De quelle considération avons-nous besoin pour le temps

Transcription

De quelle considération avons-nous besoin pour le temps
De quelle considération avons-nous besoin
pour le temps de vieillir ?
Godelieve Ugeux
Etude ACRF – Femmes en milieu rural 2015
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Déjà parus à l’ACRF – Femmes en milieu rural
WARRANT F., La mobilité des personnes en milieu rural, ACRF, 2005, 153 p.
Collectif ACRF avec la collaboration de HENNEQUIN P., Dieu à l’épreuve des images, ACRF, 2005.
ANSAY F. et WARRANT F., Se loger en milieu rural, un défi, ACRF, 2006, 104 p.
ANSAY F., Le milieu rural, un espace à habiter, ACRF, Série Milieu rural, 2006, 104 p.
JAMAR A. et LAURENT B., 100 ans d’ACRF. Genèse et transformation d’un mouvement social, 2007, 67 p.
BODSON F., Des commerces et des services à proximité en milieu rural, ACRF, 2007, 65 p.
HENNEQUIN P. avec la collaboration de LAURENT B., Croyances religieuses? Dérives sectaires?
Apprendre à discerner, ACRF, 2008, 38 p.
JAMAR A., Femmes en mouvement. Portraits d’actrices, ACRF, 2008, 73 p.
GEORIS C., La précarisation des femmes en milieu rural. Approche quantitative, ACRF, 2009, 57 p.
GEORIS C., Résister et adapter ses pratiques à la condition précaire. A propos de la précarité de femmes
de plus de 45 ans en milieu rural, ACRF, 2009, 36 p.
DEBOIS M., Quand rural ne veut plus dire agricole, ACRF, 2010,47 p.
DEBOIS M., Les femmes et l’agriculture, l’union vitale ?, ACRF, 2010, 42 p.
FOURNEAUX J., Vieillir au féminin en milieu rural wallon. Conditions de vie de femmes de 75 ans et plus,
ACRF, 2011, 50 p.
HONOREZ A., Le roman de terroir, source de questions, ACRF, 2011, 49 p.
DEBOIS M., A l’avenir, tous au village ? Confrontation de points de vue, ACRF, 2012, 47 p.
UGEUX G., Mais qu’est-ce qu’elles veulent encore ? Au-delà d’une reconnaissance apparente de l’égalité
femme-homme, ACRF, 2012, 58 p.
De FAVEREAU C., Sans pétrole, la fête est plus folle ? ACRF, 105 p.
UGEUX G., Un enfant ou un travail : faut-il choisir ?, ACRF, 2013,47 p.
De FAVEREAU C., L’avenir est-il à votre goût ?, ACRF, 100 p.
UGEUX G., L’Europe ignore-elle la souffrance des femmes ? Des droits sexuels et reproductifs mis à mal !,
ACRF, 2014, 44 p.
De FAVEREAU C., Vous ne ferez plus vos courses comme avant, ACRF, 2015, 104 p.
© ACRF-Femmes en milieu rural ASBL
Dépôt légal D/2015/10.424/2
ACRF – Femmes en milieu rural - ASBL
Rue Maurice Jaumain, 15, B-5330 ASSESSE
Editrice responsable : Daisy Herman
[email protected] - www.acrf.be
Décembre 2015
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« L’être humain est-il le produit de son histoire ou sera-t-il réduit, circonscrit à ses
comportements ? Question très actuelle autant sociétale que politique, déterminante quant à
notre abord et notre compréhension de la vieillesse au quotidien. »
José Polard
Introduction
Dans le mot vieillir, on peut entendre, et bien sûr lire, le mot vie. Est-ce à dire que, durant cette
étendue de temps qu’il « reste » avant le grand départ et sans savoir quelle en sera la durée, il
est encore des valeurs à découvrir ? De la force, du bien-être et de la joie à éprouver ? Si oui, et ce n’est pas inintéressant de le vérifier,- quelles seraient les conditions pour bien vieillir ou,
mieux, pour bien vivre ce temps de la vieillesse1?
La qualité de vie des aîné-e-s dans notre société a toujours mobilisé l’ACRF - Femmes en milieu
rural. Les femmes arrivant à la retraite ou l’ayant dépassée, « ont vécu » et de plus restent très
souvent actives et même militantes. Comment ressentent-elles leur place dans la société ? Ontelles encore un rôle établi ? Sont-elles écoutées ? En somme, ont-elles toujours «droit au
chapitre» selon l’expression bien connue ? Quel(s) regard(s) ont-elles sur leur propre
vieillissement et celui des autres ?
C’est ainsi qu’en réunion du Service d’étude du mouvement est apparu le maître mot:
considération. Et assez naturellement a surgi la question : de quelle considération avons-nous
besoin, nous les femmes, pour le temps de vieillir ? Les dés étaient lancés ! Comment ensuite
procéder pour bien entendre ce que les femmes rurales ont envie de communiquer, voire de
revendiquer ? Comment veiller à ce qu’elles puissent, la tête haute et durant toute la vie,
poursuivre leur trajectoire dans de bonnes conditions, quels que soient leur parcours familial
ou professionnel, leurs réussites ou leurs échecs dans la société où elles ont grandi et mûri ?
Une méthodologie simple et conviviale
Six groupes de parole variant de 5 à 14 personnes entre 59 et 82 ans ont été organisés afin de
recueillir et analyser leur expérience. Quelques-unes d’entre elles poursuivaient encore une
activité professionnelle. Mais les différences d’âge et d’occupation ne semblent pas avoir causé
de divergence autour des questions qui interpellaient leur «être femme », réfléchissant
ensemble au temps qui passe sur leur vie.
Un questionnement
Pour susciter la réactivité et que surgissent, en une rencontre de moins de deux heures, les
pensées et les sentiments des unes et des autres, un protocole souple a été prévu.
Selon l’importance du groupe, l’animation a varié dans la forme. Il a été fait usage de l’écrit en
ce qui concerne le chapitre cinq sur les synonymes et analogies.
1
Bien vieillir sans en faire une injonction ! Voir Majo EVRARD, « Pour le temps qu’il nous reste à vivre ensemble… »,
Les analyses de l’ACRF, 2013-24 offrant une approche critique de ce concept réalisée lors du Forum des aînées
2013 à partir des interventions de M. BILLÉ, sociologue spécialisé dans les questions relatives à la vieillesse, auteur
avec D. MARTZ de La tyrannie du bien vieillir, Ed. Le bord de l’eau, 2010. A noter, que depuis plus de 10 ans, la
commission « Aînées » organise un « Forum des aînées », alliant en une journée des réflexions critiques, débats,
recommandations politiques, rencontres conviviales et production d’analyses. Voir la bibliographie.
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Méthode pratique qui permettait à toutes de réfléchir en silence, écrire avec concentration et
ensuite faire part aux autres de leurs réflexions et avis ! Mais ensuite, où ces petits cailloux de
parole précieuse des femmes pouvaient-ils nous mener ? Quel était notre objectif ?
Des chiffres ou des émotions ?
Dans un contexte marqué par le vieillissement de la population, le déséquilibre démographique
tend de plus en plus à être vu comme allant poser problème2. La pyramide des âges tend à se
tasser et la population âgée, prenant de l’importance, commence à être perçue sous le prisme
des déficits : coût, perte d’autonomie, incapacités. Néanmoins se développe, fin du siècle
dernier, une dynamique sociale très active sur l’aide, le service, la solidarité, le souci de
l’autre… Mais aussi intéressantes que soient les recherches portant sur le troisième âge et les
choix de société, nous avons laissé de côté ce type d’interrogation basé sur des chiffres et sur
l’éthique sociale pour nous intéresser à la parole directe des femmes. Pour saisir leurs
sentiments, leurs attentes à propos du vieillissement, nous sommes parties de trois questions
amorces3:
 Ai-je le sentiment que les autres, la société, mes enfants attendent encore quelque
chose de moi? - Expliquer avec des exemples autant que possible.
 Qu’est-ce qui me semble le plus important pour moi dans les dix prochaines années
alors que je prends de l’âge? Au niveau personnel ? Dans mon entourage social ou
militant?
 Où, dans quels lieux, dans quelles ambiances, avec quelles personnes, perçois-je un
défaut de considération pour les plus âgé-e-s ou pour moi-même ? – Avec des exemples
autant que possible.
Pour construire une société basée sur des valeurs qui nous tiennent à cœur, il faut prendre la
parole, dire et redire, s’inquiéter, critiquer, proposer. Car « on ne devient pas vieux uniquement
pour des raisons physiologiques, on le devient aussi (et surtout !) lorsque le groupe social nous
désigne, même indirectement, comme tel en ne nous considérant plus comme un individu
“comme les autres”, dit Frédéric Balard dans un article qui parle sur le « bien vieillir » et « faire
bonne vieillesse » 4.
Cette étude vise à améliorer le bien-vivre des aînés important pour la stabilité d’une société. Et,
à partir du terrain où se mobilisent les femmes rurales, interpeller les gouvernements, les
institutions, les mouvements et même leur famille pour qu’ils écoutent leurs avis et réflexions.
La démocratie et toute politique qui se respecte doivent considérer tout citoyen ou citoyenne,
quel que soit son âge ou l’étape de sa vie.
2
La pyramide des âges en Belgique montre clairement un vieillissement de la population.
Voir <http://www.belgium.be/fr/la_belgique/connaitre_le_pays/Population/>
Pour une approche critique du vieillissement considéré comme problème, voir M. BRASSEUR et C. DE FAVEREAU,
La chance de vieillir, Les analyses de l’ACRF, 2012-30.
3
Questions en lien avec un canevas d’animation complémentaire : voir annexe 1.
4
http://rsa.revues.org/925
5
1. La vieillesse éprouvée
Plus on avance en âge, plus la vieillesse s’impose à la conscience, même si on évite d’y penser
ou cherche à en nier les signes. Le corps est souvent le premier à lancer des avertissements.
Ensuite, l’attitude de l’entourage se modifie doucement autour de soi. Ainsi, des parents de
grands adolescents s’entendent désigner par eux comme « les vieux » alors qu’ils vivent une
cinquantaine dynamique. Mais il faut reconnaître que le psychisme a souvent tendance à
arranger la réalité. Ainsi le « Je me sens jeune, moi ! » des sexagénaires qui ont gardé des
activités professionnelles ou sportives, des passions créatives ou des appartenances militantes.
On voit certains s'efforcer de continuer à vivre au même rythme et de la même façon que
durant les deux premiers tiers de leur vie.
Reconnaissons que, dans les pays industrialisés où le jeunisme fait loi, se sentir vieillir n’est pas
agréable. Au point que des personnes d’âge mûr refusent d’être fêtées après la cinquantaine,
n’ayant aucune envie de recevoir des vœux d’ironie douteuse sur les cartes d’anniversaire.
Alors, le sentiment de l’âge, l’impression de vieillir, est-ce seulement une affaire de ressenti
personnel ou un problème lié au regard des autres ?
 Cela fait un choc la première fois que quelqu’un vous cède sa place dans le bus.
1.1. Vivre plus longtemps, mais…
En Belgique, les personnes de plus de 60 ans qui représentaient 21,8% de la population totale
en 2000 devraient représenter 32,5% de celle-ci en l’an 2050, donc 11% de plus en cinquante
ans ! Un pourcentage proche de la moyenne prévue pour l’UE. Dans les pays occidentaux,
l’espérance de vie est de 75 ou 82 ans selon que l’on soit homme ou femme alors que la
moyenne était autour de 40 ans au milieu du XIXe siècle. La durée de vie a donc doublé tout en
maintenant une relative bonne santé, même si nous ne sommes pas tous égaux par rapport au
vieillissement biologique.
Comment cette évolution est-elle perçue dans nos sociétés ? L’idée de vieillesse suscite
spontanément des évocations négatives : la maladie, la perte d’autonomie, l’isolement. Les
femmes de 50-64 ans seraient davantage anxiogènes par rapport à l’âge. La vieillesse n’est-elle
pas souvent vue comme l’antithèse de la beauté ? Les rides, la peau flétrie et autres
affaissements ressentis comme les incontournables du temps qui passe ! Lequel temps, lorsqu’il
n’est plus synonyme de croissance, acquiert une signification de détérioration, de diminution,
de retraite, voire de mort ? L’apparence corporelle pour laquelle on a pris tant de soin n’est
plus une vitrine perfectible. L’image de soi en prend un coup. Au point que certaines personnes
évitent d’être photographiées pour ne pas faire trace de leur apparence altérée. « L’image que
tu ressens dans ton for intérieur ne concorde pas avec les photos de toi, soupire Renée. Je suis
énervée par les écrits et les commentaires sur la beauté de la vieillesse. »
Dégât d’apparence, mais pas seulement ! Les progrès acquis tout au long de la vie se perdent
petit à petit. La mémoire n'est plus fiable, la concentration devient difficile.
6
La diminution des performances intellectuelles est au moins aussi pénible à accepter que celle
de l’aspect physique et suscite un effet désastreux sur la confiance en soi. Ce n’est pas l’avis de
Marguerite qui assure que « tant qu’on reste jeune dans la tête, on ne pense pas à son âge. »
Mais celle qui a souvent le dernier mot, c’est la société. Elle déverse ses publicités, ses slogans,
ses articles de journaux, ses produits cosmétiques et hormones de jeunesse pour mieux
vénérer les corps « restés » jeunes. Liftings et opérations esthétiques se développent pour
garder une apparence juvénile à tout prix, qui ne sera jamais qu’un peu de temps gagné pour
qui veut sauver la mise ad vitam ! Jamais le devoir de paraître jeune n’a subi de pression aussi
forte. Le « soyez jeunes » est devenu dans la foulée « soyez actifs, compétents », mais aussi
« compétitifs, mobiles, ouverts au monde et aux nouvelles expériences » ! Ce n’est pas
seulement des conseils ou des invitations à se sentir mieux ; ces slogans sont des injonctions
qui viennent de partout et tout le temps sous peine d’être refoulés de la société qui bouge !
Certains professionnels du vieillissement estiment que le « vieillir pour de vrai » commence
quand la personne renonce à améliorer son potentiel ne croyant plus pouvoir se lancer dans de
nouvelles performances.
 Les genoux sont moins souples, les yeux et les oreilles moins performants. Mais les
souvenirs accumulés grâce à ces mêmes genoux, yeux et oreilles justifient en quelque
sorte cette fragilité que j’accepte.
 J’ai peur de ne plus savoir faire certaines choses, de « diminuer… »
1.2. La figure du « senior »
Aux images presque ancestrales du « petit vieux » marchant canne à la main dans la rue ou du
« pensionné » heureux du fauteuil offert par ses collègues de travail lors du pot d’adieu, il fallait
substituer un terme plus dynamique qui suggère la vitalité. C’est la naissance du « senior ». Pas
loin phonétiquement du mot « seigneur », il induit l’image d’une personne en bonne santé,
ayant plutôt réussi professionnellement et disposant de revenus confortables tout en étant
resté bien de sa personne. Idéalisé, respecté, ce bon consommateur véhicule une image
enviable de la maturité réussie qui a connu les années glorieuses, l’aventureux mai 68 et profité
de l’évolution fulgurante en matière de liberté des mœurs.
Mais les temps changent. La crise, les menaces liées au climat, la biodiversité en danger et le
déséquilibre démographique dénoncé plus haut font glisser l’image lisse des seniors vers
d’autres considérations et inquiétudes dans le discours ambiant. Les politiques ont vite fait de
« tomber » sur le coût des soins de santé et des pensions qui pèseraient trop sur les finances
publiques5. Discours ambiant auquel tous participent, - mais presque inconsciemment -, en
relevant le « trou de la sécu », ou le « gouffre des retraites » que la population plus jeune et
travailleuse doit endosser. C’est ne pas prendre en compte que les retraité(e)s, qui ont cotisé
toute leur vie, perçoivent en moyenne 1.123 euros bruts par mois6.
5
6
A. VANHESE, Impayables les pensions ? A voir !, Les Analyses de l’ACRF, 2015-16.
Mais plus de la moitié du patrimoine total des pensions est détenu par seulement 10% d’entre eux !
7
Dans l’équilibre des dons et contre-dons dans une société juste, la solidarité
intergénérationnelle prend toute sa place institutionnelle, symbolique et pratique. Elle joue de
part et d’autre des âges et du temps. Les parents aident leurs enfants, - notamment pour
soutenir leurs besoins surgis des progrès techniques et avancées sociales qu’ils ont obtenues
pour leur bien vivre durant les années de forte croissance ! Ce jeu familial concerne les seniors
aisés qui bénéficient d’un bilan de vie réussi. Mais il existe un autre scénario qui pose le
problème de la dualisation sociale quand un fossé se creuse entre les personnes nanties et
celles qui, du fait de la pension trop maigre, voient leur budget s’effondrer ou celles pour qui la
vie n’a pas fait de cadeaux. Certains n’ont jamais pu trouver un bon boulot ou ont accumulé les
malchances et les problèmes, ne fut-ce que de santé. D’autres sont oubliés par leurs propres
enfants. Alors il arrive que la vie devienne trop longue…
2. Le temps
Le regret qu’ont les hommes du mauvais emploi du temps qu’ils ont déjà vécu ne les
conduit pas toujours à faire meilleur usage de celui qui leur reste à vivre.
La Bruyère, Les Caractères, XI.
La Bruyère est un moraliste français du XVIIème siècle. « Les caractères » est son œuvre unique,
il y peint les hommes de son temps avec ironie voire mordant. Nous avons repris cette citation
à contre-emploi. En effet, cette étude s’intéresse justement à ce qui peut améliorer le temps
« qui reste à vivre ». Chacun, chacune a un parcours à assumer, à oublier ou à se remémorer
selon les difficultés et les bonheurs vécus. Quand le temps présent commence à se vivre au
jour le jour, avec des oublis et des petites contrariétés, il semble qu’un peu de présence à soi et
de réflexivité soit précieuse. Ainsi peuvent se définir quelques conditions pour une vie bonne
durant les dernières étapes existentielles du vieillissement.
2.1. Ce qu’en disent les savants et les philosophes
Le dictionnaire de philosophie7 définit le temps comme « Changement continuel et irréversible,
où le présent devient passé ». A cette définition du temps au sens ordinaire peut s’ajouter le
sens philosophique un peu plus complexe : « milieu homogène et indéfini, dans lequel se
déroulent les événements. Il est analogue à l’espace ». On sait que l’espace et le temps sont les
fondements de la perception. Vivre, c’est être jeté immédiatement dans l’espace et le temps
qui sont les conditions de possibilité de l’existence. Vieillir, c’est percevoir plus brutalement ces
deux intuitions fondamentales sur lesquelles se fonde l’expérience de la vie et auxquelles le
corps est davantage sensible.
 J’ai 67 ans. Les trois fils font leur vie à au moins une heure en voiture. Ils ne me sollicitent
que très peu pour les cinq petits-enfants. L’épousé vit son projet militant devant l’écran
au second étage de notre maison ou au siège de l’ONG. J’ai organisé une pièce à moi au
premier étage. Le rez-de-chaussée est pièce commune où nous prenons un repas
ensemble par jour.
7
J. RUSS, Dictionnaire de philosophie, Larousse Bordas, 1996.
8
Vieillir pourrait se définir comme laisser venir le temps, passivement. Ne plus aller à sa
rencontre. Or en advenant, le temps ne cesse de changer. Dans sa mutation permanente, il
s’identifie au devenir.
Selon Bergson c’est un « jaillissement ininterrompu de nouveautés ». Au fond, le temps ne se
répète jamais, c’est pourquoi il peut donner le sentiment d’imprévisibilité. Et s’il se dérobe sans
cesse, (je n’ai pas vu le temps passer !), s’il échappe même à la pensée, il appelle aussi à aller de
l’avant. Car il y a un temps pour tout selon L’Ecclésiaste. « Un temps pour engendrer et un autre
pour mourir, un temps de planter et un temps de récolte et un temps de la guerre et un temps
de la guérison ».
Quand la vie accuse déjà quelques dizaines d’années, comment poursuivre au mieux sa propre
musique du temps ? Comment s’arracher à la pesanteur de soi et retrouver une certaine
légèreté, même si on la croyait définitivement perdue dans l’amertume ou la douleur de
l’existence ? « Cueille le jour (carpe diem) en te fiant le moins possible au lendemain », conseille
le poète latin Horace qui propose de prendre en haine l’inquiétude du futur car il est incertain
et tout est appelé à disparaître. Sénèque le rejoint, tout en estimant que la vie n’est pas si
courte si nous évitons de nous disperser et nous distraire dans trop d’occupations. Seul le
présent est en notre pouvoir et il peut apporter une tranquillité profonde.
Montaigne est de cet avis également avec l’idée de « vivre à propos », se concentrer dans ce
que l’on fait et d’en jouir s’il s’agit de plaisir.
Vivre l’instant est aussi le projet de Nietzsche qui, avec sa doctrine de l’éternel retour, propose
de vouloir que tel instant, vécu avec tout son potentiel personnel, puisse revenir pour
l’éternité ! C’est un oui à la vie qu’il défend, malgré le désarroi et la maladie qu’il vit
douloureusement. Dans Ecce homo, il conseille de « ne pas se contenter de supporter
l’inéluctable, mais l’aimer ». Cet « amor fati » ou amour du destin pousse à considérer les pires
moments de la vie comme positifs. En quelques sortes, il faut aimer tout dans la vie, le pire
comme le meilleur et adopter une posture d’acceptation du présent.
 Ai-je choisi la meilleure des vies ? Me suis-je tenue à un idéal qui en vaille la peine ?
Un minimum de distance vis-à-vis des circonstances permet de relativiser les réussites et les
échecs d’une vie dont on n’est pas sûr qu’elle ait été ou qu’elle soit encore la meilleure
possible. La vie n’est pas un bien à acquérir, un challenge à réussir, elle est à se vivre, à
s’affirmer. Si, potentiellement, des centaines d’autres orientations auraient pu exister, peu
importe, le réel est là. Chaque individu est unique. Il n’y a aucun temps dans la vie où il ne
resterait rien à ensemencer. La liberté, ce n’est pas pouvoir tout faire. C’est oser saisir toutes
occasions pour savourer le présent ou agir, c’est selon.
9
2.2. L’âge comme une symphonie
Nous avons choisi le mot symphonie parce qu’à nos yeux, sa définition est une bonne
métaphore de l’expérience de l’âge8.
La retraite et le vieillissement annoncent une large plage de temps qui peut se décider et se
choisir selon les envies et les nécessités. Du moins à priori puisque le lien au travail étant
terminé, la personne peut décider de ses occupations. Aller de l’avant. Accueillir ou susciter des
événements.
Des mouvements disjoints, avons-nous dit aussi dans la définition du dictionnaire.
 Tout le monde parle trop et d’autorité. Je renonce souvent à donner mon avis. Car trop
rares sont les échanges où chacun essaie vraiment de laisser parler l’autre, d’accepter ce
qu’il dit et de répondre sans commencer par un « oui mais… ».
 Ce qui n’est pas fait aujourd’hui, on le fera demain. Je ne cours plus comme une folle.
Malgré le dicton que nous avons appris : « Ne remettez jamais à demain ce que vous
pouvez faire le jour même ».
 J’aime bien vivre au ralenti vu mes accrocs de santé, je m’adapte. Je mène une autre vie
mais je suis toujours occupée. J’aime faire à manger aux enfants, marcher pour mieux
découvrir la nature et voir ce qui change.
Et découverte de joints également.
 Je tâche d’arriver le plus souvent possible, et malheureusement ce n’est même pas
encore une fois par jour, de vivre quelques instants de pleine conscience. Non pas à partir
d’une formation par quelqu’un d’expérimenté mais à partir de lectures. C’est vraiment,
malgré cette petite échelle, une dimension, une trame récente dans ma vie, source de
sérénité, de confiance, d’accueil à la vie. Je voudrais ajouter une dimension de
combativité et de joie.
 La retraite, c’est une nouvelle découverte, une nouvelle vie qui commence !
 Depuis quelques mois, je marche avec d’autres le mardi de 10H à 12H. Une matinée par
mois, quelques femmes se réunissent pour écrire des lettres demandées par Amnesty.
3. Considération = respect ?
Le mot considération n’est pas d’accès facile. Poser tout de go la question « vous sentez-vous
considéré-e-s ? », jette la personne interrogée dans une certaine perplexité. Elle se demande ce
que le mot sous-entend et n’est pas trop sûre de comprendre ce qu’on attend d’elle. Ce terme
serait-il peu utilisé dans la vie courante ? Voire désuet ? À moins qu’il ne soit « chargé » de
sentiments et perceptions qui demandent du temps pour être clarifiés. D’où la réponse
spontanée : « que voulez-vous dire par considération ?» C’est ainsi que dans les groupes
interrogés, nous avons invité chaque personne à trouver des synonymes du terme
considération. Et c’est le mot respect qui a emporté la palme, sans doute leur a-t-il semblé plus
familier ou moins théorique.
8
Symphonie : « composition instrumentale savante de proportions généralement vastes, comprenant plusieurs
mouvements joints ou disjoints ». Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Symphonie
10
Une certaine recherche de définitions s’impose donc à partir des dictionnaires et bien sûr
d’Internet. Ainsi, dans le dictionnaire français Larousse, on observe que les deux premières
définitions du terme considération sont proches de la première définition du terme respect.
Considération
1. Action de considérer quelque chose, de le faire entrer en ligne de compte : la
considération de sa fortune n'entre pas en ligne de compte.
2. Bonne opinion qu'on a de quelqu'un ; estime, égards accordés à quelqu'un : traiter
quelqu'un avec considération.
3. Entre dans des formules de politesse à la fin d'une lettre : recevez l'assurance de ma
considération distinguée9.
Respect
1. Sentiment de considération envers quelqu'un et qui porte à le traiter avec des égards
particuliers ; manifestations de ces égards : manquer de respect à quelqu'un.
2. Sentiment de vénération envers ce qui est considéré comme sacré : le respect des
morts.
3. Considération que l'on a pour certaines choses : le respect de la parole donnée10.
Qu’en est-il si on fait appel aux origines des deux termes ?
Dans LE ROBERT, dictionnaire historique de la langue française, le mot considération (XIIIème
siècle.) vient du latin consideratio « examen attentif » (des yeux, de l’esprit) puis aussi « égard,
estime ». Quasiment inusité dans son acception physique, il tend également à perdre son
acception intellectuelle au profit d’examen, attention, sauf dans la locution prendre en
considération qui reste usuelle. (…) D’après un sens apparu en latin tardif, il signifie dès 1310
« estime envers quelqu’un ».
Tandis que le mot respect « est emprunté (1287) au latin respectus, « regard en arrière » qui a
pris, d’une part le sens de « recours », « refuge », développé dans « répit » et, de l’autre, le
sens « d’égards, considération ».
Si le terme considération ne fait pas allusion au terme respect, ce dernier, par contre, est défini
en langage courant, dans le Grand Robert comme : « sentiment qui porte à accorder à
quelqu’un une considération admirative, en raison de la valeur qu’on lui reconnaît et à se
conduire envers lui avec réserve et retenue, par une contrainte acceptée ».
En conclusion, nos deux termes sont associés dans la définition de respect mais non dans celle
de la considération. Et cela dans plusieurs sources consultées. Ce qui se confirme sur le terrain
de l’enquête par le réflexe qu’ont à peu près eu toutes les participantes de citer le mot respect
pour mieux s’approprier celui de considération.
9
http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/consid%C3%A9ration/18385
http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/respect/68670?q=respect#67918
10
11
Il nous paraît donc intéressant de les associer pour mieux approcher les propos des femmes
puisqu’elles ont en quelque sorte élu, voire préféré, le terme respect à celui de considération
alors que la question était : « de quelle considération ai-je besoin pour le temps de vieillir ? ».
Soit dit en passant, le mot considération est du genre féminin et le mot respect du genre
masculin. Celui-ci provenant du latin respectus (« égard, considération »), dérivé de respicere
(« regarder en arrière, derrière soi »). Ce dernier est formé sur l'infinitif de spectare
(« regarder ») avec le préfixe « re » exprimant le retour en arrière, la répétition. L'étymologie
du terme existe dans d'autres mots de la langue française, issus notamment de l'adjectif
respectif11. Mais nous nous arrêtons là, ce dernier terme, fort intéressant par ailleurs, pourrait
nous envoyer creuser trop loin dans le cadre de cette étude12.
Pour en terminer avec les définitions, Jacqueline PICOCHE13, dans son dictionnaire
étymologique, explique le mot respect comme appartenant : « à une famille de termes dont la
racine indo-européenne Spek signifie « contempler, observer » ; racine que nous retrouvons en
germanique dans une forme de l'ancien haut allemand speha qui veut dire « observation
attentive ». De sorte que respectare, en latin, a pour sens « prendre en considération » et
respectus, « considération ». Ainsi, le respect renverrait d’emblée à la façon de voir l’autre, en
d’autres termes au regard que nous portons sur lui.
Le Web a son mot à dire également au vu de sa consultation par tant d’internautes ! Laissons
donc les dictionnaires sur la table et ouvrons l’ordinateur pour une autre définition de
considération.
Voici ce qui est proposé en abondance sur un site de vulgarisation14 : « attention, cause,
circonspection, déférence, égard, estime, étude, examen, faveur, honneur motivation,
popularité, raison, respect, tact. »
Et sur le même site pour le terme respect : « civilité, conformité, considération, décence,
déférence, égard, estime, hommage, honneur, humilité, politesse, révérence, tolérance,
vénération ».15
Trois termes : égard, estime, honneur se retrouvent dans les deux définitions. Nous verrons
plus loin que les synonymes et analogies présentent des approches très intéressantes du terme
considération. Le tout ayant à se confronter aux paroles des femmes.
4. Avancer dans la vie à pied, à cheval ou en voiture ?
Pour entrer plus aisément dans la problématique de la considération dont nous avons dit
qu’elle laissait souvent les participantes perplexes au premier abord, nous leur avons posé la
question « d’échauffement » : « si ma vie était un moyen de locomotion, lequel choisirais-je » ?
11
https://fr.wikipedia.org/wiki/Respect
Si on en juge par la définition de respectif : « Qui concerne chaque élément d'un ensemble d'êtres ou de
choses » qu’on pourrait illustrer en évoquant la force respective de la confiance par exemple ».
13
J . PICOCHE, Dictionnaire étymologique du français, Larousse, collection Les usuels, 2009.
14
http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/synonyme/consideration/
15
http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/synonyme/respect/
12
12
 Pour moi, c’est le vélo. On commence à trois roues, puis deux, puis vélo électrique,
ensuite tribune, rollator (4 roues) et enfin voiturette !
 La locomotive, avec du charbon, des wagons en bois, pour de petits trajets. Avant, j’étais
dans la loco, maintenant dans le wagon qui peut se détacher et aller vers une voie de
garage. Prendre des risques et être un peu le jouet de …
 A pied, on ne va pas loin. À vélo, on peut aller plus loin. Et, en voiture, de plus en plus vite
dans la vie. Maintenant, je prends l’avion mais mon esprit reste libre. Le corps se laisse
porter. Garder sa liberté d’esprit et son esprit tout court.
 Le train m’a conduite d’un coin à l’autre. Permis d’aller plus loin que là où j’étais. Train
qui relie pour découvrir chaque fois. Tu choisis ta destination mais tu ne sais pas ce qui
va se passer. Tu te laisses conduire mais tu regardes et t’amuses à observer. Tu sais où tu
vas avec des haltes.
 Les pieds : pas suffisants même avec les bâtons de marche. La voiture pour accélérer le
rythme. Mais j’aime bien le raft avec ses zones calmes et tourmentées et qui se fait en
équipe.
 J’ai eu plusieurs vies. J’aime le vélo et je m’arrête quand je veux. Mais on n’est pas seule
et parfois obligée d’aller plus vite !
 On commence en TGV et quand les enfants s’en vont, on continue en train à vapeur.
Ce groupe a bien illustré le dynamisme et la souplesse de comportement des femmes qui
réagissent ou s’activent en s’adaptant aux nécessités de leurs différents rôles dans la vie et des
étapes familiales. Leur choix de locomotion reflète une prise de conscience de leurs capacités
physiques qu’elles métaphorisent avec humour.
Toutes reconnaissent qu’elles ont eu une vie trépidante qui se poursuit, alors que la plupart
sont retraitées, avec autant d’occupations et de responsabilités mais en respectant mieux
qu’auparavant leur propre rythme.
5. Vieillir de l’intérieur
Le temps de la vieillesse est souvent envisagé comme un détachement nécessaire - et même
souvent contraint - des habitudes et pratiques courantes, des activités coutumières et
interactions confortantes dans un environnement familier. Le Moi, autrement dit la
personnalité, doit reconsidérer les identifications et les rôles passés qui ont jalonné son
histoire. C’est un véritable travail de vieillir, une recherche d’identifications nouvelles plus
conformes à la réalité présente souvent empreinte de vulnérabilité et de dépendance,
d’inquiétudes aussi. D’où l’importance d’un entourage bienveillant.
Comment s’étonner que les souvenirs les plus lointains reviennent, avec une certaine nostalgie
des années actives. « Avant, qu’est-ce que je ne faisais pas sur une journée ? Aujourd’hui je me
demande comment j’ai pu tout assurer : travail, famille, maison…, ça roulait comme je voulais
que ça roule », soupire Valentine qui avait adoré « faire tourner » sa maison et où chacun-e en
était content-e.
De grandes questions se posent parfois. Surviennent également des regrets et des réflexions
sur ce qu’aurait pu être une vie bâtie sur d’autres choix. « Je vois aujourd’hui ce que j’aurais dû
faire, ce que je n’aurais pas dû faire. Ce qui surnage. Le bien ou le mal fait. Le bien ou le mal
13
vécu. Ça dépend des jours. En tout cas, je n’ai pas envie de recommencer une vie mais vivre
consciemment. Et bien, si possible, celle qui me reste », se promet Agnès.
Dans le courant de la vie bruyante et trépidante, comment mener son esquif alors que la
société moderne conspire contre toute forme de vie paisible et fait obstacle au dialogue
intérieur que la vieillesse, en imposant un autre rythme, peut faciliter dans un retour sur soi et
son parcours de vie ?
Dans deux groupes, il a été proposé un petit sondage sauvage. « Pourraient-elles donner un
pourcentage de contentement de leur vie ? » La plupart ont estimé en être contentes à 80%.
L’une a même évalué son contentement à 100% tandis qu’une autre, qui se reconnaît comme
anxieuse de nature, chiffre sa satisfaction à 50%. Le Thermomètre Solidaris de septembre 2015
va dans le même sens16. Il s’avère que neuf retraités sur dix évaluent leur vie comme
satisfaisante et que 80% se sentent en bonne santé physique. La plupart ne s’estiment pas seuls
mais 40% ont peur de vieillir. Côté cœur, la moitié des hommes sont heureux en amour pour un
tiers de femmes ! Et ce qui inquiète plus de la moitié d’entre eux, c’est de devenir une charge
pour leurs proches.
Cette enquête qui a interrogé 638 personnes ayant pris le statut de pré-retraité, pré-pensionné
ou retraité depuis maximum 5 ans avance plusieurs informations intéressantes qui brisent les
clichés sur les personnes âgées. Mais ce n’était pas notre propos ici.
6. Synonymes et analogies de considération
Nous avons évoqué la difficulté de bien saisir la question de départ : de quelle considération
avons-nous besoin pour le temps de vieillir ? Pour éclairer notre questionnement nous avons
travaillé à partir de quatre termes « vieillir, temps et considération » mais nous n’avons pas
encore touché au dernier : le mot « besoin ». Pour mieux s’en emparer et y réfléchir, il nous
semble important de chercher les associations spontanées que font les femmes sur le terme
« considération ». Dans six groupes (au total une petite cinquantaine de personnes), nous
avons demandé d’inscrire cinq mots ; synonymes, analogies ou exemples qui illustrent à leurs
yeux le mot considération. Nous verrons que les femmes s’emparent de la consigne avec
beaucoup de liberté, voire de fantaisie.
6.1. Recueil des mots écrits illustrant la considération
« Respect, écoute, dialogue, regard , parole, estime, positif, encouragement, évoluer,
durée, changement, avancer, loyauté, amis, personnes qu’on aime, famille et certains amis,
beauté, sourire, gentillesse, humour, loyauté, regard des autres, travail, reconnaissance,
estime de soi, diplôme, métier, amour fraternel, loyauté envers certaines personnes, aimer
les autres, toutes les personnes qui me sont chères, merci, pardon, amour, remerciement,
plaisir, avenir, vie, rencontre, espoir, participation, nature, joie, bonheur, remerciement,
écoute, dialogue, parole, gentillesse, ceux qui m’entourent, pardon, valeur, partage,
16
Le dernier Thermomètre Solidaris : http://goo.gl/ZxKp62.
Résumé vidéo: https://youtu.be/FH-tmDeEkos
14
admiration, la vie, rencontre, évolution, participation, ensemble, reconnaissance, estime de
soi, réussite, diplôme, positif, encouragement, évoluer, avancer, changement. »
La toute première fois où la consigne a été donnée, nous avons été saisies par l’orientation
spontanée des mots qui venaient non seulement en substantifs, qualificatifs ou adverbes mais
aussi sous forme de verbes ou carrément de courtes phrases, initiant par là une dynamique !
Les deux mots les plus cités ont été respect et regard, ce qui fait écho aux définitions données
précédemment par les dictionnaires.
Faisons place maintenant aux exemples donnés sur le même sujet.
6.2. Des exemples de considération donnés en réunion
Les participantes ont bien voulu partager leurs souhaits et préoccupations personnelles. Vu le
large spectre des réponses, nous avons concentré les exemples en trois thèmes :
a) Faits qui concernent la famille et les proches




Inviter la famille.
Avoir une terrasse pour que les gens viennent chez moi.
Suite au dur hiver dernier, je me suis dit que je devais quitter ma maison qui est assez
isolée. Mes enfants me disent que c’est à moi de décider.
Si vient la considération entre le père et le fils.
b) Expressions de besoins personnels








Avoir de la personnalité : s’affirmer est difficile car on n’est pas considéré. Je
voudrais en retour être considérée et surtout considérée par les jeunes !
Continuer à être respectée en tant que personne – respect physique, respect
intellectuel.
Écoutée – être écoutée quand je parle…
Être aimée et continuer à aimer (aimer, c’est considérer, respecter…)
Estimée et reconnue – aimée comme mère, comme femme.
Ne pas lire la pitié dans le regard des gens. Je pense que c’est terrible de réaliser
qu’on devient quelqu’un regardé avec pitié.
C’est aussi voir dans les yeux de l’autre qu’on a encore une valeur.
Le respect dans ce qu’on est, ce que je suis, respect, écoute. Je suis comme ça. Qu’on
ne me laisse pas seule, qu’on ne me regarde plus, exister pour les autres, ne pas être
un objet.
Quelques exemples renvoient plus explicitement à l’attitude à avoir envers les personnes âgées
qui en ce cas sont clairement désignées comme « les vieux ».


Souvent les vieux, on les laisse, on n’ose pas les approcher.
Ils demandent qu’on sollicite leur avis, qu’on les regarde, qu’on les fasse participer à
la vie.
15


Les vieux sont vus comme une charge et pas comme une valeur. Et quand on est bien,
en santé, il faut penser donner une plus-value aux personnes âgées. Important de
savoir qu’on a de la valeur, qu’on reste dans le tissu associatif, reconnue en tant que
personne humaine et pas comme personne âgée.
Il y a beaucoup d’attentes de la part des vieux, qu’on vienne les visiter. J’ai proposé à
mes tantes (plus de 80 ans), la télé vigilance, refus de leur part… elles n’en ont pas
besoin et préfèrent les visites.
c) Liaison à une éthique de reliance









Je « considère » en fonction des valeurs de l’autre, si je suis en accord avec les
valeurs de l’autre.
Accepter ce que les autres font.
M’ouvrir au groupe, on n’ose pas approcher.
Bonjour le voisinage, le temps de parler de regarder les autres.
Permettre aux personnes de continuer à vivre selon leurs propres références.
Parler directement à la personne âgée et non parler de quelque chose qui la
concerne en s’adressant à la personne l’accompagnant.
Je suis chauffeure bénévole. Parfois, je dois aider des personnes plus jeunes que moi.
Cela me pose parfois problème, j’ai tendance à en faire trop ! Mon service est
précieux parce que ça permet de garder les gens à domicile !
Être partie d’un ensemble.
Si tu veux protéger les personnes âgées – même si tu sais qu’elles sont en danger –
elles refusent. Je ne donnerai pas ces soucis à mes proches.
Certains groupes, à ce stade-là, semblaient voler sur un petit nuage planant sur un monde fait
de bonne volonté, de tolérance et d’amour, presque un conte de fée ! Mais une vie n’est jamais
un long fleuve tranquille. Parfois les berges sont submergées et provoquent soucis et peines.
Descendons sur terre en nous intéressant à la déconsidération.
6.3. Voyons à l’opposé ce que les femmes déconsidèrent
« Manque de respect, humiliation, haine, égoïsme, avarice, radin, méchanceté, tristesse,
égoïsme, froideur, rejet, insulte, regret, écraser les gens, mensonge, égoïsme, vanité,
désintérêt, humiliation, dégoût des autres, mensonge, mépris, médisance, critique, colère,
non-respect des autres, indifférence, fuite, peur, révolte, dénigrer, dédaigner, décourager,
ignorer, ne pas écouter, manque de respect, ne pas aimer, tristesse ».
Les participantes y sont allées franchement quand il a fallu relever les mots de déconsidération.
La réalité brutale est revenue sans hésitation. Les deux substantifs les plus cités sont égoïsme et
humiliation. Renvoient-ils partiellement à un vécu féminin qui souvent est en charge de tant de
missions quotidiennes, liées parfois à une servitude sans en avoir de reconnaissance, surtout
sur le plan socio-économiques ?
Alors tant qu’on y est, place aux exemples, ils ne doivent pas manquer avec autant de termes
fâcheux !
16
6.4. Exemples de déconsidération
 Il faisait très chaud. J’ai téléphoné à mes petites filles pour leur recommander de boire
suffisamment. Elles m’ont remballée illico : « Oui Mémé, on sait bien ». Je faisais ça pour
leur bien mais souvent c’est comme ça. Elles n’en n’ont rien à foutre de ce que je leur dis.
 Du temps de mon mari, on voyait plein de monde. Maintenant je suis fort seule. Mon
mari était extraverti, moi non !
 Les hommes ont la majorité de la parole. En réunion de famille, ce sont eux qui parlent.
 Ça m’ennuie quand on est trop gentil, trop prévenant. On ne doit pas nous prendre
comme des vieilles bobonnes.
 Prise de médicament : ne pas se laisser faire. « Je ne suis pas un chien ».
Il semble qu’il soit plus difficile de relever de sérieux exemples de non-respect ou d’indifférence
même si les synonymes ont désigné une large palette de sentiments de déconsidération.
Comme si celle-ci se présentait masquée ou diffuse peut-être17. Ou comme si la mémoire
relevait plus volontiers les désirs et ce qui est ou serait positif ou ce qui plaît dans la vie. Les
femmes rurales interrogées se sont tournées plus volontiers vers ce qui aide à vivre plutôt que
saisir l’occasion de se plaindre. Est-ce une caractéristique du mouvement ACRF-Femmes milieu
rural qui regroupe des femmes enthousiastes ayant une énergie collective et citoyenne qui les
porte à être volontaires et positives ?
Nous prenons options pour dire que les sujets rencontrés dans cette recherche présentaient
une attitude et des pensées faisant large place au cœur et à la relation à l’autre. Et montraient
un type d’énergie constructrice pour le bon et le bien de soi et d’autrui.
6.5. La considération et le genre
Les femmes sont étonnantes. On leur demande d’expliquer un terme et, nous l’avons vu, elles
se l’approprient de façon personnelle, voire intime, montrant par là une ouverture et une
grandeur naturelle. Cette expression, reprise du Discours sur la condition des grands de Pascal,
pose la différence entre le respect dû aux bien placés et le respect pour ceux qui se distinguent
par des qualités au-dessus de la moyenne ou par leur mérite.
Lorsque nous avons ouvert les petits papiers remplis par les participantes s’exprimant sur le
thème de notre recherche, ce fut la surprise.
Aucune n’avait cité les mots honneur, célébrité, hommage, importance, opinion, autorité,
pensée, poids, popularité, raison, réputation, révérence, renommée, crédit, déférence, faveur,
ou même talent… relevés par les dictionnaires en général.
Par contre, les femmes interrogées font preuve d’originalité et d’une belle appropriation en
faisant de la considération presque un concept. Elles la voient non comme une qualité d’ordre
narcissique de reconnaissance ou de supériorité sociale mais comme un lien à l’autre.
D’où la question : par qui ont été élaborés les dictionnaires ? Très probablement par des
hommes qui s’en sont tenus à des synonymes du paraître qui renvoient pour la plupart à
17
Nous y reviendrons au point 8 traitant des « ruminations au jour le jour ».
17
l’amour propre18, un certain égocentrisme19, une image pour l’extérieur… là où les femmes sont
allées chercher dans leur cœur des qualités dignes d’être vécues. Et ce, sans mièvrerie ! Elles
ont donc considérablement enrichi, presque malgré elles, un terme où on ne s’attendait pas à
trouver des valeurs de fond humanistes et bonnes pour la société. Oui, c’est bien une autre
proposition de société qu’elles présentent là ! Presque un programme politique où « se
considérant » mutuellement, les citoyens appliquent différentes qualités comme le respect,
l’écoute, le dialogue, l’amour, la loyauté, la rencontre, la participation, tout en vivant les valeurs
familiales avec un regard de gentillesse et d’admiration.
Cet état d’esprit tourné vers une société qui se veut en lien et non basée sur les honneurs et la
célébrité, voire la compétition, est une belle promesse offerte par cette étude sur la qualité
d’humanité des femmes et leur rôle essentiel dans l’avenir de la planète.
Nous sommes maintenant davantage à même de découvrir dans l’univers féminin ce dont elles
- et par extension naturelle, ils aussi -, ont besoin pour être considéré-e-s sur le chemin de la
vieillesse.
7. Des liens pour tenir
L’humain est un tout présentant des aspects à la fois physiologique, psychologiques et
spirituels. Selon Abraham Maslow, psychologue américain, chacune de ces dimensions est
marquée par des besoins qui, hiérarchisés, partent de ceux de base liés au maintien de la vie
pour progresser vers les besoins de sécurité, d’amour et d’appartenance, d’estime de soi et
enfin de réalisation de soi. 20 Si les premiers besoins du tout jeune enfant sont liés à sa survie,
l’adulte peut espérer arriver en haut de la pyramide, vivre un plein accomplissement de soi … et
surtout s’y maintenir ! Néanmoins, les situations de dépendance et de perte de maîtrise de
certaines facultés personnelles peuvent mettre à mal l’équilibre d’ordre supérieur obtenu sur le
chemin de la vie. Comment réussir à se faire respecter quand on n’est plus ou ne se sent plus
« considérable » ? Ce qui dans la société veut dire le plus couramment avoir de l’importance sur
l’échelle sociale, détenir du pouvoir ou être digne d’être regardé-e ?
Repartons des paroles concrètes de femmes qui nous éclairent sur leur quotidien.
7.1. La santé : première pierre d’achoppement
En début de réunion, viennent en première ligne les questions de santé, « c’est la santé qui
change le rythme de vie, avance Bernadette ». Louise qui doit porter un corset très
contraignant pour des fractures spontanée au dos raconte à ses amies : « Je peux rester chez
moi, dans ma maison, c’est énorme. En home, je meurs tout de suite. Mais je dépends tout le
temps de quelqu’un pour m’habiller, me déshabiller. Aller aux toilettes. C’est très humiliant. »
18
Amour propre : « sentiment complexe de fierté personnelle, aboutissant d’une part au désir de bien faire en ce
qui peut être apprécié par les autres, de l’autre à une susceptibilité en éveil au sujet de cette appréciation. » André
Lalande. Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Quadrige-Presses Universitaires de France. Et selon
J. – J. ROUSSEAU , il n’est « qu’un sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire
plus de cas de soi que de tout autre… »
19
Le fait de tout rapporter à soi-même, par exemple dans les expériences sur l’association des idées.
20
http://papidoc.chic-cm.fr/573TabMaslow1.pdf
18
Françoise lui rétorque : « Vivre très vieux, c’est presque une punition ». Une autre confirme
prudemment : « La vieillesse est un chemin d’humilité ». Sa voisine veut anticiper les
problèmes : « Il faut construire sa vie avec l’état comme il est de son corps et le soigner,
l’entretenir, l’aimer. Une certaine lenteur n’est pas mauvaise. Il faut apprendre à connaître ses
limites, son degré de fatigue à ne pas dépasser. » Corine conclut en parlant de sa maman :
« Mon dernier déménagement, c’est pour me rapprocher de mes parents. Mais je respecte leur
identité, je n’anticipe rien pour eux. Je suis proche et puis on verra bien. J’ai 61 ans, je
changerai certainement de discours quand j’aurai 80 ans. Ma mère me disait avant, je ne veux
pas être une charge, j’irai au home. Mais maintenant que l’âge est là, elle parle fort
différemment. Il faut essayer de mettre en place une solution tant qu’on est en bonne santé.
Envisager différentes pistes pour ne pas trop impliquer nos enfants. »
La présence de proches, dans le sens de « prochain », permet des signes d’attention
personnelle qui confirment à la personne âgée le sentiment d’exister malgré sa difficulté à
satisfaire ses propres besoins. Rester en relation, vivant et désiré, c’est tourner le dos à l’image
parfois véhiculée de « vieux » désinvestis du monde extérieur qui sont surtout occupés d’euxmêmes avec des exigences d’attention et des plaintes hypocondriaques. Pour Françoise, il est
essentiel de transmettre du positif aux enfants. Ses amies reconnaissent qu’elle mène
beaucoup de petits projets tout en gardant une grande disponibilité. Elle tient à donner une
image dynamique à ses filles : « Bien que divorcée, je peux leur montrer que j’ai réussi ma vie. La
transmission aux jeunes, c’est essentiel. Leur montrer qu’il y a plusieurs moyens d’accomplir sa
vie et être une présence qui les aide à en explorer le sens. »
7.2. Au foyer, rien ne change
Une femme vieillissante a-t-elle les mêmes conditions de vie qu’un homme au même âge ?
L’exemple de Dominique parle pour bien d’autres. Elle a eu trois enfants et chacun a eu deux
ou trois enfants de façon assez échelonnée. Cette grand-mère de 68 ans est prise entre deux
générations. D’une part, elle visite deux fois par semaine sa maman placée en home et, d’autre
part, elle garde ses petits-enfants deux à trois jours par semaine depuis dix ans. Et c’est loin
d’être fini ! « Je suis fatiguée, je ressens les limites de l’âge mais mes enfants ne se rendent pas
compte, ils veulent que je sois en forme. Je ne vais quand même pas refuser pour les derniers les
mêmes services que j’ai accepté de faire pour les aînés ! J’adore mes petits-enfants mais je
regrette de manquer d’un tas d’activités stimulantes que je pourrais faire pour un peu me
ressourcer.» Une de ses amies confirme volontiers : « En tant que femme, on assume encore
beaucoup. Je n’ai plus de projet pour moi. Les enfants ont leur vie et nous… on reste à l’arrière.
Heureusement, arrivent les petits-enfants, c’est le bonheur total. Mais jusqu’à quand ? Ils
grandissent vite. » C’est vrai, ajoute Yvette : « Mon fils m’a un jour taquinée : « À ton âge, tu
devrais écouter ton fils » m’a-t-il lancé ! « Aujourd’hui la génération suivante prend le pas sur
notre génération. C’est comme si on avait fait notre temps. Les hommes se sentent, eux, encore
au top. Ils vivent leur retraite comme bon leur semble mais nous, on poursuit nos taches
coutumières… Il y a encore un important arriéré dans les relations homme/femme ! »
« C’est peut-être aussi un peu de notre faute, reconnaît Nicole. Mon mari, je l’ai toujours servi.
Mais, il y a 2 jours, je me suis levée avec un vilain mal de dos et la peur de faire un infarctus.
Mais, à midi, la table était mise… tout était prêt ! Mon mari n’a même pas pensé me demander
19
si cela allait mieux.
davantage ! »
C’est sans doute à moi de changer mon attitude, de demander
Salima interroge dans la foulée : « Avons-nous assez de considération pour notre propre vie ?
Pour vivre dans de bonnes conditions ? Peut-être qu’on ne considère pas assez « son soimême ».
Dans un autre groupe, les femmes se montrent très réactives. Est-ce l’effet de groupe car l’une
ayant commencé sur un ton très assertif, les autres enchaînent et s’assurent mutuellement
qu’elles ont la considération de leurs enfants. « Mon fils vient boire son café chaque jour et
prendre de mes nouvelles… », déclare Martha. La majorité du groupe renchérit avec des
exemples tout en reconnaissant que les enfants sont très pris par leur vie professionnelle et
familiale et n’ont pas beaucoup de temps à leur consacrer. Une autre participante s’inquiète
pour les hommes : « Si on est encore jeune, quand le conjoint décède, c’est plus facile de
rebondir pour nous que pour eux qui ne savent pas gérer le quotidien ». Il lui est répondu : « Pas
forcément, j’ai un voisin qui ne mettait jamais la main à la pâte et, devenu veuf, se débrouille
très bien tout seul ! »
Quant à Mariette, ayant arrêté l’école très jeune, elle doit se défendre bec et ongles pour être
respectée dans son travail de femme d’ouvrage : « La non-considération, cela me passe dessus,
on s’habitue. Je me suis toujours poussée moi-même. Je n’ai pas besoin qu’on me pousse. Peutêtre suis-je égoïste mais après quoi je suis passée… ! Je suis devenue plus dure, moins sensible
aussi à ce qui arrive aux autres. Pas à ma famille, bien sûr. »
Valentine a trouvé une autre voie pour s’auto-estimer : « J’ai arrêté l’école à 14 ans. Je me
demandais sans cesse à quel niveau j’étais, je voulais me situer. J’ai pris des cours et je suis
arrivée première. Voilà où j’en suis et je suis bien fière. »
Ce groupe se serait bien entendu avec Michèle qui, au cours d’un repas avec de très anciennes
amies, lance à travers la table :
 À mon âge, je peux me « foutre » de la vie sociale obligée et de ce que les gens pensent
de moi, de ma façon de vivre. Je fais ce que je veux. J’ai éliminé les « je dois » et les « il
faut ». Avant, j’attachais de l’importance à l’avis des autres, comme le font mes enfants
actuellement. Cela leur passera ! J’accepte de vivre en paix avec le fait qu’on ne peut rien
changer. En même temps, des proches disparaissent et, en plus, tu ne sais plus avoir
d’objectif à long terme, à longue échéance, ni bien évidemment à vingt ans…
Ce que Chantal confirme bien volontiers
 Il ne faut pas trop attendre des autres. Surtout donner et cela apporte beaucoup. Je me
sens mieux quand je donne.
7.3. Le goût des autres et de la vie sociale

La perle de mes vieux jours, c’est être avec des autres, dans l’aventure de la présence,
mots qui surgissent ou rebondissent. Pensées qui courent et rejoignent, images
racontées qui font écho, audaces naissantes.
20
Une majorité de femmes dans les villages recherchent moins la considération que la complicité
et l’amitié qui, l’une et l’autre, ne sont pas toujours évidentes à trouver.

J’ai rarement la surprise de quelqu’un qui s’arrête et sonne à la porte. Presque jamais de
réception, même sur le pouce ! Mais depuis quelques mois, je marche avec d’autres une
matinée par semaine. Et puis, j’ai un bref moment chaleureux avec l’aide-ménagère tous
les quinze jours et chaque mois avec la coiffeuse qui fait du théâtre en wallon. Un
moment d’amitié avec une amie…, des pépites dans les jours.
Les groupes ACRF – Femmes en milieu rural sont précieux dans les campagnes wallonnes et très
appréciés. Ils, ou plus précisément elles, vivent de belles rencontres qui associent des partages
de vie, des échanges d’idées, des analyses de société et des moments de réjouissance autour
de gaufres et gâteaux faits maison ou d’une simple tasse de café. Elles viennent de plusieurs
villages avoisinant et sont impliquées dans des groupes de promenade, de théâtre ou de loisirs
artisanaux lancés à leur initiative. Elles apportent des coups de main dans des services sociaux
communaux ou paroissiaux ou chantent dans une chorale.

J’assure un bénévolat dans une bibliothèque. Je ne pourrais supporter de ne pas en faire,
de ne vivre que pour moi, en tout cas, tant que j’ai la santé.
Mais l’âge est là avec son lot d’entraves. À 82 ans, il semble tout naturel à Mireille d’arrêter
tout engagement sportif ou même socio-politique! « Quand je vais marcher, dit-elle, j’ennuie
les autres car je ne vais pas à leur rythme. Et, depuis, je sens qu’on me prend comme si j’étais
diminuée. La manière dont on me parle a changé. « Comment ça va » est demandé sur le ton
« ça ne va pas ? » Et « je dois convaincre que je vais bien. »
Son propre regard sur elle-même est de ne plus être capable, ne plus être dans le mouvement.
Elle ne va plus chanter par crainte de ne plus être à la hauteur. Elle évite de sortir dans le noir le
soir (même quand on va la chercher). Elle n’arrive pas à accepter de dépendre des autres, tout
en étant heureuse de les rencontrer. Elle reconnaît se mettre des limites.
Sa voisine soupire : « Quand on n’est plus utile, les gens nous oublient. C’est comme lors d’un
arrêt du travail par rapport aux collègues : on ne compte plus. Et dans les mariages et les fêtes,
on est souvent reléguées. »
Une autre se plaint d’un conjoint « interventionniste ». Elle ne trouve plus sa place, manque
d’autonomie dans les détails du quotidien car depuis qu’il est retraité, il commande tout. Leur
grande différence d’âge ne justifie en rien cette attitude. Elle a envie de garder beaucoup
d’activités et apprécie quand quelqu’un va vers elle avec des questions concernant son ancien
boulot d’enseignante ou quand on lui parle de l’actualité.
La fin de la vie professionnelle est parfois un passage difficile. C’est surtout sur la question de se
sentir encore utile que ruminent les femmes qui ont été très actives. « Il faut rebondir, dit une
très jeune grand-mère. Quand je me sens utile, je suis respectée, c’est valorisant de s’occuper
des enfants ». Elle a une bonne santé tandis que sa voisine évoque une grave maladie pendant
laquelle elle fut bien entourée : « Le plus dur, c’est de dépendre des autres. Accepter de se faire
aider ; c’est une préfiguration pour plus tard ! On se sent diminuée. Qu’est-ce qui fait qu’on
accepte ? On ne peut faire autrement ! Quand je me suis sentie cobaye, je me suis fait
21
respecter… Quand on est malade, les gens ont peur de déranger alors qu’on a besoin de leur
sollicitude. Les gens n’osent pas prendre contact. »
« Je dois reconnaître que j’ai besoin d’être accompagnée, avoue Viviane. Mais j’ai aussi besoin
d’un espace et de ne pas devoir toujours tenir compte de l’autre. Je trouve bien d’avoir deux
maisons pour un couple. Faut-il porter la solitude de quelqu’un d’autre ? Dans la vie affective, il
faut se rendre compte quand il y a de la considération et quand il n’y en a pas. »
Le seul homme, prêtre, rencontré dans un groupe, partage sa désillusion : « Mes confrères ont
de plus en plus tendance à me mettre sur le côté. » Et il ajoute : « Mais tant qu’on a besoin de
nous, on n’est pas transparent ! ». Ensuite, montrant une belle sensibilité, il observe : « Je vois
autour de moi beaucoup de veuves qui ont des petits-enfants et se maintiennent en vie tant que
les petits-enfants ont besoin d’elles. Mais quand ils ont grandi, elles perdent d’un coup leur
énergie et vieillissent brutalement. »
Certaines ont l’idée, même encore jeune, de se faire aider psychologiquement pour tout
simplement se repositionner : « Si on a besoin du regard des autres, c’est un besoin d’estime de
soi. J’ai eu une révélation le jour où j’ai entendu deux filles se parler dans un vestiaire. Je me suis
dit : « je les vaux aussi ».
Ce n’est qu’à 40 ans que je me suis sentie épanouie. Le regard des autres ne me touche plus
comme auparavant car j’ai suivi des formations, je fais du théâtre et j’ai pris de l’assurance. Et à
la maison, j’ai des enfants reconnaissants qui me considèrent. »
7.4. L’évolution de la société inquiète.
Certains groupes ont semblé s’entendre sur le fait que la vieillesse ne posait pas problème. Et la
simple question « qu’est-ce qui vous inquiète pour l’avenir ? », a trouvé des réponses avant tout
d’ordre social liées à l’évolution de la société dans son ensemble. Plusieurs grand-mères sont
inquiètes pour leurs petits-enfants. « On a renversé toutes les valeurs. Il n’y a plus que l’argent
et le sexe. Or, l’important, c’est la nature et les autres », affirme Adrianne. Ses amies
renchérissent et s’accordent pour dénoncer le mal d’être des jeunes mais aussi leur égoïsme. À
leur décharge, ils n’ont pas de travail, comment vont-ils s’en sortir ? Camille dénonce ce
manque d’optimisme. « Depuis 1500 ans, chaque génération dit que tout va mal, donc, faut pas
trop s’en faire quand même… ! » « Moi, conclut Ghislaine, c’est la fin de ma vie et je n’en n’ai
plus pour longtemps ! »
Les autres ne relèvent pas. Le fallait-il ?
7.5. Comment conquérir une considération positive ? Et de qui ?
Les participantes ne se lanceront pas dans des théories ou des attentes irréalisables. Les
réponses concrètes fusent, nous les avons concentrées sur trois positionnements. Celles qui ont
besoin de considération, celles qui veulent en bénéficier et celles qui la suscitent autour d’elles.
a) Paroles exprimant une recherche de considération




Dans une conversation, je dis « mais je suis là ! » quand on ne me voit pas.
Il faut donner son opinion mais ne pas s’imposer !
Moi, je suis écoutée. Mon frère dit : « c’est toi l’aînée ».
Si la femme a quelque chose à dire et sait l’exprimer, on l’écoute !
22


Devant l’ordinateur, avec ma fille, je me sens perdue. Tandis que mon fils a
davantage de patience et il me fait faire, je me sens mieux considérée.
Mes petits-enfants me proposent de m’expliquer le nouveau jeu de société
« doucement, parce que tu es vieille ». Ils savent que je ne suis plus toute jeune, que
je n’assimile pas si vite. Pour moi c’est de la considération.
b) D’autres posent des gestes qui leur apporteront la considération d’autrui



Les jeunes ont besoin de nous, pour les écouter, leur remonter le moral. J’écoute mon
grand fils de quarante ans pendant des heures.
J’ai accepté peu d’engagement fixe envers les enfants mais je fais pas mal de
dépannages.
Je veux aussi garder des heures de lecture, de loisir, de réflexion et de ne rien faire !
Je lis Le Soir tous les jours pour rester informée sur l’actualité.
c) Les dernières axent la plupart de leurs réponses sur le souci de susciter autour d’elles de
la considération


Quand papa est décédé, nous sommes allées à la banque, ma mère et moi. Le
banquier s’est toujours adressé à moi, jamais à ma mère, comme si elle était trop
vieille ou trop gaga. Elle a réagi en posant des questions. Par son attitude, elle
participait. Mais elle n’a eu aucune reconnaissance du banquier et ça m’a énervée.
Maman a 93 ans. Je lui monte son déambulateur. Ma sœur la laisse se débrouiller.
Est-ce une question de sensibilité ? Elle me dit « attention de ne pas trop materner
les personnes âgées ! »
8. L’avenir en vaut-il la peine ?
Lors des consultations en groupe, les tentatives pour exprimer des désirs pour les années qui
viennent étaient pour la plupart d’ordre très pratique, voire des projets ponctuels comme par
exemple « je voudrais charrier mes dalles de béton » pour une octogénaire ou « ne pas être trop
longtemps seule ou avoir davantage de réunions de famille », espèrent deux autres. Mais les
réponses sont le plus souvent liées à l’inquiétude de garder la forme et la santé. Et ce ne sont
pas les trois ou quatre réponses « faire le tour du monde » (voire même en hélicoptère !) qui
risquent de modifier l’impression qu’à un certain âge, l’avenir ne semble plus être désiré. Il
devient comme sans valeur ! Et il est vrai que beaucoup se demandent : « Ai-je encore une
place dans l’univers des autres ? » Car les anciens collègues ne font plus signe, les vieux parents
décèdent et aussi des amis proches (voire tous pour cette dame de 102 ans !). Et puis les petitsenfants qui ont bien grandi viennent moins souvent à la maison. L’entourage se délite et même
les plaisirs habituellement recherchés perdent de leur attrait. Si d’aventure, certains seniors se
lancent dans des activités nouvelles, ils ou elles en paient parfois le prix en fatigue et
courbatures pendant plusieurs jours. Alors ils-elles deviennent prudent-e-s, ce qui n’empêche
pas les petites douleurs et maladies. Avoir mal ou être dans le malaise, voire l’inquiétude,
devient presque l'état normal. Il n’est plus possible d’ignorer ses limites car elles sont
quotidiennes. Jean-Jacques Rousseau l’exprime très bien : « Exister pour nous, c’est sentir » 21.
21
Dans Emile ou De l’éducation, liv.4. Garnier.
23
Mais à un certain âge, le plaisir des sensations de bien-être cède la place à la douleur qui
s’invite sans façon à plusieurs endroits du corps et peut entamer le moral !
Plus que jamais, l’avancée en âge demande de se tourner vers de nouvelles sphères de vie où
s’investir pour intensifier autrement son existence. « L’homme est cet animal qui doit sans
cesse se surmonter », écrit Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Surmonter les
contrariétés et les limites est en effet un processus essentiel qui s’est actionné dès les
premières prises de conscience de soi (difficile à situer quand elle apparaît chez l’enfant) et
perceptions de la vie dans sa globalité. Une vie qui doit continuer à « exister » et ne devrait pas
s’arrêter avec les années s’accumulant. Exister dans le sens d’avoir une présence dans le
monde, soit sensible, soit intelligible.
 Les envies diminuent mais beaucoup d’intérêts se sont ajoutés, sans pour autant
ressentir encore l’appétit de vivre. Mais vivre encore un peu correctement, oui bien sûr.
Mon âge m’amuse. Il y a des jours où les escaliers sont pénibles, il y en a d’autres où je
chante et danse chez moi plein tube.
 Sentir qu’on a encore une valeur, qu’on ne nous infantilise pas comme par exemple dans
un home où j’ai entendu un « ça va pépé ? » dit d’un certain ton !
 Reconnaître aux plus âgés la sagesse, la lucidité et l’expérience. Qu’ils puissent décider
pour eux-mêmes.
 Respect de l’autonomie. Quel que soit l’état physique !
 Il y a des mots qui font mal, de l’intonation (condescendante ou impérative ou…)
 Prendre la personne dans sa globalité.
 S’adapter à l’oreille de l’autre que ce soit ne pas crier ou parler distinctement…
Dans la vie pratique, et nonobstant les progrès tant au niveau législatif que dans l’organisation
des services organisés pour les aînés, il n’est pas toujours facile d’avoir une attitude de
considération et qui soit ressentie comme telle ! Les conditions de temps, les données
pratiques peuvent conduire à des comportements parfois blessants et tout à fait involontaires.
Le mieux alors est d’en parler entre personnes concernées avec sincérité et respect.
Quand nous avons demandé aux six groupes : « Qu’avez-vous besoin pour que votre avenir se
passe comme vous le voulez ». C’est le concret qui a parlé : « J’ai besoin d’argent, dit Amélie. On
croit qu’en vieillissant on aura moins de besoins. Mais il y a les soins de santé et aussi les petitsenfants à choyer… »
Solange essaie de surmonter ses peurs intimes: « J’ai perdu mon mari il y a cinq ans, j’étais à
ses côtés durant sa maladie. Mais je suis inquiète pour l’avenir. J’ai peur pour moi car je serai
seule. Plein de gens m’interpellent : tu vas garder ta grande maison ? Mais, vider la maison,
cette maison où j’ai élevé cinq enfants, c’est insurmontable.»
Catherine cherche des solutions : « Je pourrais ouvrir une partie de la maison à d’autres. C’est
théoriquement envisageable. Mais je ne me vois pas entreprendre des travaux, moi, femme
seule. Ni même donner des directives à des ouvriers. C’est toujours difficile de se faire respecter
quand on touche aux sujets techniques. Mes enfants souhaitent que je me rapproche d’eux mais
je n’ai pas trop envie. Même si on s’entend bien… il y aurait une espèce de contrôle. Intéressant
de se demander, de creuser ce point. C’est une pensée qui ne me quitte pratiquement plus. Je
serais morte de 8 jours… que personne ne le saurait. Ma voisine directe part tôt, rentre tard… Et
puis, je ne veux pas donner d’embarras aux autres. »
24
8.1. Que fait la société pour vous ?
À notre grand étonnement et seulement une fois, une participante a répondu du tac au tac :
« La société ne fait rien. »
Les autres ont vite réagi, avec des exemples très pratiques : la couverture mutuelle, les
réductions de train, les activités pour les aînés, la pension, les services de repas à domicile, les
soins de santé, tout cela en partie gratuit ou à prix très raisonnable. Solange invite à ne pas
oublier les précieux titres-services car, dit-elle, « on ne peut pas se plaindre dans notre partie du
monde. Les maisons de retraite s’améliorent. Il y a les aides familiales, les amicales, les 3X20, le
conseil consultatif des aînés… » Mais le côté militant rural revient avec Jeanine : « Nous les
aînés, on doit se secouer pour rappeler que le principal dans les dix prochaines années, c’est
l’écologie qui doit inspirer tout être humain. Dans ce contexte, la solidarité, le partage universel,
c’est essentiel. Il y a tous ceux qui nous suivent, ne les oublions pas ! »
8.2. Que mettre en place pour plus de considération ?
Gros soupirs dans les groupes. Les participantes se regardent, se sourient avec complicité. Elles
ont déjà beaucoup dit à ce stade de fin d’animation. Quelques-unes citent le problème de
l’épargne qu’elles ne parviennent plus à constituer alors que déjà elles se privent. Ensuite elles
reviennent aux soucis de santé qui usent et inquiètent.
Mais assez vite, les participantes vont à l’essentiel et surgissent des conseils de sagesse et de
bon sens au quotidien que ne renieraient pas les philosophes anciens, qu’ils soient épicuriens
ou stoïciens. Ainsi profiter de chaque moment, rester optimiste, voir les vraies valeurs,
apprécier ce qu’on a, ne pas se tracasser, se rassurer soi-même, vivre au jour le jour et dans la
bonne humeur. Sourire malgré les problèmes qui doivent rester dans un tiroir de la tête, avoir
toujours des projets, rester calme… (malgré le mari à la maison !), se dire que ça va rajeunir de
ne plus travailler…
Et puis, assurent-elles, il faut pouvoir accepter l’aide extérieure pour continuer à vivre même si
ce n’est pas toujours facile.
Beaucoup expriment alors le besoin de se sentir utiles et d’être reconnues dans ce qu’elles font
et pour leur propre personnalité. Elles veulent continuer à s’informer sur la vie politique et
sociale et pas seulement sur les questions qui concernent le troisième âge. Et, enfin, se sentir
égales des autres et continuer à avoir des projets, même à court terme. Pouvoir se dire :
demain, je ferai ceci ou cela. Ensuite, les enfants ne doivent pas s’inquiéter pour elles.
Rares sont les participantes qui ont exprimé de l’angoisse ou des soucis qu’elles n’arrivent pas à
surmonter.
Nous achevons la démarche avec le témoignage de Marie qui a contribué à cette étude par son
témoignage personnel rejoignant en grande partie les paroles dites en réunion. Comme bien
d’autres femmes, Marie s’est construit tout un univers, faisant des ponts entre l’actualité, les
gens, son désir de confiance réciproque, ses écritures, ses songeries…22
22
Marie DOCQUIR DIEZ a par ailleurs publié Les vingt années de Raymond Trinaux dans les fosses de Dièle à
Naninne entre 1946 et 1966, Copymédia, mars 2012 (2 exemplaires à la bibliothèque d’Assesse) et Histoires de la
25
«Le plus que je vis c’est quand je m’informe sur l’histoire, l’organisation de la société et cette
lutte souterraine « dominants-dominés », la spiritualité, la littérature, la culture ardennaise, les
plantes, les oiseaux, des endroits que je projette de visiter, les expositions proposées. Je picore
dans une bibliothèque et surtout je me berce en écoutant les voix des émissions podcastées,
choisies selon mes intuitions et intérêts du moment. Des concerts, Namusique à 6 euros,
m’enchantent. Des pièces de théâtre qui lancent une conversation entre vieux époux. Un film, de
temps en temps, et des romans, des romans, des romans que je dévore, sautant les bavardages
et les descriptions. Tout ça, c’est vrai pour une vieillesse avec une santé, du temps et des
énergies. »
Et elle conclut avec reconnaissance
« 67 ans, c’est aussi voir l’effacement possible. Vider la maison avant ma mort, qu’ils n’en aient
pas le souci. Dire et tricoter des moments de relation avec ces quelques avec qui j’ai eu la
chance de vivre. M’informer sur l’atroce presque partout dans le monde et prendre conscience
que je n’ai jamais eu faim, je n’ai jamais connu la guerre, nos fils n’ont pas dû faire leur service
militaire, abasourdie de ce qui m’a été offert.
Je n’ai plus qu’à demander que mes cendres - je choisis l’incinération - courent sur l’eau d’une
rivière ardennaise. Les pieds sur terre mais la terre avec un horizon.»
Mér d’Èwe, au Fraumont, Copymédia, février 2013 (récit de vie en français d’une enfance dans un village
d’Ardenne).
26
« On devrait se voir plus souvent. Discuter de nos peurs et se mettre ensemble pour
trouver des solutions. »
Conclusion
En quoi le thème de la considération pouvait-il intéresser plus particulièrement les aînées? Ne
concerne-t-il pas tout le monde ? Certes. Mais l'élévation de la durée de vie entraîne
énormément de questions sur les conditions de vie des plus âgés. Au plan matériel, la
protection sociale, notamment des classes d'âge nombreuses du baby-boom, est un challenge
qui inquiète les pouvoirs publics et mobilise les services, institutions et associations concernées
par le soin des aînés, le logement, les systèmes de pension, la précarité. A l’heure d’une
transition démographique qui passe d’un équilibre ancien avec une vision traditionnelle à un
nouvel équilibre, de nouvelles représentations des aînés se précisent qui laissent davantage la
place à leur dynamisme et à l’intergénérationnel. Toutefois, dans ce contexte en tension entre
une vision problématique voire catastrophiste du vieillissement et une vision positive voire
idyllique - au risque de devenir tyrannique - du bien vieillir, des études montrent à l’envi que le
vieillissement est perçu de manière négative non seulement par la majorité de la population
européenne mais aussi, et plus particulièrement, par le personnel de soin23.
Alors qu’en disent des femmes, elles qui, statistiquement, vivent plus longtemps ? Comment
veulent-elles être considérées et considérer les autres ? C’est ce qui nous a intéressées dans
cette étude.
Influence des conquêtes féministes ?
En invitant les femmes d’un mouvement féminin d’éducation permanente à réfléchir en groupe
sur la considération, nous nous attendions à des réactions vives, voire des revendications
militantes de la part de celles qui ont connu les années septante des combats féministes. Mais
curieusement, de féminisme il n’a pas été question ! Une de nos hypothèses, avant de
commencer l’étude, avait trait au lien supputé entre un parcours personnel, - contemporain
des avancées pour l’égalité entre les femmes et les hommes -, et le statut ou l’état de femme
vieillissante. Il n’en fut rien. Les conditions de vie ne seraient-elles pas si déterminantes sur l’art
de vieillir ? Et l’âge n’aurait-il pas grand-chose à voir avec une inquiétude d’ordre sexiste dont
pourtant certaines ont eu à souffrir dans leur existence ? Et enfin, les années finiraient-elles par
niveler la différence des sexes une fois la vie active dépassée ? Rien n’est moins sûr même si les
soucis principaux des aînées sont probablement proches de leurs compagnons quand ils
concernent la santé et les moyens financiers dont ils ou elles disposent. Avec le sérieux bémol
que, statistiquement, les femmes ont pour la plupart des revenus liés à une pension modeste.
Mais là n’est pas notre propos et loin de nous l’idée de forcer sur le thème des différences
entre les hommes et les femmes. Même s’il n’est pas rare de considérer, pertinemment ou non,
que les femmes sont perdantes dans certains lieux, secteurs ou circonstances.
23
Intervention de Stéphane ADAM, chargé de cours et responsable de l’unité psychologique de la sénescence à
l’université de Liège, juin 2015, lors du Forum des Ainées de l’ACRF – Femmes en milieu rural sur « l’impact du
vieillissement sur la santé physique et mentale des aînés et sur les attitudes des interlocuteurs à leur égard ». Il
montre entre autres que la manière de considérer le vieillissement a un impact sur la santé suivant le point de vue
positif ou négatif adopté. A découvrir dans Plein Soleil de janvier 2016.
27
Ce que corroborent des études : en Europe, le premier critère de discrimination est l’âge (les +
de 55 ans) suivi par le sexe et la race24. Et quand les critères se cumulent…
Des récits
Écouter les femmes se parler à propos de leur vie est toujours un bonheur. L’expression
pronominale choisie ici, « se parler », exprime le fait que les échanges féminins, émis pour la
plupart en lien direct à autrui, sont rarement anodins et ne prennent pas souvent le ton du
discours ou de la déclaration pour convaincre un auditoire !
Les réunions annoncées sur le sujet pour témoigner dans le cadre de l’étude ont rencontré un
grand succès au point qu’il a fallu utiliser l’écrit pour donner à toutes l’opportunité d’émettre
leur avis. L’ambiance était enthousiaste, l’imagination et le partage au rendez-vous et ce furent
de joyeuses rencontres dont les participantes se souciaient qu’elles soient utiles à l’étude. Une
préoccupation féminine qui n’est pas rare : joindre l’utile au plaisir. Et les deux furent au
rendez-vous.
Sans doute les participantes ont-elles fait l’expérience positive de ce qui peut se jouer à travers
les récits de vie des personnes âgées 25: être encore et toujours sujet de son histoire.
« L’histoire de vie est la manière dont le sujet humain se manifeste et se constitue (Paul
Ricoeur)… S’il n’y a pas d’histoire, il n’y a pas de sujet… Le sujet absent, il ne reste qu’un objet
de soin. » Expérience du récit encore enrichie par la prise de conscience de ce qu’elles
pouvaient apporter : le vécu d’une longue et riche vie, ayant aimé et travaillé, occasion offerte
pour que chaque événement, chaque constat puisse se retrouver dans un après coup resitué
dans une histoire personnelle. Une histoire qui s’écrit toujours, dont la signification globale est
toujours en devenir…26
De la considération !
Quand nous avons lu ou entendu lire les premiers mots écrits qui expliquaient ou décrivaient
sur un bout de papier ce que représentait pour les participantes la considération, ce fut une
réelle surprise. Elles comprenaient le mot autrement. Le sentaient autrement. Autrement que
qui ? Autrement que les différents sens apportés dans les dictionnaires écrits par des hommes
qui font la part belle à la célébrité, aux honneurs, à l’autorité, à l’opinion. Mais comparaison
n’est pas raison. N’ayant pas porté la recherche sur un public masculin en situation de
vieillesse, il n’est pas dit que, sur le terrain, ils n’auraient pas présenté des réponses similaires.
24
Intervention de Stéphane ADAM, chargé de cours et responsable de l’unité psychologique de la sénescence à
l’Université de Liège, juin 2015, lors du Forum des Ainées de l’ACRF – Femmes en milieu rural. A découvrir dans
Plein Soleil de janvier 2016.
Pourtant, ces faits, les participantes refusent de les subir en partageant et soutenant par ailleurs les combats du
mouvement menés sur les sujets liés aux inégalités en général, salariales et allocations diverses en particulier.
L’ACRF – Femmes en milieu rural est en partenariat avec d’autres associations via la Plateforme féministe
socioéconomique au niveau fédéral, la Marche Mondiale des Femmes au niveau international, Synergie Wallonie
ou prochainement Alter Egales, l’assemblée des droits des femmes initiées par le premier ministère des droits des
femmes en Fédération Wallonie Bruxelles sous l’impulsion de la ministre Dominique Simonis sans oublier les
investissements de membres de l’ACRF – Femmes en milieu rural dans des collaborations locales entre autres
autour de la journée du 8 mars.
25
J. POLARD, Vieillir, entrer dans le temps fini, poursuivre sa propre histoire, dans M. BILLÉ, C. GALLOPIN,
J. POLARD, Manifeste pour l’âge et la vie : réenchanter la vieillesse, Editions Erès, 2012, p. 108.
26
Ibid., p. 110-111.
28
Donc, ne nous attardons pas à la comparaison pour davantage nous intéresser au contenu
proprement dit des paroles de femmes.
Tiens… en fait de paraître, d’image extérieure de soi, il n’y a pas que les hommes qui s’en
soucient ! Les femmes aussi, dit-on. Et pourtant, une autre manière du paraître, une approche
« esthétique » est restée relativement ignorée des participantes : celle de la beauté et de la
séduction. Peu d’entre elles ont évoqué le sujet ou l’envie de plaire ou d’être encore désirables.
Par timidité ? Pudeur ? Désintérêt ?
En fait, elles se sont emparées de la question de la considération et l’ont traitée autrement.
Clairement, elles s’en sont appropriées par le fond, par l’essence du concept, apportant une
valeur ajoutée, une valeur de sensibilité que nous osons qualifier de proche du cœur. Pour
elles, la considération, c’est là où on aime et respecte et là où on se sent aimé et respecté. Là
où la vie continue avec les émotions, le besoin de sécurité, de présence, d’amitié, de don de soi,
de tendresse. La considération est comme le bouquet d’une vie réussie dans son lien positif
avec les autres.
Et si les problèmes de santé et d’argent inquiètent parfois sérieusement, il faut quand même
aller de l’avant, s’intéresser au monde, participer à la vie du village, avoir des projets. Pour ce
faire, il faut goûter le temps présent. Sexagénaires, septuagénaires, octogénaires sont des
épicuriennes dans le sens où elles ont compris que, pour être heureuses, il est bon de recueillir
dans la vie ce qu’elle apporte de bien comme les amitiés, la famille, la nature. Le bonheur est
devant la porte qu’il faut ouvrir pour se réjouir de ce qui est donné de plus naturel de la vie.
Pour relever les qualités qui font la vie bonne : le partage, l’admiration, la rencontre, l’espoir, la
joie, l’écoute, le pardon et même l’estime de soi.
Mais stoïques aussi sont les femmes quand, au lieu de se plaindre des incommodités et
embarras liés aux trahisons du corps dont on devient dépendant, elles haussent les épaules. Il y
a des choses qui dépendent de soi et d’autres non. Et si le porte-monnaie reste plat, si les
enfants viennent rarement les voir, si leur maison est isolée, elles font l’effort de ne pas se
tracasser inutilement tout en veillant à sauver leur autonomie. En fait, comme les sages
anciens, elles veulent vivre le quotidien de l’âge avec dignité et dans la bonne entente avec
l’entourage.
La considération et le respect de soi ne sont ni des objectifs en soi ni des revendications, c’est
une manière de vivre pour soi et avec les autres. C’est un mot qui crée continuellement sa
pratique au fil des jours. En prendre conscience, c’est gagner un bonus pour l’âge de vieillir. La
considération, marqueur de qualité, n’est pas seulement un beau mot du dictionnaire. Quand
les femmes s’en emparent, il ne devient plus possible de s’en passer, peut-être parce qu’il
évoque avant tout la réciprocité…
29
Annexe 1
Animation ACRF – Femmes en milieu rural, juin 2015
« De quelle considération ai-je besoin pour le temps de vieillir ?
Un sujet d’avenir !»
1. Présentation des objectifs de l’animation
Pour les participants : mettre à plat les moyens à notre disposition et comment se situer
et agir seule ou ensemble pour bien vivre le temps de l’âge qui avance.
Pour l’ACRF : réaliser une étude et nourrir le « module » vieillissement.
2. Prise de parole sur le parcours de vie
L’expérience de vieillissement sur son entourage et sur soi ?
S’interroger sur son propre vieillissement, quel regard sur soi ? Mais aussi quel regard je
perçois des autres sur moi ?
Hypothèse : « La façon de vieillir est-elle tributaire de la vie qu’on a menée ? ».
3. Le regard dont j’ai besoin.
Quelques exemples et faits quotidiens. Quelques souhaits.
4. Vers une qualité de vie « Pour le temps qu’il me/nous reste à vivre (seul ? ensemble ?),
comment allons-nous le vivre ? »
N.B. Se rappeler les propos de J. – M. LONGNEAUX sur le deuil : « Je meurs à ce que je
ne suis plus pour renaître à ce que je suis devenu ». (Voir F. WARRANT, Quel sens donner
à la vie re-traitée ?, Les analyses de l’ACRF, 2005-10).
5. Terminer par un essai de définition de la considération pour le groupe.
Y a-t-il des priorités à privilégier ? Pour soi. Au sein de l’ACRF – Femmes en milieu rural ?
30
Bibliographie
Sites internet et dictionnaires
http://www.belgium.be/fr/la_belgique/connaitre_le_pays/Population/
http://rsa.revues.org/925
Le dernier Thermomètre Solidaris : http://goo.gl/ZxKp62. Résumé vidéo: https://youtu.be/FHtmDeEkos
http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/consid%C3%A9ration/18385
http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/respect/68670?q=respect#67918
http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/synonyme/consideration/
http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/synonyme/respect/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Respect
https://fr.wikipedia.org/wiki/Symphonie
LALANDE, A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Quadrige-Presses
Universitaires de France.
PICOCHE, J., Dictionnaire étymologique du français, Larousse, collection Les usuels, 2009.
RUSS, J., Dictionnaire de philosophie. Larousse Bordas, 1996.
Ouvrages
BILLÉ, M. et MARTZ, D., La tyrannie du bien vieillir, Ed Le bord de l’eau, 2010.
BILLÉ, M., GALLOPIN, C. et POLARD, J., Manifeste pour l’âge et la vie : réenchanter la vieillesse,
Editions Erès, 2012.
ROUSSEAU J. - J., Emile ou De l’éducation, liv.4. Garnier.
Etude et analyses de l’ACRF – Femmes en milieu rural (sélection)
BRASSEUR, M., La famille et la place des grands-parents dans cette famille, 2011-13.
BRASSEUR, M., DE FAVEREAU, C., La chance de vieillir, 2012-30.
BRASSEUR, M. et EVRARD, M., Se re-traiter, un « + » pour la vie en société, 2006-22.
DE FAVEREAU, C., Et si nos aînés n’étaient plus pris en charge… mais en compte ?, 2012-12.
EVRARD, M., Pour le temps qu’il nous reste à vivre ensemble…, 2013-24.
FOURNEAU, J., Vieillir au féminin en milieu rural wallon. Conditions de vie des femmes de 75 ans
et plus, Etude ACRF, 2011.
KROONEN, C. et VANHESE, A., Etre vieux dans la société d’aujourd’hui, c’est comment ? A
paraître dans Plein Soleil, mensuel de l’ACRF – Femmes en milieu rural, janvier 2016.
STUEREBAUT, J., en collaboration avec LARDINOIS, G. et SOLOT, J., Vieillir sans être vieux, 201205.
VANHESE, A., Impayables les pensions ? A voir !, 2015-16.
WARRANT, F., Quel sens donner à la vie re-traitée ?, 2005-10.
31
Table des matières
Introduction..................................................................................................................................... 3
1.
2.
La vieillesse éprouvée ............................................................................................................. 5
1.1.
Vivre plus longtemps, mais… ........................................................................................... 5
1.2.
La figure du « senior » ..................................................................................................... 6
Le temps .................................................................................................................................. 7
2.1.
Ce qu’en disent les savants et les philosophes ............................................................... 7
2.2.
L’âge comme une symphonie .......................................................................................... 9
3.
Considération = respect ?........................................................................................................ 9
4.
Avancer dans la vie à pied, à cheval ou en voiture ? ............................................................ 11
5.
Vieillir de l’intérieur ............................................................................................................... 12
6.
Synonymes et analogies de considération ............................................................................ 13
7.
8.
6.1.
Recueil des mots écrits illustrant la considération ....................................................... 13
6.2.
Des exemples de considération donnés en réunion .................................................... 14
6.3.
Voyons à l’opposé ce que les femmes déconsidèrent.................................................. 15
6.4.
Exemples de déconsidération........................................................................................ 16
6.5.
La considération et le genre .......................................................................................... 16
Des liens pour tenir ............................................................................................................... 17
7.1.
La santé : première pierre d’achoppement .................................................................. 17
7.2.
Au foyer, rien ne change ................................................................................................ 18
7.3.
Le goût des autres et de la vie sociale ........................................................................... 19
7.4.
L’évolution de la société inquiète. ................................................................................ 21
7.5.
Comment conquérir une considération positive ? Et de qui ? .................................... 21
L’avenir en vaut-il la peine ? ................................................................................................. 22
8.1.
Que fait la société pour vous ? ...................................................................................... 24
8.2.
Que mettre en place pour plus de considération ? ...................................................... 24
Conclusion ..................................................................................................................................... 26
Annexe 1 ........................................................................................................................................ 29
Bibliographie ................................................................................................................................. 30
32

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