Ainsi parlait Zarathoustra

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Ainsi parlait Zarathoustra
-Reitlag-
Ainsi parlait Zarathoustra
- Extraits -
Transcription
Ainsi parlait Zarathoustra
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©Reitlag
Ainsi parlait Zarathoustra
« Un livre pour tout le monde et pour personne »
F.Nietzsche
Cette transcription est une contraction et un agencement de texte et pas une interprétation ni
un résumé ; presque toutes les phrases sont en effet présentes, dans une rédaction très proche,
dans le texte original.
Cette sélection qui est, par nature, réductrice vise à rendre néanmoins aussi fidèlement que
possible l’esprit général de chaque chapitre.
« Deviens ce que tu es »
Zarathoustra
« …C’est un autre idéal que nous poursuivons, un idéal prodigieux, tentant, plein de périls,
auquel nous ne voudrions convertir personne, car nous ne reconnaissons volontiers à personne
le droit de s’en réclamer : l’idéal d’un esprit qui naïvement se joue de tout ce qui jusqu’alors a
passé pour saint, bon, intangible, divin…un idéal par lequel, malgré tout, s’annonce peut-être
le grand sérieux, par qui le vrai point d’interrogation est posé, le destin de l’âme se décide,
l’aiguille avance, la tragédie commence… »
F.Nietzsche, Ecce Homo (déc.1888), à propos de ‘Ainsi parlait Zarathoustra
Ainsi parlait Zarathoustra
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©Reitlag
Préambule
Hymne à la vie
Lebensgebet
Ainsi qu’on aime un vrai ami
Je t’aime, ma vie de mystère,
Quoi que pour moi tu aies produit :
Souffrance ou bonheur sur la terre.
Je t’aime avec ta cruauté
Et si tu dois m’anéantir,
Comme des bras de l’amitié
Je sais que je devrai partir.
A toute force je t’étreins
Et si les flammes me dévorent
Dans le combat de mon destin,
Je sonde ton mystère encore.
Être, penser des millénaires !
Enserre-moi dans tes deux bras,
J’aime tes tourments, ton mystère
S’il n’est plus de bonheur pour moi.
Poème de Lou von Salomé écrit à Friedrich Nietzsche en 1882
Ce poème fut mis en musique pour chœur et orchestre par Nietzsche
Ainsi parlait Zarathoustra
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©Reitlag
Prologue
- « Pourquoi donc, » dit le saint, « me suis-je retiré
Ici, dans ce désert et là, dans la forêt ?
Etais-ce que j’aimais par trop l’humanité…
Mais l’homme est imparfait et l’aimer me tuerait
Car il ne vaut pas mieux que les bêtes de somme
Aujourd’hui j’aime Dieu, je n’aime plus les hommes. »
- « Qui te parle d’aimer ! Je leur porte un présent,
Aujourd’hui Dieu est mort, j’en porte la nouvelle,
Je leur dis d’être heureux et d’entonner des chants,
Je leur dis qu’à la terre il faut être fidèle,
Je leur montre la voie, leur ouvre le chemin
Et je viens leur apprendre à être Surhumain.
L’homme est comme une corde au dessus d’un abîme
Tendue entre la bête et puis le Surhumain,
La flèche du désir dirigée vers la cime,
Le pont vers l’inconnu et la route sans fin.
Je veux que des brebis s’éloignent du troupeau
Cherchent le Surhumain et regardent en haut ! »
Ainsi parlait Zarathoustra.
Ainsi parlait Zarathoustra
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©Reitlag
Première partie
Les trois métamorphoses
« Et voici que l’esprit se changea en chameau :
Plus lourde était la charge et plus grand son bonheur
Et rien n’était trop lourd pour ce nouveau héros
Et rien n’était trop dur pour fonder sa grandeur.
Puis l’esprit devint lion, cherchant sa liberté,
Cherchant à s’affranchir des valeurs de l’Histoire,
Apprendre à dire non, en faire un droit sacré,
En faire sa raison, en faire son devoir.
Et l’esprit fut enfant, l’enfant est innocence ;
Il est commencement à son propre vouloir
Et lui seul peut bâtir sa propre connaissance,
Lui seul peut affirmer à la fin son pouvoir. »
Ainsi parlait Zarathoustra.
Des chaires de la vertu
Un vieux sage parlait alors de la vertu :
« Fais le Bien » disait-il « et fais-le chaque jour
Reste pauvre en esprit, ne pense à l’avenir
Ne réclame jamais rien d’autre que ton dû,
A l’égard de quiconque, agis avec amour,
Sois toujours modéré pour toujours mieux dormir ».
- « Oui, ce vieux sage est fou qui aime tant dormir ;
Dans sa philosophie on recherchait des soins :
Toujours se rassurer pour mieux se reposer,
Anesthésier ses sens, étouffer ses désirs ;
De ces prédicateurs nous n’avons plus besoin,
Ils ne sont plus debout, ils dorment désormais. »
Ainsi parlait Zarathoustra.
Ainsi parlait Zarathoustra
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©Reitlag
De ceux de l’outre monde
« Voici les moribonds et voici les malades
Ils méprisent le corps, ils méprisent la terre,
Et cherchent au-delà et cherchent par le sang
Que pour se racheter ils boivent par rasades
Le chemin d’outre monde, un monde de chimère
Pour s’y noyer enfin, rejetant le présent.
Je connais trop ces gens qui se croient tels que Dieu
Et dont les yeux ouverts, tournés vers les ténèbres
Regardent dans le vide et toujours en arrière.
Délaissez l’outre monde à ces êtres honteux
Et laissez-leur aussi cette folie funèbre ;
Ecoutez le corps sain, il parle de la terre. »
Ainsi parlait Zarathoustra
Des contempteurs du corps
« Je veux parler à ceux qui méprisent leur corps ;
Qu’ils gardent leur avis, qu’ils gardent leur doctrine,
Car je n’espère pas modifier leur pensée
Mais si j’ai néanmoins quelque vœu pour leur sort
C’est que loin de leur corps, la vie bientôt chemine
Ce qui, par grand bonheur, enfin les rendra muets.
‘Je suis un corps, une âme’, ainsi parle l’enfant
Mais quand l’homme est enfin ouvert à la conscience
Il dit ‘Je ne suis qu’un en mon âme et mon corps
Comme un est le passé enchaîné au présent ;
Le corps est enchaîné à son intelligence
Et l’esprit est uni pour toujours à son corps.’
Vous contempteurs du corps êtes faits pour mourir
Car vous vous irritez toujours contre la vie,
Vous êtes jalousie derrière le dédain,
Votre corps, votre esprit aspirent à périr,
Vous recherchez la mort jusque dans la folie,
Vous n’êtes pas le pont qui mène au Surhumain. »
Ainsi parlait Zarathoustra.
Ainsi parlait Zarathoustra
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©Reitlag
Des passions de joie et de douleur
« Tu avais des poisons et tu en fis un baume
Quant à ton chien féroce, il devint un oiseau
Un diable t’habitait, c’est un ange aujourd’hui ;
Ainsi que tu le fis, doivent faire les hommes
Pour mieux franchir le pont et regarder en haut
Connaître la vertu, jeter la jalousie.
Oui, connais ta vertu et ne la nomme pas
Car si elle est nommée elle devient humaine ;
La vertu de la foule et celle du troupeau,
Devient la loi d’un Dieu, au lieu d’être ta loi ;
Ta quête vers le ‘ pont ‘ sera aussitôt vaine :
Quand on veut le nommer, on étouffe l’oiseau. »
Ainsi parlait Zarathoustra.
Du pâle criminel
« Juges, quand vous tuez, que ce soit par pitié
Et que ce ne soit pas par vindicte ou par haine
Et en tuant, toujours justifiez la vie
Car il ne suffit pas de vous réconcilier
Avec le criminel qui va subir sa peine :
Il vous faut justifier aussi votre survie.
Oui, c’est votre ennemi et non un malfaiteur
Ou peut-être un malade et non pas un gredin,
Celui que vous frappez au nom de la justice,
Peut-être même un fou et non pas un pécheur ;
Si de toi, Juge rouge, on savait la pensée
Le monde s’écrierait : ‘Otez cet immondice !’
Que dis-tu ? Juge rouge : ‘Il a tué pour voler !’
Non, son âme avait soif de sang, non de rapine ;
Elle avait soif aussi du bonheur du couteau.
Il sentit sa folie à l’instant d’avoir tué
Et sa raison voulut, de sa main assassine,
Faire une main voleuse et le faire aussitôt.
Voyez ce pauvre corps, ses désirs, ses souffrances
Que son âme a tenté alors d’interpréter
Comme un appel au crime, au bonheur du couteau ;
Car de vous qui jugez, la triste suffisance
Et la folie qu’ici on nomme vérité
Ne pourront pas hélas vous conduire au tombeau. »
Ainsi parlait Zarathoustra.
Ainsi parlait Zarathoustra
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©Reitlag
Lire et écrire
« Le chemin le plus court conduit de cime en cime,
Il faut aimer le froid, avoir des jambes longues
Pour courir les sommets et aimer y rester
‘Ecris avec ton sang et écris en maximes
Pour n’être pas lassé de penser, à la longue
Tes vers comme tes pas seront forts, élancés’
Vous me dites : ‘La vie est bien lourde à porter’
Mais nous ne sommes tous que des bêtes de somme ;
Si nous aimons la vie à perdre la raison
Et si la rose plie au poids de la rosée
Nous, nous restons léger, en haut, comme un Surhomme
Et nous sommes heureux comme le papillon.
J’ai appris à marcher et sans effort je cours,
J’ai appris à voler, je suis léger, je vole
Bien au dessus des monts, au dessus des vallées ;
J’ai rencontré mon diable et je l’ai trouvé lourd
Quand moi je suis léger, je vole et je survole :
Si je croyais en Dieu, c’est qu’il saurait danser ! »
Ainsi parlait Zarathoustra.
L’arbre en montagne
Contre un arbre il était un jeune homme adossé.
« Je cherche le sommet, disait-il en pleurant ;
Je marche, je m’élève, avance et puis trébuche
Et je ne sais alors pourquoi je suis monté ;
Je raille ma fatigue et mon souffle haletant
Et m’abandonne enfin à une douce embûche. »
- « Vois cet arbre, il aspire à gagner en hauteur,
Il tend vers le sommet, le ciel et sa clarté
Mais pour cela il doit assurer sa croissance
Et ses racines sont ancrées en profondeur.
Accepte ton chemin vers plus de liberté,
Vénère pieusement ta plus haute espérance. »
Ainsi parlait Zarathoustra.
Ainsi parlait Zarathoustra
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©Reitlag
De l’ami
« Souvent l’amour ne sert qu’à surmonter l’envie,
Souvent si l’on attaque et qu’on est ennemi
Ce n’est que pour cacher que l’on est vulnérable
Et le désir d’ami bien souvent nous trahit.
C’est en lui résistant qu’on honore l’ami
Et lui, pour remercier, il nous envoie au diable.
Cache alors ta pitié sous une écorce rude,
Si tu es un tyran, tu n’auras pas d’ami ;
Tu n’auras pas d’ami si tu es enchaîné ;
Es-tu pour ton ami air pur et solitude ?
Rejette de ton cœur toute parcimonie :
Puisse venir un jour le temps de l’amitié. »
Ainsi parlait Zarathoustra.
De l’amour du prochain
« Vous aimez le prochain ou vous croyez l’aimer
Ou vous voulez l’aimer et vous dites ‘Je l’aime’
Mais moi, je sais bien que par cet empressement
Ce n’est pas par l’amour que vous êtes guidés
Mais par le peu d’amour ressenti pour vous-mêmes
Bien plutôt que par le désintéressement.
Je ne vous dirai pas ‘Aimez votre prochain’
Mais vous enseignerai qu’il faut aimer l’ami ;
Que l’ami soit pour vous la fête sur la terre,
Qu’il soit le premier pas qui mène au Surhumain,
L’ami créateur qui porte le monde en lui
Et vous entrouvre alors la porte du Mystère »
Ainsi parlait Zarathoustra.
Des femmes jeunes et vieilles
« Un jour qu’ils devisaient, le fer dit à l’aimant :
‘Oui, c’est toi que je hais et pourtant tu m’attires’
Et le bonheur de l’homme est de dire :’Je veux’
Et la femme demande plus à son amant
Car il n’est pas assez fort pour la retenir :
Le bonheur de la femme est de dire :’Il me veut’.
Ainsi parlait Zarathoustra.
Ainsi parlait Zarathoustra
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©Reitlag
De l’enfant et du mariage
« Ne cherche pas, mon frère, en les liens du mariage
A mettre seulement fin à ta solitude :
Dans le mariage on cherche un peu de compagnie,
On cherche le bien-être et l’on trouve un mirage
Car c’est ainsi que fait, hélas, la multitude
Même si par le ciel leur union est bénie.
Mais si tu es bien loin du mariage animal
Si tu ne cherches pas qu’à prolonger ta race,
Si tu es créateur et si tu t’es créé,
Si tu es au-delà et du bien et du mal
Si tu veux un enfant afin qu’il te dépasse
Mon frère, ton mariage est à jamais sacré.
Ainsi parlait Zarathoustra.
Ainsi parlait Zarathoustra
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Deuxième partie
L’enfant au miroir
Zarathoustra alors s’en vint dans sa caverne
Au cœur de la montagne et quitta les humains
Retrouvant avec joie sa solitude aimée ;
Loin de la foule, en bas qui l’entoure et le cerne,
Comme le laboureur qui a semé son grain
Il attendait de voir sa semence germer ;
Puis un jour s’éveillant un peu avant l’aurore
Près de lui un enfant lui tendait un miroir :
L’image qu’il y vit était celle d’un diable
« Ma doctrine est faussée et mon message est mort
Mes disciples honteux ont perdu tout espoir
Et ce que j’ai bâti s’effrite comme sable
Et voici que l’ivraie passe pour du froment ;
Je me lève et je pars de nouveau pour la terre,
Et je retourne là où restent mes amis
Pour chanter auprès d’eux et rugir tendrement
Et comme le torrent qui finit dans la mer
Pour eux je donnerai ma parole en un cri ».
Ainsi parlait Zarathoustra.
Des miséricordieux
« Je ne les aime point, les miséricordieux ;
Si je le suis parfois, qu’on ne me nomme ainsi !
Si je le suis parfois, je garde ma pudeur
Loin du regard de l’homme et du regard des dieux.
C’est ainsi qu’il faut faire, amis, je vous le dis :
Ne soyez pas connus, n’exhibez pas vos cœurs.
Depuis que l’homme est homme, il connut peu la joie ;
Voici, je vous le dis, la faute originelle ;
Mieux vaut être joyeux qu’inventer des douleurs
Quand on aide un souffrant, ne fut-ce qu’une fois,
On atteint sa fierté d’une façon cruelle,
Le bienfait se transforme alors en ver rongeur.
Le diable un jour me dit : ‘Dieu connaît son enfer ;
Ainsi parlait Zarathoustra
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©Reitlag
Son enfer, vois-tu, c’est son amour pour les hommes’
Et puis il ajouta :’Tu le sais, Dieu est mort,
Mort de miséricorde et de n’avoir pu faire
Que cet acte d’amour pût libérer les hommes
Qui restent aujourd’hui enchaînés à leur sort. »
Ainsi parlait Zarathoustra.
Des prêtres
« Des prêtres j’ai pitié et de la répulsion,
Ce sont des réprouvés, ce sont des prisonniers
Qui appellent Sauveur celui qui les enchaîne
Mais cependant pour eux j’ai de la compassion
Pour ces chaînes d’idées et de mots mensongers
Dont nul ne les libère et que toujours ils traînent.
Ballottés par la mer, ils crurent atterrir
Sur une île et ce n’était qu’un monstre endormi
Car les mots mensongers sont monstres aux humains ;
Mais l’île un jour s’éveille, et pour mieux engloutir
Les malheureux humains qui sur elle ont bâti
Un lieu pour leur repos qu’ils firent de leurs mains
Ainsi que les cavernes qu’ils nomment églises
Ainsi que l’escalier qu’ils montent à genoux,
Qu’ils bâtirent ainsi comme bêtes de somme.
Ils ont appelé Dieu dont le seul nom les grise
Et ils l’ont assuré qu’ils l’aimaient plus que tout
Et pour aimer leur Dieu, ils ont crucifié l’homme. »
Ainsi parlait Zarathoustra.
Des vertueux
« Par la pyrotechnie ou le bruit du tonnerre
On réveille peut-être les sens engourdis ;
D’une voix basse et douce parle la beauté
Aux âmes éveillées, fidèles à la terre
Qui ne demandent rien, maintenant et ici,
Et qui n’attendent pas d’avoir l’éternité.
Moi, je n’enseigne pas qu’il soit de récompense ;
Hélas !c’est là mon deuil ; jusque dans le tréfonds
De l’âme on a planté l’idée du châtiment,
De la rétribution et ce mensonge intense
Chez les hommes vertueux demeure bien au fond
De leur esprit, et là, il nourrit leurs tourments.
Ainsi parlait Zarathoustra
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Vous aimez la vertu comme on aime un enfant
Mais a-t-on entendu qu’une mère ait voulu
Jamais être payée le prix de sa tendresse ?
C’est vous que vous aimez, vous-même à chaque instant,
A travers ce qu’à tord vous croyez la vertu
Et qui, de votre vice, est seulement paresse. »
Ainsi parlait Zarathoustra.
Chanson à danser
Un soir, Zarathoustra traversait la forêt ;
Il vit une prairie où dansaient des fillettes
Qui cessèrent leurs jeux, le voyant approcher.
« Poursuivez votre danse avec vos pieds légers,
Zarathoustra n’est pas pour vous un trouble-fête,
Ecoutez la chanson que je vais vous chanter :
-‘Naguère j’ai plongé mon regard dans tes yeux
Ô ma mère la vie et j’ai cru me noyer
Mais tu m’as repêché de ton hameçon d’or
Et tu t’es mise à rire à la face des dieux,
Riant de mes vertus et puis tu t’es moquée
Aussi de ma sagesse et tu m’as dit : Adore !
Adore ton désir et tout ce que tu aimes
Et tout ce que tu veux et adore mon rire
Et mon hameçon d’or et toutes tes envies ;
Je suis femme et changeante et c’est pour ça qu’on m’aime ;
Je veux être toujours l’objet de tes désirs :
Laisse ici ta vertu et adore la vie ! »
Ainsi parlait Zarathoustra.
Des érudits
« Tandis que je dormais, un mouton vint brouter
La couronne de lierre posée sur ma tête
Et dit :’Zarathoustra n’est plus un érudit’
Puis s’en alla alors, on me l’a raconté,
Fier et bouffi d’orgueil, marchant comme un prophète,
Au milieu des chardons, au travers des prairies.
Alors pour les enfants et les coquelicots,
Pour les chardons je suis toujours un érudit
Mais pas pour les moutons ; c’est ainsi et tant mieux !
Car c’est ma destinée, mon vouloir et mon lot
Celui que j’ai choisi, celui que je bénis :
Ainsi parlait Zarathoustra
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©Reitlag
Je reste solitaire et j’en suis bien heureux.
Quand j’étais parmi eux, je vivais à l’étage
Et c’est bien pour cela qu’aujourd’hui ils m’en veulent ;
Au dessus d’eux ils ont placé entre eux et moi
Les immondices qu’ils ont reçus en partage,
La faiblesse humaine et les fautes les plus veules
Dans le but d’étouffer le seul bruit de mes pas.
Ainsi parlait Zarathoustra.
Des poètes
« Depuis que j’étudie et connais mieux le corps »,
Disait Zarathoustra à l’un de ses disciples
« L’éternel à mes yeux n’est pas plus qu’une image
Et l’esprit n’est plus pour moi qu’une métaphore
Comme aux poètes les mensonges sont multiples
Quand leurs déclamations ne sont que des mirages.
Je suis las des poètes anciens et présents :
Un peu de volupté et puis un peu d’ennui,
C’est ce qu’il est de mieux dans leurs méditations ;
Ils sont superficiels, alors leurs sentiments
Ne s’est pas abîmé jusqu’au fond de la nuit,
Jusqu’au fond de la mer où sont les beaux poissons. »
Ainsi parlait Zarathoustra.
Le prophète
« …Nous avons récolté mais nos fruits sont pourris,
Quelle malédiction d’une lune mauvaise
A fait que notre vin a tourné en poison,
Que nos champs sont brûlés, que nos cœurs ont rôti,
Que le feu s’est éteint, qu’il n’est plus que des braises ;
La mer a reculé plus loin que l’horizon ;
Où est-il une mer pour encor se noyer ?
Il n’est plus près de nous que de plats marécages… »
Lorsque Zarathoustra entendit le prophète
Cette lamentation ne fit que l’attrister
-« la lumière s’éteint pour la fin du voyage »
Dit-il « et ces gens-là ont éteint notre fête.
Mais voyons, mes amis, venez et laissons là
Ces tristes ennemis et leurs tristes pensées :
Ainsi parlait Zarathoustra
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©Reitlag
Pour faire pénitence, il faut boire et manger
Amis, faites ainsi qu’on ait un bon repas ;
Le prophète viendra s’asseoir à mon côté :
Je lui dirai la mer où il peut se noyer. »
Ainsi parlait Zarathoustra.
L’heure du suprême silence
« Mais que m’arrive-t-il ? Vous me voyez troublé,
Entraîné malgré moi à m’éloigner de vous ;
Zarathoustra encor doit être solitaire.
D’où me vient ce besoin, que m’est-il arrivé ?
Mais je dois vous parler et dois vous dire tout :
Il ne doit entre nous demeurer de mystère.
L’heure du suprême silence m’a parlé
Et le sol tout à coup a manqué sous mes pas,
Mon cœur sembla soudain cesser ses battements,
Une voix douce alors parla à mon côté
Et la voix disait : ‘Tu le sais Zarathoustra
Mais tu ne le dis pas : Tu sais ce qui t’attend !
Il te faudra d’abord redevenir enfant,
Tu devras triompher pour çà de ta jeunesse ;
Tes fruits sont mûrs mais toi, tu n’es pas mûr pour eux :
Dans la solitude, retourne maintenant ;
Tu y triompheras enfin de tes faiblesses
Et tu réapprendras à être silencieux
Car les mots silencieux apportent la tempête ;
Ne sais-tu pas de quoi a tant besoin le monde ?
De qui commandera de grands projets enfin,
Sera le nouveau maître et le nouveau prophète :
Les pensées portées sur des pattes de colombe
Montent vers la corde qui mène au Surhumain.’ »
Alors Zarathoustra se tut et, à la nuit,
Il s’éloigna seul et laissa là ses amis.
Ainsi parlait Zarathoustra
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Troisième partie
Le voyageur
« Je suis un voyageur de montagne, un grimpeur »
Disait Zarathoustra, quand il se mit en route
« Je n’aime pas la plaine et ne puis s’y fixer
Mais voici que pour moi, enfin, a sonné l’heure
Où je dois délaisser mes questions et mes doutes
Pour mieux me mettre en route et pour toujours monter.
Et une voix me dit : ‘Choisis le bon chemin,
Celui qui te conduit enfin vers ta grandeur,
Celui qui te conduit vers ta dernière cime
Et où ne te suivront pas les simples humains,
Celui que tu atteins en marchant sur ton cœur,
Là où la cime enfin s’unit avec l’abîme.’ »
Et lorsqu’il arriva, plus tard, près de la mer,
Zarathoustra soudain fut pris de nostalgie
« Je l’entends qui gémit, c’est un mauvais présage »,
Puis il rit de lui-même avec un rire amer
Se rappelant avoir laissé tous ses amis ;
Zarathoustra pleura enfin sur le rivage.
De la vision et de l’énigme
1
Zarathoustra, à bord, fut deux jours silencieux,
Ne répondant ni aux regards ni aux questions ;
Au soir du second jour, sa langue se délia :
« A vous, chercheurs hardis, qui glissez sous les cieux,
C’est à vous que je veux raconter ma vision,
L’énigme que j’ai vue par un soir sombre et froid.
Grimpant sur un sentier de mon pas solitaire
J’entendais mon démon qui chuchotait tout bas :
‘Tu t’es projeté haut et tu dois retomber ;
Toute pierre lancée retombe sur la terre
Et elle tombera sur toi, Zarathoustra’
Et moi, pendant ce temps, sans cesse je montais.
Ainsi parlait Zarathoustra
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©Reitlag
2
Un jeune pâtre, à terre, étendu, gémissant
Avait un noir serpent qui sortait de sa gorge ;
Alors, je m’écriai :’Mords, tranche-lui la tête !
Et le pâtre mordit la tête et, la crachant,
Se releva d’un bond avec un bruit de forge
Et riant comme on rit au milieu de la fête.
Il n’était plus un pâtre et n’était plus un homme ;
Transformé il riait et il riait encore.
Mes amis, à jamais je conserve ce rire
Qui tua le serpent et la bête de somme ;
Le désir que j’ai de ce rire me dévore :
Oh, comment tolérer à présent de mourir !
Ainsi parlait Zarathoustra.
Sur le mont des oliviers
L’hiver, mauvais convive, est installé chez moi ;
Sous son étreinte amie, mes mains sont toutes bleues
Et c’est un hôte dur que pourtant je vénère
Plus que le dieu du feu ; Je ne crains pas le froid :
Comme un silence long, l’hiver est lumineux
Et son ciel taciturne est un vouloir solaire.
Aux âmes enfumées, chargées de jalousie
Je ne montrerai que la glace de mes cimes,
Ils ne me verront pas courir les chaudes mers
Bonnes pour ces jaloux et leur mélancolie ;
Je leur offre le froid et ma gaieté mutine,
La lumière limpide et les matins d’hiver.
Ainsi parlait Zarathoustra.
Des trois maux
1
« Ce matin, de bonne heure, un songe m’est venu,
Telle une pomme d’or le monde s’est offert :
Aussitôt j’ai compris qu’il fallait le peser,
Peser les pires maux qu’il ait jamais connus :
Ainsi parlait Zarathoustra
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©Reitlag
L’égoïsme, bien sûr, cet arbre solitaire,
Le goût de dominer et puis la volupté.
2
Volupté : le symbole à tout espoir suprême,
Terrestre paradis pour les cœurs innocents,
Echarde dans la chair des détracteurs du corps.
Passion de dominer : c’est la vertu certaine,
L’avalanche terrible et qui roule en grondant
Et qui entraîne tout en son divin essor.
Egoïsme : un corps souple, un danseur élancé
Qui méprise le « mal », la sagesse geignarde ;
Le plaisir spontané, c’est la vertu bénie
Bien loin des chiens rampants, de leur servilité.
Que vienne le soleil, que mille feux nous dardent ;
Il s’approche, il est là, voici le Grand Midi »
Ainsi parlait Zarathoustra.
De la grande nostalgie
Je t’ai appris à dire, O mon âme, « aujourd’hui »
Comme on disait « jadis », comme on disait « naguère »
Et à danser ta ronde au-delà des endroits
Qu’avant on appelait : « là-bas », « plus loin », « ici ».
Je t’ai donné le droit enfin à la lumière
Et puis je t’ai rendu ta liberté aussi.
Ainsi parlait Zarathoustra.
La seconde chanson à danser
1
J’ai plongé récemment mon regard en tes yeux
O Vie et j’ai vu dans le fond de ta prunelle
Glisser ta barque d’or sur des eaux ténébreuses ;
Et je l’ai vue briller alors de mille feux,
Scintiller à mes yeux par dix mille étincelles
Plonger et reparaître intrigante et rieuse.
2
Ainsi parlait Zarathoustra
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©Reitlag
Puis la vie me parla et dit : "Zarathoustra !
Cesse vite ce bruit, ce vacarme infernal !
Nous avons découvert, t’en souviens-tu, notre île,
Notre verte prairie qui demeure là-bas,
Pas très loin, au-delà, et du bien et du mal…
…Il faut aimer la vie et ce n’est pas facile. »
Ainsi parlait Zarathoustra.
Les sept sceaux
(ou : le chant du oui et de l’amen)
1
Ainsi qu’une nuée, sur la plus haute crête
Je vais loin des bas-fonds, des êtres exténués
Et qui ne savent plus ni vivre ni mourir.
Si je lâche l’éclair, c’est que je suis prophète,
Celui dont le destin restera d’allumer
L’anneau d’Eternité, flambeau de l’avenir.
2
Si jamais ma colère a déplacé des tombes,
Si jamais mon sarcasme a dispersé au vent
Des paroles usées sous les voûtes brisées,
Si je fus le balai qui aère le monde,
Si j’ai mis les dieux morts au bas des monuments,
C’est que je brûle du désir d’Eternité.
3
Si jamais j’ai senti le souffle de l’esprit,
Et si jamais j’ai ri ainsi que rit l’éclair,
Si jamais j’ai joué aux dés avec les dieux,
C’est que la terre tremble alors que retentit
La parole nouvelle, et que tremble la terre
Lorsque l’Eternité brille de tous ses feux.
4
Si j’ai bu à longs traits au cratère écumeux
Où se marient et sont malaxées toutes choses,
Si ma main a mêlé le mal au bien suprême,
Si j’ai fait épouser le plein avec le creux,
C’est parce que je brûle et c’est parce que j’ose
Vouloir l’Eternité que je cherche et que j’aime.
5
Si j’aime tant la mer et ce qui lui ressemble,
Si je l’aime surtout quand elle est en fureur,
Si souffle dans ma voile un désir déchaîné,
Ainsi parlait Zarathoustra
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©Reitlag
C’est qu’au désir ardent, je brûle et puis je tremble,
Et que ce grand désir qui nourrit mon ardeur
Est un désir sacré, désir d’Eternité.
6
Si ma seule vertu est vertu de danseur,
Si je saute à pieds joints dans une extase d’or,
Si je hante les bois, les jardins de mon rire,
Si je sais m’affranchir de toute pesanteur
Et si, comme l’oiseau, sait s’envoler mon corps,
C’est que d’Eternité, je brûle de désir.
7
Si j’ai su déployer au dessus de ma tête
Les cieux que j’ai voulus, qui sont mes propres cieux,
Et ainsi que l’oiseau, si j’ai toujours chanté
C’est que du Grand Retour je serai le prophète
Qui chantera toujours sur la tombe des dieux
Et chantera parce qu’il t’aime, Eternité.
Ainsi parlait Zarathoustra.
Ainsi parlait Zarathoustra
20
©Reitlag
Quatrième partie
L’offrande de miel
« Non ! Ce n’est pas le miel que je lance à tous vents
Non ce n’est pas l’appât que je me suis choisi ;
Pour pêcher les humains, j’ai choisi le meilleur,
Je le lance au levant, au midi, au couchant ;
Pour mieux les attirer, tenter leur appétit,
Pour pêcher les humains, j’ai choisi mon bonheur.
Elance-toi, ma ligne, enfonce-toi, pénètre,
Appât de mon bonheur, distille ma rosée,
Mords, mon hameçon, mords tous ces tristes chagrins
Et, toi miel de mon cœur, attire tous ces êtres ;
Comme le fier pêcheur attendant la marée
Je prends dans mes filets les avenirs humains »
Ainsi parlait Zarathoustra.
De l’homme supérieur
1
Les hommes sont égaux sur la place publique
Comme les hommes sont tous égaux devant Dieu
2
Mais voilà, Dieu est mort, cela pour vous implique
De vaincre le vertige et de lever vos yeux
3
Il vous faudra mater tous ces maîtres de l’heure
Qui prêchent la prudence et la résignation
4
Vous avez du courage et dompterez la peur :
L’aigle vole très haut au dessus des moutons.
5
Ainsi parlait Zarathoustra
21
©Reitlag
Il faut que vous soyez les meilleurs et les pires,
Pour moi, le grand péché est le grand réconfort,
6
Et puis, c’est au travers de cris et de soupirs
Que vous deviendrez grands, que vous deviendrez forts.
7
Ma sagesse s’amasse, en haut, comme un nuage
Pour enfanter la foudre et pour que ma lumière
8
Puisse les aveugler au plus fort de l’orage
Tous ces faux-monnayeurs aux grands mots de misère.
9
Gardez-vous des savants car ils sont inféconds
Car qui ne sait mentir ne sait la vérité,
10
C’est par tes propres pas, par tes propres leçons
Sur tes jambes à toi que tu devras monter
11
Car on ne porte en soi rien que son propre enfant
Et c’est lui que l’on doit nourrir de son amour
12
Car là est la vertu et le devoir ardent :
Protéger ton vouloir, ton œuvre chaque jour.
13
N’ayez pas de vertu qui ne soit raisonnable,
Ne fixez pas de but au-delà de vos forces
14
Vous manqueriez un coup paraissant immanquable :
L’arbre ne peut grandir au-delà de l’écorce.
15
Si le coup est raté, Eh bien, il faut en rire ;
Sachez rire de vous plutôt que de pleurer
16
« Malheur à ceux qui rient : Il nous faut les maudire »
Disait l’évangéliste : Il ne savait aimer.
17
On découvre le Bon par des voies détournées
Et approchant du but on court et puis l’on danse
Ainsi parlait Zarathoustra
22
©Reitlag
18
On est prêt à l’essor, on a le pas léger,
On imite l’oiseau et soudain on s’élance,
19
On est de bons danseurs, on se tient sur la tête
Parfois car on est fou, oui mais fou de bonheur
20
On imite le vent, on invente la fête
Et, regardant en haut, on élève son cœur.
Le chant de la mélancolie
Zarathoustra ayant prononcé son discours
Sortit de la caverne et respira dehors.
« Venez, mes animaux, vous dont l’amour est sûr,
Respirer avec moi les arômes du jour »
Et l’aigle et le serpent approchèrent alors
Et, blottis contre lui, respirèrent l’air pur.
La chanson ivre
1
Les hôtes s’écriaient : « Oui, nous aimons la vie ! »
Ils avaient un peu bu, même l’âne dansait,
2
Soudain Zarathoustra s’écria : « C’est Minuit,
Taisez-vous, mes amis, car il faut s’en aller,
3
Il est temps maintenant d’écouter le secret
Que disent dans la nuit les mystérieuses voix
4
Quand déjà je suis mort et puis que l’araignée
Vient tisser sa toile en silence autour de moi
5
Je me sens emporté, déjà mon âme danse :
Délivrez les tombeaux et réveillez les morts !
6
Tu parles à présent, ta parole est intense,
Douce lyre en mon cœur mais le monde est profond
Ainsi parlait Zarathoustra
23
©Reitlag
7
Que les purs soient un jour les maîtres de la terre !
Mon bonheur est profond, profonde est ma douleur !
8
Ivresse de Minuit, voilà bien ton mystère,
Mon plaisir plus profond encor que mon malheur.
9
Le plaisir ne veut pas d’enfants ni d’héritiers
Mais le plaisir se veut lui-même éternité
10
Car toutes choses sont amoureusement liées,
Enchevêtrées et c’est ce que vous souhaitez.
11
Que ne veut le plaisir ? Il ne veut que lui-même,
En toute profondeur, il veut l’éternité
12
Et voici mon refrain que, comme grain, je sème :
C’est le chant de l’ivresse et de l’éternité :
« J’étais plongé dans le sommeil
J’émergeai d’un rêve profond
Le plaisir est profond, profond,
Vraiment à nul autre pareil ;
Profonde aussi est sa douleur
Plus que la souffrance du cœur ;
Quand la douleur dit : Disparais,
Le plaisir veut l’Eternité. »
Le signe
« Mon aigle est éveillé » se dit Zarathoustra
« Et aime comme moi le soleil du matin ;
Il cherche à s’emparer de cet astre qui luit,
Et le lion est venu, et mes enfants sont là ;
Avec eux est venue l’heure de mon destin :
Oui, mon heure est venue, maintenant et ici ! »
Zarathoustra alors lentement se leva :
« C’est signe de mon jour, mon aube, mon matin :
Parais et monte au ciel, à présent, Grand Midi ! »
Ainsi parla Zarathoustra …
Ainsi parlait Zarathoustra
24
©Reitlag
*
…Il quitte sa caverne et puis il s’en éloigne
Ardent et fort comme le soleil du matin
Dominant les sombres montagnes
Au lointain.
Epilogue
C’est la fin de ce chant, de la mélancolie,
Quand arrive l’ami :
Il est un magicien, c’est l’ami de midi,
Alors un se fait deux et tout est transformé.
Voici Zarathoustra, c’est l’amical prophète,
Soudain le monde rit !
Ce que nous célébrons est la fête des fêtes :
Le rideau de l’effroi enfin s’est déchiré.
Par delà le bien et le mal
Chant d’épilogue
« …Maintenant, mes disciples, je vous je vous ordonne de me perdre et de vous trouver… »
Zarathoustra
Avril 2005
Ainsi parlait Zarathoustra
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