Brittany ferries L`épopée d`un armement paysan?

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Brittany ferries L`épopée d`un armement paysan?
La Bretagne et la mer
Brittany ferries
L’épopée d’un armement paysan?
Alexis Gourvennec
Président-directeur général de Brittany ferries
C’est une compagnie atypique, née il y a trente-deux ans de l’ambition d’une poignée
de paysans finistériens et condamnée par tous les experts de l’époque à disparaître avant
même d’avoir fait naviguer son premier navire, qui affiche aujourd’hui de nouvelles
ambitions sur la Manche.
Contre vents et marées, cet armement issu d’un capitalisme collectif agricole avantgardiste est devenu le premier employeur de marins français : ils sont aujourd’hui plus de
1 500 à naviguer sur les huit navires au pavillon tricolore de l’armateur breton. Brittany
Ferries dont le patronyme sonne volontairement anglais, dessert quatre pays d’Europe, a
transporté en 2004 plus de 2,5 millions de passagers, 750 000 voitures et plus de
200 000 camions à travers la Manche pour un chiffre d’affaires total consolidé de
346,6 millions d’euros. Une réussite incontestable qui s‘appuie avant tout sur la volonté hors
du commun de ses dirigeants et sur la réactivité exceptionnelle des personnels de l’entreprise.
Récit d’une odyssée des temps modernes par son Président directeur général et
fondateur, Alexis Gourvennec.
Alexis Gourvennec, comment un paysan, jeune président d’un marché
au cadran et militant de la Jeunesse agricole chrétienne (JAC), est-il devenu
armateur dans les années 70 ?
Alexis Gourvennec
J’ai relu l’histoire de Bretagne et j’ai constaté que jadis, les Bretons peuplaient les
mers. Et qu’à chaque fois que nous nous sommes tournés vers l’océan, notre région a connu
de longues périodes de prospérité. Du XIV e au XVII e siècle, le cabotage était florissant le
long des côtes européennes et les Bretons y contribuaient largement. Toiles de lin, sel et vin
de Bordeaux, argent ou albâtre, tabacs et peaux, le commerce maritime breton développait, en
les irriguant, les cités du littoral armoricain. En fait, nous étions un peuple de marchands et de
transporteurs.
Il faut savoir que pendant de longs siècles, en Bretagne, les voies romaines étaient les
seules routes vraiment carrossables. C’est donc par la mer et les profondes entailles naturelles
que constituent les abers et les rias que des navires, de tous types et de toutes tailles,
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s’engageaient à l’intérieur des terres, chargés des richesses de l’Ancien et du Nouveau
Monde.
Des échanges commerciaux, culturels voire familiaux témoignent de cette activité
armatoriale de premier plan. Dans les archives municipales de Morlaix, ville accessible par la
mer, on découvre que dès le milieu du XV e siècle, certains fils de marchands du port
finistérien vont apprendre « l’art de la marchandise » en Angleterre. De jeunes Morlaisiens
séjournent ainsi régulièrement à Exeter. Les séjours linguistiques ne datent pas d’hier !
C’est ainsi que sont nés des pays maritimes, dans un dialogue avec le monde rural
auquel ils s’adossaient et dans ce pays de marins paysans, la petite cité de Roscoff situé à la
pointe nord-ouest de la Baie de Morlaix n’échappait pas à la règle : commerçants et artisans
étaient à la fois armateurs et corsaires. Ce petit port très entreprenant entretenait d’étroites
relations avec la Hollande, l’Espagne et l’Angleterre. Au XVIe siècle, les armateurs roscovites
sûrs de leurs puissances financèrent la construction de leur propre église, contre l’avis de
l’évêché de Saint Pol de Léon tout proche !
Ce commerce maritime fut ruiné à partir de la seconde moitié du XVIII e siècle par les
nombreux blocus anglais et français. Le déclin se poursuivit avec l’essor de l’industrie dans
l’Est de la France délaissant progressivement les ports de la périphérie atlantique : c’en était
fini de Roscoff et du cabotage européen ; fini ou presque car c’est ici dans ce pays de Léon
agricole tourné vers la mer que tout va recommencer un siècle plus tard.
Vous aviez 25 ans, vous êtes un tribun et puisqu’on ne voulait pas vous
écouter à Paris, vous choisissez la méthode forte pour convaincre le
gouvernement Debré qui n’a pas confiance en vous. Pour la dignité des
paysans déclarerez-vous un peu plus tard ?
Alexis Gourvennec
Ce fut effectivement le moteur de cette révolte qui n’a fait aucun mort, je tiens à le
rappeler ! Nous sommes en 1961 à la fin du printemps et c’est bien une révolte paysanne dont
il s’agit : au mois de juin, la prise de la sous-préfecture de Morlaix par des agriculteurs
déterminés à se faire entendre du gouvernement va faire apparaître les difficultés bretonnes à
la une de tous les journaux. C’est vrai, je n’avais que 25 ans et avec mes amis agriculteurs
nous avons fait une entrée fracassante sur la scène économique et politique. Nous venions de
créer quelques mois auparavant la Société d’intérêts collectifs agricoles, la SICA, une vente
au cadran de nos légumes sur le modèle du marché au cadran hollandais, un système qui nous
paraissait fiable et équitable. Dans mon esprit, il fallait avant tout donner leur libre-arbitre aux
producteurs de légumes du nord Finistère, très dépendants jusqu’alors des expéditeurs qui
fixaient les prix. Il s’agissait en fait de donner de la dignité aux producteurs du Léon, très
soumis jusqu’alors aux caprices du marché et à ceux qui l’organisaient. Nous souhaitions
obtenir rapidement une loi d’orientation agricole pour contraindre une minorité d’agriculteurs
à nous rejoindre car c’était selon nous le système le plus efficace.
Mais bien au-delà de l’organisation du marché, c’est l’ensemble des revendications
bretonnes que j’ai mis en avant. Il n’y avait pas de solution exclusivement agricole aux
problèmes des paysans du Nord -Finistère : le progrès associé à la mécanisation, les gains de
productivité étaient en marche et cela allait se traduire inévitablement par une diminution du
nombre d’agriculteurs. Nous avons dû par conséquent penser à promouvoir un développement
économique non agricole afin que celui-ci soit un élément permettant d’enrayer le départ des
agriculteurs en surnombre vers la région parisienne.
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C’est à cet effet que vous réunissez dès 1966, les élus, les représentants
des chambres de commerce et d’agriculture, les syndicats et les collectivités
locales au sein de la Société d’économie mixte d’étude du Nord Finistère
(SEMENF) et vous leur dites en substance : « Nous recensons toutes les
demandes de revendications des Finistériens, mais nous n’en gardons que
l’essentiel sinon le gouvernement ne nous entendra jamais ! » Vous a-t-il
entendu et écouté, ce gouvernement ?
Alexis Gourvennec
Le gouvernement nous a écouté parce qu’avec la SEMENF, nous avons fait un gros
effort de synthèse. Nous essayions de nous projeter à l’horizon 1985 et pour être entendus,
nous sommes passés effectivement de deux cents propositions à cinq propositions qui
tournaient autour d’une même et seule préoccupation que nous avions appelée le
désenclavement. Ce dernier concernait la création d’un réseau routier, de télécommunications,
d’une université et d’une plate-forme industrielle à Brest et puis bien sûr la création d’un port
en eau profonde à Roscoff. Au mois d’octobre 1968, le Premier ministre Georges Pompidou a
donné son accord, mais le plus dur restait à faire car il nous restait à vérifier si cette décision
donnerait bien lieu aux réalisations promises. L’échéance de 1975 pour le plan routier breton
n’a par exemple jamais été respectée, mais le réseau réalisé a été bien plus important que le
projet initial…
Pourquoi la construction d’un port à Roscoff et pas ailleurs, à Brest,
par exemple ? Était-ce une promesse faite aux agriculteurs de Saint Pol de
Léon pour garantir le développement de la SICA ?
Alexis Gourvennec
Absolument pas, le port de Roscoff est né en 1970 parce qu’il offrait naturellement la
possibilité aux navires d’échapper aux caprices de la marée. Mais sachez que nous sommes,
ici à Roscoff, plus proches de Plymouth que de Rennes, plus proches de Londres que de Paris
donc sur le plan de la géographie, c’était une évidence folle ! Il fallait regarder vers
l’Angleterre !
Sur le plan de l’économie, l’Angleterre est un petit pays agricole donc il y avait une
complémentarité qui relevait à nouveau de l’évidence ; enfin et toujours dans le domaine
économique, nous entrions en ce début des années 70 dans une civilisation de loisirs et, alors
que l’on essayait de se projeter dans l’avenir, j’avais écrit dans le schéma de structure du Nord
Finistère que l’Angleterre entrerait un jour dans le Marché commun : cela faisait partie de ce
que j’ai appelé la fatalité historique, géographique, économique et politique !
Nous sommes en 1970 à Roscoff. Vous avez un port mais pas de navire !
Il fallait avoir une bonne dose d’optimisme pour convaincre les armateurs de
venir dans ce bout de Finistère où il ne se passait pas grand-chose, il faut bien
l’admettre !
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Alexis Gourvennec
C’est vrai qu’à l’époque, avec le président de la Chambre de commerce de Morlaix,
nous rencontrâmes tous les armateurs français puis les Anglais, les Allemands et enfin les
Scandinaves et c’est là effectivement que nous découvrîmes le peu de confiance qu’ils
accordaient au port de Roscoff. Ils nous déclarèrent en substance que nous n’étions pas
totalement fous, qu’il y avait assez d’eau dans le port de Roscoff pour faire un port mais qu’il
n’y aurait jamais de bateau !
Il faut reconnaître que nous étions le dos au mur car ces armateurs avaient fait des
études de marché. Mais malgré tout, nous vérifiâmes si leurs analyses étaient bonnes ou
totalement infondées car nous ne voulions pas prendre le risque de faire faillite avec un port
qui n’avait jamais vu de bateau, d’où la création de Brittany Ferries et l’achat du premier
bateau que nous baptisâmes le Kerisnel du nom du marché aux enchères de la SICA de Saint
Pol de Léon ! Et je dois ajouter ici de façon tout à fait modeste - ce qui est une exception chez
nous - que l’inauguration de la ligne Roscoff – Plymouth, hasard des dates, eut lieu le
2 janvier 1973 soit 24 heures après l’entrée de la Grande Bretagne dans le Marché commun.
Nous avions 24 heures de retard par rapport au schéma de structure du Nord Finistère réalisé
entre 1965 et 1968 !
Je me souviens de l’émotion des Bretons pénétrant à l’intérieur de la cale du navire le
jour de l’inauguration derrière le bagad de Lann-Bihoué. Beaucoup avaient la larme à l’œil
comprenant que nous étions en train de renouer avec la mer et nous, dans notre grande
naïveté, on croyait entrer dans le « géant des mers » sur ce bateau qui pouvait transporter
28 semi-remorques alors que nos navires aujourd’hui peuvent en transporter au minimum
120 !
Après le temps des pionniers avec le Kerisnel, vous vous apercevez très
rapidement que les touristes anglais constituent une manne extraordinaire car
ils souhaitent emprunter votre ligne pour descendre vers le Sud. Que décidezvous de faire à ce moment-là ?
Alexis Gourvennec
Acheter un deuxième navire ce que nous avons fait dès 1974 avec l’acquisition du
Penn Ar Bed et nous étendre à l’Est. Dès notre deuxième année d’activité, nous avions
transporté 88 000 passagers contre l’avis de tous les experts. Car ces mêmes armateurs qui
jugeaient suicidaire ce premier « pont » sur la Manche entre Roscoff et Plymouth, étaient de
retour et ils guettaient nos faiblesses. Nous étions financés a minima par nos agriculteurs et
les 3 millions d’euros de chiffre d’affaires de 1974, s’ils étaient inespérés, ne suffisaient pas
car nos investissements étaient trop lourds. Il fallait donc s’étendre ou disparaître. J’avais
sondé Saint Malo qui avait entretenu une liaison régulière avec Southampton jusqu’en 1965,
mais nous nous heurtâmes très vite à l’appétit d’une compagnie allemande, la TT Lines qui
avait également des vues sur le port corsaire. Les Malouins étaient timorés et nous avons
considéré cela comme une trahison. Alors en mai 1975, j’ai décidé de faire le siège de Saint
Malo pour obliger cet armateur allemand dont le navire, le Mary-Poppins, battait pavillon de
complaisance et employait des marins philippins à faire demi-tour ! Ce ne fut pas une partie
de plaisir, mais j’avais l’appui des politiques bretons, des paysans et puis très vite nous fûmes
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rejoints dans ce combat par les syndicats de marine marchande. L’Histoire se répète dit-on
parfois…
Le Garde des sceaux de l’époque, un Breton, René Pleven, avait obtenu du Premier
ministre Jacques Chirac un délai de quatre jours pour que j’obtienne le départ du MaryPoppins et pas un jour de plus. Gendarmes mobiles et CRS étaient arrivés en force, mais ils ne
bougeaient pas. Nous ne luttions pas à armes égales avec cet armateur allemand. Nous lui
avons barré la route des remparts de la cité corsaire et la TT Lines a cédé : le Mary Poppins a
fait demi-tour.
Les Malouins étaient humiliés mais tant pis ! Il fallait tenir ou disparaître! Et je rends
hommage à René Pleven qui inaugurait à Roscoff le Cornouailles, notre troisième navire alors
que nous occupions Saint Malo. Il est vrai que la voix des politiques faisait cruellement
défaut, mais Pleven s’était engagé personnellement en déclarant à Roscoff : « Que personne
ne se trompe sur la signification de ma présence ici à Roscoff ; c’est le signe indiscutable de
l’appui que j’apporte à Brittany Ferries, y compris sur sa présence à Saint Malo ! » Grâce à
cet élan de solidarité de la Bretagne tout entière, nous pûmes ainsi inaugurer un an plus tard
en 1976 notre deuxième pont sur la Manche à St Malo !
Choux-fleurs bretons ou touristes britanniques, tout semble nourrir le
développement de la Brittany Ferries à la fin des années 70 ? Rien ne semblait
pouvoir freiner votre expansion ?
Alexis Gourvennec
C’est vrai qu’avec l’acquisition de l’Armorique et l’ouverture de la ligne Saint Malo Portsmouth en 1976, nous avons transporté cette année-là 284 000 passagers et 12 000
camions, ce qui était impensable seulement un an auparavant. Il n’était plus obligatoire
désormais pour les touristes anglais de prendre le bateau à Calais, Dunkerque ou Cherbourg :
ils pouvaient par dizaines de milliers se rendre directement en Bretagne et dans tout le grand
Ouest français !
Mais les choses n’étaient pas si simples : nous avons dû affronter les dockers anglais
de Southampton qui voyaient notre arrivée à Portsmouth d’un très mauvais œil et puis il y a
eu deux ans plus tard le drame de l’Amoco Cadiz. C’était en mars 1978 et nous venions
d’inaugurer les lignes Roscoff - Cork ainsi que Plymouth – Santander pour les Anglais
fortunés possédant des résidences en Espagne. Dans un contexte économique difficile, nous
n’avons pas hésité à investir, mais avions-nous le choix ? Nous avions mis deux nouveaux
navires en service : le Cornouailles et le Prince of Brittany. Nous avions lancé cette même
année des produits vacances : bed and breakfast, gîtes et hôtels. Cette année-là , nous avons
transporté 533 000 passagers pour un chiffre d’affaires de 23 millions d’euros. La reconquête
semblait inéluctable, mais la compagnie demeurait financièrement fragile. Et l’Amoco Cadiz
est venu couper notre route : ce fut un véritable cauchemar ! Les conséquences de la marée
noire ont été visibles pendant plusieurs années.
Il a fallu imaginer un plan de sauvetage pour la compagnie bretonne ?
Alexis Gourvennec
Très rapidement, nous dûmes effectivement imaginer des solutions pour éviter le
naufrage d’autant qu’un malheur n’arrivant jamais seul, nous avions rencontré durant la
saison 1979 un certain nombre d’avaries sur plusieurs navires. Il fallut donc imaginer un plan
de restructuration pour pérenniser l’entreprise car les actionnaires seuls ne pouvaient assumer
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une telle charge. Certains nous avaient vivement recommandé d’abandonner la liaison de
Saint Malo, ce qui fit réagir les politiques bretons et aider à la mise en place d’une solution
régionale.
Et cela a donné naissance aux fameuses sociétés d’économie mixte ?
Alexis Gourvennec
C’est vrai, nous avons souffert pendant deux ans, mais en 1981, il s’agissait aussi et
surtout de faire face aux problèmes posés par la croissance trop rapide du groupe Brittany
Ferries. En collaboration avec Louis Le Pensec, Ministre de la mer nous avons par conséquent
imaginé, puis proposé à Raymond Marcellin, président de la région Bretagne, la création
d’une société d’économie mixte pour structurer la flotte à l’image du schéma utilisé en
agriculture où l’exploitant agricole et le propriétaire foncier peuvent être différenciés. C’est
ainsi qu’en 1982 a été créée la SABEMEN dont le capital est détenu pour 70 % par les
collectivités publiques (moitié par les départements bretons/moitié par la région Bretagne) et
30 % par BAI (Brittany Ferries)1.
Brittany ferries assure l’intégralité des amortissements des navires et des frais
financiers par le biais des loyers qui lui sont facturés par la SEM.
Vous avez reconduit ce même schéma lors de la conquête de la
Normandie quatre ans plus tard en 1986. C’était toujours pour plus de
souplesse et de réactivité ?
Alexis Gourvennec
Absolument, le même schéma a été reconduit en Normandie avec la création de la
SENACAL pour desservir Caen - Ouistreham en 1986 puis avec la création de la
SENAMANCHE en 1992 pour desservir Cherbourg. À ce jour, les sociétés d’économie mixte
sont propriétaires de six navires : la SABEMEN possède le Val de Loire, le Bretagne et le
Pont-Aven ; la SENACAL est propriétaire du Normandie et du Mont-Saint-Michel. Quant à la
SENAMANCHE, elle possède le Barfleur.
Je veux insister sur le fait que ce mécanisme, voulu d’un commun accord entre
Brittany Ferries et les collectivités territoriales, fonctionne à la satisfaction de tous dans un
climat de confiance réciproque et de transparence totale.
Revenons sur cette conquête de la Normandie au milieu des années 80.
Qu’est-ce qui vous a poussé à franchir le Couesnon ?
Alexis Gourvennec
Le dossier du tunnel sous la Manche, gelé depuis 1975, venait d’être rouvert et nous
avons ressenti le besoin d’aller vers la Normandie. Nous avons choisi le modeste port de
Caen, presque une erreur stratégique nous a-t-on dit. Pourtant, malgré la tiédeur du Ministère
de l’équipement, nous avions reçu à l’époque un très bon accueil de la part de la Chambre de
1
1972 : Création de la Société anonyme Bretagne - Angleterre – Irlande ; objet social : transporter
outre Manche les productions agricoles du Nord Finistère ; capital : 100 000 F.
1974 : BAI choisit sa raison commerciale : Brittany Ferries.
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commerce de Caen ainsi que le soutien de la municipalité de Ouistreham. Ils nous ont
proposé le schéma des SEM qu’ils savaient fonctionner parfaitement bien en Bretagne. Les
retombées économiques étant très positives, Caen - Ouistreham est devenu trois ans plus tard
le premier port de Brittany Ferries malgré l’avis des experts de l’équipement…
En 1985, nous avons renforcé notre implantation normande avec l’acquisition de la
Truckline Ferries, propriété du groupe Worms2 et spécialisée dans le fret et qui assurait la
ligne Cherbourg - Poole. C’étaient désormais 1 142 000 passagers et 98 000 camions qui
empruntaient nos « quatre ponts flottants sur la Manche ».
1987 est un grand cru pour Brittany Ferries : la création d’une société
hôtelière la SERESTEL et un jumbo ferry en construction, c’est à l’époque
une riposte à la création de la société Eurotunnel ?
Alexis Gourvennec
Non pas une riposte mais une nécessaire adaptation de notre entreprise à un marché
qui s’annonçait de plus en plus concurrentiel. La Société hôtelière SERESTEL nous
permettait de faire des économies substantielles en employant des personnels non-inscrits
maritimes mais aussi de développer des prestations de grande qualité à bord. Nous avions
rapidement pris conscience que nous représentions le premier visage de la France pour des
centaines de milliers d’Anglais qui venaient en vacances chez nous.
Pour ce qui concerne le Bretagne auquel vous faisiez allusion, notre premier grand
ferry lancé en 1989, il représente une grande fierté pour la compagnie. C’est le symbole d’une
volonté commune, d’un engagement pour le développement de la Bretagne et des régions
périphériques maritimes. C’est un peu le symbole d’une certaine idée de l’aménagement du
territoire. Le Bretagne a été mis en chantier à Saint Nazaire en 1988 et nous en sommes
pleinement satisfaits, seize ans après sa mise en service. C’est le onzième navire de Brittany
Ferries, celui de l’espoir.
Le début des années 90 est placé sous le signe de la croissance et vous
contrôlez alors 50 % du trafic hors détroit. En 1994, vous subissez à nouveau
et conjointement une dévaluation de la livre et l’ouverture du tunnel.
Comment avez-vous réagi ?
Alexis Gourvennec
Il y avait beaucoup de nervosité sur la Manche : les travaux du tunnel avançaient et
l’on parlait aussi au titre de l’Europe de la suppression du duty free. Tous ces phénomènes se
sont conjugués et superposés dans une période assez courte : guerre tarifaire à outrance – on
proposait sur le détroit des traversées à dix francs ! – dévaluation de la livre nous ont coûté en
l’espace de deux ans et demi la bagatelle de 400 millions de francs ! Et là on ne pouvait pas
nous reprocher de ne pas savoir gérer car dans de pareilles situations, on est complètement
démuni. 1995 a été une année très dure et 1996 a été encore pire car la guerre tarifaire sur le
tunnel était faite au détriment des actionnaires car ce sont eux qui ont payé ! Quant à nous, on
ne savait pas combien de temps nous allions pouvoir résister. Nous maintînmes nos
prestations à bord, nous vendîmes un navire, le Duchesse Anne, en accompagnant cette vente
2
Et de la Compagnie générale maritime (CGM). Ndlr
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d’un plan social. Malgré de bons résultats, cette période de notre histoire fut très difficile à
vivre.
En juillet 1999, c’est la fin du duty free qui représentait près de 18 % de notre chiffre
d’affaires. Nous résistâmes car justement certaines compagnies vivaient uniquement grâce à
la vente de produits hors taxes et puis les tarifs du tunnel augmentèrent cette année-là de près
de 60 % ! De plus, les sociétés d’économie mixte acceptèrent un report de loyers sur trois ans
ce qui nous permit avec une aide conjointe du gouvernement de l’époque de maintenir notre
activité dans des conditions correctes. C’est ensuite Bruxelles qui nous reprocha cette aide
considérée comme aide d’État donc assimilable à de la distorsion de concurrence, mais bien
vite nous réussîmes et c’est justice, à mettre en avant notre rôle d’aménageur du territoire et
d’acteur économique de premier plan dans les régions de l’Arc atlantique. Le tandem Brittany
Ferries - sociétés d’économie mixte remplissait une fois de plus pleinement son rôle dans le
grand Ouest européen.
Aujourd’hui, avec deux nouveaux navires, le Mont St Michel et le PontAven et l’affrètement d’un navire rapide, Brittany Ferries semble avoir
retrouvé à la fois la sérénité et de nouvelles ambitions ? Malgré la percée des
compagnies aériennes low costs et de la guerre tarifaire sur le détroit ?
Alexis Gourvennec
Il faut être extrêmement prudent. Malgré le récent retrait de P & O de Cherbourg et
Caen et son futur abandon à l’automne de la ligne du Havre, le report de passagers sur nos
lignes ne s’est fait que partiellement. Le marché passagers stagne car la destination France a
perdu ces dernières années de son attrait pour bon nombre de Britanniques. De plus, la guerre
tarifaire sur le détroit continue entre le tunnel et les compagnies de ferries, ce qui a des
répercussions sur la fréquentation de nos lignes à l’Ouest. De plus l’irruption des compagnies
aériennes à bas prix favorise le transfert d’une partie de notre clientèle vers des destinations
plus « méditerranéennes ».
Mais nous réagissons en lançant des campagnes de promotion de grande envergure. Si
cela peut se traduire par des pertes de valorisation, il n’en demeure pas moins que nous
constatons dans le même temps une croissance de l’activité fret dans le même temps qui va se
traduire par le remplacement du Coutances par un fréteur de plus grande capacité, dans les
meilleurs délais. Pour ce qui concerne le Normandie Express, mis en service en mars 2005 à
Caen - Ouistreham et à Cherbourg, c’est un outil complémentaire qui répond parfaitement à sa
mission proposant une alternative aux traversées traditionnelles, ces dernières proposant de
véritables mini-croisières. Ce navire rapide a intégré les couleurs et « l’esprit » Brittany
Ferries.
Vous savez que Brittany Ferries a connu des tempêtes mais qu’elle a toujours su
maintenir le cap en s’adaptant. Si demain, nous devons imaginer des solutions pour réduire
nos coûts, nous le ferons avec l’imagination et la réactivité qui nous caractérisent. Nous nous
sommes battus ces derniers mois pour l’exonération d’une partie des charges de nos
navigants, à l’instar d’autres nations européennes qui font bénéficier leur marine marchande
de salaires défiscalisés.
C’est aussi par la volonté politique de nos dirigeants que notre jeune compagnie
continuera à faire flotter le drapeau tricolore sur la Manche. Aux problèmes liés à la
concurrence parfois sauvage, nous saurons trouver des solutions.
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