Les dessous de l`affaire Turcotte

Transcription

Les dessous de l`affaire Turcotte
grand
dossier
photos : MARIE-REINE MATTERA POUR L’ACTUALITÉ
Les dessous de
l’affaire Turcotte
Isabelle Gaston veut faire changer le système qui a libéré
Guy Turcotte, le tueur de ses deux enfants. Notre enquête révèle
des failles dans la machine judiciaire. Et propose des réformes.
— par Catherine Dubé —
l’actualité juillet 2013 } 31
LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE
Libre.
Comment Guy Turcotte, l’homme qui a tué en
2009 ses deux jeunes enfants de trois et cinq
ans, peut-il être libre aujourd’hui, quatre ans à
peine après les avoir poignardés à mort ?
Peu de questions ont envahi l’espace public et
privé autant que celle-là depuis les derniers
mois. L’incompréhension du public est totale.
Ou presque.
Toutes les tentatives d’explication des
autorités médicales ou judiciaires se heurtent à
un rejet viscéral. Les « c’est comme ça que ça
fonctionne », répétés ad nauseam par les
autorités, ne font que nourrir l’incompréhension
envers ce verdict de « non-responsabilité
criminelle » obtenu par l’ex-cardiologue Guy
Turcotte en juillet 2011.
Pour sortir de ce cul-de-sac d’incompréhension,
L’actualité a dépêché Catherine Dubé.
Notre journaliste a mené sa propre enquête.
Elle a recueilli des aveux troublants de la part
de médecins et de juges. Elle a interrogé des
avocats. Elle a exhumé des rapports des
oubliettes. Elle a passé des heures en tête-à-tête
avec des psychiatres, pour comprendre la
nature de leur travail. Le document qu’elle nous
présente aujourd’hui offre à la société
québécoise plusieurs pistes de solution pour
éviter de revivre une autre « affaire Turcotte ».
Des expériences menées en Angleterre, en
Australie et ici même au Québec peuvent
alimenter notre réflexion.
Au cœur de cette enquête, Catherine Dubé a
évidemment suivi Isabelle Gaston, la mère
d’Anne-Sophie et d’Olivier, une femme en
croisade qui s’inquiète du rôle joué par les
témoins experts, dont la partialité pourrait
vicier le processus judiciaire.
Pendant des semaines, notre journaliste a
suivi des pistes fournies par Isabelle Gaston.
Elles ont passé des dizaines d’heures à comparer
le fruit de leurs recherches. Au fil du temps, un
lien de confiance s’est tissé. L’urgentologue a
accepté de recevoir Catherine Dubé chez elle,
lui a donné accès non seulement à son
indignation et à sa souffrance de mère en deuil,
mais aussi à des documents confidentiels.
Voici le résultat de cette aventure
journalistique hors du commun.
La rédaction
32 { juillet 2013 l’actualité
— CHAPITRE 1 —
Une femme en quête de vérité
La langue française n’a pas de mot pour décrire la réalité
de cette femme. Si Isabelle Gaston avait perdu ses parents,
elle serait orpheline. Si elle avait perdu son mari, elle serait
veuve. Mais elle a perdu ses enfants, tués par leur père,
l’ex-cardiologue Guy Turcotte.
Et son cauchemar n’a pas de nom.
La nuit du 20 au 21 février 2009, Guy Turcotte a non
seulement poignardé sauvagement leurs deux bambins de
trois et cinq ans. Il a aussi tué une partie de l’identité d’Isabelle Gaston. « Je ne suis plus mère. Ça me fait mal de dire
ça, mais dire le contraire, ce serait me mentir à moi-même »,
me confie-t-elle en me fixant de ses yeux marron, les traits
tirés par la fatigue. Les larmes embuent son regard.
Le soleil de mars entre généreusement par les grandes
fenêtres de la salle à manger de sa maison de Prévost, dans
les Laurentides. Je côtoie Isabelle Gaston depuis maintenant
trois mois, témoin attentive de sa quête de justice. C’est la
première fois qu’elle laisse libre cours à sa peine en ma
pré­sence, plongeant dans un monde où je ne dois pas
l’accompagner.
Les yeux posés sur elle, j’attends, silencieuse. Dans
quelques instants, je sais qu’elle renfilera son armure, celle
qu’elle revêt pour mener sa bataille. L’urgentologue de
40 ans la portait ce matin quand je suis arrivée et que nous
sommes descendues au sous-sol de sa maison de granit blanc.
Elle m’a montré les trois caisses remplies de témoignages
clés du procès de Guy Turcotte, posées sur le plancher, dans
le coin bureau aménagé dans la grande pièce. Puis, elle a
extirpé d’un placard deux reliures à anneaux blanches de
10 cm d’épaisseur et un document boudiné d’une centaine
de pages, qu’elle m’a tendus avec le sourire anxieux de l’étu­
diante déposant sa thèse de doctorat. Ces reliures, aucun
journaliste ne les a consultées avant moi. Elles contiennent
des centaines de pages surlignées, méticuleusement classées
par sujet, fruit des recherches qui ont entièrement occupé
son esprit de janvier 2012 à janvier 2013.
Nous sommes remontées vers la salle à manger, chacune
portant une part du précieux fardeau, mes bras sentant non
seulement les kilos de papier, mais aussi le poids de la
confiance qu’elle m’accordait.
Nous reprenons doucement la conversation. Écartant
d’un geste l’une de ses mèches blondes, elle répond sans
détour à l’une de mes questions : « Je crois qu’il y a eu une
erreur dans le processus judiciaire. » Le ton n’est ni vengeur
ni geignard. Il est convaincu. La mère éplorée a quitté la
salle à manger pour laisser place à la battante.
Volubile, elle me fait le compte rendu de ses découvertes,
me pointant avec fébrilité un nouveau document, alors que je
n’ai pas encore fini de lire le précédent. Elle parle, assise à table
en face de moi, elle parle, debout dans la cuisine, elle parle,
en m’apportant le café au lait qu’elle vient de me préparer.
LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE
Pour arriver à faire le deuil de ses enfants, Isabelle Gaston doit comprendre comment Guy Turcotte a pu obtenir
un verdict de non-responsabilité criminelle au terme de
son procès, en juillet 2011. Le jury a en effet estimé plausible
que le trouble d’adaptation dont il souffrait ait perturbé
son jugement au point de l’amener à commettre cet acte
insensé. Depuis décembre 2012, il est un homme libre. La
Commission d’examen des troubles mentaux lui a demandé
de poursuivre sa psychothérapie et de « garder la paix ».
Elle réévaluera son dossier en décembre 2013.
La quête d’Isabelle Gaston pour comprendre le verdict
est devenue quasi obsessive. Au cours de la dernière année,
lorsqu’elle n’était pas à l’hôpital régional de Saint-Jérôme,
où elle travaille à temps partiel, elle fouillait dans les manuels
de psychiatrie légale ou dans la jurisprudence, lisant des
dizaines d’affaires dans lesquelles un accusé a présenté une
défense de troubles mentaux. Chaque semaine, elle a consacré en moyenne 30 heures à sa recherche de vérité. Tout
son temps libre y est passé. Cette femme ne trouvera la paix
intérieure que lorsque cette injustice aura été réparée.
« J’ai une responsabilité, en tant que mère, qui ne s’est
pas arrêtée avec la mort d’Olivier et d’Anne-Sophie. C’est
pour ça que je continue. Sinon, qui va les défendre ? Je dois
expliquer pourquoi je suis convaincue qu’il y a eu une
injustice. Si je ne le fais pas, je vais violer les valeurs de mon
âme », dit-elle gravement.
Bon nombre de Québécois se questionnent aussi sur le
verdict. Depuis qu’il a été rendu, chroniqueurs, politiciens
et gérants d’estrade n’ont cessé de faire le procès du procès.
Ils ont remis en question la pertinence des procès devant
jury et ont même proposé de réécrire le Code criminel.
Isabelle Gaston, elle, suit une autre piste : celle du rôle
des experts à la Cour. Le procès de Guy Turcotte a donné
lieu à une joute particulièrement acerbe entre psychiatres.
L’expert de la Couronne, le Dr Sylvain Faucher, a soutenu
que l’accusé avait agi par vengeance, alors que les deux
experts de la défense, la Dre Dominique Bourget et le
Dr Roch-Hugo Bouchard, ont soutenu qu’il avait agi impulsivement dans un accès de désespoir, son jugement faussé
par un trouble mental et le lave-glace qu’il avait avalé pour
« Les experts, même ceux qui sont
compétents et dont la crédibilité est
établie, ne sont souvent pas
suffisamment neutres ; ils produisent
des rapports qui visent d’abord et avant
tout à appuyer les intérêts de la partie
qui a retenu leurs services, plutôt que
d’aider le tribunal à rendre une décision
juste et éclairée. »
tenter de se suicider. Turcotte a affirmé qu’il avait voulu
« amener ses enfants avec lui » pour leur épargner le choc
de trouver son corps inanimé.
« Je m’interroge sur les expertises qui ont été faites, non
seulement dans ce procès, mais dans de nombreux autres »,
dit la mère des petites victimes. Comment des professionnels peuvent-ils en effet arriver à des opinions aussi différentes au sujet de l’état mental d’une même personne ?
Son objectif, dit-elle, n’est pas que Guy Turcotte soit jugé
une deuxième fois. Elle n’a aucun pouvoir sur la suite du
processus judiciaire et elle ne tient pas à replonger dans le
drame en témoignant de nouveau. À ce sujet, elle laisse la
Couronne faire son travail — la Cour d’appel entendra les
plaidoiries le 30 septembre et jugera s’il y a lieu de casser
le verdict et d’ordonner la tenue d’un second procès.
Isabelle Gaston s’attaque plutôt à un rouage de la machine
judiciaire : celui du système d’expertise légale. Au cœur de
nombreux procès, les témoignages d’experts peuvent effectivement faire pencher le jury d’un côté ou de l’autre au
moment de rendre un verdict. « Un expert qui témoigne en
cour doit être impartial, rigoureux et doit se baser sur la
science, dit-elle. Mais ce que je vois présentement, ce sont
des experts qui défendent la théorie de la partie qui les a
engagés. Quitte à omettre des faits et à ne présenter que
les éléments qui soutiennent leur thèse. »
Dans les coulisses des tribunaux, on s’inquiète depuis
déjà longtemps des dérives liées à l’utilisation des expertises.
Des psychiatres s’en inquiètent. Des médecins experts s’en
inquiètent. Des juges s’en inquiètent.
Alors qu’il siégeait à la Cour d’appel, au début des années
2000, le juge Michel Proulx en a fait son cheval de bataille.
Ce juriste respecté, spécialiste de l’éthique en droit criminel, a fait plusieurs sorties publiques sur le sujet avant son
décès, en 2007. Il ne réclamait rien de moins qu’une réforme
du régime des témoins experts. « Le témoin expert, dont
les services ont été retenus par une partie au litige, qui en
assume en plus la rémunération, a tendance à adopter une
approche partisane en se portant à la défense d’une thèse
favorable à la partie qui l’a engagé. Il s’en dégage à tout le
moins une apparence de partialité », a-t-il dit dans des
conférences prononcées de 2000 à 2004, aussi bien
l’actualité juillet 2013 } 33
LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE
devant l’Institut canadien d’administration de la justice
que devant les membres d’une association de défense des
droits de victimes d’erreurs judiciaires.
Peu de choses ont changé depuis. Pourtant, les tribunaux
s’apprêtent à entendre des affaires où l’opinion des psychiatres qui défileront à la barre sera cruciale ! La santé
mentale de l’accusé constituera sans doute un enjeu majeur
du procès de Richard Henry Bain, accusé du meurtre d’un
homme au Métropolis le soir de l’accession au pouvoir de
Pauline Marois, le 4 septembre dernier. De celui que subira
vraisemblablement Sonia Blanchette, cette mère de Drummondville qui aurait noyé ses trois enfants à l’automne
2012. De celui de Luka Rocco Magnotta, présumé meurtrier
de l’étudiant universitaire Jun Lin, tué et démembré. Sans
oublier celui d’Adèle Sorella, qui se déroule ces jours-ci à
Laval ; la femme a été accusée du meurtre de ses deux fillettes, en 2009.
Ces inquiétudes au sujet de l’impartialité des experts
touchent non seulement les affaires criminelles, mais également les litiges civils et commerciaux. Le ministère de la
Justice du Québec l’a reconnu de façon non équivoque dans
son rapport d’évaluation de la loi portant sur la réforme du
Code de procédure civile, déposé en 2006 : « Les experts,
même ceux qui sont compétents et dont la crédibilité est
établie, ne sont souvent pas suffisamment neutres ; ils
produisent des rapports qui visent d’abord et avant tout à
appuyer les intérêts de la partie qui a retenu leurs services,
plutôt que d’aider le tribunal à rendre une décision juste
et éclairée. »
— CHAPITRE 2 —
2 000 $ pour témoigner
Le Dr François Sestier agit à titre d’expert médico-légal depuis
trois décennies ; ce cardiologue de 69 ans se prononce, par
exemple, sur la cause du décès ou sur l’invalidité de personnes assurées, dans des litiges civils ou administratifs.
Dans la bibliothèque qui couvre un mur de son petit
bureau de l’Université de Montréal, où il enseigne, les livres
de référence s’alignent, bien rangés. Il n’hésite pas à y
fouiller avant de donner un avis médical. À l’entendre, tous
ses confrères ne prennent pas la même précaution.
« Des experts réinventent la médecine pour faire plaisir
au client pour lequel ils témoignent », affirme-t-il, l’œil vif,
grand et droit comme un chêne. Il ne compte plus les
audiences auxquelles il a assisté où il a entendu des médecins omettre des faits ou dénaturer les connaissances
scientifiques à l’avantage de leur client. Dans une affaire
contre la Société de l’assurance automobile du Québec, un
neurologue a déjà défendu l’hypothèse selon laquelle le
saignement cérébral de son client avait été déclenché par
un accident de la route... si mineur que son bébé, présent
dans la voiture, ne s’était même pas réveillé. « Après
l’audience, je lui ai demandé s’il oserait répéter ça à ses
34 { juillet 2013 l’actualité
« Un avocat m’a déjà demandé de
retrancher de mon rapport d’expertise
un paragraphe qui risquait de nuire à la
cause », raconte le Dr François Sestier.
étudiants en neurologie. Il m’a répondu : “Bien non, voyons,
j’ai dit ça pour aider le monsieur.” Cet expert a menti sous
serment... Dans un procès criminel, ce genre d’attitude est
encore plus dramatique. Ce n’est pas seulement de l’argent
qui est en jeu, c’est la vie de quelqu’un, qui sera libéré ou
incarcéré à vie. »
Le Dr Sestier, médecin-conseil pour plusieurs compagnies
d’assurances, a fondé le microprogramme de médecine
d’assurance et d’expertise à l’Université de Montréal, afin,
justement, d’enseigner le b.a.-ba de la fonction d’expert à
ces médecins qui ne semblent pas avoir compris que leur
devoir consiste à clarifier un problème médical à l’intention
du tribunal.
Coiffer le chapeau d’expert modifie en effet grandement
le rôle du médecin. Plutôt que d’éviter de nuire à son patient,
tel qu’il le fait d’habitude conformément au serment d’Hippocrate, le médecin expert doit se prononcer de façon
objective sur le problème de santé d’une personne, sans
ménager les susceptibilités. Dans son rapport, il doit inscrire
ce qu’il pense être la vérité. « Certains experts croient qu’ils
ont un devoir envers la partie qui les a engagés. C’est scandaleux ! » s’exclame le Dr Sestier.
Les taux horaires en vigueur dans la profession y sont
peut-être pour quelque chose. La Fédération des médecins
omnipraticiens du Québec suggère à ses membres de facturer 390 dollars l’heure pour l’évaluation de la personne
et la rédaction du rapport d’expertise. Pour un témoignage
en cour, les experts demandent habituellement une somme
forfaitaire variant de 1 000 à 2 000 dollars par jour, à leur
discrétion. La Société des experts en évaluation médicolégale du Québec suggère pour sa part un prix plafond :
450 dollars l’heure pour l’évaluation et la préparation du
rapport et 4 000 dollars par jour à la Cour.... Pour un gros
procès criminel, qui exige plusieurs jours de témoignages
et de contre-interrogatoires, la facture peut facilement
atteindre plus de 10 000 dollars.
À ce prix-là, certains clients s’attendent à pouvoir dicter
ce qui se trouve dans le rapport. « Un avocat m’a déjà
demandé de retrancher de mon rapport d’expertise un
paragraphe qui risquait de nuire à la cause », raconte le
Dr Sestier. Un autre avocat lui a laissé entendre qu’il ne
l’embaucherait plus, puisque ses expertises ne « l’aidaient »
pas. Chaque fois, il a refusé de céder aux pressions. Mais
combien d’autres acceptent ?
Plusieurs des médecins experts que j’ai rencontrés ont
en tête au moins un ou deux collègues qui prennent des
LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE
raccourcis. Ce serait, selon eux, cette minorité qui entacherait la crédibilité de l’ensemble de la profession.
Impossible, évidemment, d’obtenir des noms.
— CHAPITRE 3 —
Guy Turcotte est libre
Isabelle Gaston se trouvait dans la salle d’audience de
l’Institut Philippe-Pinel, le 12 décembre dernier. Assise
bien droite, au milieu de la quatrième rangée, elle est
demeurée impassible lorsque la commissaire présidant
cette audience de la Commission d’examen des troubles
mentaux a pris la parole pour annoncer la décision : Guy
Turcotte était désormais un homme libre, après trois ans
et neuf mois de détention. La commissaire a égrené la liste
des « modalités » que Turcotte devait respecter : habiter un
endroit désigné par l’Institut Pinel, suivre son plan de
traitement, revenir devant la Commission en décembre
2013 et éviter tout contact avec Isabelle Gaston.
Digne, cette dernière s’est levée et a pris son manteau,
pendant que sa mère, assise à ses côtés, lançait un regard
de dépit aux commissaires. « C’est correct, maman », a-t-elle
dit calmement en se dirigeant vers la sortie. Son combat
allait désormais se livrer sur un autre terrain.
Quelques minutes plus tard, elle marchait seule vers la
dizaine de reporters et de caméramans qui l’attendaient à
la sortie du stationnement de l’hôpital psychiatrique à haute
sécurité. Le bruit des camions filant sur le boulevard HenriBourrassa et le froid qui figeait l’encre dans les stylos des
journalistes n’allaient pas l’empêcher de livrer son message.
Sans amertume apparente, elle a salué le travail des commissaires : « Je ne pense pas qu’ils auraient pu être plus
sévères, à la lumière de ce que dit la jurisprudence. »
Puis elle a annoncé ses couleurs : « Je m’investis encore
à espérer que le système de justice change. Je peux vous
dire que si le ministre de la Justice, le Barreau du Québec
et le Collège des médecins ne changent pas leur façon de
faire, il va continuer à y avoir des injustices comme celle-là. »
Elle a livré son message en français, puis en anglais, puis
une troisième fois encore, pour des journalistes retardataires.
Elle est restée jusqu’à ce que le dernier des reporters soit
parti, répondant à des questions supplémentaires, épelant
le nom d’une affaire de jurisprudence importante, donnant
son numéro de téléphone pour des entrevues futures. Elle
sait qu’une bataille comme celle qu’elle mène se gagne aussi
dans l’opinion publique.
✱✱✱
Les experts ne sont pas les seuls à blâmer pour ces dérives
présumées. Comme une chaussée glissante, le système de
justice canadien est propice aux dérapages — ou à ce qui
semble en être aux yeux du grand public. Au Canada, le
droit fonctionne en effet selon un système dit contradictoire :
devant un juge qui demeure au-dessus de la mêlée, les
adversaires s’affrontent, chacun apportant des arguments
idéalement soutenus par un expert très crédible. Rien de
plus normal, dès lors, que chaque partie cherche à dénicher
« le » spécialiste qui soutiendra totalement sa thèse (et
parviendra à convaincre le juge ou le jury), quitte à en
appeler plus d’un pour le trouver.
Ce « magasinage » d’experts creuse le fossé entre les
opinions présentées par les experts de chacune des parties,
qui seront beaucoup plus polarisées. Un avocat de la défense
n’hésitera pas à mettre de côté un rapport d’expertise qui
ne sert pas entièrement ses intérêts, même s’il l’a payé au
prix fort. Beaucoup de rapports finissent ainsi à la déchiqueteuse. Et les experts qui les ont écrits ne viennent jamais
témoigner en cour.
L’avocate-criminaliste Véronique Robert reconnaît que
les avocats prennent les moyens de prouver la thèse qu’ils
défendent. C’est la nature même de leur travail.
Si elle croit que son client n’était pas tout à fait sain
d’esprit au moment où il a commis les actes dont il est
accusé, Me Robert demande à un psychiatre de l’évaluer,
parfois même à un deuxième, plus exceptionnellement à
un troisième. « S’ils me disent tous qu’ils ne peuvent venir
soutenir ça à la Cour, je me fais une tête et je plaide coupable.
Il est faux de prétendre qu’on magasine auprès de 6, 8 ou
10 experts, jusqu’à ce qu’on trouve celui qui fait notre affaire
et qu’on le paie une fortune pour dire ce qu’on veut ! »
s’insurge-t-elle.
Pourtant, plusieurs psychiatres légistes se retrouvent
cantonnés, procès après procès, du côté de la défense, alors
que d’autres sont toujours invités à témoigner pour la
Couronne. Comment expliquer ces accointances ?
L’avocate de 42 ans réfléchit quelques secondes. « C’est
comme dans tout, je crois. Les gens ont un penchant pour une
partie ou pour l’autre, sont plus punitifs ou plus ouverts... »
Certains ont de l’empathie pour les personnes souffrant
de maladies mentales, d’autres prônent leur responsabilisation à l’égard de leur santé mentale. Dans les litiges
administratifs où les psychiatres débattent de cas d’épuisement professionnel, ce n’est même plus un secret : l’opinion de certains experts est manifestement teintée d’une
idéologie en faveur du syndicat ou de l’employeur.
« Je suis convaincue que la psychiatre qui a témoigné
pour Guy Turcotte croit dur comme fer à sa thèse. Elle n’a
pas fait ça parce qu’elle était payée », dit Me Robert.
✱✱✱
La Dre Dominique Bourget termine sa journée de consulta­
tions au Centre de santé mentale Royal Ottawa, hôpital psy­
chiatrique logeant dans un immeuble moderne et lumineux
de la capitale fédérale. Comme elle le fait tous les jours, la
psychiatre de 54 ans a traité une variété de patients, des
schizophrènes et des personnes atteintes d’autres problèmes
mentaux, dont certains aux idées particulièrement délirantes. « Je les rencontre dans l’aile à sécurité maximale de
l’hôpital ou en clinique externe », m’explique-t-elle, affable,
ses boucles châtaînes tombant sur ses épaules couvertes
l’actualité juillet 2013 } 35
LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE
d’un élégant tricot gris et noir, après m’avoir accueillie dans
son petit bureau égayé de quelques orchidées.
Cette experte a témoigné pour la défense au procès de
Guy Turcotte. Médecin au sein du programme de psychiatrie judiciaire de l’hôpital, elle est également professeure
au Département de psychiatrie de l’Université d’Ottawa et
fait de l’expertise médico-légale depuis 25 ans.
Après une demi-heure d’entrevue sur les outils dont
disposent les psychiatres légistes pour évaluer un accusé,
je lui pose la question qui me brûle les lèvres :
— Au procès de Guy Turcotte, votre rapport d’expertise
aurait-il été semblable si vous aviez témoigné pour la
Couronne ?
— Oui, répond-elle sans hésiter. Mais je ne pensais jamais
que ça provoquerait une telle réaction du public...
— Et si c’était à refaire, est-ce que vous refuseriez de
témoigner dans ce procès ?
Elle marque une pause, prend une gorgée d’eau.
— Non, finit-elle par dire. Moi, j’étais là pour faire mon
travail. Notre travail d’expert, c’est d’informer le tribunal
de ce que l’on sait. Et si je ne l’avais pas fait, j’espère que
quelqu’un d’autre aurait été là pour le faire.
La Dre Bourget affirme être appelée aussi souvent par la
Couronne que par la défense pour procéder à des évaluations psychiatriques. « Si je pense que la personne savait
que le geste qu’elle faisait était mal, je le dis dans le rapport,
même si c’est la défense qui me demande de faire l’expertise. » Il y a alors fort à parier que l’avocat de la défense ne
lui demandera pas de venir témoigner...
Beaucoup d’affaires se règlent toutefois sans soulever
les passions du public, tient-elle à souligner. Si une personne
mentalement perturbée saccage le terrain de son voisin,
par exemple, les chances sont fortes que le procureur de
la Couronne soit d’accord avec le rapport d’expertise
concluant à un trouble mental présenté par la défense. Mais
quand le crime est plus sérieux, la Couronne demande
presque toujours une contre-expertise.
« C’est comme si on se disait : dans un cas de délit mineur,
tant mieux si la personne est envoyée à l’hôpital et que le
psychiatre s’occupe d’elle, dit la Dre Bourget, mais pas dans
un cas de crime grave. À mon avis, ça ne devrait pas être
défini par la gravité du crime. Dans les deux cas, c’est le
même cerveau inopérant qui agit. La Cour devrait être à la
recherche de la vérité lors d’un procès. Mais je ne suis pas
certaine que ce soit toujours ce qui se passe... »
✱✱✱
Le psychiatre Louis Morissette est un habitué des procès
civils et criminels. Il était l’expert de la défense en 2009 au
procès de Francis Proulx, le jeune homme de Rivière-Ouelle
reconnu coupable du meurtre de Nancy Michaud, ancienne
attachée politique du ministre Claude Béchard, aujourd’hui
décédé. Il a témoigné en faveur de Guy Turcotte devant la
Commission d’examen des troubles mentaux.
36 { juillet 2013 l’actualité
Pratiquant en clinique privée, il est de plus responsable
de l’unité des adolescents de l’Institut Pinel, où il traite,
entre autres, des jeunes qui ont tué un membre de leur
famille. Avec lui, pas de faux-fuyants : « Bien sûr que nous
avons des biais comme experts. Certains en ont plus que
d’autres... Les psychiatres qui ne vivent que de l’expertise
risquent davantage de vouloir plaire à leurs clients pour
s’assurer d’avoir des contrats. Moi, je gagne déjà bien ma
vie comme clinicien ; si mon opinion ne satisfait pas le client
et qu’il ne me rappelle pas, ça m’importe peu. »
Morissette reconnaît sans peine que la personnalité d’un
expert teinte sans doute son opinion. « Je ne suis jamais
d’accord avec les gestes qu’a faits la personne que j’évalue,
mais je pense qu’elle a le droit d’être défendue le mieux
possible contre la machine judiciaire. La Couronne dispose
de moyens énormes. À l’occasion, ça arrive, une enquête
bâclée, un prof faussement accusé d’attouchements sexuels...
Tant que tu n’es pas dedans, tu ne peux pas comprendre à
quel point c’est difficile de se battre contre cette machine »,
explique-t-il posément, ses lunettes de lecture rouge vif
pendues à son cou.
Lui-même a dû se défendre d’une accusation de parjure.
Pendant le procès de Francis Proulx, en 2009, il a affirmé
avoir écouté tous les enregistrements du témoignage de
l’accusé, alors que la Cour ne lui avait pas encore fourni
l’un des CD : celui du contre-interrogatoire. Il a finalement
été acquitté en 2011, le juge estimant qu’il n’avait pas eu
« l’intention spécifique » de tromper la Cour. « J’avais discuté
de ce disque avec l’avocat pendant plus d’une heure. Je
connaissais son contenu et je pensais donc l’avoir écouté,
explique-t-il. Cette semaine-là, j’avais trop de choses en
tête : un autre gros dossier criminel, l’achat d’un condo, il
fallait aussi que je place mon père, ma mère était morte
quelques mois avant, et ma sœur s’était suicidée pendant
la même période. Ça n’excuse rien, je suis responsable de
ce qui est arrivé. Mais ce n’est pas arrivé par hasard. »
Au cours du procès de Francis Proulx, le Dr Morissette
a croisé le fer avec le Dr Sylvain Faucher. Rattaché à l’Insti­
tut universitaire en santé mentale de Québec, ce psychiatre
témoigne pour sa part presque toujours pour la Couronne.
C’est ce qu’il a fait dans les procès de Guy Turcotte et de Cathie
Gauthier, cette femme de Saguenay reconnue coupable, en
octobre 2009, du meurtre de ses trois enfants, commis dans
le cadre d’un pacte de suicide conclu avec son mari.
Le Dr Faucher s’est déjà fait taper sur les doigts par des
juges parce qu’il avait outrepassé son rôle en sortant du champ
de la psychiatrie pour entrer dans celui du droit, notamment
lorsqu’il a mis en doute le témoignage de l’accusé, dans un
procès pour meurtre, en 2009. Pour cette raison, la Cour
d’appel a cassé le verdict de culpabilité qui avait été rendu.
Lors du procès de Guy Turcotte, le Dr Faucher s’est cette fois
prononcé sur la responsabilité criminelle de l’accusé. Conséquence : le juge a demandé au jury de ne pas tenir compte
LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE
de cette portion du témoignage de l’expert (il n’a cependant
pas fait la même mise en garde à l’égard des témoignages
des experts de la défense, ce qui fait partie des motifs pour
lesquels la Couronne fait appel dans cette affaire).
Pour prévenir ce genre de problème, les experts doivent
éviter de marcher sur les platebandes du juge et du jury en
émettant leur opinion sur la culpabilité ou la responsabilité
de l’accusé, et se prononcer uniquement sur des questions
médicales.
À 57 ans, le Dr Morissette a participé à suffisamment de
procès pour savoir que le témoignage des experts ne constitue qu’un élément parmi bien d’autres qui influencent
l’issue d’une affaire. « Dans le cas de Guy Turcotte, il y a
une tonne de choses qui ont joué : l’aptitude des avocats de
la défense à présenter leur client comme un bon père de
famille — ce qu’il était, personne n’a pu dire le contraire —,
l’inhabileté des procureurs de la Couronne à faire valoir
leur point de vue, etc. Il y a beaucoup d’autres facteurs que
la science qui sont entrés dans la décision. »
— CHAPITRE 4 —
La leçon de rigueur
d’Isabelle Gaston
Les jugements qui ont constitué la lecture de chevet d’Isabelle Gaston durant les derniers mois ont fait émerger
autant de questions que de réponses. Mais elle est aussi
tenace qu’Erin Brockovich, cette Américaine qui a découvert, dans les années 1990, une scandaleuse affaire de
pollution de l’eau potable en Californie, par un méticuleux
travail de recoupements de dossiers médicaux et immobiliers. Comme l’activiste incarnée par Julia Roberts au grand
écran, Isabelle Gaston se dit prête pour une longue bataille.
« Je regarde ces témoignages avec mes yeux de médecin.
Souvent, les experts lancent des opinions sans les appuyer
sur des faits. Dans nos réunions à l’hôpital, une telle attitude
serait contestée. »
Un médecin se doit d’évaluer toutes les possibilités avant
de donner un avis médical, rappelle-t-elle. « Comme urgentologue, si mon patient a une plaque rouge sur le bras, je
dois suivre une démarche rigoureuse avant d’affirmer que
c’est de l’eczéma. Je dois aussi considérer que ce pourrait
être une réaction allergique ou une infection bactérienne
avant d’écarter ces diagnostics. Un autre médecin n’arrivera
peut-être pas à la même opinion que moi, mais nous devons
tous les deux pouvoir justifier notre diagnostic avec des
données scientifiques et des arguments solides. »
L’expertise médicale, qu’elle soit faite pour une réclamation d’assurance ou dans le contexte d’un procès, n’échappe
pas à cette règle, puisqu’il s’agit d’un acte médical au sens
de la loi. Des juges doivent cependant parfois rafraîchir la
mémoire des experts quant à cet aspect. « Le Tribunal
considère que le rapport [...] ne respecte pas les règles de
l’art en matière d’expertise médico-légale », écrit par
L’ensemble de ses observations se
trouve dans un mémoire qu’elle a
déposé au Collège des médecins à la fin
de janvier 2013. Bien qu’elle m’ait
permis de le lire, elle refuse de le
rendre public pour l’instant.
exemple la juge Suzanne Ouellet, de la Cour supérieure,
dans un jugement à l’égard d’une physiatre, en 2009.
Dans un bulletin interne de la Société des médecins
experts du Québec publié en 2006, on s’inquiète aussi des
experts qui appuient leur opinion sur leur autorité morale
plutôt que sur une démonstration fiable : « Malheureusement, beaucoup de demandeurs d’expertises, de tribunaux
administratifs et légaux s’en contentent. De non moins
nombreux experts s’y adonnent. »
Ces documents font partie de la collection de « pièces à
conviction » amassées par Isabelle Gaston. « C’est comme
si ces experts disaient : “Il y a des Martiens sur Mars,
prouvez-moi qu’il n’y en a pas.” Mais ce devrait être à eux
de prouver qu’il y en a ! » dit-elle en gesticulant sur sa chaise
en cuir noir, ses reliures à anneaux ouvertes au milieu de
la table de la salle à manger.
« Les experts jouent sur le côté ésotérique de la psychiatrie, alors qu’il y a beaucoup de choses établies dans cette
science. Quand on a juré de dire toute la vérité, mettre de
côté des éléments pertinents qui ne servent pas notre thèse,
c’est un mensonge par omission, selon moi. »
Dans sa quête pour comprendre le verdict, elle a d’abord
relu les explications des experts ayant témoigné au procès
de Guy Turcotte. Elle a refait les calculs qui ont permis
d’établir le taux probable de méthanol qu’il avait dans le
sang la nuit fatidique. Elle a effectué des recherches sur la
crise suicidaire. Elle a lu sur les filicides, ces meurtres
d’enfants commis par leur père ou leur mère. Elle a contacté
des sommités québécoises et canadiennes dans chacun de
ces domaines d’expertise pour obtenir des explications.
Elle a aussi trouvé une documentation abondante sur
l’art de l’expertise médico-légale, comme le Guide de l’expert,
de la Société de l’assurance automobile du Québec, et La
médecine d’expertise, guide d’exercice produit par le Collège
des médecins en 2006.
Dans tous ces documents, les règles sont écrites noir sur
blanc : l’expert doit être impartial... L’opinion émise doit
être factuelle, objective et fondée sur des principes scientifiques... L’expert doit limiter ses opinions à son champ de
compétence... L’expert se doit d’être à la recherche de la
vérité et, comme celle-ci est unique, elle ne saurait varier
en fonction du client qui a commandé l’expertise...
Une vingtaine de cartouches d’encre et 20 000 feuilles
de papier plus tard, Isabelle Gaston fait le bilan. « J’ai
l’actualité juillet 2013 } 37
LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE
plus travaillé durant la dernière année que durant les années
où je faisais ma médecine », lance-t-elle avec un rire où
pointe la fatigue.
Un sentiment de devoir s’ajoute à sa recherche de la
vérité : celui de défendre les valeurs d’éthique et de probité
de sa profession de médecin. C’est sans doute son travail
d’urgentologue qui a forgé son attitude actuelle, singu­
lier mélange de combativité et de résilience. À l’hôpital,
elle a appris à mettre ses émotions de côté pour analyser
froidement une situation, peu importe la nature du
drame qui s’est joué avant que les gens arrivent aux urgences.
Elle applique la même approche à sa présente bataille.
Même si, cette fois, c’est de son propre drame qu’il
s’agit.
L’ensemble de ses observations se trouve dans un mémoire
qu’elle a déposé au Collège des médecins à la fin de janvier
2013, dans lequel elle demande à cette instance, entre autres
choses, de rappeler aux experts leur devoir d’impartialité.
Bien qu’elle m’ait permis de le lire, elle refuse de rendre ce
mémoire public pour l’instant.
— CHAPITRE 5 —
Un rapport complexe
avec les médias
Isabelle Gaston entretient un rapport ambigu avec les
médias. De nombreuses victimes de drames vivent leur
deuil en privé. Elle vit le sien devant les caméras.
Dès le jour du drame, son histoire a fasciné le Québec.
Durant le procès, sa vie intime a été étalée dans les journaux.
Jour après jour, semaine après semaine, des témoins ont
relaté ses déboires conjugaux, des courriels de son amant
(l’entraîneur privé du couple Gaston-Turcotte) ont été
déposés en preuve.
Elle a ensuite fait le choix de monter dans le train de
Josélito Michaud, animateur de l’émission On prend toujours
un train pour la vie, de se rendre sur le plateau de Tout le
monde en parle et d’accorder une entrevue à l’émission
Anderson Cooper 360, diffusée sur la chaîne américaine
CNN. Elle accepte de plus régulièrement les invitations
des émissions d’affaires publiques, où elle commente les
projets de loi visant à modifier le Code criminel, ou prend
la parole en faveur des victimes lorsqu’un autre drame
familial survient.
Cette exposition la rend pourtant extrêmement anxieuse,
m’a-t-elle confié lors d’un de nos rendez-vous. Pourquoi se
montrer autant, alors ?
— Pour se servir des médias ? lui ai-je suggéré.
— Non ! m’a-t-elle répondu, offusquée. Mais pour que les
choses changent, ça prend la force du nombre... Le pouvoir
d’un média, c’est de toucher le plus de gens possible et de
les rallier à une cause.
Lucide, elle a rapidement compris la nature de la relation
qui se développait entre elle et les médias. Son histoire fait
38 { juillet 2013 l’actualité
grimper les cotes d’écoute. En échange, elle utilise les
médias comme porte-voix.
L’an dernier, l’émission Tout le monde en parle lui a fourni
une tribune où elle a revendiqué des indemnités plus élevées
pour les victimes d’actes criminels. En février 2013, le
ministre de la Justice du Québec, Bertrand St-Arnaud, a
déposé un projet de loi faisant passer de 2 000 à 12 000 dollars la somme versée aux parents d’un enfant mineur tué.
Aux yeux d’Isabelle Gaston, ce n’était pas encore assez. En
commission parlementaire, quelques semaines plus tard,
elle a donc demandé que cette somme soit portée à
50 000 dollars et que les parents d’enfants tués soient
considérés comme des victimes à part entière plutôt que
comme des « proches de victimes », de façon à obtenir
davantage de séances de psychothérapie payées, notamment.
Pour convaincre son auditoire, elle avait apporté deux
sachets de plastique contenant les cendres de ses enfants.
Le lendemain, dans les journaux, c’est son visage qu’on
voyait ; les autres témoignages n’avaient pas retenu l’attention des médias. L’affaire a alimenté la blogosphère et les
chroniques des journaux pendant plus d’une semaine,
certains saluant son courage, d’autres l’accusant d’avoir
profané les restes de ses enfants.
« Je n’ai pas de conseiller en communication, moi ; je
parle avec mon cœur..., dit-elle. Je ne fais même pas ces
demandes pour moi, j’en ai de l’argent. Je les fais pour tous
ceux qui n’ont pas les mêmes moyens », ajoute celle qui
a grandi dans une famille de six enfants et passé une
partie de sa jeunesse dans le modeste quartier HochelagaMaisonneuve, à Montréal.
Elle semble condamnée à subir les critiques. Quand elle
devient trop émotive, on lui dit d’aller vivre son deuil chez
elle ; quand elle souligne de façon rationnelle les travers du
système, on lui reproche d’être froide et cartésienne. Elle
incarne à elle seule l’immense malaise collectif qu’a provoqué l’affaire Turcotte.
Elle continue malgré tout de s’exposer dans les médias,
quitte à souffrir d’anxiété et à être reconnue partout où elle
va. « C’est un lourd prix à payer. Je ne suis pas une figure
publique parce que je viens de sortir un nouveau disque.
Je le suis parce que j’ai vécu un drame », souligne-t-elle dès
qu’elle en a l’occasion.
Il y a un aspect de sa vie qu’elle protège jalousement : sa
relation avec Martin Huot, 35 ans — celui qui a d’abord été
son entraîneur privé, puis son amant, avant de devenir son
conjoint. Leur liaison a commencé en octobre 2008,
quelques mois avant qu’Isabelle Gaston et Guy Turcotte se
séparent et que le drame survienne.
Martin Huot n’est jamais présent lors des apparitions
publiques d’Isabelle. J’ai d’abord cru qu’elle avait jugé qu’il
valait mieux le mettre à l’abri des regards, son infidélité lui
ayant été reprochée par une frange de la population sévissant dans les blogues et les tribunes téléphoniques. Mais
LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE
Quand Isabelle Gaston devient trop
émotive, on lui dit d’aller vivre son
deuil chez elle ; quand elle souligne de
façon rationnelle les travers du
système, on lui reproche d’être froide
et cartésienne.
c’est plutôt parce que c’est le seul minuscule pan de vie
privée qu’il lui reste, m’a-t-elle expliqué. Elle m’a demandé
de le laisser en dehors de cette histoire, ce à quoi j’ai
acquiescé. Un jour de mars 2013, alors que j’étais chez elle
en train de discuter, Martin Huot est arrivé à la maison. Il
m’a gratifiée d’un sourire et d’une poignée de main, puis il
est allé dehors lancer la balle au chien. Comme convenu,
je ne lui ai pas demandé d’entrevue.
Cette journée-là, j’ai eu tour à tour devant moi deux
facettes de l’identité d’Isabelle Gaston. Celle de la femme
forte et déterminée, qui défend ses idées avec un mélange
de passion et de pragmatisme. Et celle de la mère dont
l’existence s’est effondrée le 21 février 2009.
Les jours noirs où Isabelle se sent vaciller dans la tempête,
elle se terre chez elle et ne donne pas d’entrevues. Elle
voudrait alors pouvoir arrêter le cycle infernal de ses pensées. Et mettre fin à l’horrible film dans lequel elle tient un
rôle qu’elle n’a pas choisi d’endosser.
— CHAPITRE 6 —
L’horreur sur papier
Les rapports d’autopsie d’Olivier et d’Anne-Sophie
contiennent chacun un dessin sobre : le schéma d’un corps
sur lequel le pathologiste a tracé une plaie ouverte à chacun
des endroits où le couteau s’est enfoncé.
Chaque plaie est numérotée. On en compte 20 sur le
thorax, l’abdomen et le dos d’Olivier. Sept marques supplémentaires se trouvent sur ses mains et ses poignets. Des
« plaies de défense », comme on les appelle dans le jargon :
Olivier a tenté de se protéger des coups de couteau en
plaçant ses bras devant lui.
Le corps de sa petite sœur porte 19 plaies, sur l’abdomen
et le dos. Le pathologiste a trouvé des cheveux arrachés
dans ses mains. « Les enfants plus jeunes ont le réflexe de
s’agripper les cheveux plutôt que de se protéger. C’est ce
qu’a fait Anne-Sophie », explique Isabelle Gaston.
Si elle n’était pas médecin, elle pourrait peut-être se
bercer d’illusions. Mais elle sait que ses enfants ont souffert.
Aucun des coups encaissés par Olivier n’a été fatal ; l’agonie
a donc été longue. Anne-Sophie a reçu un coup plus mortel que les autres ; mais impossible d’être sûr qu’elle s’est
éteinte avant d’avoir senti 19 fois la lame.
« Quand je regarde ça, je ne suis pas triste. Je suis en
colère », dit Isabelle Gaston d’un ton dur, le dossier du
pathologiste entre les mains, affichant l’air d’une lionne
prête à bondir pour défendre ses petits.
Et Guy Turcotte ? Dans quel état d’esprit était-il au
moment où il a fait ça ? Il est, encore à ce jour, le seul à le
savoir.
✱✱✱
La psychiatrie est un terreau fertile à l’interprétation. « On
ne peut pas se fier à des prises de sang ou à des radiographies
pour établir un diagnostic de troubles mentaux », reconnaît
d’emblée le Dr Pierre Gagné. Ce psychiatre de 70 ans, directeur de la Clinique médico-légale de l’Université de Sherbrooke, est très respecté dans le milieu judiciaire.
La majorité des demandes d’expertise en psychiatrie
légale de la région de Sherbrooke échouent sur son bureau
ou sur celui d’un de ses collègues de la Clinique, située dans
un immeuble en briques rouges du quartier historique de
la ville, à quelques pas d’un pont enjambant la rivière Magog.
C’est lui qui a évalué Pascal Morin, le schizophrène qui a
tué sa mère et ses deux nièces à Saint-Romain, en février
2012. Dans ce cas, le diagnostic n’a pas été très difficile à
poser. Lorsqu’il a rencontré l’homme de 35 ans, dans les
heures qui ont suivi le drame, son esprit était encore hanté
par le délire mystique l’ayant poussé à tuer ses proches. « Il
était très, très, très psychotique. Je pense que vous auriez
demandé à 50 psychiatres de l’évaluer et ils seraient tous
arrivés au même diagnostic », dit-il. La Couronne n’a même
pas demandé de contre-expertise.
Lors du procès, en septembre 2012, le juge Yves Tardif
a déclaré Pascal Morin non criminellement responsable de
ses actes. Non sans blâmer au passage la désinstitutionnalisation, amorcée dans les années 1960 au Québec, qui
privilégie le traitement des malades à l’extérieur des hôpitaux psychiatriques. En théorie, cette approche aurait dû
faciliter leur réinsertion sociale. Mais les ressources n’ont
pas suivi. « La désinstitutionnalisation a apporté son lot de
problèmes qui fait que des innocents écopent », s’est permis
d’écrire le juge dans un jugement lapidaire, soulignant le
risque élevé de dérapages de certains psychiatrisés, parachutés dans la société sans encadrement suffisant.
La Commission d’examen des troubles mentaux, chargée
de décider du sort de Morin après le procès, a refusé de lui
accorder sa liberté, le jugeant instable et potentiellement
dangereux. Peu avant le drame, il avait en effet cessé de
prendre ses médicaments et augmenté sa consommation
de drogues. Il demeure sous surveillance au centre hospitalier universitaire de Sherbrooke. Son dossier sera réévalué en novembre 2013.
Mais l’évaluation psychiatrique d’un accusé est loin d’être
aussi simple quand elle a lieu des semaines ou parfois même
des mois après le drame. Le psychiatre légiste a alors la
lourde tâche de découvrir ce qui se passait dans la tête de
quelqu’un d’autre, lors d’un événement auquel il n’a pas
assisté.
l’actualité juillet 2013 } 39
LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE
Les outils dont le psychiatre dispose ressemblent alors
davantage à ceux d’un juriste qu’à ceux d’un médecin. Il
rencontre le prévenu pour l’observer et entendre son récit,
mais il consulte aussi les calepins de notes des policiers,
l’enregistrement de l’interrogatoire, les déclarations des
témoins de l’événement et les dossiers médicaux du psychiatre ou du médecin traitant. Ceux-ci en révèlent parfois
plus que les souvenirs du prévenu lui-même. Le médecin
se sert aussi bien sûr du Manuel diagnostique et statistique
des troubles mentaux (le DSM) pour établir le diagnostic.
Mais pour la Cour, ce n’est pas le diagnostic qui importe le
plus. Qu’il s’agisse d’un trouble bipolaire, de schizophrénie
paranoïde ou d’un trouble d’adaptation avec humeur anxiodépressive, comme celui décelé chez Guy Turcotte, le
diagnostic en soi fait rarement l’objet d’un litige entre les
experts.
« Ce qui intéresse le juge et le jury, c’est l’effet de ces
troubles mentaux sur le jugement de la personne », précise
Le droit est noir ou blanc. La
psychiatrie, elle, se déploie dans
d’infinis tons de gris.
le Dr Gagné, en tâtonnant sa barbe blanche, calé dans un
des deux canapés de cuir bourgogne de son bureau, semblable en tout point à l’idée qu’on se fait d’un cabinet de
psychiatre — meubles en bois massif, bibliothèque, plantes
vertes —, où seuls détonnent, accrochés sur les murs,
quelques laminages d’albums de Lucky Luke.
Le Code criminel reste volontairement muet sur les
diagnostics pouvant être utilisés pour une défense de
troubles mentaux. « Sinon, les schizophrènes seraient
toujours non criminellement responsables de leurs gestes
et les gens présentant un trouble de l’humeur seraient
toujours reconnus responsables, alors qu’une dépression
majeure peut sérieusement altérer le jugement », illustre
le médecin.
Ainsi, malgré sa schizophrénie paranoïde chronique,
Martin Gauthier-Béland a été condamné en mars dernier
à 10 ans d’emprisonnement à l’Institut Philippe-Pinel, après
avoir tué son cochambreur dans une macabre mise en scène
inspirée du film Halloween. La poursuite a réussi à prouver
la préméditation du geste et l’accusé a plaidé coupable à
une accusation réduite d’homicide involontaire.
Le Dr Gagné m’explique avec patience les subtilités du
fameux article 16 du Code criminel, celui qui ouvre la porte
à un verdict de non-responsabilité criminelle. Dans un
procès devant jury, c’est d’abord le juge qui décide si la
maladie mentale de la personne peut être considérée
comme un trouble mental au sens de la loi. Dans un tel cas,
le jury peut ensuite choisir de rendre un verdict de non40 { juillet 2013 l’actualité
responsabilité criminelle, s’il croit que le geste était le
résultat d’un esprit perturbé.
Bon nombre de gens pensent, à tort, que l’accusé doit
être dans un état dissociatif, complètement déconnecté de
la réalité ou en plein délire pour utiliser une telle défense.
Comme j’ai pu l’apprendre, le libellé de l’article 16 est
beaucoup plus nuancé : la personne était-elle « incapable
de juger de la nature et de la qualité de l’acte ou de l’omission, ou de savoir que l’acte ou l’omission était mauvais » ?
C’est la réponse que les jurés doivent trouver en écoutant
le témoignage des experts.
« Ce sont des abstractions, qui ont peu en commun avec
la médecine... », admet le Dr Gagné. Un psychiatre qui traite
un patient se demande quels soins lui prodiguer, pas si ce
dernier faisait la distinction entre le bien et le mal la semaine
précédente !
« On est à l’interface entre deux mondes, le droit et la
psychiatrie, qui doivent s’ajuster l’un à l’autre à l’occasion
d’un procès, poursuit le médecin. Le système judiciaire
tranche entre la culpabilité et la non-culpabilité, alors qu’en
psychiatrie on tient plutôt compte du degré de sévérité des
maladies. » Le droit est noir ou blanc. La psychiatrie, elle,
se déploie dans d’infinis tons de gris.
Malgré tout, la très vaste majorité des expertises réalisées
par des psychiatres ne sont pas contestées par la partie
adverse, fait valoir le médecin. Les drames qui donnent lieu
à un procès médiatisé sont précisément ceux comportant
des zones grises. Une matière parfaite pour les opinions
aux antipodes, les joutes oratoires et les premières pages
des journaux.
Ce genre d’affaires laisse souvent le public sans repères.
Le Dr Pierre Gagné suit toujours avec intérêt la réaction du
grand public à la suite d’un crime grave : « Instantanément,
les gens vont dire : “Ça prend vraiment un malade pour
faire ça.” Et après le verdict, les mêmes personnes vont
dire : “Ç’a-tu du bon sens, ils ont réussi à le faire passer pour
un malade !” »
— CHAPITRE 7 —
L’expert qui dérape : l’exemple
ontarien
Situé à l’extrémité est de l’île de Montréal, dans une zone
quasi industrielle, l’Institut Philippe-Pinel accueille régulièrement la Commission d’examen des troubles mentaux.
Lorsqu’elle doit décider du sort d’une personne jugée non
criminellement responsable, cette commission itinérante
siège dans l’une des salles de réunion du bâtiment brun et
rouille planté sur un grand terrain bordé d’arbres.
La direction de l’Institut savait que cette salle ne pourrait
contenir toute l’affluence attendue à l’audience de Guy
Turcotte, le 12 décembre 2012. C’est donc le parloir qui a
été transformé en salle d’audience. Les distributeurs automatiques, trop bruyants, ont été débranchés. Les fauteuils
LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE
ont disparu, remplacés par plusieurs rangées de chaises
droites destinées au public et aux journalistes. Les trois
commissaires, flanqués d’un côté par Guy Turcotte et ses
avocats, et de l’autre par les représentants de Pinel et de la
Couronne, ont siégé derrière de longues tables recouvertes
de nappes blanches pour ajouter un peu de décorum.
Il est 14 h 45. Tous les témoins ont été entendus et les
trois commissaires viennent de quitter la salle pour délibérer. Guy Turcotte et ses avocats la quittent eux aussi.
Le public, lui, sera séquestré pendant plus d’une heure
et demie, jusqu’à l’annonce de la décision des commissaires.
Pour être admis dans cette salle de l’établissement à haute
sécurité, il nous a fallu passer à la fouille et au détecteur de
métal à l’entrée et être escortés jusqu’au parloir par un
gardien. Nous avons été avertis : nous pouvons sortir, mais
il ne sera pas possible d’entrer de nouveau. Aussi bien
prendre notre mal en patience.
De nombreuses personnes se lèvent pour se dégourdir
les jambes. Isabelle Gaston, elle, en profite pour faire part
de sa plus récente trouvaille à quelques journalistes assis
derrière elle : le rapport de la Commission d’enquête sur la
médecine légale pédiatrique en Ontario, déposé en 2008.
« Vous allez voir, ça se lit comme un roman policier ! »
dit-elle. Cette commission, présidée par le juge Stephen
Goudge, a démontré l’incompétence du Dr Charles Smith,
pathologiste pédiatrique en chef de l’Hôpital pour enfants
malades de Toronto, considéré jusqu’alors comme le plus
grand expert ontarien dans les cas d’homicides d’enfants.
L’enquête a surtout révélé les failles du système ayant
permis à cet homme de sévir pendant aussi longtemps.
La Couronne faisait appel à lui dans les cas de morts
suspectes. Les conclusions de ce médecin légiste sur la
cause du décès menaient souvent à la mise en accusation
d’un proche de l’enfant. Son opinion était si respectée que,
bien souvent, elle déterminait l’issue de l’affaire.
Or, la Commission d’enquête a démontré que cet expert
a fait condamner plusieurs innocents. Un homme injustement accusé d’avoir tué sa nièce a croupi en prison pendant
12 ans à cause du rapport d’autopsie bâclé du Dr Smith. Une
mère, déjà anéantie par la mort de sa fillette de sept ans, a
été accusée de meurtre, le Dr Smith ayant attribué à une
arme blanche les lacérations présentes sur le corps. Ce n’est
qu’après l’exhumation du corps de l’enfant pour une seconde
autopsie que les accusations ont été retirées ; les blessures
étaient l’œuvre d’un pitbull.
Cet expert n’avait pas de formation en pathologie judiciaire. Il avait construit sa crédibilité grâce à sa prestance
et avait réussi à grimper les échelons simplement parce
qu’il était plus intéressé que ses collègues par ce domaine
d’expertise. Le manque flagrant de mécanismes de contrôle
et le laxisme de ses supérieurs hiérarchiques lui ont laissé
le champ libre. Il était persuadé que son rôle consistait à
défendre les intérêts de la Couronne, pour que la violence
envers les enfants soit punie, quitte à présenter ses conclusions de façon dogmatique !
C’est le travail acharné des familles de personnes faussement accusées et les doutes émis par quelques juges au
sujet de la compétence du Dr Smith qui ont fini par soulever assez de questions pour que le coroner en chef de
l’Ontario déclenche une enquête, qui a mené à la création
de la Commission.
Dans son volumineux rapport, le juge Goudge insiste sur
l’importance capitale de la fiabilité du système de médecine
légale. D’abord pour les proches des victimes, qui risquent
d’être injustement accusés, mais aussi pour la population,
qui doit avoir une confiance inébranlable en ce système.
« Pour la collectivité elle-même, écrit-il, la mort d’un enfant
dans des circonstances suspectes est profondément troublante. Les enfants en sont l’actif le plus précieux et le plus
impuissant. Le sentiment d’intense indignation et le besoin
urgent de comprendre ce qui s’est produit sont insurmontables. » Ce n’est pas Isabelle Gaston qui va le contredire.
— CHAPITRE 8 —
Mais que fait le Collège
des médecins ?
Le Collège des médecins sait depuis au moins 10 ans que
des inquiétudes entourent la médecine d’expertise au
Québec. C’est la partialité, réelle ou apparente, des médecins experts témoignant à la Cour qui soulève des doutes.
Dès 2002, le Dr Yves Lamontagne, alors président du
Collège des médecins, a confié à un groupe de travail le
mandat d’analyser la situation. Ce psychiatre a lui-même
agi à titre d’expert dans des dizaines d’affaires criminelles
au cours des années 1980. « J’ai fini par arrêter, parce que
je trouvais qu’il y avait trop de biais », dit-il aujourd’hui.
Il avait conscience que son aura médiatique, son curricu­
lum vitæ bien garni et son poste de professeur d’université
créaient une impression favorable devant la Cour. Son bagout
faisait le reste, surtout si l’expert de la partie adverse avait
le malheur d’être terne. Il avait également l’impression de
ne pas avoir les coudées franches. « Tu ne craches pas dans
la main qui te nourrit, dit-il. Si tu es pour la défense, tu ne
dis pas des choses qui soutiennent la thèse de la Couronne. »
Chaque année, le Collège des médecins reçoit grosso
modo une centaine de plaintes au sujet d’expertises médicales. En 2011-2012, par exemple, le Collège en a reçu 96 ;
de ce nombre, seulement 16 ont été retenues. Les autres ?
Cinquante-sept plaintes ont fait l’objet d’une enquête mais
n’ont pas été retenues, tandis que 23 autres ont été jugées
irrecevables par le syndic, qui n’a même pas enquêté.
« Quand une plainte est soumise au Collège, c’est souvent
parce que l’expertise n’est pas favorable au client. Ça ne
veut pas nécessairement dire que l’expert a mal fait son
travail », tient à noter le Dr Yves Robert, secrétaire du Collège des médecins.
l’actualité juillet 2013 } 41
LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE
Ce ne sont pas les tribunaux civils ou la Chambre criminelle qui entendent le plus de médecins experts, mais les
tribunaux administratifs du Québec, fait remarquer le
Dr Robert. C’est là que se tranchent notamment les litiges
mettant en cause la Commission de la santé et de la sécurité
du travail ou la Société de l’assurance automobile du Québec. À elle seule, cette dernière demande 12 000 expertises
indépendantes chaque année.
« La plupart des litiges concernent des problèmes qui
perdurent et pour lesquels on ne dispose pas de tests objectifs, comme la santé mentale ou la douleur. Si vous avez
une invalidité permanente à 35 ans avec indemnisation à
vie, il est possible que l’organisme qui paie pose des questions et que vous ne soyez pas d’accord avec ses conclusions », fait valoir le Dr Robert.
Même lorsqu’il juge qu’une plainte est fondée, le syndic
du Collège des médecins ne demande que rarement au
conseil de discipline de l’organisme de soumettre le médecin visé à un processus disciplinaire et à d’éventuelles
sanctions. Le syndic préfère une approche moins coercitive ;
il recommande au médecin de suivre une formation, d’agir
sous la surveillance d’un tuteur ou de modifier son comportement — le tiers des plaintes concerne en effet l’attitude
de l’expert, jugé arrogant par le patient, par exemple.
Très peu de gens ont le courage — et les moyens financiers ! — de déposer eux-mêmes une plainte privée au
Conseil de discipline sans le soutien du syndic. Seules six
personnes l’ont fait depuis 2005. La plupart des plaintes
ont été rejetées.
À entendre le Dr Georges L’Espérance, neurochirurgien
et président de la Société des experts en évaluation médicolégale du Québec, l’opinion d’un médecin ne peut tout
simplement pas être contestée : « Le Collège des médecins
n’a ni le devoir ni le pouvoir d’évaluer la qualité d’une
expertise en ce qui a trait à ses conclusions, car il s’agit d’un
acte qui relève du jugement et des connaissances de l’expert
appelé à se prononcer. »
J’ai évidemment soumis la question au Collège des médecins : l’organisme a-t-il, oui ou non, droit de regard sur la
qualité des expertises ? « Oui et non, m’a répondu le Dr Yves
Robert. Quand on regarde la qualité d’une expertise,
qu’est-ce qu’on fait, pensez-vous ? On demande à un autre
expert, qui peut avoir son opinion lui aussi. À défaut d’évaluer le contenu de l’expertise, on peut tout de même en
évaluer la forme, le raisonnement logique et le fondement
scientifique. »
Le groupe de travail mandaté par le Dr Lamontagne avait
d’ailleurs recommandé la mise sur pied d’un programme
d’assurance qualité des expertises. Le Collège aurait pu
évaluer la qualité d’un certain nombre d’expertises au
hasard, comme le fait l’Agence canadienne d’inspection des
aliments pour les produits qui se retrouvent dans nos
assiettes. Le programme n’a jamais vu le jour.
42 { juillet 2013 l’actualité
Un problème de ressources, fait valoir le Dr Robert. Le
Collège des médecins reçoit chaque année plus de
2 000 signalements au sujet de négligences présumées ou
d’inconduites sexuelles, qui donnent lieu à plus de
700 enquêtes du syndic. « Notre travail principal, c’est de
nous assurer que tous les médecins en exercice font bien
leur travail. On en a 20 000 à surveiller. »
— CHAPITRE 9 —
Être mère à nouveau ?
Isabelle Gaston a refermé ses reliures blanches le temps
du repas. Nous dégustons des plats qu’elle a achetés le matin
même chez un petit traiteur.
« Je suis prête à donner tout ce qui me reste, tout mon
argent, ma carrière, ma vie, pour comprendre. J’ai déjà
perdu mes enfants, je n’ai plus rien à perdre. Avez-vous des
enfants ? » me demande-t-elle.
J’en ai deux. Ils ont à peu près l’âge qu’auraient les siens
aujourd’hui.
Pour elle, le temps s’est arrêté lorsqu’Olivier avait cinq
ans et Anne-Sophie trois ans. C’est l’âge qu’ils ont sur les
dizaines de photos qui ornent le mur près de l’escalier, bien
visibles dès qu’on met les pieds dans la maison. On aperçoit
aussi leurs visages souriants sur une photo posée sur le
bahut ainsi que sur la toile accrochée au-dessus du foyer.
« Ma raison sait que je devrais les oublier, les laisser au
passé. Mais mon cœur ne veut pas... » Sa voix se brise, elle
retient ses larmes.
Le drame est survenu à Piedmont, à une dizaine de kilomètres de là, dans une maison où Guy Turcotte avait emménagé au lendemain de leur séparation, le 25 janvier 2009.
Olivier et Anne-Sophie ont été tués moins de quatre
semaines plus tard.
Isabelle a choisi de continuer à habiter dans la maison
de Prévost où elle a vécu avec Guy Turcotte et leurs enfants.
Une demeure de deux étages, bâtie sur les hauteurs de cette
petite ville des Laurentides comme un nid posé sur la colline, dans un quartier tranquille fait de petites rues en lacets.
Elle aurait pu décrocher les photos ou déménager. Elle
ne l’a pas fait. « La fuite, c’est un mécanisme de défense.
Mais la douleur nous rattrape tôt ou tard. Et je refuse de
laisser un individu avoir le contrôle sur le reste de ma vie. »
Depuis quatre ans, elle a souvent l’impression de vivre
dans un univers parallèle. « Je ne pensais pas me sortir
vivante de cette épreuve. Au début, c’est le devoir qui m’a
tenue en vie. Je devais organiser les funérailles, je devais
aller témoigner au procès. Les deux premières années,
j’avais du mal à prendre une grande respiration... C’est
fou, pendant 30 ans de ma vie, j’ai vécu sans enfants et
j’ai été heureuse, mais à partir du moment où j’en ai eu et
qu’on me les a enlevés, j’ai arrêté de vivre. Je suis prête à
tout pour entendre à nouveau le mot “maman” dans ma
maison. »
LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE
Son parcours est semé d’embûches. Après des démarches
d’adoption qui n’ont pas abouti, elle s’est tournée vers la
fécondation in vitro. Mais à 40 ans, ses chances de réussite
sont de plus en plus minces. Combien de temps est-elle
prête à essayer ?
« Je suis persévérante. Ne plus être parent, c’est un deuil
que je ne peux pas faire... Je ne cherche pas à retrouver mes
enfants à travers un autre enfant. Être mère était devenu
une partie de mon identité. C’est ça que j’essaie de rebâtir. »
Elle n’a même pas encore touché à son plat, qui refroidit
devant elle. Lorsqu’elle cesse enfin de refouler sa peine et
laisse rouler les larmes sur ses joues, il y a déjà un moment
que j’ai arrêté de manger, moi aussi.
— CHAPITRE 10 —
l’expert unique FAIT DU CHEMIN
Le Dr Yves Lamontagne est catégorique : il est temps de
mettre fin au régime actuel, en vertu duquel les tribu­
naux entendent deux versions d’une même histoire,
l’une présentée par l’expert de la Couronne et l’autre par
l’expert de la défense. « Il ne devrait y avoir qu’un seul
expert, qui relève du juge », déclare-t-il. Le tribunal pourrait constituer une banque de spécialistes dans laquelle
puiser au moment d’un procès, comme en France. L’expert
serait payé par le tribunal, ou encore à parts égales par les
deux parties.
Le système de droit pénal français est cependant bien
différent du nôtre. Il fonctionne selon une procédure
inquisitoire : un juge d’instruction porte les accusations, il
peut lui-même déposer des éléments de preuve, et c’est lui
qui choisit l’expert qui l’éclairera. Notre procédure contradictoire, héritée de la common law britannique, suit une
tout autre logique : elle mise sur la confrontation de deux
versions opposées pour faire émerger la vérité, devant un
juge agissant à titre d’arbitre impartial.
Le psychiatre montréalais est tout de même persuadé
qu’il est possible d’adapter ce concept d’expert unique à
notre réalité juridique. « Pour conserver son impartialité,
le juge ne choisirait pas l’expert ; il ferait appel à une société
d’experts, qui affecterait un de ses membres au procès,
suggère-t-il. La Société des experts en évaluation médicolégale du Québec pourrait s’en charger. »
Au sein de la magistrature, l’idée fait son chemin. Le Dr Lamon­
tagne a présenté une conférence à ce sujet au dernier con­
grès des juges de la Cour supérieure du Québec, l’automne
dernier, à Gatineau. Il a eu droit à une écoute attentive.
Le juge André Wery, juge en chef adjoint de la Cour
supérieure du Québec, recommande en effet depuis des
années le recours à un expert unique dans les affaires civiles.
C’est la solution qu’il a proposée en 2004 à titre de membre
d’un comité précisément formé pour trouver des solutions
aux multiples problèmes entourant les preuves d’experts.
Ce comité de 12 personnes était constitué de membres de
la magistrature, de représentants du Barreau du Québec et
du ministère de la Justice. Du sérieux.
« Tout le monde s’entendait sur les constats : les expertises
augmentent les coûts de la justice et exigent des temps
d’audition de plus en plus longs, à cause de leur multiplication et de leur complexité grandissante », m’explique le
juge, assis derrière son bureau au 17e étage du palais de
justice de Montréal, une spectaculaire vue sur le fleuve en
arrière-plan. Avenant et élégant, un mouchoir glissé dans
la poche du veston, ce juge fait preuve d’un étonnant francparler : « Au civil, vous pouvez gagner votre cause et tout
de même en sortir perdant. C’est le cas si vous gagnez
40 000 dollars, mais que cela vous a coûté 50 000 dollars
en frais d’experts et d’avocats. C’est aberrant. »
Pire encore : à ses yeux, ces preuves d’experts n’atteignent
même plus l’objectif visé, soit celui d’éclairer la justice. Dans
un procès contre un assureur, par exemple, comment le juge
peut-il être certain de prendre la bonne décision quand il
a devant lui deux neurochirurgiens réputés, l’un disant que
le demandeur est invalide à 25 % et l’autre qu’il n’a aucun
problème ? Le juge Wery me regarde attentivement, comme
si c’était moi, la neurochirurgienne : « Pendant que vous
m’expliquez quelque chose que je ne comprends pas, je vais
regarder comment vous vous exprimez, votre habillement,
et je vais peut-être vous croire pour toutes sortes de mauvaises raisons. Les gens n’auraient peut-être pas cru Albert
Einstein s’il s’était retrouvé dans le box des témoins. »
l’actualité juillet 2013 } 43
LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE
L’absurdité de la situation a sauté aux yeux du juge Wery
quand, il y a quelques années, une entreprise d’entretien
d’avions a intenté une poursuite en Cour supérieure contre
un sous-traitant, en raison de fissures dans des soudures
de train d’atterrissage. La preuve reposait notamment sur
des analyses subatomiques de matériaux. « Nos juristes
sont tous très compétents. Mais je me suis dit : ça n’a pas
de sens que ce soit un juriste qui décide qui a raison. Est-ce
que vous monteriez dans l’avion après ça ? On demande à
un juge, qui n’a pas la compétence pour le faire, de trancher.
Non seulement le système actuel coûte cher et prend du
temps, mais en plus, il ne fait pas la job. »
La solution proposée par la magistrature, soit le recours
à un expert unique, n’a pas fait l’unanimité. Bon joueur, le
juge Wery a proposé d’en faire d’abord un projet-pilote qui
devait durer toute l’année 2009 et s’appliquer aux dossiers
en matière civile, commerciale et familiale du district
judiciaire de Laval. Les deux parties n’avaient même pas à
subir un expert choisi par le juge. Elles s’entendaient plutôt sur le choix d’un expert commun. L’expérience a été un
échec... faute de participants. « Il n’y a pas eu de dossiers !
Les avocats sont allés inscrire leurs causes dans les districts
judiciaires voisins », dit le juge Wery. Cela ne fait pas de
doute : c’était ni plus ni moins qu’un boycottage.
Le directeur général du Barreau du Québec, Me Claude
Provencher, n’était pas encore en poste à ce moment. Il se
dit favorable à l’utilisation de l’expert unique, mais pas à
n’importe quel prix. « Si on peut économiser sur les frais
d’expertise en utilisant un expert unique, on améliore
l’accès à la justice, ce à quoi le Barreau est favorable. Mais
dans certains cas, il peut être utile d’obtenir une seconde
expertise. Si vous avez un diagnostic de maladie grave, vous
serez sûrement porté à vouloir obtenir un second avis. Le
Barreau ne veut pas que l’expert unique soit la solution
imposée dans tous les cas. La justice, c’est du sur-mesure,
pas du prêt-à-porter. »
Bémol : le Code de procédure civile du Québec permet
déjà depuis 1965 à un juge de désigner lui-même un expert
unique ! Mais aucun n’ose opter pour cette solution, perçue
comme un véritable affront par les avocats.
Pourtant, d’autres pays ont fait la preuve qu’un expert
commun, choisi conjointement par les deux parties, s’avère
tout à fait compatible avec un système contradictoire comme
le nôtre. C’est le cas de l’Angleterre, qui a procédé à une
réforme majeure de sa procédure civile en 1999, sous l’impul­
sion de lord Woolf. Deux ans plus tard, 42 % des dossiers
se réglaient grâce au concours d’un expert commun.
« Le règne des “mercenaires”, ces experts perçus comme
à la solde de l’une ou l’autre des parties, est presque révolu...
et ni les professionnels ni les juges n’en sont nostalgiques »,
écrivaient en 2005 deux universitaires dans un rapport
faisant le bilan de cette réforme, The Management of Civil
Cases : The Courts and Post-Woolf Landscape.
44 { juillet 2013 l’actualité
Au Québec, le chantier de modernisation de la procédure
civile entrepris il y a plus de 10 ans va dans ce sens. Depuis
la réforme du Code de procédure civile, réalisée en 2002
sous le gouvernement péquiste, le juge peut ordonner aux
experts de chacune des parties de se rencontrer pour
concilier leurs opinions. L’avant-projet de loi visant à moderniser le Code de procédure civile, déposé en 2011 par le
libéral Jean-Marc Fournier, alors ministre de la Justice,
allait un cran plus loin en encourageant le recours à une
expertise commune dans tous les litiges civils. Cette proposition a été incluse dans le projet de loi instituant le
nouveau Code de procédure civile, déposé par Bertrand
St-Arnaud le 30 avril 2013.
Si le projet est adopté à l’Assemblée nationale, les avocats
seront invités à changer leurs façons de faire. Leurs objections concernant l’expertise unique sont d’ordre pratique
et économique : ils affirment qu’ils comptent sur le rapport
de leur expert pour savoir s’ils ont les éléments nécessaires
afin d’intenter une poursuite. Dans une affaire de nature
médicale, cela peut représenter plusieurs milliers de dollars
en tests médicaux et frais d’expertise. Ils n’ont pas envie
de recommencer le processus avec un expert commun au
moment du procès. « Il faut simplement changer la culture
judiciaire et s’entendre avec la partie adverse sur le choix
d’un expert au tout début », avance le juge Wery, de façon
à ne pas doubler le travail — et les factures. Cette approche
a déjà été implantée avec succès au Québec en matière
familiale. Dans les litiges au sujet de la garde des enfants,
on favorise le recours à un professionnel unique pour
l’expertise psychosociale évaluant les capacités parentales.
En droit criminel, les avocats sont pour leur part farouchement opposés à l’expertise commune. Ils ont quitté le
comité auquel siégeait le juge Wery dès le début des travaux.
✱✱✱
L’avocate-criminaliste Véronique Robert s’énerve à l’autre
bout de la ligne : « Je suis vraiment, vraiment, vraiment en
désaccord avec l’idée de l’expert unique... J’ai l’impression
qu’on veut changer tout le droit à cause de l’affaire Turcotte.
Mais je ne vois pas comment on peut préserver le droit à
une défense pleine et entière d’un accusé qui n’a pas pu
choisir son expert. »
Le fardeau de la preuve n’est, en effet, pas du tout le
même en droit criminel qu’en droit civil. Le juge André
Vincent, coordonnateur de la Chambre criminelle à la Cour
supérieure du Québec, me résume la procédure : en matière
civile, chaque partie présente sa preuve, et le juge tranche
selon la « prépondérance » de la preuve, c’est-à-dire en
choisissant celle qui lui semble la plus convaincante.
En matière criminelle, le fardeau de la preuve appartient
à la Couronne, qui fait le plus souvent appel aux experts
en balistique ou en pathologie du Laboratoire de sciences
judiciaires et de médecine légale. « L’accusé a droit à la
présomption d’innocence. Il n’a pas à fournir une preuve
LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE
convaincante, il n’a qu’à soulever un doute raisonnable »,
rappelle le juge Vincent.
Lorsque l’accusé veut présenter une défense de troubles
mentaux, le fardeau de la preuve est cependant inversé :
c’est à l’accusé de prouver, expertise à l’appui, qu’il souffrait
de troubles mentaux au moment des faits, et c’est alors la
Couronne qui produit une contre-expertise au besoin.
L’accusé n’a pas à prouver hors de tout doute que son état
mental était perturbé ; il doit convaincre le juge ou le jury
que cet état était davantage probable qu’improbable.
De surcroît, imposer un expert unique en droit criminel
serait probablement inconstitutionnel, en raison du droit
à « une défense pleine et entière » garanti par la Charte des
droits et libertés de la personne. L’accusé doit pouvoir
choisir son expert et avoir l’assurance qu’il témoignera en
sa faveur, soutiennent les avocats de la défense.
Ces derniers agitent de plus le spectre d’un scandale à la
Charles Smith, ce pathologiste ontarien qui a fait condamner
plusieurs innocents : si l’expert unique se trompe, cela peut
conduire à une erreur judiciaire lourde de conséquences.
✱✱✱
Après avoir rappelé ses devoirs au Collège des médecins,
Isabelle Gaston souhaite que la réflexion se poursuive du
côté de l’appareil judiciaire. Elle a une longue liste de suggestions : « La défense devrait avoir l’obligation de déposer
en preuve toutes les expertises qu’elle a demandées, même
celles qui ne vont pas dans le sens qu’elle souhaite. »
Les tarifs versés aux experts pourraient peut-être aussi
faire l’objet d’un contrôle, pense-t-elle. Je lui fais remarquer
que le cas de Guy Turcotte (qui a eu les moyens de payer
deux psychiatres et un toxicologue) ne ressemble pas à celui
des gens qui défilent habituellement à la Chambre criminelle. La vaste majorité des personnes présentant une défense
de troubles mentaux dépendent de l’Aide juridique, plutôt
chiche sur les expertises. De nombreux experts et avocats
de la défense se plaignent d’ailleurs de ne pas pouvoir se
battre à armes égales contre la Couronne, dont les moyens
leur semblent parfois démesurés. « C’est David contre
Goliath », m’a dit un psychiatre souvent payé par l’Aide
juridique lors de procès contre des délinquants sexuels.
« On pourrait alors offrir un tarif semblable à tous les
experts, qu’ils témoignent pour la défense ou pour la Couronne », répond Isabelle Gaston sans se démonter. Elle
frappe à toutes les portes. « Je veux juste savoir où m’adresser pour réparer ce que je considère être une injustice. C’est
un système cloisonné où tout le monde se dit que ce n’est
pas sa responsabilité de dénoncer ce qui ne fonctionne
pas. » On ne peut s’empêcher de penser à la maison qui rend
fou des Douze travaux d’Astérix. Sauf que la quête de cette
femme dépasse de loin celle du petit Gaulois qui cherchait
à obtenir le formulaire A-38. La réforme d’un système de
droit exige des années... en supposant que la société et ses
élus considèrent qu’elle est nécessaire.
« Peut-être que je me trompe, peut-être qu’il y a quelque
chose que je refuse de comprendre... Dans ce cas, je demande
seulement qu’on m’explique en quoi je n’ai pas raison. »
Isabelle Gaston sait qu’elle devra s’arrêter un jour et
laisser cette bataille à d’autres. « C’est comme la faim en
Afrique, c’est un problème tellement énorme... Je ne peux
pas croire que je parviens à faire tout ça toute seule. Ce sont
Olivier et Anne-Sophie qui m’inspirent cette confiance. Je
sens encore leur présence. Il m’est arrivé tellement de
petites choses qui m’ont sauvée de la détresse, un courriel
que je reçois au moment où je veux lâcher... Ce qui me
sépare d’eux, dans notre monde matériel, c’est que leur
corps a disparu. Mais ils sont encore là. C’est comme les
étoiles filantes en plein jour, elles sont là même si on ne les
voit pas. »
— CHAPITRE 11 —
Une solution : Le panel d’experts
Le Collège des médecins ressent un malaise grandissant à
laisser ses membres se dépatouiller dans le système actuel.
« On fait reposer la décision qui va changer la vie d’une
personne sur l’opinion d’un expert : c’est une grosse responsabilité, dit le secrétaire du Collège, le Dr Yves Robert.
Si on avait un meilleur moyen de faire ce travail, on sauterait dessus. »
Le Collège a discuté pendant plusieurs années avec le
Barreau à ce sujet, sans arriver à un consensus. « Du point
de vue des avocats, le système contradictoire est le meilleur.
Mais pas du point de vue des médecins. Il peut y avoir
plusieurs opinions en médecine, mais généralement, il y a
une opinion dominante. »
Le Collège des médecins propose donc que la Cour
convoque un panel d’experts. C’est d’ailleurs de cette façon
que le Collège règle le sort d’un de ses membres lorsqu’un
doute plane sur sa capacité d’exercer sa profession en
raison d’un problème de santé physique ou mentale. Le
Code des professions indique alors clairement la marche
à suivre : le professionnel qui fait l’objet d’une enquête doit
être examiné par trois médecins experts. L’un est désigné
par le Collège, un autre par le professionnel visé et le troisième par les deux premiers experts.
« On pourrait instaurer un système analogue dans les
cours civiles, criminelles ou administratives, croit Yves
Robert. Les experts seraient là non pas pour présenter
l’opinion des parties, mais plutôt l’opinion de la profession
médicale. »
En droit civil, l’Australie pratique déjà depuis les années
1970 le « hot tubbing », ou conférence d’experts. Les experts
des deux parties sont tous mis dans le « bain » au même
moment pour l’interrogatoire et le contre-interrogatoire.
Chacun fait état de son opinion, que les autres experts
peuvent valider, commenter ou contester à leur guise.
L’ancien juge de la Cour suprême du Canada Ian Binnie
l’actualité juillet 2013 } 45
LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE
s’est prononcé en faveur de cette approche, estimant qu’il
est moins tentant pour un expert d’émettre des opinions
partisanes lorsqu’il sait que la moindre exagération risque
d’être soulignée sur-le-champ par un collègue.
Les tribunaux administratifs de l’Ontario ont en tout cas
commencé récemment à tenter l’expérience. Depuis le
1er janvier 2010, les experts ontariens ont ainsi l’obligation
de signer, au début de chaque procès, une déclaration dans
laquelle ils s’engagent à présenter un témoignage impartial.
C’est plutôt symbolique, mais c’est un pas dans la bonne
direction.
L’Australie pratique déjà depuis les
années 1970 le « hot tubbing », ou
conférence d’experts. Les experts des
deux parties sont tous mis dans le
« bain » au même moment. Chacun fait
état de son opinion, que les autres
experts peuvent valider, commenter ou
contester à leur guise.
✱✱✱
Jeune psychiatre dans la trentaine bardé de diplômes
obtenus en Ontario et à Cleveland, aux États-Unis, le Dr Joel
Watts m’accueille à l’entrée de l’Institut Philippe-Pinel.
Son regard neuf sur le système d’expertise québécois valait
bien une dernière visite à cet institut psychiatrique. Le
Dr Watts a l’allure d’un premier de classe dans sa chemise
bleu azur fraîchement repassée — et ses responsabilités
sont à l’avenant : il est directeur désigné du programme de
résidence en psychiatrie légale de l’Université de Montréal.
À ses yeux, un système contradictoire donne de bons
résultats, à condition de soumettre les experts à de robustes
contre-interrogatoires pour vérifier la validité de leur
opinion. Or, Joel Watts perçoit bien les deux solitudes en
ce qui concerne les traditions juridiques. « Le système de
justice québécois n’est pas aussi contradictoire que celui
de l’Ontario ou de la Colombie-Britannique, surtout en
contre-interrogatoire. Je ne pense pas qu’on voudrait d’un
système aussi contradictoire que le système américain, où
les joutes oratoires sont particulièrement musclées. Mais
il est important de poser les bonnes questions pour s’assurer de la rigueur de l’opinion de l’expert ; on fait ainsi ressortir ses forces et ses faiblesses. La Cour a une fonction
de contrôle sur la qualité des expertises. »
Joel Watts se désole de la suspicion du public à l’endroit
des membres de sa profession, au moment même où la psy­
chiatrie légale acquiert ses lettres de noblesse à titre de sur­
spécialité enfin reconnue par le Collège royal des médecins
et chirurgiens du Canada, ce qui la place sur le même pied
que des disciplines comme la cardiologie et l’immunologie.
Le médecin reconnaît néanmoins que l’affaire Turcotte
a suscité un débat non seulement dans le grand public, mais
aussi parmi les psychiatres légaux, dont ceux de l’Institut
Pinel. Il ne veut pas s’étendre sur le sujet, mais cette affaire
a visiblement alimenté de nombreuses discussions parmi
ses collègues.
« Les grands cas médiatisés, c’est rare que ce soit blanc
ou noir. Ces cas comportent souvent des nuances, mais le
public est parfois aveuglé par les émotions qui accompagnent un crime particulièrement choquant. »
Je lui pose la question que j’ai posée à tous les autres
psychiatres que j’ai rencontrés : est-ce possible de ne plus
46 { juillet 2013 l’actualité
faire la différence entre le bien et le mal quand on a un
trouble d’adaptation ? « Oui, c’est possible, répond-il d’un
ton assuré. Et c’est souvent une question qu’on se pose dans
un cas de filicide. Un trouble dépressif peut amener la
personne à avoir une perception du monde tellement
négative que le suicide lui apparaît comme une façon raisonnable de s’en sortir, et elle se demande ce qui va arriver
à ses enfants. Elle perd de vue que la vision noire dans
laquelle elle est plongée est causée par une maladie biologique. Cela ne veut pas dire qu’elle perd nécessairement la
capacité de distinguer le bien du mal, c’est même loin d’être
toujours le cas. Mais c’est une possibilité. »
Le Dr Watts a fait son fellowship à Cleveland auprès du
Dr Phillip Resnick, une sommité dans le monde de la psychiatrie, régulièrement appelé à témoigner dans les affaires
de filicide aux États-Unis. Il a notamment agi comme expert
de la défense au procès d’Andrea Yates, une femme accusée
d’avoir noyé ses cinq enfants en 2001. Elle a d’abord été
reconnue coupable, avant que le verdict soit cassé en raison
d’une erreur commise par l’expert de la poursuite, qui avait
prétendu que la femme avait reproduit un épisode de Law
and Order dans lequel une mère noyait ses enfants et plaidait ensuite la folie. Or, un tel épisode n’a jamais existé…
L’accusée, qui avait déjà souffert de psychose par le
passé, affirmait avoir tué ses enfants pour les soustraire
à l’emprise de Satan. Elle a finalement été déclarée non
criminellement responsable pour cause de troubles mentaux
lors de son second procès, et elle est maintenant soignée
dans un hôpital psychiatrique, où son cas est périodique­
ment réévalué. « Une demande d’appel prolonge le traumatisme collectif, mais si ça corrige l’impression qu’il y a
eu une erreur judiciaire, ça peut valoir la peine », dit le
Dr Watts.
Qu’il y ait ou non un deuxième procès dans l’affaire
Turcotte, Isabelle Gaston ne se taira pas. Et que personne
ne lui dise que le système de droit est ainsi fait et qu’on n’y
peut rien. « Ce système a été créé par des humains et on
doit le changer s’il donne lieu à des injustices. Quand les
gens me disent : “Continuez votre bataille, Mme Gaston, on
est derrière vous”, je leur réponds : “Ce n’est pas ma bataille,
c’est notre bataille.” »

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