QU`ELLE ET MOI

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QU`ELLE ET MOI
CHAPITRE X
QU’ELLE ET MOI
Dimanche 18 avril 1956 au soir
Le Reflet : Chaque nuit a son jour quand elle s’endort, la
lumière et les ténèbres. Il me semble vivre dans les
étoiles. Deux d’entre-elles, me semblent fidèles, elles
sont là dans une pâleur d’aube d’un semi-réveil,
enfermées dans l‘espace de mes yeux clos. Des étoiles
ou morceaux de miroir qui viennent en moi s’accrocher à
mon miroir et là j’entends le Piaf.
Le Piaf : Hé oui ! la voix vient avec les étoiles et le drôle
d’oiseau que je suis, éveille en toi des souvenirs. Suis-je
le Piaf ou hallucination d’un esprit orphelin d’une âme ?
Suis-je Piaf ou une voix qui vient dans un parfum de fleur
d’été ? Suis-je Piaf parce que tu veux être le Piaf libre
insouciant, pas trop riche, pas trop pauvre, vivre sur un fil
de liberté d’un équilibre qui vacille dans la mouvance des
sentiments, mais sans risque de tomber puisque tu sais
voler. Je suis Piaf car tu es le Piaf, Honoré, Yves,
Monsieur Malivet junior.
Le Reflet : Tu es Piaf, parce que Piaf je me rappelle.
Le Piaf : Alors ! Si tu te rappelles être Piaf, tu es moi.
Dans ces miettes de miroir qui sont venues vers toi, je
vois une tendre histoire qui ferait vibrer les violons de ton
cœur. Mais attention quand l’été est beau, des fois l’hiver
est rude.
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S’ARRÊTE LE TEMPS
Eve avait dû m’entendre venir de loin, avec la bécane à échappement libre de la
Ficelle, impossible de passer inaperçu. Elle était déjà là, sa silhouette était
étrangement féminine, un tailleur aux carreaux vichy mauve, lui donnait une allure de
femme, plus de garçon manqué. Ses jambes élancées s’arrêtaient légèrement audessus de ses genoux cachés par sa jupe. Sa veste entrebâillée, laissait voir un pull
bleu marine aux mailles d’une finesse qui donnait forme à son corps de jeune fille.
Ses mèches blondes se couchaient sur son front dans un alignement soigné, ses
yeux bleus reflétaient une beauté de tendresse qui me troubla. Je venais d’arrêter
l’engin infernal et comme, béat, je la regardais, figé, les mains toujours agrippées au
guidon du monstre.
« J’aurai jamais imaginé James Dean sur un engin pareil, ça perd de son charme !»
Elle était devenue plus femme, mais elle avait gardé sa sagacité.
Je la regardais toujours comme paralysé, ma phrase s’envola, s’échappa de ma
bouche sans peur du ridicule :
« Que tu es belle Eve ! »
Touchée, ses joues avaient rougi. Elle, qui d’habitude à la réplique fulgurante, laissa
passer un silence. Puis comme si elle n’avait rien entendu :
« Alors comment ça c’est passé hier soir ?»
Revenant à moi, je descendais de mon moyen de locomotion tout en le montant sur
le trottoir, je lui répondis :
« Bien, enfin….presque bien, un petit accrochage avec des gens du quartier de
l’hôpital, à propos de poubelles
renversées »
Elle ne comprenait sûrement pas ce que je racontais, mais n’en demandait pas plus.
« D’où le bleu et la plaie sur ta joue »
« Ouais ! d’où le bleu et la plaie sur ma joue, j’ai pas eu le temps de lui demander
d’ôter sa bague »
Elle s’approcha et effleura de ses doigts cette joue douloureuse, auscultant cet
hématome comme la digne fille d’un docteur. Je pris le bout de ses doigts comme si
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je serrais son cœur, mais majeur, index, annulaire et les autres, glissèrent de ma
main, Eve les avait rappelés.
« C’est pas si terrible que ça !»
Je pris ses yeux avec mes yeux, dans la clarté de l’innocence brillait l’amour qui
n’avait pas dit son nom. Je lui repris sa main, la levait tout doucement et fit glisser ses
doigts d’ange sur ma joue endolorie, ma voix murmura comme un souffle de
désespoir :
« C’est étrange, j’ai peur que tu n’existes pas, pourtant je sens la douceur de tes
doigts »
Ses yeux où baignaient la naissance d’un rêve, se glissèrent sous leurs paupières
comme pour garder un moment de vie, derrière la tristesse des jours qui s’enfuit,
derrière ces temps de colère, je vis passer un moment de bonheur sur son visage qui
pénétrait dans mon cœur. Je l’aimais, je l’aimais … je l’aimais tellement fort ; mais je
ne pouvais pas le lui dire, peut-être de peur d’arrêter à jamais cet instant. La
mobylette fumait encore et vaporisait ses vapeurs d’huile et d’essence. Le calme
entourait l’espace entre le ciel bleu et la terre où le vent balayait les grandes herbes
égarées dans la nature, nous étions là, était-ce le paradis ? Quoi de plus beau, quand
les mots sont inutiles, quand les sens futiles des phrases ne servent à rien. C’est
l’instant où la solitude vous quitte par la présence de l’autre et prend la place d’un
vide qui pesait sur votre existence. Même si le silence garde ses secrets, dans la
sensibilité de chacun s’emmêle l’amour et unit les êtres dans l’affection, ses corps,
ses âmes pour le temps fragile d’un moment, ne font plus qu’un. Il faudrait que le
temps s’arrête mais la vie, elle, continue. Sortant de ce mirage je l’entendis dire :
« Yves il ne faut pas vivre plus vite que nous le pouvons, laisse-moi mes rêves et
reste auprès de moi simplement comme ça, sans plus, je te le demande »
L’amour auquel je rêvais était bien là, mais il manquait. Ces mots brisaient
d’amertume mon cœur, mais fortifiaient l’espérance d’un jour heureux. Je ravalais au
fond de moi toute question, je lui frôlais la joue :
« Comme tu veux, mais ta lettre disait …? »
Elle posa son doigt sur ma bouche, pour interrompre cette question qui s’échappait
de moi.
« Elle disait simplement, viens près de moi, c’est tout »
Abattu, car cet amour était là, il vivait dans notre sang mais restait muet de sa
présence. Je la regardais comme si s’éloignait un être, son sourire et la brillance de
ses yeux me firent comprendre que l’amour pouvait exister sans baiser, sans
enlacement, mais que cela était dur à vivre.
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« Eve, j’ai pas trop de temps devant moi ce soir, je dois retrouver Julien et les autres,
on va sûrement faire encore des conneries, mais je ne peux pas faire autrement »
« Quel genre de conneries ?»
« Tu sais une connerie ça s’invente pas, elle arrive sans prévenir et ce soir je la sens
comme qui dirait elle rôde, elle plane comme un vautour qui surveille sa proie, je te le
dis je la sens, car ce soir ce n’est que l’idée de la connerie, alors imagine que l’idée
ne soit que le début de la connerie »
« Comment peux-tu être conscient de faire une connerie, de la faire quand même,
t’es pas malin p’tit mec !»
« Tu sais, je suis bien avec toi, mais Julien à besoin de moi et c’est comme mon
frère »
« Hé bien ! emmène-moi »
Là, surpris, le souffle me manquait, que pouvais-je lui répondre ?
« Mais ! Comment peux-tu venir ? »
« Sur ça ! »
Elle me montrait du doigt le tas de ferraille de la Ficelle. Je cherchais une autre
excuse pour la dissuader :
« Julien ne veux que les gars ce soir et je ne sais pas à quelle heure tout ça va finir »
« Je resterais à l’écart et pas de problème pour l’heure, Raoul et Sarah sont de
permanence à l’hôpital »
« Mais t’as vu comment t’es sapé pour faire de la trottinette à moteur, tu rigoles
Eve !»
« Ecoute Yves, moi aussi je suis bien avec toi, alors laisse-moi vivre. Tu m’as dis que
je faisais partie de votre famille, c’était des mots ou une vérité ?»
« Toi t’es une enfant gâtée, t’es terrible !»
Je la pris par la nuque et colla doucement mon front sur le sien, j’aurai pu l’embrasser
mais je n’ai pas osé. Là, nos yeux étaient si près les uns des autres qu’ils se parlaient
entre eux par la voix du silence, elle se mit à me sourire, je fis de même. Je me
retournais vers ma machine, la décolla du mur et d’un geste large je lui offris la place
arrière de la selle by-place.
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« Mais, avant tout, faut qu’elle démarre !»
J’enfourchais la mobylette et à grands coups de pédales je m’essoufflais à la faire
démarrer. Arrivé presque à l’abandon, j’entendis le toussotement monstrueux de
l’engin qui s’entourait d’une fumée à l’odeur graisseuse. Ne pouvant être à
califourchon vu sa jupe, elle monta en cavalière. Tout cela était digne d’une opérette.
Je voyais déjà la tête des autres quand j’allais arriver avec Eve.
Elle me serrait par la taille, je sentais sa tête sur mon épaule, son corps vibrait en moi
par les trépidations de l’engin. Dans le fond, je bénissais la Ficelle de m’avoir prêter
cette bécane
Il y a des moments où le temps s’arrête, sans que nous nous en rendions compte.
C’est l’imaginaire qui vit sa réalité dans un espace inconnu. D’ailleurs c’est un instant
qui n’existe pas, mais qui prendra son émotion après, quand la pensée viendra le
réveiller pour mieux le pleurer et le vivre encore. Cet instant, c’est la grisaille des jours
tristes qui se parent d'un léger voile rose où brille l'espérance des jours heureux,
comme une douce chaleur qui vous monte à la tête et qui vous étourdit d'une ivresse
de bonheur. Alors nous quittons ce monde et nous vivons dans l'errance de l'irréel, là
où tout se mêle à l'impossible, les rêves, les délires, les espoirs les plus fous sont à
vous et se libèrent de leurs liens. Le sang qui roucoule en votre cœur, vadrouille dans
les fibres de votre cerveau, épure les affres et les tourments du temps. Quand le
temps s'arrête on ne vit plus, on plane dans l'intemporel, destination folie, dans
l'imaginaire douceur de l'esprit où respire un champ de fleurs aux parfums de liberté.
Elle posait son corps contre mon corps, mon âme vibrait à la présence de ses bras
autour de ma taille, je la croyais mienne, je la possédais enfermée dans mon cœur, je
ressentais la froideur de sa joue qui se collait à mon cou. Nous étions unis sans le
dire, je murmurais en mon silence :
« Je t'aime, aveuglément je t'aime moi le Piaf, moi le vent, moi le gosse perdu dans
ce monde de fous, je t’aime, je t'aime, je le crierai si fort au fin fond de l'horizon, aux
profondeurs des océans, dans l'immensité des déserts que nul être au monde ne
pourrait ignorer, oui je le crierai si fort que même le tonnerre en resterait muet
d’étonnement »
« Mais toi, mon amour, m’aimes-tu, c’est un silence qui reste en toi comme un jour qui
n'a pas commencé, c’est l'aube de notre amour qui n'est qu'une pensée, c’est une
fleur aux corolles fragiles que le soleil n'a pas encore réchauffée, mais elle vit dans la
graine que nous avons semée. Cent fois, mille fois car c’est ma foi, je voudrais te dire,
je t’aime, je t’aime mais dans les méandres de mon songe, il n’y a que mon cœur qui
l’entend »
Tout me paraissait idyllique, même le bruit de la bécane devenait mélodie, la route
défilait dans sa lenteur, le temps nullement pressé laissait écouler sa nonchalance.
Mes yeux enjolivaient le paysage, ils ne voyaient que les fleurs au milieu des pierres,
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oubliaient les plaines de détritus qui s'annonçaient au loin, mes rêves se balançaient
au gré des ondulations des grandes herbes qui bordaient le talus. Je sentais leur
parfum sauvage aux nuances fébriles de la nature qui semblaient être balayées par
les feuillages agités par le vent. Même les odeurs d'essence que refoulait le monstre
de ferraille me paraissaient agréables. Ce mélange était la senteur du moment, même
nauséabond, il demeurait ce parfum que je respirais et qui s’était imprégné en moi
pour le restant de ma vie.
« Ho! Laissez-moi ce bonheur un instant de plus, que je retienne en moi ce qui se
meurt dans les secondes qui s'enfuient »
S'effritait le rêve, le temps reprenait sa vie, moi je souriais, j'avais l'impression de
parler à la mobylette.
Je rentrais dans l'usine désaffectée, le repère de Diogène, par le chemin le plus
accessible à mon engin, c'est-à-dire le moins encombré de caillasses, d’ornières, de
terre en poussière ; malgré tout, un nuage comme un mirage, nous faisait cortège en
abondance. Eve secouée ne disait rien, gardait en elle les mots de sa pensée, c'était
mieux pour elle, sinon merci le bol d'air !. Près du gros fût de notre prophète, tout le
monde était là, étonné de me voir arriver avec ma cavalière.
La surprise semblait réussie, les regards se voulaient d’un étonnement interrogatif,
même Sac d’Os restait immobile, seul Diogène impassible était distant à notre venue.
Comme il le disait :
« Le monde est fait de gens qui passent. Alors qu'ils passent !»
La poussière s’apaisait et le mirage disparaissait.
Personne n'osait ou ne pouvait dire un mot dans le vacarme de la trottinette, celle-ci
ne le permettait pas, je coupais les gaz.
Eve mit pied à terre et avec un sourire à couper le souffle :
« Salut la compagnie !»
La Ficelle se dirigea vers nous :
« Ha ! bien content d’te revoir !»
Eve étonnée de tant de courtoisie lança un :
« Ben, moi aussi »
« C'est pas à toi que je parle, c'est à ma mobylette ! »
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Rires autour de nous, même Diogène immisça un sourire et Sac d’Os en remua la
queue. Puis Lagalliche content de son effet, reprit :
« C'est pour rire Ginette !»
Il s'approcha d'elle en tendant son cou avec la bouche en moue pour l'embrasser.
Eve sans se démonter, lui répliqua :
« Comme ça t’as la gueule en cul de poule, ça te va très bien, sauf que tu as du
cambouis sur le coin des lèvres »
D'un revers de main, il se mit une couche de cambouis là où il n’y en avait pas. La
glace était brisée, Eve lui fit la bise attendue sur la joue, côté propre, puis se dirigea
tranquillement vers Diogène. Celui-ci se leva, retira son chapeau à plume de poulet et
lui dit :
« T'es trop belle pour t'user les lèvres sur un vieux débris, ma belle !»
Elle s'approcha et de la tendresse qui était sienne, lui posa cette bise qu'il ne voulait
pas, sur les poils drus de sa barbe, je ne sais s’il en rougit, car rien n’apparaissait
derrière son teint vinasse sur son visage désastreux.
« Petite, quand les anges embrassent les démons, il faut s'attendre au
bouleversement de l'univers !»
Il se rassied, prit son litron de rouge et en essuya le goulot :
« Vive le bouleversement ! »
Et il avala une lampée de son onze degrés, mais pas Celsius. Pendant ce temps je
m'étais approché de Julien, les autres Frédo, la Pie, Jean B, Lawouachira, son frère
et la Ficelle me regardaient du coin de l’œil. La question que personne ne voulait
poser Julien me la murmura discrètement à l'oreille :
« Qu'est-ce qu'elle vient foutre ici ?»
Gêné, je lui répondis :
« Elle tenait à venir avec nous ce soir »
« Quoi ? Ca va pas la tête, le Piaf t'es malade, t’as le petit pois qui fait tic-tac dans ta
tête, tu vas lui dire de rester chez elle à faire du tricot !»
Il avait élevé la voix et Eve se doutait bien que sa venue poserait problème.
L'assemblée semblait embarrassée. Eve se recula de façon à voir tout le monde.
« Bon, j'ai l'impression que je dérange, mais faudrait pas oublier, que si Julien est
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dehors aujourd'hui, j'y suis un peu pour quelque chose, moi je ne demande pas grand
chose, seulement d'être avec vous près de Yves »
Frédo :
« Qui sait Yves ?»
La Ficelle :
« Le Piaf du con !»
Eve un peu agacée d'être interrompue dans une explication où le sentiment demande
aux oreilles d'ouvrir leurs sensibilités, reprit :
« Honoré, Yves, le Piaf comme vous voulez, il m’a tant parlé de vous avec amour que
... »
Jean B :
« Avec amour, d'habitude il fait ça avec sa langue !»
Je m'approchais de Eve et lui pris la main
« Laissez-là parler !»
Elle se serra contre moi et passa son bras dans mon dos, sa main se posa sur ma
hanche. Elle me prenait mon corps, je me sentis tout bizarre dans le sens que je ne
savais plus quoi penser, je la dévisageais pendant qu'elle reprit son petit discours :
« Moi je n'ai pas d'ami, mon monde n'est pas le vôtre il est vide d'espoir, vous avez la
rage contre cette vie, moi aussi pour des raisons que je peux vous expliquer, en
venant avec vous j'ai l'impression de revivre, de retrouver une famille »
Julien qui l'écoutait avec attention, lui dit :
« Explique-nous tes raisons, on n'est pas trop con pour comprendre. C’est vrai t’es
bien gentille, tu m’as aidé, ok, d'accord, mais ça te donne aucun droit de te croire des
nôtres, même si le Piaf te l’a dit, prouve-nous que tu es des nôtres !»
Je ne comprenais pas la réaction de Julien alors j'intervenais :
« Julien tu décones, elle a rien à nous prouver »
Julien me regarda droit dans les yeux :
« Le Piaf, tu ne comprends pas qu'elle a quelque chose sur le cœur qui pèse une
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tonne, faut qu'elle vide son sac, je sais de quoi je parle !»
Julien se retourna vers Eve :
« Vide ton sac ça te fera du bien !»
Je suivais du regard Eve. Elle avait soudain les yeux vides sur lesquels passèrent
une brume de larmes, elle me regarda, s'éloigna de quelques pas, ses yeux se
posèrent vers le sol, mais ses pensées étaient ailleurs comme un retour en arrière
dans un nuage nébuleux de souvenirs amers. Tout le monde attendait avec une
certaine gêne. Le malheur, ils le connaissaient et n’en parlaient que sous forme de
dérision, se plaindre était une faiblesse que leur dignité ne pouvait pas se permettre.
Là, dans leur silence, ils laissèrent apparaître l’espace d’une émotion. Aucun d’entrenous n’aurait aimé raconter sa propre histoire devant ses amis, ils ne comprenaient
pas pourquoi Julien lui demandait cela et ils s’en trouvèrent gênés. Alors nous
attendions que le silence se brise, mais il était comme une vague qui arrivait de loin et
semblait ne pas pouvoir éclater.
Elle se retourna vers moi, comme si j'étais seul, elle me parla :
« Yves, je t'ai menti l'autre soir en te disant que je ne connaissais pas mes parents.
Bien sûr je me rappelle peu d'eux, j’étais trop petite, pourtant parfois il me semble voir
leurs visages, j’ai appris peu à peu leur histoire, mon histoire, peu à peu, j’ai eu envie
de mourir… »
Elle nous fit face et fixa plus particulièrement Julien :
« Julien, je n’ai jamais raconté cette histoire à quiconque, les souvenirs que j’ai sont
flous, tout ce que je sais, on me l’a raconté, c’est tristement la réalité. Alors si je vous
en parle, c’est pour vous dire que je me sens bien auprès de Yves et de vous tous,
alors, si pour rester il faut que je raconte, je le ferai simplement pour être honnête
envers vous et que mon cœur se mélange au vôtre, que ma souffrance soit un peu
aussi la vôtre, alors peut-être je ferai partie de votre famille. »
Julien s’approcha d’elle et mit sa main sur son cœur comme un signe de foi :
« Je te demande pas ça par plaisir, pour te faire mal, mais le Piaf m’a parlé de toi et
j’ai compris que, comme moi, tu avais la rage contre un monde pour lequel tu es
impuissante à combattre. Moi le mal, sans en parler, je l’ai partagé avec les autres,
car là… »
Il se retourne vers nous et nous montre du doigt :
« Là, se sont mes sœurs, mes frères, ma famille tout ce qui me reste. Toi personne
ne t’connais, si tu veux que l’on soit ta famille, il faut que tu te racontes. »
Il se retourna et alla s’asseoir près de Diogène. Le vieux sage s’était tu, faut dire que
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lui ne s’était jamais raconté, son passé était un mystère, peut-être pas pour tout le
monde, car je soupçonnais Julien et Nicolas d’en connaître plus. Eve était égarée
dans l’incertitude de savoir pourquoi elle se trouvait là devant nous et de justifier de
quoi ? Son regard se voilait d’une rosée de tristesse, je la voyais pour la première fois
frêle, fragile, oscillante dans un vent d’aigreur. Je la dévisageais avec amour, elle
était femme et beauté, attisant l’affection qui parcourait mon cœur.
Après avoir lentement dévisagé chacun d’entre-nous, elle commença son récit assez
brutalement :
« Mes parents étaient ouvriers, athées, communistes militants… »
Ses mots semblaient lui faire mal à chaque syllabe, nous sentions la peine mélangée
à la haine, de se rappeler ce que l'on veut oublier.
« Le malheur remonte quand la Russie déclara la guerre contre l'Allemagne, mes
parents sont entrés dans la résistance. Sachant les dangers qu'ils couraient, ils ont
cherché à me protéger. Au bas de notre rue, demeuraient deux jeunes étudiants en
médecine, ils étaient de religion juive. Mon père avait appris, par son réseau, qu'une
rafle allait se produire dans le quartier dans les jours à venir. Il alla les trouver et leur
proposa un marché… »
Je m'étais accroupi, Julien fermait les yeux comme pour voir ou ne pas voir des
images, tous écoutèrent, plus personne ne pensait à l'interrompre :
« Il les informa de la rafle et des conséquences possibles, puis leur demanda de me
prendre avec eux, pour cela il leur donnerait les moyens de passer en zone libre ainsi
qu’une adresse pour se cacher le temps nécessaire et un peu d’argent… »
Elle s'arrêta. Les larmes qu'elle retenait se libérèrent pour couler doucement sur ses
joues. Dans les yeux des garçons on les voyait poindre, c’était soudain comme une
bruine qui passait au-dessus de l’usine désaffectée, un nuage de tristesse. Elle renifla
et s’assit près de moi. Son visage se décomposait par la pensée des images qui
traversaient son esprit. Doucement elle posa sa joue contre la mienne. Je sentais la
froideur de ses larmes qui coulaient. Oui ! froide comme une détresse, elle venait
chercher de la tendresse, puis bafouillant, elle continua son histoire les yeux fermés :
« Le couple d'étudiants un peu effrayé, demanda un temps de réflexion. Le soir
même ils sont venus à la maison, ils avaient contacté leur communauté qui leur
confirma cette possibilité de rafle ce qui les poussait à accepter la proposition de mes
parents. Mon père leur donna rendez-vous le lendemain pour me confier à eux… »
Un silence de plomb, puis elle reprit :
« J’ai cette image floue du visage de ma mère et de ses pleurs, du son de la voix de
mon père un peu rude, pour me montrer son courage, floue l’image de ses deux
personnes figées-là qui m’attendaient, sombre l’image qui se déchire en moi depuis
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tant d’années, le baiser de ma mère, la main de mon père dans mes cheveux. Est-ce
vraiment un souvenir ou une image que je me suis créée, mais je vois encore et
toujours cette main comme un ralenti qui glisse avec douceur de la mienne. Quand je
revis ce moment j’ai l’impression que ma chair s’arracha de sa chair… »
Sa joue quitta ma joue, sa tête s’inclina, puis s’affaissa entre ses épaules dans le
soupir d’un murmure :
« Ils m'abandonnèrent ainsi…. »
Elle se mordait les lèvres, ses yeux ruisselaient de larmes. Frédo avait mit ses mains
devant ses yeux pour ne pas montrer les siennes, la Ficelle avait la pomme d'Adam
qui jouait du yo-yo, la Pie restait muet chose rare, Julien au visage de marbre, seul
ses poings serrés le trahissaient, Diogène cachait son émotion dans sa barbe, son
regard sombrait dans son abondante chevelure, il caressait machinalement le dos de
Sac d’Os. Moi je retenais mon cœur où se versaient mes larmes. Je regardais le ciel
cherchant des visages que je ne connaissais pas. Sa voix, comme une mouvance
sortit de son angoisse pareille aux profondeurs d'un océan :
« Avant de partir mon père leur dit ceci « Si on se perd de vue, sachez que tous les
premiers de chaque mois à midi, je serai devant l’Opéra de Paris à vous attendre,
mais écrivez-moi à cette adresse je vous répondrais » » il leur tendit un papier et je
suis partie avec eux. Je ne les ai plus jamais revus… »
Elle se ressaisit :
« A chaque fois que je peux, je vais le premier jour du mois à l’Opéra à midi et
j’attends là, je regarde toutes ses personnes et je me dis « ils sont peut-être là, mais
ils ne me reconnaissent pas, j’ai tellement changé ». Mais les gens passent comme
des fantômes et personne ne m’interpelle… »
Chaque silence pesait sa souffrance,
« Plus tard à la fin de la guerre quand nous sommes revenus à Paris, mes
protecteurs allèrent aux nouvelles de mes parents et là ils ont appris qu’ils avaient été
arrêtés, transférés au camp de Drancy, puis déportés en Allemagne d'où ils ne sont
jamais revenus… »
Elle reniflait après presque chaque mot tant ils étaient terribles pour elle,
« Raoul et Sarah se sont mariés et m’ont adopté, je les aime comme des parents
mais ce ne sont pas mes parents, puis… »
« Malgré la certitude de leur disparition, Raoul m’a emmené pendant plus d’un an, le
premier jour de chaque mois place de l’Opéra, à l’époque je ne comprenais pas trop
pourquoi, parce qu’il ne disait rien… »
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De nouveau un silence,
« Ils parlent maintenant de partir en Palestine… »
« En quoi ?»
La Ficelle rafraîchit l'ignorance de la Pie :
« En Israël, patate ! »
Elle me regarda dans les yeux de plus près,
« Je me sens étrangère près d'eux, je les aime, ils sont gentils mais ce ne sont pas
mes parents, j'ai besoin d'une famille, acceptez-moi avec vous…. »
Julien :
«Tu sais, moi je n'ai plus de famille et c'est tout récent, tu sais pas la chance que t’as
d'être avec ces gens-là mais… »
Eve attendait la suite avec attention, elle vint :
« Mais, je comprends ta douleur et le besoin d'être avec nous »
Il lui fit un large sourire et se leva, d'ailleurs tout le monde se leva sauf Diogène et
Sac d’Os, les regards se tournèrent vers Julien :
« Mais je ne peux décider pour les autres, qu’en pensez-vous les gars ?»
Je n’ai pu me retenir et d’une voix impérative :
« Elle est des nôtres !»
Les voix se mêlaient à la mienne dans des versions différentes.
Frédo :
« Sans problème et puis elle est mignonne, ça mange pas d’pain !»
La Pie :
« Une véritable histoire à la Zola, il y a des fois où je voudrais bien que mes parents
m’oublient un peu, tu vois le monde est mal fait, mais bienvenue dans le cercle des
Herbes Folles !»
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Je ne sais pas si la Pie avait lu Zola, mais il avait dû en entendre parler dans ses
rêves.
Jean B fit court :
« Si le Piaf t’aime bien, on ne peut que t’aimer aussi !»
Julien sourit et prit la main de Eve :
« C'est d'accord, tu es des nôtres, qu'est-ce que t’en penses Lagalliche toi qui n’a rien
dit encore ?»
Notre grand escogriffe prit un temps de réflexion couvert d’un sourire :
« Hé bien ! on avait déjà un chiant avec le Piaf, pourquoi pas une chieuse !»
Eve prit la tête de la Ficelle entre ses mains et l'embrassa sur le front très fort, celui-ci
tout étonné lui dit :
« Hé ! t’as du cambouis sur les lèvres !»
Et c'était vrai, tout le monde se mit à rire et Diogène leva une nouvelle fois son litron
avant de s’en jeter un coup derrière la cravate en s’écriant :
« Je vous l'avais dit, quand les anges embrassent les démons, le monde se
réconcilie, vive les démons, vive les anges ! »
Je crois qu’il ne se rappelait plus tellement les propos d’avant, mais l’envolée était
belle. Julien tout sourire avait réussi ce qu’il voulait, la connaître, savoir qui elle était
et ses pleurs avaient plus fait que ses paroles car elle vivait ce qu’elle disait et ça
c’était l’important. Chacun semblait heureux d’être-là ensemble, la journée avait eu
ses rebondissements de sentiments, mais tendre la main à une détresse nous avait
réuni de nouveau. Julien qui n’oubliait pas le but de notre réunion de ce soir reprit :
« C’est pas l’tout les mecs, on avait décidé une chose, on va la faire les gars !»
Il se retourna vers Eve et lui dit :
« Tu es des nôtres, mais pour ce soir vaut mieux pas venir avec nous, vu ta tenue de
princesse, ça créerait plus de problèmes, on va en repérage seulement et on va
traverser des champs de patates »
Puis il s’adressa à moi :
« Le Piaf, tu vas la raccompagner, tu viendras nous rejoindre après, on doit se voir
CHAPITRE X
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pour ce que tu sais, ça se passe mardi soir, KGB nous a prévenus »
Le mystère des propos de Julien ne troubla pas Eve. La Ficelle se fit un plaisir de
nous prêter son monstre de ferraille en me disant :
« Ma p’tite machine s’appelle revient !»
Je lui répondis :
« Si elle peut !»
La nuit venait comme je l’aime, dans un soir de printemps où tout semble clément, les
rues étaient désertes, faut dire qu’il n’y avait déjà pas beaucoup de passage dans la
journée. Là c’était la solitude de deux êtres, sur une machine qui pétaradait dans le
silence qui s’étendait entre la décharge et les champs, ici à l’Est des Bennes.
J’avais coupé les gaz de la mobylette, c’était comme-ci le monde, d’un seul coup,
s’endormait. Le ciel tirait doucement ses rideaux de pénombre et ne laissait qu’une
lumière de lune. Nous étions ces enfants perdus qui cherchaient le bonheur au milieu
du malheur.
« Bin voilà, on est arrivé !»
Comme désespéré que le chemin ne soit pas plus long, je restais un temps planté-là
sur la bécane à contempler les lieux comme pour en garder le souvenir. Nous étions
à deux pas de chez elle, sa maison semblait morte, pas de lumière, pas de signe de
vie. Les autres pavillons un peu éloignés laissaient filtrer quelques rayons de lumière
sur l’extérieur. Trois ou quatre malheureux lampadaires s’efforçaient de donner un
brin de vie à cette route de passage, éloignée du bourg comme un hameau oublié
entre deux villes, parmi ces champs qui disparaîtront dans les années à venir. Elle
n’était pas descendue de la machine, tout comme moi elle attendait que le temps
s’arrête. Je la sentais blottie contre moi, sa tête contre mon épaule dans le silence de
ses songes. Je levais mon nez vers le ciel, cherchant entre les astres lumineux, le
chemin de l’éternité qui me permettrait de l’emmener loin de ce monde-là où on serait
seuls, elle et moi. Le rire me vint doucement, me voyant m’envoler dans le ciel sur ce
tas de ferraille avec Eve, nous partions vers l’infini et comme sur l’écran de mon rêve,
nous deviendrons de plus en plus petit, puis le mot FIN viendrait s’inscrire pour
terminer notre histoire avec un cœur sur le « I ».
« Pourquoi tu souris ?»
Je n’osais pas le lui expliquer, alors je dis :
« Je me fais un film !»
« Un quoi ?»
CHAPITRE X
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« Un film en scope, tu es Nathalie Wood »
Je me retournais vers elle, posant le doigt sur moi :
« Je suis James Dean vient ! »
Puis soudain comme un fou je descendis de la bécane, lui pris la main et l’entraîna de
l’autre côté de la route en la tirant par le bras, nous longions le bas-côté.
«Viens ! »
Et je mis à courir, elle me suivait, faire autrement, impossible pour elle, je l’entraînais
ou la traînais, enfin elle me suivait comme elle pouvait, elle rirait aux éclats, ses petits
talons plats claquaient le sol, elle criait et courait encore plus vite :
« T’es fou ! Yves t’es fou ! »
Je stoppais brutalement, le visage plein de bonheur, je la regardais d’un air
affectueux, comique et lui dit :
« Appelle-moi Dean, Nathalie, James Dean mon amour !»
Elle riait de plus belle et je repris ma course folle. Je lui avais dit « mon amour » en
riant peut-être, mais je lui avais dit « mon amour ». Pourquoi cette euphorie à ce
moment-là ? Je pense qu’il ne restait que ça. Je ne voulais plus rentrer dans la peine,
entendre ces mots « partir en Palestine », « Raser la tête au fils Sauclaire », je ne
voulais plus me poser la question « Eve m’aime-t-elle ? » je devais savoir. Alors, folie
et moi, nous courions vers la vérité, vers un morceau de miroir qui brillerait ou qui
serait noir. Je courais, je serrais sa main comme je serrais sa vie. Entre le talus du
bord de la route se frayait un chemin tortueux qui descendait vers une petite plaine
d’où, dans le lointain en bas, mille éclats de lumière venaient de la ville nous offrir un
immense arbre de Noël. Facilités par la pente, nous courions en folie, nos pas
cherchant à tout moment un coin de terre sûre pour s’y poser, mais ils se posèrent là
où ils pouvaient, comme ils pouvaient, elle faisait sûrement des prouesses pour ne
pas se tordre les pieds, nous glissions dans la pénombre traversant les rayons de
lune qui filtraient à travers les feuillages. Tout en descendant avec elle, en voltige, je
claironnais au monde qui voulait bien l’entendre, c’est-à-dire à personne :
« On est, Nathalie Wood, James Dean, Nathalie Wood, James Dean »
Et je l’entendis crier à son tour :
« Il est James Dean, je suis Nathalie Wood »
Nous étions au milieu de cette plaine au loin de la ville, là-haut dans le ciel, nous
étions au milieu de l’Eden. Je m’arrêtais soudainement en me retournant, par son
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élan elle vint se plaquer contre moi. Je découvrais son visage d’ange qui rayonnait
d’un bonheur, je lui pris les deux mains, nous étions essoufflés. Une petite buée qui
venait de nos bouches, se mélangeait dans la fraîcheur de la nuit. J’avais laissé ses
mains ; les miennes s’envolèrent, l’une venait frôler sa joue, l’autre caressait ses
cheveux. Mes yeux parcouraient tendrement son visage et se fixaient sur les siens,
elle ne disait rien, dans ses yeux je voyais son âme.
« Tu n’es pas Nathalie Wood, tu es Eve, je ne suis pas James Dean, je suis Yves et
je t’aime !»
Et mes lèvres allèrent chercher ses lèvres, je la vis fermer les yeux pour garder en
elle l’instant qui effleurait son cœur. Nos lèvres se séparèrent, elle me regarda et dit :
« Je suis Eve et je t’aime »
Je la pris, la serrais, fort, très fort dans mes bras et l’entraîna dans un tourbillon
incessant, nous étions le centre du monde et le monde dansait autour de nous. Je
m’entendis dire ses mots qui venaient du fond de moi :
« Mon dieu ! que le monde s’écroule, que la terre s’arrête, que l’univers nous regarde
et nous garde éternellement unis »
Je me baissais, arrachait une poignée d’herbes et lui tendis :
« J’avais oublié ton cadeau !»
Elle prit les herbes, elle riait :
« Pourquoi de l’herbe ?»
« Les Herbes Folles c’est nous, c’est toi, c’est l’air du temps, les mots, les pensées,
l’amour, mon amour le plus simple, le plus fou, le rêve qui enlève la brume et
découvre la vérité, ton amour pour moi !»
Ramassant à nouveau de l’herbe et la jetant en l’air en tournant sur moi-même, je
criais et je criais :
« Je suis une herbe folle, une herbe folle !»
Je tombais à genoux devant Eve, en écartant les bras comme pour lui offrir ma vie je
lui dis :
« Tu vois, tu aimes un fou !»
Elle se mit à son tour à genoux, face à moi sans penser aux couleurs fraîches de sa
jupe. Doucement elle s’approcha et accrocha sa bouche à la mienne et ne la quitta
plus pour un bon moment. Je ne sais si les étoiles dansaient dans le ciel, mais je sais
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qu’elles dansaient dans mon cœur.
Nous restâmes-là, entre terre et ciel longtemps, elle assise un brin d’herbe folle à la
bouche, moi allongé ma tête sur ses genoux, je voyais son visage autant que je le
pouvais, parfois elle baissait sa tête pour me donner un doux baiser. Je n’avais pas
oublié Julien et les autres, mais je pensais qu’ils se passeraient bien de moi pour une
fois, puis le grand rendez-vous était pour mardi alors ? Je savais que ce moment
serait unique, il fallait que je le savoure avec la jouissance de tous mes sens. La vie
était près d’elle. Nous parlions de chose et d’autre, elle me demandait le pourquoi des
Herbes Folles, je lui racontais, je lui posais la question sur son possible départ pour la
Palestine, elle resta vague. Je me réfugiais dans un moment de silence, j’avais mal à
cette idée de la voir partir, je sentais qu’elle ne disait pas tout, ou elle-même n’en
savait pas plus, je lui dis :
« Si tu pars un jour sans moi, j’irai voir sur les marches de l’Opéra si tu n’y es pas
tous les premiers jours de chaque mois »
Mais je la poussais dans son mystère.
« Mais, ça peut arriver quand ? »
« Je ne sais pas, Raoul attend une réponse, dans un an, deux ans ou… »
Elle s’arrêta avec un énorme poids pesant sur son cœur :
« Peut-être demain ?»
Je voulais lui dire que ce n’était pas possible, mais elle posa ses lèvres sur les
miennes pour ne plus en parler. Les premières lueurs du jour venaient nous dire avec
une fraîcheur qui nous faisait frissonner, qu’il fallait se quitter. Elle caressa mon œil
enflé l’embrassa, doucement nous remontions le chemin qui nous avait mené vers
l’amour, je me retournais une dernière fois pour ne pas oublier ce lieu, cet instant
magique. La ville là-bas sortait de ses brumes et me rappelait à la réalité grisaille de
la vie. La mobylette semblait gelée sur sa béquille par la fraîcheur du matin et dans le
fond elle l’était, car elle n’a jamais voulu redémarrer, je décidais de la laisser là, dans
un coin. La Ficelle en avait déjà une autre en pièces détachées, il lui suffirait de la
remonter. Je raccompagnais Eve jusqu'à sa porte, elle se retourna et me dit :
« Je n’oublierais jamais cette nuit !»
Je rajoutais :
« Tu n’oublieras pas demain et les autres jours. Avec toi, les jours où nous ne serons
pas ensemble, ne compteront pas, Eve je t’aime, tu es la plus belle chose qui m’est
arrivée »
Je l’embrassais longtemps, longtemps je crois d’ailleurs que se baiser fut éternel. La
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porte du jardin grinça,
« Je t’aime, je t’aime à demain Eve, à demain »
« Non pas demain, c’est jour de congés pour Raoul et Sarah et j’ai promis de rester
avec eux.
Mardi si tu veux »
« Si je veux, bien sûr je le veux, mais où ça ? »
« A l’usine vers quatorze heures, tu sais à l’Est des Bennes »
« A l’Est, à L’Ouest, au Nord ou au Sud n’importe où mais avec toi. Je t’aime ! »
Elle disparut dans l’allée. Ma voix se perdit dans le vide de l’espace.
Maintenant j’avais froid, je grelottais pourtant j’avais chaud au cœur. J’ai marché,
marché, marché dans mes pensées, je marchais dans la brume de son visage, je
voguais dans le parfum de ses cheveux, mes lèvres humides avaient le goût de ses
lèvres et la douceur de sa peau caressait mon âme, j’avais froid, doucement,
doucement se glissait en moi le tourment, que ce ne fût qu’un rêve que ce jour
nouveau viendrait tout effacer.
Quand je refermais la porte de chez moi, tout le monde était déjà debout. Mon père
baissa son journal, me suivit du regard par-dessus ses lunettes, s’en rien dire, je
n’entendis même pas les sarcasmes de ma mère qui avait dû attendre toute la nuit
mon retour, Solange avait son mouchoir, entre ses mains, qui reposait sur sa bouche,
je voyais qu’elle avait pleuré. Ce petit monde s’était sûrement très inquiété pour moi,
pouvait-il savoir que j’étais heureux. Je me dirigeais vers l’escalier et dans son milieu,
je me retournais vers eux. Le remord me prit, je leur dis :
« Je vous aime tous, pardon si je vous ai fait du mal, mais je suis heureux, je voulais
que vous le sachiez, je suis heureux !»
Angèle resta hébétée, Solange me sourit en pleurant et mon père baissa la tête vers
son journal et sans me voir, il dit :
« Bah ! si tu es heureux nous le sommes aussi, mais prévient la prochaine fois, nous
serons encore plus heureux !»
Je souriais dans le fond de moi, comme si j’avais pu prévoir cela. Je rentrais dans ma
chambre me jetais sur mon lit et le nez en l’air, je pris mon oreiller, le serra très fort et
m’endormis avec Eve entre mes bras. Là, assis sûrement près de moi, mon ange me
ferma les yeux.
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CHAPITRE X
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QU’ELLE ET MOI
Le Reflet : Je ne puis fermer mes yeux puisqu’ils sont
clos, mais je peux ouvrir mon cœur et le refermer sur ce
moment de bonheur. L’ombre s’en va et me laisse seul,
là doucement comme un au revoir glacial. Le Piaf ne dit
plus rien. Le néant est mon domaine, pourtant j’y berce
ce souvenir comme on bercerait un enfant que l’on ne
veut pas réveiller. Ce néant battait dans mes veines
comme un sang lourd qui se traînait, le voilà plus léger à
la lueur de l’espoir d’harmonie et d’amour. Au fond de
mon trou noir, je vois comme un jour qui se lève à
l’horizon. C’est un soleil blanc d’hiver qui vient dans l’air
glacé vous parcourir l’âme d’un doux rayon de chaleur et
semble vous dire même dans les moments les plus durs
« la lumière existe » mais il faut vouloir la voir.
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