CINQ ANNEES DE « GUERRE AU TERRORISME » Pourquoi Israël

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CINQ ANNEES DE « GUERRE AU TERRORISME » Pourquoi Israël
CINQ ANNEES DE « GUERRE AU TERRORISME » Pourquoi Israël s’acharne
sur le Liban
PAR GEORGES CORM
Israël a toujours craint le caractère multiconfessionnel du Liban et misé sur sa
désintégration. Mais, contrairement aux précédents, ce conflit ne semble pas avoir réussi
à y rallumer la guerre civile.
ISRAEL DES SA NAISSANCE en tant qu' « Etat des juifs », pour reprendre le titre du
livre de Theodor Herzl, fondateur du mouvement sio¬niste en 1897, s'est heurté à la
survivance plus que millénaire du pluralisme religieux au Proche-Orient, notamment
entre chrétiens orientaux et musulmans sunnites, chiites, druzes ou alaouites. En
Palestine, en Syrie, au Liban, en Irak, en Egypte, des communautés religieuses diverses, y
compris juives, vivent entrelacées . Créer dans ce milieu pluriel un Etat exclusivement
pour les juifs n'allait donc pas manquer de se heurter à une vive résistance.
Les premiers à s'alarmer du côté arabe, dès le début du XX siècle, furent les chrétiens de
Palestine, du Liban et de Syrie : ils sentirent la menace que faisait planer sur leur propre
sort l'avènement d'un tel Etat, fondé sur le monopole d'une communauté alimentée par un
apport démographique étranger à la région : les juifs ashkénazes fuyant les persécutions
en Russie et en Europe orientale. Aux yeux des communautés chrétiennes orientales,
l'entreprise sioniste, appuyée par les puissances coloniales européennes, ne man¬querait
pas de ressembler aux croisades, et donc met¬trait en péril les bonnes relations séculaires
entre chré¬tiens et musulmans du Proche-Orient. Par ailleurs, un tel succès pourrait
amener certains, dans les commu¬nautés chrétiennes locales, à vouloir jouir du même
droit que les juifs venus d'outre-mer à un Etat com¬munautaire chrétien.
Les colons juifs, de leur côté, avant même la créa¬tion de l' Etat d'Israël, considérèrent
parfois les minori¬tés chrétiennes du Proche-Orient comme de possibles alliés. Leur
espoir fut cependant déçu : les chrétiens du Grand Liban, établi par la France mandataire
en 1919, restèrent dans l'ensemble insensibles. En prêchant un retour aux sources
phéniciennes du Liban, le poète libanais d'expression française Charles Corm ne
cher¬chait nullement à copier l'idéologie sioniste, mais à fonder un nationalisme libanais
moderne transcendant les clivages entre chrétiens et musulmans. A cette même époque, le
nationalisme égyptien invoque aussi des racines pharaoniques, et le nationalisme irakien
naissant le glorieux patrimoine babylonien.
Michel Chiha, un autre Libanais francophone et francophile, brillant journaliste à
l'influence politique profonde, mit en garde les Libanais contre la déstabili¬sation
qu'Israël allait provoquer dans tout le Proche ¬Orient. Il les sensibilisa à l'hostilité que le
Liban allait polariser, son pluralisme communautaire en faisant l'antithèse de
l'exclusivisme communautaire israélien. Sans doute, celui qui sensibilisa le plus les
Libanais au destin difficile de leur pays, confronté à l'épreuve de l'émergence de l'Etat
d'Israël, fut un prêtre maronite, Youakim Moubarac, qui consacra son oeuvre abon¬dante
au dialogue islamo - chrétien et à la place centrale du Liban et de la Palestine dans ce
dialogue .
Il n'est donc pas étonnant de voir l'armée libanaise participer aux combats de la guerre de
1948, aux côtés des autres armées arabes ; en 1949, un accord d'armis¬tice est signé entre
le Liban et Israël. Sagement, l'année libanaise s'abstint de participer à la guerre de juin
1967, durant laquelle Israël occupa le Sinaï égyp¬tien, le Golan syrien ainsi que
Jérusalem-Est, la Cis¬jordanie et la bande de Gaza palestiniennes. Pourtant, le Liban ne
réussit pas à échapper aux tensions de plus en plus vives que cette guerre avait créées au
Proche ¬Orient. Ses libertés démocratiques et la multiplicité des sensibilités politiques le
transformèrent en caisse de résonance des graves troubles suscités dans tout le monde
arabe par la victoire israélienne de 1967.
Par ailleurs, l'ampleur de la défaite des pays arabes et l'occupation de toute la Palestine
entraînent de profonds bouleversements dans la société palesti¬nienne, avec l'affirmation
de mouvements armés recrutant dans les camps de réfugiés, notamment en Jordanie et au
Liban - qui en accueillirent le plus grand nombre par rapport à leur population et à leur
taille. Chassés de Jordanie en 1969 par la répression de l'armée jordanienne (« Septembre
noir»), les mouvements de résistance palestiniens élargissent leur implantation au Liban,
d'où ils mènent parfois des opération; de guérilla contre Israël à partir de la frontière.
D'où la politique de représailles massives de l'année israélienne contre les pays qui les
abritent. Au Liban, en décembre 1968, un commando aéro¬porté israélien détruit toute la
flotte civile aérienne libanaise, y provoquant de profonds remous poli¬tiques et une
paralysie de plus en plus évidente du gouvernement.
En fait, à partir de la guerre israélo-arabe de 1973, le Liban devient le champ de bataille
unique de la confrontation avec Israël, les fronts syriens et égyp¬tiens étant totalement
neutralisés . Ainsi s'ouvre le chemin qui mènera à la conflagration de 1975. Pro¬posé par
beaucoup de partis palestiniens comme un modèle pour une future Palestine laïque et
démocra¬tique, intégrant juifs, chrétiens et musulmans sur un pied d'égalité, le Liban
sombre dans la violence .
UNE COALITION de partis laïques libanais se met en place sous l'étiquette de
Mouvement national, solidaire des groupes armés palestiniens. Celui-ci comprend les
diverses factions d'obédience nassé¬rienne, largement implantées dans la communauté
sunnite, le Parti communiste, le Parti populaire syrien et le Parti socialiste de Kamal
Joumblatt, père de M. Walid Joumblatt. En face, le Parti phalan¬giste, sous l'influence
d'un ancien ministre des affaires étrangères, Charles Malik, très proche des Etats-Unis,
commence à s'armer et prétend regrou¬per tous les chrétiens sous l'emblème d'un Front
libanais. Ce dernier entend libérer le Liban de 1’emprise révolutionnaire palestinienne.
soutenue par l'URSS et les pays arabes dits « radicaux ».
Pour Israël, cette conjoncture libanaise, alimentée par sa politique de représailles
massives, remet à l'ordre du jour un dessein stratégique datant du début des années 1950 :
faire émerger, au Liban, un Etat chrétien allié de l'Etat juif et justifiant la légitimité de ce
dernier au Proche-Orient . En envahissant le sud du Liban jusqu'au fleuve Litani en 1978,
son armée, conformément au vieux plan de David Ben Gourion, met en place une milice
de supplétifs débauchés de l'armée libanaise, avec à sa tête un officier chrétien dissident ;
cette milice proclame en avril 1979 un Etat du « Liban libre » sur les 800 km2 que
l'armée israé¬lienne occupera jusqu'en 2000, en infraction à la réso¬lution 425 du
Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations unies (ONU).
Dans le même temps, bien que l'armée syrienne entre au Liban au printemps 1976 pour
arrêter une avance des troupes de la coalition des mouvements palestiniens et du
Mouvement national contre les places fortes du Front libanais, les partis composant ce
dernier entrent en relation avec Israël avec la bénédiction de Washing¬ton. Se met
progressivement en place une stratégie commune visant à imposer un changement
politique total au Liban : le Parti phalangiste, profitant d'une nouvelle invasion
israélienne, prendrait le pouvoir et conclurait un accord de paix avec Israël sous
patronage américain : les mouvements armés palestiniens seraient éradiqués. Cette
stratégie se concrétise lors de l'invasion de 1982, au cours de laquelle le général Ariel
Sharon assiège Beyrouth de juin à fin août, puis ins¬talle un pouvoir phalangiste au
Liban, avec la caution des Occidentaux, de l'Arabie saoudite et de l'Egypte.
EN PLEINE AGRESSION, le Parlement libanais élit un président de la république
phalangiste (Béchir Gemayel), puis, à la suite de l'assassi¬nat de celui-ci, son frère
Amine. Sous pression américaine, le nouveau pouvoir signe un traité de paix inégal avec
Israël en 1983. Dans le même temps, deux cent mille chrétiens de la zone du Chouf région montagneuse au sud-est de Beyrouth - sont déplacés par la force : l'armée
israélienne avait encouragé les milices chrétienne et druze à s'entretuer, avant de se retirer
de cette zone. Quant aux organisa¬tions armées des partis laïques libanais, piliers de la
résistance à l'occupation depuis 1978, le pouvoir pha¬langiste les désarme et les
pourchasse, avec l'appui de la Force multinationale d'interposition expédiée au Liban en
août 1982 pour aider à l'évacuation des com¬battants palestiniens et protéger les
populations civiles - avec le succès que l'on sait à Sabra et Chatila ...Voilà qui crée les
conditions de la Constitution du Parti de Dieu, le Hezbollah, qui recrute dans la
communauté chiite, galvanisée par la révolution religieuse iranienne, et de sa
mobilisation tenace pour en finir avec l'occu¬pation israélienne du Sud. Faute d'avoir pu
être satellisé aux Etats-Unis et à Israël, le Liban s'enfonce dans une spirale de
désintégra¬tion communautaire. En 1990-1991, en récompense de son ralliement à la
coalition anti-irakienne, les Occiden¬taux en accordent le contrôle à la Syrie. Le pays se
trans¬forme en condominium saoudo - syrien, lorsque Rafic Hariri, l'homme de
confiance du roi d'Arabie saoudite accède au poste de premier ministre : il l'occupera sans
interruption de 1992 à 1998, puis de 2000 à 2004, entraînant le pays dans une vague sans
précédent de spécula¬tions foncières et financières. Le Liban hérite ainsi d'une dette de
40 milliards de dollars, mais une kyrielle de proches, de courtisans, de princes arabes,
d'officiers syriens, de banques locales et de fonds d'investissement s’enrichissent au-delà
de toute imagination.
Adoptée par le Conseil de sécurité de l'ONU en sep¬tembre 2004, la résolution l559 vient
remettre en cause le statut fragile du Liban. A la suite de l'invasion de l'Irak et
conformément à leur projet de « Nouveau Moyen-Orient », les Etats-Unis refusent de
laisser le pays du Cèdre dans l'orbite de l'axe syro-iranien, dont le Hezbollah, selon eux,
représente une simple émana¬tion : ils entendent donc l'éradiquer. La résolution
condamne toute reconduction du mandat du président libanais Emile Lahoud (considéré
comme le principal appui de cette organisation déclarée « terroriste » par les Etats-Unis) ;
elle exige le retrait des troupes syriennes, le déploiement de l'armée libanaise au sud du
Liban et le désarmement de toutes les milice, entendez le Hezbollah, pourtant qualifié de
« résistance » au Liban et dans tout le monde arabe, mais aussi les organisations
palestiniennes encore présentes. AVEC UN AVEUGLEMENT PEU COMMUN, la
diplomatie française prit l'initiative de cette résolution, sans doute afin de se réconcilier
avec les Etats-Unis après la brouille sur l'Irak. Mais, du même coup, elle faisait som¬brer
le Liban dans la pire déstabilisation, le renvoyant à sa situation entre 1975 et 1990 : un
espace d'affrontement entre toutes les forces antagonistes au Proche-¬Orient. Les plans
de réoccupation du sud du Liban furent alors mis en route. Parallèlement, les Etats-Unis
et la France, après l'assassinat de Rafic Hariri, travaillèrent activement à faire émerger au
Liban un pouvoir local favorable aux thèses américaines, dites du 14 mars, cimentées
autour de la famille Hariri et de M. Joumblatt.
Le Conseil de sécurité se saisira d'ailleurs de l'assas¬sinat de l'ancien premier ministre,
adoptant une série impressionnante de résolutions concernant la constitu¬tion d'une
commission d'enquête internationale, puis celle d'un tribunal international, ainsi que la
réaffirmation de la nécessité de voir lu gouvernement libanais appliquer la résolution
1559. Cette agitation de l'ins¬tance suprême des Nations unies contraste étrangement en
otage l'ensemble du peuple libanais, détruit des régions entières, dont il assassine les
habitants par centaines et condamne des dizaines de milliers d'autres à l'exode...
Décidément, le Liban continue de gêner considéra¬blement Israël et la «communauté
internationale », qui soutient ou laisse lâchement se perpétrer cette agression hors
normes, parallèle à celle qui est exercée à l'encontre de ce qui reste de la Palestine. Le
couple américano-israélien n'a pas mieux réussi, en 2006, la « chirurgie » pratiquée en
1982 qui a mis le Liban à l'agonie durant de nombreuses années, tout comme la Palestine
aujourd'hui.
La « guerre des civilisations », cadre théorique de la doctrine de la guerre contre le «
terrorisme » et le « fas¬cisme islamique », prêchée par l'administration améri¬caine
depuis 2002 ne risque-t-elle pas de plonger à nouveau les Libanais dans une guerre
sanglante entre communautés ? La vocation libanaise de terre symbole du pluralisme
religieux, qui contrarie tant les Israéliens, pourra-t-elle survivre à ce nouveau coup de
boutoir? Il est certes réconfortant de voir que la majorité des chré¬tiens du Liban, à la
différence de leur état d'esprit en 1975, retrouvent leur patrimoine intellectuel et politique
évoqué ci-dessus.
Ancien général en chef de l'armée libanaise qui tenta vainement, en 1989-1990, de bouter
la Syrie hors du Liban, le général Michel Aoun fait désormais figure d'homme le plus
populaire dans la communauté chré¬tienne. Lui-même enfant de la banlieue sud de
Bey¬routh, il s'est déclaré solidaire du nouveau malheur qui frappe le pays, mais encore
plus durement la commu¬nauté chiite dont les zones d'habitation ont été ravagées. Ce
faisant, il a érigé un barrage contre la nouvelle discorde communautaire que la violence
hors normes de l'action israélienne s'efforce de provoquer : celle-ci constituerait le
meilleur atout de l'Etat juif et de ses alliés à Washington pour tenter à nouveau, comme
en 1982, de briser cette nation « rebelle » et de la satelliser. Les sirènes du « clash des
civilisations » et la lassitude de tout un pays qui, depuis 1975, supporte seul, avec les
Palestiniens, le poids de la machine de guerre israélienne n'auront-elles pas raison, à la
longue, de l'admirable résistance de la société libanaise à tous les malheurs qu'elle
affronte? Les nombreuses lacunes de la résolu¬tion 1701 du Conseil de sécurité ne vontelles pas être utilisées pour permettre à Israël et aux Etats-Unis de dicter leur volonté au
gouverne¬ment libanais et de s'immiscer dans ses affaires intérieures, comme ils n'ont
cessé de le faire depuis l'adoption de la résolution 1559 ?
NOMBRE DE LIBANAIS souhaitent voir leur pays neutralisé dans le conflit israélopalesti¬nien, coupé de son arrière-pays syrien, deve¬nant ainsi un Monte-Carlo pour
riches émirs pétroliers du «nouveau Moyen-Orient» pro¬mis par M. George W. Bush.
Mais ce vieux rêve pusillanime ne saurait permettre au Liban de faire face aux défis
historiques qui lui sont lancés. De plus, le spectre de la guerre civile à laquelle, sous
couvert de « démocratisation », les Etats-Unis poussent l'Irak et l'affrontement entre
sunnites et chiites que les régimes arabes clients soumis des Etats-Unis attisent dans la
région hantent désormais tous les esprits. Cette désintégration participe des plans
israéliens et américains. Elle ouvrirait alors la porte à encore plus de chaos et de
souffrances. Le Liban saura-t-il s'en protéger et conserver le formidable élan de solidarité
de toutes les communautés face à l'agression? Seul l'avenir le dira. GEORGES CORM.