ROLAND TCHAKOUNTÉ NDONI À mesure que la planète, portée

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ROLAND TCHAKOUNTÉ NDONI À mesure que la planète, portée
ROLAND TCHAKOUNTÉ
NDONI
À mesure que la planète, portée par la globalisation, s’enflammait pour les musiques du
monde, nombre d’artistes ont tenté de mettre en lumière les passerelles reliant le blues et
l’Afrique. Si ces créateurs ont échoué dans leur immense majorité, le plus souvent parce
qu’ils s’évertuaient à établir des cousinages artificiels entre le Premier Continent et sa
diaspora américaine, deux artistes font exception à la règle : le grand Taj Mahal, pour avoir
su instaurer un échange équitable entre la note bleue et les complaintes du Mali ou de
Zanzibar, au lieu de surfer sur des racines communes perdues depuis longtemps ; et
Roland Tchakounté, parce qu’il a eu l’intelligence de comprendre que l’héritage commun
de l’Afrique et du blues n’était pas sa grammaire, mais son âme.
Depuis une décennie, ce guitariste et chanteur d’origine camerounaise raconte le quotidien
troublé de son continent natal avec une poésie farouche, proche de celle qui habitait
Charlie Patton, Son House ou Robert Johnson dans le Vieux Sud de la Dépression. Habité
par la musique de sa langue natale, le bamiléké, Tchakounté possède le pouvoir de toucher
au plus profond ceux qui l’écoutent en appuyant ses narrations musicales sur son
expérience personnelle : l’exode rural vécu dans l’arrachement par ce fils de petit paysan
des environs de Douala, aîné d’une famille de huit enfants ; les frustrations liées à la
découverte de la brutalité du monde urbain dans le ghetto de New Bell ; l’émigration,
enfin, dans des conditions évocatrices du sort des boat people.
Comme le note avec justesse l’intéressé : « Ce que je chante dans mes chansons relève de
la même histoire que celle des pionniers du blues, déracinés des plantations du Delta et
projetés dans la violence du ghetto. » Ce constat l’aura dirigé tout naturellement vers la
musique du Mississippi, découverte par l’intermédiaire de John Lee Hooker il y a une
décennie. En l’espace de trois albums, Tchakounté s’est forgé depuis un destin de griot
africain en proposant un répertoire très personnel qui lui a permis de se produire devant les
publics les plus éclectiques, au Chicago Blues Festival comme au Paris Jazz Festival en
passant par Montréal et les grandes manifestations consacrées à la world music.
Fort du succès, commercial et critique, de son enregistrement précédent, Roland
Tchakounté élargit encore son audience avec ce « Ndoni », véritable roman en douze
chapitres où se mêlent riffs bleus et senteurs africaines dans une atmosphère que leur
auteur voudrait plus légère. « Je ne suis pas quelqu’un de triste, affirme-t-il. Je suis même
un optimiste, mais l’optimisme, ce n’est pas la fuite. C’est au contraire regarder en face la
réalité de l’existence, sans se mentir à soi-même et sans mentir aux autres. C’est ce que je
m’applique à faire avec ma musique, en sachant que le meilleur moyen de dépasser la
souffrance est encore de l’exprimer. »
Cette philosophie de la catharsis, celle-là même qui confère au blues son universalité
depuis un siècle, se trouve au cœur de ce nouvel opus ouvert sur le monde : « Mon idée
était de créer cette fois un répertoire capable de refléter le sens de la fête propre à
l’Afrique, en allant puiser dans l’énergie magique des sonorités venues du blues et du
rock. » Cette diversité se ressent dans le contraste entre l’ambiance électrique de Fang Am,
la composition qui ouvre les premières mesures de ce road movie, et un Kemen feutré dans
lequel on perçoit en filigrane les mélodies peuls qui ont marqué l’enfance de Roland. À
mesure que se poursuit ce voyage onirique à travers l’Afrique et le Delta, sont évoqués le
sort doux amer du Premier Continent (Farafina et Bouden Ndjabou), et plus généralement
les méandres des sentiments universels qui nous animent et nous font vibrer, au-delà de la
diversité des cultures humaines. Mais s’il cherche à comprendre les raisons invisibles de la
souffrance (Mbak Tchan Yogsou Kidi), de la solitude (Adendja et Lana) ou de la peur
(Chuboula), Roland Tchakounté dévoile également une facette inédite de sa personnalité
en célébrant la force rédemptrice du sourire (Smile), le pouvoir de la liberté (Me Den
Mbwoga) et la puissance de l’espoir (Anetchana).
Ce besoin d’apaisement se fait sans concession, dans la conscience que l’avenir de
l’Afrique doit s’écrire au présent, et non se rêver au futur. À cet égard, le titre de cet album
est sans ambiguïté. « Ndoni, dans ma langue, signifie ‘maintenant’, explique l’auteur.
Pour moi, il ne doit pas s’agir d’une utopie, mais d’une clé de démarrage. À force de
remettre sa révolution à demain, l’Afrique s’enfonce. À nous de la réveiller. » En apportant
une contribution passionnée à cet objectif, cet album magnifique mérite tout notre respect.
SEBASTIEN DANCHIN