la réception de l’information factuelle présentée
dans le tour précédent.
Cette explication s’applique aussi aux cas de politesse : celui qui présente une
demande ou une exigence propose une place au destinataire. Si le destinataire
accepte cette place, il assume une responsabilité.
Le zéro anaphorique dans des contextes affectifs
Mon deuxième exemple illustre le zéro anaphorique. Le finnois est ce qu’on
appelle une langue pro drop, c’est-à-dire que, sous certaines conditions, le zéro
anaphorique peut être employé au lieu du pronom spécifique de la troisième
personne. À la différence du zéro générique, le zéro anaphorique ne se réfère pas
toujours à une personne. Mais lorsqu’il a un référent humain, son emploi n’est pas
lié uniquement à la saillance du référent concerné. Effectivement, il a souvent été
avancé que l’alternative zéro est choisie lorsque le référent est particulièrement
saillant dans la situation en question. En fait, la saillance constitue uniquement
une condition textuelle. Je vais d’abord illustrer le zéro anaphorique à l’aide d’un
exemple consistant en une phrase isolée.
10.
Mies vakuutti, että _ halusi asian julki ja korosti, ettei _ pelkää mitään.
’L’homme a assuré que ­ _(il) voulait rendre la matière publique et a souligné que _
(il) n’avait peur de rien.’
Nos résultats suggèrent que le zéro anaphorique apparaît en alternance avec un
pronom aussi bien dans la conversation quotidienne que dans la narration littéraire,
lorsqu’on y rapporte la parole et les pensées d’une manière imitant le style des
conversations quotidiennes (Hakulinen et Laitinen 2008). En particulier, lorsque
le narrateur ou un participant à la conversation emploie ce zéro pour expliquer les
actions, la parole ou les pensées d’une personne, ce choix contribue à transmettre
des informations concernant l’attitude du locuteur à l’égard de cette personne,
surtout à l’égard de ses pensées. Le zéro peut dans ce cas-là véhiculer notamment
de l’ironie, de l’empathie ou de la désapprobation. Ce type d’attitude n’apparaît
pas si l’expression comporte un pronom anaphorique explicite.
J’ai indiqué la place du zéro anaphorique avec un tiret pour le distinguer des zéros
génériques.
Dimensions du sens dans la conversation quotidienne
179
Cela est assez clairement illustré par un exemple tiré de l’œuvre de Väinö Linna,
intitulée Täällä pohjantähden alla (« Ici, sous l’étoile polaire »). Le passage se
situe à la fin de la guerre civile.
11.
Pari päivää myöhemmin Emma kävi Koskelassa ja kertoi Hellbergin lähteneen
samana iltana. Tapahtumasta hän ei ollut juuri mitään puhunut ja oli muutenkin ollut
vaitelias ja synkk�������������������������������������������������������������������
ä. Akseli oli jonkin verran kiusaantunut ja ­pyyteli anteeksi, kun
­oli sillä tavalla huutanut ”ihmisten huoneissa”, mutta ­sanoi ikään kuin selitykseksi:
– Minun pisti kumminkin niin vihakseni, kun _ rupee veteleen kaikenlaista ja _
puhuu niin kuin hänellä olis asiassa jonkinlaiset tuomarinvaltuudet.
(Linna: Täällä pohjantähden alla III)
Deux ou trois jours plus tard, Emma passa chez Koskela et elle dit que Hellberg
était parti le même soir. De ce qui s’était passé, il n’avait presque rien dit et dans
l’ensemble, il avait été silencieux et morne. Akseli était un peu gêné et il s’excusa
d’avoir tellement hurlé ”chez les gens”, mais comme pour s’expliquer, il dit : – Je me
suis fâché tout rouge, quand _ (il) a commencé à raconter toutes sortes d’histoires
et quand _ (il) a parlé comme s’il avait les pouvoirs du juge en la matière.
(Väinö Linna : Ici, sous l’étoile polaire III)
Dans ce passage, les participants à la conversation sont Emma et Akseli. La
personne dont ils parlent, Hellberg, un agitateur communiste qui est de retour de
Russie, avait persuadé Akseli d’agir aussi. En employant des formes de la première
personne (écrites en italiques), Akseli exprime explicitement son attitude négative
envers Hellberg déjà avant la séquence incluant le zéro anaphorique. Tout de suite
après, il y a une description des dires déplorables de ce Hellberg au moment où les
hommes s’étaient rencontrés (Hellberg avait évoqué de vieilles affaires et critiqué
Akseli). Dans cette description (cf. « de ce qui s’était passé », à la ligne 2), on
emploie le zéro anaphorique.
Dans l’exemple (12), pris dans un poème prosaïque écrit dans un style oral, le
référent du zéro anaphorique est un animal, un chien, qui ne sait pas parler ; le
narrateur s’identifie à la situation de cet animal. L’emploi du zéro anaphorique
traduit l’empathie du narrateur pour le chien : le zéro est précédé d’un pronom
logophorique hän indiquant que le narrateur rapporte des pensées du chien, qui
s’appelle Reima.
12.
Kyllä Nyykvisti tuli ja huuti ”Reima sinä”.
Ja anteeks se pyyteli,
kyllähän minä anteeks annoin, koiralle,
eihän hän voinut tietää,
���������������������������������������������������������������������������
_ oli opetettu varkaita ajamaan ja käymään kiinni. (Maila Pylkkänen : Arvo)
Auli Hakulinen
180
Nyykvisti est bien venu et il a crié « Reima toi ».
Et il s’excusait,
je lui ai bien pardonné, au chien,
car il ne pouvait pas savoir,
on _ (lui) avait appris à chasser les voleurs et à les attaquer.
Dans les conversations quotidiennes, le zéro anaphorique apparaît surtout dans
différentes séquences de jérémiades et de commérages. Dans ce type de situations,
le zéro semble traduire l’adhésion du locuteur au point de vue – et souvent aussi
aux éléments affectifs – présentés dans le tour de parole précédent.
Dans l’exemple suivant, cet engagement dépasse même les intentions du
locuteur. Les partenaires à la conversation présentée sont des lycéennes. Une des
filles, Sanni, vient de changer d’école (elle s’est incrite à un lycée du soir), et elle
parle ici de sa première journée dans la nouvelle école.
13. [Nouvelle école]
01 Missu:
02
03 Sanni:
04
Oliksää nyt koulussa vai.
’T’étais à l’école aujourd’hui alors.’
(0.4)
No infotilaisuuessa mut ei ei ihan turha (v-) homma
’Ben j’ai assisté à une séance d’information mais non non c’était (v-)
complètement inutile’
Emmää oppinu mittään uutta tietoo,
’J’ai rien appris de nouveau,’ 05
(0.2)
06 Missu: Jo[o joo,h
07 Sanni: [Eikä ne osannu neuvoo mua ku mä oon kaks vuatta
[’Et ils ne savaient rien me dire parce que j’ai fait deux ans’
08 09
10 päivälukiossa ku se ei (.) Se kyseinen opettaja ei tienny
’dans un lycée ordinaire et c’est pas (.) Le prof en question ne savait pas’
et mitä: (.) miten ne vastaa toisiaan ni mä en voinu tehä siel mittää: h
‘à quoi: comment ils se correspondent alors je pouvais rie:n faire là-bas’
(.)
11 Missu: <Aijaa.h>
Ah bon.h
Dimensions du sens dans la conversation quotidienne
12
181
(0.3)
13 Missu: → Ei _ tienny miten ne vastaa toisiaa.
’_Ne savait pas comment ils se correspondent.’
14 Sanni:
15
16
Nii siis sei ku e#::# Tarvii opon kans soitt:aa ja niinku
’Oui j’ veux dire qu’il #n’a::# Faut appeler l’orienteur et puis’
miten ne kurssit vastaa toisiaan päivälukion
’comment les cours du lycée ordinaire
ja
il[talukion.
et du lycée[ du soir se correspondent.’
17 Missu:
[Joo: joo °justii°,h
[’Oui oui tout à fait’ ,h
Missu, la destinataire de la séquence narrative, reçoit d’abord l’information
donnée par Sanni comme une nouvelle (Aijaa, « Ah bon », à la ligne 11). Ensuite,
elle présente une question affective d’étonnement ; dans sa question, elle répète
l’énoncé de Sanni, à la différence près qu’elle y remplace le sujet par un zéro
anaphorique (à la ligne 13).
Le tour de Missu incluant le zéro traduit l’étonnement et la désapprobation
de la locutrice. On peut entendre dans ce tour que Missu désapprouve que le
professeur n’ait pas su conseiller la nouvelle élève. Le zéro anaphorique implique
que la locutrice s’identifie à l’attitude présumablement critique de l’interlocutrice.
La suite (aux lignes 14–15) révèle cependant que Sanni n’avait pas présenté son
discours comme une critique.
Le zéro est donc vide seulement sur le plan syntaxique : à la place du sujet, il
n’y a rien dans la phrase. Le sens du zéro n’est cependant pas vide. Que le locuteur
choisisse un pronom (hän ou se) ou qu’il choisisse le zéro, il effectue un choix
rhétorique. D’un côté, le choix du zéro crée des implications qui transmettent des
informations concernant les attitudes et la relation affective du locuteur par rapport
à son interlocuteur. D’un autre côté, le zéro peut véhiculer des interprétations
concernant la parole ou les pensées de l’interlocuteur, ou de la personne dont la
parole et les pensées sont rapportées par ce dernier.
Conclusion
Dans cette présentation, j’ai cherché à montrer de quels types de sens il s’agit
lorsque l’action et l’interaction sont prises en compte dans l’étude de la langue.
182
Auli Hakulinen
Dans chaque cas que j’ai traité, le locuteur a effectué deux actes en même temps :
en plus de l’acte « principal » qui est présenté explicitement, le locuteur a effectué
aussi un autre acte, un acte implicite, qui doit être déduit par l’interlocuteur. En
répondant à une interrogation totale avec une phrase entière, les locuteurs n’ont
pas seulement donné une réponse affirmative, ils ont aussi remanié l’énoncé ou
cherché à éviter des sens implicites véhiculés par la question. Bien sûr, ce type
de refus peut aussi être fait explicitement ; c’est ce qui se passe fréquemment
dans les débats télévisés, par exemple. Mais nous trouvons intéressant le fait que,
surtout dans les conversations quotidiennes, les participants préfèrent recourir à
des moyens implicites.
Les exemples comportant des prises de position ont démontré qu’en exprimant
une opinion concordante par rapport à ce qui a été dit dans le tour précédent,
le locuteur peut, encore une fois, donner des indices de la manière dont il se
positionne par rapport à l’information présentée : il peut notamment indiquer s’il a
un accès égal ou peut-être un accès préalable à cette information ou peut-être s’il
voit ce dont on parle sous un autre angle. En ajoutant une particule discursive à sa
réponse minimale, le locuteur peut encore laisser entendre qu’il considère que la
discussion sur le thème en question est close pour sa part.
Les indices référentiels, au moins les zéros génériques et anaphoriques que
j’ai eu le temps d’aborder ici, véhiculent aussi d’autres fonctions, en plus de
leur potentiel référentiel : ils peuvent notamment servir à inviter l’interlocuteur
à s’identifier à la situation qui est décrite ou bien véhiculer des sens implicites
concernant l’attitude affective et l’attitude générale du locuteur. – Au total, les
dimensions que j’ai cherché à éclairer ici ne donnent pas d’informations sur la
réalité extralinguistique, qui est quelque part à l’extérieur, mais sur la réalité
mentale : ce que fait un locuteur lorsqu’il ou elle choisit une certaine forme dans le
paradigme de différentes possibilités. Ce qu’il fait du tour précédent, et comment
il exprime son attitude par rapport à la personne dont on parle. Comment il ne fait
pas que dire, mais laisse aussi comprendre.
Dimensions du sens dans la conversation quotidienne
183
Bibliographie
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Éd. J. Verschueren et M. Bertucelli-Papi. Pragmatics & Beyond, J. Benjamins :
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analysis. Comparative perspectives. Éd. J. Sidnell. Cambridge : Cambridge University
Press.
Auli Hakulinen
184
Conventions de transcription
voi
°mennyks°
oli :
<Ahaa>
t-
↑
=
[ens ]
[no m]ut
.
,
.hh
h
.joo
#ee#
(.)
(1.0), (0.4)
mt
élément prononcé avec plus d’intensité que dans l’entourage
niveau sonore plus bas que dans l’entourage
allongement vocalique
débit nettement ralenti
interruption d’un mot
forte montée mélodique à l’intérieur
enchaînement immédiat de deux énoncés
chevauchement de parole
mélodie clairement descendante
mélodie légèrement descendante
inspiration clairement audible
expiration
mot prononcé avec inspiration
voix craquante
micropause (durée 0,2 secondes ou moins)
pause silencieuse
claquement des lèvres
Abréviations grammaticales
sg1
sg2 prt
neg
Q
S
V
X
Ø
première personne du singulier
deuxième personne du singulier
particule
négation
particule interrogative
sujet
verbe
autre constituant de la phrase, par exemple complément circonstanciel
zéro générique
Jeanne-Marie Barbéris
Les déictiques spatiaux dans la narration romanesque :
cotexte, contexte et empathie
Dans la narration à la 3e personne, certains emplois déictiques conduisent à
postuler la présence d’une subjectivité autre que celle du narrateur. C’est le cas
dans l’exemple suivant, avec là-haut :
1.
Et comme il se sentait maintenant la peau brûlante il rouvrit la fenêtre.
Le jour naissait, calme et glacial. Là-haut, les étoiles semblaient mourir au fond du
firmament éclairci, et dans la tranchée profonde du chemin de fer les signaux verts,
rouges et blancs pâlissaient (Maupassant, Bel-Ami, Ie partie, chap. VII).
Là-haut « montre » vers le haut, et induit une orientation du regard dans cette
direction, à partir d’une source d’observation constituée par le personnage de
Georges Duroy, qui regarde par la fenêtre.
Pour rendre compte de cet effet de sens subjectif, une explication est assez
souvent proposée : celle du déplacement déictique (deictic shift theory). Pour
ses défenseurs (Duchan et al. 1995), il s’agit d’un transfert d’origo (i. e. de
centre déictique). Le lecteur abandonne sa propre origo, et se transporte dans le
monde raconté. Identifiant son centre déictique à celui du personnage, il calque
son orientation visuelle ou auditive sur lui. Cet alignement empathique avec le
personnage crée une rupture avec le cotexte narratif, et fait surgir un effet de point
de vue, centré sur la subjectivité du personnage. On constate aussi un effet de réel :
le lecteur a le sentiment d’être mis en présence du référent. Dans l’exemple (1), le
lieu montré, là-haut, permet de localiser déictiquement les étoiles dans le ciel.
Cependant, l’hypothèse du transfert déictique a été construite dans le cadre d’une
approche cognitive, proposant un modèle explicatif assez général. Travaille-t-on
alors sur la construction du monde fictionnel dans son ensemble, ou spécifiquement
sur des formes linguistiques ? De nombreuses questions demeurent donc ouvertes,
concernant le rapport des déictiques au cotexte, et au contexte d’énonciation.
Praxiling, UMR 5267, CNRS et Montpellier 3
����������������������������������
Notion empruntée à Bühler (1934).
186
Jeanne-Marie Barbéris
Seront prises en compte les formes simples ou composées du déictique là, ainsi
que de (très rares) apparitions d’ici portant un effet point de vue. Le corpus est
constitué des romans de Maupassant collectés dans Frantext (Une Vie, Bel-Ami,
Mont-Oriol et Notre cœur), comportant une narration à la 3e personne et au passé.
Ici, là, là-bas, là-haut, là-dedans : telles sont les formes retenues. Quatre
d’entre elles sont récurrentes dans les narrations de Maupassant – là, là-bas, làhaut, là-dedans. Quant à ici, il reste exceptionnel dans les plages narratives du
corpus romanesque. Mais il fonctionne en système avec là et là-bas, et doit à ce
titre être considéré, afin de montrer en quoi il contraste avec les formes déictiques
en là, d’usage massif dans le corpus.
1. Prolégomènes : quelques cadres pour l’étude, et quelques
observations
Notre conception explicative des déictiques de point de vue postule un double niveau
d’énonciation. Le niveau enchâssant E1/E2 met en rapport un énonciateur-scripteur,
avec un énonciataire-lecteur. Le niveau enchâssé [e] est celui du personnage.
Dans une narration, la mise en avant de la subjectivité du personnage peut
se faire selon deux modalités. Soit [e] est un sujet percevant, origo d’un point
de vue, soit c’est un sujet de parole, et on a alors affaire à un discours rapporté
(direct, indirect libre…). Il s’agit dans les deux cas de subjectivité, mais les deux
types sont à distinguer soigneusement dans le principe. « Qui parle ? » /vs/
« qui perçoit ? ». Dans le deuxième cas, [e] est une origo perceptive, un « point
de vue » (désormais PDV). Nous garderons ce terme consacré, PDV, bien qu’il
soit dangereusement restrictif. En effet, le sujet perceptif, non seulement capte
par la vue, mais par l’audition, l’olfaction, il est affecté par les ambiances (froid/
chaud), les synesthésies, il « ressent » (d’où euphorie/dysphorie), et il agit (d’où
implication dans des scénarios). Ce sujet perceptif et expérienciel est, de plus,
typiquement muet, « sans parole », à la différence du sujet du discours rapporté.
1.1. Contexte et cotexte
Cette étude entend compléter un premier travail sur les formes empathiques de
la deixis spatiale à l’intérieur du même corpus (Barbéris, sous presse). Plusieurs
questions y avaient été laissées en attente de développement. Nous tenterons
d’apporter ici des précisions sur deux points :
���������������������������������������������������������
Même si pratiquement, il existe des lieux d’hésitation : cf. Rabatel (2003), à propos des
« comptes rendus de perception ».
Les déictiques spatiaux dans la narration romanesque
187
(1) Dans le précédent travail, nous avions avancé, sans la pousser plus avant,
une hypothèse explicative :
i
Au niveau enchâssé, le point de vue du personnage constitue l’origo de la deixis.
Dans l’énoncé Là-haut, les étoiles semblaient mourir au fond du firmament éclairci,
le lieu à voir, situé là-haut, est visé à partir de l’origo de [e], Georges Duroy.
ii
Nous attribuons en revanche au niveau enchâssant (interaction scripteur-lecteur)
l’ostension proprement dite opérée par le déictique, et l’instruction que celui-ci
comporte. Instruction qui peut se gloser sous la forme : « trouvez le lieu montré »,
« orientez-vous vers le lieu montré », que E1 adresse à E2. Le scripteur invite le
lecteur à coopérer, via le texte, à la construction fictionnelle du monde narré. Il
lui enjoint une orientation pratique, même si celle-ci demeure du domaine de la
mimésis.
Notre explication repose donc sur l’idée que le monde racontant (interaction
scripteur-lecteur), et le monde raconté, où se situent les personnages, coopèrent
en vue de construire le sens. Il s’agit de préciser la fonction du déictique dans ce
dispositif.
Reste à justifier plus précisément la « distribution des tâches » entre niveau
enchâssant et niveau enchâssé, et la manière dont le texte narratif tire parti de son
contexte (i. e. de la co-énonciation E1/E2).
(2) Restent également à préciser la nature et le rôle du cotexte de ce déictique.
Il est frappant que les formes de deixis spatiale empathique fassent constamment
appel à une « double présentation », comme celle qui figure dans notre exemple
de départ : là-haut est une première formulation de ce qui est décrit ensuite par
le circonstant au fond du firmament éclairci. Cet énoncé est à comparer avec la
phrase, dénuée de déictique, qui permettrait de décrire le même paysage, mais sans
effet PDV: Au fond du firmament éclairci, les étoiles semblaient mourir, ou : les
étoiles semblaient mourir au fond du firmament éclairci. Cette double présentation
(déictique + circonstant(s) de lieu) est encore plus patente dans des cas comme :
2.
Dans l’abîme, là, devant elle, elle entendait maintenant un petit bruit, le vague
glissement de la mer sur les roches (Une Vie, chap. VII).
3.
Là-bas, derrière la ville ouvrière, s’étendait une forêt de sapins (Bel Ami, IIe Partie,
chap. I).
Ces deux exemples sont représentatifs de très nombreuses occurrences rencontrées
dans le corpus romanesque, fonctionnant selon le même principe de couplage
entre monstration de l’espace, et description de l’espace. En (2), le déictique là
vient « doubler » les compléments à valeur descriptive dans l’abîme et devant
188
Jeanne-Marie Barbéris
elle : il donne l’impression que le regard du personnage plonge « tout au fond »
de l’abîme. Cette plongée du regard est obtenue par l’effet de perspective que
construit là, à partir de l’origo du personnage, réinvestie par l’origo de l’espace
enchâssant, qui vient se superposer, et s’identifier au PDV enchâssé. En (3), le
circonstant derrière la ville ouvrière vient semble-t-il préciser le sens du déictique
là-bas. Ce déictique, par rapport à un circonstant du type au loin, apporte un effet
PDV et un effet de réel.
Ces exemples étaient utiles afin d’illustrer un fonctionnement typique et
récurrent. Cependant, nous n’avons fait pour l’instant que les gloser, et nous
n’avons pas vraiment précisé notre explication. Car nous en sommes toujours
à dire que l’espace enchâssant de E1 et de E2, et l’espace enchâssé de [e], se
superposent, s’identifient. Mais il reste encore à expliquer pourquoi on trouve à
peu près exclusivement des là (et composés), dans le corpus romanesque.
Pourquoi, presque aucune place pour ici ? Ici n’est-il pas le digne pendant de
maintenant, pour exprimer le lieu-origine du sujet, en correspondance avec le T0
que dénote maintenant ?
La réponse qui vient aussitôt à l’esprit, au vu de nos trois premiers exemples, est
que là ou ses composés (là-haut, là-bas) y dénotent à chaque fois des lieux éloignés
de l’origo. Le sujet, dans son nunc unique, peut en effet percevoir une multiplicité
de sources de sensations, visuelles, auditives, etc., proches ou éloignées.
Mais on devrait du moins trouver ici pour dénoter le cas où le personnage perçoit
un lieu contigu, un lieu qu’il occupe à titre personnel. Or, les choses sont bien plus
complexes. En effet, ici est bien un adverbe de discours destiné à exprimer le lieu
du sujet. Mais là est son concurrent direct dans cette fonction, comme le montre
la possibilité en discours des deux phrases : je suis ici, et je suis là. Le sens de
ces deux énoncés n’est sans doute pas absolument semblable. Quelle est alors la
différence ?
Nous allons essayer brièvement de rendre compte du système des déictiques
spatiaux, ce qui permettra de mieux percevoir la nuance entre ici et là, comme
expressions de l’« espace du sujet ».
1.2. Ici, là, là-bas
Ces trois formes sont généralement définies les unes par rapport aux autres. Ici est
toujours déictique (il récupère sa référence dans la situation d’énonciation), tandis
que là peut être soit déictique, soit anaphorique.
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Dans le cadre d’un récit de fiction, la situation est décrite par le texte narratif.
Les déictiques spatiaux dans la narration romanesque
189
Si on considère les emplois déictiques, ici s’oppose à là-bas selon l’axe :
proximal /vs/ distal. Mais ici s’oppose également à là – cette fois au niveau
énonciatif. En effet, ce n’est pas le même degré de subjectivité qui est mis en
cause, dans la prise en charge de l’ostension, selon qu’on emploie l’une ou l’autre
forme adverbiale. Du moins, telle est l’explication que nous proposons pour rendre
compte de la différence entre ces deux déictiques (Barbéris 1998).
La subjectivité dans le langage gagne selon nous à être étudiée selon un modèle
graduel. À côté d’une subjectivité pleine et entière – une subjectivité en soi-même
(ipse) – fondée sur les positions personnelles explicites et distinctes je/tu/il(elle),
on propose de reconnaître également une forme de subjectivité émergente : une
subjectivité en même (idem), où les positions personnelles ne sont pas distinguées
les unes des autres, mais regroupées au sein d’un complexe intersubjectif.
L’expression grammaticale la plus directe de cette forme condensive de subjectivité,
en français, est le pronom on.
Le déictique là, exprimant la co-orientation vers un objet commun d’attention,
s’inscrit également dans la subjectivité en même. Là est donc le déictique de
l’espace partagé, de la perception collective et de la co-présence attentionnelle.
Cette collectivité permet d’inclure, selon nous, le PDV des instances enchâssantes
E1/E2 dans le même espace perceptif que le PDV enchâssé de [e].
C’est donc une propriété du déictique là en langue, qui permet cet effet de
discours : l’alignement des points de vue, la superposition des schémas corporels
et des schémas expérienciels gérant le vécu des sujets E1/E2, et du sujet représenté
[e]. C’est par ce canal que passe à nos yeux la fictionnalisation de l’espace du
roman, en ce qui concerne les PDV transitant par la deixis spatiale.
En raison de sa valeur identificatoire, là joue comme un « attracteur » pour la
subjectivité enchâssante et la capte dans son espace, dans la sphère expériencielle
du monde raconté.
Ici constitue en revanche un déictique « égotique », définissant l’espace du soimême. Il indique le « territoire spécifique du sujet qui parle en tant que je » : un
ego qui se pose comme distinct de son autre, à la différence de la subjectivité
identificatrice et de l’espace collectif que porte la deixis en là. Ici, c’est « le lieu
que je désigne », le lieu privé et spécifique qu’un ego s’approprie.
Remarquons qu’on ne trouve pas, en discours, de forme *ici-haut qui pourrait
se transposer en là-haut dans la narration (ou qui se maintiendrait telle quelle dans
le DIL et le PDV). Là-bas n’est pas la transposition en récit d’ici-bas. Ici dedans
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Sur cette distinction, et sa pertinence dans d’autres langues que le français, voir l’article
« Subjectivité en même / en soi-même », in Détrie et al. (2001).
190
Jeanne-Marie Barbéris
est rare en discours, c’est là-dedans qui s’impose presque toujours. Là-haut, làbas, là-dedans sont donc des formes de discours, irréductibles en quelque sorte,
elles doivent demeurer telles quelles dans le récit à la 3e personne, et y constituent
des indices de PDV. C’est ce qu’on constate dans le corpus, comme le montrent les
exemples (1) à (3). Si on veut éviter l’effet PDV lié à ces formes, il n’y a qu’une
solution : ne pas les faire apparaître.
2. Ici et là empathiques chez Maupassant
2.1. L’exception (ici) confirme la règle (là)
Si on examine les narrations à la 3e personne dans l’ensemble des romans répertoriés
dans Frantext, malgré l’extension du corpus, on rencontre seulement deux emplois
narratifs d’ici, pour désigner le lieu où se trouve l’observateur : l’occurrence cidessous, et une autre du même ordre, dans Notre Cœur . Partout ailleurs, c’est là
(et ses composés) qui prévalent.
4.
Jeanne rêve à son avenir et à l’amour, accoudée à la fenêtre de sa chambre, au
château des Peuples. Elle imagine l’élu de son cœur.
Alors, un peu calmée, elle laissa flotter son esprit au courant d’une rêverie plus
raisonnable, cherchant à pénétrer l’avenir, échafauder son existence.
Avec lui elle vivrait ici, dans ce calme château qui dominait la mer. (Une Vie,
chap. I )
Pourquoi l’adverbe ici, précisément dans ce passage ?
Il s’agit du lieu du sujet Jeanne, et appartenant à elle seule, ce que vient marquer
le déictique en soi-même. Certes, c’est avec lui que Jeanne veut vivre ici, avec
l’homme aimé, mais cet ici, le château des Peuples, elle le conçoit d’abord comme
son bien propre, où elle accueillera son futur époux. Le château a en effet été
donné à Jeanne par son père. L’adverbe transpose, dans l’espace du récit, une
vision égotique du « territoire », actualisée à partir de l’origo de Jeanne. En
somme, ce elle vivrait ici est l’écho d’un je vivrai ici, où résonne l’espèce de rêve
d’appropriation euphorique vécu par le personnage à ce moment. La 3e personne
elle se situe spatialement, à travers le déictique ici, comme si elle était un je.
La théorie du transfert déictique (Duchan et al. 1995) s’applique bien à un tel
cas, puisque le lecteur doit se transposer dans un espace autre, afin de pouvoir
s’identifier à une entité subjective spécifique, distincte, qui se dit comme telle
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L’explication proposée pour (4) est reconductible, pour la deuxième occurrence.
Les déictiques spatiaux dans la narration romanesque
191
par l’emploi d’ici. Cette construction égotique de l’espace est corroborée par le
cotexte, qui indique un changement d’attitude psychologique de Jeanne ; celle-ci
se livre désormais à une rêverie plus raisonnable, et cherche à pénétrer l’avenir,
à échafauder son existence. Ajoutons que ce passage peut être de plus interprété
comme un discours indirect libre, dans la mesure où il livre un contenu de pensée,
comme l’indiquent les formules introductrices que nous venons de citer. C’est donc
un des nombreux cas où la distinction de principe proposée en introduction – entre
le « qui perçoit ? » et le « qui parle ? » – devient délicate, les pensées étant traitées
dans le roman comme des « paroles intérieures » que le texte verbaliserait.
Mais, nous l’avons souligné d’entrée, c’est l’espace déictique en là qui
caractérise massivement les narrations empathiques chez Maupassant. Et c’est
donc dans cette forme qu’il faut aller chercher les explications fondatrices du
système de la deixis spatiale empathique en français. Là – en tant qu’il implique
une subjectivité en même – est particulièrement apte à soutenir l’empathie.
À proprement parler, là et ses composés, en tant qu’adverbes de PDV, ne
recourent pas à un mécanisme de transfert d’origo, puisque leur valeur première
est de nature identificatoire. Certes, l’immersion des instances E1/E2 dans l’espace
existentiel de niveau [e] est fictionnelle. Mais elle repose sur la définition en langue
des adverbes étudiés, qui implique une vision co-orientée de l’espace perçu.
Elle repose aussi sur une raison d’ordre pratique : la nature collective de l’origo.
Ce qui est « à percevoir » s’adresse indifféremment à tous ceux qui sont là pour
être affectés par la sensation, et qui s’alignent en direction des mêmes objets de
perception.
La monstration dans l’espace reste toujours, selon nous, en rapport avec un
modèle praxéologique : celui qui unit étroitement le « guide » et « celui qui
est guidé », comme dit Bühler (1934). Dans ce type d’activité, la coopération
entre protagonistes, la coorientation des regards et des corps, et l’alignement
intersubjectif sont de règle.
De même, lorsqu’il s’agit de comprendre, concrètement, expérienciellement,
les orientations dans l’espace que décrit le roman, c’est le « schéma corporel
sensible » du scripteur et du lecteur qui sont mis en action – comme l’indique
également Bühler, lorsqu’il parle de la Deixis am Phantasma (monstration d’un
objet absent, imaginaire).
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Les descriptions orales d’itinéraires le confirment (Barbéris 2008).
192
Jeanne-Marie Barbéris
2.2. Un cas emblématique : le là existentiel
En contraste avec l’emploi très exceptionnel de l’ici de PDV, nous allons illustrer à
présent un emploi empathique récurrent de la forme simple là, en vue d’exprimer
un espace partagé. Les instances enchâssantes E1/E2 se voient invitées à entrer
dans cet espace et à éprouver empathiquement les expériences euphoriques ou
dysphoriques du sujet enchâssé [e]. On nommera ce là « existentiel ». Il est bien
en effet le véhicule d’une expérience, où les sujets participants se voient chargés
de toutes les implications de l’« être-là » : ils baignent dans une ambiance, et
leur être s’assimile tout entier à ce que signifie cet Umwelt. En voici quelques
illustrations (dans les exemples extraits d’Une Vie, les pronoms anaphoriques elle
et lui désignent Jeanne) :
5.
[…] et elle resta là, rêvassant, presque sans songer, alanguie jusqu’au cœur, avec
une envie de se coucher, de dormir pour échapper à la tristesse de ce jour (Une Vie,
chap. VI).
6.
Il [Massacre, le vieux chien] restait là tout le jour, presque immobile, se retournant
seulement de temps en temps avec un grognement sourd (Une Vie, chap. XIII).
7.
Elle restait là des jours entiers, immobile, les yeux plantés sur la flamme, laissant
aller à l’aventure ses lamentables pensées et suivant le triste défilé de ses misères
(Une Vie, chap. XIV).
8.
Et il lui sembla que l’enfant était là, devant elle, avec ses cheveux blonds, collant
son petit front contre le mur pour qu’on mesurât sa taille (Une Vie, chap. XIV).
9.
Et tout le monde s’assit au pied d’un arbre, sur l’herbe du fossé.
Ils restèrent là longtemps, causant doucement, de tout et de rien, dans une
languissante torpeur de bien-être (Mont-Oriol, Ie partie, chap. V).
On constate que l’effet PDV se produit aussi bien en discours indirect (ex. 8) qu’en
phrase indépendante. Loin que l’insertion dans une complétive affaiblisse l’effet
PDV, il le potentialise. Car l’expression introductrice est il lui sembla que : la
soumission de la scène au PDV du personnage est ainsi explicitée. L’expression
opacifiante place la « vision » sous l’emprise de Jeanne. Elle revit fantasmatiquement
une présence, ce que traduit, dans le récit empathique, là, devant elle.
Procédant à la manière du conteur épique, E1 se place « derrière le personnage »,
en alignement empathique avec lui, mais c’est lui qui procède à l’ostension, en coénonciation avec E2. Le gain obtenu est l’effet de réel.
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Cette désignation est due à Michèle Perret.
Les déictiques spatiaux dans la narration romanesque
193
Rappelons le mécanisme en jeu, selon l’hypothèse exprimée ci-dessus (point 1) :
i
l’origo de la vision est le personnage.
ii
La source de l’instruction déictique, et l’accent d’insistance appliqué à cette
expression déictique, est en revanche E1, enjoignant ainsi à E2 de fictionnaliser
l’espace, via la deixis, et de participer à la vision, grâce à la valeur empathique,
identificatrice, de là.
Origo déictique /vs/ source de la prise en charge de l’instruction déictique : les
deux niveaux de fonctionnement énonciatif ne doivent pas être confondus.
Il est temps de rappeler que dans le cas du PDV, on a affaire à un sujet perceptif
et à un sujet d’expérience qui ne parle pas : il vit simplement son appréhension
du monde, accompagnée de tous les sentiments positifs ou négatifs qu’implique
son expérience.
Il n’y a donc pas lieu de supposer que dans l’ex. 8, Jeanne formule in petto une
monstration là, dans une sorte de discours indirect libre/discours intérieur « il est
là, devant moi ». C’est le texte narratif qui traduit à travers le déictique l’illusion de
présence vécue par Jeanne, afin que le lecteur puisse percevoir lui-même, grâce à
l’effet de réel causé par la monstration, cette présence, et qu’il entre dans l’espace
existentiel de Jeanne.
Les autres exemples d’expressions existentielles se présentent en phrase
indépendante. L’être-là constaté, perçu, n’est plus alors relayé par le regard du
personnage, mais est destiné à être perçu directement par les protagonistes de
l’espace enchâssant E1/E2 : Jeanne demeure/reste là « devant eux », « avec eux »,
en somme.
Autre observation sur les extraits ci-dessus : l’apparition régulière, à la suite des
expressions être là, rester/demeurer là, de constructions détachées, contribuant à
la description des scènes où baigne le sujet [e], et des attitudes qu’il y adopte :
épithètes détachées, participes présents accompagnés de leurs expansions
diverses, infinitifs, constructions absolues (ex. 7 : les yeux plantés sur la flamme),
compléments marquant des circonstances accompagnantes. Ainsi se construit
l’effet d’ambiance propre au là existentiel. La nature statique, passive de cet être-là
est soulignée par les larges expansions syntaxiques en fin de phrase, qui impriment
au texte un tempo ralenti, alangui. Dans le roman Une vie, les expressions rester
là/demeurer là sont clairement le symbole de l’inertie du personnage sur le plan
actanciel. Cruauté supplémentaire : la description étroitement parallèle du déclin
de Jeanne, et de la décrépitude du vieux chien Massacre (comparer les ex. 6 et 7).
L’espace vécu existentiellement est tantôt dysphorique (cf. les occurrences
concernant Jeanne), tantôt euphorique (exemple 9, Mont-Oriol).
194
Jeanne-Marie Barbéris
Dernière remarque : là peut exprimer un PDV, et, conjointement, récupérer
cotextuellement sa référence. Là montre l’espace où demeure le sujet [e] et où
vont se placer à titre fictionnel E1/E2, et en même temps, le scripteur E1 indique
au lecteur E2 quel est ce lieu montré, par des expressions descriptives placées dans
le cotexte d’avant, ou d’après.
N’y a-t-il pas une inconséquence à proposer une telle analyse ? Ne dit-on pas,
en bonne méthode, que là est tantôt déictique (il récupère sa référence dans la
situation), tantôt anaphorique (il récupère sa référence dans le cotexte) ?
Voici l’explication que nous proposons. Dans le cas du dialogue romanesque,
il existe des frontières nettes entre discours enchâssant (narration), et discours
enchâssé (paroles des personnages). Si un là apparaît dans la réplique d’un
personnage, en discours direct, on trouve tout normal de récupérer cotextuellement
la référence de cet adverbe dans le cotexte narratif, qui a décrit le décor où se place
le personnage [e], et de considérer, parallèlement, que là est déictiquement visé à
partir de l’origo du personnage, dans les paroles du dialogue.
Dans le cas du PDV, la subjectivité s’exprime dans des phrases où, conjointement,
se développe la narration, narration qui décrit par ailleurs « objectivement »
l’environnement spatial, et les particularités de la scène en cours. Les traces de
subjectivité empathique dans la narration objective jouent en quelque sorte sur
les deux plans, alors que les insertions de discours rapporté dans la narration
permettent de les séparer. Le texte montre subjectivement, et décrit objectivement,
dans une sorte d’entrelacement des deux plans.
Nous n’assimilerons pas, cependant, l’effet de réel produit dans la narration
empathique par le déictique là et ses composés, avec l’effet « réaliste » des
déictiques à référence situationnelle dans les dialogues. C’est que le récit
empathique repose sur une stylisation très particulière, où les déictiques jouent
comme des balises, des marqueurs diffusant de la subjectivité à l’intérieur du texte
narratif. Cette « subjectivisation » de la narration de style empathique est très
différente des effets de sens construits par l’alternance narration / discours direct
des dialogues. Ce qui caractérise la narration empathique, c’est que la prise en
charge de l’ostension n’est plus du ressort du personnage [e] (comme dans le cas
de la deixis en discours direct) : elle passe sous la responsabilité de E1/E2.
Nous avons essayé de montrer à travers le fonctionnement contextuel (appel à
l’interaction enchâssante, et construction de l’effet de réel) et cotextuel (association
de l’expression déictique avec diverses expressions descriptives) de la deixis spatiale
en là, comment deux mondes réussissent à se superposer, par un effet d’homologie,
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Effet réaliste d’ailleurs souvent assez atténué.
Les déictiques spatiaux dans la narration romanesque
195
et d’isomorphisme, entre les schémas praxiques du monde enchâssant (i. e. de la
sphère E1/E2), et ceux du monde enchâssé (du personnage [e]).
Des remarques voisines ont été faites à propos de l’adverbe temporel maintenant,
par G. Fauconnier (1984 : 176 sqq.), s’inspirant lui-même des analyses de M.
Vuillaume. Cependant, l’isomorphisme entre temps du monde enchâssant, et
temps du monde enchâssé, et l’isomorphisme au niveau spatial, entre monde
racontant, et monde raconté, sont de deux ordres différents. Le temps est abstrait,
et linéaire. L’espace est muldimensionnel. Pour un seul et même maintenant, et
une seule origo, combien de perspectives spatiales différentes, donnant lieu à des
expressions de nature déictique : ici, là, là-bas, là-haut, à droite, à gauche, tout
droit, en bas, en haut…
La deixis temporelle ne réclame pas autant d’explicitations cotextuelles que
la deixis spatiale : la schématisation du temps du niveau racontant et celle du
niveau raconté peuvent se superposer sans autre commentaire. Le texte s’appuie
directement sur l’intuition du lecteur, et sur l’insertion de celui-ci dans la linéarité
du flux temporel. L’espace est plus concret. Il faut donc « faire voir » à ce lecteur
ce qui est montré, par l’explicitation verbale de l’environnement spatial.
2. 3. Mise en perspective de l’espace et temps du parcours textuel
Terminons par cette série d’exemples :
10.
Le grand soleil s’enfonçait doucement là-bas, vers l’Afrique invisible, l’Afrique, la
terre brûlante dont on croyait déjà sentir les ardeurs (Une Vie, chap. V).
11.
Elle restait debout sur le quai, l’œil tendu sur la ligne droite des rails qui fuyaient en
se rapprochant là-bas, là-bas, au bout de l’horizon (Une Vie, chap. XIV).
12.
[vision de la chaîne des monts d’Auvergne] Et là-bas, tout là-bas, entre deux cimes,
on en apercevait une autre, plus haute, plus lointaine encore, ronde et majestueuse,
et portant à son faîte quelque chose de bizarre qui ressemblait à une ruine (MontOriol, Ie partie, chap. II).
Les là existentiels étudiés dans la section précédente faisaient appel à une saisie
expérientielle et affective de l’ambiance, insérant fictionnellement la relation E1/
E2 dans le même espace vécu que [e]. Les extraits ci-dessus ramènent au premier
plan la perception. Un verbe de vision est impliqué (ex. 12) ; et l’ex. 11, avec
l’expression l’œil tendu sur, exprime encore une fois un regard qui plonge dans la
profondeur d’une perspective.
Autre différence entre les deux séries d’exemples : le là existentiel implique
une présence de l’origo [e] à l’intérieur de l’espace montré par les expressions être
196
Jeanne-Marie Barbéris
là, rester là, et permet une insertion fictionnelle de E1/E2 dans ce même espace,
grâce au phénomène de prise en charge de la deixis dans le hic et nunc de la
lecture. En revanche, dans les exemples 10 à 12, on a affaire à la monstration d’un
lieu éloigné dans lequel ne se positionne pas l’origo [e]. Un PDV est cependant
mis en jeu par l’adverbe là, car la source du regard (le personnage) est forcément
impliquée dans la vision. Aligné sur cette origo, E1 montre l’espace vers lequel
s’oriente la perception du personnage [e], et ainsi implique énonciativement la
source de perception qui se trouve active au moment de la lecture – celle de E2 –
ce qui produit l’effet de réel. L’instruction déictique de E1 enjoint à E2 de « voir »
l’espace éloigné que scrute le personnage [e]. On rejoint ici un cas de figure déjà
illustré par les trois premiers exemples cités au début de l’article.
Cependant, les exemples 10 à 12 présentent quelques particularités, par rapport
aux exemples 1 à 3. On constate ici l’isomorphisme entre le parcours textuel
(déroulement temporel des unités de la phrase au cours de l’écriture, puis de la
lecture) et le parcours du regard qui s’enfonce dans la profondeur du paysage.
Les « couplages » relevés dans le point 1 n’avaient pas seulement pour fonction
de jouer entre deux niveaux, celui de la deixis empathique et celui de la description
objective du décor. L’accumulation des expressions spatiales, les ajustements
successifs auxquels procède le texte descriptif par des ajouts syntaxiques,
interviennent aussi dans le rythme du texte, et rendent significative sa progression,
temporellement instanciée. Les exemples 10 à 12 ne sont jamais que des cas
particulièrement élaborés de ce type d’aménagement rythmique. On peut parler
de clausules déictiques, dans les ex. 10 et 11, car la phrase se termine de manière
modulée, ralentie, « en paliers ». En 12, ce sont au contraire des déictiques et un
circonstant détachés en position frontale. Dans les deux cas, le rythme modulé se
veut parallèle au processus qui conduit fictionnellement le regard du lecteur dans
les profondeurs du paysage : il est iconique de ce processus, et enrichit l’effet de
réel produit dans le hic et nunc de la lecture.
Les répétitions, dans les noms de lieu (appositions de l’ex. 10), et surtout dans le
déictique (ex. 11 et 12) figurent la dimension croissante de l’éloignement. Là-bas
varie en degré dans l’ex. 12 (tout là-bas), ce qui souligne également la gradualité
de la progression, et l’atteinte par le regard du point le plus éloigné.
L’isomorphisme entre parcours textuel et successivité des étapes narratives a
déjà été remarqué (par ex. Fauconnier 1984). Dans la description des référents
spatiaux, la position statique de l’observateur immergé dans un espace (cf. le cas
du là existentiel), ou la progression du marcheur, ou bien encore celle de son
regard, tout cela se nourrit également du temps signifiant du texte qui les porte, en
s’enrichissant cependant de la complexité des apports de l’expérience spatiale, qui
réclame un traitement spécifique de la représentation.
Les déictiques spatiaux dans la narration romanesque
197
Nous retiendrons de cette réflexion la prédominance, dans la deixis spatiale en
là, du modèle de la co-orientation, de l’alignement, sous le signe de la subjectivité
en même (idem). Cela permet de comprendre la raison pour laquelle là (et ses
composés) prédominent à ce point dans le corpus romanesque de Maupassant. Ils
permettent directement l’empathie, sans transposition « d’un sujet à un autre »,
puisque le sens de là en langue implique une position déictique identificatoire.
Nous avons tenté de mieux comprendre le processus d’énonciation qui soustend cette deixis empathique, accordant notre attention au rôle joué respectivement
(1) par le dispositif de co-énonciation scripteur-lecteur, (2) par le point de vue
enchâssé du personnage.
Nous pensons aussi avoir montré plusieurs dispositifs spécifiques, de nature
récurrente, construisant une interaction entre le déictique et son cotexte.
Les déictiques spatiaux empathiques contribuent à la fictionnalisation du monde
narré, en superposant deux niveaux d’organisation expériencielle : monde du
narrateur/du narrataire, et monde du personnage, et en jouant sur leurs homologies.
Bibliographie
Barbéris J.-M. 1998 : Identité, ipséité dans la deixis spatiale : ‘ici’ et ‘là’, deux appréhensions
concurrentes de l’espace ? L’Information grammaticale 77. 28-32.
Barbéris J.-M. 2008 : La deixis spatiale dans les descriptions d’itinéraires piétons :
comment s’orienter dans l’espace de la ville ? Éd. M. Vuillaume. Cahiers Chronos 20.
Amsterdam & New York : Rodopi. 199-219.
Barbéris J.-M. sous presse : La deixis spatiale dans la narration à la 3e personne : là, un
adverbe empathique ? Actes du XXVe Colloque International de Linguistique et de
Philologie Romanes. Innsbruck,
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3-8 septembre 2007. Tübingen : Niemeyer Verlag.
Bühler K. 1934 : Sprachtheorie. Iena : Fischer.
Détrie C., Siblot P. et Verine B. (Éds) 2001 : Termes et concepts pour l’analyse du discours.
Une approche praxématique. Paris : Champion.
Duchan J., Bruder G. et Hewitt L. (Éds) 1995 : Deixis in Narrative. A Cognitive Science
Perspective. Hillsdale (N.J.) : Lawrence Erlbaum.
Fauconnier, G. 1984 : Espaces mentaux. Paris : Éd. de Minuit.
Rabatel A. 2003 : Le dialogisme du point de vue dans les comptes rendus de perception.
Cahiers de praxématique 41. 131-156.
Corpus d’étude
Romans de Maupassant répertoriés dans la base de données FRANTEXT :
Une Vie (1883), Bel-Ami (1885), Mont-Oriol (1887), Notre cœur (1890).
Katarína Chovancová
Pour une pragmatique de l’écriture interactive en ligne : le
statut de l’énoncé dans le tchat
Les discussions sur Internet (le tchat), soulèvent l’intérêt par leurs caractéristiques
énonciatives hétérogènes. Les questions qui émergent quand on travaille sur
ce type d’écrit spontané sont nombreuses : les conditions de production, les
innovations graphiques, les articulations syntaxiques, les aspects pragmatiques.
Toutefois, on peut considérer qu’une des interrogations principales est la suivante :
dans ce mélange de messages difficilement déchiffrables, jouant sur les écarts par
rapport à la norme standard, sur la recherche de l’innovation et sur la volonté de
se démarquer, comment se fait-il que les « tchateurs » arrivent à se comprendre ?
Dans cet article, nous nous poserons plusieurs questions relatives au statut de
l’énoncé dans le tchat. Premièrement, sera évoqué le problème de ses frontières.
Deuxièmement, celui de la distinction entre l’alinéa et l’énoncé, donc entre les
lignes de dialogue et les unités de sens. Ces problèmes seront abordés après deux
remarques préliminaires : l’une qui concerne l’univers spatial du tchat, l’autre
qui porte sur son statut typologique intermédiaire, caractérisé par l’oralité et
la scripturalité en même temps. Les exemples présentés seront tirés du corpus
d’extraits de discussions de tchat, enregistrés par nous-même au cours de l’année
2003 et 2006.
L’espace du tchat
Le tchat, comme d’autres types de la communication médiée par ordinateur, se
caractérise par un espace nouveau, différent de celui que l’on expérimente dans
d’autres types de texte. En tant que récepteurs de textes écrits, nous étions habitués
à ce que ces derniers apparaissent sous nos yeux sur des pages imprimées. Depuis
un certain temps, on commence à s’habituer à ce qu’ils apparaissent à l’écran.
Évidemment, l’écran et la page sont fondamentalement différents du point de vue
Université Matej Bel, Banská Bystrica, Slovaquie
�����������������������������������������������������������������������������������������
On utilise aussi les termes « médiate » ou « médiatisée ». Nous avons opté pour le terme
proposé par Panckhurst (1999).
200
Katarína Chovancová
de la stabilité qu’ils sont capables de confier au texte véhiculé. L’écran, quoique
stable et fixe en soi, sert de cadre pour des mots en mouvement perpétuel, aux
paroles sans cesse modifiées, aux textes en train de se construire, toujours ouverts,
dont l’existence est, notamment dans le cas du tchat, éphémère et peu durable. La
discussion de tchat défile dans une fenêtre qui est dotée de contours bien clairs ;
pourtant, cette discussion affichée n’a ni de début, ni de fin. Son début et sa fin sont
identifiés de façon différente par chacun, dans la mesure où chaque participant les
associe subjectivement aux moments de son entrée et de son départ du « salon
de tchat ». Le tchat est donc une expérience énonciative, dans laquelle l’espace
d’affichage est perçu de manière individuelle.
Toutefois, l’espace de la discussion sur Internet ne se limite pas à l’espace
d’affichage (d’écriture et de lecture à l’écran). Parallèlement, il existe un autre
espace, physique, défini par l’existence réelle des tchateurs (le chez soi, l’école,
le bureau, etc.). Ce sont les endroits où l’on se trouve physiquement lorsqu’on
tchate ou lorsqu’on navigue sur Internet. Cet entourage physique joue un rôle non
négligeable : non seulement les tchateurs y font référence dans leur discours, mais
leur environnement vital représente un cadre donnant naissance à des interactions
« réelles », simultanées à celles qui se déroulent en ligne. Ces interactions réelles
représentent souvent une contrainte importante (une interruption, un empêchement)
par rapport à la discussion en ligne. Or, le tchat n’est pas une activité énonciatrice
simple ; elle se déroule sur plusieurs plans. Ce qui apparaît à l’écran, production
assez complexe en soi, n’est qu’une partie de la réalité du tchat plus large.
La spatialité (tout comme la temporalité) du tchat est donc relative. Nous
soutenons, par conséquent, que la notion de l’énoncé, traditionnellement conçu
comme produit de l’énonciation, est, dans un certain sens, remise en question par
ce type de discussion. Cette remise en question découle d’une discordance entre
les paramètres spatiaux de l’énoncé produit et ceux de l’énoncé affiché.
Paramètres énonciatifs hétérogènes
La discussion en direct sur Internet est classée par la plupart de théoriciens parmi
les discours mixtes, hybrides ou contaminés, en tout cas ceux qui sont caractérisés
par des paramètres apparemment contradictoires, relevant de l’oralité et de la
scripturalité à la fois.
Nous proposons de considérer l’oral et l’écrit non seulement comme deux
réalisations matérielles différentes d’un discours, mais de voir derrière eux des
stratégies énonciatives de nature essentiellement distincte (Chovancová 2008 :
86). La co-présence des locuteurs, la possibilité d’interlocution, la présence d’une
Pour une pragmatique de l’écriture interactive en ligne
201
instance médiatrice, autant de paramètres qui viennent marquer les discours
du point de vue de leur caractère au sens général, dépassant leur réalisation
matérielle. Si on admet que les discours écrits sont le plus souvent associés à un
ensemble de paramètres précis (non interlocution, non co-présence, et l’existence
de l’instance médiatrice) et les discours oraux par un ensemble de paramètres
contraires (interlocution, co-présence et l’absence de l’instance médiatrice) on se
rend compte que les discussions en ligne mélangent la matérialité écrite et les
paramètres énonciatifs typiques plutôt pour les discours oraux.
La perspective que nous adoptons pour pouvoir positionner approximativement
le tchat du point de vue de la typologie textuelle et discursive, ainsi que du point
de vue de son éventuelle généricité, s’inspire des théories de Findra (2004) et de
Patráš (2002), qui proposent de caractériser les textes par une série de binômes de
paramètres opposés. À l’issue de ce type d’approche appliquée aux discussions sur
Internet, on souscrit à l’hypothèse selon laquelle l’oralité est le paramètre crucial
pour déterminer les propriétés des textes concrets (Patráš 2002 : 7 et 29). Il est
important de souligner que le tchat révèle plus que cette tension basique entre
l’oral et l’écrit, plus qu’un métissage des traits dichotomiques. La communication
en presqu’immédiat, non préparée, très ancrée dans le contexte situationnel utilise
un ensemble de moyens d’expression et de faits de communication très hétérogène.
Ce qui plus est, ce type d’objet communicationnel complexe « se défend » de se
laisser saisir en employant les critères traditionnellement utilisés dans les essais
classifiants ou typologisants, depuis longtemps présents en linguistique textuelle
ou en stylistique.
L’alinéa et l’énoncé
La question de l’émergence du sens dans ce flux de messages tapés dans la hâte et
visualisés dans un apparent désordre, pleins d’erreurs non volontaires, ainsi que
de graphies nouvellement inventées, peut être envisagée à partir de l’examen du
statut et de la structure de l’énoncé et des rapports entre l’énoncé et l’alinéa. Ces
deux unités de dialogue, dont une (énoncé) est résultat du travail énonciatif fait
par le locuteur-scripteur lui-même et l’autre (alinéa) ne résulte de ce travail qu’en
�������������������������������������������������������������������������������������
Pour la pr�������������������������������������������������������������������������
sentation de la théorie des binômes de traits distinctifs, voir l’ouvrage
Štylistika slovenčiny de Findra�����������������������������������������������������
ainsi que différents travaux des membres de l�������
’école
sociolinguistique de Bansk������������
á Bystrica.
Katarína Chovancová
202
partie, ne se correspondent pas toujours. Cela signifie que les lignes de dialogue
ne véhiculent pas toujours des idées complètes et le sens, il faut le chercher et le
recomposer en s’appuyant sur certains indices. Or, comment doit-on lire le tchat ?
Plusieurs questions partielles s’imposent. La première est celle de l’identification
des frontières de l’énoncé : où commence-t-il exactement ? Quel est le point où
on peut considérer l’énoncé comme clos ? Comment définir les rapports entre
les frontières globales de l’énoncé et les bornes intérieures qui le structurent
davantage ? Cette dernière question se pose d’autant plus que la réalisation
linéaire des énoncés ou de leurs fragments s’accompagne du chevauchement
des messages émis par des énonciateurs différents, ce qui entraîne le risque de
mauvaise compréhension.
Les bornes
Quant à la frontière initiale de l’énoncé, on aurait tendance à l’identifier
spontanément au début de l’alinéa. Un regard plus attentif montre cependant que
ce n’est pas tout à fait le cas. Le début de l’alinéa contient d’abord des éléments
qui n’ont pas été émis par le locuteur-scripteur : il s’agit le plus souvent, selon le
dispositif technique du tchat qu’on a choisi d’observer, de deux ou trois éléments :
le temps de l’émission du message, le pseudo de l’émetteur, et éventuellement le
pseudo du récepteur visé. Dans l’exemple 1, l’alinéa débute donc par l’indication
du pseudo de l’émetteur entre les crochets
1.
<PeterPan> ca va Diana et toi ? et dans l’ex. 2, en slovaque, par l’indication du temps d’émission du message,
suivie du pseudo de l’émetteur (krehka) et celui du destinataire (fifo)
2.
(10:21:20 krehka) fifo: zostatok, ci ostatok ?? xii ....taky yy..koncek !!)))))) [la
traduction française possible du message serait la suivante : le reste ou les restes?
lol.... une fin, en tout cas]
�����������������������������������������������������������������������������������
Très sommairement, nous utiliserons ici le terme d’énoncé pour désigner les unités
de dialogue, dotées d’un sens relativement complet, porteuses de valeur pragmatique,
correspondant à un ou plusieurs « actes » au sens de Roulet. En revanche, nous
parlerons de l’alinéa en nous référant aux unités graphiques correspondant à des lignes
du dialogue telles qu’elles s’affichent à l’écran.
Pour une pragmatique de l’écriture interactive en ligne
203
Ces éléments qui marquent le début de l’alinéa du point de vue technique ne peuvent
pas être vraiment pris en compte dans l’analyse de la structure de l’énoncé. Ils ne
jouent qu’un rôle en quelque sorte secondaire dans la construction du sens. L’énoncé,
tel qu’il nous intéresse, commence après le pseudo de l’énonciateur. Quand on veut
tchater, il faut donc s’habituer à cette lecture sélective. De plus, dans la plupart des
cas, l’alinéa est perçu différemment par l’émetteur et par le récepteur. Tandis que
le récepteur perçoit les mots qui lui sont adressés par l’émetteur en même temps
que les indications techniques ouvrant l’alinéa, l’émetteur construit son énoncé
sans s’occuper de ces éléments initiaux qui seront rajoutés automatiquement à son
message quand il aura appuyé sur la touche « entrée ». Nous insistons sur cette
différence entre le début de l’alinéa et le début de l’énoncé ; le premier vient se
rajouter au second. Le début de l’alinéa, tel que nous l’avons montré, a peu à voir
avec le processus de l’énonciation, sauf qu’il en marque quelques circonstances,
car il dépend uniquement du dispositif technique.
La distinction entre l’énoncé et l’alinéa est observable également quand on veut
identifier la/les frontière(s) finale(s) de l’un et de l’autre. Dans certains cas, la fin
de ligne est imposée par le système ; l’ordinateur limite le nombre de caractères
qui peuvent être tapés sur une ligne. Là où le passage à la ligne se fait en fonction
de la décision de l’émetteur, il marque soit la fin de l’énoncé complet (ex. 3), soit
la fin d’un fragment de l’énoncé (ex. 4) :
3.
<diana1> les chats c est justement l endroit pour partager ses opinions
4.
<ColibrY> si tu savai
<ColibrY> ce dont ej susi capable
Ce dernier exemple dévoile le problème de l’incomplétude des énoncés, qui est
important dans le processus de la construction du sens dans le tchat.
Dans tous les cas, le passage à la ligne est une marque conclusive, une espèce
de ponctuant final. On constate qu’il s’agit d’une marque obligatoire dans le
marquage de la fin de l’énoncé entier, ainsi que dans le marquage de la fin du
fragment de l’énoncé. Cette marque peut néanmoins être accompagnée d’autres,
telle que la ponctuation finale au sens traditionnel, présente notamment dans le
��������������������������������������������������������������������������������������
Dans certains tchats, même le pseudo du destinataire est marqué automatiquement. Dans
ce cas, il y a une réelle différence entre l’énoncé tel qu’il est composé par l’énonciateur
et tel qu’il est perçu par son destinataire : ce dernier peut avoir affaire – au début de la
ligne – à trois éléments au lieu de deux (le temps de l’affichage de l’énoncé, le pseudo
du destinateur, le pseudo du destinataire).
204
Katarína Chovancová
cas des énoncés ou des fragments d’énoncé à valeur interrogative ou exclamative.
Dans beaucoup de cas, cependant, le passage à la ligne constitue la seule marque
de ponctuation finale.
La distinction entre l’énoncé et l’alinéa est nécessaire d’autant plus qu’elle ne
peut pas être ramenée à la question des frontières initiale et finale. Les rapports
entre les deux types d’unités sont plus complexes et se manifestent le plus souvent
quand il s’agit d’examiner la fragmentation, procédé crucial dans l’énonciation
tchatée.
Les (non-)correspondances
Pour expliquer la fragmentation, il convient de faire la distinction entre l’alinéa,
l’énoncé et le fragment de l’énoncé en distinguant deux cas de figure : celui où
l’énoncé correspond (par sa frontière finale) à l’alinéa (ex. 3 et 5) :
5.
<GiOvAnNi_77> MelleSy jt’en prie on se mari qd ? tu fai koi ce we ? axxelle t
invité bien sur
et celui où cette correspondance n’est pas réalisée (énoncés fragmentés, ex. 4 et 6)
6.
<+anna_qbc_hate_pv> pi jai deja donner un cou de pied a un messieur
<+anna_qbc_hate_pv> qui parlait a ma mere
Cas de figure 1 : l’alinéa correspond à l’énoncé
Dans le premier cas de figure, l’alinéa correspond à l’énoncé. Il s’agit des cas
où l’alinéa, après les éléments initiaux, engendrés automatiquement, contient un
énoncé qui véhicule un sens relativement complet, et qui s’intègre plus ou moins
bien dans le contexte conversationnel. Cependant, la structure d’un tel énoncé peut
être très variée. Cette variation structurelle de l’énoncé peut être envisagée en
distinguant, au sein de l’énoncé, deux types d’éléments, du point de vue de leur
valeur pragmatique.
A.
Tout d’abord, les éléments à fonction prioritairement phatique, pragmatique et / ou
organisatrice, qui ne véhiculent pas de contenu propositionnel proprement dit ou
pour lesquels ce rôle n’est que secondaire
B.
Ensuite, les éléments dont la fonction primaire est de véhiculer l’information et
d’assurer la progression thématique, et cela par le moyen d’une structure syntaxique
plus ou moins « complète », plus ou moins « élaborée ». À cette fonction primaire
peuvent s’ajouter, en second lieu, des fonctions phatiques et organisatrices.
Pour une pragmatique de l’écriture interactive en ligne
205
La distinction entre les deux types d’éléments selon la fonction pragmatique
prédominante permet d’aller plus loin et d’identifier, à l’intérieur des énoncés,
des zones : les zones marginales (initiale et finale), réservées prioritairement aux
éléments du type A et la zone centrale, réservée aux éléments du type B. Les
éléments qui apparaissent dans les zones marginales peuvent également figurer,
sous certaines conditions, dans le corps de l’énoncé. Ces occurrences nous
intéressent dans la mesure où elles correspondent aux points de jonction entre
les segments à l’intérieur de l’énoncé. C’est le cas de l’ex. 7 où on distingue deux
segments grâce à l’enchaîneur et.
7.
<+made_in_77> axxelle je t’aime et jaai pa fumé
Il n’est pas pour autant exclu que l’énoncé ne soit constitué que par un ou plusieurs
éléments qui figurent typiquement dans les zones marginales (les ponctuants, les
organisateurs ou les termes d’adresse, ex. 8, 9, 10). Il peut s’agir, par exemple,
d’un message constitué uniquement par un terme d’adresse :
8.
<timal_ki_la_> mdr DMX93
9.
<coco2675> lucass
10.
<Full_Metal_Alchi> MelleSy huhu ptdr
On peut faire l’hypothèse que la répartition en zones permet au récepteur de
s’appuyer, dans le processus de la lecture, sur les zones centrales pour extraire
l’information véhiculée par le message. Précisons encore que les éléments
susceptibles de figurer (et figurant, de façon récurrente) dans les zones marginales
de l’énoncé sont des salutations, des termes d’adresse, des ponctuants, des marques
d’émotions (interjections, exclamations et tout élément assimilé), etc.
La qualification des ressources structurantes des zones initiale et finale montre
les valeurs pragmatiques différentes de ces deux marges. La marge initiale sert
à situer le discours par rapport aux énoncés précédents, en d’autres termes de
l’intégrer dans l’ensemble de la conversation. La zone finale sert, en revanche,
semble-t-il, essentiellement à indiquer le degré de clôture / de complétude de
l’énoncé véhiculé par l’alinéa. C’est elle qui permet de comprendre s’il s’agit d’un
énoncé complet ou bien d’un fragment.
Nous avons envisagé jusqu’ici pour la plupart l’ « alinéa-énoncé », donc celui
qui peut être défini « par la négative comme un alinéa non fragmenté » (Pierozak
2003 : 846). Parmi ces énoncés, on en trouve qui sont segmentés à l’intérieur
(on peut les appeler, avec Pierozak, « énoncés du type 2 en 1 » ou « énoncés
Katarína Chovancová
206
complexes », s’il y a plusieurs segments). Les segments qui forment le corps de
l’énoncé peuvent être distingués à la base de critères différents, par exemple selon
le récepteur visé :
• le destinateur : les segments dans l’exemple suivant ont des destinataires
différents (MelleSy et Axelle). Dans l’exemple 11, la 1ère partie du message est
destinée à MelleSy, la 2ème à Axxelle.
11.
<GiOvAnNi_77> MelleSy jt’en prie on se mari qd ? tu fai koi ce we ? axxelle t
invité bien sur
Ou encore, les segments diffèrent par leur orientation pragmatique (ex. 12, 13, 14)
• l’orientation pragmatique : dans ce cas-là, les segments correspondent à des
actes de langage primaires différents (dans l’exemple 12, il s’agit d’un segment
à valeur interrogative ya une femme seul, suivi d’un autre, à valeur d’un ordre
tapper 75. Les exemples 13 et 14 manifestent une structure semblable) :
12.
<robeu_ch_sex> ya une femme seul tapper 75
13.
<timal_ki_la_> je le savai tu kiff ? !loll
14.
<LL__LaDy_LiaH__LL> mais euhh arete de débalé ma vi !! Jonathan_77_971 lool
t ki ?!!
Les segments de l’énoncé sont soit
• non marqués
15.
<bomeccam28> ki conai misscaline28 ???? je la recherche !!!!!
16.
<MelleSy> WismerhilL mon futur mari !! contente de te revoir !! ca va bien ??
t’aurai pas oublié notre nuit de noce mdr
soit
• marqués par un élément verbal figurant typiquement dans la zone marginale
(tel ou koi et mdr – dans les exemples suivants)
17.
<Goss_bo_95> Ya pa dmeuf ici ou koi venez en pv
18.
<+MeufPepere> Made_in_77 pa ce soir mdrr la semaine pro
L’emploi des ponctuants, des organisateurs, des termes d’adresse et assimilés à
l’intérieur du corps de l’énoncé est justifié, précisément, par ce rôle de balisage des
frontières internes des segments.
Pour une pragmatique de l’écriture interactive en ligne
207
Cas de figure 2 : l’alinéa ne correspond pas à l’énoncé
Nous envisagerons maintenant les cas où la correspondance entre l’alinéa et
l’énoncé n’est pas réalisée. En pratique, cela signifie prendre en considération les
cas où un énoncé correspond à plusieurs alinéas, étant divisé en plusieurs parties
dont chacune se trouve sur une ligne séparée. Dans ces cas, l’énonciation se fait,
pour ainsi dire, en étapes. Les parties d’un même énoncé peuvent se succéder
immédiatement, mais il est plus fréquent, comme on va le voir, que leur continuité
se voie interrompue par des alinéas intercalés, produits par d’autres tchateurs.
Regardons les ex. 19, 20, 21 et 22 qui illustrent le phénomène de fragmentation.
19.
<+anna_qbc_hate_pv> pi jai deja donner un cou de pied a un messieur
<+anna_qbc_hate_pv> qui parlait a ma mere
20.
<Doc_> non mais t’as pas honte
<Doc_> à ton age
21.������������������������
<+made_in_77> meufpepere
<+made_in_77> okay
<+made_in_77> je
<+made_in_77> note
<+made_in_77> tinkiete
<+made_in_77> tu sai
<+made_in_77> koi
<+made_in_77> na tu
<+made_in_77> sai
<+made_in_77> pa
<+made_in_77> lol
22.
<@FireFox> Change le !
<@FireFox> Stp
��������������������������������������������������������������������������������������
Le cas en quelque sorte opposé est représenté par les énoncés correspondant à un seul
alinéa, mais ayant une structure plus complexe, consistant en plusieurs segments à
valeur énonciative ou pragmatique différente.
���������������������������������������������������������������������������������
Les alinéas dans les exemples 19 à 22 n’ont pas été interrompus par des messages
intercalés. Dans ces cas, le degré de chevauchement est donc négligeable. La situation
est différente pour l’exemple 23, choisi délibérément pour montrer le chevauchement.
208
Katarína Chovancová
Dans tous ces exemples, nous n’avons pas tenu compte, pour les raisons pratiques
de présentation, des messages intercalés. Ainsi, nous ne présentons que les fragments sélectionnés qui forment un seul énoncé. En réalité, ce type de fragments
n’apparaît presque jamais dans le corpus l’un tout de suite après l’autre. L’exemple
23 montre le chevauchement qui est la propriété constitutive du dialogue tchaté. Il
s’agit d’un extrait non modifié, tel qu’il figure dans le corpus, avec la numérotation
d’origine. Les alinéas 182, 187, 193 et 194 dans l’exemple suivant (23) montrent
une certaine continuité sémantique :
23.
B182 <+made_in_77> lafonsdeee ouai grave j’ai pété mon pare brise g le sum
183 <seg> Voici le h t t p : / / A X L2 5 0 5 . s k y b l o g . c o m - le blog ki
vous rendra riche en 2-3 semaines max. Ca coute rien d’aller voir. Surpassez votre
flamme de retaper l’adresse. Ca peut changer votre vie
B184 <WismerhilL> g ma voiture
B185 <axxelle> MelleSy de chagrin ...
B186 <crise2neige> le garden c’est à chier
B187 <+made_in_77> a coze d’une boule de neige
B188 <loubina> mouahhhhh made_in_77
B189 <DMX93> t inkiete jlai prend tous un part un
B190 <DMX93> merci kan mm
B191 <Full_Metal_Alchi> Bob_Leponge_19 tu sais la vie hein elle est faite de
plein d’aleas (:
B192 <MAROCAIN78> grev de qui
B193 <+made_in_77> jvai porté plainte contre seat
B194 <+made_in_77> lol
Dans des cas comme celui-ci, le repérage et la reconstitution de l’énoncé complet
se fait grâce à des éléments lexicaux en rapport de proximité. Cela signifie que l’on
arrive à interpréter le discours de Madein77 grâce à la présence de certains items
lexicaux, tels que mon pare brise (182) et porté plainte contre seat (193). À part la
proximité lexicale, la reconstitution du sens repose aussi sur les zones marginales
et elle se fait notamment à partir des éléments qui figurent au début des fragments
successifs (tel que, dans l’ex. 24, l’enchaîneur et si) :
24.
<+Tipp_Ex> monsieur gere les priorités...
<+Tipp_Ex> et si il a le temps...
<+Tipp_Ex> il va nous caser...
Pour une pragmatique de l’écriture interactive en ligne
209
L’exemple (25) montre, en revanche, que le jeu de la fragmentation peut se jouer
à plusieurs. On s’aperçoit que cette suite de messages est produite par deux
énonciateurs : Tippex qui en produit les quatre premiers et MeufPepere écrit le
message reformulateur final. Celui-ci ne peut être compris qu’en relation à ce qui
a été dit précédemment par Tippex.
25.
<+Tipp_Ex> il sait pas...
<+Tipp_Ex> il verra...
<+Tipp_Ex> tres bien...
<+Tipp_Ex> de mieux en mieux ...
<+MeufPepere> En gro i veu pa Tipp_Ex
Les raisons d’être pragmatiques des énoncés fragmentés sont diverses. On
peut considérer « qu’en production, le tchateur, en faisant le choix de disposer
typographiquement son énoncé ainsi, veut orienter (voire faciliter) simultanément
le décodage, en réception. [...] La frappe de la touche « entrée », lors de l’élaboration
textuelle, aide toutefois aussi l’énonciateur lui-même à structurer son discours. »
(Pierozak 2003 : 808) On segmente son énoncé pour maintenir l’attention de
l’interlocuteur sur une étendue textuelle plus grande, ainsi que pour en faciliter
la réception.
L’examen des fragmentations relevées dans le corpus laisse cependant croire que
les tchateurs fragmentent leurs énoncés également pour empêcher une éventuelle
ambiguïté de leur propos. Cette désambiguïsation peut se faire en ayant recours à
deux stratégies majeures :
• la reformulation : la valeur pragmatique du deuxième message (ou d’un des
fragments suivants, s’il y en a plusieurs) est de reformuler le premier. Il peut
s’agir de l’auto- ou de l’hétéroreformulation marquée ou non marquée
26.
<+made_in_77> najoua lol t ma femme bientot on espere
<+made_in_77> enfin jespere
27.
<+Tipp_Ex> tu vas porter une jupe MeufPepere ??
<+Tipp_Ex> tailleur quoi ...
• l’ajout : le message d’ajout apporte une précision ou bien il est doté d’une autre
valeur métalinguistique (dans l’exemple 28, c’est je kiff qui est censé éclaircir
l’intention non agressive de l’énonciateur et du deuxième alinéa de l’exemple
29 qui est censé accentuer le caractère ludique de l’échange)
Katarína Chovancová
210
28.
<+made_in_77> nan MeufPepere c chaud les marrons
<+made_in_77> lol
<+made_in_77> jkiff
29.
<+Tipp_Ex> tu sais que j’aime pas ne pas etre rasé de pres...
<+Tipp_Ex> comme dans la pub...
<+Tipp_Ex> mdrr.
L’émergence du sens dans la discussion de tchat
Réussir à communiquer dans le tchat demande une certaine connaissance du média,
la maîtrise des mécanismes d’énonciation qui sont propres à celui-ci, une bonne
orientation (au niveau de la réception, tout comme au niveau de la production)
dans l’ensemble d’éléments qui contribuent à la construction de l’univers spatiotemporel du « salon ». Le dialogue affiché n’est pas facile à suivre. Le plus
souvent, les tchateurs sont obligés de recomposer les messages qui ont été émis
bout par bout ; les pièces d’une même unité de sens sont séparées par d’autres
lignes, d’autres messages. Même si on arrive à retrouver le fil conducteur, on est
confronté à des fragments d’information, à caractère syntaxique rudimentaire,
auxquels il faut redonner du sens en parcourant de nouveau le texte précédent ou
même en les lisant à haute voix. Si le tchateur novice n’est pas familier avec les
manières dont se structure le dialogue, il ne réussira qu’avec difficulté à entrer en
discussion et à trouver des co-locuteurs.
L’émergence du sens dans le tchat dépend ainsi de la maîtrise des éléments qui
renvoient à tout ce qui fait sa spécificité : l’expressivité et la création verbales, la
structure peu rigoureuse de l’échange, le rôle crucial de la deixis, l’importance
des structures-cadre à fonction exclusivement phatique, les éléments stéréotypés
qui forment une propriété commune de la communauté linguistique qui se crée
au fur et à mesure dans chaque « salon » et qui est formée de tchateurs habitués.
On pourrait dire avec Pierozak (2003 : 917) que l’énoncé tchaté est un objet de
nature variable, possédant des contours non déterminés et jouant sur des schémas
structurels différents. La conscience de cette variabilité de l’énoncé tchaté, de
ses schémas structurels et de ses valeurs pragmatiques est essentielle pour une
pratique réussie de ce mode de communication.
Pour une pragmatique de l’écriture interactive en ligne
211
Bibliographie
Chovancová, K. 2008 : Les discussions en direct sur Internet : conditions d’énonciation,
propriétés linguistiques, aspects pragmatiques. Thèse de doctorat. Université Rennes
3 – Haute Bretagne.
Findra, J. 2004 : Štylistika slovenčiny. Martin : Osveta.
Panckhurst, R. 1999 : Analyse linguistique assistée par ordinateur du courriel. Internet
communication et langue française. Éd. J. Anis. Paris : Hermès science publications.
55-70.
Patráš, V. 2002 : Interdisciplinárne kooperácie. Banská Bystrica : FHV UMB.
Pierozak, I. 2003 : Le « français tchaté ». Une étude en trois dimensions – sociolinguistique,
syntaxique et graphique – d’usages IRC. Doctorat nouveau régime, Lille-Thèses.
Roulet, E. et al. 1987 : L’Articulation du discours en français contemporain. 2e édition.
Berne : Peter Lang.
Chantal Claudel
Représentation des marqueurs de politesse du japonais
en français
1. Introduction
Cette étude rend compte de la façon dont, dans des œuvres littéraires françaises :
Madame Chrysanthème (1887) de P. Loti et L’honorable partie de campagne
(1924) de T. Raucat, une vision de l’éthos hiérarchique japonais est donnée à voir
dans des tournures linguistiques françaises modelées à dessein pour permettre
la mise en scène d’une forme de déférence éloignée de celle en vigueur dans la
culture française.
Certes, le passage de formules rituelles d’une langue à une autre est toujours
délicat tant les stigmates de la culture qui les a vues naître sont profonds, mais il
ne s’agit pas ici de traductions. Les romans analysés sont des originaux qui, bien
que rédigés en français, comportent certains traits frappés du sceau de l’étrangeté
en raison de la place accordée à la déférence. L’impact de facteurs contextuels,
en l’occurrence la langue/culture japonaise, sur certaines structures linguistiques
utilisées dans ces romans est indéniable.
Aussi, en prenant pour point de départ la déférence en japonais, on se propose de
dégager comment certaines formes grammaticalisées (suffixes, adjectifs, etc.) du
français entrent en résonance avec la catégorie de la politesse. En d’autres termes,
on envisage de pointer la façon dont la déférence du japonais peut se réaliser dans
des formes créées pour l’occasion, car peu usitées ou inusitées entre natifs, à partir
du potentiel de la langue française.
Après avoir présenté certains des moyens dont dispose le locuteur japonais pour
exprimer la politesse, on procède à l’analyse des formes linguistiques employées en
français par Loti et Raucat pour représenter des aspects de la déférence inhabituels
dans cette langue/culture.
Université Paris 8 – Syled-Cediscor (Paris 3)
214
Chantal Claudel
2. Cadre d’analyse
2.1. L’expression de la politesse
Sur le plan linguistique, la politesse peut se réaliser de manières extrêmement
variées selon les langues considérées. Outre les termes d’adresse, les locuteurs
ont à leur disposition les niveaux de langue, les affixes de politesse et les formules
rituelles (cf. Kerbrat-Orecchioni 1994 : 90).
Les formes qui caractérisent l’adresse en japonais au regard du français vont être
introduites afin de cerner la valeur attribuée aux différentes unités et de mesurer
l’écart que le passage d’une langue à l’autre est susceptible d’engendrer.
2.1.1. L’adresse
Les locuteurs français et japonais se positionnent ou interpellent leur interlocuteur
en recourant à un répertoire lexical et morphosyntaxique qui diffèrent. Le
français comprend un éventail de procédures infiniment moins étendu que le
japonais : la possibilité d’interchangeabilité des formes linguistiques (vous et tu
appelant généralement un vous ou un tu en retour) participe à la limitation du
choix allocutoire. Quant aux indices de la personne du japonais, ils traduisent la
réalité socio-affective (lexèmes référant au statut, à la profession, à la position
dans la structure familiale, formes de déférence, etc.) et permettent de se situer
ou de situer l’autre en fonction de la place de chacun dans la structure familiale,
hiérarchique, sociale (cf. infra).
Corrélativement, la diversité d’emploi des termes du français est moindre au
regard de celle du japonais. En effet, les formes d’adresse sont, dans cette langue,
aussi variées que les paramètres à l’origine de leur réalisation : cadre (formel vs
informel), nature de la relation, sexe, âge, etc. Il convient cependant de préciser
qu’on se place dans la représentation seulement, car, dans les faits, une distinction
existe entre situation formelle vs informelle, une même personne pouvant employer
des formes distinctes vis-à-vis d’un même interlocuteur selon les circonstances et
le lieu de l’interaction.
2.1.2. L’expression des rôles interlocutifs en japonais
Pour référer à l’interlocuteur ou au délocuté en japonais, la panoplie de marqueurs
existant est bien plus destinée à rendre compte du type de relation qui unit les uns
aux autres, qu’à mettre en avant un individu en particulier (cf. Claudel 2002 : 170).
De nombreux désignatifs renvoient en priorité à des rôles interlocutifs. En ce sens,
ils appartiennent à la deixis sociale.
Représentation des marqueurs de politesse du japonais en français
215
Ces « rôles interlocutifs traduisent le lien intrinsèque existant entre personnes
– ou participants – de la réalité sociale et marques linguistiques. [Les formes
en question] ne peuvent donc pas être saisies indépendamment de cette réalité.
Les rôles interlocutifs font, en outre, surgir un axe relationnel asymétrique, car
à la différence de ce qu’offrent les pronoms personnels du français, les termes
d’adresse et de désignation du japonais n’autorisent pas l’interchangeabilité des
rôles […] » (ibid. : 176).
2.1.2.1. La déférence
C’est le cas du registre de langue dans lequel s’inscrit la catégorie de la déférence ;
une catégorie qui s’articule autour de données sociologiques et psychologiques
(cf. Ide 1982 : 366). Les facteurs sociologiques renferment : « le milieu social,
le statut social de chacun, les rapports entre les protagonistes, le degré de
politesse et le souci stylistique » (Aoki 2001 : 131). Les données psychologiques
comprennent : « l’affectivité (intimité, proximité, éloignement), le sentiment
de gratitude, la conscience d’appartenance à un groupe (intérieur/extérieur) »
(ibid.). Outre des paramètres statutaires, le registre de langue comprend le degré
de distance (proche vs éloigné) et la place respective de chacun dans différentes
sphères d’appartenance : régionale, professionnelle, sociale, etc.
Trois ordres composent la déférence : les sonkeigo (langage honorifique), les
kenjôgo (langage d’humilité) et les teineigô (langage de politesse). Plusieurs
critères permettent le déploiement de ces formes. L’un d’eux concerne les portées
interlocutoire et/ou délocutoire de l’énoncé. La dimension interlocutoire se
matérialise dans des formes honorifiques et d’humilité, tandis que les formes de
délocution se réalisent dans le langage de politesse. Parallèlement, l’actualisation de
formes de déférence dépend de phénomènes comme le sentiment d’appartenance à
un groupe – lequel sous-tend les notions d’intériorité/extériorité, distance/intimité
– ou le mode de positionnement de chacun dans la hiérarchie. 2.1.2.2. Les préfixes o et go
Un des modes d’expression de la déférence se réalise dans l’emploi des préfixes o
et go, lesquels signalent l’interlocuteur ou le délocuté. Ces marqueurs obéissent
Cf. également Coulmas (1992 : 313).
La déférence n’implique pas uniquement l’humilité du locuteur, mais suppose aussi la
mise en avant de la supériorité de l’interlocuteur (cf. Matsumoto 1988 : 413).
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Cf. Wlodarczyk (1996 : 279) ; voir également Tsujimura et alii (1992).
Chantal Claudel
216
à des usages socio-relationnels et véhiculent une valeur de respect, de modestie
ou de politesse. Ils peuvent servir à désigner des objets inanimés (o-shio, votre
sel), des actions (o-denwa, votre appel téléphonique, go-ryokô, votre voyage) ou
des personnes (o-tomodachi, votre ami). De la sorte, ils indiquent que le lexème
précédé de o ou de go, appartient au domaine du partenaire interlocutif.
L’utilisation de o et go est fluctuante. Comme l’illustre le bref aperçu cidessous, o/go accompagnent certains noms (cf. Kuwae 1980). La plupart sont des
noms de parenté ou de relation :
Respect
okaasan (votre mère)
goshujin (votre époux)
gokazoku (votre famille)
Humilité
haha (ma mère) shujin (mon mari) kazoku (ma famille) Neutre
haha / haha-oya
otto
kazoku
Ils se rencontrent également avec certains termes de la vie courante. Ils ont en ce
cas une valeur de politesse ou de respect :
Politesse ou respect
ofuro (le bain)
ocha (le thé)
oniwa (le jardin)
otegami (la lettre)
Neutre
furo
cha
niwa
tegami
En résumé, l’emploi de o ou go avec un nom s’effectue avec une entité animée ou
inanimée. Ces particules signalent la sphère de l’interlocuteur aussi bien que celle
du délocuté.
2.1.2.3. Les escortes de prénoms, de patronymes, etc.
En japonais, le nom propre (prénom ou patronyme) est généralement accompagné
d’un lexème qui relève de critères d’âge ou de proximité relationnelle ou affective
(nom et/ou prénom + kun / chan / san etc.). Les patronymes peuvent aussi être
employés avec un terme qui dénote la position de l’interlocuteur ou, comme c’est
le cas également avec un nom de métier, la qualité – formelle/neutre – de la relation
O est généralement employé avec les mots d’origine japonaise, tandis que go accompagne,
en principe, les termes d’origine chinoise (cf. Makino et Tsutsui 1997 : 346).
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Ils peuvent également accompagner des verbes et des adjectifs.
Représentation des marqueurs de politesse du japonais en français
217
(nom propre + san/sama). Ces lexèmes n’ont pas d’équivalent en français. Ils
sont fréquemment traduits par un appellatif (mademoiselle, madame ou monsieur)
dépouillé de la valeur relationnelle contenue dans les termes japonais : « Sur
des lettres anciennes […] deux caractères qui signifient son nom : “Kikou-San”
(Chrysanthème madame) » (Loti 1990 : 127).
Si l’usage du prénom est réservé aux intimes, la mention du seul nom, sans
l’adjonction d’un lexème du type san, kun ou chan etc., est une démarche
« comparable à l’utilisation du prénom anglais » (Nakane 1974 : 41). Il n’est donc
employé qu’entre proches.
San peut aussi être adjoint aux noms de métiers ou à des titres comme dans
sakana-ya-san (poissonnier), shichô-san (maire) etc. à l’instar de ce qui se passait
en français au siècle dernier : monsieur l’ingénieur, madame l’institutrice etc.
« Récemment, par calque de l’anglais, Monsieur s’emploie (1966) suivi d’un
nom qui désigne l’activité, la compétence de la personne en cause, ou la charge
qui lui est confiée. » (Dictionnaire historique de la langue française : entrée sieur
1993).
Ceci posé, voyons comment Loti et Raucat ont, par un phénomène de calque,
transposé ces tournures dans leurs œuvres pour mettre en scène un « éthos
déférentiel » (cf. Kerbrat-Orecchioni 1994 : 123) et livrer une image stéréotypée
de la langue/culture censée être représentée.
3. Éléments de contextualisation des données
Une rapide présentation du contexte d’émergence des romans desquels sont
extraites les occurrences précède l’analyse des corpus.
Les fragments analysés sont issus du roman de Julien Viaud, alias Pierre Loti
(1850-1923), Madame Chrysanthème et de celui de Roger Poidatz, alias Thomas
Raucat10 (1894-1976), L’honorable partie de campagne. La sortie, en 1887, du
roman de Loti coïncide avec un engouement pour le japonisme. L’émergence de
ce mouvement fait suite à l’ouverture du Japon et à sa présence à l’exposition
universelle de Paris de 1878.
10
Sama implique un niveau de déférence plus élevé que san.
Cette date situe l’émergence de cet emploi.
À propos de l’éthos, voir Kerbrat-Orecchioni (1994 : 72-88).
Un nom forgé à partir d’une phrase japonaise : Tomaro ka (Vais-je rester ?)
218
Chantal Claudel
C’est après un séjour au Japon11 que Loti écrit Madame Chrysanthème.
L’exotisme caricatural véhiculé par le roman est dénoncé par Victor Segalen (18781919) qui voit dans cet auteur, comme dans tous ceux qui s’essayent au « prêt-àporter de l’esprit » (Amossy 1991 : 9), « [des] pseudo-Exotes » qu’il qualifie de
« Proxénètes de la Sensation du Divers » (op. cit. 1995 : 755). Une étiquette que
Segalen aurait également pu appliquer à Raucat12 dont le livre est présenté par ses
éditeurs comme une « parodie de roman japonais ».
Les deux auteurs ont en commun leur expérience du Japon et une certaine
connaissance de la langue13. Le rapport de Loti à ce pays et à sa langue transparaît
dans certains passages de son roman : « […] depuis que j’habite avec elle, au
lieu de pousser plus loin l’étude de cette langue japonaise, je l’ai négligée, tant
j’ai senti l’impossibilité de m’y intéresser jamais… » (p. 109). Tout en avouant
sa désaffection pour le japonais, le personnage de Loti affirme néanmoins que
« [d]ans la langue de ce peuple poli, les injures manquent complètement ; quand
on est très en colère, il faut se contenter d’employer le tutoiement d’infériorité et
la conjugaison familière qui est l’usage des gens de rien. » (p. 135)
La connaissance approximative de Loti ne l’empêche nullement, comme
Raucat, de s’essayer à la transposition d’une certaine vision des comportements
linguistiques japonais en français.
4. La mise en scène d’un « éthos déférentiel »
Cette partie introduit les stratégies mises en œuvre pour exprimer le sémantisme
de la déférence par la transposition en français de ce que les auteurs se figurent être
les tournures japonaises, de même que l’analyse des effets pragmatiques produits
par cette transposition.
4.1. Les appellatifs
Parmi les moyens employés par les auteurs pour représenter la déférence, les
lexèmes japonais san et chan précédés d’un prénom ou d’un nom japonais (ex. 1
et 2), l’appellatif madame, mademoiselle ou monsieur suivi d’un nom de parenté
11 Entre le 8 juillet et le 12 août 1885.
12 Pilote de formation, Thomas Raucat est envoyé comme instructeur au Japon après la
première guerre mondiale. Au cours de son voyage de retour en Europe, il écrit son
roman qui, à ses dires, constitue « en quelque sorte un raccourci de [s]on année et demie
de vie au Japon » (Raucat 1984 : 6).
13 Dans la préface de l’édition de 1990 du livre de Loti, B. Vercier indique : « Il [Loti] a
même pris soin d’apprendre un peu la langue avant de débarquer […] » p. 8.
Représentation des marqueurs de politesse du japonais en français
219
(ex. 2), d’un nom de métier (ex. 3), du patronyme “traduit” ou non (ex. 4 et 5),
du prénom ou encore d’un terme caractérisant une personne (ex. 6) occupent une
place de choix :
1.
2.
Alors, deux jours plus tard, j’ai emmené trois de mes amies, Kimi-San, Shizue-San
et O-moto-san* […]
*
Mademoiselle Prince, mademoiselle Rivière-Paisible, mademoiselle HonorableSource : prénoms féminins (T. R. p. 21)14
[…] Ce sera Otoku-San* mon intime amie […]. J’ai eu le plaisir d’inviter aussi une
dame voisine qui est mariée. Le grand air fera du bien à elle et à monsieur son petit
garçon.
*
Mademoiselle Honorable-Bienfait (prononcer Otoksane) (T. R. p. 13)
3.
– Entrez, dis-je, messieurs les tatoueurs ! (P. L. p. 221)
4.
mademoiselle Petite-Tortue et Fuji-Chan1
Mademoiselle Petite-Glycine (T. R. p. 187)
1
5.
– Entrez, entrez, monsieur Kangourou ! (P. L. p. 110)
6.
[…] il demanda donc à monsieur l’étranger de lui en indiquer […] un. (T. R. p.
96)
4.1.1. Un procédé humoristique
Ces stratégies d’emploi des appellatifs ne sont pas étrangères au français comme
l’attestent certains passages de romans des siècles passés15.
Ce mode de désignation d’un tiers absent ou de l’interlocuteur est une marque
de respect vis-à-vis de celui-ci. Aussi, comme le note Lacroix : « Autrefois, le
domestique bien stylé parlait à ses maîtres à la troisième personne » (1990 : 86
cité par Coffen 2002 : 109) ; une démarche également utilisée avec certains noms
de professions :
7.
monsieur le professeur Kamei (T.R. p. 108)
14 Les extraits cités sont suivis des initiales de l’auteur : Thomas Raucat, T. R. et Pierre
Loti, P. L.
15 Cf. notamment Scarron, Le roman comique : « […] Monsieur l’Intendant […] Messieurs
de la ville » (1958 : 534), « […] Messieurs de l’embuscade » (ibid. : 538).
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220
Dans le corpus cependant, la majorité des occurrences contient un appellatif
suivi d’un nom de métier, d’un terme caractérisant, d’un nom d’oiseau etc., une
démarche étrangère aux usages français (cf. supra exemple 3) :
8.
Si Taro-san avait été le petit garçon d’un monsieur militaire ou d’un monsieur de la
noblesse, monsieur le chef de gare serait sorti de son bureau blanc pour lui faire
tout visiter avec cérémonie (T.R. p. 145)
9.
Tant pis pour mesdames mes amies ! (T.R. p. 35)
10.
Messieurs les emballeurs, sur ma prière, ont envoyé dans la soirée plusieurs petites
caisses ravissantes […] (P. L. p. 218)
11.
Monsieur le Cri-cri ne chante pas et n’a encore rien mangé. (T. R. p. 35)
A-t-on jamais vu dans cette langue/culture des tatoueurs (ex. 3), des déménageurs
(ex. 10) ou un oiseau (ex. 11) être considérés avec déférence ? Aussi, plutôt que
de voir dans l’emploi de ces appellatifs la mise en scène d’un éthos déférentiel,
on en déduit un écart avec les pratiques en français destiné à véhiculer une note
d’humour et, parallèlement, à introduire une touche d’exotisme.
4.1.2. Des effets d’exotisme
Le recours à un appellatif peut entraîner un effet d’exotisme. C’est notamment
visible dans l’emploi des noms propres dont le sémantisme témoigne d’une volonté
de faire croire qu’ils procèdent d’une traduction du japonais.
La démarche adoptée par Raucat se conforme à celle employée pour passer
d’une langue à l’autre. Parmi les termes choisis pour constituer un nom propre,
certains sont de ceux que l’on peut rencontrer en japonais (Mori-ko chan, Haruko chan). Petit (cf. ex. 12) dans ce contexte a donc un rôle de préfixe comme le
signale le tiret qui le sépare du terme auquel il s’adjoint. Son sens correspond
à celui du caractère ko qui signifie « enfant » et qui entre généralement dans la
composition du prénom d’une fille en japonais :
12.
mademoiselle Petite-Forêt (T.R. p. 191)
Mademoiselle Petit-Printemps (T.R. p. 203)
Les noms retenus par Loti sont plus fantaisistes. Outre que leur emploi est éloigné
des pratiques françaises, ils désignent des termes (cf. ex. 13) qui ne peuvent
apparaître dans la construction d’un prénom en japonais. Ils apportent néanmoins
Représentation des marqueurs de politesse du japonais en français
221
une note de crédibilité doublée d’une touche d’exotisme de par leur référence à la
nature :
13.
mademoiselle Œillet (P. L. p. 66)
mademoiselle Jasmin (P. L. p. 75)
madame Prune (P. L. p. 175)
Une autre procédure empruntée par Loti consiste à recourir à la transposition
de noms dont la sonorité permet une traduction éloignée de leur sens effectif,
les caractères destinés à les transcrire ayant une signification étrangère aux
homophones finalement retenus, comme c’est le cas en 14 où satô est traduit par
le mot correspondant à sucre, bien qu’il s’écrive avec deux caractères différents de
ceux employés pour le patronyme japonais Satô :
M. Sucre et madame Prune*, […] deux impayables, échappés de paravent, habitent
au-dessous de nous […]
* En japonais : Sato-San et Oumé-San. (P. L. p. 101)
15.
madame Très-Propre (P. L. p. 128 et 217)
16.
madame L’Heure (P. L. p. 129 et 217)
14.
Que la démarche provienne d’une ignorance de Loti – qui fournit parfois en note
la traduction japonaise (ex. 14) – ou d’une volonté délibérée de livrer en français
la traduction correspondant à une réalité phonétique japonaise importe peu. L’effet
d’étrangeté est garanti, de même qu’une forme de disqualification de la société
représentée : quel sérieux accorder à une madame Très-Propre ou à une madame
L’Heure ?
4.1.3. Une portée ironique
Les conditions d’emploi et la fréquence d’apparition des appellatifs contenus dans
les romans analysés laissent moins entrevoir la volonté de véhiculer une valeur de
respect que d’introduire une forme d’ironie. Celle-ci transparaît dans la répétition
(ex. 17) ou dans le foisonnement de formules (ex. 18) :
17.
Monsieur mon oncle a voulu que jusqu’au bout tout fût fait. […] il a fait venir
un auto-taxi qui a reconduit à la maison madame ma tante, mademoiselle ma
cousine et moi. (T.R. p. 20)
Chantal Claudel
222
18.
On m’a présenté à l’honnête monsieur le grand-père charpentier, puis à
l’honorable et nombreuse famille. (T.R. p. 31)
La moquerie peut également être perçue dans des fragments où le terme qui suit
l’appellatif est inattendu comme l’illustrent les exemples supra 3, 5, 10, 11.
En définitive, les procédures analysées soulignent certaines intentions des auteurs
dont celle visant à tourner en dérision des manières de faire/d’être de la société
représentée. Parallèlement, il ressort de l’approche de l’emploi des appellatifs
une utilisation moins destinée à assurer l’existence d’un éthos déférentiel qu’à
véhiculer des représentations à l’écart de celles ayant généralement cours dans la
société française à des fins humoristiques, exotiques et/ou ironiques.
4.2. Les formes de déférence
Dans le corpus, plusieurs termes permettent d’exprimer la déférence. L’analyse
de leur emploi va permettre la mise en lumière de phénomènes tout à fait
spécifiques.
4.2.1. L’« Auguste » Famille
L’une des procédures employée par Raucat pour exprimer la déférence consiste
à recourir à l’adjectif auguste. Historiquement, ce terme renfermait le sens
de « digne de respect », qui, bien que « courant dans la langue classique » est
devenu archaïque (cf. Dictionnaire historique de la langue française 1993). Dans
Le Petit Robert, il est aussi précisé qu’auguste peut avoir un sens ironique. En
conséquence, l’emploi de ce terme participerait à donner au roman cette tonalité
voulue par son auteur (cf. supra 3). Ceci étant, dans les énoncés recensés, auguste
contient aussi sa valeur, désormais désuète, de respect à l’endroit d’un dignitaire.
Il n’est appliqué qu’à la famille impériale :
19.
l’Auguste Famille de Sa Majesté l’Empereur (P. L. p. 36)
l’Auguste Famille (P. L. p. 36)
Ce traitement d’exception est renforcé par la présence de majuscules inusitées par
ailleurs.
4.2.2. « Honorable » : un prédicat honorifique
La mise en scène de la déférence est également décelable dans l’utilisation faite
de l’adjectif honorable ; un moyen de suggérer si ce n’est un mode relationnel
Représentation des marqueurs de politesse du japonais en français
223
asymétrique, du moins une atmosphère policée et assez inhabituelle en français,
tout autant au siècle dernier que de nos jours16.
Honorable est, en ce cas, antéposé et retrouve une des valeurs qui lui a longtemps
été assignée, celle d’épithète honorifique. Selon le Dictionnaire Historique de la
Langue Française (1993), celle-ci disparaît « officiellement en 1791 par décision
de l’Assemblée législative ».
Dans le corpus, le terme accompagne des substantifs animés et inanimés aussi
hétéroclites que servante, industriel, baignoire ou maison de prostitution. Or, si
l’on se reporte au Dictionnaire de l’Académie française17, la valeur de courtoisie
que véhicule honorable est contextuellement limitée. Son emploi en tant que
« terme de civilité » n’appartiendrait plus qu’au « langage parlementaire »18. Et de
citer les exemples suivants : « L’honorable préopinant. Mon honorable collègue,
mon honorable ami vous a dit, Messieurs, que… […]. »
4.2.2.1. « Honorable » vs « o/go »
Dans ce contexte, la valeur du terme honorable ne correspond pas vraiment à
celle de o/go. En dehors de différences d’ordre morphologie : honorable étant
une unité lexicale et o/go des morphèmes grammaticaux, on constate d’autres
écarts. Honorable est polysémique : postposé il est défini comme relatif à ce qui
est estimable. Le signifié d’honorable renferme aussi une valeur de déférence à
l’instar de o/go, mais l’emploi de ce terme est limité à des animés, à la différence
des préfixes japonais qui s’adjoignent à des termes référant aussi bien à des animés
(de toutes sphères sociales) qu’à des inanimés. Pour finir, les morphèmes japonais
et français se distinguent dans leur emploi. O/go sont en usage au quotidien dans
toutes les couches de la société, alors qu’honorable, dans sa valeur adjectivale
antéposée est vieilli (cf. supra 4.2.2.). Il est en outre limité à une communauté
sociolangagière et peut exprimer l’ironie.
16 Est-ce cependant vraiment dans ce sens que ce terme a récemment circulé dans le slogan
d’une publicité pour la boisson énergisante Red Bull : Nous demandons à l’honorable
académie de bien vouloir nous apprendre le bon usage de la langue française. (in Le
Figaro du 18 avril 2008) ?
17 8e édition de 1932-1935. (cf. http://fr.wiktionary.org/wiki/honorable#.C3.89tymologie.
Consulté le 6 mars 2008)
18 Ce que confirme le Dictionnaire Historique de la Langue Française (op. cit.) « […]
depuis le XIXe s. (V. Hugo, 1829), honorable s’emploie comme terme de déférence,
dans la langue parlementaire […] ».
Chantal Claudel
224
o/go
Statut
Morphème grammatical
morpho(préfixe)
logique
Signification Monosémique (déférence)
Référent
Emploi
honorable
(adjectif )
Polysémique selon sa position :
antéposée : marque de déférence
postposée : synonyme de “estimable”
Spécifique (animé)
Non spécifique (animé,
inanimé de différentes
sphères)
Courant / Toujours en
Pour sa valeur adjectivale antéposée :
usage dans l’ensemble de la restreint à une époque, à une communauté
communauté
sociolangagière (les parlementaires)
Emploi ironique stabilisé dans les
dictionnaires courants
4.2.2.2. « Honorable » en discours
Dans le corpus, l’emploi d’honorable ne coïncide pas avec la description qui vient
d’être présentée de ce terme. Son mode de fonctionnement se rapproche de celui
de o/go dans la mesure où, comme les préfixes japonais, il accompagne des animés
quel que soit leur statut ou des inanimés :
20.
Mes honorables-clientes (T. R. p. 18)
Cette honorable-mission (T. R. p. 84)
l’honorable-baignoire (T. R. p. 111)
l’honorable-thé (T. R. p. 94)
Tous ces exemples peuvent trouver un équivalent de sens en japonais et être
traduits en langage honorifique (o-kyakusama, go-shimei, o-furo, o-cha). Ce n’est
cependant pas le cas des fragments suivants qui empruntent pourtant la même
démarche :
21.
L’honorable-servante Mizu-San (T. R. p. 202)
une honorable maison de prostitution (T. R. p. 32)
Le choix des termes soumis à l’honorification témoigne du tour ironique apporté
par l’auteur. L’incongruité repose sur le renversement opéré par lequel une personne
de rang inférieur (une servante) ou un lieu généralement déconsidéré (une maison
de prostitution) font l’objet de révérence.
Représentation des marqueurs de politesse du japonais en français
225
Parallèlement, toutes les occurrences recensées (à l’exception de celle composée
avec maison de prostitution) comportent un tiret entre honorable et le substantif.
Ce mécanisme contribue à souligner la dépendance de cette unité avec le nom
postposé. La redondance du phénomène témoigne du changement de classe
morphologique d’honorable qui, dans le contexte étudié, perd sa qualité d’adjectif
pour adopter celle de préfixe :
22.
l’honorable-occidental (T. R. p. 115)
l’honorable-industriel (T. R. p. 114)
l’honorable-Gouvernement (T. R. p. 51)
Ce phénomène concerne également l’adjectif vénérable dont l’emploi est
néanmoins circonscrit à des animés appartenant à la sphère religieuse :
23.
il y a un vénérable-prêtre (T.R. p. 153)
La présentation des propriétés d’honorable dans le tableau supra a permis de
constater l’absence de recouvrement possible entre o/go et ce morphème. Mais, à la
lumière des analyses qui précèdent, un rapprochement est désormais envisageable
entre ces entités (cf. tableau infra). Les points de rencontre entre les marqueurs
japonais et français sont perceptibles aussi bien au niveau morphologique que sur
le plan de la signification et des référents qu’ils accompagnent. Seules les modalités
d’emploi diffèrent. Et pour cause, l’effet recherché par les romanciers français est
moins destiné à rendre compte de la réalité des rapports inter-relationnels japonais
qu’à distraire le lecteur au détriment de la communauté à laquelle ce dernier
n’appartient pas.
Statut morphologique
Signification
Référents
Emploi
o/go (rappel)
Morphème grammatical
(préfixe)
Monosémique (déférence)
Variés (animés, inanimés de
différentes sphères)
Courant
Honorable (dans le corpus)
Valeur de préfixe
Monosémique
Antéposé : déférent
Variés (animés, inanimés de
différentes sphères)
Ironique / parodique
226
Chantal Claudel
Conclusion
L’usage déviant de la langue caractérise le travail du romancier et renvoie à la
fonction poétique du langage. Dans les extraits analysés, l’emploi inhabituel
de certaines tournures nécessite des ajustements d’où un enchevêtrement de
phénomènes en usage en français à une époque reculée et de mécanismes censés
représenter la politesse japonaise. Ce mélange de procédures désuètes d’une part,
et de tournures fabriquées, empruntées ou calquées de l’autre, illustre de quelle
façon une catégorie comme l’honorification, absente du système linguistique
français, peut être codifiée dans cette langue.
L’analyse montre que l’objectif poursuivi par les auteurs étudiés est moins
de rendre compte d’un éthos déférentiel conçu comme spécifique de la société
japonaise, que d’offrir un tour exotico-comique, voire, ironique à leur roman. Les
tournures « à la japonaise » ne participent-elles pas au détournement du sens en
abaissant l’entité concernée plutôt que de l’élever, à l’inverse de ce qui se passerait
en japonais ?
Dans une perspective plus large, cette étude sur la représentation de la politesse
témoigne de la manière dont un système linguistique peut « donner à voir » une
réalité culturelle étrangère à ce système.
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Claire Doquet-Lacoste
« J’en ai plein, des gâteaux préférés. »
Représentations de l’oralité enfantine dans la littérature de
jeunesse : l’exemple du récit en je
Introduction
La littérature de jeunesse contemporaine répond à de nouvelles normes linguistiques
liées à la relation que le livre cherche à établir avec ses jeunes lecteurs. À la fonction
moralisatrice et édifiante dévolue jusqu’aux années 1950 au livre pour la jeunesse
(c’est l’époque des livres d’images) succède aujourd’hui une fonction d’aide à
l’entrée dans la lecture – qui plus est, la lecture littéraire – qui incite les auteurs à
s’adresser à leurs lecteurs en tant qu’enfants, des enfants qui, comme le souligne
Elzbieta, sont déjà des êtres complets et non des adultes en miniature. À ces très
jeunes lecteurs, il est désormais convenu de proposer de vraies lectures dont la
complexité, si elle n’a pas tout à fait les mêmes manifestations que dans la littérature
pour adultes, en adopte certaines des formes les plus courantes. Ainsi, comme a pu
le montrer Poslaniec (1999), la consécration de la littérature de jeunesse comme
forme littéraire s’est accompagnée voici une quarantaine d’années, au moins en
France, de l’écriture à la première personne, rarissime jusque là. Cette apparition
est concomitante à celle d’une forme spécifique, l’album, qui connaît aujourd’hui
un gros succès éditorial et paraît apprécié à la fois du jeune public et des adultes.
L’album pour la jeunesse a ceci de spécifique qu’il fait cohabiter textes et images
dans un rapport d’interaction où les deux codes sémiotiques se complètent l’un
l’autre. Alors que les anciens livres d’images se présentaient le plus souvent
comme un texte que des images viennent illustrer, dans l’album texte et image
racontent une histoire, créent des univers qui alimentent, parfois en concurrence
mutuelle, l’imagination du lecteur.
Item CNRS, UMR 8132 - Université de Bretagne Occidentale
�����������
Elzbieta, L’Enfance de l’Art. éd. du Rouergue, 1997.
230
Claire Doquet-Lacoste
Je voudrais examiner ici quelques caractéristiques de cette nouvelle forme
littéraire, en m’appuyant sur des albums pour la jeunesse d’auteurs français
majeurs et écrits à la première personne. Ce qui m’intéresse particulièrement dans
cette catégorie d’albums est le décalage entre l’auteur du texte, toujours un adulte,
et le personnage auquel est attribuée la voix narrative, qui est le plus souvent un
enfant. En plus du travail d’écriture que le roman a développé au XXe siècle – en
particulier le monologue intérieur, où apparaît un discours qui fait effort pour
ressembler aux pensées des personnages, mais aussi toutes les formes simulant
l’oralité que le roman n’avait jusque là pas intégrées, le pacte de lecture antérieur
reposant sur l’idée d’un « je » écrivant auquel ont succédé, depuis Dujardin et
Joyce d’une part, Céline de l’autre, un « je » pensant et un « je » parlant – l’auteur
pour la jeunesse qui souhaite faire parler à la première personne un narrateurpersonnage enfant est confronté à la nécessité de mimer l’énonciation orale, mais
enfantine. Difficulté supplémentaire : il la mime pour des enfants, c’est-à-dire des
lecteurs qui d’une part manient le langage même de son personnage, d’autre part
n’ont pas acquis une connivence assez grande pour pactiser de façon certaine avec
cette oralité écrite, faite d’ellipses et d’implicites. Je me propose d’observer ici
des textes pour enfants à la première personne pour tenter d’y déceler la manière
dont est représentée l’énonciation orale enfantine. Que retrouve-t-on, dans ce
simulacre de parole d’enfance, des authentiques traits de l’oralité enfantine ?
Comment le « faire oral », doublé du « faire enfant », se manifeste-t-il ? Comment
se gère la double nécessité de mimer un oral enfantin, avec le caractère décousu
et fragmentaire qu’on lui connaît, et celle de ne pas perdre le lecteur, donc de
maintenir la cohérence narrative ?
Les albums étudiés sont : Moni et moi de Flora et Thierry Dedieu, Les deux
goinfres de Philippe Corentin, Cassandre de Rascal, Moi et rien de Kitty Crowther.
Ce choix est à la fois raisonné (il repose sur la notoriété des auteurs et sur la
qualité de leur production) et en partie dû au hasard : sans doute d’autres ouvrages
auraient-ils eu leur place dans ce corpus qui demande évidemment à être élargi
dans le cadre de recherches plus approfondies.
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Concernant les auteurs, on peut se demander pourquoi Claude Ponti, Tomi Ungerer et
Elzbieta, par exemple, ne figurent pas dans le corpus. C’est qu’ils n’écrivent pas à la
première personne, ou que quand ils le font, leur propos n’est pas de mimer l’énonciation
orale enfantine.
Représentations de l’oralité enfantine dans la littérature de jeunesse
231
1. Dispositif énonciatif des albums étudiés
Les albums du corpus sont tous des albums fictionnels au sens large, c’est-à-dire
qu’ils mettent en scène des événements fictifs et une voix narrative également
fictive. Pour autant, ils ne relèvent pas de la fiction au sens donné par Kate
Hamburger (1977) mais plutôt de la feintise : la construction du sens repose
sur l’acceptation par le lecteur du paradoxe selon lequel celui qui dit je, et qui
censément est à l’origine de tous les énoncés formant le texte et mimant des
énoncés tenus hors fiction, est irréel ; tout en étant imaginaire, je assume des
énoncés qui ont l’apparence de la réalité et la lecture est fondée sur la feintise au
sens où le lecteur feint de croire à cette réalité et accepte de s’identifier au point de
vue subjectif de l’instance énonciative. Dès lors, une des questions linguistiques
est la manière dont fonctionne la référence dans ce dispositif où la tâche du lecteur
est particulièrement complexe : admettre la réalité d’un énoncé pseudo-réel tout
en sachant qu’il ne relève pas de la réalité.
Eu égard à la distinction proposée par Benveniste entre le discours et l’histoire,
les textes auxquels nous avons affaire relèvent tous du discours : emploi du présent,
de pronoms et d’adverbes déictiques, désignation des personnages de type déictique
(noms propres sans référenciation préalable et appellatifs « papa » ou « maman »).
Au contraire des textes hybrides bien connus, où cohabitent la première personne et
le passé, ou encore la 3ème personne et le présent, et qui ont conduit certains auteurs
à proposer des aménagements à la distinction de Benveniste (Simonin-Grumbach,
1977 par exemple), ceux-ci sont entièrement du côté du discours, ils comportent
toutes les formes « commandées par l’énonciation » que sont les shifters et le
présent d’énonciation. Ils comportent aussi, le plus souvent, des occurrences de
formes illocutoires : questions et adresses au lecteur. On trouve par exemple des
questions dans Cassandre, où l’amorce d’un dialogue avec le lecteur est tentée à
plusieurs reprises :
1.
Vous ne me croyez pas ? (Cassandre)
2.
attendez, je vais le chercher… (Cassandre)
Plus fréquemment, des adverbes et des pronoms et déterminants à valeur déictique
renvoient à la situation d’énonciation, également figurée par l’image (les mots
soulignés renvoient à des éléments figurant sur l’illustration) :
3.
Voilà, je vous présente Martin. (Cassandre)
4.
Voici ce que j’y ai trouvé (Moi et rien)
232
Claire Doquet-Lacoste
5.
Mon plus préféré, c’est celui-là. (Les deux goinfres)
6.
Ici, il n’y a rien. (incipit de Moi et rien)
7.
Ici, c’est le jardin. (Moi et rien)
On observe ici un système particulier, caractéristique de la littérature : la création
d’un espace énonciatif singulier, fonctionnant en autonomie par rapport à la
situation énonciative première de la lecture, comparable à ce que Bakhtine (1979)
a théorisé avec l’opposition entre genres premiers et genres seconds. Bakhtine
prend l’exemple d’un dialogue (genre premier) qui, reproduit dans un roman
(genre second), peut conserver les marques de l’oralité et de la spontanéité mais
qui change de référence : ce n’est plus dans le réel qu’il est ancré, mais dans
ce réel fictif que constitue le roman. Ici, nous n’avons pas affaire à une forme
complète de discours rapporté puisque l’ensemble du texte, pour chaque album, est
précisément un discours à la première personne. Pourtant la réflexion bakhtinienne
me paraît appropriée à ce corpus en ce que le discours des personnages est bien
posé comme tel, le livre rapportant en quelque sorte ce discours. Ce qui atteste de
ce rapport, c’est l’illustration : elle comporte toujours, dans nos cinq albums, des
représentations du personnage énonciateur, ce qui fait que le lecteur a sous les
yeux non seulement un discours, mais l’image de son origine. La Bande Dessinée
présente un dispositif similaire en montrant des personnages et leurs paroles dans
des bulles. Ici, c’est plus complexe puisque le livre se comprend en juxtaposant
deux niveaux de représentation différents : directement les paroles d’un personnage,
qui fonctionnent linguistiquement comme un monologue intérieur et qui, dans un
roman non illustré, favoriseraient l’identification du lecteur à ce personnage ; et
simultanément la représentation de ce personnage, qui sans cesse vient rappeler au
lecteur que ce n’est pas lui l’énonciateur mais un Autre radical. Cet Autre lui parle,
l’interroge, lui montre des choses : comme je l’ai indiqué plus haut, les adverbes,
pronoms et déterminants déictiques (soulignés dans l’exemplier) renvoient, sans
exception, à une portion de l’image (un petit ours dans Cassandre, une poupée de
chiffon dans Moi et rien, un gâteau au chocolat dans Les deux goinfres).
Il me semble donc que l’album, avec la spécificité de son double codage sémiotique,
forme un système clos dans lequel peuvent se développer des formes discursives
qui seraient difficilement accessibles aux très jeunes lecteurs sans les images qui les
supportent. Le discours qui est tenu ici est clairement déictique mais à l’intérieur du
livre, dans le système de repérage que les images constituent. Au moment d’évoquer
la distinction entre histoire et discours, Benveniste signale la nécessité de distinguer
aussi l’énonciation parlée de l’énonciation écrite (Benveniste, 1974 : 88). Jenny
Simonin s’est attaquée avec bonheur à cette question (Simonin-Grunbach, 1975)
Représentations de l’oralité enfantine dans la littérature de jeunesse
233
et propose différents élément distinctifs du discours oral et du discours écrit qui
tiennent au fait qu’à l’oral, les éléments de la situation d’énonciation auxquels
renvoient les shifters sont co-présents au discours alors qu’à l’écrit, le texte doit les
indiquer. Ainsi, elle constate que les shifters sont beaucoup plus présents à l’oral
qu’à l’écrit et considère comme caractéristique de l’oral l’usage déictique de ce
(Corblin, 1987) et l’utilisation de le à valeur de fléchage avec extraction implicite
(Fuchs & Pêcheux, 1970, cf. Giancarli 2004 pour une recension récente), comme
en (6) et (7) par exemple. La double structure sémiotique de l’album permet à
des énoncés écrits de fonctionner, de ce point de vue, comme des énoncés oraux,
puisqu’un fonctionnement déictique est favorisé par la co-présence des images.
L’album met en place un dispositif énonciatif tout à fait singulier qui permet
l’existence d’un texte répondant à certaines caractéristiques de l’oral.
2. Représentations de l’oral : caractéristiques lexicales et traits de
l’enfance
Le langage enfantin est doxiquement caractérisé par des spécificités lexicales,
soit lexématiques soit phonologiques. Du point de vue phonologique, on observe
fréquemment des décalages entre la prononciation enfantine et la prononciation
standard, ce qui conduit certains auteurs, en particulier en bande dessinée, à réorthographier les mots selon la prononciation attribuée à l’enfant. Du point de vue
lexématique, le parler enfantin se caractérise par l’emploi de lexèmes spécifiques
répertoriés par la plupart des dictionnaires et qui font du langage enfantin un type
de français marqué.
Dans les ouvrages que nous examinons ici, on ne trouve pas d’occurrence
de ces lexèmes spécifiques, ni de mimétisme d’une supposée prononciation
enfantine. Cela n’empêche pas l’oralité d’être marquée, le plus souvent à travers
des spécificités syntaxiques :
- Négation incomplète (absence de « ne ») : dans Moni et moi et Les deux
goinfres.
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On peut citer la série Titeuf, très connue aujourd’hui, mais le mécanisme est beaucoup
plus ancien.
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Le groupe de recherche Franqus de l’Université de Sherbrooke, élaborant un dictionnaire
du français standard en usage au Québec, a répertorié ainsi dans ses « emplois associés
au discours enfantin » des mots comme Papi, Mamie ou coco (désignant un œuf), le
discours enfantin étant présenté comme domaine circonscrit d’un usage spécifique de la
langue, au même titre que le style littéraire, les emplois ironiques, etc.
234
Claire Doquet-Lacoste
- Discours rapporté avec verbe de citation subséquent sans inversion du sujet
(« Ça c’est drôle », j’ai dit à Baballe », Les deux goinfres ; « Je dois réfléchir,
je lui ai dit » et « Tu as de la chance que je t’aime, Martin, je lui ai dit »,
Cassandre) et précédé de que (« Alors comme ça, c’est vous qui avez mangé
ma petite fille ? » qu’il nous dit comme ça, pas sympa », Les deux goinfres),
tournure « réputée très vulgaire » (Blanche-Benveniste, 1997 : 109).
- Emplois non standard d’adverbes (« Déjà qu’on avait envie de vomir, ça nous
a énervés », « je peux en manger plein si je veux. Plus même. », « Mon plus
préféré, c’est celui-là », Les deux goinfres ; « Seulement, Cassandre est têtue »,
Cassandre).
- Collocation propre au langage enfantin (« On a fait la bagarre », Les deux
goinfres).
La parole enfantine apparaît également à travers des expressions qui ne relèvent
pas d’un marquage lexical ou syntaxique spécifique mais qui témoignent de la
manière de voir le monde propre à l’enfance en particulier l’absence d’évidence
du caractère définitif de la mort :
8. J’ai été morte pendant au moins vingt secondes. C’est dur d’être mort tout le temps.
(Cassandre)
9.
Les parents de Moni sont morts pour toujours. (Moni et moi)
Ce genre d’expression, qui reflète une conception du monde spécifique, repose
également sur la non conformité de l’usage linguistique : aspect accompli avec le
verbe mourir, complémentation temporelle de ce verbe (20 secondes / tout le temps
/ pour toujours) dont le sémantisme implique en principe l’absence de bornage.
Les auteurs utilisent donc, pour exprimer l’étrangeté d’une idée, des formules
marginales à la langue, formules qui signifient aussi, au-delà d’elles-mêmes, la
radicale étrangeté de leur énonciateur présumé – un héros enfant – au locuteur et
au système dans lequel s’inscrit le discours : la langue écrite. Frédéric François a
observé ce décalage en travaillant sur l’articulation entre l’identité de l’enfant et
celle de l’élève : « l’école a été dominée par des hommes pour qui justement la
�����������������������������
On trouve chez Claude Ponti (L’Arbre sans fin. Paris : Ecole des Loisirs, 1991) un
processus similaire dans un discours indirect libre d’une petite fille devant la dépouille
de son aïeule : « Grand-Mère est bizarre. Elle est là et il n’y a plus personne dedans. »
L’auteur a témoigné de sa source, la parole de sa propre fille, dans le choix de ce genre
d’expression.
Représentations de l’oralité enfantine dans la littérature de jeunesse
235
langue écrite était le médium privilégié. D’où le risque permanent d’oublier les
façons d’être, de faire, de ressentir qui ne sont pas liées à ce médium privilégié. »
(François, 2005 : 15). C’est, me semble-t-il, ce risque que les auteurs tentent d’éviter,
ou à tout le moins de contourner, lorsqu’ils construisent un discours en tension à la
fois avec leur propre discours d’adultes et avec l’usage normé de la langue.
3. Représentations de l’oral : dislocations et étirement énonciatif
Les textes analysés ici sont marqués par une discontinuité syntaxique aux formes
nombreuses et variées. On y trouve :
-
-
-
Des dislocations à gauche, les éléments disloqués pouvant être :
-
Des GN sujet : « Bouboule, c’est moi » « Ça, c’est drôle », « nous, on
venait de finir nos gâteaux », « la mer, c’était même pas de l’eau », « la
menthe ça me fait vomir » (Les deux goinfres) ; « Cassandre, c’est ma
meilleure amie » « Cassandre, elle a tout » « Moi, c’est Marie-Paule »,
« Mort, c’est quand on ne respire plus », « Martin, il est venu tout seul »
« Maman et moi, on s’est vite mises à l’ouvrage » « Moi, avec Martin,
j’ai de grandes conversations » « Mais moi, je préférais garder mon petit
bonhomme » (Cassandre)
-
Des GN attribut : « Ce que je préfère c’est lui raconter des histoires »
(Moni et moi) ; « Mon plus préféré, c’est celui-là », « Mon plus préféré
comme chien, c’est Baballe » (Les deux goinfres)
-
Un GN complément direct avec ou sans reprise pronominale : « PipiCaca, je l’appelle » (Cassandre) « la chantilly j’aime bien » (Les deux
goinfres)
-
Des circonstants déictiques « Ici, c’est le jardin » (Moi et rien) ; « Hier,
ici, c’était pas comme ça » (Les deux goinfres)
Des dislocations à droite, les éléments disloqués pouvant être :
-
Un GN sujet : « il m’a vite manqué, Martin » « C’est long, tout un weekend… » « C’est pas un échange, ça ! » (Cassandre)
-
des GN complément direct « Ça les a tout surpris, ces gros pleins de
crème », « j’en mange beaucoup, des gâteaux », « j’en ai plein, des
gâteaux préférés » (Les deux goinfres)
-
des GN complément indirect « Pas du tout… même que j’ai un petit peu
faim » lui ai-je répondu à ma maman » (Les deux goinfres)
Des extractions
Claire Doquet-Lacoste
236
-
De circonstants : « C’est ici que Papa faisait germer les graines » (Moi et
rien) ;
-
De GA attribut « C’est dur d’être mort tout le temps. » « C’est vrai que
moi aussi parfois je l’envie » (Cassandre) « c’est vrai que j’en mange
beaucoup » (Les deux goinfres)
-
De GNS « C’est elle qui a reçu le plus de cadeaux de toute l’école »
(Cassandre)
L’ensemble de ces structures est attesté dans les études sur l’oral (Gadet 1992,
Blanche-Benveniste 1990 et 1997) et l’on constate ici que c’est classiquement le
GNS qui est détaché et thématisé. De même, l’extraction d’adjectifs attributs est
courante à l’oral, quel que soit le registre de langue. Dans leur projet de faire parler
leur personnage enfant, les auteurs emploient donc spontanément des structures
syntaxiques qui reflètent effectivement les constats empiriques. Comme l’a montré
Combettes (1983), la thématisation créée par le détachement permet d’assurer
entre les phrases un lien que la logique ne fait pas forcément apparaître nettement.
C’est particulièrement vrai dans Les deux goinfres, où l’on observe le plus de traits
lexicaux de l’oral familier et où l’interaction entre texte et images est sans doute la
plus forte et la plus surprenante, l’interprétation se faisant précisément au sein de la
relative contradiction entre images et texte. Ici, la progression à thème linéaire est un
instrument de la cohérence textuelle : elle permet au lecteur de passer d’un thème à
l’autre sans heurt, tout en reflétant le discours enfantin fait de reprises et de retours.
Ce mécanisme est également à l’œuvre dans Cassandre où la thématisation porte
presque toujours sur les trois personnages principaux de l’histoire : la narratrice, sa
meilleure amie Cassandre et son ours Martin. Dans les deux ouvrages, il se donne
comme reflétant l’énonciation en temps réel, avec ses mécanismes de saillance et
de reprise, compensant peut-être l’effet de rupture d’un discours intérieur qui n’en
est pas vraiment un : dans Cassandre comme dans Les deux goinfres, l’énonciateur
s’adresse clairement au lecteur, soit par des interpellations à la deuxième personne
(« vous ne me croyez pas ? » Cassandre) soit par des propos clairement adressés
(« Attention ! Je ne mange pas n’importe quoi ! » Les deux goinfres). Le détachement
concerne souvent des phrases de type commentatif, où l’on quitte franchement le
reflet d’un discours intérieur pour un discours adressé (« Bouboule, c’est moi » Les
deux goinfres, « Moi, c’est Marie-Paule » Cassandre), éventuellement avec usage
de déictiques renvoyant à l’image (« Mon plus préféré, c’est celui-là » Les deux
goinfres ; « Moi, c’est Marie-Paule » Cassandre ; et dans Moi et rien : « Ici, c’est
le jardin »). Dans ces cas-là, le texte paraît s’inscrire dans le feuilletage du livre,
commentant les images, apparaissant comme en temps réel au gré du feuilletage.
Il me semble que l’abondance des détachements (dans Les deux goinfres 27% des
Représentations de l’oralité enfantine dans la littérature de jeunesse
237
propositions comportent un détachement, elles sont 17% dans Cassandre), parti
pris de la non concision, peut refléter l’étirement énonciatif de l’oral. C’est peutêtre donc moins en tant que trait authentique de l’oral qu’en tant que moyen de
figurer l’étirement énonciatif que le détachement est utilisé par les auteurs.
4. Retour sur le dispositif énonciatif global. La syntaxe comme écho
aux images
Avec nos dernières observations, nous allons revenir aux premières considérations
tenues ici, eu égard au dispositif particulier d’alliance entre texte et image et
à la création par les images d’un espace de référence qui permet au texte un
fonctionnement déictique. Outre les dislocations que nous venons d’évoquer, et qui
reflètent le temps de l’énonciation, les textes observés comportent des présentatifs
en « c’est » ou « il y a » qui fonctionnent toujours en référence à l’image, par
exemple :
10.
« Avant c’était Lan Nhi. Maintenant c’est Moni. » (Moni et moi)
11. « il y a moi » (Moi et rien)
12.
« C’est plus la chambre de maman. » (Les deux goinfres)
Les textes comportent également des phrases nominales :
13a « Une petite sœur adoptée. » (Moni et moi)
13b
« Un bébé qui ne sort pas de son ventre, mais un bébé qu’elle aime d’avance. »
(Moni et moi)
14a « Rien et moi. » (Moi et rien)
14b « Heureusement, comme cela les racines prendront forme avant le froid de l’hiver »
(Moi et rien)
14c « Un lilas ! » (Moi et rien)
15a « L’ours, les patins, Pipi-Caca et toute sa garde-robe, plus la belle robe à fleurs
jaunes avec le petit ruban rose… » (Cassandre)
15b « Pour rien » (Cassandre)
16a
« Pas tous les gâteaux ! » (Les deux goinfres)
16b « Et nous voilà dans la cabine d’un vieux gâteau mal sucré. » (Les deux goinfres)
238
Claire Doquet-Lacoste
(14b), (15a), (15b) et (16a) ne renvoient pas à l’image, ils assument une fonction
anaphorique ou de reprise. Dans les autres exemples, la phrase nominale s’inscrit
dans la linéarité du discours mais elle renvoie également à l’image correspondante.
En (13a), (13b) et (14a), les phrases nominales prolongent le prédicat de la
phrase précédente et l’illustration leur fait écho. En (13c) et (15b), c’est le lien
avec l’illustration qui est le plus saillant. Ce lien entre texte et image permet une
énonciation hachée, de type paratactique, qui fait écho à la structure du monologue
intérieur, sans pour autant paraître trop absconse pour de jeunes lecteurs. À titre
d’exemple, voici le début de Moni et moi (les retours à la ligne correspondent aux
changements de pages) :
Je vis avec papa, maman et Moni, ma petite sœur.
Une petite sœur adoptée.
Mes parents ne sont pas les vrais parents de Moni. Elle est d’ailleurs.
Papa et maman ne peuvent plus avoir d’enfants. Mais maman a décidé d’en avoir un
quand même.
Un bébé qui ne sort pas de son ventre, mais un bébé qu’elle aime d’avance.
J’étais d’accord. Je voulais une petite sœur, même si ce n’était pas ma vraie sœur, car
c’était quand même une sœur.
La succession de phrases verbales et nominales produit un effet de segmentation
textuelle, déjà analysé par Noailly (2002 : 42) dans la prose d’Aragon comme
typique de la transcription de monologues intérieurs : comme si l’auteur invitait le
lecteur à suivre la pensée du personnage – en train de se constituer et inséparablement de s’énoncer. Cette segmentation produit une sorte d’effet de réel où domine
l’impression que la pensée se déploie en direct. La double structure sémiotique
de l’album renforce cet effet, en particulier dans Moni et moi, en doublant le texte
d’images qui fonctionnent parallèlement : des images très sobres, statiques, dont
aucune ne raconte une histoire mais qui, présentées séquentiellement, donnent
à imaginer ce que raconte le texte. L’effet de segmentation textuelle se double
d’un effet de segmentation iconique, les images apparaissant comme une série
de photogrammes non contigus sur la pellicule et livrant quelques instantanés de
l’histoire. La problématique de la cohérence textuelle vs l’énonciation échevelée
du monologue intérieur est ici proposée non pas par une syntaxe simulant, à
coup de détachements et d’extractions, la succession des événements de l’oral
mais au contraire par une esthétique du non lié qui saisit des flashes plutôt qu’une
continuité, toujours en référence à l’univers que créent les images et qui, présent
lors de la lecture, permet un fonctionnement de type déictique.
Représentations de l’oralité enfantine dans la littérature de jeunesse
239
Il est courant d’opposer l’oral à l’écrit du point de vue du mode de production :
alors qu’à l’oral toute parole proférée fait partie de l’énoncé, à l’écrit au contraire
les possibilités de retour dans le texte pour modification créent une non coïncidence
entre ce qui a été énoncé pendant l’écriture et ce qui apparaît comme l’énoncé une
fois le texte fini. Le GARS a étudié ces décalages et propose trois « caractéristiques
essentielles » de l’oral par rapport à l’écrit (Blanche-Benveniste 1997 : 23) : les
entassements paradigmatiques, les allers et retours sur l’axe des syntagmes et
l’abondance des incidentes, qui sont souvent des reformulations partielles de ce qui
vient d’être dit. On trouve dans les textes du corpus examiné ici des traces de cette
impossibilité de l’oral à effacer le dit, qui conduit à ces entassements, reformulations
et retours sur le déjà dit énumérés par Blanche-Benveniste. Certaines phrases
nominales ressemblent aux « allers et retours sur l’axe des syntagmes » où se joue
la reformulation partielle d’une phrase ou d’un syntagme : c’est le cas dans Moni et
moi, en (12a), où la phrase nominale précise le GN « ma petite sœur » de la phrase
précédente ; c’est aussi le cas dans Moi et rien (13a) où la phrase nominale vient
préciser « il y a moi ». En revanche, (14b) ne se laisse pas interpréter comme un
aller et retour sur l’axe des syntagmes mais plutôt comme un ajout manifesté dans le
texte final par le point séparant la phrase initiale (« Et je lui donnerai Martin et tous
ses habits ») de la nominale subséquente (« Pour rien »). On est donc plus proche
ici de la configuration décrite par Noailly, les deux dispositifs pouvant se ramener à
une figuration de l’énonciation orale, qui se reformule sans jamais s’effacer et dont
la prosodie suit en temps réel le cheminement mental du locuteur.
Conclusion
À partir de cette brève étude de quelques œuvres de la littérature de jeunesse
française, il me semble donc que la représentation de l’énonciation enfantine peut
se caractériser, moins par un lexique ou des traits d’enfance comme cela pourrait
être attendu que par la figuration de modalités de l’énonciation orale, qui est
vue comme en temps réel, avec l’ensemble des mécanismes de reprise, redite et
discontinuité qu’on lui connaît, mais aussi comme lieu de la déixis, favorisée ici par
la spécificité du genre, l’album de jeunesse. Les constats faits plus haut, renforcés
par l’étude – qui ne peut être exposée en détail ici, faute de place – de la disposition
du texte sur les pages, permettent de typer les livres selon la représentation de l’oral
à laquelle ils donnent lieu, les uns reposant plutôt sur une représentation de la durée
de l’énonciation (Les deux goinfres, Cassandre) les autres sur une juxtaposition qui
crée des effets de syncope reflétant le caractère syncopé de la pensée (Moni et moi,
Moi et rien). La forme littéraire de l’album, outre l’espace référentiel qu’elle crée,
240
Claire Doquet-Lacoste
favorise l’appréhension du temps énonciatif : les énoncés sont disposés de page en
page de manière irrégulière et souvent en disharmonie avec la structure syntaxique.
C’est encore par le recours à l’oral, pour lequel la macrosyntaxe a réinstancié la
notion de période, que l’on peut expliquer ce découpage du texte.
Ouvrages constituant le corpus
Corentin, P. 1999 : Les deux goinfres. Paris : Ecole des Loisirs.
Crowther, K. 2000 : Moi et rien. Paris : Ecole des Loisirs.
Flora & Dedieu, T. 1997 : Moni et moi. Paris : Seuil.
Rascal 2007 : Cassandre. Montréal : Les 400 coups. Diffusion Le Seuil.
Bibliographie
Benveniste, E. 1974 : Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard, tome 2.
Berrendonner, A. 1990 : Pour une macrosyntaxe. Travaux de linguistique 21. 25-36.
Blanche-Benveniste, C. 1990 : Le Français parlé - Études grammaticales. Paris : CNRS.
Blanche-Benveniste, C. 1997 : Approches de la langue parlée en français. Paris : Ophrys.
Combettes, B. 1983 : Thématisation et progression thématique dans les récits d’enfants.
Langue Française, n°38. 74-86.
Corblin, F. 1987 : Indéfini, défini et démonstratif. Paris : Droz.
François, F. (ed.) 2005 : L’Institution pédagogique, l’écrit et le sujet en formation. Langage
et société, n°111. Paris : MSH.
Fuchs, C. & Pêcheux, M. 1970 : Lexis et méta-lexis. Application au problème des
déterminants. Considérations théoriques à propos du traitement formel du langage,
Documents de linguistique quantitative, 7. Paris : Dunod.
Gadet, F. 1992 : Le français populaire. Paris : PUF.
Giancarli, P. (Don) 2001 : Le fléchage (spécifique et générique) : opération seconde
ou opération double ? Cycnos, Volume 18 n°2, mis en ligne le 15 juillet 2004,
URL: http://revel.unice.fr/cycnos/document.html?id=44.
Hamburger, K. 1977 : Logique des genres littéraires. Paris : Seuil 1986.
Morel, M.-A. & Danon-Boileau, L. 1998 : Grammaire de l’intonation. L’exemple du
français. Paris : Ophrys.
Neveu, F. 2006 (éd) : Approches de la discontinuité syntaxique et énonciative. L’information
Grammaticale 109.
Noailly, M. 2002 : L’ajout après le point n’est-il qu’un simple artifice graphique ? Figures
d’ajout. Éd. J. Authier-Revuz et M.-C. Lala. Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle.
Poslaniec, C. 1999 : L’évolution de la littérature de jeunesse, de 1850 à nos jours au travers
de l’instance narrative. Lille : Presses universitaires du Septentrion.
Simonin-Grumbach, J. 1977 : Pour une typologie des discours. Langue, discours, société.
Pour Emile Benveniste. �������������������������������������������������������������������
Éds J. Kristeva, J.-C. Milner et N. Ruwet. Paris : Seuil. 85-121.
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Anne-Rosine Delbart
Le transfert des registres dans les usages écrits et oraux
du français ou Quand l’écrit se fait oral ou l’oral écrit, des
bénéfices en chiasme pour le FLM et le FLE
L’acte d’écrire représente une des activités les plus complexes qui soient. Les
francophones et les non-francophones sont logés face à l’écrit à des enseignes très
similaires où l’expression suppose une distance réflexive en vue d’une spécification
des usages oraux et des usages écrits. Autrement dit, pour les francophones natifs
aussi le français écrit est une langue dont il faut apprendre le code. Le présent
article pointera les zones de dérapage possible où l’écrit se fait oral et l’oral écrit
dans les productions en français et lancera des pistes pour une mise à profit croisée
de ces dérapages en FLM et en FLE.
Oralité des pratiques d’écriture en FLM
Sans aller jusqu’à faire, à l’exemple de certains auteurs, deux langues différentes du
français oral et du français écrit, on ne saurait nier que le passage de l’oral à l’écrit
constitue une difficulté majeure pour les usagers francophones. La transition laisse
de nombreuses traces. Les passages des travaux écrits de francophones, inscrits,
qui plus est, dans une orientation universitaire de langue et littérature françaises,
apprenants FLMS1 en fournissent de nombreux exemples. Il s’agit d’extraits de
Université Libre de Bruxelles
Je renvoie à la quadripartition (FLMS1-FLMS2-FLES1-FLES2) que je propose pour
affiner la tripartition (FLM-FLE-FLS) dans mon article Les français parlent aux
français (2003). J’y réunis les critères biographiques (M pour « maternelle » et E pour
« étrangère ») et scolaires (S1 et S2) pour définir au mieux la situation de l’apprenant
par rapport à la langue cible (le français). Les apprenants FLMS1 (« français langue
maternelle scolarisé 1 ») sont des élèves francophones scolarisés en français, les FLMS2
(« français langue maternelle scolarisé 2 ») sont des élèves francophones scolarisés
dans une autre langue que le français, les FLES1 (« français langue étrangère scolarisé
1 ») sont des élèves non francophones, qui ne parlent pas le français à la maison, mais
qui sont scolarisés en français dans les mêmes classes que les élèves FLMS1, les FLES2
242
Anne-Rosine Delbart
dissertation, genre des plus contraints, dont les étudiants connaissent les exigences
tant structurelles que stylistiques. Leur rédaction a fait en outre l’objet d’une
relecture distanciée : la copie de chaque étudiant a été relue par un condisciple qui
annotait les points faibles ou les erreurs du texte dont l’auteur était ainsi avisé. Les
étudiants pouvaient ensuite reprendre leur travail chez eux et le peaufiner. Malgré
ces relectures, on relève encore beaucoup de négligences ou d’écarts par rapport
à la norme écrite standard et des productions relevant plutôt d’un écrit informel,
assez éloigné de la langue soutenue attendue dans une dissertation, dont l’un des
objectifs est précisément de vérifier la compétence intellectuelle et culturelle
certes, mais aussi langagière.
Nous pointerons les déviances lexicales, morphologiques et syntaxiques. Les
italiques soulignent les écarts sanctionnés.
Le lexique dans les copies n’opère pas toujours la sélection adéquate dans les
registres de langue malgré l’absolution parfois recherchée derrière des guillemets
paratonnerres :
1.
Et c’est à ce moment-là que les écrivains flanchent et modifient quelque peu la
réalité. (copie 15/2/2008)
2.
Personne ne devrait se permettre de mettre tous les écrivains « dans le même sac »,
vu qu’en tant qu’êtres humains chacun est unique et différent. (copie 6/12/2007)
L’incongruité ou l’inélégance des répétitions ne sont pas non plus traquées par les
apprentis scripteurs :
3.
Que serait devenu le Salambô de Flaubert sans son voyage de jeunesse qu’il a
entrepris étant jeune? (copie 15/2/2008)
4.
Le lecteur adopte le rôle de témoin, confident ou juge des faits relatés et fait
confiance à l’auteur au niveau de la véracité des faits. (copie 6/12/2007)
La non-maîtrise morphologique s’affiche principalement dans le choix des modes
et des temps, et repose essentiellement sur des bévues orthographiques :
5.
« Romanciers » n’eut-il pas été plus clair et plus précis? (copie 15/02/2008)
6.
Bien que nous avons constaté que l’autobiographie a évolué vers des romans de
fictions tels que l’auto-fiction, elle a, également, pu évoluer vers de vrais récits
autobiographiques. (copie 6/12/2007)
(« français langue étrangère scolarisé 2 ») sont des élèves non francophones scolarisés
dans une autre langue que le français.
Le transfert des registres dans les usages écrits et oraux
243
7.
Il faut du courage pour se mettre à nu, se dévoiler, ne fusse qu’une partie de son
passé. (copie 6/12/2007)
8.
Elle façonne le moule qu’il revêtera plus tard pour entrer dans la vie. (copie
25/04/08)
9.
C’est une partie très importante pour un écrivain qui fondra sa culture qui lui servira
dans ses futures œuvres. (copie 25/04/08)
Les focalisations, les reprises, les ruptures de constructions, les maladresses dans
la récupération référentielle des pronoms sont le lot régulier des défaillances
syntaxiques dans les textes proposés par les étudiants :
— rupture de construction :
10.
C’est grâce à ses professeurs et de son excellence à l’étude qu’il va se détacher de
celle qu’il appelait « maman fléau » et écrire. (copie 25/04/2008)
— renvoi référentiel incorrect :
11.
De plus les autobiographies d’écrivains n’ont pas toujours pour but de transmettre
le vrai, mot pour mot, mais de jouer avec son lecteur sur base de son vécu. (copie 6
/12/2008)
— construction des phrases :
12.
Par son irrespect des règles propres à la théorisation de l’autobiographie qui prend
comme modèle « Les confessions » de Rousseau qui n’étaient pas à l’époque
déterminé par des normes. On pourrait se demander si l’autobiographie ne
s’apparente pas plutôt à l’autofiction. (copie 15/02/2008).
On remarque aussi la présence insistante ou la réinvasion intempestive de
l’énonciateur. Le je est omniprésent dans le texte argumentatif des étudiants : je
crois que, je pense que, etc., sans compter l’usage abusif des connecteurs.
Scripturalité des productions orales en FLE
Les apprenants FLE (FLES2 selon mon modèle) ont — ou ont eu — en général
moins de contacts avec la langue orale spontanée. Les dialogues présents dans
les manuels que l’on demande parfois encore aux étudiants de mémoriser comme
dans la vieille tradition des méthodes audio-visuelles sont d’une oralité factice et
ne sont en fait que préparatoires à la maîtrise de structures syntaxiques écrites.
Pour les étudiants FLE, on a dès lors une situation inverse qui se profile avec la
244
Anne-Rosine Delbart
pratique d’un oral trop écrit. Les résultats des recherches des projets LANCOM
et ELICOP menées à l’initiative de la Katholieke Universiteit Leuven (K.U.L.) en
Belgique flamande le confirment (voir Flament-Boistrancourt et Geert, 1999 et les
sites LANCOM et ELICOP référencés en bibliographie). Les professeurs de FLE,
tout comme les élèves, ressentent le besoin d’être confrontés à la réelle variété des
productions orales en français. Un tout récent ouvrage édité par Chantal Parpette
et Anne-Marie Mochet, L’oral en représentation(s), pose bien le problème de la
description des usages oraux, de leur enseignement et de leur évaluation en classe
de FLE. Françoise Gadet y reprend en deux images le rapport au style des nonnatifs : ils sont pris dans une espèce de dilemme qui consiste pour eux à parler
« comme un livre » ou « faire le caméléon » (2008 : 20) :
Le premier rôle a l’inconvénient de condamner le non-natif à être le seul à parler d’une
manière qui, comme le formulait Martinon en 1927, « n’est compliment que dans
la bouche des ignorants » (ie, ceux qui négligent la différence, pourtant importante
dans une langue de littératie, entre oral et écrit). Et il risque toujours de trahir l’origine
livresque de son savoir, comme ce professeur britannique de français, locuteur
absolument remarquable, dont la perfection a fini par buter ; certes une seule fois en
une heure de conférence, mais c’était sur un point de style. Employant l’expression
familière partie de jambes en l’air, il a fait la liaison entre jambes et en l’air, liaison
recherchée qui trahissait à coup sûr l’origine livresque de sa connaissance, car elle est
tout à fait déplacée dans une expression aussi ordinaire.
Quant au second pôle, il faut que l’apprenant, comme l’enseignant qui enseignerait
le style, soient bien conscients du risque d’impair social, pragmatique ou interactionnel.
Car, les formes ordinaires, familières ou populaires étant acquises par les natifs dans
des pratiques sociales réitérées, et toujours contextualisées, ils sont eux-mêmes souvent
incapables d’en formuler abstraitement les règles d’emploi, les contraintes ou les choix
préférentiels. Et le non-natif risque d’apparaître au mieux comme un caméléon, au pire
Le projet, présenté sous le sigle LANCOM (LANgue et COMmunication), s’inscrit
dans le contexte de l’observation de savoir-faire communicationnels en français. À
partir d’enregistrements vidéo, un corpus de français parlé a été constitué. Il s’agit d’un
corpus différentiel (francophones vs néerlandophones) d’interactions verbales réalisées
en français. Je renvoie le lecteur à l’adresse suivante : http://bach.arts.kuleuven.be/
elicop/ProjetLANCOM.htm
ELICOP (ÉTude LInguistique de la COmmunication Parlée). Le site ELICOP donne
un aperçu de tout ce qui a été entrepris ces dernières années au Département de
Linguistique de la K.U.Leuven dans le domaine de l’analyse linguistique du français
parlé, en particulier par la constitution d’un corpus automatisé mis à la disposition des
chercheurs. (http://bach.arts.kuleuven.ac.be/elicop)
Martinon, P. 1927 : Comment on parle français. Paris : Larousse.
Le transfert des registres dans les usages écrits et oraux
245
comme un singe savant, parce que quels que soient ses efforts, il est toujours guetté par
le décalage ou le faux-pas.
Notre réflexion se centrera maintenant sur une des questions soulevées par les
organisateurs du colloque : de quelle manière s’utilisent certaines structures
grammaticales à l’oral et à l’écrit ? On s’attachera plus particulièrement à
l’interrogation, qui est assurément comme le dit Françoise Gadet « une zonevedette des travaux variationnistes sur le style » (2008 : 25), mais l’interrogation
nous conduira aussi aux frontières du discours rapporté.
Interrogation écrite en FLM
Mon hypothèse de départ sur la production écrite des scripteurs FLM (FLMS1) que
j’ai à évaluer est qu’ils auraient trop tendance à écrire comme ils parlent ou plus
précisément à se contenter pour l’expression écrite de la transcription immédiate
de leur réflexion ou émotion. Cette spontanéité proche jusqu’à un certain point de
l’oral est compréhensible dans la mesure où en langue maternelle la parole est de
loin antérieure à l’écriture et c’est à l’école que revient l’enseignement de l’écrit,
un enseignement jamais fini, toujours améliorable et extrêmement contraignant.
Observons d’un peu plus près un petit échantillon des traces écrites
d’interrogations — directes et indirectes — chez les usagers francophones (j’ai
retranscrit les textes sans modifier la ponctuation ni l’orthographe) :
13.
Est-ce que ces académiciens se croient-ils toujours au 17e siècle ? (copie
9/11/1999)
14.
Paul Valéry aborde le problème de la création littéraire et dans quelle mesure celleci est-elle originale. (copie 15/02/1999)
15.
Ce point de vue nous amène à nous demander pourquoi relit-on certaines œuvres.
(copie 10/11/2000)
16.
Demandons nous pourquoi les écrivains content-ils leur existence au public, est-ce
pour relancer leur carrière, pour se mettre en lumière, pour appeler au secours, pour
exorciser une douleur ? ou... Et pourquoi les lisons nous ? (copie du 13/02/2008)
17.
On devrait alors se demander si toutes les autobiographies d’écrivains sont des
projets de vérité pour la postérité et se rapprochent de la réalité ou, au contraire,
est-ce qu’elles basculent inévitablement dans la fiction. (copie 13/02/2008)
Que remarquons-nous ? On a une contamination des constructions des systèmes
interrogatifs. L’inversion semble rester, dans l’esprit des scripteurs, le registre de
246
Anne-Rosine Delbart
l’interrogation soutenue, adaptée à la langue écrite. Pour un texte qu’ils savent
stylistiquement exigeant, les étudiants tendent à mettre des inversions partout :
après est-ce que (exemple 13), en interrogation indirecte (exemples 14, 15, 16).
La ponctuation mal maîtrisée conduit à des erreurs syntaxiques. Voyez l’exemple
16 : le texte ne présente pas de point, mais une virgule à la fin de la première
partie de la phrase qui est une interrogation indirecte (Demandons nous pourquoi
les écrivains content-ils). La présence de la virgule suppose que la suite du texte
s’inscrit toujours sous la dépendance de demandons-nous. Or, l’apparition du
point d’interrogation après douleur, nous montre que le scripteur est passé en
construction directe de l’interrogation (est-ce pour relancer leur carrière, pour
se mettre en lumière, pour appeler au secours, pour exorciser une douleur ?). La
construction directe se poursuit : ou... Et pourquoi les lisons nous ?
L’exemple 17 présente aussi une rupture de construction : la seconde interrogation
aurait dû se construire sous la dépendance de si en interrogation indirecte, ce que
ne fait pas le scripteur qui passe à une construction en est-ce que mais ne ponctue
pas sa phrase avec un point d’interrogation.
Les études (Terry 1970, Gadet 1989) ont montré que l’interrogation la plus
fréquente à l’oral est l’intonative. C’est elle aussi qui l’emporte dans une nouvelle
forme d’écriture : celle des textos. Est-ce que serait déjà une forme écrite ou,
à tout le moins, moins spontanée. Cette information en confrontation avec les
pratiques écrites de mes étudiants met un bémol au jugement d’oralité que je posais
intuitivement sur leurs textes qui ne comportent pas d’interrogations simplement
intonatives.
D’autre part, on constate que le réinvestissement à l’écrit de l’inversion, marque
sûre de l’interrogation soutenue, contamine aussi les interrogations indirectes.
Ce qui est un écart par rapport à la norme témoigne au fond de la volonté, mal
maitrisée certes, mais d’une réelle volonté de différenciation des registres.
Françoise Gadet appliquait les deux images du « singe savant » et du
« caméléon » aux apprenants FLE. J’oserais recourir quant à moi aussi à l’image
du caméléon pour les apprenants FLM, en empruntant toutefois le caméléon à
Romain Gary, tel qu’il l’évoque dans La nuit sera calme (1974, 167) :
Il y avait une fois un caméléon, on l’a mis sur du vert et il est devenu vert, on l’a mis sur
du bleu et il est devenu bleu, on l’a mis sur du chocolat et il est devenu chocolat et puis
on l’a mis sur un plaid écossais et le caméléon a éclaté.
Le plaid écossais, c’est l’existence assimilée par les locuteurs francophones de la
variété des registres et le souci de la respecter à l’écrit, mais, confrontés à ce plaid
des registres, les apprentis scripteurs opèrent des transferts qui éloignent leurs
productions du respect de la norme.
Le transfert des registres dans les usages écrits et oraux
18.
247
Quitter la ville présente une pauvreté si désolante que se pose la question quel
charme caché pourrait bien dévoiler ce livre (copie13/02/2008)
L’exemple 18 nous permet d’embrayer sur un autre élément de confusion notable
dans le passage à l’écrit : la question du discours rapporté. Cette phrase qui émet
un jugement de valeur sur le roman de Christine Angot, Quitter la ville, a un
énonciateur (celui à qui appartient l’énonciation, en l’occurrence l’étudiant qui a
rédigé la copie). Le discours rapporté apparaît dans la mesure où cet énonciateur
se fait le porte-parole de celui qui prononce effectivement un discours – que l’on
pourrait appeler, à la suite de Marc Wilmet, un discoureur . Le discoureur, dans
l’exemple 18, peut être unique et identique à l’énonciateur qui se pose la question
(« quel charme caché pourrait bien dévoiler ce livre ? ») ou bien l’énonciateur se
fait le porte-parole de plusieurs autres discoureurs qui se posent la même question
(on, l’ensemble des lecteurs de Christine Angot).
Reste maintenant à l’énonciateur le choix de masquer ou de rendre au plus juste
de leur expression les paroles prononcées par le discoureur. Ce choix entraîne
différentes options syntaxiques. Dans son dernier ouvrage publié, Grammaire
rénovée du français (2007 : 205-208), Marc Wilmet met en lumière cinq stades du
discours rapporté, cinq choix offerts à l’énonciateur pour rendre un discours.
Premier choix : l’énonciateur peut mettre en sourdine les propos du discoureur,
reprendre l’esprit du discours sans pour autant en reprendre la lettre et on aurait
affaire là à un « discours narrativisé » (Wilmet 2007 : 205). L’étudiant (énonciateur)
n’a pas fait le choix d’un discours narrativisé du type :
Quitter la ville présente une pauvreté si désolante que se pose la question du charme
de ce livre.
Deuxième choix : l’énonciateur peut syntaxiquement lier les propos du discoureur
(ce qui conduirait au classique discours indirect). Cela n’a pas été le choix de
l’étudiant-énonciateur : il manque de savoir derrière le mot question si le scripteur
voulait une interrogation indirecte, « discours rapporté ligaturé » (Wilmet 2007 :
207) :
Quitter la ville présente une pauvreté si désolante que se pose la question de savoir quel
charme caché pourrait bien dévoiler ce livre.
Voir Marc Wilmet, Grammaire rénovée, 2007, 205 : « Le discours rapporté suscite à
l’ombre de l’énonciateur un candidat à l’énonciation que nous conviendrons de nommer
discoureur. »
248
Anne-Rosine Delbart
Troisième choix : l’emboîtement du discours avec les signes de ponctuation requis
(deux points, guillemets, point d’interrogation) qui rendent le traditionnel discours
direct. L’énonciateur n’a pas « emboîté » les propos du discoureur (Wilmet 2007 :
207) :
Quitter la ville présente une pauvreté si désolante que se pose la question : « Quel
charme caché pourrait bien dévoiler ce livre ? »
Cinquième choix : l’absorption du discours par l’absence des marques
d’emboîtement (Wilmet 2007 : 205). Il s’agit pour l’énonciateur de reprendre tel
quel un mot ou des mots prononcés ou prononçables par le discoureur : Pierre
lance un timide bonjour à Marie. Des illustrations du « discours absorbé » se
rencontrent par exemple chez La Fontaine :
À ces mots, on cria haro sur le baudet.
La Grammaire rénovée reprend aussi un exemple de Fallet (Wilmet 2007 : 205) :
Fais-lui toutes tes excuses. Dis-lui je t’aime, reviens veux-tu, ton absence a brisé ma
vie.
L’étudiant dans sa copie a donc fait du discours absorbé sans le savoir comme
Monsieur Jourdain, dans Le Bourgeois Gentilhomme de Molière, faisait de la
prose sans le savoir. Syntaxiquement, l’analyse de sa phrase devient qu’il a fait de
quel charme caché pourrait bien dévoiler ce livre, en l’adjoignant à question, un
qualifiant de question :
Quitter la ville présente une pauvreté si désolante que se pose la question quel charme
caché pourrait bien dévoiler ce livre.
Une qualification un peu audacieuse assurément et qui risque de ne pas recevoir
l’agrément du correcteur. L’absorption a de fortes chances d’être mal digérée...
Interrogation orale en FLE
Voyons maintenant les productions interrogatives du côté des non francophones.
Les non francophones, eux, influencés par leur pratique scolaire de l’oral qui
n’est pas antérieure à la pratique de l’écrit, mais le plus souvent concomitante,
auront davantage tendance à exporter à l’oral des tournures typiques de l’écrit. Ces
remarques rejoignent et éclairent les productions des non francophones qui, eux, à
l’oral auraient tendance à formuler les interrogations avec inversion. J’emprunte au
Le transfert des registres dans les usages écrits et oraux
249
corpus LANCOM des productions d’interrogations à l’oral (Flament-Boistrancourt
et Cornette 1999 : 143) :
19.
Pouvez-vous m’expliquez le chemin ?
20.
Savez-vous le chemin pour une cabine téléphonique ?
21.
Voulez-vous me donner votre nom et votre numéro de téléphone ?
Cette construction rejoint aussi, il ne faut pas l’oublier, les structures interrogatives
de la langue maternelle des apprenants néerlandophones.
De cette pratique orale des apprenants FLE qui sans être fausse sonne
bizarrement, les observateurs concluent tous aujourd’hui à la nécessité d’introduire
dans les classes de FLE un oral réel et non fabriqué.
Interrogation écrite en FLE
L’écrit, lui, verra des marques d’interrogations intonatives chez des étudiants de
niveau avancé qui sont plus à l’aise à l’oral et exportent alors un registre inadéquat
dans un autre :
22.
Dans le roman La disparition de la langue française, Assia Djebar se demande
quelle langue parle un homme qui rentre en Algérie après avoir passé vingt ans à
Paris. Il parle arabe ou français ? (Travail de fin d’études, 2007).
23.
Premièrement on peut se poser la question ou ce n’était plus intéressant quand on
a invité autres partis politiques, wallons et flamands, pour traiter le sujet de cette
conférence. ça donnerai une vue globale, moins subjective. Deuxièmement on peut
se poser la question ou la conférence a répondu sur la question « Quel avenir pour
la Belgique ? » Ou on n’est pas resté trop dans l’histoire et très peu dans l’avenir ?
(copie d’un apprenant ERASMUS UCL, niveau C1)
24.
Comment une « mauvaise » chose peut être utile ? (copie 25/04/2008)
Nous avons observé plus haut que les étudiants FLM ne produisent pas à l’écrit
d’interrogations intonatives, sauf lorsqu’ils veulent rendre explicitement un
dialogue ou un discours enfantin, par exemple.
Je remercie Geneviève Briet, Directrice du Département de français à l’Institut des
langues de l’Université catholique de Louvain (UCL), de m’avoir donné à lire les copies
de ses étudiants.
250
Anne-Rosine Delbart
Conclusion : FLE-FLM, des bénéfices en chiasme
De ces constats croisés, on peut retirer des bénéfices en chiasme, qui se résumeraient
grossièrement à plus d’oralité en FLE et plus d’écriture en FLM. Plus finement, je
dirais que l’accent doit être mis dans l’apprentissage sur la distinction des registres
en FLE et sur le retour à une pratique du registre soutenu en FLM. On a sans doute
un peu trop pris au mot Raymond Queneau quand il demandait plus de place pour
l’oral à l’écrit :
Le français parlé n’a droit, jusqu’à présent, qu’au dialogue, et même depuis quelques
années, au narratif dans le roman. Mais il demeure toujours frappé d’indignité nationale :
il n’a pas le droit d’exprimer des « idées ». (Bâtons, chiffres et lettres, 1965 : 58)
Ces dernières années, l’écrit formel a été laissé de côté au profit d’une ouverture
compréhensible elle aussi (Claude Hagège rappelait dans Le français et les siècles
que l’école ne devait pas laisser aux commerçants, aux publicistes la langue
attractive et se concentrer sur une exploitation très formelle du français) sur des
pratiques plus relâchées de la langue dans la littérature, la BD, la chanson, le
slam.
Il est entendu que l’exigence d’écriture en FLE croîtrait avec l’avancement
dans la maîtrise du français. Des étudiants de niveau C1 et surtout C2 doivent
s’approcher des compétences des locuteurs maternels en fonction bien entendu de
leur spécificité professionnelle. Les écrivains de langue maternelle non française
qui ont fait choix du français pour rédiger toute ou une partie de leur œuvre
littéraire (Beckett, Ionesco, Cioran, Bianciotti, Huston, Littell, Gao, entre autres)
offrent à mon sens aux scripteurs FLE et FLM de précieux modèles d’exploitation
rigoureuse et décontractée du français. Je terminerai par une citation de l’un deux,
le Libanais Salah Stétié, issu d’un milieu arabophone, fils, comme il le dit luimême, de la langue arabe, qui a eu envie de se marier avec le français et qui
est conscient que les locuteurs français venus d’ailleurs sont désormais avec les
Français de souche, « les témoins et les légataires, les possesseurs et les nouveaux
inventeurs » du français (2000 : 15).
Le transfert des registres dans les usages écrits et oraux
251
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http://bach.arts.kuleuven.ac.be/elicop
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Françoise Dufour & Bénédicte Laurent
« Y’a bon Banania ! » : quand le discours publicitaire
subsume les représentations des sens linguistiques
La figure du « tirailleur sénégalais », dans les textes coloniaux, puis dans la
publicité Banania qui le choisit comme effigie, enfin dans les controverses autour
de la rémanence du caractère raciste d’une mémoire coloniale, constitue un cas
d’école pour l’analyse de la représentation du sens linguistique selon les contextes
et les genres discursifs. Notre contribution analyse comment le sens de cette
représentation emblématique de la culture coloniale française se construit dans les
textes et se capitalise dans le nom Banania et le slogan « y’a bon ! », qui cristallisent
les enjeux socio-historiques véhiculés par une mémoire interdiscursive.
Le corpus comprend des textes coloniaux fondateurs de la représentation
discursive du tirailleur (début du XXe siècle), des gravures et photographies de
l’époque, les différentes recompositions de la publicité Banania et enfin les contrediscours de la période contemporaine.
1. La petite histoire de Banania dans la grande histoire coloniale
française
L’histoire débute en 1909 avec la découverte par le journaliste P.-F. Lardet, lors
d’un voyage au Nicaragua, d’une boisson héritière du tchocoalt des Mayas et des
Aztèques, un mélange de cacao, de farine de banane, de céréales pilées et de sucre.
La poudre chocolatée instantanée est commercialisée en 1912 sous le nom de
Banania. L’image d’une Antillaise encadrée de régimes de bananes qui figure sur
la boîte a pour vocation d’évoquer, comme le nom, une des principales propriétés
du produit, la banane qui fait écho aux colonies, fierté française à l’époque.
L’argument publicitaire est alors la « vigueur », « l’énergie » et la « force » pour
les clientèles cibles que sont les enfants.
Avec la première guerre mondiale et l’appel à la « force noire » d’Afrique pour
défendre la mère-patrie, le tirailleur sénégalais, admiré pour son dévouement
PRAXILING UMR 5267 CNRS-Montpellier 3
254
Françoise Dufour & Bénédicte Laurent
patriotique, remplace l’Antillaise. L’image du tirailleur sur les boîtes de chocolat
s’inspire de la masse importante d’iconographie et de récits coloniaux de la fin du
XIXe et du début du XXe siècle. Les textes brossent le portrait des recrues noires
qui participent à la conquête de l’Empire colonial français et qui, bien que venant
de différentes parties de l’Afrique, prennent le nom de « tirailleurs sénégalais ». Le
corps des tirailleurs est créé officiellement en 1857 par un décret de Napoléon III.
Cette force d’appoint s’étoffe au rythme de l’extension de l’empire colonial. C’est
pendant la mission Congo-Nil dite mission Marchand (1896-1899) que les 150
tirailleurs engagés révèlent leurs qualités militaires et Marchand défilera alors en
héros national à Longchamp le 14 juillet 1899, à la tête de ses tirailleurs. Ce succès
donne à Charles Mangin l’idée de constituer une réserve coloniale stratégique de
100 000 tirailleurs, une « force noire », qui se concrétise en 1915 pour pallier
la « crise des effectifs » militaires. La Grande Guerre, puis la Deuxième Guerre
mondiale amèneront ainsi la France à faire appel à des recrues de la « plus grande
France ».
L’anecdote raconte qu’un tirailleur blessé à la guerre, employé à l’usine de
Courbevoie, aurait bu un jour du Banania et se serait exclamé, avec un grand sourire,
« Y’a bon ! ». En 1915, le tirailleur devient l’emblème de la marque ; coiffé d’une
chéchia rouge au pompon bleu, symbolisant les couleurs du drapeau français, il
s’affiche au verso des boîtes avec le slogan sur un fond jaune, couleur de la banane.
Le sourire radieux du tirailleur évoque à l’époque la « fraîcheur de l’enfance, la
force de la guerre et l’exotisme de l’Afrique coloniale » (Watin-Augouard 2002 :
81). La poudre Banania est expédiée aux poilus du front par wagons entiers.
En 1925, avec la nouvelle direction de la société, Banania élargit ses cibles à
la famille, les sportifs et les hommes d’affaires. « L’ami Y’a bon », redessiné par
l’affichiste Sepo, remplace définitivement l’Antillaise (1935). Toutes les dizaines
d’années, les traits du visage s’atténuent, de « l’ami au sourire poupin » en 1957
(Watin-Augouard 2002 : 81) jusqu’au visage en forme d’écusson (1977). Les
couleurs restent inchangées.
En 1980, le visage du tirailleur est remplacé par différents visuels (image
d’enfant etc. ) puis revient sous les traits atténués d’un enfant noir.
Le slogan « Y’a bon Banania » est abandonné en 1977, bien que renouvelé
auprès de l’INPI (Institut National en Propriété Industrielle) en 1996 et 2004, puis
radié en 2005 suite à une assignation en justice de la société Nutrimaine, nouvelle
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Plus de 160 000 recrues d’Afrique noire forment l’Armée indigène qui intervient à
Verdun et dans la Somme et qui subira de lourdes pertes (notamment au Chemin des
Dames).
« Y’a bon Banania ! »
255
propriétaire de la marque depuis 2003, par le collectif des Antillais, Guyanais et
Réunionnais, pour message raciste :
La Société NUTRIMAINE, propriétaire de la marque « BANANIA », continue
d’utiliser des clichés insultants pour les personnes de couleur noire, en exploitant
l’image du tirailleur sénégalais et son fameux slogan « Banania Y’a bon » créés au début
du siècle dernier, pour illustrer ses campagnes publicitaires de Boissons chocolatées
(Communiqué du Collectif DOM reproduit par Ogres 2005).
En revanche, la marque Yabon, on ne peut plus évocatrice du slogan historique,
existe toujours…
2. Un stéréotype colonial qui traverse les genres
Les textes coloniaux construisent la figure du tirailleur par la récurrence de traits
identificatoires que les publicitaires reversent dans les matériaux linguistique de la
marque et sémiotique du visuel :
- les particularismes physiques et l’uniforme coloré du tirailleur ;
- la bravoure, le dévouement au drapeau français ; le caractère discipliné et
soumis à la hiérarchie militaire ;
- la gaîté, l’insouciance ; les comportements enfantins voire primitifs, auxquels
est relié le langage tirailleur, autrement dit le « petit nègre ».
2.1. Le « rire banania » ou la culture de la différence
La représentation du tirailleur dans les textes coloniaux comme dans les publicités,
se fonde sur des jeux de formes et de couleurs :
un grand gaillard au teint d’ébène vêtu d’un uniforme bleu foncé et coiffé d’une chéchia
au joyeux ton rouge vif (Sonolet 1911 : 37).
Les différences physiques : les « visages d’encre », le « teint d’ébène », « leurs
bouches aux lèvres rouges et épaisses, découvrant d’admirables rangées de dents
blanches » (Galland 1900), sont les premières marques d’altérité qui désorientent
la communauté française :
L’un de ces phénomènes est notre inaptitude à distinguer sur les épaules d’un nègre
autre chose qu’une boule noire agrémentée d’un peu d’émail blanc – les dents, les yeux
– destiné, semble-t-il, à suggérer : par ici, la face ! (Cousturier 1920 : 18).
256
Françoise Dufour & Bénédicte Laurent
Cet énoncé pointe les étapes d’un processus de stéréotypie : d’abord, une « inaptitude » de la communauté culturelle, énonciatrice des discours, à reconnaître : des
« inconnus chez moi » ; puis le repérage de quelques éléments de différenciation
sur lesquels s’appuie une identification généralisante construisant l’altérité, notamment, les contrastes de couleurs : noir de la peau, blanc des dents, rouge de la
chéchia, bleu de l’uniforme…
La première représentation du tirailleur Banania se veut figurative. Moins
stylisée que celles qui lui succèderont, elle s’appuie sur un interdiscours colonial.
Les détails de l’uniforme sont fidèles aux descriptions des textes : la large culotte
blanche, la chéchia « rouge vif » (Sonolet 1911 : 37) et le bleu foncé de la vareuse
(couleur qui est reprise dans le gland de la chéchia), répondent à la fois à une
quête d’exotisme et au renforcement du patriotisme. L’exotisme de l’accoutrement
réside notamment dans l’élément d’altérité que constitue la « chéchia classique,
cette prestigieuse chéchia » (Mangin 1910 : 302), dont « l’écarlate flambante »
(Sonolet 1911 : 38) permet d’identifier les tirailleurs « au fond de la brousse »
(Mangin : ibid.), comme dans la plaine de la Somme. Le « pantalon indigène vaste
et flottant » (Sonolet ibid.), représenté par la publicité sur sa première affiche, est
parfois remplacé sur les photos et les gravures par une sorte de collant, une culotte
« étriquée » perçue comme « parfois ridicule » (Mangin ibid.). Sont également
reçus comme des signes d’altérité et d’exotisme « leurs chansons bizarres et leurs
étranges mélopées » (Galland 1900 : 33).
Dès les premiers visuels, la publicité Banania accorde une place de choix à la
bouche souriante qui occupe presque la moitié du visage et au fil de la symbolisation
graphique, le « rire banania » devient le trait physionomique principal. C’est contre
la stéréotypie qu’il produit que se révolte Senghor dans son « Poème liminaire »
aux Hosties noires, adressé à ses « frères noirs » morts pour la France : « vous,
tirailleurs sénégalais » et qui, par ricochet, se veut un pamphlet à l’endroit des
élites blanches qui, en n’honorant pas les Africains noirs morts pour la France, les
méprisent et les déshonorent :
Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort
Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ?
Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux
Je ne laisserai pas – non ! – les louanges de mépris vous enterrer furtivement.
Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur
Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France […]
Titre de l’ouvrage de Lucie Cousturier (1920).
« Y’a bon Banania ! »
257
car les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau noire pas
classique (Senghor 1940 : 55).
La formulation senghorienne « rire banania » témoigne de la capitalisation des
représentations dans le nom de produit Banania, dont Senghor relève l’interaction
avec le « rire ». La réduction péjorante opérée par le « rire banania sur tous les
murs de France » constitue, pour l’écrivain sénégalais, un affichage public du
mépris à l’égard des tirailleurs noirs. Les structures phrastiques négatives du
poème sont traversées d’interdiscursivité. Les premières négations de constituant
sont des « marqueurs de différenciation » (Culioli 1990 : 100) qui déterminent un
extérieur, une figure d’altérité, par inversion des caractéristiques du type blanc :
« pas sérieux », « pas classique », « sans honneur ». L’identité culturelle du noir
est construite à rebours dans un processus de dialectique du même et de l’autre,
par négation des traits typiques du blanc (Dufour à paraître). Ce caractère rieur,
interprété comme marqueur de l’insouciance, du manque de sérieux, est donné
comme constitutif de la figure du tirailleur dans les textes coloniaux :
[…] insouciants et gais sous l’écarlate flambante de la chéchia (Sonolet 1911 : 38) ;
[…] à propos de tout, et surtout à propos de rien, des fusées d’éclats de rire […] (Galland
1900 : 32)
Ces traits d’éternelle gaîté et d’insouciance, qui constituent le stéréotype du
tirailleur Banania, sont des topos de la formation discursive coloniale, participant
de la métaphore de l’enfance (voir infra 2.3.), comme en témoigne le discours cidessous :
Les Noirs du Soudan sont de véritables grands enfants. Comme eux, ils sont naïfs,
insouciants, menteurs, ingrats ou reconnaissants, dominés par les appétits matériels.
[...] D’une nature très gaie, ils rient à tout propos (Humbert 1891 : 13).
Ce trait n’est pourtant pas systématiquement repris dans les gravures de l’époque et
il apparaît encore moins sur les photographies, qui affichent la gravité des soldats
face à la bataille et à la mort. Aux « louanges de mépris » que représente ce « rire
banania » répondent des négations de proposition à valeur dialogique : « je ne
laisserai pas – non ! », « vous n’êtes pas des pauvres vides sans honneur ».
Cette mise en mots du stéréotype par le nom Banania pointe le dialogisme
de la nomination du nom propre et la capacité de « condensation des voix, des
représentations » (Laurent 2006 : 44) du nom publicitaire. Le nom interagit avec son
contexte sémio-linguistique (les couleurs, les formes représentées, le slogan), ainsi
qu’avec le contexte de l’idéologie coloniale qu’il contribue à mettre en saillance. Les
258
Françoise Dufour & Bénédicte Laurent
enjeux socio-historiques, qui se cristallisent en lui, sont constitutifs de la formation
discursive coloniale, comme « espace de dissensions » (Foucault 1969 : 203).
Si le stéréotype peut être décrit comme des « images dans notre tête » (Lippmann
1922 cité par Amossy et Herschberg Pierrot 1997 : 26), une gestalt (une forme
globale signifiante), cette « représentation sociale, [ce] schème collectif figé […]
correspond à un modèle culturel daté » (Amossy et Herschberg Pierrot 1997 : 64),
qui se capitalise dans le nom lui-même. La formulation « rire banania » donne
au nom de produit, graphié sans majuscule, une fonction d’antonomase. L’unité
lexicale banania devient une caractérisation de rire qui produit une catégorisation
discriminante pour le groupe social désigné.
2.2. Le dévouement à la patrie : l’ambivalence de l’argument
Les valeurs patriotiques, de bravoure, de courage, de dévouement, des tirailleurs
à la cause patriotique et à leurs chefs, valeurs symbolisées en publicité par les
couleurs du drapeau, sont abondamment évoquées dans les textes :
[…] l’audace et la bravoure des soldats indigènes recrutés dans nos colonies, […] leur
dévouement à la France (anonyme 1899) ;
On ne se doute pas, en France, de la fidélité que témoignent, à l’égard de notre drapeau,
ces humbles mais braves soldats nègres : ils l’aiment d’un amour qui pourrait faire
rougir l’indifférence de plus d’un Français au patriotisme trop tiède. Mourir pour le
drapeau leur semble, à ces Français d’outre-mer, la chose la plus simple du monde
(Galland 1900 : 32) ;
[…] véritables soldats de conquête, aptes aux coups de main téméraires, durs à la fatigue
et à la souffrance, ils sont susceptibles aussi de l’héroïsme le plus sublime et des plus
sublimes dévouements (Pont-Pinet 1904 : 218) ;
[…] toujours prêts à aller combattre pour nous […] portant leur orgueil de soldats
français avec la même crânerie que leur chéchia écarlate […] (Sonolet 1911 : 38 et
40) ;
[…] leur courage intrépide et leur attachement profond à la France (Fily 1950).
L’explication du dévouement des « serviteurs coloniaux de l’Empire » (Jauffret
1994 : 159) est trouvée dans le caractère naturellement et culturellement soumis
du noir :
sa mentalité passive, docile, qui le soumet d’instinct aux volontés du maître (Sonolet
1911 : 39).
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« pictures in our heads », Public opinion.
« Y’a bon Banania ! »
259
La mise en discours de ces traits, qui rendent le tirailleur sympathique aux yeux de la
population française, produit un double effet. D’une part, en exacerbant les valeurs
patriotiques des récepteurs, elle a une valeur d’acte performatif auprès de l’opinion
publique : elle est supposée aiguillonner le « patriotisme trop tiède » des Français.
D’autre part, la posture de soumis permet de donner justice à la domination : les
dominés/colonisés/noirs sont « soumis à une nation bienveillante » (Fily 1950 :
4) qui recueille les bienfaits de sa « mission civilisatrice ». La mise au pinacle de
ces valeurs sert la communauté énonciatrice elle-même. Elle plaide en faveur de
la politique coloniale française et en particulier de la présence d’Africains noirs
sur le territoire français. Cette présence noire n’est pas toujours bien acceptée, en
particulier lorsque la patrie en danger sur ces propres terres semble requérir un
recentrage sur la défense intérieure. La publicité s’emploie à vulgariser le message
patriotique en le diffusant à une large échelle « sur tous les murs de Paris » (Senghor
1940 dans 1948/1990). Bien que ce ne soit pas son objectif premier, elle s’institue
ainsi en relais de la propagande coloniale auprès du plus grand nombre.
Lorsque la mémorisation de cette figure emblématique de la colonisation
s’éloigne, la marque continue à afficher le symbole en le stylisant en visage noir
souriant avec la chéchia. La représentation qui n’est plus évocatrice pour les
jeunes générations joue sur l’exotisme du personnage attaché au petit-déjeuner
des familles françaises. Elle reste ancrée dans une stéréotypie infériorisante et
racialisante contre laquelle le collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais se
mobilise, en précisant que :
son intention n’est pas de nuire aux activités de l’entreprise de Nutrimaine et ne demande
pas l’annulation de la dénomination Banania mais bien des marques et représentations
qui associent le terme Banania avec le dessin du tirailleur et/ou l’expression Y’a bon
(Collectif DOM cité par Ogres 2005).
2.3. « Y’a bon Banania ! » : de la représentation animalière au stéréotype
infantilisant
Le caractère dominé du tirailleur est clairement affiché dans la représentation
infantilisante inscrite dans les textes et dans sa reprise publicitaire. Dans les textes,
les comportements culturels des tirailleurs – gaîté, chants, danses – sont interprétés
comme des signes de primitivité. La rencontre avec ces « inconnus » constitue, en
première instance, un véritable choc pour la population française qui a priori leur
fait « un large crédit d’horreur » comme en témoigne Lucie Cousturier (1920 : 8).
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L’auteure a enseigné le français aux tirailleurs sénégalais.
260
Françoise Dufour & Bénédicte Laurent
La méfiance, l’ignorance, la peur génèrent « contre ces envahisseurs du Sud, nos
défenseurs improvisés, une colère peu patriotique » (p. 7).
Le stéréotype animalier se construit à partir d’un cliché antérieur à l’expérience
pratique des premiers contacts entre les tirailleurs et la communauté française :
– Qu’allons-nous devenir ? gémissaient les fermières ; nous ne pouvons plus laisser
la volaille près de ces chapardeurs, ni faire sécher notre linge sur les haies, ni laisser
mûrir les fruits sur nos arbres. Nous ne pourrons plus laisser nos petites filles aller sur
les chemins, parmi ces sauvages. Nous n’oserons plus sortir seules, nous-mêmes, pour
faire de l’herbe ou du bois. Pensez ! si l’on était prises par ces gorilles ! (Cousturier
1920 : 8-9).
Cette assimilation des recrues noires à des « singes » est alimentée par les discours
des gradés :
– Que voulez-vous ? ce n’est pas la peine de s’en faire et de s’abrutir à expliquer les
choses. Ils ne peuvent pas comprendre, ce sont des singes ! (ibid. : 11).
La circulation des discours vantant les qualités militaires du tirailleur, ainsi que
les contacts sociaux avec ces nouvelles populations, ont transformé les a priori
négatifs en bon accueil de « l’ami y’a bon », serviable et dévoué. Le stéréotype
animalier s’est alors déplacé vers celui de l’enfant :
[…] elle renoncèrent, dès le premier bonjour échangé avec les étrangers, à dire « ce sont
des singes » pour affirmer « ce sont des enfants » (ibid.).
Ces différents stéréotypes qui réfèrent à des stades d’évolution de l’animal au
primitif, puis au premier stade de développement humain, sont constitutifs de la
formation discursive coloniale (Dufour 2007 : 481-487) :
Nos braves Soudanais égayaient, par leurs enfantillages – les nègres sont de grands
enfants – les plus mélancoliques des passagers (Galland 1900 : 32) ;
[…] ces humbles soldats de couleur aux âmes enfantines, à ces primitifs jusque-là voués
à la misère et à l’esclavage (Sonolet 1911 : 40).
En publicité, la cooccurrence de la banane, du tirailleur noir en bonne voie
d’assimilation et le produit Banania, issu d’une élaboration industrielle, convoque
l’interdiscours du noir initialement « sauvage », peu évolué ou au mieux enfantin
se nourrissant de bananes, et « civilisé » par la colonisation française. Les
consommateurs peuvent lire, dans cette image de l’autre, le miroir inversé de
« Y’a bon Banania ! »
261
leur propre image de sujet d’une nation civilisée et civilisatrice…, la flatterie de
l’ego étant potentiellement un déclencheur d’acte d’achat. La publicité transmet
également la promesse faite aux enfants des citoyens blancs de la transmission de
la force et de la vigueur noire supposées trouver leur origine dans la nourriture
bananière.
C’est surtout dans la représentation du langage tirailleur que les textes, comme
le discours publicitaire, font état d’une représentation du soldat noir peu évolué.
Dans tous les tours de parole, le tirailleur s’exprime dans ce « langage naïf, mais
sincère » (Galland 1900 : 32), qui a été qualifié de « langage tirailleur » ou « petit
nègre » :
« Nous, Français aussi… nous, peau noire, mais avoir, comme blancs, sang rouge…
nous, savoir verser sang pour drapeau français… » (Galland : ibid.).
[…] voici que l’un d’eux s’illumine d’un bon sourire, en même temps qu’une voix au
timbre enfantin nous dit : « Bonjour, moussié ».
Nous reconnaissons un ancien boy, transformé par sa tenue militaire, son attitude raidie
et les habitudes de sa nouvelle profession.
« Comment, Moussa, c’est toi ! Content faire tirailleur ? – Oui, moussié, moi y a bien
content » (Sonolet 1911 : 38).
Son langage nous confirme cette observation, déjà faite, que les tirailleurs disent : y a
bon, pour dire : j’aime ; y a content, y a moyen, pour dire : je veux, je peux (Cousturier
1920 : 18).
Ce langage est immortalisé dans l’énoncé « y’a bon Banania ! », slogan de la
marque jusqu’en 1977. L. Cousturier donne deux sources à ce jargon militaire,
« que l’on a appelé le “petit nègre” » :
[…] celle, d’abord, des recrues bambaras qui ont indiqué, par leurs balbutiements en
présence de notre langue, leurs préférences de formes et de mots ; deuxièmement, celle
des instructeurs blancs, qui ont adopté l’espéranto militaire (Cousturier 1920 : 82).
Ce que ne dément pas Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais
(1916), manuel qui indique aux gradés les règles du « langage tirailleur » :
Leur connaissance [des règles fixes de ce langage] facilitera la tâche des nombreux
gradés européens versés dans les troupes noires, leur permettra de se faire comprendre
en peu de temps de leurs hommes, de donner à leurs théories une forme intelligible pour
tous et d’intensifier ainsi la marche de l’instruction (p. 5).
262
Françoise Dufour & Bénédicte Laurent
L. Cousturier soutient que les formes de ce langage ont été intentionnellement
stabilisées par ces mêmes gradés, qui ne prévoyaient la pratique du Français par
les tirailleurs que pour des besoins militaires :
Leurs instructeurs ont su généraliser un espéranto, ou « petit nègre », propre à la
fabrication et à la livraison de soldats par les plus brèves voies possibles. À cela se
bornait leur rôle ; ils n’arrivaient point à prévoir que ces soldats voulussent parler le
français en France (Cousturier 1920 : 82).
Ce qui semble confirmer l’énoncé suivant du manuel :
Mais ce qui importe avant tout c’est de fixer le moule dans lequel il faudra couler la
phrase française pour la rendre intelligible à nos tirailleurs connaissant quelques mots
de notre langue (Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais 1916 : 6).
Le langage tirailleur est construit à partir de phrases simples composées de mots et
d’expressions faciles à prononcer et à comprendre :
Donner toujours à la phrase française la forme simple qu’a la phrase dans tous les
dialectes primitifs de notre Afrique Occidentale (Le français tel que le parlent nos
tirailleurs sénégalais 1916 : 5).
Les constructions syntaxiques, qui se réduisent aux structures : sujet + verbe +
attribut ou complément, s’articulent à partir du prédicat verbal : y a. Pas d’article,
de genre, d’adjectif épithète, de démonstratif, de conjugaison, d’inversion ; non
plus de synonymes, ni de polysémie. Les exemples donnés dans le manuel parlent
d’eux-mêmes (p. 14) :
Le tirailleur malade est arrivé : Tirailleur y en a maladie y a venir
Ces dix tirailleurs sont bons : ça tirailleurs dix y a bon
Ils sont mauvais : ça y en a là y a pas bon.
Ce type de structure langagière peut être assimilé à une forme de « protolangage »
(Bickerton 1990), un système de communication fonctionnel, de type « fossile »,
attribuée aux sociétés primitives. C’est un mode de communication langagier
rudimentaire, qu’utilisent les individus ne pouvant ou n’ayant pu acquérir le
langage standard. On le trouve dans les communications des primates, dans le
langage des enfants de moins de 2 ans : « papa parti », celui des enfants sauvages
et dans les pidgins (Bickerton 1990 : 110-118). D’un point de vue linguistique,
l’écart entre une représentation prédiscursive de niveau 1, c’est-à-dire un schéma
« Y’a bon Banania ! »
263
prédicatif de type notionnel et la formulation linguistique de niveau 2 (Culioli
1990 : 22) est ainsi réduit au strict minimum et l’expression linguistique suit au
plus près l’acte pratique qu’elle désigne :
Faire toujours l’acte que l’on indique ; user d’une mimique aussi expressive que
possible ; le geste doit toujours accompagner la parole (Le français tel que le parlent
les tirailleurs sénégalais 1916 : 33).
L’association publicitaire du slogan « y’a bon Banania ! » avec l’image du tirailleur
en train de boire un bol de chocolat fournit une illustration iconographique de
ce type de communication. C’est précisément contre cette association que les
collectifs d’opposition ont lutté :
Le visuel actuel, un jeune Africain qui représente le petit-fils du tirailleur, ne pose pas
de problème en lui-même. C’est son association avec le slogan qui aurait été perçue
comme dévalorisante. (Président de Nutrimaine cité par Guenneugues 2006).
Le maintien du nom Banania, associé à l’effigie noire, mieux toléré, est argumenté
par les propriétaires de la marque comme une forme d’héritage que la société
française métissée doit au tirailleur :
Dans un premier temps, nous avons donc redonné de la force au packaging en
réinterprétant le personnage qui pourrait être le petit-fils du tirailleur sénégalais. Il
symbolise le métissage et la nouvelle image de la France (Romet citée par Mazzoli
2004).
Le réinvestissement de cet héritage culturel colonial, dans la permanence du nom
et du symbole graphique, témoigne de la cristallisation des enjeux historiques,
puis sociaux qui construisent une « culture postcoloniale » (Blanchard et Bancel
2005).
3. Conclusion
La figure du tirailleur constitue un discours argumentatif qui vise à aiguillonner
le patriotisme français en plein cœur de la Grande Guerre et à justifier le projet
colonial auprès de l’opinion publique française.
Le discours publicitaire, par la conjugaison des traits sémiotiques et linguistiques,
s’appuie sur le développement d’une culture de la différence répondant à une quête
d’exotisme. Le stéréotype Banania, qui amuse les enfants autant qu’il flatte, chez
264
Françoise Dufour & Bénédicte Laurent
leurs parents, les valeurs de l’identité française, instrumentalise les effets positifs
de la mission civilisatrice au service d’une propagande commerciale.
Le nom Banania, ancré dans la formation discursive coloniale, constitue une
forme de discours transverse qui condense les représentations et les voix des
différentes couches discursives. Alors que la représentation du tirailleur appartient
au passé, le dialogisme de la nomination maintient le lien avec une mémoire
interdiscursive coloniale. Cette mémoire objet de polémiques se reconstruit par
le biais de la représentation publicitaire comme scène d’expression et tribune de
discussion. Le sens produit et rejoué en discours par cette figure emblématique
de la colonisation française, au fil de ses recompositions et de ses contestations,
participe de la construction d’une culture postcoloniale.
Bibliographie
Amossy R. et Herschberg Pierrot A. 1997 : Stéréotypes et clichés. Paris : Nathan
Université.
Bickerton D. 1990 : Language and Species. Chicago : The University of Chicago Press.
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discursive d’une dominance. Thèse sous la direction de P. Siblot. Montpellier :
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Jauffret J.-C. 1994: Soldats de la plus grande France. Armées d’aujourd’hui 190. Paris :
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Watin-Augouard J. 2002 : Petites histoires de marques. Paris : Éditions d’Organisation.
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« Y’a bon Banania ! »
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Galland G. 1900 : Une poignée de héros : La mission Marchand à travers l’Afrique,
Limoges : E. Ardant et Cie.
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slogan « �����������
�������������
Y’a bon����
»��. Libération, 2 février.
Humbert G. 1891 : La France au Soudan. Actes d’une conférence au Congrès annuel de la
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Mangin C. 1910 : La force noire. Paris : Hachette.
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Magazine n°90, novembre, url : <http://www.emarketing.fr/Magazines/ConsultArticle.
asp?ID_Article=13819&t=Rachat-resurrection-renouveau-la-dure-vie-des-marques>.
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Pont-Pinet M. 1904 : Les tirailleurs sénégalais. À travers le monde. Paris : Hachette. 9
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Céline Guillot
Écrit médiéval et traces d’oralité : l’exemple de l’adverbe
or(e)
Introduction
Le problème de l’oralité au Moyen Âge, et plus spécifiquement du caractère
plus ou moins oralisant des textes médiévaux ou d’une partie d’entre eux, a été
maintes fois abordé déjà (Zumthor 1983, 1984 et 1987 notamment, et Rychner
1955 pour les chansons de geste), et il s’agit là d’une question essentielle pour
notre connaissance de ces documents, du point de vue externe de leurs conditions
de production, de réception et de diffusion autant que du point de vue interne de
la langue qu’ils nous donnent à étudier. Mais malgré les études importantes déjà
menées sur le sujet, le vaste champ des marques d’oralité présentes dans les textes
médiévaux ­­– et de ce que ces marques peuvent nous apprendre sur la façon dont
on parlait au Moyen Âge ­­– reste encore largement en friche.
Notre étude n’abordera cette question qu’à travers le fonctionnement d’un
marqueur particulier, l’adverbe déictique temporel or(e), dont la valeur sémanticoréférentielle sera abordée dans la section 1. Pour contraster les différents contextes
d’emploi de or(e) et leur relation possible au degré d’oralité des textes dans
lesquels il se trouve, nous ferons appel à différents systèmes de catégorisation
des documents médiévaux (section 2). Dans un troisième temps, l’analyse des
occurrences de or(e) dans le corpus nous permettra de tirer des conclusions
provisoires sur son fonctionnement et de mettre ces caractéristiques internes en
relation avec les catégories textuelles définies au départ.
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Université de Lyon
Céline Guillot
268
1. Description de or(e) : aspects sémantico-référentiels et syntaxiques
1.1. Or(e), adverbe déictique
Issu du nom temporel latin hora, l’adverbe médiéval or(e) réfère au moment de
sa propre énonciation, et de ce point de vue, il correspond à peu près exactement
à l’adverbe maintenant qui l’a remplacé en français moderne. Or(e) est donc un
déictique ou un symbole indexical (Kleiber 1986, 1994), dont le référent s’identifie
toujours grâce au contexte spatio-temporel de sa propre occurrence. Comme la
plupart des autres expressions déictiques (je, tu, (i)ci, etc.), or(e) réfère de façon
immédiate ou transparente, l’identification du référent s’opérant du simple fait
de l’énonciation de l’adverbe, sans apport d’informations supplémentaires. Le
caractère déictique de or(e) permet de comprendre sans peine pourquoi on le
rencontre si fréquemment dans les textes médiévaux dans les passages au discours
direct (Buridant 2000 : 517).
On a également remarqué à plusieurs reprises (Ollier 1988 et 1995, Buridant
2000 : 517) que l’adverbe temporel or(e) était utilisé dans des énoncés caractérisés
par une implication forte du locuteur. Ollier (1988), qui analyse une série d’exemples
dans les parties narratives des œuvres de Chrétien de Troyes, montre que la mention
de l’adverbe, quand elle est associée à celle d’un verbe de jugement, instaure « un
jugement de valeur, dont l’énonciateur, même s’il n’est pas l’agent du procès,
s’institue le sujet prédicatif dans la mesure exacte où cela engage de sa part un
certain comportement » (Ollier 1988 : 210). Dans le récit, or(e) fonctionne souvent
comme une marque du discours indirect libre, comme c’est le cas dans l’exemple (1).
Il instaure alors l’un des protagonistes du récit comme énonciateur de ce discours.
1. Et la reïne n’i est ele
a cele joie qu’an demainne ?
Oïl voir, tote premerainne.
Comant ? Dex, ou fust ele donques ?
Ele n’ot mes si grant joie onques
Com or a de sa bien venue
et ele a lui ne fust venue ? (Chrétien de Troyes, Lancelot, v. 6820-6826, cité par
Ollier 1988 : 211)
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M.-L. Ollier propose de voir dans l’énoncé qui commence avec or une manière de citation
de ce que pense la reine : « la présence de OR vient tout autant légitimer ici l’énonciation
d’un prédicat (« J’éprouve la plus grande joie de son heureux retour ») que seule la reine
est en mesure de s’attribuer, et qui, de ce fait, l’engage. », Ollier 1988 : 211.
Écrit médiéval et traces d’oralité : l’exemple de l’adverbe or(e)
269
Ces caractéristiques sémantico-référentielles de or(e) font naturellement de cet
adverbe un candidat idéal pour l’étude des traces d’oralité présentes dans les textes
médiévaux, et c’est l’hypothèse qui est explicitement formulée dans Perret (2006).
1.2. Or(e), adverbe de phrase et d’énonciation
Du point de vue syntaxique et positionnel, trois grands contextes d’emploi de or(e)
sont à distinguer (Ollier 1988, 1989, 1990 et 1995, Reenen et Schøsler 1995) : ou
bien or(e) fonctionne comme un adverbe de constituant qui date le procès exprimé
par le verbe de la proposition (exemple 2), et dans ce cas il peut occuper à peu
près toutes les positions dans la proposition à l’exception de la position initiale ;
ou bien or(e) est placé en position initiale, comme dans les exemples (3) et (4).
Dans ce cas, il peut soit jouer le rôle d’un adverbe de phrase et constituer le thème
sur lequel porte le propos qui suit, soit être un adverbe d’énonciation et porter sur
le dire (et non sur le dit) de l’énoncé. Dans ce dernier cas, en même temps qu’il
établit un lien sémantico-logique avec la proposition qui précède, or(e) permet
d’ancrer, d’actualiser dans le présent du locuteur l’énonciation de l’énoncé dans
lequel il se trouve. C’est ce dernier contexte d’emploi qui sera au centre de notre
étude, et c’est d’ailleurs celui qui a généralement retenu l’attention des linguistes.
2.
« Mais, par l’apostre que requierent palmier,
Tels se fait ore et orgoillos et fier
Cui je metrai tel corone en son chief
Dont la cervele l’en vendra tresqu’as piez » (Couronnement de Louis, v.15111514)
3. « Sire Tristran, por Deu le roi,
Si grant pechié avez de moi,
Qui me mandez a itel ore ! »
Or fait senblant con s’ ele plore (Béroul, Roman de Tristan, v. 5-8)
4. Dist a ses omes : « Or ai je trop perdu,
Quant par tel ome est Corsolz confonduz » (Couronnement de Louis, v.11911192)
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P. van Reenen et L. Schøsler (1995 : 409) constatent que les graphies de or(e) varient
partiellement en fonction de ces critères syntaxiques et positionnels : la graphie or est
celle que l’on trouve typiquement en position initiale, ore(s) se rencontre plutôt en
dehors de cette position.
270
Céline Guillot
1.3. Or(e) et effet de rupture
Les études de Marie-Louise Ollier (en particulier Ollier 1995) ont insisté sur l’effet
de rupture souvent associé à l’usage de or(e) en discours. Contrairement à si, qui
marque le plus souvent la continuité thématique et discursive, l’adverbe or(e) joue
généralement le rôle d’un opérateur de discontinuité à l’intérieur du discours.
Ce point sera repris plus bas, mais il importe à présent de relier ce rôle discursif
de l’adverbe à son caractère déictique, indexical ou token-réflexif (Reichenbach
1947). La fonction indexicale de or(e), qui implique que l’adverbe fait intervenir le
contexte de sa propre énonciation dans l’identification de son référent, explique que
l’entité (abstraite) ainsi désignée se trouve du même coup détachée et isolée de son
site référentiel : « Une telle procédure référentielle, qui consiste à attirer l’attention
de l’interlocuteur sur un référent à (re)trouver par token-réflexivité, a pour résultat
d’isoler le référent, de le rendre autonome par rapport à la structure situationnelle
dans laquelle il se trouve. » (Kleiber 1987 : 114-115 et Kleiber 1994 : 200).
Ces quelques caractéristiques générales de la sémantique et de la syntaxe de or(e)
ayant été définies, il importe à présent d’étudier plus en détail son fonctionnement
dans un corpus de textes médiévaux. Ce travail nous permettra de comparer les
contextes d’emploi de or(e) dans différentes catégories de textes, et de tester en
même temps l’hypothèse déjà mentionnée (Perret 2006) d’une corrélation possible
entre l’emploi de or(e) et le degré d’oralité des textes dans lesquels il se trouve.
2. Catégorisation externe des documents médiévaux
La démarche que nous suivons dans cette étude vise à décrire les unités textuelles de
notre corpus grâce à des catégories définies a priori, cette catégorisation préalable
permettant à la fois de comparer/contraster les caractéristiques internes des textes
(et en premier lieu le fonctionnement de or(e)) et d’interpréter les résultats obtenus
lors de cette comparaison. Dans cette perspective, nous utiliserons différents
critères et systèmes de catégorisation, dont certains ont déjà été employés lors
d’études précédentes (notre méthodologie et certains de ces critères sont exposés
dans Guillot et al. 2007).
2.1. Domaines et genres textuels
Notre catégorisation des textes en domaines et genres textuels repose sur un
ensemble de catégories « traditionnelles », issues des traditions discursives,
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C’est également la thèse qui est défendue dans l’étude sur si de Marchello-Nizia 1985.
Écrit médiéval et traces d’oralité : l’exemple de l’adverbe or(e)
271
temporellement définies (Jauss 1970) et faisant l’objet d’un consensus dans une
collectivité donnée (Lee 2001). Les catégories de domaines et genres textuels
que nous utilisons ici ont été présentées à plusieurs occasions déjà (notamment
dans Guillot et al. 2007, et Lavrentiev 2007) et ont été élaborées dans le cadre du
développement de la Base de Français Médiéval (ENS LSH Lyon).
Dans l’optique que nous adoptons, le domaine textuel se définit relativement à
la fonction et à la destination principale du texte. Les domaines représentés dans
le corpus retenu pour cette étude sont au nombre de trois : littéraire, didactique et
religieux (les domaines historique et juridique ne sont pas représentés). Quant aux
genres textuels, ils sont plus directement liés à la forme interne des documents et
sont de types très variés pour la période médiévale. Nous avons donc été contrainte
de limiter notre corpus et avons choisi de comparer pour cette étude des chansons
de geste (genre épique) avec une vie de saint (genre hagiographique), un bestiaire
(genre bestiaire), un traité de comput (genre comput) et quelques textes poétiques
(genre lyrique).
2.2. Aspects médiaux et communicatifs
Le second point de vue que nous aborderons dans la caractérisation et la classification
des textes médiévaux concerne plus directement la question de l’oralité au
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La description d’un ensemble de textes médiévaux à l’aide de ces catégories
traditionnelles est actuellement en cours dans le cadre du projet de la Base de Français
Médiéval à l’École normale supérieure Lettres et sciences humaines de Lyon, et plus
spécifiquement au sein du projet CORPTEF (« Corpus représentatif des premiers textes
français ») soutenu par l’Agence nationale pour la recherche. Plusieurs membres qui
collaborent à ce projet ont beaucoup participé à l’élaboration de ces catégories, et tout
spécialement Frankwalt Möhren (Dictionnaire étymologique de l’ancien français,
Université de Heidelberg), Françoise Vielliard (École nationale des Chartes, Paris)
et Serge Lusignan (Université de Montréal). Qu’ils en soient vivement remerciés
ainsi que l’ensemble des membres du projet, de même que les participants au CCFM
(Consortium international pour les corpus de français médiéval), qui ont abordé ces
questions dans plusieurs réunions communes et ont proposé des normes de description
pour les documents médiévaux français (http://ccfm.ens-lsh.fr/).
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La liste des valeurs génériques utilisée dans le cadre du projet de la Base de Français
Médiéval est accessible à l’adresse suivante : http://ccfm.ens-lsh.fr/spip.php?article26.
Cette liste s’appuie assez largement sur la typologie établie par R. Bossuat dans son
Manuel bibliographique. Elle est assez proche aussi des typologies utilisées dans
différents manuels et travaux de référence sur la production littéraire et documentaire
du Moyen Âge, en particulier le Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters
et l’Inventaire systématique des premiers documents des langues romanes.
272
Céline Guillot
Moyen Âge et s’inspire directement de l’approche développée par P. Koch et W.
Österreicher (1990 et 2001). Dans cette approche, les critères de classification
des textes médiévaux sont directement liés aux conditions de production et de
circulation des textes et finalement à la façon dont s’opère progressivement le
passage à l’écrit dans les langues vulgaires.
La perspective de Koch et Österreicher conduit à distinguer deux points de vue
qui sont trop souvent confondus dans notre exploitation des textes : les aspects
médiaux et les aspects communicatifs. Les aspects médiaux sont relatifs au canal
utilisé dans la production et/ou la diffusion des documents. Un discours peut être
écrit (code graphique) ou être le produit d’une interaction orale (code phonique),
mais il peut aussi s’agir d’un texte écrit et lu à haute voix ou à voix basse, d’un
texte récité, joué, chanté, etc.
L’aspect médial de l’acte langagier doit être nettement différencié de ses
caractéristiques communicatives qui, elles, ont trait au mode de conception du
message lui-même. De ce point de vue, les discours peuvent être caractérisés et
situés les uns par rapport aux autres sur une échelle de la distance communicative,
certains relevant plutôt du type proximal (les interactions orales mais aussi le tchat
par exemple), d’autres du type distal (l’écrit scientifique, mais aussi le sermon).
Il existe bien une relation privilégiée entre les aspects médiaux et les aspects
communicatifs des productions langagières, l’écrit étant par nature plutôt associé
au pôle de la distance communicative, l’oral étant au contraire naturellement plus
proche de la proximité communicative. Mais il importe d’établir une distinction
nette entre ces deux niveaux d’analyse, particulièrement pour la période médiévale
où les textes écrits font souvent l’objet de performances orales. Dans ce dernier
cas, on considèrera à la suite de P. Koch 1993 qu’on a affaire à des relations de
transcodage, et on parlera de textes écrits à vocation orale ou de « scripturalité
à destin oral ». S’il y a des traces d’oralité dans les textes médiévaux, certaines
d’entre elles sont donc vraisemblablement liées à cette opération de transcodage,
le passage d’un code à un autre pouvant avoir des conséquences plus ou moins
importantes sur le mode de conception du texte et la distance communicative qui
le caractérise.
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Cette distinction est importante pour la période médiévale, puisqu’on sait que la lecture
s’est très longtemps accompagnée d’un mouvement des lèvres, d’abord à voix haute
puis sans doute à voix basse.
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En raison de l’absence de données suffisamment fiables à ce sujet, nous ne parlerons pas
ici de la question de la mise par écrit des textes ayant circulé d’abord sous forme orale.
273
Écrit médiéval et traces d’oralité : l’exemple de l’adverbe or(e)
Les critères définis par Koch et Österreicher (2001 : 586) pour mesurer le degré
de distance communicative discursive sont présentés dans le schéma suivant :
1.
communication privée
communication publique
1.
2.
interlocuteur intime
interlocuteur inconnu
2.
3.
émotionnalité forte
émotionnalité faible
3.
4.
ancrage actionnel et situationnel
détachement actionnel et sit.
4.
5.
ancrage référentiel dans la situation détachement réf. de la situation
5.
6.
coprésence spatio-temporelle
6.
7.
coopération communicative intense coopération communicative minime 7.
8.
dialogue
monologue
8.
9.
communication spontanée
communication préparée
9.
10.
liberté thématique
fixation thématique
10.
séparation spatio-temporelle
L’application de ces différents critères doit permettre de définir le degré de
distance communicative de chaque discours et de le situer par rapport à d’autres
sur une échelle, les éléments de la colonne de gauche caractérisant la proximité
communicative maximale et ceux de la colonne de droite la distance. Nous
retiendrons de cette liste surtout le point 5 qui concerne l’ancrage référentiel dans
la situation de communication. L’adverbe déictique temporel or(e) participant
directement à cet ancrage, sa présence dans un texte constitue donc un trait qui
oriente le discours vers le pôle proximal.
2.3. Vers et prose
On sait depuis les travaux de P. Zumthor que le caractère versifié ou non des
documents médiévaux n’est pas sans lien avec le degré d’oralité de ces documents,
les textes qui sont chantés ou qui, plus généralement, font l’objet d’une performance
orale étant le plus souvent écrits en vers. Cette donnée doit de ce fait également
être prise en compte dans l’exploitation et l’analyse des textes médiévaux.
2.4. Présentation du corpus d’étude
Les textes qui composent notre corpus ont été choisis en fonction des paramètres
que nous venons d’énumérer. Dans une première phase de la recherche, nous avons
limité ce corpus au XIIe siècle dans le but de parvenir à une diversité des données
suffisante pour cette période du français. Nous avons également été amenée à nous
274
Céline Guillot
concentrer pour commencer sur les textes en vers, ce qui limite naturellement la
portée des résultats de notre étude dans son état actuel.
Les textes que nous avons retenus dans ce cadre sont au nombre de neuf. Les
textes qui faisaient sans doute l’objet d’une performance orale sont indiqués en
italiques :
Domaine littéraire
genre épique roman
Chanson de
Roman de
Roland ;
Tristan de
Gormont et
Béroul
Isembart ;
Couronnement
de Louis
genre lyrique Chansons
de Conon de
Béthune ;
Chansons de
Blondel de
Nesle
Domaine didactique
comput
bestiaire
Comput de Bestiaire
Philippe de de
Thaon
Philippe
de Thaon
Domaine religieux
hagiographie
Voyage de saint
Brendan
Les occurrences de l’adverbe or(e) ont donc été étudiées dans l’ensemble de ces
textes, à la réserve près que nous avons limité notre étude aux contextes dans
lesquels or(e) était placé en position initiale, avant le verbe (généralement en
seconde position en ancien français). Ont également été pris en compte les énoncés
– significativement moins fréquents dans les textes – dans lesquels l’adverbe se
trouvait intercalé entre un élément subordonnant (se, quant, etc.) ou coordonnant
(et, mais, etc.) et le verbe.
3. Analyse du corpus
L’analyse du corpus d’étude a permis de définir deux traits distinctifs du
fonctionnement de or(e) dans ces textes : sa fréquence dans le discours rapporté
d’une part, le rôle essentiel qu’il joue dans la structuration du discours d’autre
part.
3.1. Or(e) dans le discours rapporté
Seront successivement envisagées deux situations de discours rapporté, le discours
direct et le discours indirect.
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Nous considérons que les chansons de Conon de Béthune constituent un seul texte, de
même que les chansons de Blondel de Nesle.
Écrit médiéval et traces d’oralité : l’exemple de l’adverbe or(e)
275
3.1.1. Or(e) dans le discours direct
La fréquence d’emploi de notre adverbe dans le discours direct est tout à fait
remarquable dans un grand nombre de textes narratifs du XIIe siècle, et tout
spécialement dans les chansons de geste. Le texte de la Chanson de Roland illustre
bien ce phénomène, puisque sur 31 occurrences de or(e) en position initiale, 22
d’entre elles se trouvent dans le discours direct (70,9%). Cette tendance se retrouve
dans Gormont et Isembart (mais les fréquences de ce court fragment sont trop
basses pour qu’on puisse en tirer des conclusions)10, ainsi que dans le texte du
Couronnement de Louis (29 occurrences sur 35, soit 82,8%).
Un examen attentif des énoncés montre que les occurrences de or(e) qui
apparaissent dans ces textes ont toujours pour énonciateur l’un des personnages
du récit. L’adverbe or(e) ne se rencontre donc pas dans les formules d’appel
de l’auteur/du récitant à son public, formules dont on a montré qu’elles étaient
caractéristiques du style épique et qu’elles devaient être liées au contexte
pragmatique de la performance. Il est vrai que Marnette (1998) a souligné déjà
que ces appels à l’auditoire étaient relativement rares, voire inexistants, dans les
chansons de geste les plus anciennes.
La fréquence remarquable de or(e) dans le discours direct est également
caractéristique du seul roman en vers de notre corpus, le Tristan de Béroul (72
occurrences sur 101, soit 71,3% des occurrences), et dans une moindre mesure du
Voyage de Saint Brendan.11 Or(e) se trouve donc majoritairement dans le discours
direct dans tous les textes narratifs de notre corpus, ce qui exclut apparemment les
textes lyriques et didactiques12.
Les textes de poésie lyrique présentent toutefois un cas de figure relativement
intéressant. Il s’agit de textes écrits à la première personne qui constituent un
monologue de taille variable (malgré la présence épisodique de passages au
discours direct du type de ceux qu’on rencontre dans les chansons de geste ou
les romans en vers). On constate toutefois qu’il n’est pas rare de voir l’adverbe
temporel utilisé lorsque l’auteur met en scène une sorte de dialogue intérieur
10������������������������������������������������������������
Elles représentent en effet 6 occurrences sur un total de 8.
11���
Le Voyage de Saint Brendan comporte trop peu d’occurrences de notre adverbe (16
occurrences de or(e) en position initiale, dont 9 en discours direct), pour que les
fréquences y soient significatives.
12��������������������������������������������������������������������������������������
Ces chiffres ne varieraient pas beaucoup si l’on prenait en compte les contextes dans
lesquels or(e) ne se trouve pas en position initiale. Dans ce cas aussi l’adverbe est le
plus souvent utilisé dans le discours direct.
276
Céline Guillot
(exemple (5))13, de dialogue fictif soit avec l’être aimé (exemple (6)), soit avec son
auditoire, soit avec une autre personne :
5. Et se j’ai les mauz quis,
Jes doi bien endurer.
Or ai je trop mespris !
Ainz les doi mieuz amer ! (Blondel de Nesle, Chanson XI, v. 16-22)
6. Dame, lonc tans ai fait vostre servise,
La merci Deu ! c’or n’en ai mais talant (Conon de Béthune, Chanson IX, v. 17-18)
3.1.2. Or(e) dans le discours indirect
Le seul texte de notre corpus qui fasse usage de l’adverbe or(e) dans le discours
indirect est le Tristan de Béroul. Or(e) se rencontre dans le discours indirect
introduit par un verbe de dire (exemple (7)), parfois en l’absence du subordonnant
que (exemple (8)), soit dans le discours indirect libre (exemple (9)) :
7. Iriez s’atorne, sovent dit
Qu’or veut morir s’il nes ocit (Béroul, Roman de Tristan, v. 1985-1986)
8. Li rois de l’arbre est devalez ;
En son cuer dit or croit sa feme (Béroul, Roman de Tristan, v. 287-288)
9. Tristran l’acole, si la beise !
Liez est que ore ra son esse (Béroul, Roman de Tristan, v. 547-548)
Ces différents contextes d’emploi de or(e) ont un trait caractéristique commun :
la représentation d’une situation d’interlocution est chaque fois corrélée à l’usage
de l’adverbe, cette situation supposant la présence d’un énonciateur (qui peut
être l’auteur du texte comme l’un des personnages du récit) et d’un allocutaire.
Or(e) semble donc préférentiellement utilisé dans des contextes d’adresse, et il
semble même être une marque explicite que l’énoncé dans lequel il se trouve est
adressé à quelqu’un. Ainsi pourrait s’expliquer aussi l’usage de or(e) dans les
énoncés injonctifs en ancien français14, la mention de l’adverbe entraînant d’une
certaine façon l’implication directe du destinataire. Ainsi s’explique également
13�������������������������
La présence de l’adverbe ainz dans cet exemple conforte l’hypothèse d’une représentation
d’un dialogue intérieur.
14������������������������������������������
Il est très fréquent de trouver l’adverbe or(e) antéposé à un impératif ou un subjonctif
d’ordre dans les énoncés médiévaux (cf. par exemple l’énoncé (11)).
Écrit médiéval et traces d’oralité : l’exemple de l’adverbe or(e)
277
sa fréquence d’apparition, dans certains textes du moins, au moment même où
l’énonciateur commence à s’adresser à son allocutaire.
3.2. Or(e), marqueur de structuration textuelle
3.2.1. Or(e), introducteur du discours rapporté
Parmi les différents textes qui composent notre corpus, la Chanson de Roland
se distingue assez nettement des autres en ce que or(e) y est utilisé avec une
fréquence importante en tout début de discours direct (10 des 22 occurrences de
or(e) en discours direct) :
10. E dist dux Naimes : « Or ad Carles grant ire. » AOI . (Chanson de Roland,
v. 2944)
Dans ce type d’énoncé, or(e) semble être utilisé pour indiquer que le discours
direct commence avec lui. Rien ne précède sa mention, et en particulier aucun
des termes d’adresse dont on sait qu’ils servent généralement au Moyen Âge à
repérer le début d’une telle séquence. C’est donc la mention de l’adverbe temporel
lui-même qui marque l’entrée dans le discours rapporté. La fréquence de ce type
d’énoncé est également importante dans le texte de Béroul :
11. Tristran li dist : « Or escoutez.
Si longuement l’avon menee,
Itel fu nostre destinee » (Béroul, Roman de Tristan, v. 2300-2302)
Cette situation est à rapprocher de celle que l’on rencontre dans le discours indirect,
libre ou non, puisque l’adverbe temporel est dans ce cas aussi placé à l’endroit du
texte où débute le discours rapporté. Il est parfois même utilisé en lieu et place de
que pour représenter le passage du récit au discours rapporté. On sait par ailleurs la
porosité de la frontière entre discours direct et indirect dans les textes médiévaux
(Marnette 2006).
3.2.2. Or(e), introducteur d’une nouvelle séquence discursive
Il est un autre type de contexte, caractéristique d’autres textes, dans lequel or(e)
assure manifestement le rôle d’une marque de structuration du discours. Il s’agit
d’énoncés formulaires qui sont utilisées dans les deux textes didactiques de notre
corpus, le Comput et le Bestiaire de Philippe de Thaon :
12. Monoceros griu est,
En franceis un cor est.
Céline Guillot
278
Beste de tel baillie
Jesu Crist signefie […].
Or oëz briev[e]ment
Le signefiement. (Philippe de Thaon, Bestiaire, vers 417 – 433)
Ces formules d’adresse directe de l’auteur à son auditoire, que l’on rencontre à
intervalles très réguliers dans ces deux textes, sont toujours placées à l’articulation
de deux parties distinctes du raisonnement de l’auteur. Dans le cas du Bestiaire par
exemple, Philippe de Thaon indique par ce moyen qu’il va passer à un autre aspect
de la description ou de la signification symbolique que recouvre tel ou tel animal.
L’articulation d’une séquence à l’autre s’opère à peu près exclusivement par ces
formules, dont la fréquence est très importante dans les deux œuvres15.
On peut s’étonner de rencontrer dans deux textes didactiques, dont rien
n’indique qu’ils aient jamais donné lieu à une quelconque performance orale, ces
formules que l’on donne généralement pour caractéristiques des textes épiques.
Leur présence dans ces textes invite donc à la plus grande prudence dans les liens
qu’il est possible d’établir entre la performance orale d’un texte et les marques
d’oralité présumée qui s’y trouvent.
Ces quelques remarques doivent être complétées par les analyses déjà présentées
dans Ollier (1988) sur l’usage de or(e) en récit, et dans Ollier (1995) sur son
emploi dans le discours direct. Dans tous les contextes étudiés, l’adverbe établit
un lien avec le contexte qui précède tout en indiquant, d’une façon ou d’une autre,
une forme de discontinuité avec ce contexte.
Conclusion
Au terme de cette étude partielle, il paraît nécessaire de distinguer deux types et
deux niveaux d’interlocution différents dans les textes médiévaux : le discours
rapporté, que l’on pourrait définir comme une forme littéraire de l’oralité mettant
en jeu les discours des protagonistes du récit, et le discours pris en charge par
l’auteur du texte dans les moments où il s’adresse directement à son auditoire/
15�������������������������������������������������������������������������������������
La fréquence de ces séquences avait été repérée déjà par Marchello-Nizia 1985 : 37 ;
on en trouve 24 occurrences dans le Bestiaire, sur les 37 occurrences de or(e) que
comprend le texte (ce qui correspond à la totalité des occurrences de or(e) quand il est
en position initiale) ; on en trouve 61 occurrences dans le Comput sur le total des 77
occurrences de or(e).
Écrit médiéval et traces d’oralité : l’exemple de l’adverbe or(e)
279
lecteur16. Il semble que l’adverbe temporel or(e) soit majoritairement utilisé dans
ces deux types de contexte, dans une assez grande variété de textes, pour la période
du XIIe siècle du moins. À ce titre, il semble devoir être mis au nombre des
marques représentatives de la proximité communicative et de l’oral représentés, à
cette période de l’histoire du français.
Par ailleurs, l’étude a également montré qu’à cette même période les formules
d’adresse directe au public se rencontrent dans les textes dans lesquels cette
adresse ne correspond pas à une réalité concrète, et qu’elles pouvaient être absentes
des textes qui, eux, faisaient vraisemblablement l’objet de performances orales
(chansons de geste, vies de saints, poésie lyrique). Il est donc manifeste que le
caractère écrit et non spontané des documents qui nous sont parvenus doit nous
conduire à moduler le rapport que nous pouvons établir entre l’oralité représentée
dans ces textes et leur degré d’oralité réelle.
Il n’en reste pas moins que le recours à l’adverbe or(e) à des fins de structuration
discursive est tout à fait caractéristique de l’ensemble des textes de notre corpus17.
Il montre que les marques caractéristiques de l’oralité représentée – ou du moins
l’une d’entre elles – sont communément utilisées par les auteurs comme un
moyen de structurer et d’organiser leur production écrite. On ajoutera à cela que
l’alternance entre le récit et l’oral représenté est elle-même largement utilisée
comme mode de structuration des textes narratifs, en particulier dans les chansons
de geste. Jean Rychner (1955) avait déjà constaté la fréquence du discours direct
dans les énoncés à visée conclusive placés à la fin des laisses du Roland18 :
13. Empeint le bien, parmi le cors li passet,
Que mort l’abat el camp pleine sa hanste.
Dist Oliver : « Gente est nostre bataille » (Chanson de Roland, laisse 97)
On sait que ce mode de structuration du discours, caractéristique des textes les
plus anciens, laissera place en moyen français à l’emploi de marques, telles ci
ou la série des démonstratifs, qui feront cette fois appel au code graphique et à la
matérialité du livre.
16����������������������������������������������������������������������������������������
Cette distinction recouvre ce que Perret 1988 appelle « énonciation première » (adresse
de l’auteur à son public) et « énonciation seconde » (oral représenté).
17��������������������������������������������������������������
Notre étude a cependant été limitée à quelques occurrences de or(e).
18����������
« Dans le Roland, par exemple, une cinquantaine de laisses se terminent par un vers
qui exprime comme le commentaire ou la conclusion qu’une personne ou un groupe de
personnes donne à un discours ou à une question. » Rychner 1955 (rééd. 1999) : 72.
280
Céline Guillot
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revue. Paris : Champion, 1925.
Fred Hailon
Sens autre(s) de faits d’altérité dans la presse
Notre réflexion porte sur le sens de certains faits d’altérité dans la presse dans le
contexte de la campagne présidentielle française de 2002.
Notre corpus est construit autour du thème de l’insécurité. Il est constitué
d’articles de la presse quotidienne française quelques mois avant les élections
de 2002. Avant de devenir un sujet de campagne électorale, c’est-à-dire un sujet
de politique générale, le thème de l’insécurité était défendu par le Front national
(FN). Dans le discours de ce parti d’extrême droite, l’immigration est la cause des
problèmes de la société française.
Notre perspective est de comprendre comment et à partir de quoi chaque support
« travaille » le sens des altérités dans son discours. Nous considérons que c’est par
le commentaire dans l’énonciation qu’il est possible d’évaluer le sémantisme des
faits d’altérité dans les discours, ainsi que les réactions politico-sémantiques en
chacun d’eux. Nous abordons ces aspects par les marques d’altérité que le locuteur
pose dans son dire. Le commentaire dans l’énonciation est l’expression de ce qui
altère la communication entre le locuteur et l’allocutaire. Il est ce dont l’énonciateur
se met à distance. Dans notre étude, il s’agit d’une distanciation par rapport à des
représentations extérieures qui traversent et habillent de manière implicite le discours
citant. Cette distanciation correspond à l’idée qu’a le locuteur de ce qui traverse son
dire. Elle s’effectue selon les propres représentations du locuteur.
C’est à travers l’étude de la nature des retours dans l’énonciation, nous appuyant
sur le modèle de J. Authier-Revuz, qu’il nous a semblé possible d’observer la valeur
��������������������������������
Forell - Université de Poitiers
��������������������������������������������������������������������������
Notre corpus comprend quatre titres de la presse quotidienne française : Présent, Le
Figaro, Le Monde et La Nouvelle République du Centre-Ouest (NR). Présent est un
journal d’extrême droite, il est proche du Front national. Le Monde est un journal dit
de « centre-gauche ». Le Figaro est le support de la droite républicaine. La NR est un
journal régional a priori apolitique. Ce corpus est homogène temporellement (quelques
mois avant une échéance électorale), thématiquement (l’insécurité), discursivement
(le discours journalistique), circonstanciellement (la campagne présidentielle). Il est
hétérogène quant à son lectorat (militants, hommes du monde socio-politique, décideurs,
citoyens lambda).
284
Fred Hailon
des représentations du FN possiblement convoquées dans les discours de la presse.
Sur le plan sémantique, ces mises à distance peuvent renvoyer à un accord ou à un
désaccord du locuteur par rapport à la réalité qu’il nomme. Ainsi, nous évoquerons
tout d’abord la nature et les spécificités de faits d’altérité dans le contexte discursif
électoral. Nous étudierons leur recontextualisation. Nous observerons ensuite des
effets de sens dans le cas de topographies de la délinquance. Nous considérerons
des altérités énonciatives qui, à travers un processus de resémantisation, peuvent
recouvrir ou rejeter les représentations du FN.
1. Nature et spécificité de la recontextualisation
1.1. L’instanciation du rapport de mise à distance C’est de manière spécifique à chaque support que le discours journalistique
modalise des faits d’altérité pour leur donner sens dans le citant. Le sens est
contextuellement posé. Il se réalise en fonction de l’idéologie du support
(Marnette 2004 : 62) et peut avoir en surplomb une idéologie constituante, dans
notre hypothèse celle du Front national. Il s’établit dans les conditions sociales de
production des discours dans un rapport entre deux systèmes de représentation. Il
s’établit selon deux « domaines de pensée » (Pêcheux 1975 : 89) dans un rapport
entre énonciation citante et énonciation citée. Le rapport d’une altérité et de sa
réactualisation dans le discours intégrateur pose qu’une représentation se construit
en fonction d’une autre, possiblement pour d’autres représentations que celles
discursivement rapportées (Bonnafous et Fiala 1986).
La mise en fonctionnement de l’énonciation, c’est-à-dire l’instanciation de
représentations, permet selon le contexte d’emploi une construction particulière de
la réalité par le discours (Séguin 1994 : 37). Précisément, pour notre étude, la prise
en compte du contexte d’emploi des modalisations autonymiques (MA) comme
traces de l’altérité permet de comprendre ce qui fait commentaire dans le discours
citant, et pour quoi et par quoi les locuteurs commentent et se commentent. L’étude
du contexte permet aussi d’appréhender la réalité discursivement et socialement
établie par les locuteurs-journalistes : ce que cela veut dire de modaliser un mot
plus qu’un autre, ce que cela veut dire de représenter tout en le commentant un
discours ou un mot et non un autre. Il s’agit d’aborder en cela ce que les dires
construisent comme réalités idéologiques, par quel travail sémantique et pour
quelle sémantisation interrelationnelle.
Sens autre(s) de faits d’altérité dans la presse
285
1.2. Exemples de recontextualisations de dires
La réactualisation de représentations par le citant a pour effet de pointer l’autre
tout en s’en démarquant. Elle permet un commentaire dont on peut saisir le
fonctionnement, notamment dans cet extrait de l’article du Monde du mercredi 20
février 2002 :
1.
M. Chirac décrit une France gagnée par « la peur » et préconise la création d’un
ministère de la sécurité [titre]
C’est dans cet esprit que devraient, selon le président-candidat, être élaborées
« deux grandes lois de programmation », respectivement consacrées aux « forces
de sécurité » et à la justice. [je souligne].
Le locuteur du Monde parle de justice en usage, contrairement à « forces de
sécurité » qu’il modalise, sans y ajouter de glose. Dans ce cas, le commentaire
non exprimé est à interpréter par le lecteur dans la réception. Celui-ci instaure
une différence dans la représentation de son discours à propos des « deux grandes
lois de programmation » chiraquienne. « Forces de sécurité » est commenté dans
l’énonciation du locuteur comme pouvant être un élément du dire de Chirac.
La glose interprétative peut être comme dit Chirac. Justice n’est pas modalisé.
« Forces de sécurité » au contraire est marqué et marquant. Cette désignation
correspond à une certaine manière de dire de son temps : celui d’une campagne
présidentielle basée sur le thème de l’insécurité. On pouvait parler avant de
forces de police ou de forces de l’ordre, ces expressions existaient jusqu’alors de
manière transparente dans la communication. Dans cet extrait, la monstration du
dire de l’autre correspond à une nouvelle lexicologie qui elle-même renvoie à un
renouveau politique. Le journaliste du support de centre-gauche tient à distance
la manière de dire empruntée sécuritaire. À titre de comparaison, dans l’article
du Figaro du mardi 19 février, le locuteur rapporte le dire chiraquien, mais sans
montrer de signes de réaction :
2.
Sécurité : le plan Chirac [titre]
Le parlement sera saisi très rapidement – dans les deux mois – de deux lois de
programmation sur cinq ans, l’une pour les forces de sécurité, l’autre dans la justice.
[je souligne].
Deux lois de programmation et forces de sécurité sont en usage, tout comme justice.
La sensibilité énonciative et politique du journaliste n’est pas affectée. Nous avons
une possible ambivalence entre des mots allusifs et des mots pris en charge par le
discours du locuteur-journaliste, les deux modalités de dire semblant se confondre.
286
Fred Hailon
La valeur du dire chiraquien n’est pas « retravaillée » par l’énonciation citante. Elle
s’impose comme acquise dans le support de droite. L’expression chiraquienne, au
contraire du Monde, paraît convenir au journaliste du Figaro.
Dans Présent, le pointage a d’autres finalités, comme le montre cet extrait de
l’article du jeudi 25 octobre 2001 :
3.
Une raison de lire Présent [titre]
Présent, lui, hors du « consensus dominant » et du conditionnement ambiant,
sélectionne l’actualité et soulève les vrais problèmes en quatre pages. Mais comme
il joue un air différent, on l’accuse […] d’être trop négatif, comme un prophète de
malheur… [je souligne].
Le syntagme « consensus dominant » est modalisé alors que conditionnement
ambiant ne l’est pas. L’altérité sans glose de « consensus dominant » peut renvoyer
interprétativement à une modalisation du discours à lui-même en X’, comme on dit.
Elle peut être encore une modalisation interdiscursive de retournement du discours
approprié où il s’agit de prendre une position critique par rapport aux manières de
dire des autres, ainsi d’attaquer l’autre avec ses propres mots. Cet autre peut être
dans ce cas une possible voix doxique. Le locuteur de Présent retourne les mots
(consensus dominant) qu’il considère comme impropres. La doxa est retournée car
inadaptée à dire les choses. Le commentaire pourrait être interprétativement du
type comme dit l’opinion courante à tort. On trouve dans cette configuration le
caractère polémique de l’écriture d’extrême droite (Angenot 1982, Honoré 1986).
Là aussi, une différence existe dans les manières de dire. Une différence
s’instaure entre le fait de représenter en le commentant dans son énonciation le
dire autre (« consensus dominant »), et le fait de montrer comme transparent le
discours, dans le cas de conditionnement ambiant en usage. Ce qui est effectif
pour l’un, représenter et commenter dans le cas « consensus dominant », ne l’est
pas pour l’autre. Ce choix n’est pas sans signification. Le dire est montré comme
autre parce qu’il est propre à porter le commentaire du locuteur citant, c’est-à-dire
le retournement polémique : Présent n’est pas dans le consensus dominant ; nous
parlons d’insécurité et d’immigration (nous soulignons). Ce commentaire permet
une réappropriation des représentations du FN. De même, c’est en tant qu’il va
de soi pour le locuteur du support d’extrême droite de parler de conditionnement
ambiant, qu’il ne modalise pas son discours. Ces mots sont propres à l’idéologie
du journal. Ils sont déjà chargés négativement.
La distance que le locuteur-scripteur prend en commentant les manières de dire
autre – mais aussi le fait qu’il modalise sans source, ni référence – ne lui permet
pas de se détacher d’une implication personnelle de dire.
Sens autre(s) de faits d’altérité dans la presse
287
2. Les valeurs de resémantisation des dires Le processus de resémantisation permet de rendre compte des valeurs de mises
à distance dans l’énonciation. Ce processus touche à l’économie de l’altérité des
discours. Nous observerons ce phénomène dans cette partie à partir des discours
de la presse sur les topographies de l’insécurité et plus particulièrement dans un
second point sur une topographie de l’insécurité formalisée en cité « sensible ».
Nous observerons comment le discours citant donne le sens de l’altérité qu’il
exprime dans son énonciation pour chercher à refaçonner le sien au final.
2.1. Les modalités du commentaire du sémantisme dans l’énonciation
Des effets de sens se jouent pour accord ou pour désaccord avec les représentations
en circulation, dans notre étude autour de l’insécurité à travers le guillemétage
et l’absence de commentaire explicite. L’analyse de ces effets permet de rendre
compte de l’efficience de la mise à distance, c’est-à-dire encore ce par rapport
à quoi les locuteurs s’identifient et ce dont ils se ressaisissent. Elle permet de
comprendre plus précisément dans notre hypothèse ce que les locuteurs partagent
ou ne partagent pas des représentations du FN.
Considérons cet extrait de l’article du Figaro du samedi 30 et dimanche 31 mars
2002 dans le cas où l’identification aux représentations du FN semble confirmée :
4.
Insécurité Dans l’île où Lionel Jospin se rend ce week-end, la criminalité augmente
fortement en zones urbaine et touristique [surtitre]
L’insécurité explose aussi en Guadeloupe [titre]
Une raison d’espérer, pourtant : ici, pas encore de «zones de non-droit». Pointe-àPitre, le 22 mars dernier : le sous-préfet Thierry Le Lay, en charge de la sécurité
publique, est sur le terrain, pour une opération coup de poing dans le ghetto de
Boissard. [je souligne].
La modalisation de « zones de non-droit » autorise plusieurs commentaires métaénonciatifs susceptibles d’émaner de différentes sources, de la police avec une
possible glose du type comme on dit dans la police, d’un dire de l’hexagone avec
une glose du type comme on dit dans l’hexagone ou encore du FN avec une glose
du type comme on dit au FN. Sur ce point, nous trouvons par exemple dans les
textes de campagne (2002) du FN pour illustrer notre hypothèse d’une possible
modalisation d’emprunt et d’une possible correspondance entre discours :
Ces «quartiers en sécession», la France en comptait un seul en 1993. Fin 2000, le chiffre
dépassera sans doute vingt. Toutes ces zones de non droit, est-il besoin de le préciser,
Fred Hailon
288
sont très majoritairement, voire quasi exclusivement occupées par des étrangers. [je
souligne]
(Argumentaires du FN de la campagne électorale de 2002, L’actualité de l’immigration,
page 4, ligne 11, sur www.frontnational.com).
Zones de non-droit n’est pas modalisé ici. Il reste en usage. Le fait d’altérité observé peut aussi renvoyer à une modalisation de l’adéquation
dans la nomination : interprétativement, il faut nommer « zones de non-droit » les
lieux de l’insécurité. Le mot zones de non-droit est adéquat pour parler de la chose
(l’insécurité).
L’indétermination interprétative de la modalisation de « zones de non-droit » inscrit
une ambivalence entre deux types de non-coïncidences, ici entre la non-coïncidence
du discours à lui-même et entre la non-coïncidence mots-choses (Authier-Revuz
1995). L’hésitation est possible entre une MA de l’interdiscours et une MA de
l’écart dans la nomination. Dans ce cas, il n’est pas question du seul rapport de
transmission de discours à discours ce que serait une modalisation d’emprunt, ou
encore du seul rapport de transmission d’un dire d’un énonciateur à un autre ce que
serait le discours rapporté. Nous sommes aussi dans un rapport du mot à la chose.
Ces valeurs de non-coïncidence peuvent se superposer les unes aux autres. Ainsi,
dans cet extrait, « zones de non-droit » peut renvoyer à la manière de dire des
autres. Cet emprunt peut être approprié à l’objet du dire du locuteur-journaliste. Il
peut être déterminé par l’objet visé et propre à commenter la réalité de la situation,
ce qu’on pourrait paraphraser en : ces « zones de non-droit » (pour parler comme
le FN) sont l’insécurité (en surtitre). Cette modalisation peut également pointer
l’adéquation dans la nomination. Pour le locuteur, le mot zones de non-droit est
la bonne référence pour comparer l’insécurité outre-Atlantique (ici, pas encore de)
à l’insécurité en France (l’insécurité explose aussi en Guadeloupe en titre) où il
semble s’agir véritablement de zones de non-droit.
L’ambivalence existe entre une manière de dire d’un discours autre et un
auto-commentaire. Plus précisément, elle va dans le sens d’une adéquation du
dire autre et d’une adéquation des propres mots du locuteur au monde. Pour le
journaliste du Figaro, la désignation de « zones de non-droit » semble bien adaptée
à l’insécurité.
À l’opposé, considérons dans l’article de La NR du mardi 4 septembre 2001 ce
passage :
5.
La folie des armes [titre]
Des bandes rivales veulent de plus en plus fréquemment y développer « leurs »
territoires qu’elles placent en coupe réglée pour s’y livrer, à leur aise, au trafic de la
drogue. [je souligne].
Sens autre(s) de faits d’altérité dans la presse
289
La modalisation de « leurs » peut renvoyer interprétativement à l’usage de dire
des dites bandes en comme ils disent. Il peut s’agir encore d’un dire approprié
en tant qu’il s’impose à l’énonciateur. La glose peut être comme on dit dans le
discours dont je parle (avec on stéréotypique). La modalisation de « leurs » peut
aussi référer à un défaut dans la nomination : interprétativement, si on peut dire
« leurs » pour la République française une et indivisible. Nous sommes dans les
termes de la Convention républicaine du 22 septembre 1792. Dans le discours du
locuteur, le mot (leurs) ne correspond pas à la « chose républicaine » française.
À travers ces ambivalences, le locuteur cherche à recharger sémantiquement le
dire commun ou un dire autre pour d’autres représentations propres à porter la réalité
de la situation sociale. Le déjà-dit des bandes et/ou de la doxa est recontextualisé
en fonction de ce que le locuteur a à dire, c’est-à-dire l’impossible indivision
de la République. Le journaliste mobilise une représentation autre et le travail
sémantique sous-jacent pour son compte. Ce « jeu » permet d’aller à contresens
des représentations véhiculées. Il n’y a pas de territoires hors de la République.
Dans ce cas, l’indétermination des valeurs de la MA est propre à souligner le
caractère inadapté de la représentation. Cette indétermination est rendue possible
par le travail sur le sens de l’altérité qui traverse le dire du locuteur citant et dont il
se méfie. Par son commentaire méta-énonciatif, le locuteur-journaliste reprend le
mot pour l’interroger sur sa pertinence. Ainsi, le retour dans l’énonciation se fait
par rapport à la manière de dire des autres, dans notre cas possiblement par rapport
à la manière de dire de la doxa et/ou de celle des bandes. Ce retour peut consister à
« dé-nommer » pour « re-signifier » un réel idéologiquement insatisfaisant qui ne
passe pas par la fidélité du journaliste de La NR aux représentations sécuritaires en
cours, car trop proche de l’idéologie du FN.
Le discours citant fait travailler la valeur des altérités représentées. Il leur donne
idéologiquement sens en les re-signifiant. Le sens est réengagé discursivement
selon ce que les locuteurs-journalistes ont à dire de ce qui circule qu’il énonce.
Le locuteur peut ainsi se tenir à distance des représentations en circulation tout
en y participant. C’est à travers l’exercice de médiation entre espace public et
parole politique qu’il commente. Dans notre étude, dans le contexte des thèses de
l’insécurité, les faits d’altérité y sont « resémantisés » par chaque commentaire de
la circulation des représentations qui sont possiblement celles du FN.
290
Fred Hailon
2.2. Exemples de réévaluations sémantiques par rapport à un point de vue
idéologique autre (FN) : l’étude de topographies de l’insécurité
Dans notre corpus, nous comptons de nombreuses formes en N’ « X ». Parmi ces
formes « des lieux communs des discours » (Authier-Revuz 1995 : 481), certaines
associent cité à la MA de « sensible » :
6.
La police plus que jamais prise pour cible dans les banlieues [titre]
Autre zone de non-droit, la cité des Tarterêts à Corbeil-Essonnes (Essonne) où,
lundi soir, une équipe de policiers de la BAC (Brigade anti-criminalité) locale,
poursuivant les occupants d’une voiture volée, s’est retrouvée prise au piège dans
la cité « sensible », où une quarantaine de « jeunes » les ont aussitôt caillassés. [je
souligne] (Présent, vendredi 8 février 2002).
Dans cet extrait de Présent, le travail de monstration de « sensible » se fait à travers
ce que le locuteur a à dire de la représentation discursivement rapportée. Dans notre
cas, « sensible » apparaît comme une MA interprétative exprimée dans un syntagme
nominal fragmenté cité « sensible ». « Sensible » peut y être interprétativement
une MA du déjà-dit des autres discours : cité comme on dit « sensible » ou cité
dite « sensible ». Cette MA peut aussi relever interprétativement d’une MA motschoses des « stéréotypes du défaut du dire » (Authier-Revuz 1995 : 650) : cité
disons « sensible » ou cité pour ainsi dire « sensible ».
Dans le cas d’une MA interdiscursive, « sensible » peut interprétativement avoir la
valeur d’un déjà-dit à dénoncer. Il s’agirait pour le locuteur de pointer l’inadéquation
du discours autre (doxa) par rapport à la réalité des choses : le caillassage de la
police. Le contexte de l’article est celui du travail de la Brigade anti-criminalité
(BAC) dans une autre zone de non-droit (mot du locuteur), la cité des Tarterêts à
Corbeil-Essonnes. Pour le locuteur, nous sommes bien dans une délinquance de
territoires. Dans le cas où « sensible » prend interprétativement la valeur d’un écart
entre le mot et la chose, il peut s’agir :– soit d’un tic stéréotypique qui irait du « côté
de l’invitation à accepter en commun l’incertitude du dire de X’ » (Authier-Revuz
1995 : 650) pour disons X’ ; – soit d’un tic qui a « valeur d’une réserve affectant le
dire, réserve quasi exclusivement liée à un défaut d’adéquation » (Authier-Revuz
1995 : 651) pour pour ainsi dire X’. À travers ces deux modalisations, l’énonciateur
exprime le manque. Le mot (sensible) ne correspond pas à la chose (l’insécurité).
L’ambivalence de « sensible » va dans le sens d’une inadéquation du mot – comme
mot de la doxa et comme mot de l’énonciateur – au réel qu’il nomme. Le mot est
en dessous de la réalité sociale, il est euphémique. Il ne s’agit pas de « sensibles »
comme le dit la doxa et comme je le dis, mais plutôt de zone non-droit. La circulation
s’effectue ainsi du défaut comme mot autre au défaut comme mot « à soi » pour
Sens autre(s) de faits d’altérité dans la presse
291
laquelle existent en surplomb les représentations du FN. Cette représentation
assimile les banlieues à des lieux de la délinquance ethnique et rejette la vision
communément admise. Pour le locuteur, la problématique sociale des banlieues
est faussée, celle de l’ethnicité est jugée idéologiquement plus satisfaisante. Le
journaliste de Présent cherche à casser l’euphémisation de cité sensible pour
d’autres manières de nommer jugées plus pertinentes.
Considérons maintenant dans Le Figaro une forme stéréotypique en N « X » qui
associe aussi cité à « sensible » :
7.
Insécurité La patrouille avait été appelée en banlieue pour une prétendue agression.
Elle a été reçue par quarante voyous armés de pierres [surtitre]
Chasse aux policiers à Strasbourg [titre]
Quand les trois policiers du commissariat central de Strasbourg sont partis […]
en direction du Hohberg, cité « sensible » du quartier de Koenigshoffen, ils ne
s’attendaient certes pas à un tel accueil. [je souligne] (Le Figaro, vendredi 2
novembre 2002).
La MA de « sensible » dans les syntagmes cité « sensible » peut relever
interprétativement du déjà-répété des autres discours : cité comme on dit « sensible ».
Cette MA peut être également, interprétativement, une MA mots-choses des
stéréotypes du défaut du dire : cité disons « sensible ». Il peut s’agir d’y défaire la
topographie des lieux de l’insécurité, à moins que cela ne fasse que la souligner, ici
à propos de l’agression de policiers dans une banlieue strasbourgeoise (Hohberg).
L’ambivalence de « sensible » pointe l’inadéquation du mot à la chose.
« Sensible » en tant que mot de la doxa que le locuteur fait sien nomme de manière
insatisfaisante le monde. À travers cette ambivalence, le locuteur cherche là aussi
à recharger sémantiquement le dire commun au profit d’autres représentations
propres à dire la réalité de la situation sociale. Le déjà-dit de la doxa est réengagé
sémantiquement : il s’agit de désordre social plutôt que de considérations névralgiques. La recontextualisation s’effectue dans un réseau actanciel qui enserre les
mots insécurité, banlieue, voyous, cité, quartiers en usage. Dans ce contexte, la
désignation de « sensible » passe pour euphémique. La nouvelle représentation
instaurée, sémantiquement rejouée, semble aller du sensible vers la délinquance.
Le rapport sémantique d’une représentation pour une autre se réalise à travers
l’économie du déjà-dit, ce déjà-dit passant pour inadapté car impropre à décrire
l’état des choses, ici l’état de violence des banlieues. « Sensible » est rechargé
idéologiquement par ce désaccord sur ce qu’il nomme et dit du monde de manière
insatisfaisante. Ce détour des représentations et de leur signifiance permet la création
d’une nouvelle identité de discours. Celle-ci relève du discours sécuritaire.
Fred Hailon
292
Par ailleurs et pour finir, les expressions paradoxales, euphémiques, en 6 et 7
ont en écho une réalisation remarquable dans l’article de Présent du vendredi 14
décembre 2001 :
8.
Question d’actualité [titre]
Pendant la session du conseil régional d’Ile-de-France du 13 décembre, J.-Y. Gallou
a interpellé J. P. Huchon sur l’islamisation de la France. Il a affirmé que cette
islamisation ne relevait pas du fantasme mais « d’une pure, criante et dangereuse
réalité ». [chapeau introductif]
La « sensibilité » de nos banlieues est-elle en train d’envahir nos prétoires ? [je
souligne].
Le locuteur modalise « sensibilité ». La modalisation peut interprétativement avoir
la valeur d’un dire commun stéréotypé : « sensibilité », comme on dit. Or, en fait, on
ne dit pas cela. Il ne s’agit pas de la manière de dire de la doxa. « Sensibilité » peut
être aussi interprétativement une MA mots-choses des stéréotypes du défaut de
dire : pour ainsi dire « sensibilité », par exemple. Il pourrait s’agir d’une invitation
à accepter en commun le mot sensibilité pour parler des banlieues bien que le mot
ne corresponde pas à la chose. Il ne s’agit pas de sensibles – comme on dit dès lors
que l’on parle de territoires pour caractériser les banlieues –, mais de sensibilité
– comme on dit cité sensible, comme on dit entre nous, lecteurs et locuteurs de
Présent – pour évoquer l’islamisation de la France, les Musulmans. La MA de
« sensibilité » dit l’appartenance au religieux et non plus une unique topographie
de l’insécurité. Le « sensible » est placé là sur le plan de l’identité confessionnelle.
Le glissement sémantique – de l’insécurité à la religion – se réalise par le déjàdit des autres discours. Ce déjà-dit est à reprendre du fait même qu’il donne une
image tronquée de la réalité sociale.
L’ambivalence en 8, comme en 6 et en 7, va dans le sens d’une inadéquation
du mot de la doxa comme mon mot. Si le je dis du locuteur entre en écho avec
le on dit (doxique), cet écho est à commenter dans son énonciation du fait même
qu’il nomme mal. L’euphémisation ne concerne plus la topographie de l’insécurité
(les lieux de la délinquance), mais une topographie à orientation religieuse
(l’islamisation des banlieues). La dénomination de « sensibilité » à propos des
banlieues valide autre chose que la sensibilité en elle-même et de ce qu’elle dit du
monde. Le détournement de la caractérisation de « sensible » par la dénomination
de « sensibilité » et le détournement sémantique de « sensibilité » conduisent
à une nouvelle représentation du malaise des banlieues. En 8, la synonymie de
« sensibilité » est ainsi contextuellement suggérée. La resémantisation idéologique
y crée un jeu de substitution des représentations et de détour de sens.
Sens autre(s) de faits d’altérité dans la presse
293
3. Pour conclure
Le locuteur montre idéologiquement dans son dire une désignation autre. Il lui
fait prendre sens dans sa représentation du monde, ici à propos des banlieues. Les
locuteurs par la marque sur « sensible » dans les formes interprétatives (N « X »),
mais aussi en « X », dans le contexte sécuritaire cherchent à marquer et/ou à
déconstruire ce qui s’en dit. Le paradoxe peut s’effectuer dans le but de créer d’autres
représentations plus propices à dire le réel, ce que les ambivalences observées
rendent possibles. Le discours citant fait travailler dans son dire une représentation
autre, rapportée. Il lui donne sens d’une manière idéologiquement satisfaisante en
la repolitisant. Les représentations y sont réengagées sémantiquement dans et à
travers ce rapport.
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Van Dijk, T. 2006 : Politique, idéologie et discours. Semen 21. 73-102.
Anna Jaubert
Le dialogue théâtral ou la spontanéité revisitée
Les discours représentent une appropriation de la langue ; or, dans le mouvement
qui la porte d’un code linguistique partagé vers un emploi singulier, cette
appropriation est déterminée au premier chef par des configurations génériques.
Ces configurations cristallisées par les genres de discours sont les conséquences
formelles d’un certain type d’énonciation, qui lui-même s’inscrit dans une situation
de communication. Ainsi, entre les « genres premiers » liés à l’activité humaine,
et leur réinvestissement par des « genres seconds », littéraires (Bakhtine 1984 :
265), d’intéressantes variations se dessinent. L’étude qui suit dégagera certains
points sensibles du dialogue théâtral marqué par une mimesis conversationnelle,
mimesis qu’il faut se garder de confondre avec une reproduction réaliste. En
effet, une situation de communication bien particulière engendre ici un décalage
énonciatif : le dialogue théâtral est soumis au « trope communicationnel » tel
qu’il a été défini par C. Kerbrat-Orecchioni (1986). Dans ce cadre, les interactions
verbales sont une représentation à l’évidence biaisée, et cela se traduit par
d’étranges reconditionnements : l’insistance du préfixe re- est ici motivée.
Ces reconditionnements se logent au sein des répliques, ainsi que dans leur
enchaînement.
Il y a des scènes d’anthologie qui en maximalisent les effets. On pense au
montage verbal présidant aux célèbres quiproquos qui sont évidemment des
infractions caractérisées à la règle de vraisemblance. Aux antipodes du quiproquo,
ce sont les marques d’une connivence, mais d’une connivence tout aussi artificielle,
surjouée, qui transgressent elles aussi la vraisemblance. Dans les deux cas, la
transgression est soumise à des règles, à des conventions. Le contexte générique,
qui d’abord cautionne le choix d’une « attitude de locution », en l’occurrence
celle de l’échange dialogal, entraîne l’exagération des traits que cette attitude
revêt dans sa pratique ordinaire. Comment cette exagération fait-elle sens et sur
quelles figures privilégiées s’appuie-t-elle dans le théâtre classique qui pourtant se
voulait officiellement un théâtre de la vraisemblance ? Interruptions, astéismes ou
hyperboles, reformulations, bons mots, on ne peut ici passer en revue toutes les
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Université de Nice, Bases, Corpus, Langage
296
Anna Jaubert
figures dont il use couramment, et parfois abuse. Deux points retiendront notre
attention : en premier lieu, les conditions particulières de l’exercice du langage
sur scène, c’est-à-dire le contexte spécifique et reconnu du texte théâtral. Nous
analyserons ensuite quelques exemples de réaménagement des codes linguistiques
sous l’effet d’usages imaginaires de la langue. Ce réaménagement peut aller
jusqu’à l’exploitation de certaines limites de rendement, limites linguistiques ou
limites discursives en charge de la stylisation du discours.
1. Le discours théâtral et son contexte, ou « le spectateur en
dialogue »
Si on part du fait qu’un discours s’inscrit dans une situation d’énonciation qui le
conditionne, et que réciproquement cette situation se marque par des traces dans
les énoncés produits, on rapportera les stratégies discursives au cadre énonciatif au
sein duquel elles se déploient. J’ai naguère proposé l’analyse de ce cadre comme
un préalable à l’interprétation (Jaubert 1990). Il se trouve qu’en contexte littéraire,
le cadre énonciatif devient lui-même une stratégie, et le concept-clé est alors celui
de scénographie : il fixe l’idée que le discours littéraire « prétend instituer » la
situation d’énonciation qui le rend pertinent (Maingueneau 1993 : 122).
Or que se passe-t-il pour le langage dramatique ? Le théâtre, on le sait, est
considéré comme le genre mimétique par excellence. Le cadre formel de son
énonciation ressemble à première vue à celui d’une interaction ordinaire, avec
les relations de personne fondées sur le couple je/tu, qui caractérisent le dialogue
(Benveniste 1966 : 225-236). À ceci près que le dialogue est justement représenté,
et que cette représentation implique une porosité des niveaux actantiels
soigneusement contrôlée. Le dialogue est en l’occurrence un échange de répliques,
et non une simple succession d’interventions : la terminologie spécialisée est
pertinente, ces répliques s’adressent au-delà des interlocuteurs intra-fictionnels,
au spectateur qui est dans la salle. Nous sommes en réalité dans une situation
de trilogue, déterminée par le phénomène de la double adresse, où toujours
les personnages parlent d’abord « pour la galerie ». Cette porosité des niveaux
actantiels fait classiquement surface dans des stratégies conventionnelles comme
le monologue ou l’aparté, mais ce n’est là que la partie visible de l’iceberg.
Ces stratégies faciles à repérer, et d’ailleurs aisément caricaturables, mettent en
évidence le mode de fonctionnement du langage dramatique, gouverné par le
phénomène caractéristique annoncé en introduction, le trope communicationnel
(Kerbrat-Orecchioni 1986 : 131 et suiv.).
Le dialogue théâtral ou la spontanéité revisitée
297
Ainsi, le discours théâtral repose sur une stratification énonciative : il émane, en
amont de sa source apparente, d’une source cachée, et il s’adresse, au-delà de sa
cible apparente, à une cible cachée, le public dissimulé « dans une ombre propice »
(Larthomas 1972 : 241). Et si l’on s’attache à la pertinence des propos tenus, la
hiérarchie de ces destinataires est même inversée, le destinataire « additionnel »,
c’est-à-dire le public, est en fait le destinataire principal, d’où l’invocation d’un
« trope », figure du détournement. Mais il y a davantage : le phénomène qui se
cristallise dans le monologue et l’aparté est en réalité omniprésent, à l’état plus
ou moins diffus. La double adresse habite et informe tout le discours dramatique,
jouant ouvertement ou subrepticement avec les clauses de la mimesis.
Sur une scène qui représente les actions comme si elles avaient véritablement
lieu indépendamment de notre présence, la double adresse fondamentale ne
s’avoue pas. Officiellement, il n’y a pas d’autre circuit communicationnel que
celui qu’actualisent les échanges entre les protagonistes de la fiction. Dans cette
perspective, des propos qui à l’évidence n’ont pas de destinataire dans le monde
représenté, ne peuvent qu’être adressés à soi-même : c’est ainsi qu’on est censé
interpréter le monologue où le locuteur est seul en scène. Pour l’aparté, deux cas
de figure se distinguent, avec chaque fois un jeu de scène éclairant : soit le locuteur
tient à cacher ce qu’il dit aux personnages présents, en fait à préserver in extremis
le secret d’une pensée qui lui aurait échappé, soit il pratique la « messe basse »,
c’est-à-dire la confidence sélective.
On mesure le poids des conventions : dans la vraie vie parler seul à haute voix
est pour le moins insolite (même si la technologie moderne, et notamment les
téléphones portables mains libres ont modifié l’image du discoureur solitaire), ce
comportement reste le signe d’une perturbation. Quant au secret de notre pensée,
nous le préservons, non pas grâce à l’aparté, mais beaucoup plus efficacement
par le silence. Ces artifices se légitiment en vérité par un changement de niveau
actantiel : en l’espèce, la remontée clandestine du niveau intrafictionnel, au niveau
de la communication adressée aux spectateurs. Mais pour respecter le contrat de
l’illusion théâtrale qui feint d’ignorer notre existence, les auteurs classiques se sont
évertués à normaliser l’anomalie par des circonstances particulières internes à la
fiction : émotion du personnage, qui en arrive à s’oublier, naïf qui veut se préparer
à un rôle, maniaque enclin à donner une consistance verbale à ses fantasmes, ou
carrément en proie à une hallucination comme l’Avare sous le choc du vol de
sa cassette. Pour autant, l’entorse à la vraisemblance conversationnelle n’est pas
gommée, et le détournement de destination reste évident. Ici, le spectateur ne peut
plus passer pour le récepteur « additionnel » d’un discours qu’il ne ferait que
« surprendre » (Larthomas 1972 : 242) : il apparaît bien comme celui à qui ce
discours s’adresse.
298
Anna Jaubert
Feinte avouée est à moitié pardonnée : la convention qui couvre les énonciations
littéralement déviantes, est récupérée, et en même temps dénoncée sur le mode
ludique, au sein même de la fiction, par des détournements au deuxième degré.
La double adresse se met alors elle-même en scène. La célèbre tirade de Chrysale
dans Les Femmes savantes de Molière 1.
C’est à vous que je parle, ma sœur,
Le moindre solécisme en parlant vous irrite ;
Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent pas…
Molière, Les Femmes savantes, II, 7,
est une protestation qu’il n’a pas le courage d’adresser directement à son dragon
d’épouse, Philaminte, qui vient de congédier sa fidèle servante pour un motif futile.
De même Sganarelle transforme Dom Juan en simple témoin des remontrances
que, très prudemment, il prétend destinées à un maître imaginaire (alors que ce
maître ressemble trait pour trait au véritable). Ce décalage pragmatique suscite à
l’occasion d’intéressantes conséquences formelles. Dans la scène 5 de l’acte IV de
Tartuffe, Elmire s’est mise dans une situation délicate : pour confondre l’hypocrite
qui la courtise sous le toit même de son bienfaiteur, elle a demandé à son mari
d’assister à leur entrevue, caché sous la table, et surtout de mettre fin à la scène
dès qu’il serait édifié ; mais le mari tarde à réagir, pour le plus grand amusement
du spectateur. Elmire s’efforce de l’alerter en toussant, et ses paroles à double sens
sont adressées en apparence au dévot entreprenant, mais en réalité au mari invité à
sortir enfin de sa cachette et à faire cesser la plaisanterie.
2.
Elmire (après avoir encore toussé)
Enfin je vois qu’il faut se résoudre à céder,
Qu’il faut que je consente à tout vous accorder,
Et qu’à moins de cela je ne dois point prétendre
Qu’on puisse être content et qu’on veuille se rendre.
Sans doute, il est fâcheux d’en venir jusque-là,
Et c’est bien malgré moi que je franchis cela ;
Mais puisque l’on s’obstine à vouloir m’y réduire…
Molière, Tartuffe, IV, 5
Son discours sophistiqué joue sur des effets de syllepse : il exploite le flou référentiel
du pronom on, et la toux elle-même qui l’accompagne est pour Tartuffe le signe
d’une irritation de la gorge (il propose aimablement un bâton de réglisse), alors
que pour le mari, elle se veut un signal. « L’honnête » Elmire fait preuve en la
circonstance d’une belle duplicité (observée par C. Kerbrat-Orecchioni 1986 : 132-
Le dialogue théâtral ou la spontanéité revisitée
299
133), mais le discours au théâtre obéit moins à la vraisemblance qu’aux impératifs
de la dramaturgie.
C’est aussi le service de la dramaturgie qui motive l’aparté. Le second degré,
comme toujours, est éclairant ; dans Nicomède de Corneille Arsinoé exploite un
simulacre d’aparté. Rappelons brièvement la situation : le prince Nicomède s’est
cru victime d’un attentat que sa belle-mère, Arsinoé, aurait commandité. Les
traîtres Métrobate et Zénon, surpris dans leur tentative, ont en effet accusé la reine,
mais de fait ils étaient là encore en service commandé. Nicomède, ainsi manipulé,
croit confondre son ennemie par des insinuations (soulignées par mes italiques) :
3.
Arsinoé — Seigneur, vous êtes donc ici ?
Nicomède — Oui, Madame, j’y suis, et Métrobate aussi.
Arsinoé — Métrobate ! ah ! le traître !
Nicomède — il n’a rien dit, Madame,
Qui vous doive jeter aucun trouble dans l’âme.
Corneille, Nicomède, I, 3.
Comme Arsinoé est maîtresse du jeu, elle avoue ensuite à sa confidente qu’elle a
seulement simulé la frayeur (« j’ai fait de l’effrayée »), une simulation qui mettait
justement à profit l’image de marque de l’aparté, celle d’une parole échappée sous
le coup de l’émotion : son aparté n’était qu’une comédie d’aparté !
On mesure à quel point les stratégies discursives prennent sens dans un contexte,
et à quel point la représentation théâtrale exploite des codes spécifiques. Loin
de restituer notre réalité brute, elle projette une action intelligible qui finalise le
discours. Ainsi nous faut-il prendre en considération la réinvention des codes.
2. La réinvention des codes
Dans la réalité, le fait de surprendre une conversation ne nous garantit nullement
sa bonne compréhension. Et c’est bien naturel : le récepteur additionnel y a
moins de chance qu’au théâtre, tout simplement parce qu’il est alors réellement
additionnel. Un film de F.F. Coppola, Palme d’or à Cannes en 1972, illustrait
certaines contraintes de notre accès au sens. Ce film, La Conversation, était un
thriller construit sur une enquête par tables d’écoute (allusion alors transparente
au scandale du Watergate, qui avait contraint le président Nixon à démissionner).
Or cette enquête, destinée à prévenir un assassinat, échoue, et l’échec s’explique
parfaitement : une conversation enregistrée laisse à certains signes leur opacité,
car ces signes, les embrayeurs, ne donnent accès à la référence que si tous les
paramètres de l’énonciation (qui parle, quand, où ?) sont identifiés. De plus et
300
Anna Jaubert
surtout, une conversation n’est pas programmée pour construire une intrigue
cohérente… et faire la joie d’un récepteur second.
Dans la formule « mimesis conversationnelle », il y a donc plus de mimesis
que de conversation. En vérité c’est de dialogue, au sens large englobant le
polylogue, qu’il s’agit, et le dialogue est tout autre chose que de la conversation :
la conversation peut se dire « à bâtons rompus », alors que le dialogue porte en
lui l’idée d’une construction (par exemple « le dialogue social »), le sentiment
d’une dynamique qui l’oriente en fonction de sa finalité. Et notre imaginaire des
discours accentue même leur dissemblance. On sait comment Ionesco, dans sa
Cantatrice chauve, représente l’inconsistance de la conversation, et l’exploite
dans une pièce qui enchaîne les répliques sans queue ni tête, une pièce sous-titrée
significativement « anti-pièce ».
Cette réinvention des codes est selon nous la marque de fabrique des genres
seconds. Elle s’adosse à un imaginaire de la situation discursive, et cet imaginaire
tend à maximaliser certains traits perçus comme caractéristiques du genre
concerné. Il faut alors se poser la question « que mime-t-on ? », car savoir ce
qu’on mime permet de faire émerger la médiation du modèle imaginaire, et nous
aide à comprendre le processus de la stylisation. Il y a peu, j’ai analysé les traits
marquants de la rumeur liés à sa situation de communication, et faisant d’elle,
précisément, un genre de discours (Jaubert, à paraître). Ce genre de discours, s’il
vient à se transposer, à se « secondariser », dans un genre littéraire, se signalera
alors par la stylisation de ces traits marquants. Ainsi, au théâtre, ou à l’opéra, la
rumeur est-elle figurée comme un bruit qui enfle, qui se répand, et qui ne demande
qu’à s’orchestrer. On pense à la célèbre tirade de Bazile faisant l’éloge de la
calomnie dans le Barbier de Séville :
4.
Bazile
La calomnie, monsieur ! Vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j’ai vu les plus
honnêtes gens près d’en être accablés. Croyez qu’il n’y a pas de plate méchanceté,
pas d’horreurs, pas de conte absurde, qu’on ne fasse adopter aux oisifs d’une grande
ville en s’y prenant bien : et nous avons ici des gens d’une adresse !... D’abord un
bruit léger, rasant le sol comme une hirondelle avant l’orage, pianissimo, murmure
et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano,
piano, vous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait ; il germe, il rampe, il
chemine, et riforzando de bouche en bouche il va le diable ; puis tout à coup, ne sais
comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil. Elle
s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne,
et devient, grâce au ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de
haine et de proscription. Qui diable y résisterait ?
Beaumarchais, Le Barbier de Séville, Acte II, sc. 8.
Le dialogue théâtral ou la spontanéité revisitée
301
La description d’une propagation irrépressible, croissante, inquiétante, est
éloquente. Elle met l’accent sur le milieu ambiant dans lequel se développe un
tel discours, autrement dit encore, sa situation de communication, et surtout elle
thématise la matérialité phonique qui à la fois le porte et l’exemplifie, transfigurant
le fait de langue en fait de style.
Dans un contexte où la rumeur théâtralisée affiche encore une spectaculaire orchestration, observons le début de la pièce Amadeus de Peter Shaffer.
5.
Vienne […]
Deux individus d’un certain âge arrivent en courant, d’un côté et de l’autre de la
scène. Ils portent eux aussi de longs manteaux et les hauts chapeaux de l’époque. Ce
sont les Venticelli, ces rapporteurs des événements, des rumeurs et des racontars,
que nous retrouverons tout au long de la pièce. Ils ont un débit rapide – fébrile
même à leur première apparition –, si bien que cette scène prend l’aspect d’une
ouverture orchestrale à la fois accélérée et menaçante. Ils s’adressent parfois l’un
à l’autre, parfois au public, mais toujours avec l’intensité de ceux qui ont été les
premiers à connaître une nouvelle.
Venticello1. : Incroyable !
Venticello 2. : Incroyable !
Venticello 3. : Incroyable !
Venticello 4. : Incroyable !
Les Chuchoteurs : Salieri...
Venticello1. : On le dit !
Venticello 2. : Je l’entends !
Venticello 3. : Il l’entend !
Venticello1. : On l’entend !!
Venticello1. : Incroyable !
Venticello 1-2-3-4. : Incroyable !
Les Chuchoteurs : Salieri !...
Venticello 2. : On l’entend partout !
Venticello1. : Toute la ville en parle. Venticello 3. : l’Opéra
Venticello4. : Le Prater
Venticello1. : Tous les cafés. Venticello 2. : Les bouges mal famés
Venticello1. : Même Metternich le répète
Venticello 2. : Même Beethoven, son ancien élève.
Venticello 3. : Mais pourquoi maintenant ? Si longtemps après ?
Venticello 4. : Trente deux ans ???
Venticello 3: Trente deux ans !!!
Venticello 1-2-3-4. : Incroyable !
Les Chuchoteurs : Salieri !...
302
Anna Jaubert
Venticello1. : On dit qu’il le crie tout au long de la journée. Venticello 2. : On dit qu’il le hurle sans cesse toute la nuit
Venticello 3. : Il reste cloîtré dans sa chambre
Venticello 4. : Il ne sort plus jamais.
Venticello1. Pas depuis un an.
Venticello 2. : Plus longtemps. Plus longtemps.
Venticello 3. : Il a bien soixante dix ans !
Venticello 2. : Plus que ça. Plus que ça.
Amadeus de Peter Shaffer, Acte I, sc. I.
Toutes les principales caractéristiques de la rumeur (soulignées par mes italiques)
sont ici explicitement verbalisées : l’excitation à l’idée de détenir une information
inédite, sensationnelle, ce que le jargon journalistique appelle un « scoop » (voir
la didascalie et les « incroyable » 7 fois, « impossible, « invraisemblable »),
l’autorité du passeur, avec une mise en abyme des passeurs spontanés, Metternich
et Beethoven, par des passeurs « professionnels » (les Venticelli), l’approximation
des faits (« Plus longtemps. Plus longtemps », « Plus que ça. Plus que ça » ). La
suite de la scène, non reproduite, souligne d’autres caractéristiques du genre :
l’importance de l’enjeu et le parfum du scandale (« Quelle histoire ! », « Quel
scandale ! »), l’effet de résurgence : la rumeur s’éteint, refait surface (« On n’en a
pas déjà parlé autrefois ? »), l’affinité avec le potin (« On sait très bien de quoi il
est mort, Mozart. – Syphilis bien-sûr »), le jugement à la réception et les germes
de la croyance (« Et pourtant ? » « Et qui sait ? »).
La concentration des traits et la traduction linguistique du statut officieux et
incertain de la rumeur signent une stylisation du discours, comprise comme le
fond du sujet rappelé à la surface. Bien comprise d’ailleurs puisqu’à la fin on
apprend de Salieri qu’il a lui-même initié la rumeur destinée à le tirer de l’oubli.
D’autres exemples confirment que la « secondarisation » du genre en contexte
littéraire et sa stylisation vont de pair. Les limites de rendement discursives en sont
le vecteur efficace. Le marivaudage est preneur de ces limites de rendement, qui
s’illustrent souvent dans les scènes d’aveu. L’une d’elles nous montre Arlequin
et Lisette fort embarrassés. Domestiques qui ont pris les habits de leurs maîtres
respectifs, chacun croit sous son déguisement que l’amour qu’il inspire à l’autre
est un inespéré « présent du ciel » : comment maintenant avouer sa véritable
identité ?
6.
Lisette­ – Ah, tirez-moi d’inquiétude ! En un mot qui êtes-vous ?
Arlequin – Je suis… N’avez-vous jamais vu de fausse monnaie ? Savez-vous ce que
c’est qu’un louis d’or faux ? Eh bien, je ressemble assez à cela.
Lisette­ – Achevez donc, quel est votre nom ?
Le dialogue théâtral ou la spontanéité revisitée
303
Arlequin – Mon nom ? (À part) Lui dirai-je que je m’appelle Arlequin ? Non ; cela
rime trop avec coquin.
Lisette­ – Eh bien ?
Arlequin – Ah dame, il y a un peu à tirer ici ! Haïssez-vous la qualité de soldat ?
Lisette­ – Qu’appelez-vous soldat ?
Arlequin – Oui par exemple, un soldat d’antichambre.
Lisette­ – Un soldat d’antichambre ! Ce n’est donc point Dorante à qui je parle
enfin ?
Arlequin – C’est lui qui est mon capitaine.
Lisette­ – Faquin !
Arlequin, à part – Je n’ai pu éviter la rime.
Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, Acte III, sc. 4.
Le moins que l’on puisse dire est qu’Arlequin est loin d’avoir répondu « en un
mot » ! Sa réticence à se dévoiler explique l’énoncé inachevé « Je suis… », et ses
réponses biaisées, sous forme interrogative ou métaphorique, prolongent au-delà
du vraisemblable le doute de Lisette (« ce n’est donc point Dorante… enfin ? »),
une Lisette qui d’habitude pourtant a l’esprit vif. Le décalage dans l’enchaînement
des répliques entretient ce jeu des prolongations : le Oui d’Arlequin (« Oui,
par exemple, un soldat d’antichambre ») ne constitue pas la réponse attendue à
l’interrogation partielle de Lisette, il est un appui post-énonciatif à la réplique
antérieure d’Arlequin, qui continue sur sa lancée. Cet aspect mécanique du discours
entre dans le protocole du malentendu au théâtre : Arlequin est tout entier appliqué
à résorber par petites touches le mystère encombrant de son identité. L’effet qui en
résulte est celui d’une énonciation suspendue, provisoire, réorientable en fonction
des réactions du partenaire de l’échange. La prudence qui tente de protéger l’acte de
parole difficile par excellence, l’aveu, derrière des « actes préparatoires », se stylise
en forme d’aimable caricature de ces actes préparatoires. Une telle stylisation met
en évidence le ressort même de l’effet-« échange vivant », et de ce que l’on impute
un peu trop vite à l’oralité dans le langage dramatique : il s’agit à l’évidence bien
davantage de montrer l’assujettissement du discours à une situation qui évolue
sous nos yeux, et qui est elle-même construite par le discours.
Chez Beaumarchais, un autre phénomène discursif flirte avec la limite de
rendement : les énoncés syntaxiquement et sémantiquement incomplets affichent
la désinvolture du badinage, et l’extrême connivence requise par un tel discours
(Jaubert 1994 : 50-54). La fameuse « clarté française » à la Vaugelas postulait une
complétude de l’expression, un caractère explicite de la communication honnête ;
mais ce que les mots ne disent pas, le paraverbal (gestuelle, mimique, données
situationnelles…) peut l’exprimer. Les théoriciens rappellent que le texte de théâtre
est un « texte à trous » (Ubersfeld : 1996) : la stylisation, toujours elle, maximalise
304
Anna Jaubert
la part des pointillés ; le langage dramatique fait de la connivence un présupposé,
et par là il requalifie le principe de coopération. Le dialogue devient une véritable
chorégraphie, mettant en scène ce que j’appelle des « enjambements énoncifs »,
c’est-à-dire la répartition d’un contenu énoncé sur des répliques successives :
7.
La Comtesse – Enfin, ma pauvre Suzanne, mon époux a fini par te dire…
Suzanne – Que, si je ne voulais pas l’entendre il allait protéger Marceline.
Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Acte II, sc. 1
Le propos est pris en charge par deux énonciateurs, le second se coulant dans le
moule phrastique programmé par le premier. Le contraste question-réponse s’en
trouve effacé. Ailleurs, c’est l’esprit d’à propos qui est rebrodé, comme dans une
joute oratoire :
8.
Suzanne – lorsque Monseigneur enleva la sienne de chez le docteur et qu’il l’épousa
par amour, lorsqu’il abolit pour elle un certain droit du seigneur…
Le Comte – Qui faisait bien de la peine aux filles !
Ibid., Acte I, sc. 8,
ou encore, c’est notre attente qui est surprise : les démêlés entre Bazile et Figaro, qui
rivalisent en variations sur proverbes, tiennent plus du ballet que de l’affrontement
sérieux :
9.
Bazile, à lui-même. – Ah ! Je n’irai pas lutter contre le pot de fer, moi qui ne
suis…
Figaro – Qu’une cruche.
Ibid., Acte II, sc. 23.
Manifestement le dialogue théâtral tend à marquer le principe de coopération, soit
par défaut, soit par excès. Cette marque s’inscrit dans une variation linguistique
qui a un impact sur l’image de la cohérence discursive. On s’aperçoit vite que
l’ordre de cohérence qui s’impose s’écarte du modèle lisse de la complétude des
phrases à l’écolière, pour promouvoir un imaginaire de l’interaction stylisée, où
la logique du dialogue repose largement sur une connivence représentée, figure
métonymique de la connivence englobante avec le spectateur qui est au fondement
même du genre. à cet égard, la représentation du sens linguistique passe par une
situation de communication, et par le style du discours.
Le dialogue théâtral ou la spontanéité revisitée
305
Bibliographie
Bakhtine, M. 1984 : Esthétique de la création verbale. Paris : Gallimard.
Benveniste, E. 1966 : Problèmes de linguistique générale I. Paris : Gallimard, Tel.
Dort, B. 1995 : Le jeu du théâtre. Le spectateur en dialogue. Paris : POL.
Jaubert, A. 1990 : La lecture pragmatique. Paris : Hachette, HU.
Jaubert, A. 1994, Connivence et badinage dans le Mariage de Figaro. La référenciation
inachevée, L’Information grammaticale 61, mars. 50-54.
Jaubert, A. à paraître : La rumeur est-elle un genre de discours ?, Discours rapporté et
circulation des discours. Québec, Laval : Nota Bene.
Kerbrat-Orecchioni, C. 1986, L’implicite. Paris : A. Colin.
Kerbrat-Orecchioni, C. et Plantin, C. (dirs) 1995 : Le trilogue. Lyon : PUL.
Larthomas, P. 1972 : Le langage dramatique, sa nature, ses procédés. Paris : A. Colin.
Maingueneau, D. 1993 : Le contexte de l’œuvre littéraire. Paris : Dunod.
Ubersfeld, A. 1996 : Lire le théâtre, I, II, III. Paris : Belin.
Andrea Landvogt
Donner un (nouveau) sens aux échanges représentés.
Pour une théorie du montage évaluatif
1. Le potentiel évaluatif du montage
Le montage est une technique filmique qui consiste essentiellement à recomposer
des éléments sémiotiquement hétérogènes et préalablement décontextualisés.
Ce réassemblage témoigne non seulement d’un acte intentionnel du côté de la
production, mais conditionne également la constitution du sens par le spectateur
au moment de la réception�. Nous
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nous proposons donc d’esquisser les conditions
cadres de la fonction évaluative de cette technique filmique.
Nous nous baserons ici sur deux textes audiovisuels : le portrait télévisé
« Chirac » de Patrick Rotman et le film de cinéma « Dans la peau de Jacques
Chirac » de Karl Zéro et Michel Royer. Les deux films datent de la même année
(2006), ils sont centrés autour du même protagoniste et traitent du même sujet :
la vie de Jacques Chirac. Dans la mesure où ils ont recours aux mêmes photos
d’époque et aux mêmes films d’archives, ils semblent être prédestinés à la
comparaison. Toutefois, certaines différences sont à souligner.
1) 2) 3) Les formats sont différents : le film de Rotman, réalisé pour la télévision,
est subdivisé en deux émissions : « Le jeune loup » (1 h 43) et « Le vieux
lion » (1 h 46) ; il dure donc 209 min au total. Le film de Zéro et Royer,
conçu pour le cinéma, ne dure qu’ 1 h 28.
La réception est différente : le public cible et la situation de réception d’une
émission de télévision se distinguent profondément de ceux d’une œuvre
cinématographique.
Le style des deux œuvres est très différent comme l’indiquent déjà les deux
couvertures :
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Universität Würzburg
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Sklovskij (1969) a montré que la transposition d’éléments décontextualisés produisait
un effet d’aliénation. Elle permet une nouvelle manière de perception et avec ceci un
‘changement sémantique singulier’ (ibid., 32).
Andrea Landvogt
308
Chirac
Dans la peau de
Jacques Chirac
de
Karl Zéro et
Michel Royer
de
Patrick Rotman
fig. 1
Le film de Rotman est une biographie qui entreprend de documenter la vie de
Chirac dans un style traditionnel. Les thèses émises par la voix over du narrateurréalisateur sont corroborées à l’aide de nombreuses « preuves d’authenticité »,
comme des interviews avec d’anciens compagnons de route de Chirac ou des facsimilés d’images tirées de journaux de l’époque. Le film de Zéro et Royer, en
revanche, est une œuvre satirique qui se moque de l’homme politique en adoptant
une attitude (pseudo-)autobiographique, le narrateur étant imitateur de voix. Son
discours fait alterner les aveux souvent trop confidentiels et les commentaires
critiques acides qui semblent être proférés par Jacques Chirac lui-même (cf.
Landvogt et Sartingen 2008).
Il n’est donc pas surprenant que les deux approches – documentariste-chroniqueur
versus docu-satirique – impliquent un maniement des documents sources ainsi qu’un
cadre contextuel foncièrement divers. Si le contexte joue un rôle essentiel dans toute
interprétation d’échange communicatif, il ne faut pas oublier que ce même contexte
filmique est par nécessité une construction artificielle. Sa constitution repose sur le
montage, technique de recontextualisation loin d’être impartiale.
Pour illustrer ce fait, il convient de regarder une petite séquence commune aux
deux films et de comparer les évaluations que celle-ci subit grâce au contexte
filmique que les réalisateurs lui procurent respectivement.�
M. Chirac, ganté de cuir noir, est en train de monter un escalier à l’aide de béquilles.
Il s’arrête au milieu pour saluer des journalistes et leurs caméras en leur faisant un
signe de la main droite.
fig. 2
Pour une théorie du montage évaluatif
309
Rotman situe la séquence dans sa chronologie. Il accrédite l’épisode de
l’accident de voiture par un bon nombre d’images :�
fig. 3
Ces images sont accompagnées d’une voix over du narrateur, racontant l’accident
de M. Chirac :
Narrateur (Rotman) : « Le 26 novembre 1978, la voiture de Chirac dérape sur une
plaque de verglas en Corrèze. Atteint de plusieurs fractures à la jambe, le président du
RPR frôle la paralysie. Jacques Chirac est transféré à l’hôpital Cochin. Bientôt, Pierre
Juillet et Marie France Garraud sont au pied du lit. Ils soumettent au blessé, qui souffre
le martyre, la mouture d’un discours sur l’Europe qui entrera dans l’histoire sous le
nom ‘l’appel de Cochin’. C’est une diatribe violente contre l’Europe qui dénonce ‘le
parti de l’étranger’. [...] L’effet de l’appel de Cochin est désastreux pour le président du
RPR. Giscard traitera Chirac d’agité et l’épithète va lui coller à la peau. [...] Au bout
de six semaines, Jacques Chirac sort de l’hôpital et reprend ses activités. Pendant des
mois, le maire de Paris doit marcher avec des béquilles. C’est en boitant que Chirac fait
campagne aux élections européennes de juin 1979. »
(Rotman, émission I, 1:28:15-1:30:02).
Pour souligner les propos de la voix over, Rotman insère des images d’actualité de
l’époque comme discours graphiques « convoqués »�. Le
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tout est privé de bruits
diégétiques, mais accompagné d’une musique sérieuse. Dans cette séquence,
tout est utilisé pour confirmer et authentifier le discours tenu par la voix over du
chroniqueur.
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Nous déterminons les séquences en question avec les indications de heures:minutes:
secondes sur la version DVD.
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Pour le concept du ‘discours convoqué’, cf. notamment De Proost (2005) et Vérine
(2008).
310
Andrea Landvogt
Comparons maintenant cette mise en scène de Rotman avec l’extrait de Zéro
et Royer. La séquence est plus courte que celle décrite en fig. 3 : les derniers
plans (illustrés ici par les 3 derniers images de fig. 3) sont identiques, mais le
commentaire d’accompagnement change complètement de genre :
Chirac (Gustin) : « […] après mon accident de voiture. Regardez, on dirait un film
d’horreur... [clic ... clic ... clic ...] » (Zéro et Royer, 1:11:25-1:11:43)
Les deux réalisateurs ont employé le montage pour suggérer une nouvelle lecture
de l’événement. Grâce au commentaire de la voix over, l’attention du spectateur
est focalisée sur un détail : le gant noir de Chirac. Grâce à l’évocation du genre
« film d’horreur », ce gant devient un symbole funeste. De plus, le volume exagéré
du bruit de béquilles, iconiquement justifié par la séquence suivante, rappelle les
stratégies de suspense des films d’horreur.
Pour conclure, on peut dire qu’ici, c’est la contextualisation artificielle par le
montage – notamment au niveau de la voix over et des bruits – qui change notre
interprétation de la séquence et le sens attribué aux images présentées. Afin de
mieux saisir les répercussions du montage, dont l’évidence est attestée dans cet
exemple, il faut d’abord préciser certains aspects fondamentaux du texte filmique.
2. Le film – un texte audiovisuel multimodal et multicodal
Dans les médias audiovisuels, les codes linguistiques – graphique (écritures) et
phonique (paroles proférées) – ne sont pas essentiels. Le rôle secondaire du verbal
dans le film est évident : on peut imaginer un film sans paroles, mais
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il n’existe
pas de film sans images. La complexité sémiotique inhérente du texte filmique
complexifie les paramètres contextuels et leurs relations ainsi que les effets de sens
qu’ils sont capables de susciter.
Dans l’ensemble, nous concevons les différents codes d’une scène filmique
comme des contextes mutuels, en essayant de ne privilégier aucun code par
rapport aux autres. Tout changement intervenant dans le jeu contextuel des
codes simultanés et de leur enchaînement est donc susceptible d’entraîner des
modifications de l’ensemble – qui ensuite conditionnent l’interprétation qu’un
spectateur favorisera au moment de la réception. Cette contextualité mutuelle
significative est liée à la particularité des textes audiovisuels, car il s’agit de textes
multimodaux s’adressant toujours à deux modes de perception, l’ouïe et la vue.
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Dans la mesure où les films muets utilisent généralement des inserts pour diriger
l’interprétation des spectateurs, le code verbal graphique gagne en importance.
Pour une théorie du montage évaluatif
311
Les médias audiovisuels sont par essence des systèmes de communication
multicodaux puisqu’ils emploient plusieurs codes simultanément. Au niveau
auditif, ils se servent de bruits d’ambiance, de musiques et, bien sûr, des paroles
proférées par des voix dont l’émetteur peut figurer soit dans le champ (diégétique
et simultanée), soit hors champ (non-diégétique et simultanée), à moins qu’il ne
s’agisse d’une voix over non-diégétique et non-simultanée (Bordwell et Thompson
2007 : 373). Aux trois codes de la bande son – bruits, musiques et paroles –
s’ajoutent ceux de la bande image.
Au niveau visuel, on trouve d’abord un deuxième code linguistique – les
écritures, figurant à l’intérieur des images montrées, ou des inserts graphiques,
insérés entre deux scènes ou bien en surimpression. Et puis, il y a, bien sûr, le
code iconique, c’est-à-dire les images en mouvement. Le code iconique se fonde
sur d’autres systèmes sémiotiques comme la mimique ou le gestuel, mais aussi
la mode, la photographie, la peinture, l’architecture et la construction de l’espace
(cf. Barthes 1994). Le potentiel sémantique apporté par chaque code contribue à
un jeu d’interrelations contextuelles : souvent, les messages se confirment et se
complètent – parfois ils contrastent entre eux et se démentent. Par la suite, nous
examinerons ces interrelations co-textuelles.
3. Le film et ses co(n)textes
Dans les médias audiovisuels, nous avons affaire à deux types de contextualité :
d’une part le contexte extratextuel d’un film, qui tient compte de la constellation
de l’énonciation audiovisuelle, d’autre part les diverses relations définissant le cotexte intratextuel.
3.1. Le contexte extratextuel du texte filmique
Parmi les facteurs pertinents du contexte extratextuel d’un film, on compte les
formes de diffusion (p. ex. les institutions responsables de la diffusion, télévision
et cinéma) et les supports (p. ex. les DVD-vidéo). Il faut également tenir compte
des conditions techniques et discursives des instances de la production qui
constituent le cadre d’action pour le metteur en scène ainsi que les conditions et
circonstances de la réception, c’est-à-dire les spectateurs, dont chacun est à son
tour censé actualiser le potentiel sémantique offert par le film.
Quant à la situation énonciative, le média filmique implique une « énonciation
différée » (Perret 2006 : 12). Pour les films de télévision, le moment de la
réception diffère autant de celui de la production que pour les films de cinéma.
Or, le décalage caractéristique des énonciations différées s’avère pertinent pour
312
Andrea Landvogt
l’attribution du sens. Dans une énonciation verbale face-à-face d’échange direct,
le contexte s’interprète facilement. Les interlocuteurs, se trouvant au même
endroit au même moment, partagent un même contexte extratextuel, de sorte que
même les références situationnelles faites à l’aide d’embrayeurs ne gênent pas
l’attribution du sens.
Cependant, il n’en est pas de même pour les situations d’énonciation différée
comme p. ex. pour les textes écrits à un certain moment, mais lus plus tard. Dans
ce cas, le contexte de la production diffère de celui de la réception ; parfois les
interlocuteurs ne partagent pas le même univers discursif. L’attribution du sens à
un énoncé linguistique utilisant des références relatives peut alors poser problème.
Afin d’assurer la bonne interprétation, les facteurs contextuels pertinents doivent
être verbalisés et délivrés comme informations méta-énonciatives.�
Il en est de même pour des textes filmiques, enregistrés et composés à certains
moments, mais vus plus tard. Souvent, eux aussi, ils exigent des informations
contextuelles supplémentaires.
3.2. Le co-texte intratextuel du texte filmique
À ces facteurs extratextuels s’ajoute le co-texte intratextuel d’un texte filmique. Selon la définition de Catford (1965 : 94), on entend par « co-texte » le contexte langagier d’un passage. Il s’agit d’une sorte de contexte construit à l’intérieur du texte,
notamment dans les passages qui devancent ou suivent le passage en question. Leurs
relations relèvent donc primordialement de la linéarité du texte. En s’appuyant sur la
distinction de Catford, les relations qu’un passage textuel entretient avec les passages précédents ou suivants, qui peuvent influer sur son sens, seront appelées relations
co-textuelles – même si, dans le cas du texte filmique, elles ne sont pas toujours de
nature verbale ni de nature linéaire. Nous considérons donc comme critère essentiel
de la co-textualité le fait qu’il s’agisse de relations à l’intérieur du texte.
Les relations co-textuelles d’un roman, en revanche, s’inscrivent toujours dans la
linéarité du texte et sont forcément de nature linguistique puisque le texte du roman
est monocodal ; les informations sont toutes fournies dans le même code. Mais
quittons le domaine extra-filmique pour revenir à l’analyse de la (co-)textualité
filmique.�
3.2.1. Les co-textes linéaires monocodaux
Le film étant un texte multicodal, on peut y distinguer plusieurs sortes de relations
co-textuelles, dont certaines s’inscrivent toujours dans la linéarité. Toutefois, il s’y
distingue des co-textes relevant d’un même code et des co-textes appartenant à
différents codes sémiotiques.
Pour une théorie du montage évaluatif
313
Ainsi, les images successives sont en relation co-textuelle monocodale
puisqu’elles relèvent toutes du code iconique. Il en est de même pour les relations
co-textuelles entre les répliques qui se suivent : elles sont également de nature
monocodale, ainsi que les relations co-textuelles entre les différentes musiques
d’accompagnement consécutives, etc.
3.2.2. Les co-textes linéaires transcodaux
Une image peut annoncer une information qui sera formulée explicitement dans
la scène suivante ou vice versa ; une musique funeste peut précéder des images
de calamités, etc. Là, il s’agit aussi de relations co-textuelles puisqu’elles se
jouent à l’intérieur d’une séquence, voire d’un film. Toutefois, les composants de
l’information étant transmis grâce à différents codes, il s’agit cette fois d’une cotextualité transcodale.
Dans la mesure où la co-textualité transcodale relève surtout de la contiguïté
des scènes, elle s’inscrit également dans la linéarité du déroulement du film,
comme les exemples monocodaux nommés ci-dessus. Cependant, les relations
intratextuelles – p. ex. la reprise, la confirmation, le contraste ou la contradiction
– se forment grâce aux éléments empruntés à des codes différents.
3.2.3. Les co-textes simultanés transcodaux
Il faut en outre considérer, dans un échange verbal oral et direct, les éléments qu’on
compterait en raison de leur nature non-verbale parmi les facteurs contextuels d’un
énoncé linguistique. Il s’agit des informations concernant les interlocuteurs, le
lieu et le temps d’énonciation, mais aussi la dimension paralinguistique comme la
mimique ou la gestuelle, par exemple. Or, ces facteurs font partie du texte filmique :
ils sont représentés simultanément par divers codes qui, ensemble, constituent les
scènes d’un film. Par conséquent, la nature de ces facteurs est intratextuelle : ils
appartiennent également au co-texte filmique.
Dans la mesure où chaque code influe sur l’autre, leurs relations co-textuelles
sont également de nature transcodale. Or, cette fois, la dimension de leur cotextualité n’est pas linéaire, mais concerne la simultanéité des codes. Il s’agit donc
d’une co-textualité à la fois simultanée et transcodale.
�����������������������������������������������������������������������������������
Nous considérons comme texte filmique l’ensemble de codes coexistant simultanément
dont une œuvre filmique est constituée. Il s’agit de codes auditifs (surtout paroles, bruits
et musique) et de codes visuels (notamment écriture et images dont les derniers peuvent
représenter des codes ultérieurs comme la mimique et les gestes mais aussi tout ce qui
concerne le maniement de la caméra, les plans choisis, le cadrage, etc.).
314
Andrea Landvogt
4. Le montage
On pourrait croire que les médias audiovisuels sont supérieurs aux textes écrits
dans la mesure où ils sont capables de restituer des énoncés « saisis sur le vif »
avec leurs informations con-textuelles – et ceci non seulement de façon simultanée,
mais aussi sans devoir passer par les contraintes de la verbalisation, toujours
réductrice. Cependant, nous aimerions souligner que l’authenticité d’une telle
« contextualisation authentique » est limitée aux émissions en direct, c’est-à-dire
aux textes audiovisuels qui n’ont pas été remaniés. ����������������������������
Dans tout texte audiovisuel
qui n’est pas transmis en direct, le montage intervient – et avec lui l’option du
« truquage ». Rappelons que le metteur en scène peut recourir à de nombreuses
formes d’altération : il peut modifier l’image et le son ainsi que les séquences
elles-mêmes avant de les recombiner lors du montage (cf. également Landvogt et
Sartingen 2008).
Ainsi, la modification de séquences peut concerner la durée (p. ex. la longueur
des plans), la vitesse, qui peut être normale mais aussi en avance rapide voire
au ralenti ; le déroulement peut suivre l’ordre chronologique ou passer en ordre
inversé, il peut être continuel, elliptique voire afficher des sauts en avant ou en
arrière. En outre, le rythme d’une séquence est déterminé grâce à la fréquence des
coupes et à la présence de transitions. Enfin, il ne faut pas oublier la fréquence d’une
certaine séquence définie par ses éventuelles répétitions (identiques, partiales ou
variées). Les modifications du son peuvent aller de la réduction graduelle jusqu’à
la privation (p. ex. par des effets de filtrage ou des silences délibérés) en passant
par la transformation du son original en matière de volume, de vitesse, de hauteur
ou de timbre. On peut encore rajouter des sons ou substituer le son original par
d’autres. Les modifications de l’image sont soit des transformations partielles
(retouches, découpages, rajouts, substitution d’éléments), soit des transformations
globales modifiant les couleurs, les proportions, l’alignement ou l’orientation, soit
des privations comme p. ex. l’écran noir.
���������������������������������������������������������������������������������������������
Dans une séquence en direct, les interlocuteurs sont souvent visibles ; le lieu de l’échange
se reconnaît du moins parfois grâce aux images de fond. La situation temporelle d’une
émission en direct est déjà plus délicate : souvent il faut des indications additionnelles
(par des inserts graphiques, p.ex.) pour signaler le temps exact d’énonciation. Il est
également vrai que même les émissions en direct sont souvent transmises avec un
décalage de quelques minutes pour permettre aux responsables de réagir à d’éventuels
incidents désagréables.
������������������������������������������������������������������������������
Les écrans d’un blanc flou de « Blindness » de Fernando Meirelles (2008) sont
également un bel exemple de privations visuelles.
Pour une théorie du montage évaluatif
315
Une telle modification d’image intervient p. ex. durant la séquence des
funérailles de Georges Pompidou – qui figure en couleurs chez Rotman alors que
Zéro et Royer la montrent en noir et blanc pour connoter une ancienneté feinte :
Narrateur (Rotman) : « Tout le monde remarque que Jacques Chirac est secoué de
sanglots. » (Rotman, émission I, 0:39:44)
Chirac (Gustin) :« Quand Pompidou est mort, j’ai vraiment pleuré. Il est parti si vite
que j’n’ai pas eu l’temps d’m’en faire un ennemi. » (Zéro/Royer, 0:34:02)
fig. 4
Là encore, la voix over montée au-dessus des images identiques (mise à part la
coloration) suggère deux interprétations divergentes. Tandis que Rotman constate
le deuil sincère, visible dans les larmes de Chirac, Zéro et Royer ne lui prêtent pas
d’émotions aussi honnêtes. Dans cet exemple, le potentiel évaluatif du montage
– avec les stratégies de modification d’éléments de tous les codes – se révèle une
fois de plus. Il sera analysé en détail plus loin.
4.1. Le montage intra-séquentiel
Le montage peut être limité à la composition d’une scène : dans ce cas, il concerne
la combinaison des différents codes simultanés. Ce type de montage d’ordre intraséquentiel est quasiment ubiquitaire dans la mesure où la bande son ne représente
presque jamais l’enregistrement acoustique réalisé lors du tournage. Les voix
qu’on entend sont généralement des synchronisations postérieures, enregistrées
dans le studio afin d’assurer une meilleure qualité acoustique. Pour compléter la
bande son, des bruits d’ambiance (souvent de conserves) et parfois des musiques
sont ajoutés au moment du mixage.
Les spectateurs ne sont pas toujours conscients du montage intra-séquentiel :
généralement, il suffit que les sons paraissent « fidèles » à l’image�. ������������
Si les mots
entendus correspondent au mouvement des lèvres d’un acteur dans le champ,
le spectateur croit le voir parler – même s’il ne s’agit pas de sa voix originale.
C’est seulement quand l’image et le son sont asynchrones que le montage intraséquentiel devient apparent. En plus, les ajouts graphiques – p. ex. des explications
figurant en surimpression – constituent aussi, plus rarement il est vrai, une forme
de montage intra-séquentiel.
Le montage intra-séquentiel naît de la qualité multicodale des textes audiovisuels.
En modifiant un des cinq principaux codes, on crée de nouvelles relations : changer
������������������������������������������������
Quant à la ‘fidélité’ cf. Bordwell et Thompson (72003 : 365s).
Andrea Landvogt
316
les paroles ou la musique qui accompagnent une même image, ou vice versa,
peut altérer l’interprétation d’une scène. Tout montage intra-séquentiel équivaut
donc à un changement de la co-textualité simultanée. Il constitue forcément une
modification des relations transcodales.�
{
scène
codes simultanés
musique
bruits
relations transcodales
paroles
écriture
image
la co-textualisation simultanée du montage intra-séquentiel
fig. 5
Nous sommes habitués à concevoir bon nombre d’informations comme facteurs
du contexte extralinguistique, notamment quand on compare le texte filmique aux
échanges directs. Or, dans les textes audiovisuels, les différents codes font partie
du texte filmique : ils appartiennent donc au co-texte – bien que sémiotiquement
hétérogène, mais toujours de nature intratextuelle. Ce co-texte est consciemment
conçu et construit. Par conséquent, il devient important de savoir si les messages
combinés convergent ou non. Quand ceux-ci se confirment ou se complètent
mutuellement, la mise en scène est concordante ; elle est apte à valider les hypothèses
interprétatives des spectateurs. Si, en revanche, la mise en scène est discordante, elle
irrite et déconcerte le public qui ne sait plus quelle piste interprétative privilégier.
Parfois, les discordances peuvent même engendrer des situations comiques.10
L’exemple suivant montre une autre forme de discordance entre son et image
tellement bien établie parmi les stratégies de la mise en scène qu’on ne la ressent
plus comme discordance :
10�������������������
Voir infra, fig. 8.
Pour une théorie du montage évaluatif
317
Chirac (Gustin) : « J’suis en train de me demander si c’est une bonne idée d’faire ce
film. » (Zéro/Royer, 0:31:07-0:31:15)
fig. 6
Dans la séquence correspondant à la fig. 6, la voix doublée du président figure
comme voix hors champ : le Chirac visible sur l’écran ne parle pas. Son attitude
pensive fait qu’on interprète les paroles comme ses pensées. Il s’agit a priori d’une
forme de discordance entre l’image et le son. Toutefois, la voix over montée sur
l’image d’un personnage qui se tait est devenue une stratégie conventionnelle pour
la mise en scène du discours intérieur, permettant de rendre accessibles les pensées
intimes du personnage.
La séquence suivante (fig. 7) débute sur une séquence d’actualité originale : un
discours officiel de M. Chirac à la télévision. Lorsque le président parle d’abord
dans le champ (onscreen), la concordance entre la représentation visuelle et auditive
est parfaite – même si on a sans doute travaillé la bande son pour enlever les bruits
accidentels, les « fritures ». Puis, au milieu de la séquence, une « rupture fictive »
est introduite. Non seulement est-elle visualisée grâce à l’image tremblante, mais,
au niveau du son aussi, un défaut technique semble expliquer la « rupture ». Au
fond, elle coïncide avec la substitution de la voix originale par celle du double
vocal – et cette voix over non-diégétique prétendant être une voix hors champ
représente un élément discordant.�
Chirac (Chirac) : « Mes chers compatriotes. Après consultation du Premier Ministre,
du Président du Sénat, du Président de l’Assemblée Nationale, j’ai décidé de vous dire
tout ... »
[tremblement visuel et rupture sonore]
Chirac (Gustin) : « ...de moi, l’essentiel de ce que j’ai sur le cœur. » (Zéro/Royer, 0:00:320:00:49)
fig. 7
318
Andrea Landvogt
La prochaine séquence est composée d’une image modifiée et d’un commentaire
en voix over, toujours réalisé par le double vocal de Chirac.
Chirac (Gustin) : « À mes débuts, c’est vrai, j’avais une image légèrement
coincée. Peut-être un peu raide. » (Zéro/Royer, 0:25:04-0:25:15)
fig. 8
Dans cette séquence, l’image originale est substituée par une version déformée
proportionnellement : le personnage est visuellement ramassé sur un axe horizontal,
de sorte qu’il paraît « coincé » sur l’horizontale. Cet effet visuel reprend deux
éléments du code verbal. Quand le double vocal de Chirac, monté après coup,
admet avoir eu une image un peu coincée, l’expression est employée au sens figuré
dans le code verbal alors que le code visuel actualise sa signification dénotative. Il
s’agit donc d’un jeu de mots transcodal destiné à amuser les spectateurs.
4.2. Le montage inter-séquentiel
Le deuxième type de montage intervient au niveau de l’enchaînement des
séquences. On sait que le spectateur présuppose une relation entre deux scènes
consécutives. Même si plusieurs scènes de provenance tout à fait différente sont
montées l’une après l’autre, ce dernier cherchera à trouver un lien logique entre
elles.11 ������������������������������������������������������������������
Le montage inter-séquentiel comporte donc un potentiel sémantique
important : il permet des relations co-textuelles de nature monocodale, mais aussi
transcodale.�
11������������������������������������
Des films surréalistes, comme p.ex. Un chien andalou (1929) de Luis Buñuel et Salvador
Dalí, dérogent systématiquement à cette règle.
Pour une théorie du montage évaluatif
319
{
séquence
scène 2
scène 3
scène 4
codes simultanés
{
{
{
{
scène 1
musique
musique
bruits
bruits
bruits
bruits
paroles
paroles
paroles
paroles
écriture
écriture
écriture
écriture
image
image
image
image
musique
musique
relation monocodale
relation transcodale
la co-textualisation linéaire du montage inter-séquentiel
fig. 9
Dans les deux cas, le montage inter-séquentiel entraîne un changement qui concerne
le co-texte dans sa dimension linéaire. Encore une fois, les scènes combinées
peuvent être concordantes ou discordantes – aspect qui détermine l’effet de sens
provoqué par le montage. Pour illustrer le fonctionnement, nous analyserons un
passage concordant. Voici le texte audible :
Narrateur (Rotman) : « Jacques Chirac est né le 29 novembre 1932 à Paris, mais ses
racines plongent au centre de la France, en Corrèze. »
Chirac (Chirac) : « Mon père comme ma mère étaient enfants d’instituteurs, mes quatre
grands-parents étaient instituteurs. Ils étaient tous corréziens. Tous. »
(Rotman, émission I, 0:02:28-0:02:47)
Dans un premier temps, la voix over nous situe dans le contexte de l’action :
qui, quand, où ? Combiné à l’absence d’anaphores, ceci nous indique qu’il
s’agit probablement d’un début de texte. Les informations de base sont ensuite
différenciées par l’introduction de l’élément de la Corrèze. Les champs conceptuels
– Chirac, enfance, Corrèze – sont repris dans l’unité sonore suivante : un discours
convoqué de Chirac lui-même nous donne des détails sur sa famille et la Corrèze.
320
Andrea Landvogt
Ce passage reprend donc les concepts {Chirac} et {Corrèze}, et introduit celui de
{famille}. Par le truchement de la voix, une isotopie complexe se construit.
Au niveau du code iconique, il existe une deuxième forme de co-textualisation
linéaire monocodale : les images successives illustrant le début d’une vie sont
toutes des portraits d’album de famille. On voit successivement un bébé, une
femme tenant un petit enfant, un petit garçon, puis un jeune garçon et un homme.
Le fait que les photos soient toutes en noir et blanc ajoute à l’homogénéité de
l’ensemble.�
fig. 10
Sur la première image, le narrateur parle du commencement de la vie de Chirac.
Cette co-textualisation transcodale est simultanée, mais, lorsqu’elle est développée
par les images suivantes, elle prend une dimension linéaire. Ce montage suggère
que les photos représentent Chirac enfant. Dans la mesure où Chirac adulte parlera
ensuite de son père et de sa mère, on interprète les adultes des photos comme ses
parents. Notons que l’image avec la mère précède son évocation par Chirac. Une
relation linéaire transcodale est établie. On pourrait même parler d’un chiasme
transcodal, car la mère iconique précède le père iconique – alors que dans le code
phonique, le père précède la mère.
Dans la mesure où ces jeux de reprise – linéaire ou non, transcodale ou non, et
de contextualisation concordante ou non – peuvent être combinés librement, on
peut aboutir à des montages très complexes. Plus la combinaison de différentes
stratégies de montage est habile, plus son effet évaluatif est fort.
5. Conclusion
Les interactions représentées filmiquement sont inspirées par les échanges
communicatifs réels. Or, les moyens de montage sont si nombreux et si difficiles
à détecter qu’il faut vraiment s’interroger sur la fiabilité des textes audiovisuels.
Seules les séquences simultanément concordantes sont acceptées comme
représentations « fidèles » à l’original puisqu’elles ressemblent à leur modèle
naturel. Tout autre type de montage est susceptible d’introduire une évaluation,
voire une modification du sens. Ainsi, dans l’interrelation des codes, la concordance
Pour une théorie du montage évaluatif
321
est censée confirmer les hypothèses interprétatives. Toutefois, des éléments
discordants peuvent être introduits. Ils servent à semer le doute, à questionner et à
dévaloriser les interprétations suggérées par les autres codes, à créer des ambiguïtés
en actualisant certains champs sémantiques qui, sinon, risqueraient de passer
inaperçus – jusqu’à subvertir les interprétations impliquées par les autres codes.
Si la modification évaluative porte sur le co-texte intra-séquentiel, la discordance
concerne la relation entre les codes simultanés. Mais elle peut aussi naître du cotexte inter-séquentiel : la discordance se joue alors dans la linéarité du film, entre
deux séquences consécutives contrastées.
Ce sont trois dimensions qu’il faut prendre en compte pour caractériser le
montage et ses effets sémantiques : tout montage concernant la simultanéité
implique une co-textualisation transcodale, alors que le montage concernant la
linéarité permet une co-textualisation soit monocodale, soit transcodale.
Reste à savoir ce que cela signifie pour les deux films en question dans une
perspective plus globale. En comparant les écritures filmiques, les styles de mise
en scène des deux œuvres et le déploiement de leur potentiel de montage dans une
perspective poétique, on pourrait dire avec Christian Metz que le film de Rotman
est une réalisation traditionnelle, artisanalement bien faite, alors que le film de
Zéro et Royer est une œuvre d’art innovatrice. Rotman respecte le style classique
de la biographie et son éthique : il documente une vie en racontant les faits les
plus importants dans l’ordre chronologique tout en caractérisant le personnage
principal. Zéro et Royer, en revanche, ouvrent une nouvelle voie : par l’emploi
innovateur de la technique de la voix over doublée, ils échappent « aux contraintes
du dicible filmique » (Metz 1968 : 22) et créent de l’art.
322
Andrea Landvogt
Bibliographie
Rotman, P. 2006 : Chirac. France (DVD, KUIV, Universal).
Zéro, K. et Royer, M. 2006 : Dans la peau de Jacques Chirac. France (DVD, Bonne pioche/
Warner).
Barthes, R. 81994 : Einführung in die Semiotik. Trad. autorisée par J. Trabant. Munich :
Fink.
Bordwell, D. et Thompson, K. 72003 : Film Art. New York : McGraw-Hill.
Catford, J.C. 1965 : A linguistic theory of translation. An essay in applied linguistics.
London : Oxford Univ. Press.
Châteauvert, J. 1996 : Des mots à l’image. La voix over au cinéma. Paris : Méridiens
Klincksieck.
Hayward, S. 22005 : Cinema studies. The Key Concepts. London : Routledge.
Landvogt, A. et Sartingen K. 2008 : Les ‘voix’ de Jacques Chirac dans la mise en scène de
son (auto-)biographie fictive audiovisuelle, sur le site du colloque « Les mises en scène
du discours médiatique », Québec 2007 (http://www.com.ulaval.ca/lab-o/contributions/
Landvogt.pdf).
Metz, Ch. 1968 : Le dire et le dit au cinéma : vers le déclin d’un vraisemblable ?.
Communications 11. 22-33.
Monaco, J. 72006 : Film verstehen. Reinbek : Rowohlt.
Perret, M. 2005 : L’énonciation en grammaire de texte. Paris : Colin.
De Proost, S. 2005 : Journal télévisé et discours rapporté : une approche du discours
convoqué. López-Muños, J.M./Marnette, S./Rosier, L. (éds.) : Dans la jungle des
discours. Genres de discours et discours rapporté. Cadiz: Univ. de Cádiz. 413-422.
Sklovskij, V. 1969 : Kunst als Verfahren [1916]. Striedter, J. et al. (eds.) : Texte der
russischen Formalisten I. Munich : Fink. 3-35.
Vérine, B. 2008 : Usons de la dimension vocale jusqu’à la corde : La voix du locuteur
enchâssé dans le discours rapporté direct à l’oral. Barbéris, J.-M. (éd.) : Les voix :
échos, reprises, transitions et autres traces. Montpellier : Praxiling (sous presse).
Mari Lehtinen
Les points de suspension comme ressource interactionnelle
sur les tchats francophones
1. Introduction
Les tchats (ou chats) sont des dialogues écrits qui se font en temps réel entre
plusieurs personnes connectées sur Internet. Cet article portera sur l’emploi
des points de suspension sur les tchats francophones. Ce sujet, qui reflète à la
fois la réalisation concrète de l’interactivité et l’expression de l’oralité dans des
conversations écrites, apporte aussi un point de vue intéressant à l’étude de la
ponctuation dans le langage écrit contemporain. En effet, selon Werry (1996 :
56–57), la ponctuation est employée sur les tchats pour remplir les fonctions des
traits prosodiques et paralinguistiques de la parole (pour marquer des pauses, pour
indiquer le débit, etc.) ainsi que pour y créer un effet d’oralité. L’intérêt du sujet est
d’autant plus grand lorsque l’on tient compte du fait que seulement trois signes de
ponctuation sont généralement employés sur les tchats : le point d’interrogation,
le point d’exclamation et les points de suspension.
Traditionnellement, l’emploi des points de suspension a été associé avant tout à
l’indication de l’inachèvement (Grevisse & Goosse 2007 : 137 ; Catach 1996 : 63 ;
Riegel, Pellat et Rioul 2004 : 90 ; Drillon 1991 : 406 ; Védénina 1989 : 51 ; etc.).
Selon Catach (1996 : 63), les points de suspension « expriment l’inaccompli »
et « ils rejoignent, d’une certaine façon, le non-dit, mais un non-dit explicite,
expressif ». Comme Paul Claudel l’a pertinemment résumé : « Un point, c’est
tout ; trois points, ce n’est pas tout » (Catach 1996 : 63). Autrement dit, en plus de
l’indication de l’inachèvement, les points de suspension véhiculent typiquement
un sous-entendu (Drillon 1991 : 406). Les fonctions de ce signe de ponctuation
sont également souvent mises en parallèle avec celles des pauses dans le langage
oral : selon Grevisse et Goosse (2007 : 138), les points de suspension peuvent être
����������������������
Université de Helsinki
Cf. aussi notamment Penttilä (2002 [1963]) et Kielikello (1998).
324
Mari Lehtinen
employés notamment pour indiquer « des pauses non grammaticales, par exemple
quand on veut reproduire l’hésitation d’un locuteur ou quand on veut détacher un
terme et le mettre en valeur ».
De même, Riegel, Pellat et Rioul (2004 : 91) remarquent que les points de
suspension peuvent être utilisés notamment pour « fragmenter un monologue
intérieur », pour marquer « un débit particulier déterminé par l’émotion, la
timidité, la colère, la tristesse ou tout autre sentiment » ou bien pour « provoquer
une attente, ou pour ouvrir sur un prolongement indéterminé en fin de phrase ».
Drillon (1991 : 404–426), quant à lui, ajoute encore notamment que les points
de suspension peuvent exprimer un sous-entendu ou l’indécision ; marquer
une question affaiblie et appeler une réplique « par qui connaît la réponse » ;
« adoucir » la fin d’une phrase ; annoncer une rupture syntaxique ou justifier un
changement brusque de construction grammaticale ; relier ce qui suit à ce qui
précède et indiquer la décence et/ou la répugnance. De plus, selon Védénina (1989 :
52), les points de suspension peuvent être employés dans la littérature lorsqu’une
« personne s’interrompt si elle est sûre d’être déjà comprise par son interlocuteur ».
Le même auteur remarque que ce signe de ponctuation peut également marquer
« un tournant dans les réflexions ou intentions » ou « une expression subitement
trouvée après de longues recherches » (Védénina 1989 : 55).
Tous les emplois mentionnés ci-dessus semblent aussi être tout à fait typiques
des points de suspension apparaissant sur les tchats. Mais en plus, ce signe de
ponctuation semble y constituer une ressource interactionnelle essentielle.
Effectivement, ce que nous trouvons particulièrement intéressant dans le corpus
étudié, c’est la manière dont les fonctions dites « traditionnelles » des points de
suspension dans la langue écrite y sont mises au service des buts interactionnels,
comparables à ceux qui sont typiques d’une situation de dialogue oral.
2. Corpus et méthodes
Le corpus étudié consiste en des extraits de discussion tirés de deux forums de
tchat francophones. L’un de ces forums est un site destiné aux « amis de la langue
française ». Les participants de ce tchat sont des hommes et des femmes d’âges et
de nationalités différents. La plupart d’entre eux semblent être des adolescents et
des jeunes étudiants, mais souvent, il y a aussi des participants plus âgés. La seule
langue acceptée sur ce site est le français, mais une grande partie des habitués y
���
Cf. aussi Werry (1996 : 56–57).
���������������������������
http://www.french-chat.com/
Les points de suspension comme ressource interactionnelle
325
sont des locuteurs non natifs du français. L’autre forum étudié est un salon IRC
destiné aux Parisiens. Les participants de ce forum sont principalement des jeunes
hommes d’une vingtaine d’années. La langue employée reste la plupart du temps
le français. La majorité des participants semblent être des locuteurs natifs ou
quasi-natifs du français.
La durée totale des dialogues étudiés est de 11 h 25 min. Le nombre total des
points de suspension y est de 134. La fréquence moyenne des points de suspension
dans le corpus étudié est ainsi de 0,2 occurrence par minute. Le nombre des points
constituant le signe de ponctuation n’a pas été limité à trois dans cette étude :
les occurrences consistant uniquement en deux points successifs ou bien en une
chaîne de plus de trois points ont également été prises en compte.
Méthodologiquement, le travail relève de l’analyse conversationnelle (AC).
Malgré le fait qu’il s’agit d’un corpus écrit, le choix méthodologique est justifié
par la nature fortement interactive et le déroulement en temps réel des dialogues
de tchat. En effet, à la manière des conversations orales à bâtons rompus, les
dialogues de tchat relèvent le plus souvent de buts purement interactionnels et ils
se caractérisent par des tours courts, par un haut degré de spontanéité et par un
tempo rapide. De ce fait, sur le plan interactionnel, les tchats sont plus proches des
dialogues oraux que les autres formes de la communication électronique (Kukko
2002 ; Hutchby 2001 ; Werry 1996 ; Koivisto et Lehtinen 2008 ; Ojasto 2006).
3. Différents emplois des points de suspension sur les tchats
La plupart des points de suspension apparaissent à l’intérieur d’un tour dans le
corpus étudié : en effet, 69 % de l’ensemble des occurrences retenues se trouvent
dans cette position. Moins d’un tiers des occurrences (30 %) apparaissent à la fin
d’un tour, et le corpus étudié comprend seulement une occurrence au début d’un
tour. Dans la majorité des cas (74,6 %), les points de suspension apparaissent dans
�����������
IRC #paris
�������������������������������������������������������������������������������������
Par moments, notamment l’anglais et l’arabe y sont aussi employés. Les séquences qui
ont été entièrement écrites dans une autre langue que le français n’ont pas été prises en
compte dans cette étude.
����������������������������������������������������������������������������������������
En revanche, l’emploi des points de suspension dans une position initiale est nettement
plus fréquent dans un corpus finnois étudié par Koivisto (Koivisto et Lehtinen 2008).
Il est difficile de dire si cette différence de fréquences est liée à la langue employée ou
plutôt à des conventions spécifiques de chaque forum de tchat individuel.
326
Mari Lehtinen
des tours consistant en plusieurs unités de construction de tour (UCT). En ce qui
concerne les fonctions de ce signe de ponctuation, celles-ci sont naturellement très
diverses et variables selon les traits spécifiques de chaque contexte d’occurrence
individuel. La plupart des occurrences semblent cependant être liées, d’une manière
ou d’une autre, à la fragmentation du tour et/ou à l’indication de la continuité. Ces
fonctions, tout à fait conformes à celles traditionnellement attribuées aux points
de suspension, semblent cependant se chevaucher souvent avec différents emplois
interactionnels et stylistiques. Dans ce qui va suivre, nous présenterons quelques
exemples illustrant des emplois typiques des points de suspension dans le corpus
étudié.
3.1. Indication de la continuité
L’indication de la continuité constitue sans doute la fonction la plus importante
des points de suspension dans le corpus étudié. En effet, pratiquement toutes les
occurrences – qu’elles apparaissent à l’intérieur ou à la fin d’un tour – semblent
être liées, d’une manière ou d’une autre, à l’indication de la continuité. Cette
fonction est particulièrement claire lorsque les points de suspension apparaissent
à la fin d’une liste incomplète, comme c’est le cas dans l’exemple (1). Dans cet
extrait, il s’agit d’un passage où un jeune homme décrit sa nouvelle petite amie à
un autre participant du tchat :
Exemple 1. 01 : <lecoreen> raconte ali
02 : <alibo> Une brune aux yeux magnifiques comme je les aime, avec un petit accent
03 :
ouuuuuuuuuus
 04 : <alibo> Jeune, intelligente, avec un niveau d’études….
05 : <alibo> de bonne famille, avec des valeurs
06 : <alibo> enfin bref
07 : <alibo> une vraie femme cette fois :P
Dans cet exemple, les points de suspension servent donc à indiquer la nature
inachevée de la liste donnée à la ligne 04. Dans ce cas, il s’agit d’un inachèvement
réel – et pas seulement stylistique – puisque la liste commencée à la ligne 04
continue à la ligne 05, dans le tour suivant du même participant. Néanmoins,
������������������������������������������������������������������������������������
UCT est l’unité de base de l’analyse conversationnelle. Elle correspond à une unité
syntaxique et prosodique autonome, qui pourrait constituer un tour complet.
����������������������������������������������������������������������������������
Les pseudonymes des participants apparaissant dans les exemples présentés ont été
changés.
Les points de suspension comme ressource interactionnelle
327
dans le corpus étudié, il s’agit assez rarement de l’indication d’un inachèvement
concret ; le plus souvent, il s’agit de la transmission d’une nuance stylistique plus
subtile, comme par exemple de la création d’un effet de prolongement inexprimé
de la pensée (Grevisse et Goosse 2007 : 138 ; Riegel, Pellat et Rioul 2004 : 91) ou
de la transmission d’un message sous-entendu (Drillon 1991 : 406). De même, la
fonction continuative s’associe fréquemment à différentes fonctions structurelles
et interactionnelles, qui seront traitées ultérieurement dans ce texte.
3.2. Fragmentation du tour
Dans la majorité des cas où les points de suspension apparaissent dans des
tours consistant en plusieurs UCT, les fonctions des occurrences sont liées à la
fragmentation du tour. Dans l’exemple (2), la même participante emploie à deux
reprises des points de suspension pour fragmenter ses tours. Les fonctions de la
fragmentation effectuée à l’aide de ce signe de ponctuation ne sont cependant pas
tout à fait les mêmes dans les deux cas.
Exemple 2.  01 :
<renee> je suis celibataire…pas de soucis…pas de probleme…
02 :
<renee> tu habites à quelle ville?? 03 :
<clarisse17> en Corse, Ajaccio
04 :
<clarisse17> heureusement que tu es célibataire à 21 ans !!!
05 :
<clarisse17> la Corse est une île dans la mer méditerranée
 06 :
<renee> ouais…et comment c’est la vie en Corse…raconte-moi
À la ligne 01, le signe de ponctuation est employé de manière littéraire pour
fragmenter une sorte de monologue intérieur ou flux des pensées (Grevisse et
Goosse 2007 : 138 ; Riegel, Pellat et Rioul 2004 : 91 ; Catach 1996 : 64 ; Koivisto
2007). À la ligne 06, il s’agit aussi de la fragmentation du tour, mais l’emploi des
points de suspension y est moins littéraire que dans le cas précédent. En effet,
les points de suspension marquent ici des tournants pragmatiques à l’intérieur du
tour. D’abord, le signe de ponctuation apparaît après la particule discursive ‘ouais’
constituant ici une réponse minimale au tour précédent. Ensuite, la participante
change d’orientation pragmatique : la réponse minimale est suivie d’une question
(‘et comment c’est la vie en Corse’) qui se termine, elle aussi, par une occurrence
des points de suspension. Cette question est encore suivie d’un appel d’une
séquence narrative (‘raconte-moi’).
En plus des fonctions liées à la fragmentation et à la structuration pragmatique
du tour, toutes les occurrences des points de suspension sont liées, ici aussi, à
l’indication de la continuité. Plus précisément, elles créent l’impression d’un
328
Mari Lehtinen
prolongement de la pensée à la fin du segment qu’elles terminent (Grevisse et
Goosse 2007 : 138 ; Riegel, Pellat et Rioul 2004 : 91). La dernière occurrence
(ligne 06) sert aussi à affaiblir la fonction interrogative de la question à la fin
de laquelle elle apparaît (Drillon 1991 : 409) : en effet, les points de suspension
semblent marquer ici – aussi bien sur le plan structurel que sur le plan modal – une
transition entre une question et une invitation.
3.3. Particule discursive + points de suspension
Dans le corpus étudié, les points de suspension apparaissent assez fréquemment
après des particules discursives : en effet, un quart (24,6 % ou 33 occurrences)
de l’ensemble des occurrences retenues consiste en des cas où les points de
suspension s’associent à une particule discursive. Il peut s’agir soit d’un tour
consistant uniquement en une particule discursive soit d’un tour à plusieurs UCT.
Comme l’a constaté Fernandez (1994 : 32), les particules discursives10 servent à
guider le processus de l’interprétation du destinataire. Elles constituent, de ce fait,
des ‘indices de contextualisation’ qui indiquent comment le contenu sémantique
de l’énoncé doit être interprété et comment chaque énoncé se rattache à ce qui
précède et à ce qui suit (Gumperz 1982 : 13111). D’une manière générale, les
points de suspension associés aux particules discursives semblent servir à mettre
en valeur les fonctions modales de ces dernières et à souligner leur rôle en tant
qu’indice de contextualisation.
Les particules qui s’associent le plus fréquemment aux points de suspension
sont ‘oh’, ‘hm’ et ‘ah’. Dans l’exemple (3), à la ligne 04, il y a un tour qui consiste
en un seul mot, la particule ‘ah’, suivie des points de suspension :
Exemple 3. 01 :
<Irving> je vais faire une échange à Gap cette année
02 :
<Français> comment ça un échange?
03 :
<Irving> avec l’école
[1 ligne supprimée]
 04 :
<Français> ah...
05 :
<Irving> ca ne s’appelle pas échange?
06 :
<Français> oui oui
10���������������������������������������������������������������������������������
L’auteur emploie le terme de ’particule énonciative’ (PEN) au lieu de ‘particule
discursive’.
11�����������������������������������
Cf. aussi notamment Gumperz (1992).
Les points de suspension comme ressource interactionnelle
329
Dans cet exemple, les points de suspension servent, d’un côté, à mettre en valeur
le rôle discursif de la particule ‘ah’ (ligne 04), qui consiste donc ici à marquer la
réception et la compréhension d’une nouvelle information. D’un autre côté, plutôt
que de constituer un signe continuatif, les points de suspension constituent ici une
sorte d’indice anaphorique, servant à guider le processus de l’interprétation de
l’interlocuteur d’une manière rétrospective. Apparemment, le signe de ponctuation
est cependant interprété par l’interlocuteur comme un indice d’un message sousentendu (Drillon 1991 : 406), puisque celui-ci demande immédiatement après une
confirmation pour son choix lexical (ligne 05).
L’exemple (4) présente un cas similaire. Dans cette occurrence, c’est la particule
‘hm’, associée aux points de suspension, qui constitue un tour entier (ligne 02) :
Exemple 4. 01 :
<Nana> Irving, tu as pris un resolution a l’occasion du nouvel an?
 02 :
<Irving> hm…
03 :
<Nana> :)
04 :
<Irving> je crains…
05 :
<Irving> non :-)
06 :
<Nana> haha ok.
Dans cet exemple, les points de suspension mettent en valeur l’hésitation exprimée
par la particule ‘hm’ (ligne 02). Dans ce cas, la fonction continuative des points de
suspension est aussi particulièrement claire : le signe de ponctuation laisse attendre
une suite (Drillon 1991 : 407). Plus précisément, il indique dans ce cas que la
réponse proprement dite à la question posée va venir dans les tours suivants. Le
prochain tour du même participant (ligne 04) comporte aussi une occurrence des
points de suspension. La fonction continuative est encore plus claire ici que dans
le cas de l’occurrence précédente. De plus, les points de suspension véhiculent ici
un sous-entendu d’une réponse négative et servent ainsi à préparer l’interlocuteur
pour la réponse non préférée qui va suivre.
3.4. Terme d’adresse / salutation + points de suspension
Le corpus étudié comporte en tout 21 occurrences (soit 15,7 % de l’ensemble
des occurrences retenues) dans lesquelles les points de suspension s’associent à
un terme d’adresse ou à une salutation. Souvent, il s’agit de l’introduction d’un
nouveau participant, comme c’est le cas de la première occurrence (ligne 01) de
l’exemple (5) :
330
Mari Lehtinen
Exemple 5.  01 :
<akram> quelqu’un…?
02 :
<Mirella-musique> Salut!!!
03 :
<akram> salut, comment ça va?
 04 :
<NirvanaFan> Hey Akram…..tu es francophone d’origine ?
05 :
<akram> non
Les points de suspension à la fin du premier tour (ligne 01) de l’exemple (5)
servent à appeler des réactions des autres participants ; comme l’a constaté Drillon
(1991 : 407, 409), les points de suspension peuvent être employés pour appeler
une réplique et pour créer des attentes par rapport à une suite. Autrement dit, dans
ce type de positions séquentielles, c’est la fonction continuative des points de
suspension qui est mise au service d’un but interactionnel.
La deuxième occurrence de l’exemple (5) apparaît après un terme d’adresse
(ligne 04), qui est ici le pseudonyme (‘Akram’) du nouveau participant qui vient
de s’introduire dans la conversation. Les fonctions des points de suspension sont
similaires au cas précédent : autrement dit, tout en créant un effet de continuité,
ils appellent l’attention et la réaction d’un autre participant. En plus, les points
de suspension ont ici une fonction liée à la fragmentation du tour : ils marquent
une interruption syntaxique et pragmatique entre le terme d’adresse et la question
qui le suit (Drillon 1991 : 410). Dans ce type de cas, il peut éventuellement s’agir
aussi d’une sorte d’imitation d’une pause silencieuse du langage oral (Grevisse
et Goosse 2007 : 138). L’impression d’une pause est soulignée ici par le nombre
accru des points : au lieu des trois points habituels, cette occurrence consiste en
cinq points. Une occurrence similaire, dans laquelle les points de suspension
s’intercalent entre un terme d’adresse (le pseudonyme d’un participant) et une
question se trouve dans l’exemple (8), à la ligne 04 (cf. 3.5). Dans ce cas aussi, le
signe de ponctuation semble constituer avant tout un outil interactionnel servant à
faciliter l’action de s’adresser à un certain participant de la conversation.
Les points de suspension sont aussi employés assez fréquemment à la fin
des salutations. Il est particulièrement typique que les points de suspension
apparaissent à la fin de la deuxième partie de la paire adjacente, comme c’est le
cas dans l’exemple (6) :
Exemple 6.
01 :
<Paul> salut tout le monde
 02 :
<renee> salut…
Dans ce type de contextes aussi, le signe de ponctuation véhicule une fonction
continuative : selon Drillon (1991 : 407), « les points de suspension laissent
Les points de suspension comme ressource interactionnelle
331
attendre une suite – qui vient ou qui ne vient pas ». Néanmoins, plutôt qu’un
signe continuatif à proprement parler, les points de suspension constituent, ici
aussi, avant tout, un outil interactionnel contribuant à la réception d’un nouveau
participant.
De même, les points de suspension sont typiquement ajoutés à la fin des
salutations, lorsqu’un participant quitte le forum. L’exemple (7) ci-dessous illustre
ce type d’occurrence :
Exemple 7.  01 :
<vladimir> A plus tard…
 02 :
<rose-marie> a plus vlad…
Les fonctions des points de suspension sont, ici aussi, liées à l’aspect continuatif :
le signe de ponctuation met en valeur le contenu de l’expression utilisée (‘A
plus tard’) qui implique donc déjà en soi – au moins symboliquement – que les
participants vont encore se retrouver plus tard sur le même site. De plus, les points
de suspension semblent servir dans ce type de contextes à « adoucir » la fin du tour
que l’absence de la ponctuation aurait marquée d’une manière plus dure. En effet,
selon Drillon (1991 : 410), les points de suspension sont employés pour adoucir la
fin d’une phrase qu’un point final terminerait trop durement. De ce fait, comme la
fonction conclusive typiquement remplie par le point final dans la langue écrite est
– nous semble-t-il – généralement remplacée par l’absence de ponctuation dans le
langage des tchats, c’est l’effet conclusif véhiculé par l’absence de la ponctuation
qui est adouci ici par la présence des points de suspension.
3.5. Points de suspension + acronyme / interjection / émoticone
Le corpus étudié comprend neuf occurrences (soit 6,7 % de l’ensemble des
occurrences) dans lesquelles les points de suspension apparaissent avant un
acronyme, une interjection ou un émoticone. Dans ce type de cas, les points
de suspension semblent généralement servir à fragmenter le tour en créant une
rupture entre l’acronyme, l’interjection ou l’émoticone et l’UCT précédente. De
plus, les fonctions de ce type d’emploi peuvent être liées – selon Riegel, Pellat
et Rioul (2004 : 91) – au fait de marquer « un débit particulier déterminé par
l’émotion, la timidité, la colère, la tristesse ou tout autre sentiment ». En effet,
étant donné que les acronymes, les interjections et les émoticones constituent
souvent des signes représentant des traits extralinguistiques de l’interaction, il ne
semblerait pas étonnant que les points de suspension qui s’y associent servent,
quant à eux, à remplir des fonctions typiquement réservées aux traits prosodiques
et paralinguistiques.
332
Mari Lehtinen
L’exemple (8) présente un cas où les points de suspension s’intercalent entre la
particule discursive ‘ah’ et l’acronyme ‘mdr’ (‘mort de rire’), couramment utilisé
sur les tchats francophones12 :
Exemple 8. 01 :
<Meduse> j’habite au canada
02 :
<Meduse> je suis canadien
03 :
<Meduse> canadien-français
04 :
<Fantome> Meduse…pas canadienne? tu es un homme?
05 :
<Meduse> pas canadienne
06 :
<Meduse> lol
07 :
<Fantome> tu es un mec?
08 :
<Fantome> :)
09 :
<Meduse> oui Fantome
 10 :
<Fantome> ahhhhh…..mdrrrrr
11 :
<Meduse> un mec
12 :
<Meduse> lol
Il est facile de déduire du contexte d’occurrence que la particule ‘ah’, fortement
allongée (ligne 10), traduit ici probablement un grand étonnement du participant.
L’acronyme ‘mdr’ qui lui succède est, lui aussi, fortement allongé. Cet acronyme
constitue ici un indice de contextualisation faisant référence à une action
extralinguistique (le rire). L’acronyme traduit probablement dans ce contexte la
gêne du participant, qui s’est donc trompé au sujet du sexe de son interlocuteur.
Les fonctions des points de suspension apparaissant entre les éléments lexicaux
de ce tour (ligne 10) se répartissent, selon nous, sur plusieurs plans. D’un côté,
le signe de ponctuation crée une rupture syntaxique et pragmatique entre ces
éléments et contribue ainsi, tout simplement, à la lisibilité du tour. D’un autre
côté, le signe de ponctuation donne ici l’impression d’une imitation d’un débit
particulier, marqué par l’état émotionnel du participant (Riegel, Pellat et Rioul
2004 : 91). Cette impression est mise en valeur par le nombre accru des points. De
plus, il nous semble que la fonction continuative typique des points de suspension
n’est pas complètement absente dans ce cas non plus : en effet, la chaîne des points
intercalée entre les éléments lexicaux semble illustrer ici implicitement une sorte
de transition ou un continuum modal entre les états émotionnels exprimés par ces
éléments.
12����������������������������������������������������������������������������
L’abréviation ’mdr’ est l’équivalent français de l’acronyme anglais ‘lol’ (‘laughing out
loud’ ou ‘lots of laugh’), également utilisé sur les tchats francophones (cf. notamment
l’exemple 8, lignes 06 et 12).
Les points de suspension comme ressource interactionnelle
333
3.6. Occurrences réduites des points de suspension
Comme nous l’avons déjà vu plus haut (cf. exemples 1, 5 et 8), le nombre des
points constituant une occurrence des points de suspension peut être supérieur
à trois. De même, le nombre des points est assez fréquemment réduit à deux. En
effet, lorsque nous avons commencé à travailler sur ce corpus, nous nous sommes
interrogée sur l’origine de ces occurrences consistant uniquement en deux points.
En particulier, nous nous sommes demandée si on pouvait réellement savoir s’il
s’agissait dans ces cas des points de suspension réduits ou d’un point redoublé13.
Finalement, étant donné que l’emploi d’un seul point est très rare sur les tchats
et que la fonction conclusive du point y semble donc généralement être marquée
par l’absence de la ponctuation, nous avons conclu qu’il s’agissait, effectivement,
plutôt des occurrences réduites des points de suspension. L’exemple (9) ci-dessous
comporte deux occurrences de ce type (lignes 06 et 08) :
Exemple 9. 01 : <jim_> tes vacance finissent quand?
02 : <jim_> vacances*
03 : <jim_> travailles-tu? ou est-ce que t’es a l’université?
04 : <zed> je travaille
05 : <zed> mes vacances finissent le 2 :<
 06 : <jim> ah.. le 3 ici
07 : <zed> triste hein
 08 : <jim> oui..
Comme on peut le voir dans cet exemple, l’emploi des points de suspension
y semble similaire aux exemples présentés plus haut, malgré le nombre réduit
des points. À la ligne 06, les points de suspension semblent mettre en valeur la
fonction modale de la particule discursive ‘ah’ et contribuer à la structuration du
tour. À la ligne 08, les fonctions des points de suspension semblent être liées,
d’un côté, à la création d’un effet de prolongement de la pensée et, de l’autre
côté, à la transmission d’un sous-entendu. Le sous-entendu implique ici une sorte
d’identification du participant à ce qui vient d’être dit par son interlocuteur ; le
sous-entendu est, de ce fait, lié dans ce cas à une sorte d’appel au champ commun
des connaissances des participants.
Naturellement, on peut se demander si le nombre réduit des points n’affaiblit
pas la valeur continuative et les autres fonctions typiquement véhiculées par les
points de suspension. Effectivement, deux points constituent un signe plus discret
13����������������
À ce propos, cf. aussi notamment Drillon (1991 : 136, 405)
334
Mari Lehtinen
et moins marqué que trois points. De ce fait, on peut envisager que lorsque le
nombre des points est réduit, les fonctions traditionnellement attribuées aux points
de suspension sont affaiblies puisque, premièrement, deux points prennent moins
d’espace que trois points et constituent de ce fait un signe ‘plus petit’ que trois
points, et puisque, deuxièmement, un signe de ponctuation consistant en deux
points successifs ne se conforme pas tout à fait au code traditionnel de l’écrit.
D’un autre côté, selon une hypothèse alternative, on pourrait considérer qu’il
s’agit dans ces cas tout simplement de la réalisation de la « loi du moindre effort »
plutôt que d’un emploi stylistique conscient. Autrement dit, étant donné que deux
points successifs suffisent déjà pour marquer la distinction entre un point final
et les points de suspension, pourquoi se donner la peine de taper trois points ?
En effet, cette hypothèse est soutenue par le fait que la « loi du moindre effort »
semble caractériser le langage des tchats aussi dans une perspective plus large :
notamment, l’omission du point comme indice conclusif ainsi que l’emploi
fréquent des acronymes constituent des traits ressortissant de ce même principe.
4. Conclusions
D’une manière générale, les fonctions des points de suspension sur les tchats
semblent donc être liées à l’indication de la continuité et à la fragmentation du tour.
Ces fonctions dites principales se chevauchent cependant souvent avec différents
emplois interactionnels et stylistiques. En effet, lorsque les points de suspension
s’associent aux termes d’adresse et aux salutations, ils peuvent notamment faciliter
les actions de s’introduire dans la conversation, de recevoir un nouveau participant,
de s’adresser à une certaine personne, de quitter le forum, etc. Le nombre des
points constituant le signe de ponctuation n’est pas fixe : bien que la majorité des
occurrences consistent en trois points, le nombre des points peut aussi être supérieur
à trois ou bien réduit à deux. Le nombre des points ne semble cependant pas être
très pertinent sur le plan des fonctions véhiculées par le signe de ponctuation.
Les fonctions stylistiques des points de suspension varient naturellement selon
le contexte. L’emploi stylistique est particulièrement clair lorsque les points de
suspension s’associent à une particule discursive, à un acronyme ou à une interjection.
Dans ces cas, le signe de ponctuation constitue un indice de contextualisation
supplémentaire, servant à guider le processus de l’interprétation de(s) destinataire(s)
(Gumperz 1982, 1992). Plus précisément, les points de suspension semblent dans
ces cas souvent mettre en valeur la fonction modale de l’élément lexical auquel ils
s’associent et souligner l’impression de la subjectivité typiquement véhiculée par
ce type d’éléments (Kerbrat-Orecchioni 1984 ; Fernandez 1994).
Les points de suspension comme ressource interactionnelle
335
Conformément à leur emploi typique dans la littérature, les points de suspension
apparaissant sur les tchats semblent souvent être utilisés pour créer un effet du
prolongement inexprimé de la pensée à la fin du segment terminé (Grevisse
et Goosse 2007 : 138 ; Riegel, Pellat et Rioul 2004 : 91). De plus, ce signe de
ponctuation véhicule souvent un sous-entendu (Drillon 1991 : 406), qui peut
notamment constituer une référence au champ commun des connaissances des
participants. Sur le plan interactionnel, les fonctions stylistiques des points de
suspension peuvent aussi être employées notamment pour préparer l’interlocuteur
à une réponse non préférée. Souvent, ce signe de ponctuation semble également
créer un « effet d’oralité » dans le dialogue écrit14 : il peut notamment servir à
imiter une pause ou un débit particulier de la parole (Grevisse et Goosse 2008 :
138 ; Riegel, Pellat et Rioul 2004 : 91 ; Werry 1996 : 56–57).
Bibliographie
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Drillon, J. 1991 : Traité de la ponctuation française. Paris : Gallimard.
Fernandez, M. M. J. 1994 : Les particules énonciatives. Paris : PUF.
Grevisse, M. & Goosse, A. 2007 [14e édition] : Le bon usage. Grammaire française.
Bruxelles/Paris : De Boeck/Duculot.
Gumperz, J. J. 1982 : Discourse Strategies. ���������������������������������������
Cambridge : Cambridge University Press.
Gumperz, J. J. 1992 : Contextualization Revisited. The Contextualization of Language. Éd.
P. Auer et A. Di Luzio. Amsterdam/ Philadelphia : John Benjamins. 39–54.
Hutchby, I. 2001 : Conversation and technology. From the telephone to the internet.
Cambridge : Polity.
Kerbrat-Orecchioni, C. 1984 : L’énonciation. De la subjectivité dans le langage. ��������
Paris :
Armand Colin.
Kielikello 3/1998.
Koivisto, A. 2007 : Kolmen pisteen vihjeet. Havaintoja kolmen pisteen käytöstä dialogissa
Juhani Ahon romaanissa Helsinkiin. Dialogia dialogista -seminaari – Helsinki le 21
septembre 2007. [Communication orale.]
Koivisto, A. & Lehtinen, M. 2008 : Alustavia havaintoja kolmen pisteen käytöstä suomenja ranskankielisissä chat-keskusteluissa. VII Valtakunnalliset keskusteluntutkimuksen
päivät – Helsinki (Finlande) du 1er au 2 février 2008. ����������������������
[Communication orale.]
Kukko, M. 2002 : Tekstiviesti keskusteluna. Mémoire de maîtrise. Helsinki : Université de
Helsinki.
14��������������������������
Cf. aussi Tuomarla (2004).
336
Mari Lehtinen
Lehtinen, M. 2007 : L’interprétation prosodique des signes de ponctuation – L’exemple de
la lecture radiophonique de L’Étranger par Albert Camus. L’Information grammaticale
113. 23–31.
Ojasto, K. 2006 : L’organisation des échanges dans les chats quasi-synchroniques sur
Internet. Mémoire de maîtrise. Helsinki : Université de Helsinki.
Penttilä, A. 2002 [1963] : Suomen kielioppi. Vantaa : Dark Oy.
Riegel, M., Pellat, J.-C. & Rioul, R. 2004 : Grammaire méthodique du français. Paris :
PUF.
Tuomarla, U. 2004 : La Parole telle qu’elle s’écrit ou la voix de l’oral à l’écrit en passant
par le discours direct. Le discours rapporté dans tous ses états. Éd. J. M. Lopez Muñoz,
S. Marnette et L. Rosier. Paris : L’Harmattan. 328–334.
Védénina, L. 1989 : Pertinence linguistique de la présentation typographique. ��������
Paris :
Peeters-Selaf.
Werry, C. C. 1996 : Linguistic and interactional features of Internet Relay Chat. Computermediated communication. Linguistic and socio-cultural aspects. Éd. S. Herring.
Amsterdam/Philadelphia : John Benjamins. 47–63.
Ulla Tuomarla
La parenthèse complice
1. Qu’est-ce qu’une parenthèse ?
D’après Popin (1998 : 43), « Les parenthèses encadrent une portion de texte qui
diffère du contexte qui l’environne. » Sur un plan typographique déjà, on admet
généralement que les parenthèses et les tirets ont une fonction de démarcation, si ce
n’est syntaxique, à tout le moins énonciative. Boucheron (1996) utilise l’appellation
des « signes de décrochement typographique » pour ces signes qui marquent le
passage à un autre niveau énonciatif, avec ou sans rupture syntaxique. Quant à leurs
multiples fonctions, les parenthèses peuvent servir « à isoler une réflexion, une
énumération, une précision, une impression, une date, un nombre » (Causse 1998 :
219). Cette énumération ne contient aucune fonction qui serait liée au caractère
confidentiel ou intime du contenu des parenthèses – si ce n’est « une impression ».
Pourtant, Causse le mentionne plus loin en écrivant : « Ces parenthèses, tendres
jumelles, offrent au lecteur une proximité, une complicité, une intimité, une ironie,
un supplément de sens » (Causse 1998 : 219). Ce sera la duplicité de l’énonciateur
partagé entre parenthèse et son cotexte et cette duplicité liée à la nature confidentielle
du contenu d’un grand nombre de parenthèses qui m’intéressera ici. Autrement
dit, j’essaierai dans ce qui suit de m’interroger sur le fonctionnement de ce que
j’appelle les parenthèses complices dans un matériel écrit, principalement dans le
roman policier Y’a de l’action (1967) de San-Antonio.
2. Rapport syntaxique ou pragmatique ? Les approches linguistiques
de la parenthèse
Pour résumer de façon quelque peu simpliste la tradition des études sur la
parenthèse, on peut dire qu’il y a, d’une part, les analyses linguistiques et les
analyses littéraires (ou stylistiques) de l’autre. Dans le domaine proprement
Université de Helsinki
������������������������������������������������������������������������������������������
Les tirets par paires ainsi que certains emplois de virgules sont en concurrence avec les
parenthèses.
338
Ulla Tuomarla
linguistique, les parenthèses ont été traditionnellement divisées en parenthèses
grammaticales (dont les relatives non restrictives, les appositions nominales,
les adverbes de phrase, etc.) et en parenthèses pragmatiques (Blakemore 2006 :
1670-1671). Ce partage revient au niveau des approches à ce qu’on appelle an
integrated syntax approach et radical orphanage approach (Haegeman 1988 cité
par Blakemore 2006). Autrement dit, les analyses linguistiques se sont largement
préoccupées du partage des différents types de parenthèses entre deux catégories
principales : les parenthèses grammaticales qui gardent un lien syntaxique avec
l’énoncé-cadre et les parenthèses pragmatiques qui ont un sens pragmatique (et pas
de lien syntaxique avec l’énoncé-cadre), c’est-à-dire que la parenthèse pragmatique
modifie la phrase uniquement au niveau de la représentation conceptuelle.
Pour que l’opposition soit claire, prenons pour commencer un exemple de
chaque catégorie :
Une parenthèse dite pragmatique est comme suit :
1. What Iraq needs is education. We do not need to begin with the children – they will
follow – but with the adults. (Blakemore 2006 : 1671)
Et une parenthèse grammaticale pourrait être par exemple :
2.
The students were, unfortunately, on holiday. (Blakemore 2006 : 1671)
Les deux catégories de parenthèse se ressemblent prosodiquement (‘comma
intonation’). D’après Blakemore, la différence essentielle entre les exemples cités
est que l’ajout parenthétique dans l’ex. (1) n’a aucun lien avec l’énoncé-cadre d’un
point de vue syntaxique. Ce lien se réalise au contraire sur le plan interprétatif :
The relationship between the parenthetical and host is captured not in the syntax, but at
the level of utterance interpretation (Blakemore 2006 : 1679).
Mon but ici sera de contribuer à la compréhension du fonctionnement de l’ajout
parenthétique pragmatique en cherchant à rapprocher les analyses linguistiques
et littéraires. Je me concentre ici tout particulièrement sur la parenthèse complice
et essaie de montrer que sa nature énonciative à la fois subjective et dialogale
lui permet de créer des effets de connivence. J’ai puisé mes exemples dans le
roman Y’a de l’action de San-Antonio (1967) où la parenthèse complice sert non
seulement à caractériser l’auteur-narrateur San-Antonio, mais aussi à établir un
contact amical avec le lecteur. Comme point de comparaison non littéraire, je
montre également quelques exemples trouvés par une de nos étudiantes, Pauliina
La parenthèse complice
339
Lehtinen, dans Le guide du routard Finlande 2007/2008. J’aurais pu y inclure
aussi des exemples journalistiques, car on trouve facilement des exemples de la
parenthèse complice dans la presse écrite. Mes analyses ont pour but d’articuler
le lien entre la caractérisation linguistique et la description rhétorique du même
phénomène étant donné que la complicité est un effet discursif qui se situe sur le
plan énonciatif, c’est-à-dire entre l’approche purement linguistique et littéraire.
Contrairement à la plupart des linguistes qui ont pris une catégorisation syntaxique
comme point de départ et donc un type syntaxique particulier de parenthèse sous
leur loupe, je propose ici une démarche inverse : je me suis intéressée tout d’abord
à une valeur ou à un effet (donc celle de complicité/connivence) que provoquent
un certain nombre de parenthèses. Je suis donc partie de l’hypothèse selon laquelle
de nombreux ajouts parenthétiques participent à ce qu’on appelle couramment
l’effet de connivence. Mon argument sera le suivant : comme la pertinence d’un
ajout parenthétique du type pragmatique repose sur un mouvement d’inférence
implicite et s’appuie ainsi essentiellement sur la capacité du lecteur à saisir un
surplus de sens, le fonctionnement de la parenthèse agit sur la dimension dialogale
et est donc particulièrement apte à créer des effets de connivence. Il met le doigt
sur l’intercompréhension entre le scripteur et son destinataire.
Le rapport entre l’énoncé-cadre et la parenthèse pragmatique s’appuie donc sur
le rapport entre le récepteur et le scripteur ; ils doivent se comprendre sur un plan
pragmatique pour que l’ajout soit idéalement compris. Et comme la présence déjà
d’une telle parenthèse présuppose une intercompréhension, on comprend que la
parenthèse pragmatique produise un effet de connivence dans le discours. Que le
lecteur le comprenne ou pas, effet il y a ; en simulant une intercompréhension, on
la crée pour ainsi dire.
Parmi les études linguistiques sur la parenthèse, on trouve quelques
caractérisations du rapport entre la parenthèse et le discours-cadre. Le rôle de la
parenthèse pragmatique a été vu comme celui d’un acte de langage secondaire,
cherchant à accroître la compréhension du récepteur du sens de l’énoncé-cadre ou
de la pertinence de celui-ci :
In speech-act theoretic approaches, it would be said that the role of the parenthetical
is to perform a secondary speech act whose function is to comment on or ’fine tune’
the interpretation of the main speech act (see Urmson 1969; Hand 1993). (Blakemore
2006 : 1683)
��������������������������������������������������������������������������
Les analyses sur les parenthèses relatives explicatives ou commençant par and ou as
abondent. Voir Blakemore 2006 pour des références exactes.
340
Ulla Tuomarla
[…] signal guiding the hearer to a proper appreciation of the statement in its context.
They help the understanding and assessment of what is said rather that being a part of
what is said. (Urmson 1960 : 211-212)
Si, d’une part, la parenthèse peut servir de support au discours-cadre et à son
interprétation, d’autre part, les cas où le rapport entre la parenthèse et l’énoncé
cadre n’est pas parmi les plus évidents montrent combien elle nécessite une
compréhension mutuelle entre le scripteur et le récepteur du texte. Si dans le cas
normal la compréhension du rapport entre le cadre et la parenthèse passe par une
implicature conventionnelle (Grice), il est possible aussi de tourner ces attentes
habituelles en dérision et d’ajouter ainsi au texte un ton ironique. C’est ainsi que
la parenthèse se plie au service de l’humour particulier chez San-Antonio, auteur
qui bouscule volontairement les limites du système de la langue. Et plus le rapport
entre le cadre et la parenthèse se base sur une interprétation non conventionnelle,
plus il serre le rapport entre l’auteur et son lecteur – semblables dans cette nonconventionnalité. San-Antonio joue sur les attentes de son lecteur et c’est pourquoi
ses romans illustrent bien le fonctionnement de la parenthèse complice comme
nous allons le voir plus bas. Pourtant, avant de présenter quelques exemples trouvés
chez San-Antonio, je tourne encore mon regard dans la direction des études plutôt
littéraires sur la parenthèse. Comme la parenthèse complice révèle la subjectivité
de l’auteur dans ce mouvement où elle se penche du côté du lecteur, la notion
d’éthos est pertinente pour notre propos ici.
3. La parenthèse et la tradition des recherches rhétoriques. La
parenthèse dans son rapport avec l’éthos
Fontanier (1968 : 384) classe la parenthèse dans « les figures de style par
rapprochement ». Il en distingue deux types en fonction du contenu : une parenthèse
suggérée par réflexion et une parenthèse de sentiment. Ce partage me paraît un peu
artificiel, car les deux semblent relever tout autant de la subjectivité de l’auteur.
Quoique Fontanier entende par rapprochement la relation entre deux pensées
(1968 : 360), j’aime bien cette appellation qui pourrait s’utiliser aussi pour désigner
la dimension dialogale de la parenthèse. Le partage, par définition, se nourrit de la
subjectivité de chaque participant. En effet, les idées de la subjectivité de l’auteur,
d’une part, et du rapport de celui-ci avec le lecteur d’autre part sont liées, car le lien
avec le lecteur se trouve renforcé par une auto-révélation subjective de l’auteur. La
parenthèse complice agit sur la dimension dialogale entre l’auteur et le récepteur
en même temps qu’elle sert d’instrument pour révéler la subjectivité de l’auteur.
C’est ainsi que la notion d’éthos entre en considération. Dans le prolongement de
La parenthèse complice
341
la rhétorique traditionnelle, on peut appeler éthos le phénomène où l’énonciation
montre à travers elle-même la personnalité de l’énonciateur. C’est à travers une
manière de dire que l’éthos se manifeste. (Maingueneau 2000 : 79-80)
Isabelle Serça (2003) s’est interrogée sur les parenthèses proustiennes et tout
particulièrement sur le rapport qui existe entre ses innombrables parenthèses et la
notion d’auteur dans la Recherche. Son approche est avant tout stylistique.
Serça (2003 : 296) pose la parenthèse comme un lieu textuel idéalement investi
par le scripteur Proust. D’après elle, la parenthèse engendre un mouvement de
dispersion, mais aussi de rapprochement dans le texte de Proust. Il s’agit d’un
élément formel qui appartient à la typographie expressive : la parenthèse ajoute
une dimension en plus pour l’écriture en déjouant la linéarité textuelle. Suivant
Boucheron (1996), Serça (2003 : 296) affirme que la parenthèse introduit toujours
une énonciation secondaire ou plutôt une énonciation qui se présente comme telle
par rapport à l’énonciation principale effectuée dans la phrase d’accueil. Ce sont
des ajouts en étendue, en prolifération ou en profondeur marquant un mouvement
de retour sur ce qui vient d’être dit, comparables avec la fonction d’une note en bas
de page. Chez Proust, la parenthèse fait ainsi fondre la hiérarchie établie jusqu’à ce
que « le mode d’écriture proustien ne différencie pas le texte et la glose : le texte
intègre son commentaire » (Herschberg-Pierrot (1994 : 68) citée par Serça).
Le résultat est une écriture sur le fil, une mise en scène de l’écriture, dans
ses corrections incessantes (Serça 2003 : 300). Pour ce qui est de sa fonction, la
parenthèse proustienne relève avant tout de l’art du commentaire métalinguistique
– lequel est une fonction très courante de la parenthèse mais pas la seule qui existe.
Chez Proust, on retrouve donc la position de surplomb énonciatif des formes de
modalisation autonymique qu’a analysées Authier (1995 : 90). Personnellement, je
suis de l’avis que la parenthèse métalinguistique (ou celle d’autocorrection) n’est
pas complètement étrangère à l’effet de connivence puisqu’elle anticipe la façon
dont le lecteur va comprendre le sens d’un mot ou d’une expression ; l’auteur
vient à l’appui pour assurer une interprétation idéale ou pour partager sa difficulté
pour trouver le mot juste. Cet aspect métalangagier qui s’avère être au cœur de
l’emploi des parenthèses se penche donc aussi du côté du récepteur en confirmant
une compréhension partagée d’un mot ou d’une expression.
La fonction dominante de la parenthèse peut varier et elle se plie à de
nombreuses notions d’auteur différentes. Proust se montre soucieux et travailleur à
travers ses parenthèses d’ajustement. Un auteur comme San-Antonio se portraiture
différemment, et la parenthèse fait partie d’une scène énonciative qui sert à créer
l’image d’un commissaire play-boy.
342
Ulla Tuomarla
4. Allons, les gars, verbaillons à qui mieux mieux…La parenthèse
complice chez San-Antonio
Étant donné que Frédéric Dard alias San-Antonio est un auteur très connu du
public francophone, je me contente de rafraîchir la mémoire de tout un chacun par
quelques descriptions de sa langue et de son écriture que j’ai trouvées sur le net :
« Inventeur d’une langue argotique grivoise composée de jeux de mots, de calembours,
de néologismes, d’énumérations, de contrepets et d’hénaurmité sexuelle, Frédéric Dard
était un écrivain atypique. Au fil de la parution de ses polars pour kiosques de gare, il
a séduit un large public par sa dérision, sa dénonciation de la «connerie» et sa langue
truculente. [...] Ce drogué de l’écriture est le roi des comparaisons inattendues, de la
contrepéterie, de l’argot inventé, des néologismes, des jeux de mots saugrenus. » « Il obligea la langue française, trop corsetée pour lui, à mener une somptueuse vie de
bamboche et de ribouldingue. Le fécondeur de mots était bien l’obsédé textuel décrit
ici et là. Un écrivain en série, comme il est des tueurs. Ni convention, ni convenances.
Ni prévention ni prévenance. L’homme-mots du grand cirque littéraire ! À prendre ou à
laisser. Pour le pire et le meilleur, capable des plus extraordinaires et calamiteux jeux de
mots, comme des plus somptueux délires d’auteur et numéros d’écrivain. » Les citations ci-dessus soulignent bien au moins deux aspects du style de SanAntonio qui sont pertinents pour mon propos ici : l’ironie et la torture langagière.
L’emploi que fait San-Antonio de la parenthèse est étroitement lié à la notion
d’auteur et, comme le narrateur se nomme San-Antonio, à l’image qui se crée
de la personnalité du ‘je’ narrateur. Dans le roman Y’a de l’action, la parenthèse
est une procédure courante et elle semble ajouter une couche ultérieure d’ironie
à son discours. Comment l’expliquer en tenant compte, à la fois, des analyses
linguistiques et stylistiques existantes ?
Chez San-Antonio, la parenthèse participe souvent à la scénographie humoristique. La parenthèse se prête à l’humour lorsque son lien avec l’énoncé-cadre
relève du non-conventionnel, ce qui renvoie évidemment à une logique curieuse
chez le locuteur responsable. Tout comme son langage en général, la pertinence de
la parenthèse pour l’énoncé-cadre relève du non-conventionnel chez San-Antonio.
C’est ainsi que l’auteur-narrateur San-Antonio exploite la parenthèse pour exhiber
www.republique-des-lettres.fr/10253-frederic-dard.php, consulté en avril 2008.
www.langue-fr.net/rubricabrac/san-antonio.htm, consulté en novembre 2008.
La parenthèse complice
343
sa personnalité, personnalité peu conforme à la norme bourgeoise. Il est assez
courant que la duplicité énonciative qu’opère la parenthèse serve à relativiser,
voire à remettre en question les contenus de l’énoncé-cadre (voir les exemples (4)
et (5)). La voix qui s’exprime à l’abri des parenthèses prend ses distances avec
l’information véhiculée par l’énoncé-cadre. Il me semble possible de trouver un
lien entre la caractérisation de la parenthèse comme ‘otherness’ [altérité] dans les
études linguistiques et la distanciation comme procédé énonciatif.
Potts (2002, 2003) has argued that the ’otherness’ of parentheticals derives from the fact
that they give rise to conventional implicatures, or, in other words, secondary entailments
which contrast with the entailments that make up the regular assertive content’ or ‘atissue entailments’ of an utterance in that they are ‘rarely used to express controversial
propositions or main themes of a discourse’ . (Blakemore 2006 : 1672)
Plus qu’un instrument au service de la subjectivité, la parenthèse, encore une fois,
sert à établir un lien amical entre l’auteur-narrateur et son lecteur. La parenthèse n’y
est pas seule. Au contraire, on observe un tas de procédés qui servent à resserrer le
contact avec le lecteur et qui mettent le doigt sur le vécu (supposé) en commun.
3. Elle vient de descendre d’une superbe Costa-Brava 68 cylindres à quadruple arbre
à came (le constructeur se droguait), d’un noir aussi étincelant que la Nationale 7
sous la pluie. (p.11)
Dans l’exemple (3), la parenthèse ajoute une information qui explique comment il
est possible que la voiture soit aussi exceptionnelle, mais de manière non explicitée.
Il n’y a pas de connecteur explicatif pour commencer. L’information donnée entre
parenthèses joue éventuellement aussi sur les attentes du lecteur en proposant
une conclusion inattendue : la voiture en question n’est pas luxueuse, elle est
psychédélique. De plus, il s’agit d’une information quelque peu délicate, puisque
la drogue est un sujet tabou. Si l’auteur donne cette information entre parenthèses,
nous avons l’impression qu’il le fait à la fois pour expliquer la nature spéciale du
véhicule en question, mais aussi pour souligner le caractère confidentiel de ses
���������������������������������������������������������������������������������
Remarquons que ce type d’homme qui représente la justice dans la société par son
métier, mais qui connaît et éventuellement partage certains goûts du milieu criminel
devient classique dans les romans policiers (à comparer avec Philip Marlowe de
Chandler, par exemple).
����������������������������������������������������������������������������������
Blakemore (2006 : 1673) : «��������������������������������������������������������
However,
������������������������������������������������������
[...] there are parentheticals with the same
characteristic comma-intonation that do seem to contribute to the regular assertive
content of the utterances that contain them [...].���
»�
344
Ulla Tuomarla
propos. Non seulement il dispose lui-même de ce type d’information sensible,
mais il partage aussi avec le lecteur son savoir professionnel.
4. ���������������������������
[…] �����������������������
; maintenant, la femme (point d’interrogation) en lamé-bordé-d’hermine et
son gâtouillard ont disparu. (p. 16)
5. M’est avis que, tout Hyène qu’elle soit, elle (ou plutôt il) a picolé sauvagement. (p.
42)
La femme dont on parle dans les exemples (4) et (5) serait, malgré ses apparences
féminines, un homme. Ces phrases, partagées entre parenthèse et son cotexte, se
contredisent ou presque. Pourtant, le texte a déjà averti le lecteur concernant le
sexe du personnage. La parenthèse ajoute donc non pas une nouvelle information,
mais un rappel en signe de persévérance, étant donné que le narrateur choisit de
désigner cet être ‘femme’ tout en sachant – son patron l’a déjà dit – qu’il s’agit
d’un homme. C’est probablement une manière pour souligner le sex appeal du
personnage décrit, donc le fait qu’il est convaincant comme femme. La narration
est ainsi mimétique et conforme au point du vue de San-Antonio qui prend
continuellement cet être pour femme. La parenthèse est là pour montrer que le
narrateur ne peut toujours pas croire tout à fait qu’il s’agisse d’un homme (et
il a raison bien sûr, plus tard nous apprendrons que le patron s’est trompé sur
elle ...). Ce faisant elle rappelle au lecteur que le narrateur est très centré sur le
sexe – l’éthos de San-Antonio inclut décidément un côté paillard. Homme à
femmes, le commissaire ne peut guère se tromper sur ce type de question. On peut
se demander encore, à propos de cet exemple, pourquoi l’auteur n’utilise pas tout
simplement le signe typographique (?). Je suis tentée de répondre que la version en
toutes lettres sert à souligner l’oralité caractéristique de son style. Le langage oral
peut verbaliser ainsi un point d’interrogation pour marquer l’incertitude.
Ces trois premiers exemples illustrent déjà le rapport particulier qui se crée entre
l’auteur et le lecteur dans le roman en question. La parenthèse, signe mimétique
de la pseudo-intimité, se prête volontiers à resserrer le lien entre l’auteur et son
lecteur. Il y a aussi d’autres procédures pour dialoguer avec le lecteur au cours de
la narration :
�������������������������������������������������������������������������������������
Frédéric Dard et San-Antonio ont fini par devenir une seule et même personne ; « SanAntonio, c’est moi, mais avec un côté paillard qui me gêne parfois car je pense être un
homme bien élevé ».
La parenthèse complice
6. 345
Vous venez de sauter les lignes ci-dessus, ce à quoi j’applaudis et vous vous
demandez, avec ce bon sens qui vous fait tant de mal : « Mais qu’est-ce que c’est
t’y que c’est, cette Hyène que cause San-A. ? » ; ou bien vous vous dites « Mais
qu’est-ce donc que cette hyène dont fait état notre délicat romancier » (ce qui
revient exactement au même). Mande pardon, braves gens, je manque à tous
mes devoirs, comme disait un maître d’école qui ne travaillait jamais en dehors des
heures de classe. (p. 17-18)
L’exemple (6) fait penser à Jacques le Fataliste. Tout comme avec certaines
utilisations de parenthèses, nous nous trouvons maintenant sur un plan métadiscursif.
On s’adresse au lecteur sous la formulation ‘ braves gens’ (6) ou ‘les potes’ (7)
qui caractérisent la nature du rapport recherché avec le lecteur. Qu’il soit noté en
passant qu’une lectrice se positionne forcément comme une altérité par rapport à
ce type de camaraderie masculine.
7. je sais pas si vous avez déjà eu des conversations intimes avec des Noires, les potes,
mais je peux vous dire que c’est un sport qui ne manque pas d’agrément. (p. 34-35)
À noter l’harmonie entre le caractère confidentiel de cet aveu (la formule
introductive je peux vous dire l’indique déjà) et les termes d’adresse.
L’exemple (8) montre combien l’auteur fait semblant de connaître son lecteur,
ou l’inverse (9) :
8.���������������������������������
[…] �����������������������������
; pour finir, naturellement, et vous vous en doutiez, je lui entonne le “Chant
des partis sans laisser d’adresse”. (p. 35).
9. Bien entendu – moi, vous me connaissez – la première chose que j’aperçois en
refaisant surface, c’est une paire de jolies fesses féminines sous une blouse bleu
ciel. (p. 131)
10. Un jour que je visitais un poète de l’académie Goncourt (il y en a eu), je vis sur
son burlingue une main de cire, moulée : celle de Napoléon. Vous pouvez pas savoir
comme il avait une jolie pogne, notre massacreur «Numbère oane» ; délicate et tout.
Une main de pianiste, une paluche comme sur les tableaux de Raphaël (pas celui
du quinquina, l’autre). (p. 23)
On constate concernant l’exemple (10) : Il y en a eu un double sens : des visites
ou des poètes ? Et, plus bas dans ce même exemple, l’anticipation d’une fausse
interprétation par le récepteur. L’ironie consiste ici dans le fait de faire comme
s’il suffisait de dire ‘l’autre’ pour savoir de quoi il s’agit, procédé qui se base sur
le présupposé que l’auteur comme le lecteur pense en premier lieu à un produit
346
Ulla Tuomarla
alcoolique nommé Saint Raphaël. L’idée du partage est en outre soulignée par
l’adjectif possessif ‘notre’. L’absurdité de cet exemple est double : non seulement
l’auteur n’a pas d’accès à la pensée du lecteur, mais la « clarification» présentée
entre parenthèses est absurde aussi. L’auteur fait semblant d’être présent dans
la même situation d’énonciation que son lecteur, de voir presque que l’autre se
trompe au sujet de Raphaël. Étant donné que la présence est une caractéristique de
l’échange oral (prototypique), cette simulation de présence participe à l’oralisation
caractéristique de son style.
Le même type d’anticipation se reproduit dans l’exemple (11) :
11.
Il a coiffé une perruque de beatnik qui lui descend jusqu’au bassin (qu’il a aquitain
et qui le fait ressembler au président Antoine – pas Pinay, Antoine tout court).
(p. 39)
5. Guide du Routard Finlande
En guise de comparaison, je montre quelques exemples trouvés par Pauliina
Lehtinen (2008) dans le Guide du routard Finlande où la parenthèse fait partie
intégrante du style familier. Encore ici, il est clair que la parenthèse souligne
les ressemblances entre le scripteur et le lecteur, les deux supposés faire partie
des routards avec tout ce que cela implique. Tout comme chez San-Antonio, la
parenthèse ajoute ici à l’effet de connivence.
12. Initiation ou perfectionnement, avec un sans portage, sur piste tracée ou non, à
partir de 40 km (tranquille ...) jusqu’à la redoutable randonnée des deux frontières.
(p. 97)
13. Riche (ou kitsch ? ) décoration intérieure, très fouillis, mélangeant allègrement les
genres. (p. 138)
L’exemple (12) est tiré d’un chapitre où on présente les possibilités infinies de
pratiquer la randonnée en Finlande. La parenthèse est révélatrice au sens qu’elle
présuppose un lecteur suffisamment perfectionné dans ce type de sport pour qui
40 km ne font encore rien. Quant à l’exemple suivant (13), on constate que tout
en jouant sur la ressemblance phonétique la parenthèse fait comprendre au lecteur
que la décoration relève du mauvais goût. L’ajout entre parenthèses se présente
comme une pseudo-auto-correction hésitante. Cet exemple entre également dans
la catégorie des parenthèses qui contredisent l’énoncé auquel elles s’ajoutent, étant
donné que sans ajout une décoration riche se connote d’une valorisation plutôt
positive, tandis qu’avec l’ajout elle se transforme en connotation négative.
La parenthèse complice
14. 347
Les animaux naturalisés sont plus vrais que la nature (ah ! ce renard avec un
lagopède dans la gueule ... ) (p. 379).
L’exemple (14) présente plusieurs caractéristiques de connivence : l’adjectif
démonstratif ‘ce’ suggérant la présence dans un lieu, l’exclamation ah ! comme
subjectivème et marqueur d’un souvenir personnel et, enfin, les trois points qui
suggèrent une suite que le lecteur saura compléter.
15. Les officiers en garnison faisaient partie de l’élite (mais oui ! ) et la ville connut un
développement tant intellectuel qu’économique. (p. 110)
16. Un musée incontournable, passionnant de bout en bout, intelligent, vivant, riche,
complet et précis (oui, tout ça !). (p. 358)
Comme nous avons vu à plusieurs reprises dans les exemples de San-Antonio, la
parenthèse complice anticipe couramment les réactions du lecteur, fonction qui
traduit et présuppose une familiarité entre le scripteur et son lecteur. Dans les
exemples (15) et (16), il est question d’anticiper une surprise que subit le lecteur.
6. Conclusion
Un texte est porté par une voix. Dans le cas de la parenthèse, nous avons affaire à
une voix double qui peut avoir diverses fonctions. Dans tous les cas, la parenthèse
se penche du côté du lecteur dans un mouvement dialogal et procure ce faisant
un effet de connivence. Pour mieux atteindre son lecteur, l’auteur s’expose dans
sa subjectivité, laquelle peut varier en nuances. Dans le discours proustien, selon
Serça (2003), la parenthèse permet de faire surgir un profil d’auteur soucieux de sa
langue, extrêmement sensible et jamais tout à fait content avec ce qui peut se faire
avec les mots existant dans la langue. Chez Proust donc, la parenthèse est un outil
qui sert à nuancer l’expression à l’infini. Cette sensibilité fait écho chez le lecteur
qui, idéalement, apprécie l’effort de l’écrivain pour s’exprimer le mieux possible.
Chez San-Antonio, en revanche, l’énonciation portraiture un commissaire playboy. Le texte « incarne » les propriétés attachées communément au comportement
d’un play-boy expérimenté, cool, voire paillard ... provoquant idéalement une
adhésion des lecteurs relevant de ce type de public ou au moins sympathisant avec
celui-ci. Dans les trois cas Proust, San-Antonio et Le Guide du routard, quoique
stylistiquement extrêmement différents, la parenthèse se montre à la fois un
instrument propice à exhiber la personnalité du scripteur – son éthos, si on préfère
un vocabulaire rhétorique – et, par le biais de cette auto-révélation, à portraiturer
348
Ulla Tuomarla
son lecteur idéal. L’interprétation de l’ajout parenthétique pragmatique requiert
une coopération active de la part du destinataire qui doit rétablir des liens logiques
non manifestes entre l’énoncé-cadre et la parenthèse. Le geste même d’ajouter une
parenthèse suffit à créer, du même coup, un effet de connivence.
Bibliographie
Ouvrages et articles théoriques
Authier, J. 1995 : Ces mots qui ne vont pas de soi. (2 tomes) Paris : Larousse.
Blakemore, D. 2006 : Divisions of labour: The analysis of parentheticals. Lingua 116.
1670-1687.
Boucheron, S. 1996 : Parenthèse et tiret double. Étude linguistique de l’opération de
décrochement typographique. Thèse de doctorat, Université de Paris III.
Causse, R. 1998 : La langue française fait signe(s). Lettres, accents, ponctuation. Paris :
Éditions du Seuil.
Fontanier, P. 1968 [1821/1827] : Les figures du discours. Paris : Flammarion.
Haegeman, L. 1988 : Parenthetical adverbials. The radical orphanage approach. Aspects of
Modern English Linguistics. Éd. S. Chiba. Tokyo : Kaitakushi. 232-254.
Herschberg-Pierrot, A. 1994 : Les notes de Proust. Genesis n°6. 61-78.
Lehtinen, P. 2008 : L’image de la Finlande dans le Guide du routard Finlande 2007/2008.
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Maingueneau, D. 2000 : Analyser les textes de communication. Paris : Nathan.
Popin, J. 1998 : La ponctuation. Paris : Nathan.
Serça, I. 2003 : La paratopie de l’écrivain Proust. L’analyse du discours dans les études
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Urmson, J. O. 1960 : Parenthetical verbs. A Wealth of English. Ed. K. Aijmer. Gothenburg :
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Matériaux analysés
Le guide du routard Finlande 2007/2008. Paris : Hachette.
San-Antonio 1967 : Y’a de l’action. Paris : Éditions Fleuve Noir.
Bertrand Verine
Une variante contextuelle du discours rapporté avec
mention : le discours convoqué dans le journal et le
magazine d’information radiophoniques
Les travaux récents sur le discours rapporté (DR) prennent de plus en plus
souvent en compte le processus de décontextualisation / recontextualisation
constitutif de l’acte de rapporter, même sous la forme du discours direct (DD).
Décontextualisation : aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, l’énoncé cité se trouve
réduit à (tout ou partie de) sa composante verbale et actualisé dans le contexte
de l’énonciation rapportante. Recontextualisation : c’est donc au locuteurénonciateur citant qu’il incombe de restituer des paramètres aussi fondamentaux
que l’identité des participants de l’interaction en cause, ses coordonnées spatiales
et temporelles, ou certaines particularités phoniques, voire graphiques, du / des
fragments qu’il en extrait. Sur ce dernier point, il est surprenant que très peu de
linguistes analystes du discours des médias intègrent les évolutions successives
provoquées par l’invention et l’amélioration des techniques d’enregistrement
sonore puis audiovisuel, raison pour laquelle j’inclurai dans la discussion des
travaux consacrés à la télévision. Ainsi problématise-t-on rarement pour ellemême la question posée, dans la perspective des sciences de l’information et de la
communication, par Claude Jamet et Anne-Marie Jannet :
Peut-on parler de DR par un énonciateur autre (le journaliste) quand l’énonciateur
premier est montré énonçant son propre discours ? Il s’agit bien de DR dans la mesure
où la segmentation du discours original a été opérée par le journaliste citant. (...) Par
ailleurs, il y a décalage temporel par rapport au moment de l’énonciation seconde dans
laquelle il s’inscrit (1999 : 91).
Pour ces deux raisons, les auteurs singularisent les locuteurs-énonciateurs
enregistrés en les dénommant voix différées et exogènes (p. 138). De même,
Manuel Fernandez (2001 : 72) appelle-t-il discours convoqué ce qu’il définit en
note comme une forme particulière du DR des médias audiovisuels. J’envisagerai
���������������������������������������������������
CNRS – Université Montpellier 3, Praxiling UMR 5267
350
Bertrand Verine
cette question dans le cadre unifié d’analyse du DR comme marqueur de dialogisme
proposé par la praxématique (Bres et Verine 2002). Caractérisant toutes les formes
dialogiques par un phénomène d’enchâssement des énoncés, nous symbolisons
par L1 et L2 les instances physiques de production-réception que sont le locuteur
et l’interlocuteur enchâssants, par l1 et l2 celles de la locution enchâssée ; nous
symbolisons par E1 et E2 les instances modales et déictiques que sont l’énonciateur
et l’énonciataire enchâssants, par e1 et e2 celles de l’énonciation enchâssée.
Or, si l’enchâssement des instances énonciatives est définitoire du dialogisme
(au sens bakhtinien du mot), celui des instances locutoires demeure exceptionnel
dans l’oral spontané et l’écrit traditionnel : la prononciation ou la graphie d’un
énoncé enchâssé en DD, par exemple, n’apparaissent que rarement et à l’état de
traces (Verine 2007). La spécificité des DD instrumentés par la technologie réside
au contraire en ceci qu’ils donnent à entendre et/ou à voir la matérialité même de
la locution enchâssée de l1, et parfois d’autres éléments de son contexte sonore
ou visuel. Après avoir confronté les arguments concernant l’homologie totale ou
partielle entre DD représenté par la voix du journaliste L1 et DD convoqué par
l’enregistrement du locuteur l1, je m’interrogerai sur les effets du contexte sonore
dans les citations instrumentées de l’information radiophonique.
1. DR convoqué vs DR représenté
1.1. Identité ou différence de nature ?
Lorsqu’elle étudie la contribution du DD au genre discursif du journal télévisé,
Patricia von Münchow signale que certaines citations sont proférées par la
voix du journaliste qui les rapporte, tandis que d’autres sont diffusées grâce à
l’enregistrement du locuteur cité. Mais elle ne donne pas de véritable statut à ce
paramètre, qu’elle considère comme secondaire par rapport à la différence de nature
entre les énonciations effectives (citante ou citée) et l’énonciation représentée
en DD : « il s’agit, d’un côté, d’actes d’énonciation et de leurs constituants
et, de l’autre, d’images verbales – sous forme d’un énoncé ou de parties d’un
énoncé – d’un acte ou de ses constituants » (2003 : 176). Que ce soit par la voix
du journaliste ou par la restitution machinique, « ce qu’on voit à l’écran et qu’on
entend n’est donc toujours qu’une image d’un acte d’énonciation « d’origine » »,
par conséquent une représentation de discours autre (2004 : 131).
P. von Münchow prend en compte la particularité de l’enregistrement par le
biais de nombreuses descriptions définies : « construction spécifique du DD »,
« discours en voix in » (p. 103), « bribes d’interviews s’intégrant dans un
reportage à titre de DD » (p. 104), « DD « soutenu » par l’image et par le son
Une variante contextuelle du discours rapporté avec mention
351
lié » (p. 105), « modalité d’apparition du DD » (p. 107). Mais, pour elle, les
similitudes formelles et fonctionnelles de l’hétérogénéité énonciative l’emportent
sur l’« hétérogénéité iconique et sonore » de l’enregistrement (p. 103). En
particulier, cette seconde hétérogénéité n’autorise que rarement, et surtout dans
le genre bien délimité du micro-trottoir donnant la parole à un échantillon de
citoyens anonymes, l’implicitation de tout introducteur de DR : dans la très grande
majorité des occurrences, le changement d’environnement sonore et visuel se
trouve accompagné soit, classiquement, par une proposition avec verbe de parole,
soit par un introducteur nominal de DD, incrusté graphiquement à l’écran et/ou
proféré par le journaliste (p. 105-106).
Emmanuelle Labeau (2007) disjoint au contraire fortement les catégories et
inverse même les préséances en traitant d’abord les citations enregistrées comme
moyen pragmatique de mise en scène de l’autre (p. 368) propre à l’information
télévisée, pour lequel elle reprend les dénominations de voix exogène différée
et de discours convoqué. Elle pointe la rareté relative, dans son corpus, des
formes traditionnelles du DR comme moyen linguistique d’expliciter la reprise du
discours d’autrui (p. 371). Cette dissymétrie n’empêche pas des parentés entre les
opérations constitutives des deux modes de rapport des discours autres : sélection
des fragments cités et identification des coordonnées énonciatives. En revanche,
Labeau ne pose une opération de choix de la manière de rapporter qu’au niveau
des formes du DR intégré à la parole citante (direct vs indirect vs narrativisé...).
En toute logique, cette opération pourrait pourtant s’appliquer aussi à l’alternative,
voire à l’alternance, pour chaque discours autre, entre citation enregistrée et DD
proféré par le journaliste.
Travaillant sur les genres radiophoniques dans un cadre épistémologique
beaucoup moins explicite, Nicole Jufer (2005 : 438-439) établit également une
simple analogie entre les sons enregistrés et le DR comme autre moyen de
transmettre des paroles prononcées antérieurement, le second constituant un pisaller lorsque les premiers font défaut. De même enfin, Danièle Torck (2005 : 448)
n’articule pas réellement les deux catégories dont « la première est celle du DR
enregistré » et « la seconde, [...] celle du DR représenté ». La radio se distinguerait
cependant de la presse écrite par « un recours très limité aux formes mixtes, en
particulier au DR à citation partielle, propre à donner une représentation biaisée
des paroles d’autrui [...]. Il y aurait donc à la radio moins d’imbrication entre
discours journalistique et DR, et une séparation plus nette des voix » (p. 453).
Je montrerai (infra exemple [1]) que cette situation est en train de changer.
Dans un article postérieur, Torck note que les citations enregistrées apparaissent
souvent accompagnées d’une autre forme de DR (2007 : 725). Elle associe cette
redondance à la fois au rang social des locuteurs enchâssés (le personnel politique
352
Bertrand Verine
en bénéficierait davantage que les autres) et à la prise en compte par les journalistes
des conditions de réception de l’auditeur L2, « en mouvement, sans possibilité
réaliste de faire répéter, sans images du locuteur cité » (p. 734). J’en proposerai
(infra 2.2.) une autre explication.
1.2. Différence de degré ?
Seule, à ma connaissance, Séverine de Proost (2005) problématise pour luimême le discours convoqué dans le journal télévisé et son articulation avec le DD
qu’elle fonde sur trois groupes d’arguments. 1° La citation enregistrée ajoute à la
rupture énonciative du DD le passage d’une voix physique à une autre, la variation
de certains paramètres acoustiques et/ou le changement de contexte visuel : le
contenu de l’énonciation enchâssée pourrait tout aussi bien être proféré par la
voix du journaliste, mais ce qu’apporte en propre le discours convoqué, c’est
l’exhibition du « passage à une énonciation seconde, venant illustrer et/ou attester
la première » (p. 420). 2° Ce faisant, il remplace l’effet verbatim du DD par un
effet duplicata, sans équivalent dans l’oral spontané et dont l’écrit ne s’approche
que par l’insertion d’un fac-similé ; soulignons qu’il s’agit toujours bel et bien
d’un effet puisque « l’acte d’énonciation secondaire est entièrement, d’amont
(l’interview) en aval (le montage), sous le contrôle du journaliste » (ibidem).
3° Enfin, le discours convoqué radicalise la tension dialectique entre la distance
objectivante à l’égard du contenu enchâssé et la prise en charge revendiquée de
l’assertion enchâssante, qui « participe à la justification du travail des journalistes
(...) donnant la parole à la société civile » (p. 421). Proost hésite cependant, au
moment de conclure, entre « une variante paroxystique du DD » et « une forme
à part entière du DR, (...) peut-être l’aboutissement du continuum proposé par
Rosier (1999) » (ibidem).
J’argumenterai pour ma part en faveur de sa première option, celle d’une souscatégorie contextuelle des DR avec mention. En effet, d’une part, les homologies
formelles pointées par von Münchow et par Proost apparaissent irréfragables
et justifient qu’on n’ajoute pas au système déjà complexe du marquage de
l’hétérogénéité énonciative une classe à part entière parallèle au DR, ni même une
espèce particulière prolongeant le continuum du DR au-delà du DD. Ces homologies
contribuent à une description unifiée, en langue, des formes de représentation du
discours autre, quel que soit leur mode mono- ou polysémiotique.
Mais, d’autre part, il est impossible d’éluder, en discours et en analyse du
discours, les spécificités relevées par Proost et d’ignorer le fait que l’emploi de
mots en mention, ou cumulant usage et mention, possède depuis le XXe siècle
des adjuvants techniques permettant de restituer une partie des contextes sonore
Une variante contextuelle du discours rapporté avec mention
353
et visuel : qualité de voix, prononciation sociolectale, prosodie, contributions
d’autres participants, environnement acoustique, voire mimogestualité et entour
topographique. P. von Münchow (2003 : 182-183) ne reconnaît-elle pas à la citation
enregistrée un effet de proximité pour le récepteur L2, induisant une possible
« confusion [...] entre l’énoncé e (réellement prononcé dans des circonstances
particulières) et son image » citée par le média audiovisuel ? Je proposerai donc, à
l’intérieur de chaque forme de DR avec mention, d’articuler DR représenté par le
locuteur enchâssant et DR convoqué grâce à la restitution machinique.
1.3. Opérativité de la distinction
Des considérations quantitatives s’ajoutent aux arguments systémiques pour
rendre cette distinction indispensable en analyse du discours. En premier lieu,
les genres discursifs concernés excèdent de beaucoup les journaux et magazines
radiotélévisés. Je ne peux ici que signaler tout le parti qu’Andrea Landvogt &
Kathrin Sartingen (2009) tirent du DR convoqué pour l’analyse du pamphlet
documentaire Fahrenheit 9.11 de Michael Moore : leur méthode est transférable
à toutes les variétés hybrides de documentaires fictionnalisés et de fictions
documentées. Par delà, le DR convoqué (graphique, audio et/ou vidéo) s’étend de
plus en plus aux interactions (familières ou professionnelles) instrumentées par
l’ordinateur et, bien entendu, aux conférences scientifiques.
En second lieu, au sein même de l’information radiotélévisée, les types
d’énoncés susceptibles d’être convoqués sont beaucoup plus diversifiés que ne le
laissent entendre les chercheuses citées jusqu’ici. En raison de leurs perspectives
de travail et/ou de leurs corpus, toutes privilégient en effet les citations extraites
d’interviews d’acteurs ou de témoins d’un événement, d’experts ou de citoyens,
qu’elles opposent à la profération par le journaliste des paroles de hauts
responsables publics ou privés. Or le DR convoqué consiste fréquemment dans la
diffusion après coup (ou la rediffusion) d’énoncés enregistrés sur le vif, dont les
actes d’énonciation ont pu constituer en soi un événement (assemblées politiques
notamment, infra exemples [2] et [3]) ou accompagner l’événement (échanges
dans le feu de l’action, comme le cass’ cass’-toi alors pauv’ con du Président de la
République française à un visiteur du salon de l’agriculture de Paris, le 23 février
2008).
En dernier lieu, grâce à la généralisation et à la rapidité du montage numérique,
la distinction représenté vs convoqué ne concerne plus seulement le DD canonique,
Bertrand Verine
354
mais tous les DR avec mention, si fréquents dans la presse écrite, et qui commencent
à apparaître à la radio, comme l’illustre l’exemple [1] :
1.
(Ludovic Fau rend compte de la sortie, quelques minutes plus tôt, du dernier
conseil des ministres avant le débat Royal / Sarkozy et le second tour des élections
présidentielles françaises.)
L1/E1 à en croire Renaud Dutreil ministre des PME
L1/e1 le gouvernement
l1/e1
continue à travailler jusqu’à la dernièr’ seconde
L1/E1 (...) s’obligeant à un’ certaine réserve dans la cour de l’Élysée le ministre chargé de la sécurité social’
Philipp’ Bas se montre plus sobre
L1/e1 il attend de ce débat
l1/e1
un’ grand’ clarté (...) (France Inter, 2 mai 2007).
Du point de vue de la langue, il s’agit là de deux modalisations en discours second
avec îlot textuel. Du point de vue du discours, leur particularité réside en ceci que
l’objectivation acoustique des segments autres permet de changer, explicitement
mais sans marqueur verbal du type {je cite} ou {ce sont ses mots}, de locuteur
entre le GN sujet le gouvernement et le GV continue à travailler, puis entre le
complément prépositionnel de ce débat et le COD une grande clarté. Grâce à la
souplesse d’utilisation du numérique, l’enregistrement a donc des conséquences
non négligeables au niveau propositionnel. Mais l’alternance des contextes sonores
a également d’importantes implications textuelles et discursives que je voudrais
maintenant envisager.
2. Quelques effets de l’alternance des contextes sonores
2.1. Une cohabitation signifiante avec le discours représenté
Soit l’exemple [2] :
2. (Deux jeunes viennent de mourir électrocutés en tentant d’échapper à une
interpellation policière.)
L1/E1
Nicolas Sarkozy qui
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Conventions de transcription : [:] allongement vocalique ; [/] pause ; [’] élision de e
muet ; [-] troncation ; [°h] inspiration audible ; [()] chevauchements.
Une variante contextuelle du discours rapporté avec mention
355
L1/e1 promet que tout’ la lumièr’ s’ra fait’ sur cette affair’ / qui dit vouloir s’attaquer / aux
violenc’s urbain’s
en décrétant la toléranc’ zéro / et en annonçant qu’il ira / chaqu’ semain’ dans un
quartier difficile /
L1/E1 il était à nouveau c’ matin en Sein’-Saint-Denis
l1/e1
Clichy-sous-Bois / on a eu d’abord ce drame avec ces deux jeun’s / c’est un drame
/ (malheureus’ment pour les parents) et / je reçois les parents cet après-midi (hm
hm) (haha) / j’ les reçois pour les assurer d’une chos’ dans / l’épreuv’ qui est la leur
/ c’est qu’ils auront accès à tous les documents pour savoir quelle est exactement la
vérité / premier point / deuxièm’ point / j’ai mis les moyens nécessair’s à Clichysous-Bois / pour que vous puissiez vivr’ tranquill’ment / y a aucun’ raison qu’
Clichy-sous-Bois connaiss’ des nuits d’émeute / comm’ cela / troisièm’ment je vais
voir dans un instant l’imam / pour parler avec lui d’ c’ qui s’est passé / dans la
mosquée de manière à c’ que le calme revienne / parc’ qu’on n’ peut rien traiter et
rien fair’ quand y a pas du calme / en l’état de me::s informations / je confirm’ que
c’est bien un’ grenad’ lacrymogène euh qui vient d’une:: / -fin / qui est en dotation
/ dans euh les compagnies euh d’intervention qui étaient / sur place en Sein’-SaintD’nis cett’ nuit-là ce qui n’ veut pas dir’ / que c’est un tir qui a été vou- euh / fait
par un policier hein ça c’est l’enquêt’ qui le dira
L1/E1 Nicolas Sarkozy au micro de: Sophie Parmentier vous l’avez entendu
L1/e1 c’est donc bien / un’ grenad’ lacrymogèn’ qui a été euh tirée dans la mosquée
L1/E1 on avai:t évoqué un moment / eu::h
L1/e1
l’éventualité d’un’ grenade au poivre qui aurait donc été manipulée par euh les
émeutiers (France Inter, 31 octobre 2005).
Cette occurrence de DD convoqué est mise en clôture par une proposition
antéposée, il était à nouveau ce matin en Seine-Saint-Denis, et par une phrase
nominale postposée, Nicolas Sarkozy au micro de Sophie Parmentier. De manière
globalement comparable à ce qui se produit dans les DD représentés canoniques,
ces deux segments assurent l’enchâssement de l’autre énonciation dans le dire
en cours, en verbalisant ses principales coordonnées contextuelles. Il convient
cependant de ne pas minimiser le fait que de tels segments interagissent avec le
changement d’environnement acoustique entre le son totalement aseptisé du studio
où la voix enchâssante du journaliste L1, absolument nette, occupe tout l’espace
sonore, et l’atmosphère beaucoup plus complexe de Clichy-sous-Bois dans laquelle
la voix enchâssée de N. Sarkozy l1, légèrement étouffée, se détache sur le bruit de
fond d’une ou plusieurs autres voix à proximité, et sur les échos plus lointains
de cris d’enfants puis de moteurs de voitures. Ce contraste rend instantanément
perceptible l’enchâssement énonciatif, au point que le dispositif radiophonique
est fréquemment plus sobre, se réduisant à un seul segment, placé soit avant soit
356
Bertrand Verine
après l’énoncé enchâssé, du type {Nicolas Sarkozy au micro de Sophie Parmentier
ce matin en Seine-Saint-Denis}. En interaction, cette fois, avec l’assertion
du ministre à Clichy-sous-bois pour que vous puissiez vivre tranquillement, le
contraste sonore permet également d’inférer que l’acte d’énonciation d’origine
n’est pas une interview, mais un discours-événement qui a eu pour destinataires
ratifiés vous des clichois.
Ces paramètres sonores et, en particulier, la matérialité de la voix de l1
contribuent donc, plus encore que dans le texte écrit, à l’illusion de littéralité et
d’étanchéité des discours, mais ils ne modifient pas fondamentalement le statut de
l’énoncé enchâssé, que l’énonciation enchâssante intègre à sa perspective propre.
C’est en réalité sur ce terrain du dialogisme comme dialogue interne de l’une à
l’autre énonciation qu’apparaissent les différences textuelles / discursives entre
DD convoqué et représenté. Dans notre exemple, en sus du double marquage
de l’enchâssement, le journaliste a choisi de redoubler chacun des trois points
du discours ministériel en les rapportant deux fois, d’une part sous la forme de
l’enregistrement sonore, donc du DD convoqué, d’autre part sous l’une des formes
habituelles du DR représenté, deux formes indirectes placées avant l’enregistrement
(Nicolas Sarkozy qui promet que tout’ la lumièr’ s’ra fait’ sur cette affair’ et qui dit
vouloir s’attaquer / aux violenc’s urbain’s), une forme directe placée après (vous
l’avez entendu c’est donc bien / un’ grenad’ lacrymogèn’ qui a été euh tirée dans
la mosquée).
Au niveau textuel / discursif, la redondance informationnelle entre les deux
modes de citation souligne que leur différence est avant tout dialogique. De
fait, en termes de progression textuelle, pour qu’il soit pertinent de référer à
une même énonciation enchâssée sous les deux espèces, il faut qu’elles soient
complémentaires, c’est-à-dire qu’elles ne réfèrent pas exactement à la même
portion de contenu. Faute d’une telle valeur descriptive, le récepteur se trouve
nécessairement conduit à rechercher quelle peut être la valeur interprétative
de la redondance : en l’occurrence, le verbe recteur promet peut sous-entendre
un doute du journaliste sur la faisabilité, voire la sincérité des engagements du
ministre, ce que pose explicitement la construction dit vouloir. Mais, dès lors,
comment interpréter le troisième marqueur, vous l’avez entendu ? Devons-nous
le recevoir comme mettant en doute la capacité d’attention, voire les facultés de
compréhension des auditeurs que nous sommes ?
2.2. Une condition particulière du dialogisme interdiscursif
Sous réserve de confirmation statistique, je proposerai l’hypothèse suivante :
contrairement à ce qui se produit avec le DD représenté (cf. Verine 2005b), il
Une variante contextuelle du discours rapporté avec mention
357
semble que la dualité des contextes sonores et/ou visuels propre au DD convoqué
restreigne fortement les possibilités d’enchaînement syntaxique de l’énonciation
enchâssante sur l’énoncé enchâssé par un adverbe modal (oui, non...) ou par un
connecteur argumentatif (or, car...), voire les possibilités de reprise anaphorique
d’un élément du contenu enchâssé par un pronom. Ainsi, des enchaînements tout
à fait fréquents après les DD représentés, du type
2a. « ça c’est l’enquête qui le dira ». Certainement pas, car elle va être faussée par les
pressions politiques...
2b. « c’est bien une grenade lacrymogène qui est en dotation dans les compagnies
d’intervention qui étaient sur place en Seine-Saint-D’nis cette nuit-là ». Or on avait
évoqué un moment l’éventualité d’une grenade au poivre...
paraissent problématiques après les DD convoqués. Leur contextualisation
spécifique aurait donc un effet en retour sur le cotexte enchâssant, en induisant des
enchaînements par la production d’un DR représenté comme en [2], par la reprise
lexicale ou par l’anaphore nominale comme en [3] :
3.
(Frédéric Pommier rend compte d’un meeting électoral de François Bayrou.)
L1/E1 hier soir le chauffeur de sall’ n’y a pas été de main morte sur les compliments
présentation très flatteuse et disons très optimiste de François Bayrou
l1/e1 aujourd’hui / mes chers amis / en France / un homm’ s’est levé / déterminé / pour
dire / il y en a assez de cett’ Franc’ bipolaire qui s’enfonce aujourd’hui / Mesdam’s
et Messieurs le futur Président / de la République
L1/E1 (applaudissements en fond) puis pendant près d’une heure et d’mie le candidat de
l’UDF a développé son argument favori °h
L1/e1 pour sauver le pays il entend rassembler droite et gauche et surtout rassembler les
Français
l1/e1 quand ça va mal faut se serrer les coud’s quand on a une immens’ tâche à faire i faut
que tout l’ monde y participe cette idée simple est la mienne et c’est un’ révolution
politiqu’ qu’il convient de conduire en France
L1/E1 (voix indistinctes en fond) une révolution qui a tout’fois des précédents
l1/e1 dans l’histoir’ c’est ce que Charl’s de Gaulle a fait / à la Libération puis en 1958 /
c’est ce que Pierr’ Mendès-France voulait faire / c’est dans cett’ grande tradition
historiqu’ que je m’inscris / vous avez l’ droit d’applaudir comm’ ça je vais boire
un coup
L1/E1 (applaudissements) François Bayrou boit effectiv’ment un coup (fin des applaudissements) avant d’évoquer avec malice un’ grand’ figur’ locale
l1/e1 vous êtes tous des Vercingétorix en puissance / je vous invite à le montrer
(applaudissements) je pens’ que ceci augur’ d’élections qui vont donner à la France
la surpris’ qu’elle attend et le destin qu’ell’ mérite
358
Bertrand Verine
L1/E1 (applaudissements en fond) un’ référenc’ gaulois’ qui n’ surprend pas vraiment les
militants auvergnats (...) (France Inter, 20 janvier 2007).
On constate que, sur quatre enchaînements, le reporteur en opère deux par la reprise
lexicale d’une révolution puis de boire un coup, et deux en anaphorisant le futur
président de la République par le candidat de l’UDF, puis Vercingétorix au moyen
d’une référence gauloise. Bien que sa contextualisation soit seulement partielle,
l’énoncé objectivé par l’enregistrement ne se laisse donc pas manipuler aussi
aisément que l’énoncé réduit à sa composante verbale, sur lequel un journaliste
pourrait effectuer des enchaînements tels que :
3a. « Mesdames et Messieurs le futur Président de la République ». Celui-ci a développé
son argument favori...
3b. « c’est une révolution politique qu’il convient de conduire en France ». Elle a
toutefois des précédents...
3c. « je vais boire un coup ». Cela fait, il évoque avec malice...
3d. « vous êtes tous des Vercingétorix en puissance ». Ceci ne surprend pas vraiment
les militants auvergnats...
Au total, je conclurai à l’unité en langue des formes du DR avec mention. Mais
j’ajouterai aussitôt que les contraintes d’enchaînement sur la citation enregistrée,
le caractère d’archives de l’autre énonciation que possède l’enregistrement,
ainsi que la diversification des formes syntaxiques et des genres discursifs
concernés justifient, en analyse du discours, la spécification d’une sous-catégorie
du discours convoqué. Le continuum particulier qui se dessine ainsi a trait aux
degrés de (re)contextualisation des paroles enchâssées. Il part des discours autres
décontextualisés sur lesquels Diane Vincent et Sylvie Dubois (1997) ont attiré
l’attention, et que j’ai moi-même retravaillés (Verine 2005a) : discours virtuels
(imaginés), discours intérieurs (rapportant une pensée, par définition non attestée),
discours stéréotypés ou itératifs (qui condensent plusieurs énonciations en un
seul énoncé). Ce continuum passe ensuite par les occurrences où l’énoncé et son
contexte d’énonciation sont représentés grâce à des moyens purement verbaux, il
se prolonge avec celles où certains traits physiques de la locution enchâssée sont
stylisés par la phonation ou la graphie du locuteur enchâssant (Verine 2007), et
s’achève sur les DR convoqués dans lesquels la profération de l’énoncé par le
locuteur enchâssé est restituée grâce à des instruments audio et / ou vidéo.
C’est aux contraintes d’enchaînement que j’imputerai le fait que les îlots textuels
convoqués ne se répandent que lentement dans l’information radiophonique : ils
Une variante contextuelle du discours rapporté avec mention
359
semblent, pour le moment, apparaître davantage quand l’actualité chaude est
pléthorique, induisant une plus grande rapidité du travail de montage et une plus
forte compacité des reportages à diffuser. Il convient cependant de souligner que,
contrairement au journaliste de presse écrite qui dispose seulement du discours
représenté, le journaliste de radio a presque toujours le choix entre représenter par
sa propre voix l’énoncé autre, et le convoquer grâce à l’enregistrement. Le plus
intéressant sera dès lors d’observer, à propos d’un même discours-événement, les
variations de montage entre les versions successives du journal sur une même
station, mais surtout, dans quelles proportions et pour quels fragments d’énoncé
les différents médias audiovisuels font alterner DR représenté et DR convoqué.
Car de telles variations ont une incidence, sinon sur le caractère plus ou moins
« objectif » du travail journalistique enchâssant, du moins sur le statut objectal des
fragments ainsi enchâssés et sur l’interprétation de l’événement de parole.
Bibliographie
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