A la chasse à l`Art brut

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A la chasse à l`Art brut
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CULTURE
LE COURRIER
VENDREDI 5 AVRIL 2013
A la chasse à l’Art brut
LAUSANNE • Face à la concurrence, dans un marché qui décolle, la
Collection de l’Art brut débusque de nouveaux auteurs. Exemple au Bénin.
ELISABETH HAAS
«Un grand tournant.» L’Art brut n’est plus
cet art marginal et confiné: il se monnaie
de plus en plus cher, musées et galeries
montrent un intérêt croissant, les collectionneurs se multiplient. Un engouement
qui interpelle Lucienne Peiry, directrice de
la recherche et des relations internationales à la Collection de l’Art brut, à Lausanne. Depuis dix ans, elle voit les prix
monter sur le marché de l’art et croit à la
nécessité pour l’institution phare, référence historique et mondiale dans le domaine
de l’Art brut, de se positionner dans la découverte de nouveaux talents. Elle vient de
rentrer du Bénin, où elle a «découvert»
Ezechiel Messou.
Vous parlez de «grand tournant»:
qu’est-ce qui a changé depuis vos débuts?
Lucienne Peiry: Il y a trente
ans, je travaillais dans
l’ombre, en solitaire, à ma
thèse de doctorat sur l’histoire de la Collection de l’Art
brut. Le musée me bouleversait, j’avais la chance de travailler sur une collection
unique, peu étudiée. Mais au
fil des années, l’Art brut a intéressé de plus
en plus de monde: il s’est vendu 35 000
exemplaires de ma thèse chez Flammarion. Jamais je n’avais imaginé cet intérêt
croissant des historiens de l’art pour cet art
dissident, qui échappe au conditionnement artistique.
C’est ce qui est troublant: ces auteurs n’ont pas
besoin que leurs œuvres soient reconnues...
Les auteurs d’Art brut ne sont pas demandeurs de reconnaissance, ils n’ont pas besoin de communiquer sur leurs œuvres. Ils
ne se considèrent pas comme artistes, ne
fréquentent pas les musées ni les galeries, le
milieu de la culture leur est étranger. Ils
créent la plupart du temps dans la clandestinité, la confidentialité, d’où la difficulté
de les trouver.
Que penser du fait que l’Art brut fait désormais
aussi partie d’un marché de l’art lucratif,
très loin des préoccupations des auteurs?
Cela a des avantages et des inconvénients. A
Lille, le musée d’art s’appelle aujourd’hui
Musée d’art moderne, d’art contemporain et
d’art brut. C’est une première. Il y a dix ans,
cela aurait été impensable. Une grande collection a aussi émergé à Londres, une autre
s’est agrandie à Vienne, ainsi qu’à Bruxelles. A
Paris, un groupe de doctorants étudient l’Art
brut et organisent colloques et conférences.
Une galerie spécialisée y a ouvert ses portes.
A Lausanne, un nombre croissant d’étudiants consacrent des séminaires et des mémoires aux auteurs d’Art brut. La Collection
est aussi un lieu d’études, pas qu’un musée.
Mais...
Cet engouement est positif, si on donne au
public les moyens de mieux percevoir les
œuvres. Mais il peut aussi engendrer une
grande confusion. C’est pourquoi à la Collection de l’Art brut toutes les expositions
comprennent un film documentaire. Sur le
Ezechiel Messou, 42 ans, réparateur de machines à coudre à Cotonou et artiste «brut».
LUCIENNE PEIRY/COLL. DE L’ART BRUT, LAUSANNE, 2013
plan institutionnel, la Ville de Lausanne a estimé important que la Collection réagisse à
cette concurrence et développe la recherche
d’auteurs. Le musée ne dispose pas d’un
budget suffisant pour acheter des œuvres au
moment où elles entrent sur le marché. Les
œuvres d’auteurs majeurs tels Aloïse ou
Adolf Wölfli sont carrément inabordables.
En découvrant de nouveaux auteurs, vous
contribuez aussi à alimenter le marché,
comme cela s’est passé avec Guo Fengyi...
La Collection de l’Art brut, qui est à l’origine un don du peintre français Jean Dubuffet à la Ville de Lausanne, est inaliénable.
Ses œuvres ne peuvent pas être vendues.
Elles font partie d’un patrimoine universel
qui appartient à la communauté. L’objectif
que poursuit sa directrice Sarah Lombardi
est de les exposer et de les valoriser tout en
respectant les règles muséographiques.
Par définition, l’Art brut est caché: comment
avez-vous fait pour débusquer Ezechiel Messou?
Un étudiant, Leo Ramseier, m’a montré des
photos. Il était parti pour faire un mémoire
en histoire de l’art sur les enseignes publicitaires peintes au Bénin. Il a rencontré
Ezechiel Messou, a vu son atelier recouvert
de dessins et des cahiers d’écolier dans lesquels il dessine. Je ne peux pas trouver des
œuvres toute seule. Je suis dépendante
d’une figure intermédiaire, avec qui je travaille en étroite collaboration. Souvent cette personne proche est capitale, c’est un
cousin, un voisin, un ami, un médecin, un
ethnologue, qui accorde de l’intérêt à
l’œuvre. Les auteurs d’Art brut sont souvent à l’écart, ce sont des laissés-pourcompte, des inadaptés, qui n’ont pas le
droit à la parole. Par le dessin, la sculpture,
ils s’emparent de ce droit avec beaucoup
de liberté et d’audace.
Comment avez-vous su qu’il fallait retourner au
Bénin en février?
C’est toujours un risque. Je n’avais pas vu
d’originaux. Je ne savais pas si Ezechiel Messou accepterait de montrer ses œuvres et de
s’en dessaisir. Il m’a proposé un troc. Il m’a dit
avoir besoin d’un scooter quand il a vu que je
m’intéressais à ses dessins. Il vit sur une île, à
Ganvié: il prend tous les jours une pirogue
pour se rendre à Cotonou, dans le quartier
d’artisans où il a une cabane. Il est réparateur
de machines à coudre – des objets qui ont
une valeur importante en Afrique. Il a commencé à dessiner sans intention artistique,
mais technique, pratique. Il recevait des machines abîmées, il avait besoin de les dessiner
pour pouvoir les remonter. Comme une photographie, un aide-mémoire. Sur ses murs, il
a réalisé un, deux, trois, puis vingt dessins.
Une fois les murs remplis, il lui a fallu trouver
une solution rapide et bon marché: des cahiers d’écolier. Il a pris goût au dessin, il a réveillé une pulsion artistique. Si ses dessins
n’étaient que des pense-bêtes, il ne leur aurait pas accordé tant d’attention et de méticulosité: une esquisse aurait suffi. Il aime
dessiner les machines à coudre. Il a développé un style à lui.
Et il appose son tampon sur chaque dessin...
A Cotonou, on l’appelle «le machinistre».
Son nom figure sur le tampon. Ses outils et
les pièces détachées l’intéressent aussi. Au
fil des jours, il m’a apporté des œuvres sur
des feuilles volantes: des maisons sur pilotis, comme celles de son village.
Quelle est la valeur de ses dessins?
C’est une découverte extraordinaire pour
le musée et la Ville de Lausanne. Je suis
heureuse d’avoir pu prendre les œuvres qui
m’intéressaient, 120 au total, dans deux cahiers. Elles seront montrées en 2014 dans
une exposition sur les dernières trouvailles
de la Collection. LA LIBERTÉ
Lire aussi notre article sur les nouvelles expositions
de la Collection de l’Art brut, à Lausanne:
www.lecourrier.ch/artbrut_johnston
LITTÉRATURE
Premier prix suisse pour Lovay, Pusterla et Pedretti
Jean-Marc Lovay, Fabio Pusterla et Erica
Pedretti décrochent le premier prix suisse
de littérature 2013 pour l’ensemble de leur
œuvre. Ils empochent la somme de 40 000
francs chacun. Le festival Babel fait coup
double avec le prix de traduction et celui de
médiation littéraire.
Comme les défunts prix Schiller dont ils
prennent le relais, les prix seront remis le
9 mai dans le cadre des Journées littéraires
de Soleure, a annoncé hier l’Office fédéral
de la culture (OFC). Agé de 67 ans, le Valaisan Jean-Marc Lovay a publié ses trois premiers romans en France dans les années
1970. Lauréat d’une dizaine de prix, il dit de
lui qu’il n’écrit qu’un seul grand livre dont il
détache un fragment tous les deux ou trois
ans, sous forme de roman, de récit, de
textes brefs. Le jury du prix suisse de littéra-
ture le décrit comme un virtuose de la
langue. Son dernier roman s’intitule Chute
d’un bourdon.
A 46 ans, le poète, traducteur et essayiste Fabio Pusterla vit en Italie et à Lugano où
il enseigne la littérature italienne. Il a écrit
de nombreux recueils poétiques et des essais consacrés à des problèmes littéraires
et linguistiques. Le Tessinois a aussi traduit
des œuvres de Corinna Bille et de Philippe
Jaccottet. Il est cofondateur de la revue
littéraire Idra.
D’origine tchèque, Erica Pedretti est à la
fois auteure, peintre et sculptrice. Agée de
83 ans, elle est arrivée en Suisse à l’âge de
15 ans et a appris l’orfèvrerie à Zurich.
Après un séjour à New York, elle se marie à
l’artiste Gian Pedretti et déménage en En-
gadine avant de rejoindre La Neuveville
(BE) en 1974. A ses débuts, Erica Pedretti a
surtout travaillé dans les arts visuels avant
de démarrer sa carrière d’écrivain en 1970.
Sis à Bellinzone, Babel est un festival centré sur la traduction littéraire. Ses prix récompensent sa contribution exceptionnelle à
une forme supérieure d’hospitalité: celle qui
naît de la traduction littéraire et des échanges
entre langues et cultures de différents pays.
La création des prix suisse de littérature
fait partie de la nouvelle politique de soutien
de l’OFC liée à la nouvelle loi sur l’encouragement de la culture. Contrairement au prix
fédéral décerné pour une œuvre de l’année,
le prix suisse récompense l’ensemble d’une
œuvre, comme le faisait le Grand prix Schiller, disparu avec la fondation du même nom
dont les moyens s’étaient épuisés. ATS
35E JOURNÉES DE SOLEURE
Sous le signe du renouveau
Les 35e Journées littéraires de
Soleure auront lieu du 10 au
12 mai sur le thème bien choisi
des «Débuts». En effet, le festival sera emmené pour la première fois par Bettina Spoerri.
Quelque 100 écrivains et une
vingtaine de traducteurs participeront aux ateliers, tables
rondes et lectures.
C’est la première fois depuis
leur création que les Journées
littéraires sont sous la houlette
d’une nouvelle direction. Au
diapason avec ce changement,
les discussions et réflexions
tourneront autour de ce thème:
premières phrases, premiers romans ou encore commencements selon les genres.
Pour la première fois également, un groupe de réflexion
de 15 personnes a été créé avec
pour mission de composer la
première «Déclaration de Soleure». Le but est de lancer une
large discussion sur les rapports entre littérature et société, expliquent les organisateurs. Cette année, la question
centrale touchera à l’encouragement de la littérature.
Par ailleurs, un accent spécial sera placé sur la création lyrique avec le «Salon de la poésie». Une vitrine présentera en
outre quelques premiers et se-
conds romans de Suisse et des
pays voisins. Deux expositions
seront consacrées aux «graphic
novels», à la frontière entre le
roman et la bande dessinée.
Mais la pièce maîtresse du
festival reste le panorama des
nouveautés littéraires helvétiques. Les lauréats des prix
fédéraux récompensant les
meilleures livres de 2012 liront
des extraits de leurs oeuvres.
Parmi eux les Romands Catherine Safonoff et Marius Daniel
Pepescu.
Des auteurs internationaux feront également le déplacement, à l’image du Français
Alexi Jenni ou de l’Américain
Michael Cunningham. Au total,
près d’un quart des auteurs invités sont de langue française, a
indiqué à l’ATS Bettina Spoerri.
Le festival remettra son prix
de littérature à l’auteur, compositeur et humoriste Franz
Hohler, né à Bienne en 1943. Le
jury le récompense pour ses
textes qui «sondent le potentiel
utopique du quotidien». Autre
première: les prix suisses de littérature de l’Office fédéral de la
culture, qui prennent le relais des
défunts prix Schiller, seront remis à la veille du festival (lire en
pied de page). ATS
EN BREF
POST-ROCK/DISCO, LAUSANNE
Maserati et Publicist au théâtre
Le temps d’une soirée, Le Romandie lausannois sera
dimanche l’invité du Théâtre 2.21, à quelques encablures.
Au menu, le quatuor post-rock étasunien Maserati, à l’electro psychédélique teintée de pop. Egalement à l’affiche,
Publicist, projet solo de Sebastian Thomson, également des
Etats-Unis, propose un cocktail batterie, séquenceur et voix
vocodée, pour une disco aussi brute que minimale.
Concerts à 20h30, portes et délices culinaires dès 19h. CO
Théâtre 2.21, 10 rue de l’Industrie, Lausanne, www.leromandie.ch
THÉÂTRE DU GALPON, GENÈVE
Florence Heiniger mise en voix
Dans le cadre de ses «Lectures multiformats», le Théâtre du
Galpon accueille samedi et dimanche le premier projet de la
Compagnie L’Hydre Folle, une mise en voix d’Une larme
dans l’objectif, des nouvelles de Florence Heiniger parues en
2011 aux éditions Luce Wilquin. La lecture et la mise en
scène sont l’œuvre de Martine Corbat, avec la participation
du batteur de l’Imperial Tiger Orchestra, Julien Israelian, et
la collaboration artistique de Florence Heiniger. MOP
Sa à 20h30, di à 17h au Galpon, 2 rte. des Péniches, Genève,
☎ 022 321 21 76, www.galpon.ch
LAUSANNE
Le livre romand, double menu
En avril, Tulalu ne perd pas le fil des lettres romandes. L’association pour la promotion de la littérature suisse propose ce mois
deux rencontres, lundi 8 et mardi 16 avril. Rendez-vous donc le 8
à 20h (souper dès 18h30) au Lausanne-Moudon avec l’auteur
romand Nicolas Couchepin autour de son dernier roman Les
Mensch. Paru au Seuil, l’ouvrage aborde la mince ligne de crête
entre normalité et folie. Quant à la soirée du 16 avril, elle est
prévue de 18h30 à 20h30 au Standard Café. Au menu, Léman
Noir, anthologie de nouvelles réunies par Marius Daniel
Popescu. Le tout en présence des auteurs David Collin, Claire
Genoux, Carole Dubuis, Stéphanie Klebetsanis et Fred Valet. Des
extraits seront lus par la comédienne Laurence Morisot. MOP
Lu 8 avril 20h Lausanne-Moudon, 20 rue du Tunnel, Lausanne, inscription au repas
au ☎ 079 791 92 43 ou sur [email protected], et ma 16 avril 18h30, Standard
Café, 3 rue de la Grotte, Lausanne.
PHILOSOPHIE, GENÈVE
Le café philo migre au Jules Verne
Un temps organisés à la librairie MLC, les «cafés philo»
renaissent. Rebaptisée «Café laboratoire d’idées philosophiques», CLIPH, la manifestation migre au Café Jules
Verne et se décline ce mois-ci en quatre rendez-vous thématiques. «De la dépendance à la servitude des Etats»,
mardi prochain 9 avril, avec Philippe Chal; «Humour ou
salacité face à une démocratie qui se délite», mardi
16 avril, avec Denis Gardon; «L’idéologie vécue, intégrée
ou repoussée, îlot protecteur ou cage d’enfer ?», mardi
23 avril, avec Agnès Pellier-Galdi, Claude Claverie et Denis
Gardon. Enfin, la dernière soirée philo du mois aura lieu
mardi 30 avril sur le thème «Un autre regard, une autre
tournure» avec la sculptrice Ute Bauer. MOP
Les mardis 9, 16, 23 et 30 avril, de 18h30 à 20h, Café Jules Verne,
20 rue Jean-Violette, Genève, ☎ 022 321 51 00.