De quelle considération avons-nous besoin pour le temps
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De quelle considération avons-nous besoin pour le temps
De quelle considération avons-nous besoin pour le temps de vieillir ? Godelieve Ugeux Etude ACRF – Femmes en milieu rural 2015 2 Déjà parus à l’ACRF – Femmes en milieu rural WARRANT F., La mobilité des personnes en milieu rural, ACRF, 2005, 153 p. Collectif ACRF avec la collaboration de HENNEQUIN P., Dieu à l’épreuve des images, ACRF, 2005. ANSAY F. et WARRANT F., Se loger en milieu rural, un défi, ACRF, 2006, 104 p. ANSAY F., Le milieu rural, un espace à habiter, ACRF, Série Milieu rural, 2006, 104 p. JAMAR A. et LAURENT B., 100 ans d’ACRF. Genèse et transformation d’un mouvement social, 2007, 67 p. BODSON F., Des commerces et des services à proximité en milieu rural, ACRF, 2007, 65 p. HENNEQUIN P. avec la collaboration de LAURENT B., Croyances religieuses? Dérives sectaires? Apprendre à discerner, ACRF, 2008, 38 p. JAMAR A., Femmes en mouvement. Portraits d’actrices, ACRF, 2008, 73 p. GEORIS C., La précarisation des femmes en milieu rural. Approche quantitative, ACRF, 2009, 57 p. GEORIS C., Résister et adapter ses pratiques à la condition précaire. A propos de la précarité de femmes de plus de 45 ans en milieu rural, ACRF, 2009, 36 p. DEBOIS M., Quand rural ne veut plus dire agricole, ACRF, 2010,47 p. DEBOIS M., Les femmes et l’agriculture, l’union vitale ?, ACRF, 2010, 42 p. FOURNEAUX J., Vieillir au féminin en milieu rural wallon. Conditions de vie de femmes de 75 ans et plus, ACRF, 2011, 50 p. HONOREZ A., Le roman de terroir, source de questions, ACRF, 2011, 49 p. DEBOIS M., A l’avenir, tous au village ? Confrontation de points de vue, ACRF, 2012, 47 p. UGEUX G., Mais qu’est-ce qu’elles veulent encore ? Au-delà d’une reconnaissance apparente de l’égalité femme-homme, ACRF, 2012, 58 p. De FAVEREAU C., Sans pétrole, la fête est plus folle ? ACRF, 105 p. UGEUX G., Un enfant ou un travail : faut-il choisir ?, ACRF, 2013,47 p. De FAVEREAU C., L’avenir est-il à votre goût ?, ACRF, 100 p. UGEUX G., L’Europe ignore-elle la souffrance des femmes ? Des droits sexuels et reproductifs mis à mal !, ACRF, 2014, 44 p. De FAVEREAU C., Vous ne ferez plus vos courses comme avant, ACRF, 2015, 104 p. © ACRF-Femmes en milieu rural ASBL Dépôt légal D/2015/10.424/2 ACRF – Femmes en milieu rural - ASBL Rue Maurice Jaumain, 15, B-5330 ASSESSE Editrice responsable : Daisy Herman [email protected] - www.acrf.be Décembre 2015 3 « L’être humain est-il le produit de son histoire ou sera-t-il réduit, circonscrit à ses comportements ? Question très actuelle autant sociétale que politique, déterminante quant à notre abord et notre compréhension de la vieillesse au quotidien. » José Polard Introduction Dans le mot vieillir, on peut entendre, et bien sûr lire, le mot vie. Est-ce à dire que, durant cette étendue de temps qu’il « reste » avant le grand départ et sans savoir quelle en sera la durée, il est encore des valeurs à découvrir ? De la force, du bien-être et de la joie à éprouver ? Si oui, et ce n’est pas inintéressant de le vérifier,- quelles seraient les conditions pour bien vieillir ou, mieux, pour bien vivre ce temps de la vieillesse1? La qualité de vie des aîné-e-s dans notre société a toujours mobilisé l’ACRF - Femmes en milieu rural. Les femmes arrivant à la retraite ou l’ayant dépassée, « ont vécu » et de plus restent très souvent actives et même militantes. Comment ressentent-elles leur place dans la société ? Ontelles encore un rôle établi ? Sont-elles écoutées ? En somme, ont-elles toujours «droit au chapitre» selon l’expression bien connue ? Quel(s) regard(s) ont-elles sur leur propre vieillissement et celui des autres ? C’est ainsi qu’en réunion du Service d’étude du mouvement est apparu le maître mot: considération. Et assez naturellement a surgi la question : de quelle considération avons-nous besoin, nous les femmes, pour le temps de vieillir ? Les dés étaient lancés ! Comment ensuite procéder pour bien entendre ce que les femmes rurales ont envie de communiquer, voire de revendiquer ? Comment veiller à ce qu’elles puissent, la tête haute et durant toute la vie, poursuivre leur trajectoire dans de bonnes conditions, quels que soient leur parcours familial ou professionnel, leurs réussites ou leurs échecs dans la société où elles ont grandi et mûri ? Une méthodologie simple et conviviale Six groupes de parole variant de 5 à 14 personnes entre 59 et 82 ans ont été organisés afin de recueillir et analyser leur expérience. Quelques-unes d’entre elles poursuivaient encore une activité professionnelle. Mais les différences d’âge et d’occupation ne semblent pas avoir causé de divergence autour des questions qui interpellaient leur «être femme », réfléchissant ensemble au temps qui passe sur leur vie. Un questionnement Pour susciter la réactivité et que surgissent, en une rencontre de moins de deux heures, les pensées et les sentiments des unes et des autres, un protocole souple a été prévu. Selon l’importance du groupe, l’animation a varié dans la forme. Il a été fait usage de l’écrit en ce qui concerne le chapitre cinq sur les synonymes et analogies. 1 Bien vieillir sans en faire une injonction ! Voir Majo EVRARD, « Pour le temps qu’il nous reste à vivre ensemble… », Les analyses de l’ACRF, 2013-24 offrant une approche critique de ce concept réalisée lors du Forum des aînées 2013 à partir des interventions de M. BILLÉ, sociologue spécialisé dans les questions relatives à la vieillesse, auteur avec D. MARTZ de La tyrannie du bien vieillir, Ed. Le bord de l’eau, 2010. A noter, que depuis plus de 10 ans, la commission « Aînées » organise un « Forum des aînées », alliant en une journée des réflexions critiques, débats, recommandations politiques, rencontres conviviales et production d’analyses. Voir la bibliographie. 4 Méthode pratique qui permettait à toutes de réfléchir en silence, écrire avec concentration et ensuite faire part aux autres de leurs réflexions et avis ! Mais ensuite, où ces petits cailloux de parole précieuse des femmes pouvaient-ils nous mener ? Quel était notre objectif ? Des chiffres ou des émotions ? Dans un contexte marqué par le vieillissement de la population, le déséquilibre démographique tend de plus en plus à être vu comme allant poser problème2. La pyramide des âges tend à se tasser et la population âgée, prenant de l’importance, commence à être perçue sous le prisme des déficits : coût, perte d’autonomie, incapacités. Néanmoins se développe, fin du siècle dernier, une dynamique sociale très active sur l’aide, le service, la solidarité, le souci de l’autre… Mais aussi intéressantes que soient les recherches portant sur le troisième âge et les choix de société, nous avons laissé de côté ce type d’interrogation basé sur des chiffres et sur l’éthique sociale pour nous intéresser à la parole directe des femmes. Pour saisir leurs sentiments, leurs attentes à propos du vieillissement, nous sommes parties de trois questions amorces3: Ai-je le sentiment que les autres, la société, mes enfants attendent encore quelque chose de moi? - Expliquer avec des exemples autant que possible. Qu’est-ce qui me semble le plus important pour moi dans les dix prochaines années alors que je prends de l’âge? Au niveau personnel ? Dans mon entourage social ou militant? Où, dans quels lieux, dans quelles ambiances, avec quelles personnes, perçois-je un défaut de considération pour les plus âgé-e-s ou pour moi-même ? – Avec des exemples autant que possible. Pour construire une société basée sur des valeurs qui nous tiennent à cœur, il faut prendre la parole, dire et redire, s’inquiéter, critiquer, proposer. Car « on ne devient pas vieux uniquement pour des raisons physiologiques, on le devient aussi (et surtout !) lorsque le groupe social nous désigne, même indirectement, comme tel en ne nous considérant plus comme un individu “comme les autres”, dit Frédéric Balard dans un article qui parle sur le « bien vieillir » et « faire bonne vieillesse » 4. Cette étude vise à améliorer le bien-vivre des aînés important pour la stabilité d’une société. Et, à partir du terrain où se mobilisent les femmes rurales, interpeller les gouvernements, les institutions, les mouvements et même leur famille pour qu’ils écoutent leurs avis et réflexions. La démocratie et toute politique qui se respecte doivent considérer tout citoyen ou citoyenne, quel que soit son âge ou l’étape de sa vie. 2 La pyramide des âges en Belgique montre clairement un vieillissement de la population. Voir <http://www.belgium.be/fr/la_belgique/connaitre_le_pays/Population/> Pour une approche critique du vieillissement considéré comme problème, voir M. BRASSEUR et C. DE FAVEREAU, La chance de vieillir, Les analyses de l’ACRF, 2012-30. 3 Questions en lien avec un canevas d’animation complémentaire : voir annexe 1. 4 http://rsa.revues.org/925 5 1. La vieillesse éprouvée Plus on avance en âge, plus la vieillesse s’impose à la conscience, même si on évite d’y penser ou cherche à en nier les signes. Le corps est souvent le premier à lancer des avertissements. Ensuite, l’attitude de l’entourage se modifie doucement autour de soi. Ainsi, des parents de grands adolescents s’entendent désigner par eux comme « les vieux » alors qu’ils vivent une cinquantaine dynamique. Mais il faut reconnaître que le psychisme a souvent tendance à arranger la réalité. Ainsi le « Je me sens jeune, moi ! » des sexagénaires qui ont gardé des activités professionnelles ou sportives, des passions créatives ou des appartenances militantes. On voit certains s'efforcer de continuer à vivre au même rythme et de la même façon que durant les deux premiers tiers de leur vie. Reconnaissons que, dans les pays industrialisés où le jeunisme fait loi, se sentir vieillir n’est pas agréable. Au point que des personnes d’âge mûr refusent d’être fêtées après la cinquantaine, n’ayant aucune envie de recevoir des vœux d’ironie douteuse sur les cartes d’anniversaire. Alors, le sentiment de l’âge, l’impression de vieillir, est-ce seulement une affaire de ressenti personnel ou un problème lié au regard des autres ? Cela fait un choc la première fois que quelqu’un vous cède sa place dans le bus. 1.1. Vivre plus longtemps, mais… En Belgique, les personnes de plus de 60 ans qui représentaient 21,8% de la population totale en 2000 devraient représenter 32,5% de celle-ci en l’an 2050, donc 11% de plus en cinquante ans ! Un pourcentage proche de la moyenne prévue pour l’UE. Dans les pays occidentaux, l’espérance de vie est de 75 ou 82 ans selon que l’on soit homme ou femme alors que la moyenne était autour de 40 ans au milieu du XIXe siècle. La durée de vie a donc doublé tout en maintenant une relative bonne santé, même si nous ne sommes pas tous égaux par rapport au vieillissement biologique. Comment cette évolution est-elle perçue dans nos sociétés ? L’idée de vieillesse suscite spontanément des évocations négatives : la maladie, la perte d’autonomie, l’isolement. Les femmes de 50-64 ans seraient davantage anxiogènes par rapport à l’âge. La vieillesse n’est-elle pas souvent vue comme l’antithèse de la beauté ? Les rides, la peau flétrie et autres affaissements ressentis comme les incontournables du temps qui passe ! Lequel temps, lorsqu’il n’est plus synonyme de croissance, acquiert une signification de détérioration, de diminution, de retraite, voire de mort ? L’apparence corporelle pour laquelle on a pris tant de soin n’est plus une vitrine perfectible. L’image de soi en prend un coup. Au point que certaines personnes évitent d’être photographiées pour ne pas faire trace de leur apparence altérée. « L’image que tu ressens dans ton for intérieur ne concorde pas avec les photos de toi, soupire Renée. Je suis énervée par les écrits et les commentaires sur la beauté de la vieillesse. » Dégât d’apparence, mais pas seulement ! Les progrès acquis tout au long de la vie se perdent petit à petit. La mémoire n'est plus fiable, la concentration devient difficile. 6 La diminution des performances intellectuelles est au moins aussi pénible à accepter que celle de l’aspect physique et suscite un effet désastreux sur la confiance en soi. Ce n’est pas l’avis de Marguerite qui assure que « tant qu’on reste jeune dans la tête, on ne pense pas à son âge. » Mais celle qui a souvent le dernier mot, c’est la société. Elle déverse ses publicités, ses slogans, ses articles de journaux, ses produits cosmétiques et hormones de jeunesse pour mieux vénérer les corps « restés » jeunes. Liftings et opérations esthétiques se développent pour garder une apparence juvénile à tout prix, qui ne sera jamais qu’un peu de temps gagné pour qui veut sauver la mise ad vitam ! Jamais le devoir de paraître jeune n’a subi de pression aussi forte. Le « soyez jeunes » est devenu dans la foulée « soyez actifs, compétents », mais aussi « compétitifs, mobiles, ouverts au monde et aux nouvelles expériences » ! Ce n’est pas seulement des conseils ou des invitations à se sentir mieux ; ces slogans sont des injonctions qui viennent de partout et tout le temps sous peine d’être refoulés de la société qui bouge ! Certains professionnels du vieillissement estiment que le « vieillir pour de vrai » commence quand la personne renonce à améliorer son potentiel ne croyant plus pouvoir se lancer dans de nouvelles performances. Les genoux sont moins souples, les yeux et les oreilles moins performants. Mais les souvenirs accumulés grâce à ces mêmes genoux, yeux et oreilles justifient en quelque sorte cette fragilité que j’accepte. J’ai peur de ne plus savoir faire certaines choses, de « diminuer… » 1.2. La figure du « senior » Aux images presque ancestrales du « petit vieux » marchant canne à la main dans la rue ou du « pensionné » heureux du fauteuil offert par ses collègues de travail lors du pot d’adieu, il fallait substituer un terme plus dynamique qui suggère la vitalité. C’est la naissance du « senior ». Pas loin phonétiquement du mot « seigneur », il induit l’image d’une personne en bonne santé, ayant plutôt réussi professionnellement et disposant de revenus confortables tout en étant resté bien de sa personne. Idéalisé, respecté, ce bon consommateur véhicule une image enviable de la maturité réussie qui a connu les années glorieuses, l’aventureux mai 68 et profité de l’évolution fulgurante en matière de liberté des mœurs. Mais les temps changent. La crise, les menaces liées au climat, la biodiversité en danger et le déséquilibre démographique dénoncé plus haut font glisser l’image lisse des seniors vers d’autres considérations et inquiétudes dans le discours ambiant. Les politiques ont vite fait de « tomber » sur le coût des soins de santé et des pensions qui pèseraient trop sur les finances publiques5. Discours ambiant auquel tous participent, - mais presque inconsciemment -, en relevant le « trou de la sécu », ou le « gouffre des retraites » que la population plus jeune et travailleuse doit endosser. C’est ne pas prendre en compte que les retraité(e)s, qui ont cotisé toute leur vie, perçoivent en moyenne 1.123 euros bruts par mois6. 5 6 A. VANHESE, Impayables les pensions ? A voir !, Les Analyses de l’ACRF, 2015-16. Mais plus de la moitié du patrimoine total des pensions est détenu par seulement 10% d’entre eux ! 7 Dans l’équilibre des dons et contre-dons dans une société juste, la solidarité intergénérationnelle prend toute sa place institutionnelle, symbolique et pratique. Elle joue de part et d’autre des âges et du temps. Les parents aident leurs enfants, - notamment pour soutenir leurs besoins surgis des progrès techniques et avancées sociales qu’ils ont obtenues pour leur bien vivre durant les années de forte croissance ! Ce jeu familial concerne les seniors aisés qui bénéficient d’un bilan de vie réussi. Mais il existe un autre scénario qui pose le problème de la dualisation sociale quand un fossé se creuse entre les personnes nanties et celles qui, du fait de la pension trop maigre, voient leur budget s’effondrer ou celles pour qui la vie n’a pas fait de cadeaux. Certains n’ont jamais pu trouver un bon boulot ou ont accumulé les malchances et les problèmes, ne fut-ce que de santé. D’autres sont oubliés par leurs propres enfants. Alors il arrive que la vie devienne trop longue… 2. Le temps Le regret qu’ont les hommes du mauvais emploi du temps qu’ils ont déjà vécu ne les conduit pas toujours à faire meilleur usage de celui qui leur reste à vivre. La Bruyère, Les Caractères, XI. La Bruyère est un moraliste français du XVIIème siècle. « Les caractères » est son œuvre unique, il y peint les hommes de son temps avec ironie voire mordant. Nous avons repris cette citation à contre-emploi. En effet, cette étude s’intéresse justement à ce qui peut améliorer le temps « qui reste à vivre ». Chacun, chacune a un parcours à assumer, à oublier ou à se remémorer selon les difficultés et les bonheurs vécus. Quand le temps présent commence à se vivre au jour le jour, avec des oublis et des petites contrariétés, il semble qu’un peu de présence à soi et de réflexivité soit précieuse. Ainsi peuvent se définir quelques conditions pour une vie bonne durant les dernières étapes existentielles du vieillissement. 2.1. Ce qu’en disent les savants et les philosophes Le dictionnaire de philosophie7 définit le temps comme « Changement continuel et irréversible, où le présent devient passé ». A cette définition du temps au sens ordinaire peut s’ajouter le sens philosophique un peu plus complexe : « milieu homogène et indéfini, dans lequel se déroulent les événements. Il est analogue à l’espace ». On sait que l’espace et le temps sont les fondements de la perception. Vivre, c’est être jeté immédiatement dans l’espace et le temps qui sont les conditions de possibilité de l’existence. Vieillir, c’est percevoir plus brutalement ces deux intuitions fondamentales sur lesquelles se fonde l’expérience de la vie et auxquelles le corps est davantage sensible. J’ai 67 ans. Les trois fils font leur vie à au moins une heure en voiture. Ils ne me sollicitent que très peu pour les cinq petits-enfants. L’épousé vit son projet militant devant l’écran au second étage de notre maison ou au siège de l’ONG. J’ai organisé une pièce à moi au premier étage. Le rez-de-chaussée est pièce commune où nous prenons un repas ensemble par jour. 7 J. RUSS, Dictionnaire de philosophie, Larousse Bordas, 1996. 8 Vieillir pourrait se définir comme laisser venir le temps, passivement. Ne plus aller à sa rencontre. Or en advenant, le temps ne cesse de changer. Dans sa mutation permanente, il s’identifie au devenir. Selon Bergson c’est un « jaillissement ininterrompu de nouveautés ». Au fond, le temps ne se répète jamais, c’est pourquoi il peut donner le sentiment d’imprévisibilité. Et s’il se dérobe sans cesse, (je n’ai pas vu le temps passer !), s’il échappe même à la pensée, il appelle aussi à aller de l’avant. Car il y a un temps pour tout selon L’Ecclésiaste. « Un temps pour engendrer et un autre pour mourir, un temps de planter et un temps de récolte et un temps de la guerre et un temps de la guérison ». Quand la vie accuse déjà quelques dizaines d’années, comment poursuivre au mieux sa propre musique du temps ? Comment s’arracher à la pesanteur de soi et retrouver une certaine légèreté, même si on la croyait définitivement perdue dans l’amertume ou la douleur de l’existence ? « Cueille le jour (carpe diem) en te fiant le moins possible au lendemain », conseille le poète latin Horace qui propose de prendre en haine l’inquiétude du futur car il est incertain et tout est appelé à disparaître. Sénèque le rejoint, tout en estimant que la vie n’est pas si courte si nous évitons de nous disperser et nous distraire dans trop d’occupations. Seul le présent est en notre pouvoir et il peut apporter une tranquillité profonde. Montaigne est de cet avis également avec l’idée de « vivre à propos », se concentrer dans ce que l’on fait et d’en jouir s’il s’agit de plaisir. Vivre l’instant est aussi le projet de Nietzsche qui, avec sa doctrine de l’éternel retour, propose de vouloir que tel instant, vécu avec tout son potentiel personnel, puisse revenir pour l’éternité ! C’est un oui à la vie qu’il défend, malgré le désarroi et la maladie qu’il vit douloureusement. Dans Ecce homo, il conseille de « ne pas se contenter de supporter l’inéluctable, mais l’aimer ». Cet « amor fati » ou amour du destin pousse à considérer les pires moments de la vie comme positifs. En quelques sortes, il faut aimer tout dans la vie, le pire comme le meilleur et adopter une posture d’acceptation du présent. Ai-je choisi la meilleure des vies ? Me suis-je tenue à un idéal qui en vaille la peine ? Un minimum de distance vis-à-vis des circonstances permet de relativiser les réussites et les échecs d’une vie dont on n’est pas sûr qu’elle ait été ou qu’elle soit encore la meilleure possible. La vie n’est pas un bien à acquérir, un challenge à réussir, elle est à se vivre, à s’affirmer. Si, potentiellement, des centaines d’autres orientations auraient pu exister, peu importe, le réel est là. Chaque individu est unique. Il n’y a aucun temps dans la vie où il ne resterait rien à ensemencer. La liberté, ce n’est pas pouvoir tout faire. C’est oser saisir toutes occasions pour savourer le présent ou agir, c’est selon. 9 2.2. L’âge comme une symphonie Nous avons choisi le mot symphonie parce qu’à nos yeux, sa définition est une bonne métaphore de l’expérience de l’âge8. La retraite et le vieillissement annoncent une large plage de temps qui peut se décider et se choisir selon les envies et les nécessités. Du moins à priori puisque le lien au travail étant terminé, la personne peut décider de ses occupations. Aller de l’avant. Accueillir ou susciter des événements. Des mouvements disjoints, avons-nous dit aussi dans la définition du dictionnaire. Tout le monde parle trop et d’autorité. Je renonce souvent à donner mon avis. Car trop rares sont les échanges où chacun essaie vraiment de laisser parler l’autre, d’accepter ce qu’il dit et de répondre sans commencer par un « oui mais… ». Ce qui n’est pas fait aujourd’hui, on le fera demain. Je ne cours plus comme une folle. Malgré le dicton que nous avons appris : « Ne remettez jamais à demain ce que vous pouvez faire le jour même ». J’aime bien vivre au ralenti vu mes accrocs de santé, je m’adapte. Je mène une autre vie mais je suis toujours occupée. J’aime faire à manger aux enfants, marcher pour mieux découvrir la nature et voir ce qui change. Et découverte de joints également. Je tâche d’arriver le plus souvent possible, et malheureusement ce n’est même pas encore une fois par jour, de vivre quelques instants de pleine conscience. Non pas à partir d’une formation par quelqu’un d’expérimenté mais à partir de lectures. C’est vraiment, malgré cette petite échelle, une dimension, une trame récente dans ma vie, source de sérénité, de confiance, d’accueil à la vie. Je voudrais ajouter une dimension de combativité et de joie. La retraite, c’est une nouvelle découverte, une nouvelle vie qui commence ! Depuis quelques mois, je marche avec d’autres le mardi de 10H à 12H. Une matinée par mois, quelques femmes se réunissent pour écrire des lettres demandées par Amnesty. 3. Considération = respect ? Le mot considération n’est pas d’accès facile. Poser tout de go la question « vous sentez-vous considéré-e-s ? », jette la personne interrogée dans une certaine perplexité. Elle se demande ce que le mot sous-entend et n’est pas trop sûre de comprendre ce qu’on attend d’elle. Ce terme serait-il peu utilisé dans la vie courante ? Voire désuet ? À moins qu’il ne soit « chargé » de sentiments et perceptions qui demandent du temps pour être clarifiés. D’où la réponse spontanée : « que voulez-vous dire par considération ?» C’est ainsi que dans les groupes interrogés, nous avons invité chaque personne à trouver des synonymes du terme considération. Et c’est le mot respect qui a emporté la palme, sans doute leur a-t-il semblé plus familier ou moins théorique. 8 Symphonie : « composition instrumentale savante de proportions généralement vastes, comprenant plusieurs mouvements joints ou disjoints ». Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Symphonie 10 Une certaine recherche de définitions s’impose donc à partir des dictionnaires et bien sûr d’Internet. Ainsi, dans le dictionnaire français Larousse, on observe que les deux premières définitions du terme considération sont proches de la première définition du terme respect. Considération 1. Action de considérer quelque chose, de le faire entrer en ligne de compte : la considération de sa fortune n'entre pas en ligne de compte. 2. Bonne opinion qu'on a de quelqu'un ; estime, égards accordés à quelqu'un : traiter quelqu'un avec considération. 3. Entre dans des formules de politesse à la fin d'une lettre : recevez l'assurance de ma considération distinguée9. Respect 1. Sentiment de considération envers quelqu'un et qui porte à le traiter avec des égards particuliers ; manifestations de ces égards : manquer de respect à quelqu'un. 2. Sentiment de vénération envers ce qui est considéré comme sacré : le respect des morts. 3. Considération que l'on a pour certaines choses : le respect de la parole donnée10. Qu’en est-il si on fait appel aux origines des deux termes ? Dans LE ROBERT, dictionnaire historique de la langue française, le mot considération (XIIIème siècle.) vient du latin consideratio « examen attentif » (des yeux, de l’esprit) puis aussi « égard, estime ». Quasiment inusité dans son acception physique, il tend également à perdre son acception intellectuelle au profit d’examen, attention, sauf dans la locution prendre en considération qui reste usuelle. (…) D’après un sens apparu en latin tardif, il signifie dès 1310 « estime envers quelqu’un ». Tandis que le mot respect « est emprunté (1287) au latin respectus, « regard en arrière » qui a pris, d’une part le sens de « recours », « refuge », développé dans « répit » et, de l’autre, le sens « d’égards, considération ». Si le terme considération ne fait pas allusion au terme respect, ce dernier, par contre, est défini en langage courant, dans le Grand Robert comme : « sentiment qui porte à accorder à quelqu’un une considération admirative, en raison de la valeur qu’on lui reconnaît et à se conduire envers lui avec réserve et retenue, par une contrainte acceptée ». En conclusion, nos deux termes sont associés dans la définition de respect mais non dans celle de la considération. Et cela dans plusieurs sources consultées. Ce qui se confirme sur le terrain de l’enquête par le réflexe qu’ont à peu près eu toutes les participantes de citer le mot respect pour mieux s’approprier celui de considération. 9 http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/consid%C3%A9ration/18385 http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/respect/68670?q=respect#67918 10 11 Il nous paraît donc intéressant de les associer pour mieux approcher les propos des femmes puisqu’elles ont en quelque sorte élu, voire préféré, le terme respect à celui de considération alors que la question était : « de quelle considération ai-je besoin pour le temps de vieillir ? ». Soit dit en passant, le mot considération est du genre féminin et le mot respect du genre masculin. Celui-ci provenant du latin respectus (« égard, considération »), dérivé de respicere (« regarder en arrière, derrière soi »). Ce dernier est formé sur l'infinitif de spectare (« regarder ») avec le préfixe « re » exprimant le retour en arrière, la répétition. L'étymologie du terme existe dans d'autres mots de la langue française, issus notamment de l'adjectif respectif11. Mais nous nous arrêtons là, ce dernier terme, fort intéressant par ailleurs, pourrait nous envoyer creuser trop loin dans le cadre de cette étude12. Pour en terminer avec les définitions, Jacqueline PICOCHE13, dans son dictionnaire étymologique, explique le mot respect comme appartenant : « à une famille de termes dont la racine indo-européenne Spek signifie « contempler, observer » ; racine que nous retrouvons en germanique dans une forme de l'ancien haut allemand speha qui veut dire « observation attentive ». De sorte que respectare, en latin, a pour sens « prendre en considération » et respectus, « considération ». Ainsi, le respect renverrait d’emblée à la façon de voir l’autre, en d’autres termes au regard que nous portons sur lui. Le Web a son mot à dire également au vu de sa consultation par tant d’internautes ! Laissons donc les dictionnaires sur la table et ouvrons l’ordinateur pour une autre définition de considération. Voici ce qui est proposé en abondance sur un site de vulgarisation14 : « attention, cause, circonspection, déférence, égard, estime, étude, examen, faveur, honneur motivation, popularité, raison, respect, tact. » Et sur le même site pour le terme respect : « civilité, conformité, considération, décence, déférence, égard, estime, hommage, honneur, humilité, politesse, révérence, tolérance, vénération ».15 Trois termes : égard, estime, honneur se retrouvent dans les deux définitions. Nous verrons plus loin que les synonymes et analogies présentent des approches très intéressantes du terme considération. Le tout ayant à se confronter aux paroles des femmes. 4. Avancer dans la vie à pied, à cheval ou en voiture ? Pour entrer plus aisément dans la problématique de la considération dont nous avons dit qu’elle laissait souvent les participantes perplexes au premier abord, nous leur avons posé la question « d’échauffement » : « si ma vie était un moyen de locomotion, lequel choisirais-je » ? 11 https://fr.wikipedia.org/wiki/Respect Si on en juge par la définition de respectif : « Qui concerne chaque élément d'un ensemble d'êtres ou de choses » qu’on pourrait illustrer en évoquant la force respective de la confiance par exemple ». 13 J . PICOCHE, Dictionnaire étymologique du français, Larousse, collection Les usuels, 2009. 14 http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/synonyme/consideration/ 15 http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/synonyme/respect/ 12 12 Pour moi, c’est le vélo. On commence à trois roues, puis deux, puis vélo électrique, ensuite tribune, rollator (4 roues) et enfin voiturette ! La locomotive, avec du charbon, des wagons en bois, pour de petits trajets. Avant, j’étais dans la loco, maintenant dans le wagon qui peut se détacher et aller vers une voie de garage. Prendre des risques et être un peu le jouet de … A pied, on ne va pas loin. À vélo, on peut aller plus loin. Et, en voiture, de plus en plus vite dans la vie. Maintenant, je prends l’avion mais mon esprit reste libre. Le corps se laisse porter. Garder sa liberté d’esprit et son esprit tout court. Le train m’a conduite d’un coin à l’autre. Permis d’aller plus loin que là où j’étais. Train qui relie pour découvrir chaque fois. Tu choisis ta destination mais tu ne sais pas ce qui va se passer. Tu te laisses conduire mais tu regardes et t’amuses à observer. Tu sais où tu vas avec des haltes. Les pieds : pas suffisants même avec les bâtons de marche. La voiture pour accélérer le rythme. Mais j’aime bien le raft avec ses zones calmes et tourmentées et qui se fait en équipe. J’ai eu plusieurs vies. J’aime le vélo et je m’arrête quand je veux. Mais on n’est pas seule et parfois obligée d’aller plus vite ! On commence en TGV et quand les enfants s’en vont, on continue en train à vapeur. Ce groupe a bien illustré le dynamisme et la souplesse de comportement des femmes qui réagissent ou s’activent en s’adaptant aux nécessités de leurs différents rôles dans la vie et des étapes familiales. Leur choix de locomotion reflète une prise de conscience de leurs capacités physiques qu’elles métaphorisent avec humour. Toutes reconnaissent qu’elles ont eu une vie trépidante qui se poursuit, alors que la plupart sont retraitées, avec autant d’occupations et de responsabilités mais en respectant mieux qu’auparavant leur propre rythme. 5. Vieillir de l’intérieur Le temps de la vieillesse est souvent envisagé comme un détachement nécessaire - et même souvent contraint - des habitudes et pratiques courantes, des activités coutumières et interactions confortantes dans un environnement familier. Le Moi, autrement dit la personnalité, doit reconsidérer les identifications et les rôles passés qui ont jalonné son histoire. C’est un véritable travail de vieillir, une recherche d’identifications nouvelles plus conformes à la réalité présente souvent empreinte de vulnérabilité et de dépendance, d’inquiétudes aussi. D’où l’importance d’un entourage bienveillant. Comment s’étonner que les souvenirs les plus lointains reviennent, avec une certaine nostalgie des années actives. « Avant, qu’est-ce que je ne faisais pas sur une journée ? Aujourd’hui je me demande comment j’ai pu tout assurer : travail, famille, maison…, ça roulait comme je voulais que ça roule », soupire Valentine qui avait adoré « faire tourner » sa maison et où chacun-e en était content-e. De grandes questions se posent parfois. Surviennent également des regrets et des réflexions sur ce qu’aurait pu être une vie bâtie sur d’autres choix. « Je vois aujourd’hui ce que j’aurais dû faire, ce que je n’aurais pas dû faire. Ce qui surnage. Le bien ou le mal fait. Le bien ou le mal 13 vécu. Ça dépend des jours. En tout cas, je n’ai pas envie de recommencer une vie mais vivre consciemment. Et bien, si possible, celle qui me reste », se promet Agnès. Dans le courant de la vie bruyante et trépidante, comment mener son esquif alors que la société moderne conspire contre toute forme de vie paisible et fait obstacle au dialogue intérieur que la vieillesse, en imposant un autre rythme, peut faciliter dans un retour sur soi et son parcours de vie ? Dans deux groupes, il a été proposé un petit sondage sauvage. « Pourraient-elles donner un pourcentage de contentement de leur vie ? » La plupart ont estimé en être contentes à 80%. L’une a même évalué son contentement à 100% tandis qu’une autre, qui se reconnaît comme anxieuse de nature, chiffre sa satisfaction à 50%. Le Thermomètre Solidaris de septembre 2015 va dans le même sens16. Il s’avère que neuf retraités sur dix évaluent leur vie comme satisfaisante et que 80% se sentent en bonne santé physique. La plupart ne s’estiment pas seuls mais 40% ont peur de vieillir. Côté cœur, la moitié des hommes sont heureux en amour pour un tiers de femmes ! Et ce qui inquiète plus de la moitié d’entre eux, c’est de devenir une charge pour leurs proches. Cette enquête qui a interrogé 638 personnes ayant pris le statut de pré-retraité, pré-pensionné ou retraité depuis maximum 5 ans avance plusieurs informations intéressantes qui brisent les clichés sur les personnes âgées. Mais ce n’était pas notre propos ici. 6. Synonymes et analogies de considération Nous avons évoqué la difficulté de bien saisir la question de départ : de quelle considération avons-nous besoin pour le temps de vieillir ? Pour éclairer notre questionnement nous avons travaillé à partir de quatre termes « vieillir, temps et considération » mais nous n’avons pas encore touché au dernier : le mot « besoin ». Pour mieux s’en emparer et y réfléchir, il nous semble important de chercher les associations spontanées que font les femmes sur le terme « considération ». Dans six groupes (au total une petite cinquantaine de personnes), nous avons demandé d’inscrire cinq mots ; synonymes, analogies ou exemples qui illustrent à leurs yeux le mot considération. Nous verrons que les femmes s’emparent de la consigne avec beaucoup de liberté, voire de fantaisie. 6.1. Recueil des mots écrits illustrant la considération « Respect, écoute, dialogue, regard , parole, estime, positif, encouragement, évoluer, durée, changement, avancer, loyauté, amis, personnes qu’on aime, famille et certains amis, beauté, sourire, gentillesse, humour, loyauté, regard des autres, travail, reconnaissance, estime de soi, diplôme, métier, amour fraternel, loyauté envers certaines personnes, aimer les autres, toutes les personnes qui me sont chères, merci, pardon, amour, remerciement, plaisir, avenir, vie, rencontre, espoir, participation, nature, joie, bonheur, remerciement, écoute, dialogue, parole, gentillesse, ceux qui m’entourent, pardon, valeur, partage, 16 Le dernier Thermomètre Solidaris : http://goo.gl/ZxKp62. Résumé vidéo: https://youtu.be/FH-tmDeEkos 14 admiration, la vie, rencontre, évolution, participation, ensemble, reconnaissance, estime de soi, réussite, diplôme, positif, encouragement, évoluer, avancer, changement. » La toute première fois où la consigne a été donnée, nous avons été saisies par l’orientation spontanée des mots qui venaient non seulement en substantifs, qualificatifs ou adverbes mais aussi sous forme de verbes ou carrément de courtes phrases, initiant par là une dynamique ! Les deux mots les plus cités ont été respect et regard, ce qui fait écho aux définitions données précédemment par les dictionnaires. Faisons place maintenant aux exemples donnés sur le même sujet. 6.2. Des exemples de considération donnés en réunion Les participantes ont bien voulu partager leurs souhaits et préoccupations personnelles. Vu le large spectre des réponses, nous avons concentré les exemples en trois thèmes : a) Faits qui concernent la famille et les proches Inviter la famille. Avoir une terrasse pour que les gens viennent chez moi. Suite au dur hiver dernier, je me suis dit que je devais quitter ma maison qui est assez isolée. Mes enfants me disent que c’est à moi de décider. Si vient la considération entre le père et le fils. b) Expressions de besoins personnels Avoir de la personnalité : s’affirmer est difficile car on n’est pas considéré. Je voudrais en retour être considérée et surtout considérée par les jeunes ! Continuer à être respectée en tant que personne – respect physique, respect intellectuel. Écoutée – être écoutée quand je parle… Être aimée et continuer à aimer (aimer, c’est considérer, respecter…) Estimée et reconnue – aimée comme mère, comme femme. Ne pas lire la pitié dans le regard des gens. Je pense que c’est terrible de réaliser qu’on devient quelqu’un regardé avec pitié. C’est aussi voir dans les yeux de l’autre qu’on a encore une valeur. Le respect dans ce qu’on est, ce que je suis, respect, écoute. Je suis comme ça. Qu’on ne me laisse pas seule, qu’on ne me regarde plus, exister pour les autres, ne pas être un objet. Quelques exemples renvoient plus explicitement à l’attitude à avoir envers les personnes âgées qui en ce cas sont clairement désignées comme « les vieux ». Souvent les vieux, on les laisse, on n’ose pas les approcher. Ils demandent qu’on sollicite leur avis, qu’on les regarde, qu’on les fasse participer à la vie. 15 Les vieux sont vus comme une charge et pas comme une valeur. Et quand on est bien, en santé, il faut penser donner une plus-value aux personnes âgées. Important de savoir qu’on a de la valeur, qu’on reste dans le tissu associatif, reconnue en tant que personne humaine et pas comme personne âgée. Il y a beaucoup d’attentes de la part des vieux, qu’on vienne les visiter. J’ai proposé à mes tantes (plus de 80 ans), la télé vigilance, refus de leur part… elles n’en ont pas besoin et préfèrent les visites. c) Liaison à une éthique de reliance Je « considère » en fonction des valeurs de l’autre, si je suis en accord avec les valeurs de l’autre. Accepter ce que les autres font. M’ouvrir au groupe, on n’ose pas approcher. Bonjour le voisinage, le temps de parler de regarder les autres. Permettre aux personnes de continuer à vivre selon leurs propres références. Parler directement à la personne âgée et non parler de quelque chose qui la concerne en s’adressant à la personne l’accompagnant. Je suis chauffeure bénévole. Parfois, je dois aider des personnes plus jeunes que moi. Cela me pose parfois problème, j’ai tendance à en faire trop ! Mon service est précieux parce que ça permet de garder les gens à domicile ! Être partie d’un ensemble. Si tu veux protéger les personnes âgées – même si tu sais qu’elles sont en danger – elles refusent. Je ne donnerai pas ces soucis à mes proches. Certains groupes, à ce stade-là, semblaient voler sur un petit nuage planant sur un monde fait de bonne volonté, de tolérance et d’amour, presque un conte de fée ! Mais une vie n’est jamais un long fleuve tranquille. Parfois les berges sont submergées et provoquent soucis et peines. Descendons sur terre en nous intéressant à la déconsidération. 6.3. Voyons à l’opposé ce que les femmes déconsidèrent « Manque de respect, humiliation, haine, égoïsme, avarice, radin, méchanceté, tristesse, égoïsme, froideur, rejet, insulte, regret, écraser les gens, mensonge, égoïsme, vanité, désintérêt, humiliation, dégoût des autres, mensonge, mépris, médisance, critique, colère, non-respect des autres, indifférence, fuite, peur, révolte, dénigrer, dédaigner, décourager, ignorer, ne pas écouter, manque de respect, ne pas aimer, tristesse ». Les participantes y sont allées franchement quand il a fallu relever les mots de déconsidération. La réalité brutale est revenue sans hésitation. Les deux substantifs les plus cités sont égoïsme et humiliation. Renvoient-ils partiellement à un vécu féminin qui souvent est en charge de tant de missions quotidiennes, liées parfois à une servitude sans en avoir de reconnaissance, surtout sur le plan socio-économiques ? Alors tant qu’on y est, place aux exemples, ils ne doivent pas manquer avec autant de termes fâcheux ! 16 6.4. Exemples de déconsidération Il faisait très chaud. J’ai téléphoné à mes petites filles pour leur recommander de boire suffisamment. Elles m’ont remballée illico : « Oui Mémé, on sait bien ». Je faisais ça pour leur bien mais souvent c’est comme ça. Elles n’en n’ont rien à foutre de ce que je leur dis. Du temps de mon mari, on voyait plein de monde. Maintenant je suis fort seule. Mon mari était extraverti, moi non ! Les hommes ont la majorité de la parole. En réunion de famille, ce sont eux qui parlent. Ça m’ennuie quand on est trop gentil, trop prévenant. On ne doit pas nous prendre comme des vieilles bobonnes. Prise de médicament : ne pas se laisser faire. « Je ne suis pas un chien ». Il semble qu’il soit plus difficile de relever de sérieux exemples de non-respect ou d’indifférence même si les synonymes ont désigné une large palette de sentiments de déconsidération. Comme si celle-ci se présentait masquée ou diffuse peut-être17. Ou comme si la mémoire relevait plus volontiers les désirs et ce qui est ou serait positif ou ce qui plaît dans la vie. Les femmes rurales interrogées se sont tournées plus volontiers vers ce qui aide à vivre plutôt que saisir l’occasion de se plaindre. Est-ce une caractéristique du mouvement ACRF-Femmes milieu rural qui regroupe des femmes enthousiastes ayant une énergie collective et citoyenne qui les porte à être volontaires et positives ? Nous prenons options pour dire que les sujets rencontrés dans cette recherche présentaient une attitude et des pensées faisant large place au cœur et à la relation à l’autre. Et montraient un type d’énergie constructrice pour le bon et le bien de soi et d’autrui. 6.5. La considération et le genre Les femmes sont étonnantes. On leur demande d’expliquer un terme et, nous l’avons vu, elles se l’approprient de façon personnelle, voire intime, montrant par là une ouverture et une grandeur naturelle. Cette expression, reprise du Discours sur la condition des grands de Pascal, pose la différence entre le respect dû aux bien placés et le respect pour ceux qui se distinguent par des qualités au-dessus de la moyenne ou par leur mérite. Lorsque nous avons ouvert les petits papiers remplis par les participantes s’exprimant sur le thème de notre recherche, ce fut la surprise. Aucune n’avait cité les mots honneur, célébrité, hommage, importance, opinion, autorité, pensée, poids, popularité, raison, réputation, révérence, renommée, crédit, déférence, faveur, ou même talent… relevés par les dictionnaires en général. Par contre, les femmes interrogées font preuve d’originalité et d’une belle appropriation en faisant de la considération presque un concept. Elles la voient non comme une qualité d’ordre narcissique de reconnaissance ou de supériorité sociale mais comme un lien à l’autre. D’où la question : par qui ont été élaborés les dictionnaires ? Très probablement par des hommes qui s’en sont tenus à des synonymes du paraître qui renvoient pour la plupart à 17 Nous y reviendrons au point 8 traitant des « ruminations au jour le jour ». 17 l’amour propre18, un certain égocentrisme19, une image pour l’extérieur… là où les femmes sont allées chercher dans leur cœur des qualités dignes d’être vécues. Et ce, sans mièvrerie ! Elles ont donc considérablement enrichi, presque malgré elles, un terme où on ne s’attendait pas à trouver des valeurs de fond humanistes et bonnes pour la société. Oui, c’est bien une autre proposition de société qu’elles présentent là ! Presque un programme politique où « se considérant » mutuellement, les citoyens appliquent différentes qualités comme le respect, l’écoute, le dialogue, l’amour, la loyauté, la rencontre, la participation, tout en vivant les valeurs familiales avec un regard de gentillesse et d’admiration. Cet état d’esprit tourné vers une société qui se veut en lien et non basée sur les honneurs et la célébrité, voire la compétition, est une belle promesse offerte par cette étude sur la qualité d’humanité des femmes et leur rôle essentiel dans l’avenir de la planète. Nous sommes maintenant davantage à même de découvrir dans l’univers féminin ce dont elles - et par extension naturelle, ils aussi -, ont besoin pour être considéré-e-s sur le chemin de la vieillesse. 7. Des liens pour tenir L’humain est un tout présentant des aspects à la fois physiologique, psychologiques et spirituels. Selon Abraham Maslow, psychologue américain, chacune de ces dimensions est marquée par des besoins qui, hiérarchisés, partent de ceux de base liés au maintien de la vie pour progresser vers les besoins de sécurité, d’amour et d’appartenance, d’estime de soi et enfin de réalisation de soi. 20 Si les premiers besoins du tout jeune enfant sont liés à sa survie, l’adulte peut espérer arriver en haut de la pyramide, vivre un plein accomplissement de soi … et surtout s’y maintenir ! Néanmoins, les situations de dépendance et de perte de maîtrise de certaines facultés personnelles peuvent mettre à mal l’équilibre d’ordre supérieur obtenu sur le chemin de la vie. Comment réussir à se faire respecter quand on n’est plus ou ne se sent plus « considérable » ? Ce qui dans la société veut dire le plus couramment avoir de l’importance sur l’échelle sociale, détenir du pouvoir ou être digne d’être regardé-e ? Repartons des paroles concrètes de femmes qui nous éclairent sur leur quotidien. 7.1. La santé : première pierre d’achoppement En début de réunion, viennent en première ligne les questions de santé, « c’est la santé qui change le rythme de vie, avance Bernadette ». Louise qui doit porter un corset très contraignant pour des fractures spontanée au dos raconte à ses amies : « Je peux rester chez moi, dans ma maison, c’est énorme. En home, je meurs tout de suite. Mais je dépends tout le temps de quelqu’un pour m’habiller, me déshabiller. Aller aux toilettes. C’est très humiliant. » 18 Amour propre : « sentiment complexe de fierté personnelle, aboutissant d’une part au désir de bien faire en ce qui peut être apprécié par les autres, de l’autre à une susceptibilité en éveil au sujet de cette appréciation. » André Lalande. Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Quadrige-Presses Universitaires de France. Et selon J. – J. ROUSSEAU , il n’est « qu’un sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre… » 19 Le fait de tout rapporter à soi-même, par exemple dans les expériences sur l’association des idées. 20 http://papidoc.chic-cm.fr/573TabMaslow1.pdf 18 Françoise lui rétorque : « Vivre très vieux, c’est presque une punition ». Une autre confirme prudemment : « La vieillesse est un chemin d’humilité ». Sa voisine veut anticiper les problèmes : « Il faut construire sa vie avec l’état comme il est de son corps et le soigner, l’entretenir, l’aimer. Une certaine lenteur n’est pas mauvaise. Il faut apprendre à connaître ses limites, son degré de fatigue à ne pas dépasser. » Corine conclut en parlant de sa maman : « Mon dernier déménagement, c’est pour me rapprocher de mes parents. Mais je respecte leur identité, je n’anticipe rien pour eux. Je suis proche et puis on verra bien. J’ai 61 ans, je changerai certainement de discours quand j’aurai 80 ans. Ma mère me disait avant, je ne veux pas être une charge, j’irai au home. Mais maintenant que l’âge est là, elle parle fort différemment. Il faut essayer de mettre en place une solution tant qu’on est en bonne santé. Envisager différentes pistes pour ne pas trop impliquer nos enfants. » La présence de proches, dans le sens de « prochain », permet des signes d’attention personnelle qui confirment à la personne âgée le sentiment d’exister malgré sa difficulté à satisfaire ses propres besoins. Rester en relation, vivant et désiré, c’est tourner le dos à l’image parfois véhiculée de « vieux » désinvestis du monde extérieur qui sont surtout occupés d’euxmêmes avec des exigences d’attention et des plaintes hypocondriaques. Pour Françoise, il est essentiel de transmettre du positif aux enfants. Ses amies reconnaissent qu’elle mène beaucoup de petits projets tout en gardant une grande disponibilité. Elle tient à donner une image dynamique à ses filles : « Bien que divorcée, je peux leur montrer que j’ai réussi ma vie. La transmission aux jeunes, c’est essentiel. Leur montrer qu’il y a plusieurs moyens d’accomplir sa vie et être une présence qui les aide à en explorer le sens. » 7.2. Au foyer, rien ne change Une femme vieillissante a-t-elle les mêmes conditions de vie qu’un homme au même âge ? L’exemple de Dominique parle pour bien d’autres. Elle a eu trois enfants et chacun a eu deux ou trois enfants de façon assez échelonnée. Cette grand-mère de 68 ans est prise entre deux générations. D’une part, elle visite deux fois par semaine sa maman placée en home et, d’autre part, elle garde ses petits-enfants deux à trois jours par semaine depuis dix ans. Et c’est loin d’être fini ! « Je suis fatiguée, je ressens les limites de l’âge mais mes enfants ne se rendent pas compte, ils veulent que je sois en forme. Je ne vais quand même pas refuser pour les derniers les mêmes services que j’ai accepté de faire pour les aînés ! J’adore mes petits-enfants mais je regrette de manquer d’un tas d’activités stimulantes que je pourrais faire pour un peu me ressourcer.» Une de ses amies confirme volontiers : « En tant que femme, on assume encore beaucoup. Je n’ai plus de projet pour moi. Les enfants ont leur vie et nous… on reste à l’arrière. Heureusement, arrivent les petits-enfants, c’est le bonheur total. Mais jusqu’à quand ? Ils grandissent vite. » C’est vrai, ajoute Yvette : « Mon fils m’a un jour taquinée : « À ton âge, tu devrais écouter ton fils » m’a-t-il lancé ! « Aujourd’hui la génération suivante prend le pas sur notre génération. C’est comme si on avait fait notre temps. Les hommes se sentent, eux, encore au top. Ils vivent leur retraite comme bon leur semble mais nous, on poursuit nos taches coutumières… Il y a encore un important arriéré dans les relations homme/femme ! » « C’est peut-être aussi un peu de notre faute, reconnaît Nicole. Mon mari, je l’ai toujours servi. Mais, il y a 2 jours, je me suis levée avec un vilain mal de dos et la peur de faire un infarctus. Mais, à midi, la table était mise… tout était prêt ! Mon mari n’a même pas pensé me demander 19 si cela allait mieux. davantage ! » C’est sans doute à moi de changer mon attitude, de demander Salima interroge dans la foulée : « Avons-nous assez de considération pour notre propre vie ? Pour vivre dans de bonnes conditions ? Peut-être qu’on ne considère pas assez « son soimême ». Dans un autre groupe, les femmes se montrent très réactives. Est-ce l’effet de groupe car l’une ayant commencé sur un ton très assertif, les autres enchaînent et s’assurent mutuellement qu’elles ont la considération de leurs enfants. « Mon fils vient boire son café chaque jour et prendre de mes nouvelles… », déclare Martha. La majorité du groupe renchérit avec des exemples tout en reconnaissant que les enfants sont très pris par leur vie professionnelle et familiale et n’ont pas beaucoup de temps à leur consacrer. Une autre participante s’inquiète pour les hommes : « Si on est encore jeune, quand le conjoint décède, c’est plus facile de rebondir pour nous que pour eux qui ne savent pas gérer le quotidien ». Il lui est répondu : « Pas forcément, j’ai un voisin qui ne mettait jamais la main à la pâte et, devenu veuf, se débrouille très bien tout seul ! » Quant à Mariette, ayant arrêté l’école très jeune, elle doit se défendre bec et ongles pour être respectée dans son travail de femme d’ouvrage : « La non-considération, cela me passe dessus, on s’habitue. Je me suis toujours poussée moi-même. Je n’ai pas besoin qu’on me pousse. Peutêtre suis-je égoïste mais après quoi je suis passée… ! Je suis devenue plus dure, moins sensible aussi à ce qui arrive aux autres. Pas à ma famille, bien sûr. » Valentine a trouvé une autre voie pour s’auto-estimer : « J’ai arrêté l’école à 14 ans. Je me demandais sans cesse à quel niveau j’étais, je voulais me situer. J’ai pris des cours et je suis arrivée première. Voilà où j’en suis et je suis bien fière. » Ce groupe se serait bien entendu avec Michèle qui, au cours d’un repas avec de très anciennes amies, lance à travers la table : À mon âge, je peux me « foutre » de la vie sociale obligée et de ce que les gens pensent de moi, de ma façon de vivre. Je fais ce que je veux. J’ai éliminé les « je dois » et les « il faut ». Avant, j’attachais de l’importance à l’avis des autres, comme le font mes enfants actuellement. Cela leur passera ! J’accepte de vivre en paix avec le fait qu’on ne peut rien changer. En même temps, des proches disparaissent et, en plus, tu ne sais plus avoir d’objectif à long terme, à longue échéance, ni bien évidemment à vingt ans… Ce que Chantal confirme bien volontiers Il ne faut pas trop attendre des autres. Surtout donner et cela apporte beaucoup. Je me sens mieux quand je donne. 7.3. Le goût des autres et de la vie sociale La perle de mes vieux jours, c’est être avec des autres, dans l’aventure de la présence, mots qui surgissent ou rebondissent. Pensées qui courent et rejoignent, images racontées qui font écho, audaces naissantes. 20 Une majorité de femmes dans les villages recherchent moins la considération que la complicité et l’amitié qui, l’une et l’autre, ne sont pas toujours évidentes à trouver. J’ai rarement la surprise de quelqu’un qui s’arrête et sonne à la porte. Presque jamais de réception, même sur le pouce ! Mais depuis quelques mois, je marche avec d’autres une matinée par semaine. Et puis, j’ai un bref moment chaleureux avec l’aide-ménagère tous les quinze jours et chaque mois avec la coiffeuse qui fait du théâtre en wallon. Un moment d’amitié avec une amie…, des pépites dans les jours. Les groupes ACRF – Femmes en milieu rural sont précieux dans les campagnes wallonnes et très appréciés. Ils, ou plus précisément elles, vivent de belles rencontres qui associent des partages de vie, des échanges d’idées, des analyses de société et des moments de réjouissance autour de gaufres et gâteaux faits maison ou d’une simple tasse de café. Elles viennent de plusieurs villages avoisinant et sont impliquées dans des groupes de promenade, de théâtre ou de loisirs artisanaux lancés à leur initiative. Elles apportent des coups de main dans des services sociaux communaux ou paroissiaux ou chantent dans une chorale. J’assure un bénévolat dans une bibliothèque. Je ne pourrais supporter de ne pas en faire, de ne vivre que pour moi, en tout cas, tant que j’ai la santé. Mais l’âge est là avec son lot d’entraves. À 82 ans, il semble tout naturel à Mireille d’arrêter tout engagement sportif ou même socio-politique! « Quand je vais marcher, dit-elle, j’ennuie les autres car je ne vais pas à leur rythme. Et, depuis, je sens qu’on me prend comme si j’étais diminuée. La manière dont on me parle a changé. « Comment ça va » est demandé sur le ton « ça ne va pas ? » Et « je dois convaincre que je vais bien. » Son propre regard sur elle-même est de ne plus être capable, ne plus être dans le mouvement. Elle ne va plus chanter par crainte de ne plus être à la hauteur. Elle évite de sortir dans le noir le soir (même quand on va la chercher). Elle n’arrive pas à accepter de dépendre des autres, tout en étant heureuse de les rencontrer. Elle reconnaît se mettre des limites. Sa voisine soupire : « Quand on n’est plus utile, les gens nous oublient. C’est comme lors d’un arrêt du travail par rapport aux collègues : on ne compte plus. Et dans les mariages et les fêtes, on est souvent reléguées. » Une autre se plaint d’un conjoint « interventionniste ». Elle ne trouve plus sa place, manque d’autonomie dans les détails du quotidien car depuis qu’il est retraité, il commande tout. Leur grande différence d’âge ne justifie en rien cette attitude. Elle a envie de garder beaucoup d’activités et apprécie quand quelqu’un va vers elle avec des questions concernant son ancien boulot d’enseignante ou quand on lui parle de l’actualité. La fin de la vie professionnelle est parfois un passage difficile. C’est surtout sur la question de se sentir encore utile que ruminent les femmes qui ont été très actives. « Il faut rebondir, dit une très jeune grand-mère. Quand je me sens utile, je suis respectée, c’est valorisant de s’occuper des enfants ». Elle a une bonne santé tandis que sa voisine évoque une grave maladie pendant laquelle elle fut bien entourée : « Le plus dur, c’est de dépendre des autres. Accepter de se faire aider ; c’est une préfiguration pour plus tard ! On se sent diminuée. Qu’est-ce qui fait qu’on accepte ? On ne peut faire autrement ! Quand je me suis sentie cobaye, je me suis fait 21 respecter… Quand on est malade, les gens ont peur de déranger alors qu’on a besoin de leur sollicitude. Les gens n’osent pas prendre contact. » « Je dois reconnaître que j’ai besoin d’être accompagnée, avoue Viviane. Mais j’ai aussi besoin d’un espace et de ne pas devoir toujours tenir compte de l’autre. Je trouve bien d’avoir deux maisons pour un couple. Faut-il porter la solitude de quelqu’un d’autre ? Dans la vie affective, il faut se rendre compte quand il y a de la considération et quand il n’y en a pas. » Le seul homme, prêtre, rencontré dans un groupe, partage sa désillusion : « Mes confrères ont de plus en plus tendance à me mettre sur le côté. » Et il ajoute : « Mais tant qu’on a besoin de nous, on n’est pas transparent ! ». Ensuite, montrant une belle sensibilité, il observe : « Je vois autour de moi beaucoup de veuves qui ont des petits-enfants et se maintiennent en vie tant que les petits-enfants ont besoin d’elles. Mais quand ils ont grandi, elles perdent d’un coup leur énergie et vieillissent brutalement. » Certaines ont l’idée, même encore jeune, de se faire aider psychologiquement pour tout simplement se repositionner : « Si on a besoin du regard des autres, c’est un besoin d’estime de soi. J’ai eu une révélation le jour où j’ai entendu deux filles se parler dans un vestiaire. Je me suis dit : « je les vaux aussi ». Ce n’est qu’à 40 ans que je me suis sentie épanouie. Le regard des autres ne me touche plus comme auparavant car j’ai suivi des formations, je fais du théâtre et j’ai pris de l’assurance. Et à la maison, j’ai des enfants reconnaissants qui me considèrent. » 7.4. L’évolution de la société inquiète. Certains groupes ont semblé s’entendre sur le fait que la vieillesse ne posait pas problème. Et la simple question « qu’est-ce qui vous inquiète pour l’avenir ? », a trouvé des réponses avant tout d’ordre social liées à l’évolution de la société dans son ensemble. Plusieurs grand-mères sont inquiètes pour leurs petits-enfants. « On a renversé toutes les valeurs. Il n’y a plus que l’argent et le sexe. Or, l’important, c’est la nature et les autres », affirme Adrianne. Ses amies renchérissent et s’accordent pour dénoncer le mal d’être des jeunes mais aussi leur égoïsme. À leur décharge, ils n’ont pas de travail, comment vont-ils s’en sortir ? Camille dénonce ce manque d’optimisme. « Depuis 1500 ans, chaque génération dit que tout va mal, donc, faut pas trop s’en faire quand même… ! » « Moi, conclut Ghislaine, c’est la fin de ma vie et je n’en n’ai plus pour longtemps ! » Les autres ne relèvent pas. Le fallait-il ? 7.5. Comment conquérir une considération positive ? Et de qui ? Les participantes ne se lanceront pas dans des théories ou des attentes irréalisables. Les réponses concrètes fusent, nous les avons concentrées sur trois positionnements. Celles qui ont besoin de considération, celles qui veulent en bénéficier et celles qui la suscitent autour d’elles. a) Paroles exprimant une recherche de considération Dans une conversation, je dis « mais je suis là ! » quand on ne me voit pas. Il faut donner son opinion mais ne pas s’imposer ! Moi, je suis écoutée. Mon frère dit : « c’est toi l’aînée ». Si la femme a quelque chose à dire et sait l’exprimer, on l’écoute ! 22 Devant l’ordinateur, avec ma fille, je me sens perdue. Tandis que mon fils a davantage de patience et il me fait faire, je me sens mieux considérée. Mes petits-enfants me proposent de m’expliquer le nouveau jeu de société « doucement, parce que tu es vieille ». Ils savent que je ne suis plus toute jeune, que je n’assimile pas si vite. Pour moi c’est de la considération. b) D’autres posent des gestes qui leur apporteront la considération d’autrui Les jeunes ont besoin de nous, pour les écouter, leur remonter le moral. J’écoute mon grand fils de quarante ans pendant des heures. J’ai accepté peu d’engagement fixe envers les enfants mais je fais pas mal de dépannages. Je veux aussi garder des heures de lecture, de loisir, de réflexion et de ne rien faire ! Je lis Le Soir tous les jours pour rester informée sur l’actualité. c) Les dernières axent la plupart de leurs réponses sur le souci de susciter autour d’elles de la considération Quand papa est décédé, nous sommes allées à la banque, ma mère et moi. Le banquier s’est toujours adressé à moi, jamais à ma mère, comme si elle était trop vieille ou trop gaga. Elle a réagi en posant des questions. Par son attitude, elle participait. Mais elle n’a eu aucune reconnaissance du banquier et ça m’a énervée. Maman a 93 ans. Je lui monte son déambulateur. Ma sœur la laisse se débrouiller. Est-ce une question de sensibilité ? Elle me dit « attention de ne pas trop materner les personnes âgées ! » 8. L’avenir en vaut-il la peine ? Lors des consultations en groupe, les tentatives pour exprimer des désirs pour les années qui viennent étaient pour la plupart d’ordre très pratique, voire des projets ponctuels comme par exemple « je voudrais charrier mes dalles de béton » pour une octogénaire ou « ne pas être trop longtemps seule ou avoir davantage de réunions de famille », espèrent deux autres. Mais les réponses sont le plus souvent liées à l’inquiétude de garder la forme et la santé. Et ce ne sont pas les trois ou quatre réponses « faire le tour du monde » (voire même en hélicoptère !) qui risquent de modifier l’impression qu’à un certain âge, l’avenir ne semble plus être désiré. Il devient comme sans valeur ! Et il est vrai que beaucoup se demandent : « Ai-je encore une place dans l’univers des autres ? » Car les anciens collègues ne font plus signe, les vieux parents décèdent et aussi des amis proches (voire tous pour cette dame de 102 ans !). Et puis les petitsenfants qui ont bien grandi viennent moins souvent à la maison. L’entourage se délite et même les plaisirs habituellement recherchés perdent de leur attrait. Si d’aventure, certains seniors se lancent dans des activités nouvelles, ils ou elles en paient parfois le prix en fatigue et courbatures pendant plusieurs jours. Alors ils-elles deviennent prudent-e-s, ce qui n’empêche pas les petites douleurs et maladies. Avoir mal ou être dans le malaise, voire l’inquiétude, devient presque l'état normal. Il n’est plus possible d’ignorer ses limites car elles sont quotidiennes. Jean-Jacques Rousseau l’exprime très bien : « Exister pour nous, c’est sentir » 21. 21 Dans Emile ou De l’éducation, liv.4. Garnier. 23 Mais à un certain âge, le plaisir des sensations de bien-être cède la place à la douleur qui s’invite sans façon à plusieurs endroits du corps et peut entamer le moral ! Plus que jamais, l’avancée en âge demande de se tourner vers de nouvelles sphères de vie où s’investir pour intensifier autrement son existence. « L’homme est cet animal qui doit sans cesse se surmonter », écrit Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Surmonter les contrariétés et les limites est en effet un processus essentiel qui s’est actionné dès les premières prises de conscience de soi (difficile à situer quand elle apparaît chez l’enfant) et perceptions de la vie dans sa globalité. Une vie qui doit continuer à « exister » et ne devrait pas s’arrêter avec les années s’accumulant. Exister dans le sens d’avoir une présence dans le monde, soit sensible, soit intelligible. Les envies diminuent mais beaucoup d’intérêts se sont ajoutés, sans pour autant ressentir encore l’appétit de vivre. Mais vivre encore un peu correctement, oui bien sûr. Mon âge m’amuse. Il y a des jours où les escaliers sont pénibles, il y en a d’autres où je chante et danse chez moi plein tube. Sentir qu’on a encore une valeur, qu’on ne nous infantilise pas comme par exemple dans un home où j’ai entendu un « ça va pépé ? » dit d’un certain ton ! Reconnaître aux plus âgés la sagesse, la lucidité et l’expérience. Qu’ils puissent décider pour eux-mêmes. Respect de l’autonomie. Quel que soit l’état physique ! Il y a des mots qui font mal, de l’intonation (condescendante ou impérative ou…) Prendre la personne dans sa globalité. S’adapter à l’oreille de l’autre que ce soit ne pas crier ou parler distinctement… Dans la vie pratique, et nonobstant les progrès tant au niveau législatif que dans l’organisation des services organisés pour les aînés, il n’est pas toujours facile d’avoir une attitude de considération et qui soit ressentie comme telle ! Les conditions de temps, les données pratiques peuvent conduire à des comportements parfois blessants et tout à fait involontaires. Le mieux alors est d’en parler entre personnes concernées avec sincérité et respect. Quand nous avons demandé aux six groupes : « Qu’avez-vous besoin pour que votre avenir se passe comme vous le voulez ». C’est le concret qui a parlé : « J’ai besoin d’argent, dit Amélie. On croit qu’en vieillissant on aura moins de besoins. Mais il y a les soins de santé et aussi les petitsenfants à choyer… » Solange essaie de surmonter ses peurs intimes: « J’ai perdu mon mari il y a cinq ans, j’étais à ses côtés durant sa maladie. Mais je suis inquiète pour l’avenir. J’ai peur pour moi car je serai seule. Plein de gens m’interpellent : tu vas garder ta grande maison ? Mais, vider la maison, cette maison où j’ai élevé cinq enfants, c’est insurmontable.» Catherine cherche des solutions : « Je pourrais ouvrir une partie de la maison à d’autres. C’est théoriquement envisageable. Mais je ne me vois pas entreprendre des travaux, moi, femme seule. Ni même donner des directives à des ouvriers. C’est toujours difficile de se faire respecter quand on touche aux sujets techniques. Mes enfants souhaitent que je me rapproche d’eux mais je n’ai pas trop envie. Même si on s’entend bien… il y aurait une espèce de contrôle. Intéressant de se demander, de creuser ce point. C’est une pensée qui ne me quitte pratiquement plus. Je serais morte de 8 jours… que personne ne le saurait. Ma voisine directe part tôt, rentre tard… Et puis, je ne veux pas donner d’embarras aux autres. » 24 8.1. Que fait la société pour vous ? À notre grand étonnement et seulement une fois, une participante a répondu du tac au tac : « La société ne fait rien. » Les autres ont vite réagi, avec des exemples très pratiques : la couverture mutuelle, les réductions de train, les activités pour les aînés, la pension, les services de repas à domicile, les soins de santé, tout cela en partie gratuit ou à prix très raisonnable. Solange invite à ne pas oublier les précieux titres-services car, dit-elle, « on ne peut pas se plaindre dans notre partie du monde. Les maisons de retraite s’améliorent. Il y a les aides familiales, les amicales, les 3X20, le conseil consultatif des aînés… » Mais le côté militant rural revient avec Jeanine : « Nous les aînés, on doit se secouer pour rappeler que le principal dans les dix prochaines années, c’est l’écologie qui doit inspirer tout être humain. Dans ce contexte, la solidarité, le partage universel, c’est essentiel. Il y a tous ceux qui nous suivent, ne les oublions pas ! » 8.2. Que mettre en place pour plus de considération ? Gros soupirs dans les groupes. Les participantes se regardent, se sourient avec complicité. Elles ont déjà beaucoup dit à ce stade de fin d’animation. Quelques-unes citent le problème de l’épargne qu’elles ne parviennent plus à constituer alors que déjà elles se privent. Ensuite elles reviennent aux soucis de santé qui usent et inquiètent. Mais assez vite, les participantes vont à l’essentiel et surgissent des conseils de sagesse et de bon sens au quotidien que ne renieraient pas les philosophes anciens, qu’ils soient épicuriens ou stoïciens. Ainsi profiter de chaque moment, rester optimiste, voir les vraies valeurs, apprécier ce qu’on a, ne pas se tracasser, se rassurer soi-même, vivre au jour le jour et dans la bonne humeur. Sourire malgré les problèmes qui doivent rester dans un tiroir de la tête, avoir toujours des projets, rester calme… (malgré le mari à la maison !), se dire que ça va rajeunir de ne plus travailler… Et puis, assurent-elles, il faut pouvoir accepter l’aide extérieure pour continuer à vivre même si ce n’est pas toujours facile. Beaucoup expriment alors le besoin de se sentir utiles et d’être reconnues dans ce qu’elles font et pour leur propre personnalité. Elles veulent continuer à s’informer sur la vie politique et sociale et pas seulement sur les questions qui concernent le troisième âge. Et, enfin, se sentir égales des autres et continuer à avoir des projets, même à court terme. Pouvoir se dire : demain, je ferai ceci ou cela. Ensuite, les enfants ne doivent pas s’inquiéter pour elles. Rares sont les participantes qui ont exprimé de l’angoisse ou des soucis qu’elles n’arrivent pas à surmonter. Nous achevons la démarche avec le témoignage de Marie qui a contribué à cette étude par son témoignage personnel rejoignant en grande partie les paroles dites en réunion. Comme bien d’autres femmes, Marie s’est construit tout un univers, faisant des ponts entre l’actualité, les gens, son désir de confiance réciproque, ses écritures, ses songeries…22 22 Marie DOCQUIR DIEZ a par ailleurs publié Les vingt années de Raymond Trinaux dans les fosses de Dièle à Naninne entre 1946 et 1966, Copymédia, mars 2012 (2 exemplaires à la bibliothèque d’Assesse) et Histoires de la 25 «Le plus que je vis c’est quand je m’informe sur l’histoire, l’organisation de la société et cette lutte souterraine « dominants-dominés », la spiritualité, la littérature, la culture ardennaise, les plantes, les oiseaux, des endroits que je projette de visiter, les expositions proposées. Je picore dans une bibliothèque et surtout je me berce en écoutant les voix des émissions podcastées, choisies selon mes intuitions et intérêts du moment. Des concerts, Namusique à 6 euros, m’enchantent. Des pièces de théâtre qui lancent une conversation entre vieux époux. Un film, de temps en temps, et des romans, des romans, des romans que je dévore, sautant les bavardages et les descriptions. Tout ça, c’est vrai pour une vieillesse avec une santé, du temps et des énergies. » Et elle conclut avec reconnaissance « 67 ans, c’est aussi voir l’effacement possible. Vider la maison avant ma mort, qu’ils n’en aient pas le souci. Dire et tricoter des moments de relation avec ces quelques avec qui j’ai eu la chance de vivre. M’informer sur l’atroce presque partout dans le monde et prendre conscience que je n’ai jamais eu faim, je n’ai jamais connu la guerre, nos fils n’ont pas dû faire leur service militaire, abasourdie de ce qui m’a été offert. Je n’ai plus qu’à demander que mes cendres - je choisis l’incinération - courent sur l’eau d’une rivière ardennaise. Les pieds sur terre mais la terre avec un horizon.» Mér d’Èwe, au Fraumont, Copymédia, février 2013 (récit de vie en français d’une enfance dans un village d’Ardenne). 26 « On devrait se voir plus souvent. Discuter de nos peurs et se mettre ensemble pour trouver des solutions. » Conclusion En quoi le thème de la considération pouvait-il intéresser plus particulièrement les aînées? Ne concerne-t-il pas tout le monde ? Certes. Mais l'élévation de la durée de vie entraîne énormément de questions sur les conditions de vie des plus âgés. Au plan matériel, la protection sociale, notamment des classes d'âge nombreuses du baby-boom, est un challenge qui inquiète les pouvoirs publics et mobilise les services, institutions et associations concernées par le soin des aînés, le logement, les systèmes de pension, la précarité. A l’heure d’une transition démographique qui passe d’un équilibre ancien avec une vision traditionnelle à un nouvel équilibre, de nouvelles représentations des aînés se précisent qui laissent davantage la place à leur dynamisme et à l’intergénérationnel. Toutefois, dans ce contexte en tension entre une vision problématique voire catastrophiste du vieillissement et une vision positive voire idyllique - au risque de devenir tyrannique - du bien vieillir, des études montrent à l’envi que le vieillissement est perçu de manière négative non seulement par la majorité de la population européenne mais aussi, et plus particulièrement, par le personnel de soin23. Alors qu’en disent des femmes, elles qui, statistiquement, vivent plus longtemps ? Comment veulent-elles être considérées et considérer les autres ? C’est ce qui nous a intéressées dans cette étude. Influence des conquêtes féministes ? En invitant les femmes d’un mouvement féminin d’éducation permanente à réfléchir en groupe sur la considération, nous nous attendions à des réactions vives, voire des revendications militantes de la part de celles qui ont connu les années septante des combats féministes. Mais curieusement, de féminisme il n’a pas été question ! Une de nos hypothèses, avant de commencer l’étude, avait trait au lien supputé entre un parcours personnel, - contemporain des avancées pour l’égalité entre les femmes et les hommes -, et le statut ou l’état de femme vieillissante. Il n’en fut rien. Les conditions de vie ne seraient-elles pas si déterminantes sur l’art de vieillir ? Et l’âge n’aurait-il pas grand-chose à voir avec une inquiétude d’ordre sexiste dont pourtant certaines ont eu à souffrir dans leur existence ? Et enfin, les années finiraient-elles par niveler la différence des sexes une fois la vie active dépassée ? Rien n’est moins sûr même si les soucis principaux des aînées sont probablement proches de leurs compagnons quand ils concernent la santé et les moyens financiers dont ils ou elles disposent. Avec le sérieux bémol que, statistiquement, les femmes ont pour la plupart des revenus liés à une pension modeste. Mais là n’est pas notre propos et loin de nous l’idée de forcer sur le thème des différences entre les hommes et les femmes. Même s’il n’est pas rare de considérer, pertinemment ou non, que les femmes sont perdantes dans certains lieux, secteurs ou circonstances. 23 Intervention de Stéphane ADAM, chargé de cours et responsable de l’unité psychologique de la sénescence à l’université de Liège, juin 2015, lors du Forum des Ainées de l’ACRF – Femmes en milieu rural sur « l’impact du vieillissement sur la santé physique et mentale des aînés et sur les attitudes des interlocuteurs à leur égard ». Il montre entre autres que la manière de considérer le vieillissement a un impact sur la santé suivant le point de vue positif ou négatif adopté. A découvrir dans Plein Soleil de janvier 2016. 27 Ce que corroborent des études : en Europe, le premier critère de discrimination est l’âge (les + de 55 ans) suivi par le sexe et la race24. Et quand les critères se cumulent… Des récits Écouter les femmes se parler à propos de leur vie est toujours un bonheur. L’expression pronominale choisie ici, « se parler », exprime le fait que les échanges féminins, émis pour la plupart en lien direct à autrui, sont rarement anodins et ne prennent pas souvent le ton du discours ou de la déclaration pour convaincre un auditoire ! Les réunions annoncées sur le sujet pour témoigner dans le cadre de l’étude ont rencontré un grand succès au point qu’il a fallu utiliser l’écrit pour donner à toutes l’opportunité d’émettre leur avis. L’ambiance était enthousiaste, l’imagination et le partage au rendez-vous et ce furent de joyeuses rencontres dont les participantes se souciaient qu’elles soient utiles à l’étude. Une préoccupation féminine qui n’est pas rare : joindre l’utile au plaisir. Et les deux furent au rendez-vous. Sans doute les participantes ont-elles fait l’expérience positive de ce qui peut se jouer à travers les récits de vie des personnes âgées 25: être encore et toujours sujet de son histoire. « L’histoire de vie est la manière dont le sujet humain se manifeste et se constitue (Paul Ricoeur)… S’il n’y a pas d’histoire, il n’y a pas de sujet… Le sujet absent, il ne reste qu’un objet de soin. » Expérience du récit encore enrichie par la prise de conscience de ce qu’elles pouvaient apporter : le vécu d’une longue et riche vie, ayant aimé et travaillé, occasion offerte pour que chaque événement, chaque constat puisse se retrouver dans un après coup resitué dans une histoire personnelle. Une histoire qui s’écrit toujours, dont la signification globale est toujours en devenir…26 De la considération ! Quand nous avons lu ou entendu lire les premiers mots écrits qui expliquaient ou décrivaient sur un bout de papier ce que représentait pour les participantes la considération, ce fut une réelle surprise. Elles comprenaient le mot autrement. Le sentaient autrement. Autrement que qui ? Autrement que les différents sens apportés dans les dictionnaires écrits par des hommes qui font la part belle à la célébrité, aux honneurs, à l’autorité, à l’opinion. Mais comparaison n’est pas raison. N’ayant pas porté la recherche sur un public masculin en situation de vieillesse, il n’est pas dit que, sur le terrain, ils n’auraient pas présenté des réponses similaires. 24 Intervention de Stéphane ADAM, chargé de cours et responsable de l’unité psychologique de la sénescence à l’Université de Liège, juin 2015, lors du Forum des Ainées de l’ACRF – Femmes en milieu rural. A découvrir dans Plein Soleil de janvier 2016. Pourtant, ces faits, les participantes refusent de les subir en partageant et soutenant par ailleurs les combats du mouvement menés sur les sujets liés aux inégalités en général, salariales et allocations diverses en particulier. L’ACRF – Femmes en milieu rural est en partenariat avec d’autres associations via la Plateforme féministe socioéconomique au niveau fédéral, la Marche Mondiale des Femmes au niveau international, Synergie Wallonie ou prochainement Alter Egales, l’assemblée des droits des femmes initiées par le premier ministère des droits des femmes en Fédération Wallonie Bruxelles sous l’impulsion de la ministre Dominique Simonis sans oublier les investissements de membres de l’ACRF – Femmes en milieu rural dans des collaborations locales entre autres autour de la journée du 8 mars. 25 J. POLARD, Vieillir, entrer dans le temps fini, poursuivre sa propre histoire, dans M. BILLÉ, C. GALLOPIN, J. POLARD, Manifeste pour l’âge et la vie : réenchanter la vieillesse, Editions Erès, 2012, p. 108. 26 Ibid., p. 110-111. 28 Donc, ne nous attardons pas à la comparaison pour davantage nous intéresser au contenu proprement dit des paroles de femmes. Tiens… en fait de paraître, d’image extérieure de soi, il n’y a pas que les hommes qui s’en soucient ! Les femmes aussi, dit-on. Et pourtant, une autre manière du paraître, une approche « esthétique » est restée relativement ignorée des participantes : celle de la beauté et de la séduction. Peu d’entre elles ont évoqué le sujet ou l’envie de plaire ou d’être encore désirables. Par timidité ? Pudeur ? Désintérêt ? En fait, elles se sont emparées de la question de la considération et l’ont traitée autrement. Clairement, elles s’en sont appropriées par le fond, par l’essence du concept, apportant une valeur ajoutée, une valeur de sensibilité que nous osons qualifier de proche du cœur. Pour elles, la considération, c’est là où on aime et respecte et là où on se sent aimé et respecté. Là où la vie continue avec les émotions, le besoin de sécurité, de présence, d’amitié, de don de soi, de tendresse. La considération est comme le bouquet d’une vie réussie dans son lien positif avec les autres. Et si les problèmes de santé et d’argent inquiètent parfois sérieusement, il faut quand même aller de l’avant, s’intéresser au monde, participer à la vie du village, avoir des projets. Pour ce faire, il faut goûter le temps présent. Sexagénaires, septuagénaires, octogénaires sont des épicuriennes dans le sens où elles ont compris que, pour être heureuses, il est bon de recueillir dans la vie ce qu’elle apporte de bien comme les amitiés, la famille, la nature. Le bonheur est devant la porte qu’il faut ouvrir pour se réjouir de ce qui est donné de plus naturel de la vie. Pour relever les qualités qui font la vie bonne : le partage, l’admiration, la rencontre, l’espoir, la joie, l’écoute, le pardon et même l’estime de soi. Mais stoïques aussi sont les femmes quand, au lieu de se plaindre des incommodités et embarras liés aux trahisons du corps dont on devient dépendant, elles haussent les épaules. Il y a des choses qui dépendent de soi et d’autres non. Et si le porte-monnaie reste plat, si les enfants viennent rarement les voir, si leur maison est isolée, elles font l’effort de ne pas se tracasser inutilement tout en veillant à sauver leur autonomie. En fait, comme les sages anciens, elles veulent vivre le quotidien de l’âge avec dignité et dans la bonne entente avec l’entourage. La considération et le respect de soi ne sont ni des objectifs en soi ni des revendications, c’est une manière de vivre pour soi et avec les autres. C’est un mot qui crée continuellement sa pratique au fil des jours. En prendre conscience, c’est gagner un bonus pour l’âge de vieillir. La considération, marqueur de qualité, n’est pas seulement un beau mot du dictionnaire. Quand les femmes s’en emparent, il ne devient plus possible de s’en passer, peut-être parce qu’il évoque avant tout la réciprocité… 29 Annexe 1 Animation ACRF – Femmes en milieu rural, juin 2015 « De quelle considération ai-je besoin pour le temps de vieillir ? Un sujet d’avenir !» 1. Présentation des objectifs de l’animation Pour les participants : mettre à plat les moyens à notre disposition et comment se situer et agir seule ou ensemble pour bien vivre le temps de l’âge qui avance. Pour l’ACRF : réaliser une étude et nourrir le « module » vieillissement. 2. Prise de parole sur le parcours de vie L’expérience de vieillissement sur son entourage et sur soi ? S’interroger sur son propre vieillissement, quel regard sur soi ? Mais aussi quel regard je perçois des autres sur moi ? Hypothèse : « La façon de vieillir est-elle tributaire de la vie qu’on a menée ? ». 3. Le regard dont j’ai besoin. Quelques exemples et faits quotidiens. Quelques souhaits. 4. Vers une qualité de vie « Pour le temps qu’il me/nous reste à vivre (seul ? ensemble ?), comment allons-nous le vivre ? » N.B. Se rappeler les propos de J. – M. LONGNEAUX sur le deuil : « Je meurs à ce que je ne suis plus pour renaître à ce que je suis devenu ». (Voir F. WARRANT, Quel sens donner à la vie re-traitée ?, Les analyses de l’ACRF, 2005-10). 5. Terminer par un essai de définition de la considération pour le groupe. Y a-t-il des priorités à privilégier ? Pour soi. Au sein de l’ACRF – Femmes en milieu rural ? 30 Bibliographie Sites internet et dictionnaires http://www.belgium.be/fr/la_belgique/connaitre_le_pays/Population/ http://rsa.revues.org/925 Le dernier Thermomètre Solidaris : http://goo.gl/ZxKp62. Résumé vidéo: https://youtu.be/FHtmDeEkos http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/consid%C3%A9ration/18385 http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/respect/68670?q=respect#67918 http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/synonyme/consideration/ http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/synonyme/respect/ https://fr.wikipedia.org/wiki/Respect https://fr.wikipedia.org/wiki/Symphonie LALANDE, A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Quadrige-Presses Universitaires de France. PICOCHE, J., Dictionnaire étymologique du français, Larousse, collection Les usuels, 2009. RUSS, J., Dictionnaire de philosophie. Larousse Bordas, 1996. Ouvrages BILLÉ, M. et MARTZ, D., La tyrannie du bien vieillir, Ed Le bord de l’eau, 2010. BILLÉ, M., GALLOPIN, C. et POLARD, J., Manifeste pour l’âge et la vie : réenchanter la vieillesse, Editions Erès, 2012. ROUSSEAU J. - J., Emile ou De l’éducation, liv.4. Garnier. Etude et analyses de l’ACRF – Femmes en milieu rural (sélection) BRASSEUR, M., La famille et la place des grands-parents dans cette famille, 2011-13. BRASSEUR, M., DE FAVEREAU, C., La chance de vieillir, 2012-30. BRASSEUR, M. et EVRARD, M., Se re-traiter, un « + » pour la vie en société, 2006-22. DE FAVEREAU, C., Et si nos aînés n’étaient plus pris en charge… mais en compte ?, 2012-12. EVRARD, M., Pour le temps qu’il nous reste à vivre ensemble…, 2013-24. FOURNEAU, J., Vieillir au féminin en milieu rural wallon. Conditions de vie des femmes de 75 ans et plus, Etude ACRF, 2011. KROONEN, C. et VANHESE, A., Etre vieux dans la société d’aujourd’hui, c’est comment ? A paraître dans Plein Soleil, mensuel de l’ACRF – Femmes en milieu rural, janvier 2016. STUEREBAUT, J., en collaboration avec LARDINOIS, G. et SOLOT, J., Vieillir sans être vieux, 201205. VANHESE, A., Impayables les pensions ? A voir !, 2015-16. WARRANT, F., Quel sens donner à la vie re-traitée ?, 2005-10. 31 Table des matières Introduction..................................................................................................................................... 3 1. 2. La vieillesse éprouvée ............................................................................................................. 5 1.1. Vivre plus longtemps, mais… ........................................................................................... 5 1.2. La figure du « senior » ..................................................................................................... 6 Le temps .................................................................................................................................. 7 2.1. Ce qu’en disent les savants et les philosophes ............................................................... 7 2.2. L’âge comme une symphonie .......................................................................................... 9 3. Considération = respect ?........................................................................................................ 9 4. Avancer dans la vie à pied, à cheval ou en voiture ? ............................................................ 11 5. Vieillir de l’intérieur ............................................................................................................... 12 6. Synonymes et analogies de considération ............................................................................ 13 7. 8. 6.1. Recueil des mots écrits illustrant la considération ....................................................... 13 6.2. Des exemples de considération donnés en réunion .................................................... 14 6.3. Voyons à l’opposé ce que les femmes déconsidèrent.................................................. 15 6.4. Exemples de déconsidération........................................................................................ 16 6.5. La considération et le genre .......................................................................................... 16 Des liens pour tenir ............................................................................................................... 17 7.1. La santé : première pierre d’achoppement .................................................................. 17 7.2. Au foyer, rien ne change ................................................................................................ 18 7.3. Le goût des autres et de la vie sociale ........................................................................... 19 7.4. L’évolution de la société inquiète. ................................................................................ 21 7.5. Comment conquérir une considération positive ? Et de qui ? .................................... 21 L’avenir en vaut-il la peine ? ................................................................................................. 22 8.1. Que fait la société pour vous ? ...................................................................................... 24 8.2. Que mettre en place pour plus de considération ? ...................................................... 24 Conclusion ..................................................................................................................................... 26 Annexe 1 ........................................................................................................................................ 29 Bibliographie ................................................................................................................................. 30 32