Ainsi parlait Zarathoustra
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Ainsi parlait Zarathoustra
-Reitlag- Ainsi parlait Zarathoustra - Extraits - Transcription Ainsi parlait Zarathoustra 1 ©Reitlag Ainsi parlait Zarathoustra « Un livre pour tout le monde et pour personne » F.Nietzsche Cette transcription est une contraction et un agencement de texte et pas une interprétation ni un résumé ; presque toutes les phrases sont en effet présentes, dans une rédaction très proche, dans le texte original. Cette sélection qui est, par nature, réductrice vise à rendre néanmoins aussi fidèlement que possible l’esprit général de chaque chapitre. « Deviens ce que tu es » Zarathoustra « …C’est un autre idéal que nous poursuivons, un idéal prodigieux, tentant, plein de périls, auquel nous ne voudrions convertir personne, car nous ne reconnaissons volontiers à personne le droit de s’en réclamer : l’idéal d’un esprit qui naïvement se joue de tout ce qui jusqu’alors a passé pour saint, bon, intangible, divin…un idéal par lequel, malgré tout, s’annonce peut-être le grand sérieux, par qui le vrai point d’interrogation est posé, le destin de l’âme se décide, l’aiguille avance, la tragédie commence… » F.Nietzsche, Ecce Homo (déc.1888), à propos de ‘Ainsi parlait Zarathoustra Ainsi parlait Zarathoustra 2 ©Reitlag Préambule Hymne à la vie Lebensgebet Ainsi qu’on aime un vrai ami Je t’aime, ma vie de mystère, Quoi que pour moi tu aies produit : Souffrance ou bonheur sur la terre. Je t’aime avec ta cruauté Et si tu dois m’anéantir, Comme des bras de l’amitié Je sais que je devrai partir. A toute force je t’étreins Et si les flammes me dévorent Dans le combat de mon destin, Je sonde ton mystère encore. Être, penser des millénaires ! Enserre-moi dans tes deux bras, J’aime tes tourments, ton mystère S’il n’est plus de bonheur pour moi. Poème de Lou von Salomé écrit à Friedrich Nietzsche en 1882 Ce poème fut mis en musique pour chœur et orchestre par Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra 3 ©Reitlag Prologue - « Pourquoi donc, » dit le saint, « me suis-je retiré Ici, dans ce désert et là, dans la forêt ? Etais-ce que j’aimais par trop l’humanité… Mais l’homme est imparfait et l’aimer me tuerait Car il ne vaut pas mieux que les bêtes de somme Aujourd’hui j’aime Dieu, je n’aime plus les hommes. » - « Qui te parle d’aimer ! Je leur porte un présent, Aujourd’hui Dieu est mort, j’en porte la nouvelle, Je leur dis d’être heureux et d’entonner des chants, Je leur dis qu’à la terre il faut être fidèle, Je leur montre la voie, leur ouvre le chemin Et je viens leur apprendre à être Surhumain. L’homme est comme une corde au dessus d’un abîme Tendue entre la bête et puis le Surhumain, La flèche du désir dirigée vers la cime, Le pont vers l’inconnu et la route sans fin. Je veux que des brebis s’éloignent du troupeau Cherchent le Surhumain et regardent en haut ! » Ainsi parlait Zarathoustra. Ainsi parlait Zarathoustra 4 ©Reitlag Première partie Les trois métamorphoses « Et voici que l’esprit se changea en chameau : Plus lourde était la charge et plus grand son bonheur Et rien n’était trop lourd pour ce nouveau héros Et rien n’était trop dur pour fonder sa grandeur. Puis l’esprit devint lion, cherchant sa liberté, Cherchant à s’affranchir des valeurs de l’Histoire, Apprendre à dire non, en faire un droit sacré, En faire sa raison, en faire son devoir. Et l’esprit fut enfant, l’enfant est innocence ; Il est commencement à son propre vouloir Et lui seul peut bâtir sa propre connaissance, Lui seul peut affirmer à la fin son pouvoir. » Ainsi parlait Zarathoustra. Des chaires de la vertu Un vieux sage parlait alors de la vertu : « Fais le Bien » disait-il « et fais-le chaque jour Reste pauvre en esprit, ne pense à l’avenir Ne réclame jamais rien d’autre que ton dû, A l’égard de quiconque, agis avec amour, Sois toujours modéré pour toujours mieux dormir ». - « Oui, ce vieux sage est fou qui aime tant dormir ; Dans sa philosophie on recherchait des soins : Toujours se rassurer pour mieux se reposer, Anesthésier ses sens, étouffer ses désirs ; De ces prédicateurs nous n’avons plus besoin, Ils ne sont plus debout, ils dorment désormais. » Ainsi parlait Zarathoustra. Ainsi parlait Zarathoustra 5 ©Reitlag De ceux de l’outre monde « Voici les moribonds et voici les malades Ils méprisent le corps, ils méprisent la terre, Et cherchent au-delà et cherchent par le sang Que pour se racheter ils boivent par rasades Le chemin d’outre monde, un monde de chimère Pour s’y noyer enfin, rejetant le présent. Je connais trop ces gens qui se croient tels que Dieu Et dont les yeux ouverts, tournés vers les ténèbres Regardent dans le vide et toujours en arrière. Délaissez l’outre monde à ces êtres honteux Et laissez-leur aussi cette folie funèbre ; Ecoutez le corps sain, il parle de la terre. » Ainsi parlait Zarathoustra Des contempteurs du corps « Je veux parler à ceux qui méprisent leur corps ; Qu’ils gardent leur avis, qu’ils gardent leur doctrine, Car je n’espère pas modifier leur pensée Mais si j’ai néanmoins quelque vœu pour leur sort C’est que loin de leur corps, la vie bientôt chemine Ce qui, par grand bonheur, enfin les rendra muets. ‘Je suis un corps, une âme’, ainsi parle l’enfant Mais quand l’homme est enfin ouvert à la conscience Il dit ‘Je ne suis qu’un en mon âme et mon corps Comme un est le passé enchaîné au présent ; Le corps est enchaîné à son intelligence Et l’esprit est uni pour toujours à son corps.’ Vous contempteurs du corps êtes faits pour mourir Car vous vous irritez toujours contre la vie, Vous êtes jalousie derrière le dédain, Votre corps, votre esprit aspirent à périr, Vous recherchez la mort jusque dans la folie, Vous n’êtes pas le pont qui mène au Surhumain. » Ainsi parlait Zarathoustra. Ainsi parlait Zarathoustra 6 ©Reitlag Des passions de joie et de douleur « Tu avais des poisons et tu en fis un baume Quant à ton chien féroce, il devint un oiseau Un diable t’habitait, c’est un ange aujourd’hui ; Ainsi que tu le fis, doivent faire les hommes Pour mieux franchir le pont et regarder en haut Connaître la vertu, jeter la jalousie. Oui, connais ta vertu et ne la nomme pas Car si elle est nommée elle devient humaine ; La vertu de la foule et celle du troupeau, Devient la loi d’un Dieu, au lieu d’être ta loi ; Ta quête vers le ‘ pont ‘ sera aussitôt vaine : Quand on veut le nommer, on étouffe l’oiseau. » Ainsi parlait Zarathoustra. Du pâle criminel « Juges, quand vous tuez, que ce soit par pitié Et que ce ne soit pas par vindicte ou par haine Et en tuant, toujours justifiez la vie Car il ne suffit pas de vous réconcilier Avec le criminel qui va subir sa peine : Il vous faut justifier aussi votre survie. Oui, c’est votre ennemi et non un malfaiteur Ou peut-être un malade et non pas un gredin, Celui que vous frappez au nom de la justice, Peut-être même un fou et non pas un pécheur ; Si de toi, Juge rouge, on savait la pensée Le monde s’écrierait : ‘Otez cet immondice !’ Que dis-tu ? Juge rouge : ‘Il a tué pour voler !’ Non, son âme avait soif de sang, non de rapine ; Elle avait soif aussi du bonheur du couteau. Il sentit sa folie à l’instant d’avoir tué Et sa raison voulut, de sa main assassine, Faire une main voleuse et le faire aussitôt. Voyez ce pauvre corps, ses désirs, ses souffrances Que son âme a tenté alors d’interpréter Comme un appel au crime, au bonheur du couteau ; Car de vous qui jugez, la triste suffisance Et la folie qu’ici on nomme vérité Ne pourront pas hélas vous conduire au tombeau. » Ainsi parlait Zarathoustra. Ainsi parlait Zarathoustra 7 ©Reitlag Lire et écrire « Le chemin le plus court conduit de cime en cime, Il faut aimer le froid, avoir des jambes longues Pour courir les sommets et aimer y rester ‘Ecris avec ton sang et écris en maximes Pour n’être pas lassé de penser, à la longue Tes vers comme tes pas seront forts, élancés’ Vous me dites : ‘La vie est bien lourde à porter’ Mais nous ne sommes tous que des bêtes de somme ; Si nous aimons la vie à perdre la raison Et si la rose plie au poids de la rosée Nous, nous restons léger, en haut, comme un Surhomme Et nous sommes heureux comme le papillon. J’ai appris à marcher et sans effort je cours, J’ai appris à voler, je suis léger, je vole Bien au dessus des monts, au dessus des vallées ; J’ai rencontré mon diable et je l’ai trouvé lourd Quand moi je suis léger, je vole et je survole : Si je croyais en Dieu, c’est qu’il saurait danser ! » Ainsi parlait Zarathoustra. L’arbre en montagne Contre un arbre il était un jeune homme adossé. « Je cherche le sommet, disait-il en pleurant ; Je marche, je m’élève, avance et puis trébuche Et je ne sais alors pourquoi je suis monté ; Je raille ma fatigue et mon souffle haletant Et m’abandonne enfin à une douce embûche. » - « Vois cet arbre, il aspire à gagner en hauteur, Il tend vers le sommet, le ciel et sa clarté Mais pour cela il doit assurer sa croissance Et ses racines sont ancrées en profondeur. Accepte ton chemin vers plus de liberté, Vénère pieusement ta plus haute espérance. » Ainsi parlait Zarathoustra. Ainsi parlait Zarathoustra 8 ©Reitlag De l’ami « Souvent l’amour ne sert qu’à surmonter l’envie, Souvent si l’on attaque et qu’on est ennemi Ce n’est que pour cacher que l’on est vulnérable Et le désir d’ami bien souvent nous trahit. C’est en lui résistant qu’on honore l’ami Et lui, pour remercier, il nous envoie au diable. Cache alors ta pitié sous une écorce rude, Si tu es un tyran, tu n’auras pas d’ami ; Tu n’auras pas d’ami si tu es enchaîné ; Es-tu pour ton ami air pur et solitude ? Rejette de ton cœur toute parcimonie : Puisse venir un jour le temps de l’amitié. » Ainsi parlait Zarathoustra. De l’amour du prochain « Vous aimez le prochain ou vous croyez l’aimer Ou vous voulez l’aimer et vous dites ‘Je l’aime’ Mais moi, je sais bien que par cet empressement Ce n’est pas par l’amour que vous êtes guidés Mais par le peu d’amour ressenti pour vous-mêmes Bien plutôt que par le désintéressement. Je ne vous dirai pas ‘Aimez votre prochain’ Mais vous enseignerai qu’il faut aimer l’ami ; Que l’ami soit pour vous la fête sur la terre, Qu’il soit le premier pas qui mène au Surhumain, L’ami créateur qui porte le monde en lui Et vous entrouvre alors la porte du Mystère » Ainsi parlait Zarathoustra. Des femmes jeunes et vieilles « Un jour qu’ils devisaient, le fer dit à l’aimant : ‘Oui, c’est toi que je hais et pourtant tu m’attires’ Et le bonheur de l’homme est de dire :’Je veux’ Et la femme demande plus à son amant Car il n’est pas assez fort pour la retenir : Le bonheur de la femme est de dire :’Il me veut’. Ainsi parlait Zarathoustra. Ainsi parlait Zarathoustra 9 ©Reitlag De l’enfant et du mariage « Ne cherche pas, mon frère, en les liens du mariage A mettre seulement fin à ta solitude : Dans le mariage on cherche un peu de compagnie, On cherche le bien-être et l’on trouve un mirage Car c’est ainsi que fait, hélas, la multitude Même si par le ciel leur union est bénie. Mais si tu es bien loin du mariage animal Si tu ne cherches pas qu’à prolonger ta race, Si tu es créateur et si tu t’es créé, Si tu es au-delà et du bien et du mal Si tu veux un enfant afin qu’il te dépasse Mon frère, ton mariage est à jamais sacré. Ainsi parlait Zarathoustra. Ainsi parlait Zarathoustra 10 ©Reitlag Deuxième partie L’enfant au miroir Zarathoustra alors s’en vint dans sa caverne Au cœur de la montagne et quitta les humains Retrouvant avec joie sa solitude aimée ; Loin de la foule, en bas qui l’entoure et le cerne, Comme le laboureur qui a semé son grain Il attendait de voir sa semence germer ; Puis un jour s’éveillant un peu avant l’aurore Près de lui un enfant lui tendait un miroir : L’image qu’il y vit était celle d’un diable « Ma doctrine est faussée et mon message est mort Mes disciples honteux ont perdu tout espoir Et ce que j’ai bâti s’effrite comme sable Et voici que l’ivraie passe pour du froment ; Je me lève et je pars de nouveau pour la terre, Et je retourne là où restent mes amis Pour chanter auprès d’eux et rugir tendrement Et comme le torrent qui finit dans la mer Pour eux je donnerai ma parole en un cri ». Ainsi parlait Zarathoustra. Des miséricordieux « Je ne les aime point, les miséricordieux ; Si je le suis parfois, qu’on ne me nomme ainsi ! Si je le suis parfois, je garde ma pudeur Loin du regard de l’homme et du regard des dieux. C’est ainsi qu’il faut faire, amis, je vous le dis : Ne soyez pas connus, n’exhibez pas vos cœurs. Depuis que l’homme est homme, il connut peu la joie ; Voici, je vous le dis, la faute originelle ; Mieux vaut être joyeux qu’inventer des douleurs Quand on aide un souffrant, ne fut-ce qu’une fois, On atteint sa fierté d’une façon cruelle, Le bienfait se transforme alors en ver rongeur. Le diable un jour me dit : ‘Dieu connaît son enfer ; Ainsi parlait Zarathoustra 11 ©Reitlag Son enfer, vois-tu, c’est son amour pour les hommes’ Et puis il ajouta :’Tu le sais, Dieu est mort, Mort de miséricorde et de n’avoir pu faire Que cet acte d’amour pût libérer les hommes Qui restent aujourd’hui enchaînés à leur sort. » Ainsi parlait Zarathoustra. Des prêtres « Des prêtres j’ai pitié et de la répulsion, Ce sont des réprouvés, ce sont des prisonniers Qui appellent Sauveur celui qui les enchaîne Mais cependant pour eux j’ai de la compassion Pour ces chaînes d’idées et de mots mensongers Dont nul ne les libère et que toujours ils traînent. Ballottés par la mer, ils crurent atterrir Sur une île et ce n’était qu’un monstre endormi Car les mots mensongers sont monstres aux humains ; Mais l’île un jour s’éveille, et pour mieux engloutir Les malheureux humains qui sur elle ont bâti Un lieu pour leur repos qu’ils firent de leurs mains Ainsi que les cavernes qu’ils nomment églises Ainsi que l’escalier qu’ils montent à genoux, Qu’ils bâtirent ainsi comme bêtes de somme. Ils ont appelé Dieu dont le seul nom les grise Et ils l’ont assuré qu’ils l’aimaient plus que tout Et pour aimer leur Dieu, ils ont crucifié l’homme. » Ainsi parlait Zarathoustra. Des vertueux « Par la pyrotechnie ou le bruit du tonnerre On réveille peut-être les sens engourdis ; D’une voix basse et douce parle la beauté Aux âmes éveillées, fidèles à la terre Qui ne demandent rien, maintenant et ici, Et qui n’attendent pas d’avoir l’éternité. Moi, je n’enseigne pas qu’il soit de récompense ; Hélas !c’est là mon deuil ; jusque dans le tréfonds De l’âme on a planté l’idée du châtiment, De la rétribution et ce mensonge intense Chez les hommes vertueux demeure bien au fond De leur esprit, et là, il nourrit leurs tourments. Ainsi parlait Zarathoustra 12 ©Reitlag Vous aimez la vertu comme on aime un enfant Mais a-t-on entendu qu’une mère ait voulu Jamais être payée le prix de sa tendresse ? C’est vous que vous aimez, vous-même à chaque instant, A travers ce qu’à tord vous croyez la vertu Et qui, de votre vice, est seulement paresse. » Ainsi parlait Zarathoustra. Chanson à danser Un soir, Zarathoustra traversait la forêt ; Il vit une prairie où dansaient des fillettes Qui cessèrent leurs jeux, le voyant approcher. « Poursuivez votre danse avec vos pieds légers, Zarathoustra n’est pas pour vous un trouble-fête, Ecoutez la chanson que je vais vous chanter : -‘Naguère j’ai plongé mon regard dans tes yeux Ô ma mère la vie et j’ai cru me noyer Mais tu m’as repêché de ton hameçon d’or Et tu t’es mise à rire à la face des dieux, Riant de mes vertus et puis tu t’es moquée Aussi de ma sagesse et tu m’as dit : Adore ! Adore ton désir et tout ce que tu aimes Et tout ce que tu veux et adore mon rire Et mon hameçon d’or et toutes tes envies ; Je suis femme et changeante et c’est pour ça qu’on m’aime ; Je veux être toujours l’objet de tes désirs : Laisse ici ta vertu et adore la vie ! » Ainsi parlait Zarathoustra. Des érudits « Tandis que je dormais, un mouton vint brouter La couronne de lierre posée sur ma tête Et dit :’Zarathoustra n’est plus un érudit’ Puis s’en alla alors, on me l’a raconté, Fier et bouffi d’orgueil, marchant comme un prophète, Au milieu des chardons, au travers des prairies. Alors pour les enfants et les coquelicots, Pour les chardons je suis toujours un érudit Mais pas pour les moutons ; c’est ainsi et tant mieux ! Car c’est ma destinée, mon vouloir et mon lot Celui que j’ai choisi, celui que je bénis : Ainsi parlait Zarathoustra 13 ©Reitlag Je reste solitaire et j’en suis bien heureux. Quand j’étais parmi eux, je vivais à l’étage Et c’est bien pour cela qu’aujourd’hui ils m’en veulent ; Au dessus d’eux ils ont placé entre eux et moi Les immondices qu’ils ont reçus en partage, La faiblesse humaine et les fautes les plus veules Dans le but d’étouffer le seul bruit de mes pas. Ainsi parlait Zarathoustra. Des poètes « Depuis que j’étudie et connais mieux le corps », Disait Zarathoustra à l’un de ses disciples « L’éternel à mes yeux n’est pas plus qu’une image Et l’esprit n’est plus pour moi qu’une métaphore Comme aux poètes les mensonges sont multiples Quand leurs déclamations ne sont que des mirages. Je suis las des poètes anciens et présents : Un peu de volupté et puis un peu d’ennui, C’est ce qu’il est de mieux dans leurs méditations ; Ils sont superficiels, alors leurs sentiments Ne s’est pas abîmé jusqu’au fond de la nuit, Jusqu’au fond de la mer où sont les beaux poissons. » Ainsi parlait Zarathoustra. Le prophète « …Nous avons récolté mais nos fruits sont pourris, Quelle malédiction d’une lune mauvaise A fait que notre vin a tourné en poison, Que nos champs sont brûlés, que nos cœurs ont rôti, Que le feu s’est éteint, qu’il n’est plus que des braises ; La mer a reculé plus loin que l’horizon ; Où est-il une mer pour encor se noyer ? Il n’est plus près de nous que de plats marécages… » Lorsque Zarathoustra entendit le prophète Cette lamentation ne fit que l’attrister -« la lumière s’éteint pour la fin du voyage » Dit-il « et ces gens-là ont éteint notre fête. Mais voyons, mes amis, venez et laissons là Ces tristes ennemis et leurs tristes pensées : Ainsi parlait Zarathoustra 14 ©Reitlag Pour faire pénitence, il faut boire et manger Amis, faites ainsi qu’on ait un bon repas ; Le prophète viendra s’asseoir à mon côté : Je lui dirai la mer où il peut se noyer. » Ainsi parlait Zarathoustra. L’heure du suprême silence « Mais que m’arrive-t-il ? Vous me voyez troublé, Entraîné malgré moi à m’éloigner de vous ; Zarathoustra encor doit être solitaire. D’où me vient ce besoin, que m’est-il arrivé ? Mais je dois vous parler et dois vous dire tout : Il ne doit entre nous demeurer de mystère. L’heure du suprême silence m’a parlé Et le sol tout à coup a manqué sous mes pas, Mon cœur sembla soudain cesser ses battements, Une voix douce alors parla à mon côté Et la voix disait : ‘Tu le sais Zarathoustra Mais tu ne le dis pas : Tu sais ce qui t’attend ! Il te faudra d’abord redevenir enfant, Tu devras triompher pour çà de ta jeunesse ; Tes fruits sont mûrs mais toi, tu n’es pas mûr pour eux : Dans la solitude, retourne maintenant ; Tu y triompheras enfin de tes faiblesses Et tu réapprendras à être silencieux Car les mots silencieux apportent la tempête ; Ne sais-tu pas de quoi a tant besoin le monde ? De qui commandera de grands projets enfin, Sera le nouveau maître et le nouveau prophète : Les pensées portées sur des pattes de colombe Montent vers la corde qui mène au Surhumain.’ » Alors Zarathoustra se tut et, à la nuit, Il s’éloigna seul et laissa là ses amis. Ainsi parlait Zarathoustra 15 ©Reitlag Troisième partie Le voyageur « Je suis un voyageur de montagne, un grimpeur » Disait Zarathoustra, quand il se mit en route « Je n’aime pas la plaine et ne puis s’y fixer Mais voici que pour moi, enfin, a sonné l’heure Où je dois délaisser mes questions et mes doutes Pour mieux me mettre en route et pour toujours monter. Et une voix me dit : ‘Choisis le bon chemin, Celui qui te conduit enfin vers ta grandeur, Celui qui te conduit vers ta dernière cime Et où ne te suivront pas les simples humains, Celui que tu atteins en marchant sur ton cœur, Là où la cime enfin s’unit avec l’abîme.’ » Et lorsqu’il arriva, plus tard, près de la mer, Zarathoustra soudain fut pris de nostalgie « Je l’entends qui gémit, c’est un mauvais présage », Puis il rit de lui-même avec un rire amer Se rappelant avoir laissé tous ses amis ; Zarathoustra pleura enfin sur le rivage. De la vision et de l’énigme 1 Zarathoustra, à bord, fut deux jours silencieux, Ne répondant ni aux regards ni aux questions ; Au soir du second jour, sa langue se délia : « A vous, chercheurs hardis, qui glissez sous les cieux, C’est à vous que je veux raconter ma vision, L’énigme que j’ai vue par un soir sombre et froid. Grimpant sur un sentier de mon pas solitaire J’entendais mon démon qui chuchotait tout bas : ‘Tu t’es projeté haut et tu dois retomber ; Toute pierre lancée retombe sur la terre Et elle tombera sur toi, Zarathoustra’ Et moi, pendant ce temps, sans cesse je montais. Ainsi parlait Zarathoustra 16 ©Reitlag 2 Un jeune pâtre, à terre, étendu, gémissant Avait un noir serpent qui sortait de sa gorge ; Alors, je m’écriai :’Mords, tranche-lui la tête ! Et le pâtre mordit la tête et, la crachant, Se releva d’un bond avec un bruit de forge Et riant comme on rit au milieu de la fête. Il n’était plus un pâtre et n’était plus un homme ; Transformé il riait et il riait encore. Mes amis, à jamais je conserve ce rire Qui tua le serpent et la bête de somme ; Le désir que j’ai de ce rire me dévore : Oh, comment tolérer à présent de mourir ! Ainsi parlait Zarathoustra. Sur le mont des oliviers L’hiver, mauvais convive, est installé chez moi ; Sous son étreinte amie, mes mains sont toutes bleues Et c’est un hôte dur que pourtant je vénère Plus que le dieu du feu ; Je ne crains pas le froid : Comme un silence long, l’hiver est lumineux Et son ciel taciturne est un vouloir solaire. Aux âmes enfumées, chargées de jalousie Je ne montrerai que la glace de mes cimes, Ils ne me verront pas courir les chaudes mers Bonnes pour ces jaloux et leur mélancolie ; Je leur offre le froid et ma gaieté mutine, La lumière limpide et les matins d’hiver. Ainsi parlait Zarathoustra. Des trois maux 1 « Ce matin, de bonne heure, un songe m’est venu, Telle une pomme d’or le monde s’est offert : Aussitôt j’ai compris qu’il fallait le peser, Peser les pires maux qu’il ait jamais connus : Ainsi parlait Zarathoustra 17 ©Reitlag L’égoïsme, bien sûr, cet arbre solitaire, Le goût de dominer et puis la volupté. 2 Volupté : le symbole à tout espoir suprême, Terrestre paradis pour les cœurs innocents, Echarde dans la chair des détracteurs du corps. Passion de dominer : c’est la vertu certaine, L’avalanche terrible et qui roule en grondant Et qui entraîne tout en son divin essor. Egoïsme : un corps souple, un danseur élancé Qui méprise le « mal », la sagesse geignarde ; Le plaisir spontané, c’est la vertu bénie Bien loin des chiens rampants, de leur servilité. Que vienne le soleil, que mille feux nous dardent ; Il s’approche, il est là, voici le Grand Midi » Ainsi parlait Zarathoustra. De la grande nostalgie Je t’ai appris à dire, O mon âme, « aujourd’hui » Comme on disait « jadis », comme on disait « naguère » Et à danser ta ronde au-delà des endroits Qu’avant on appelait : « là-bas », « plus loin », « ici ». Je t’ai donné le droit enfin à la lumière Et puis je t’ai rendu ta liberté aussi. Ainsi parlait Zarathoustra. La seconde chanson à danser 1 J’ai plongé récemment mon regard en tes yeux O Vie et j’ai vu dans le fond de ta prunelle Glisser ta barque d’or sur des eaux ténébreuses ; Et je l’ai vue briller alors de mille feux, Scintiller à mes yeux par dix mille étincelles Plonger et reparaître intrigante et rieuse. 2 Ainsi parlait Zarathoustra 18 ©Reitlag Puis la vie me parla et dit : "Zarathoustra ! Cesse vite ce bruit, ce vacarme infernal ! Nous avons découvert, t’en souviens-tu, notre île, Notre verte prairie qui demeure là-bas, Pas très loin, au-delà, et du bien et du mal… …Il faut aimer la vie et ce n’est pas facile. » Ainsi parlait Zarathoustra. Les sept sceaux (ou : le chant du oui et de l’amen) 1 Ainsi qu’une nuée, sur la plus haute crête Je vais loin des bas-fonds, des êtres exténués Et qui ne savent plus ni vivre ni mourir. Si je lâche l’éclair, c’est que je suis prophète, Celui dont le destin restera d’allumer L’anneau d’Eternité, flambeau de l’avenir. 2 Si jamais ma colère a déplacé des tombes, Si jamais mon sarcasme a dispersé au vent Des paroles usées sous les voûtes brisées, Si je fus le balai qui aère le monde, Si j’ai mis les dieux morts au bas des monuments, C’est que je brûle du désir d’Eternité. 3 Si jamais j’ai senti le souffle de l’esprit, Et si jamais j’ai ri ainsi que rit l’éclair, Si jamais j’ai joué aux dés avec les dieux, C’est que la terre tremble alors que retentit La parole nouvelle, et que tremble la terre Lorsque l’Eternité brille de tous ses feux. 4 Si j’ai bu à longs traits au cratère écumeux Où se marient et sont malaxées toutes choses, Si ma main a mêlé le mal au bien suprême, Si j’ai fait épouser le plein avec le creux, C’est parce que je brûle et c’est parce que j’ose Vouloir l’Eternité que je cherche et que j’aime. 5 Si j’aime tant la mer et ce qui lui ressemble, Si je l’aime surtout quand elle est en fureur, Si souffle dans ma voile un désir déchaîné, Ainsi parlait Zarathoustra 19 ©Reitlag C’est qu’au désir ardent, je brûle et puis je tremble, Et que ce grand désir qui nourrit mon ardeur Est un désir sacré, désir d’Eternité. 6 Si ma seule vertu est vertu de danseur, Si je saute à pieds joints dans une extase d’or, Si je hante les bois, les jardins de mon rire, Si je sais m’affranchir de toute pesanteur Et si, comme l’oiseau, sait s’envoler mon corps, C’est que d’Eternité, je brûle de désir. 7 Si j’ai su déployer au dessus de ma tête Les cieux que j’ai voulus, qui sont mes propres cieux, Et ainsi que l’oiseau, si j’ai toujours chanté C’est que du Grand Retour je serai le prophète Qui chantera toujours sur la tombe des dieux Et chantera parce qu’il t’aime, Eternité. Ainsi parlait Zarathoustra. Ainsi parlait Zarathoustra 20 ©Reitlag Quatrième partie L’offrande de miel « Non ! Ce n’est pas le miel que je lance à tous vents Non ce n’est pas l’appât que je me suis choisi ; Pour pêcher les humains, j’ai choisi le meilleur, Je le lance au levant, au midi, au couchant ; Pour mieux les attirer, tenter leur appétit, Pour pêcher les humains, j’ai choisi mon bonheur. Elance-toi, ma ligne, enfonce-toi, pénètre, Appât de mon bonheur, distille ma rosée, Mords, mon hameçon, mords tous ces tristes chagrins Et, toi miel de mon cœur, attire tous ces êtres ; Comme le fier pêcheur attendant la marée Je prends dans mes filets les avenirs humains » Ainsi parlait Zarathoustra. De l’homme supérieur 1 Les hommes sont égaux sur la place publique Comme les hommes sont tous égaux devant Dieu 2 Mais voilà, Dieu est mort, cela pour vous implique De vaincre le vertige et de lever vos yeux 3 Il vous faudra mater tous ces maîtres de l’heure Qui prêchent la prudence et la résignation 4 Vous avez du courage et dompterez la peur : L’aigle vole très haut au dessus des moutons. 5 Ainsi parlait Zarathoustra 21 ©Reitlag Il faut que vous soyez les meilleurs et les pires, Pour moi, le grand péché est le grand réconfort, 6 Et puis, c’est au travers de cris et de soupirs Que vous deviendrez grands, que vous deviendrez forts. 7 Ma sagesse s’amasse, en haut, comme un nuage Pour enfanter la foudre et pour que ma lumière 8 Puisse les aveugler au plus fort de l’orage Tous ces faux-monnayeurs aux grands mots de misère. 9 Gardez-vous des savants car ils sont inféconds Car qui ne sait mentir ne sait la vérité, 10 C’est par tes propres pas, par tes propres leçons Sur tes jambes à toi que tu devras monter 11 Car on ne porte en soi rien que son propre enfant Et c’est lui que l’on doit nourrir de son amour 12 Car là est la vertu et le devoir ardent : Protéger ton vouloir, ton œuvre chaque jour. 13 N’ayez pas de vertu qui ne soit raisonnable, Ne fixez pas de but au-delà de vos forces 14 Vous manqueriez un coup paraissant immanquable : L’arbre ne peut grandir au-delà de l’écorce. 15 Si le coup est raté, Eh bien, il faut en rire ; Sachez rire de vous plutôt que de pleurer 16 « Malheur à ceux qui rient : Il nous faut les maudire » Disait l’évangéliste : Il ne savait aimer. 17 On découvre le Bon par des voies détournées Et approchant du but on court et puis l’on danse Ainsi parlait Zarathoustra 22 ©Reitlag 18 On est prêt à l’essor, on a le pas léger, On imite l’oiseau et soudain on s’élance, 19 On est de bons danseurs, on se tient sur la tête Parfois car on est fou, oui mais fou de bonheur 20 On imite le vent, on invente la fête Et, regardant en haut, on élève son cœur. Le chant de la mélancolie Zarathoustra ayant prononcé son discours Sortit de la caverne et respira dehors. « Venez, mes animaux, vous dont l’amour est sûr, Respirer avec moi les arômes du jour » Et l’aigle et le serpent approchèrent alors Et, blottis contre lui, respirèrent l’air pur. La chanson ivre 1 Les hôtes s’écriaient : « Oui, nous aimons la vie ! » Ils avaient un peu bu, même l’âne dansait, 2 Soudain Zarathoustra s’écria : « C’est Minuit, Taisez-vous, mes amis, car il faut s’en aller, 3 Il est temps maintenant d’écouter le secret Que disent dans la nuit les mystérieuses voix 4 Quand déjà je suis mort et puis que l’araignée Vient tisser sa toile en silence autour de moi 5 Je me sens emporté, déjà mon âme danse : Délivrez les tombeaux et réveillez les morts ! 6 Tu parles à présent, ta parole est intense, Douce lyre en mon cœur mais le monde est profond Ainsi parlait Zarathoustra 23 ©Reitlag 7 Que les purs soient un jour les maîtres de la terre ! Mon bonheur est profond, profonde est ma douleur ! 8 Ivresse de Minuit, voilà bien ton mystère, Mon plaisir plus profond encor que mon malheur. 9 Le plaisir ne veut pas d’enfants ni d’héritiers Mais le plaisir se veut lui-même éternité 10 Car toutes choses sont amoureusement liées, Enchevêtrées et c’est ce que vous souhaitez. 11 Que ne veut le plaisir ? Il ne veut que lui-même, En toute profondeur, il veut l’éternité 12 Et voici mon refrain que, comme grain, je sème : C’est le chant de l’ivresse et de l’éternité : « J’étais plongé dans le sommeil J’émergeai d’un rêve profond Le plaisir est profond, profond, Vraiment à nul autre pareil ; Profonde aussi est sa douleur Plus que la souffrance du cœur ; Quand la douleur dit : Disparais, Le plaisir veut l’Eternité. » Le signe « Mon aigle est éveillé » se dit Zarathoustra « Et aime comme moi le soleil du matin ; Il cherche à s’emparer de cet astre qui luit, Et le lion est venu, et mes enfants sont là ; Avec eux est venue l’heure de mon destin : Oui, mon heure est venue, maintenant et ici ! » Zarathoustra alors lentement se leva : « C’est signe de mon jour, mon aube, mon matin : Parais et monte au ciel, à présent, Grand Midi ! » Ainsi parla Zarathoustra … Ainsi parlait Zarathoustra 24 ©Reitlag * …Il quitte sa caverne et puis il s’en éloigne Ardent et fort comme le soleil du matin Dominant les sombres montagnes Au lointain. Epilogue C’est la fin de ce chant, de la mélancolie, Quand arrive l’ami : Il est un magicien, c’est l’ami de midi, Alors un se fait deux et tout est transformé. Voici Zarathoustra, c’est l’amical prophète, Soudain le monde rit ! Ce que nous célébrons est la fête des fêtes : Le rideau de l’effroi enfin s’est déchiré. Par delà le bien et le mal Chant d’épilogue « …Maintenant, mes disciples, je vous je vous ordonne de me perdre et de vous trouver… » Zarathoustra Avril 2005 Ainsi parlait Zarathoustra 25 ©Reitlag