Les dessous de l`affaire Turcotte
Transcription
Les dessous de l`affaire Turcotte
grand dossier photos : MARIE-REINE MATTERA POUR L’ACTUALITÉ Les dessous de l’affaire Turcotte Isabelle Gaston veut faire changer le système qui a libéré Guy Turcotte, le tueur de ses deux enfants. Notre enquête révèle des failles dans la machine judiciaire. Et propose des réformes. — par Catherine Dubé — l’actualité juillet 2013 } 31 LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE Libre. Comment Guy Turcotte, l’homme qui a tué en 2009 ses deux jeunes enfants de trois et cinq ans, peut-il être libre aujourd’hui, quatre ans à peine après les avoir poignardés à mort ? Peu de questions ont envahi l’espace public et privé autant que celle-là depuis les derniers mois. L’incompréhension du public est totale. Ou presque. Toutes les tentatives d’explication des autorités médicales ou judiciaires se heurtent à un rejet viscéral. Les « c’est comme ça que ça fonctionne », répétés ad nauseam par les autorités, ne font que nourrir l’incompréhension envers ce verdict de « non-responsabilité criminelle » obtenu par l’ex-cardiologue Guy Turcotte en juillet 2011. Pour sortir de ce cul-de-sac d’incompréhension, L’actualité a dépêché Catherine Dubé. Notre journaliste a mené sa propre enquête. Elle a recueilli des aveux troublants de la part de médecins et de juges. Elle a interrogé des avocats. Elle a exhumé des rapports des oubliettes. Elle a passé des heures en tête-à-tête avec des psychiatres, pour comprendre la nature de leur travail. Le document qu’elle nous présente aujourd’hui offre à la société québécoise plusieurs pistes de solution pour éviter de revivre une autre « affaire Turcotte ». Des expériences menées en Angleterre, en Australie et ici même au Québec peuvent alimenter notre réflexion. Au cœur de cette enquête, Catherine Dubé a évidemment suivi Isabelle Gaston, la mère d’Anne-Sophie et d’Olivier, une femme en croisade qui s’inquiète du rôle joué par les témoins experts, dont la partialité pourrait vicier le processus judiciaire. Pendant des semaines, notre journaliste a suivi des pistes fournies par Isabelle Gaston. Elles ont passé des dizaines d’heures à comparer le fruit de leurs recherches. Au fil du temps, un lien de confiance s’est tissé. L’urgentologue a accepté de recevoir Catherine Dubé chez elle, lui a donné accès non seulement à son indignation et à sa souffrance de mère en deuil, mais aussi à des documents confidentiels. Voici le résultat de cette aventure journalistique hors du commun. La rédaction 32 { juillet 2013 l’actualité — CHAPITRE 1 — Une femme en quête de vérité La langue française n’a pas de mot pour décrire la réalité de cette femme. Si Isabelle Gaston avait perdu ses parents, elle serait orpheline. Si elle avait perdu son mari, elle serait veuve. Mais elle a perdu ses enfants, tués par leur père, l’ex-cardiologue Guy Turcotte. Et son cauchemar n’a pas de nom. La nuit du 20 au 21 février 2009, Guy Turcotte a non seulement poignardé sauvagement leurs deux bambins de trois et cinq ans. Il a aussi tué une partie de l’identité d’Isabelle Gaston. « Je ne suis plus mère. Ça me fait mal de dire ça, mais dire le contraire, ce serait me mentir à moi-même », me confie-t-elle en me fixant de ses yeux marron, les traits tirés par la fatigue. Les larmes embuent son regard. Le soleil de mars entre généreusement par les grandes fenêtres de la salle à manger de sa maison de Prévost, dans les Laurentides. Je côtoie Isabelle Gaston depuis maintenant trois mois, témoin attentive de sa quête de justice. C’est la première fois qu’elle laisse libre cours à sa peine en ma présence, plongeant dans un monde où je ne dois pas l’accompagner. Les yeux posés sur elle, j’attends, silencieuse. Dans quelques instants, je sais qu’elle renfilera son armure, celle qu’elle revêt pour mener sa bataille. L’urgentologue de 40 ans la portait ce matin quand je suis arrivée et que nous sommes descendues au sous-sol de sa maison de granit blanc. Elle m’a montré les trois caisses remplies de témoignages clés du procès de Guy Turcotte, posées sur le plancher, dans le coin bureau aménagé dans la grande pièce. Puis, elle a extirpé d’un placard deux reliures à anneaux blanches de 10 cm d’épaisseur et un document boudiné d’une centaine de pages, qu’elle m’a tendus avec le sourire anxieux de l’étu diante déposant sa thèse de doctorat. Ces reliures, aucun journaliste ne les a consultées avant moi. Elles contiennent des centaines de pages surlignées, méticuleusement classées par sujet, fruit des recherches qui ont entièrement occupé son esprit de janvier 2012 à janvier 2013. Nous sommes remontées vers la salle à manger, chacune portant une part du précieux fardeau, mes bras sentant non seulement les kilos de papier, mais aussi le poids de la confiance qu’elle m’accordait. Nous reprenons doucement la conversation. Écartant d’un geste l’une de ses mèches blondes, elle répond sans détour à l’une de mes questions : « Je crois qu’il y a eu une erreur dans le processus judiciaire. » Le ton n’est ni vengeur ni geignard. Il est convaincu. La mère éplorée a quitté la salle à manger pour laisser place à la battante. Volubile, elle me fait le compte rendu de ses découvertes, me pointant avec fébrilité un nouveau document, alors que je n’ai pas encore fini de lire le précédent. Elle parle, assise à table en face de moi, elle parle, debout dans la cuisine, elle parle, en m’apportant le café au lait qu’elle vient de me préparer. LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE Pour arriver à faire le deuil de ses enfants, Isabelle Gaston doit comprendre comment Guy Turcotte a pu obtenir un verdict de non-responsabilité criminelle au terme de son procès, en juillet 2011. Le jury a en effet estimé plausible que le trouble d’adaptation dont il souffrait ait perturbé son jugement au point de l’amener à commettre cet acte insensé. Depuis décembre 2012, il est un homme libre. La Commission d’examen des troubles mentaux lui a demandé de poursuivre sa psychothérapie et de « garder la paix ». Elle réévaluera son dossier en décembre 2013. La quête d’Isabelle Gaston pour comprendre le verdict est devenue quasi obsessive. Au cours de la dernière année, lorsqu’elle n’était pas à l’hôpital régional de Saint-Jérôme, où elle travaille à temps partiel, elle fouillait dans les manuels de psychiatrie légale ou dans la jurisprudence, lisant des dizaines d’affaires dans lesquelles un accusé a présenté une défense de troubles mentaux. Chaque semaine, elle a consacré en moyenne 30 heures à sa recherche de vérité. Tout son temps libre y est passé. Cette femme ne trouvera la paix intérieure que lorsque cette injustice aura été réparée. « J’ai une responsabilité, en tant que mère, qui ne s’est pas arrêtée avec la mort d’Olivier et d’Anne-Sophie. C’est pour ça que je continue. Sinon, qui va les défendre ? Je dois expliquer pourquoi je suis convaincue qu’il y a eu une injustice. Si je ne le fais pas, je vais violer les valeurs de mon âme », dit-elle gravement. Bon nombre de Québécois se questionnent aussi sur le verdict. Depuis qu’il a été rendu, chroniqueurs, politiciens et gérants d’estrade n’ont cessé de faire le procès du procès. Ils ont remis en question la pertinence des procès devant jury et ont même proposé de réécrire le Code criminel. Isabelle Gaston, elle, suit une autre piste : celle du rôle des experts à la Cour. Le procès de Guy Turcotte a donné lieu à une joute particulièrement acerbe entre psychiatres. L’expert de la Couronne, le Dr Sylvain Faucher, a soutenu que l’accusé avait agi par vengeance, alors que les deux experts de la défense, la Dre Dominique Bourget et le Dr Roch-Hugo Bouchard, ont soutenu qu’il avait agi impulsivement dans un accès de désespoir, son jugement faussé par un trouble mental et le lave-glace qu’il avait avalé pour « Les experts, même ceux qui sont compétents et dont la crédibilité est établie, ne sont souvent pas suffisamment neutres ; ils produisent des rapports qui visent d’abord et avant tout à appuyer les intérêts de la partie qui a retenu leurs services, plutôt que d’aider le tribunal à rendre une décision juste et éclairée. » tenter de se suicider. Turcotte a affirmé qu’il avait voulu « amener ses enfants avec lui » pour leur épargner le choc de trouver son corps inanimé. « Je m’interroge sur les expertises qui ont été faites, non seulement dans ce procès, mais dans de nombreux autres », dit la mère des petites victimes. Comment des professionnels peuvent-ils en effet arriver à des opinions aussi différentes au sujet de l’état mental d’une même personne ? Son objectif, dit-elle, n’est pas que Guy Turcotte soit jugé une deuxième fois. Elle n’a aucun pouvoir sur la suite du processus judiciaire et elle ne tient pas à replonger dans le drame en témoignant de nouveau. À ce sujet, elle laisse la Couronne faire son travail — la Cour d’appel entendra les plaidoiries le 30 septembre et jugera s’il y a lieu de casser le verdict et d’ordonner la tenue d’un second procès. Isabelle Gaston s’attaque plutôt à un rouage de la machine judiciaire : celui du système d’expertise légale. Au cœur de nombreux procès, les témoignages d’experts peuvent effectivement faire pencher le jury d’un côté ou de l’autre au moment de rendre un verdict. « Un expert qui témoigne en cour doit être impartial, rigoureux et doit se baser sur la science, dit-elle. Mais ce que je vois présentement, ce sont des experts qui défendent la théorie de la partie qui les a engagés. Quitte à omettre des faits et à ne présenter que les éléments qui soutiennent leur thèse. » Dans les coulisses des tribunaux, on s’inquiète depuis déjà longtemps des dérives liées à l’utilisation des expertises. Des psychiatres s’en inquiètent. Des médecins experts s’en inquiètent. Des juges s’en inquiètent. Alors qu’il siégeait à la Cour d’appel, au début des années 2000, le juge Michel Proulx en a fait son cheval de bataille. Ce juriste respecté, spécialiste de l’éthique en droit criminel, a fait plusieurs sorties publiques sur le sujet avant son décès, en 2007. Il ne réclamait rien de moins qu’une réforme du régime des témoins experts. « Le témoin expert, dont les services ont été retenus par une partie au litige, qui en assume en plus la rémunération, a tendance à adopter une approche partisane en se portant à la défense d’une thèse favorable à la partie qui l’a engagé. Il s’en dégage à tout le moins une apparence de partialité », a-t-il dit dans des conférences prononcées de 2000 à 2004, aussi bien l’actualité juillet 2013 } 33 LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE devant l’Institut canadien d’administration de la justice que devant les membres d’une association de défense des droits de victimes d’erreurs judiciaires. Peu de choses ont changé depuis. Pourtant, les tribunaux s’apprêtent à entendre des affaires où l’opinion des psychiatres qui défileront à la barre sera cruciale ! La santé mentale de l’accusé constituera sans doute un enjeu majeur du procès de Richard Henry Bain, accusé du meurtre d’un homme au Métropolis le soir de l’accession au pouvoir de Pauline Marois, le 4 septembre dernier. De celui que subira vraisemblablement Sonia Blanchette, cette mère de Drummondville qui aurait noyé ses trois enfants à l’automne 2012. De celui de Luka Rocco Magnotta, présumé meurtrier de l’étudiant universitaire Jun Lin, tué et démembré. Sans oublier celui d’Adèle Sorella, qui se déroule ces jours-ci à Laval ; la femme a été accusée du meurtre de ses deux fillettes, en 2009. Ces inquiétudes au sujet de l’impartialité des experts touchent non seulement les affaires criminelles, mais également les litiges civils et commerciaux. Le ministère de la Justice du Québec l’a reconnu de façon non équivoque dans son rapport d’évaluation de la loi portant sur la réforme du Code de procédure civile, déposé en 2006 : « Les experts, même ceux qui sont compétents et dont la crédibilité est établie, ne sont souvent pas suffisamment neutres ; ils produisent des rapports qui visent d’abord et avant tout à appuyer les intérêts de la partie qui a retenu leurs services, plutôt que d’aider le tribunal à rendre une décision juste et éclairée. » — CHAPITRE 2 — 2 000 $ pour témoigner Le Dr François Sestier agit à titre d’expert médico-légal depuis trois décennies ; ce cardiologue de 69 ans se prononce, par exemple, sur la cause du décès ou sur l’invalidité de personnes assurées, dans des litiges civils ou administratifs. Dans la bibliothèque qui couvre un mur de son petit bureau de l’Université de Montréal, où il enseigne, les livres de référence s’alignent, bien rangés. Il n’hésite pas à y fouiller avant de donner un avis médical. À l’entendre, tous ses confrères ne prennent pas la même précaution. « Des experts réinventent la médecine pour faire plaisir au client pour lequel ils témoignent », affirme-t-il, l’œil vif, grand et droit comme un chêne. Il ne compte plus les audiences auxquelles il a assisté où il a entendu des médecins omettre des faits ou dénaturer les connaissances scientifiques à l’avantage de leur client. Dans une affaire contre la Société de l’assurance automobile du Québec, un neurologue a déjà défendu l’hypothèse selon laquelle le saignement cérébral de son client avait été déclenché par un accident de la route... si mineur que son bébé, présent dans la voiture, ne s’était même pas réveillé. « Après l’audience, je lui ai demandé s’il oserait répéter ça à ses 34 { juillet 2013 l’actualité « Un avocat m’a déjà demandé de retrancher de mon rapport d’expertise un paragraphe qui risquait de nuire à la cause », raconte le Dr François Sestier. étudiants en neurologie. Il m’a répondu : “Bien non, voyons, j’ai dit ça pour aider le monsieur.” Cet expert a menti sous serment... Dans un procès criminel, ce genre d’attitude est encore plus dramatique. Ce n’est pas seulement de l’argent qui est en jeu, c’est la vie de quelqu’un, qui sera libéré ou incarcéré à vie. » Le Dr Sestier, médecin-conseil pour plusieurs compagnies d’assurances, a fondé le microprogramme de médecine d’assurance et d’expertise à l’Université de Montréal, afin, justement, d’enseigner le b.a.-ba de la fonction d’expert à ces médecins qui ne semblent pas avoir compris que leur devoir consiste à clarifier un problème médical à l’intention du tribunal. Coiffer le chapeau d’expert modifie en effet grandement le rôle du médecin. Plutôt que d’éviter de nuire à son patient, tel qu’il le fait d’habitude conformément au serment d’Hippocrate, le médecin expert doit se prononcer de façon objective sur le problème de santé d’une personne, sans ménager les susceptibilités. Dans son rapport, il doit inscrire ce qu’il pense être la vérité. « Certains experts croient qu’ils ont un devoir envers la partie qui les a engagés. C’est scandaleux ! » s’exclame le Dr Sestier. Les taux horaires en vigueur dans la profession y sont peut-être pour quelque chose. La Fédération des médecins omnipraticiens du Québec suggère à ses membres de facturer 390 dollars l’heure pour l’évaluation de la personne et la rédaction du rapport d’expertise. Pour un témoignage en cour, les experts demandent habituellement une somme forfaitaire variant de 1 000 à 2 000 dollars par jour, à leur discrétion. La Société des experts en évaluation médicolégale du Québec suggère pour sa part un prix plafond : 450 dollars l’heure pour l’évaluation et la préparation du rapport et 4 000 dollars par jour à la Cour.... Pour un gros procès criminel, qui exige plusieurs jours de témoignages et de contre-interrogatoires, la facture peut facilement atteindre plus de 10 000 dollars. À ce prix-là, certains clients s’attendent à pouvoir dicter ce qui se trouve dans le rapport. « Un avocat m’a déjà demandé de retrancher de mon rapport d’expertise un paragraphe qui risquait de nuire à la cause », raconte le Dr Sestier. Un autre avocat lui a laissé entendre qu’il ne l’embaucherait plus, puisque ses expertises ne « l’aidaient » pas. Chaque fois, il a refusé de céder aux pressions. Mais combien d’autres acceptent ? Plusieurs des médecins experts que j’ai rencontrés ont en tête au moins un ou deux collègues qui prennent des LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE raccourcis. Ce serait, selon eux, cette minorité qui entacherait la crédibilité de l’ensemble de la profession. Impossible, évidemment, d’obtenir des noms. — CHAPITRE 3 — Guy Turcotte est libre Isabelle Gaston se trouvait dans la salle d’audience de l’Institut Philippe-Pinel, le 12 décembre dernier. Assise bien droite, au milieu de la quatrième rangée, elle est demeurée impassible lorsque la commissaire présidant cette audience de la Commission d’examen des troubles mentaux a pris la parole pour annoncer la décision : Guy Turcotte était désormais un homme libre, après trois ans et neuf mois de détention. La commissaire a égrené la liste des « modalités » que Turcotte devait respecter : habiter un endroit désigné par l’Institut Pinel, suivre son plan de traitement, revenir devant la Commission en décembre 2013 et éviter tout contact avec Isabelle Gaston. Digne, cette dernière s’est levée et a pris son manteau, pendant que sa mère, assise à ses côtés, lançait un regard de dépit aux commissaires. « C’est correct, maman », a-t-elle dit calmement en se dirigeant vers la sortie. Son combat allait désormais se livrer sur un autre terrain. Quelques minutes plus tard, elle marchait seule vers la dizaine de reporters et de caméramans qui l’attendaient à la sortie du stationnement de l’hôpital psychiatrique à haute sécurité. Le bruit des camions filant sur le boulevard HenriBourrassa et le froid qui figeait l’encre dans les stylos des journalistes n’allaient pas l’empêcher de livrer son message. Sans amertume apparente, elle a salué le travail des commissaires : « Je ne pense pas qu’ils auraient pu être plus sévères, à la lumière de ce que dit la jurisprudence. » Puis elle a annoncé ses couleurs : « Je m’investis encore à espérer que le système de justice change. Je peux vous dire que si le ministre de la Justice, le Barreau du Québec et le Collège des médecins ne changent pas leur façon de faire, il va continuer à y avoir des injustices comme celle-là. » Elle a livré son message en français, puis en anglais, puis une troisième fois encore, pour des journalistes retardataires. Elle est restée jusqu’à ce que le dernier des reporters soit parti, répondant à des questions supplémentaires, épelant le nom d’une affaire de jurisprudence importante, donnant son numéro de téléphone pour des entrevues futures. Elle sait qu’une bataille comme celle qu’elle mène se gagne aussi dans l’opinion publique. ✱✱✱ Les experts ne sont pas les seuls à blâmer pour ces dérives présumées. Comme une chaussée glissante, le système de justice canadien est propice aux dérapages — ou à ce qui semble en être aux yeux du grand public. Au Canada, le droit fonctionne en effet selon un système dit contradictoire : devant un juge qui demeure au-dessus de la mêlée, les adversaires s’affrontent, chacun apportant des arguments idéalement soutenus par un expert très crédible. Rien de plus normal, dès lors, que chaque partie cherche à dénicher « le » spécialiste qui soutiendra totalement sa thèse (et parviendra à convaincre le juge ou le jury), quitte à en appeler plus d’un pour le trouver. Ce « magasinage » d’experts creuse le fossé entre les opinions présentées par les experts de chacune des parties, qui seront beaucoup plus polarisées. Un avocat de la défense n’hésitera pas à mettre de côté un rapport d’expertise qui ne sert pas entièrement ses intérêts, même s’il l’a payé au prix fort. Beaucoup de rapports finissent ainsi à la déchiqueteuse. Et les experts qui les ont écrits ne viennent jamais témoigner en cour. L’avocate-criminaliste Véronique Robert reconnaît que les avocats prennent les moyens de prouver la thèse qu’ils défendent. C’est la nature même de leur travail. Si elle croit que son client n’était pas tout à fait sain d’esprit au moment où il a commis les actes dont il est accusé, Me Robert demande à un psychiatre de l’évaluer, parfois même à un deuxième, plus exceptionnellement à un troisième. « S’ils me disent tous qu’ils ne peuvent venir soutenir ça à la Cour, je me fais une tête et je plaide coupable. Il est faux de prétendre qu’on magasine auprès de 6, 8 ou 10 experts, jusqu’à ce qu’on trouve celui qui fait notre affaire et qu’on le paie une fortune pour dire ce qu’on veut ! » s’insurge-t-elle. Pourtant, plusieurs psychiatres légistes se retrouvent cantonnés, procès après procès, du côté de la défense, alors que d’autres sont toujours invités à témoigner pour la Couronne. Comment expliquer ces accointances ? L’avocate de 42 ans réfléchit quelques secondes. « C’est comme dans tout, je crois. Les gens ont un penchant pour une partie ou pour l’autre, sont plus punitifs ou plus ouverts... » Certains ont de l’empathie pour les personnes souffrant de maladies mentales, d’autres prônent leur responsabilisation à l’égard de leur santé mentale. Dans les litiges administratifs où les psychiatres débattent de cas d’épuisement professionnel, ce n’est même plus un secret : l’opinion de certains experts est manifestement teintée d’une idéologie en faveur du syndicat ou de l’employeur. « Je suis convaincue que la psychiatre qui a témoigné pour Guy Turcotte croit dur comme fer à sa thèse. Elle n’a pas fait ça parce qu’elle était payée », dit Me Robert. ✱✱✱ La Dre Dominique Bourget termine sa journée de consulta tions au Centre de santé mentale Royal Ottawa, hôpital psy chiatrique logeant dans un immeuble moderne et lumineux de la capitale fédérale. Comme elle le fait tous les jours, la psychiatre de 54 ans a traité une variété de patients, des schizophrènes et des personnes atteintes d’autres problèmes mentaux, dont certains aux idées particulièrement délirantes. « Je les rencontre dans l’aile à sécurité maximale de l’hôpital ou en clinique externe », m’explique-t-elle, affable, ses boucles châtaînes tombant sur ses épaules couvertes l’actualité juillet 2013 } 35 LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE d’un élégant tricot gris et noir, après m’avoir accueillie dans son petit bureau égayé de quelques orchidées. Cette experte a témoigné pour la défense au procès de Guy Turcotte. Médecin au sein du programme de psychiatrie judiciaire de l’hôpital, elle est également professeure au Département de psychiatrie de l’Université d’Ottawa et fait de l’expertise médico-légale depuis 25 ans. Après une demi-heure d’entrevue sur les outils dont disposent les psychiatres légistes pour évaluer un accusé, je lui pose la question qui me brûle les lèvres : — Au procès de Guy Turcotte, votre rapport d’expertise aurait-il été semblable si vous aviez témoigné pour la Couronne ? — Oui, répond-elle sans hésiter. Mais je ne pensais jamais que ça provoquerait une telle réaction du public... — Et si c’était à refaire, est-ce que vous refuseriez de témoigner dans ce procès ? Elle marque une pause, prend une gorgée d’eau. — Non, finit-elle par dire. Moi, j’étais là pour faire mon travail. Notre travail d’expert, c’est d’informer le tribunal de ce que l’on sait. Et si je ne l’avais pas fait, j’espère que quelqu’un d’autre aurait été là pour le faire. La Dre Bourget affirme être appelée aussi souvent par la Couronne que par la défense pour procéder à des évaluations psychiatriques. « Si je pense que la personne savait que le geste qu’elle faisait était mal, je le dis dans le rapport, même si c’est la défense qui me demande de faire l’expertise. » Il y a alors fort à parier que l’avocat de la défense ne lui demandera pas de venir témoigner... Beaucoup d’affaires se règlent toutefois sans soulever les passions du public, tient-elle à souligner. Si une personne mentalement perturbée saccage le terrain de son voisin, par exemple, les chances sont fortes que le procureur de la Couronne soit d’accord avec le rapport d’expertise concluant à un trouble mental présenté par la défense. Mais quand le crime est plus sérieux, la Couronne demande presque toujours une contre-expertise. « C’est comme si on se disait : dans un cas de délit mineur, tant mieux si la personne est envoyée à l’hôpital et que le psychiatre s’occupe d’elle, dit la Dre Bourget, mais pas dans un cas de crime grave. À mon avis, ça ne devrait pas être défini par la gravité du crime. Dans les deux cas, c’est le même cerveau inopérant qui agit. La Cour devrait être à la recherche de la vérité lors d’un procès. Mais je ne suis pas certaine que ce soit toujours ce qui se passe... » ✱✱✱ Le psychiatre Louis Morissette est un habitué des procès civils et criminels. Il était l’expert de la défense en 2009 au procès de Francis Proulx, le jeune homme de Rivière-Ouelle reconnu coupable du meurtre de Nancy Michaud, ancienne attachée politique du ministre Claude Béchard, aujourd’hui décédé. Il a témoigné en faveur de Guy Turcotte devant la Commission d’examen des troubles mentaux. 36 { juillet 2013 l’actualité Pratiquant en clinique privée, il est de plus responsable de l’unité des adolescents de l’Institut Pinel, où il traite, entre autres, des jeunes qui ont tué un membre de leur famille. Avec lui, pas de faux-fuyants : « Bien sûr que nous avons des biais comme experts. Certains en ont plus que d’autres... Les psychiatres qui ne vivent que de l’expertise risquent davantage de vouloir plaire à leurs clients pour s’assurer d’avoir des contrats. Moi, je gagne déjà bien ma vie comme clinicien ; si mon opinion ne satisfait pas le client et qu’il ne me rappelle pas, ça m’importe peu. » Morissette reconnaît sans peine que la personnalité d’un expert teinte sans doute son opinion. « Je ne suis jamais d’accord avec les gestes qu’a faits la personne que j’évalue, mais je pense qu’elle a le droit d’être défendue le mieux possible contre la machine judiciaire. La Couronne dispose de moyens énormes. À l’occasion, ça arrive, une enquête bâclée, un prof faussement accusé d’attouchements sexuels... Tant que tu n’es pas dedans, tu ne peux pas comprendre à quel point c’est difficile de se battre contre cette machine », explique-t-il posément, ses lunettes de lecture rouge vif pendues à son cou. Lui-même a dû se défendre d’une accusation de parjure. Pendant le procès de Francis Proulx, en 2009, il a affirmé avoir écouté tous les enregistrements du témoignage de l’accusé, alors que la Cour ne lui avait pas encore fourni l’un des CD : celui du contre-interrogatoire. Il a finalement été acquitté en 2011, le juge estimant qu’il n’avait pas eu « l’intention spécifique » de tromper la Cour. « J’avais discuté de ce disque avec l’avocat pendant plus d’une heure. Je connaissais son contenu et je pensais donc l’avoir écouté, explique-t-il. Cette semaine-là, j’avais trop de choses en tête : un autre gros dossier criminel, l’achat d’un condo, il fallait aussi que je place mon père, ma mère était morte quelques mois avant, et ma sœur s’était suicidée pendant la même période. Ça n’excuse rien, je suis responsable de ce qui est arrivé. Mais ce n’est pas arrivé par hasard. » Au cours du procès de Francis Proulx, le Dr Morissette a croisé le fer avec le Dr Sylvain Faucher. Rattaché à l’Insti tut universitaire en santé mentale de Québec, ce psychiatre témoigne pour sa part presque toujours pour la Couronne. C’est ce qu’il a fait dans les procès de Guy Turcotte et de Cathie Gauthier, cette femme de Saguenay reconnue coupable, en octobre 2009, du meurtre de ses trois enfants, commis dans le cadre d’un pacte de suicide conclu avec son mari. Le Dr Faucher s’est déjà fait taper sur les doigts par des juges parce qu’il avait outrepassé son rôle en sortant du champ de la psychiatrie pour entrer dans celui du droit, notamment lorsqu’il a mis en doute le témoignage de l’accusé, dans un procès pour meurtre, en 2009. Pour cette raison, la Cour d’appel a cassé le verdict de culpabilité qui avait été rendu. Lors du procès de Guy Turcotte, le Dr Faucher s’est cette fois prononcé sur la responsabilité criminelle de l’accusé. Conséquence : le juge a demandé au jury de ne pas tenir compte LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE de cette portion du témoignage de l’expert (il n’a cependant pas fait la même mise en garde à l’égard des témoignages des experts de la défense, ce qui fait partie des motifs pour lesquels la Couronne fait appel dans cette affaire). Pour prévenir ce genre de problème, les experts doivent éviter de marcher sur les platebandes du juge et du jury en émettant leur opinion sur la culpabilité ou la responsabilité de l’accusé, et se prononcer uniquement sur des questions médicales. À 57 ans, le Dr Morissette a participé à suffisamment de procès pour savoir que le témoignage des experts ne constitue qu’un élément parmi bien d’autres qui influencent l’issue d’une affaire. « Dans le cas de Guy Turcotte, il y a une tonne de choses qui ont joué : l’aptitude des avocats de la défense à présenter leur client comme un bon père de famille — ce qu’il était, personne n’a pu dire le contraire —, l’inhabileté des procureurs de la Couronne à faire valoir leur point de vue, etc. Il y a beaucoup d’autres facteurs que la science qui sont entrés dans la décision. » — CHAPITRE 4 — La leçon de rigueur d’Isabelle Gaston Les jugements qui ont constitué la lecture de chevet d’Isabelle Gaston durant les derniers mois ont fait émerger autant de questions que de réponses. Mais elle est aussi tenace qu’Erin Brockovich, cette Américaine qui a découvert, dans les années 1990, une scandaleuse affaire de pollution de l’eau potable en Californie, par un méticuleux travail de recoupements de dossiers médicaux et immobiliers. Comme l’activiste incarnée par Julia Roberts au grand écran, Isabelle Gaston se dit prête pour une longue bataille. « Je regarde ces témoignages avec mes yeux de médecin. Souvent, les experts lancent des opinions sans les appuyer sur des faits. Dans nos réunions à l’hôpital, une telle attitude serait contestée. » Un médecin se doit d’évaluer toutes les possibilités avant de donner un avis médical, rappelle-t-elle. « Comme urgentologue, si mon patient a une plaque rouge sur le bras, je dois suivre une démarche rigoureuse avant d’affirmer que c’est de l’eczéma. Je dois aussi considérer que ce pourrait être une réaction allergique ou une infection bactérienne avant d’écarter ces diagnostics. Un autre médecin n’arrivera peut-être pas à la même opinion que moi, mais nous devons tous les deux pouvoir justifier notre diagnostic avec des données scientifiques et des arguments solides. » L’expertise médicale, qu’elle soit faite pour une réclamation d’assurance ou dans le contexte d’un procès, n’échappe pas à cette règle, puisqu’il s’agit d’un acte médical au sens de la loi. Des juges doivent cependant parfois rafraîchir la mémoire des experts quant à cet aspect. « Le Tribunal considère que le rapport [...] ne respecte pas les règles de l’art en matière d’expertise médico-légale », écrit par L’ensemble de ses observations se trouve dans un mémoire qu’elle a déposé au Collège des médecins à la fin de janvier 2013. Bien qu’elle m’ait permis de le lire, elle refuse de le rendre public pour l’instant. exemple la juge Suzanne Ouellet, de la Cour supérieure, dans un jugement à l’égard d’une physiatre, en 2009. Dans un bulletin interne de la Société des médecins experts du Québec publié en 2006, on s’inquiète aussi des experts qui appuient leur opinion sur leur autorité morale plutôt que sur une démonstration fiable : « Malheureusement, beaucoup de demandeurs d’expertises, de tribunaux administratifs et légaux s’en contentent. De non moins nombreux experts s’y adonnent. » Ces documents font partie de la collection de « pièces à conviction » amassées par Isabelle Gaston. « C’est comme si ces experts disaient : “Il y a des Martiens sur Mars, prouvez-moi qu’il n’y en a pas.” Mais ce devrait être à eux de prouver qu’il y en a ! » dit-elle en gesticulant sur sa chaise en cuir noir, ses reliures à anneaux ouvertes au milieu de la table de la salle à manger. « Les experts jouent sur le côté ésotérique de la psychiatrie, alors qu’il y a beaucoup de choses établies dans cette science. Quand on a juré de dire toute la vérité, mettre de côté des éléments pertinents qui ne servent pas notre thèse, c’est un mensonge par omission, selon moi. » Dans sa quête pour comprendre le verdict, elle a d’abord relu les explications des experts ayant témoigné au procès de Guy Turcotte. Elle a refait les calculs qui ont permis d’établir le taux probable de méthanol qu’il avait dans le sang la nuit fatidique. Elle a effectué des recherches sur la crise suicidaire. Elle a lu sur les filicides, ces meurtres d’enfants commis par leur père ou leur mère. Elle a contacté des sommités québécoises et canadiennes dans chacun de ces domaines d’expertise pour obtenir des explications. Elle a aussi trouvé une documentation abondante sur l’art de l’expertise médico-légale, comme le Guide de l’expert, de la Société de l’assurance automobile du Québec, et La médecine d’expertise, guide d’exercice produit par le Collège des médecins en 2006. Dans tous ces documents, les règles sont écrites noir sur blanc : l’expert doit être impartial... L’opinion émise doit être factuelle, objective et fondée sur des principes scientifiques... L’expert doit limiter ses opinions à son champ de compétence... L’expert se doit d’être à la recherche de la vérité et, comme celle-ci est unique, elle ne saurait varier en fonction du client qui a commandé l’expertise... Une vingtaine de cartouches d’encre et 20 000 feuilles de papier plus tard, Isabelle Gaston fait le bilan. « J’ai l’actualité juillet 2013 } 37 LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE plus travaillé durant la dernière année que durant les années où je faisais ma médecine », lance-t-elle avec un rire où pointe la fatigue. Un sentiment de devoir s’ajoute à sa recherche de la vérité : celui de défendre les valeurs d’éthique et de probité de sa profession de médecin. C’est sans doute son travail d’urgentologue qui a forgé son attitude actuelle, singu lier mélange de combativité et de résilience. À l’hôpital, elle a appris à mettre ses émotions de côté pour analyser froidement une situation, peu importe la nature du drame qui s’est joué avant que les gens arrivent aux urgences. Elle applique la même approche à sa présente bataille. Même si, cette fois, c’est de son propre drame qu’il s’agit. L’ensemble de ses observations se trouve dans un mémoire qu’elle a déposé au Collège des médecins à la fin de janvier 2013, dans lequel elle demande à cette instance, entre autres choses, de rappeler aux experts leur devoir d’impartialité. Bien qu’elle m’ait permis de le lire, elle refuse de rendre ce mémoire public pour l’instant. — CHAPITRE 5 — Un rapport complexe avec les médias Isabelle Gaston entretient un rapport ambigu avec les médias. De nombreuses victimes de drames vivent leur deuil en privé. Elle vit le sien devant les caméras. Dès le jour du drame, son histoire a fasciné le Québec. Durant le procès, sa vie intime a été étalée dans les journaux. Jour après jour, semaine après semaine, des témoins ont relaté ses déboires conjugaux, des courriels de son amant (l’entraîneur privé du couple Gaston-Turcotte) ont été déposés en preuve. Elle a ensuite fait le choix de monter dans le train de Josélito Michaud, animateur de l’émission On prend toujours un train pour la vie, de se rendre sur le plateau de Tout le monde en parle et d’accorder une entrevue à l’émission Anderson Cooper 360, diffusée sur la chaîne américaine CNN. Elle accepte de plus régulièrement les invitations des émissions d’affaires publiques, où elle commente les projets de loi visant à modifier le Code criminel, ou prend la parole en faveur des victimes lorsqu’un autre drame familial survient. Cette exposition la rend pourtant extrêmement anxieuse, m’a-t-elle confié lors d’un de nos rendez-vous. Pourquoi se montrer autant, alors ? — Pour se servir des médias ? lui ai-je suggéré. — Non ! m’a-t-elle répondu, offusquée. Mais pour que les choses changent, ça prend la force du nombre... Le pouvoir d’un média, c’est de toucher le plus de gens possible et de les rallier à une cause. Lucide, elle a rapidement compris la nature de la relation qui se développait entre elle et les médias. Son histoire fait 38 { juillet 2013 l’actualité grimper les cotes d’écoute. En échange, elle utilise les médias comme porte-voix. L’an dernier, l’émission Tout le monde en parle lui a fourni une tribune où elle a revendiqué des indemnités plus élevées pour les victimes d’actes criminels. En février 2013, le ministre de la Justice du Québec, Bertrand St-Arnaud, a déposé un projet de loi faisant passer de 2 000 à 12 000 dollars la somme versée aux parents d’un enfant mineur tué. Aux yeux d’Isabelle Gaston, ce n’était pas encore assez. En commission parlementaire, quelques semaines plus tard, elle a donc demandé que cette somme soit portée à 50 000 dollars et que les parents d’enfants tués soient considérés comme des victimes à part entière plutôt que comme des « proches de victimes », de façon à obtenir davantage de séances de psychothérapie payées, notamment. Pour convaincre son auditoire, elle avait apporté deux sachets de plastique contenant les cendres de ses enfants. Le lendemain, dans les journaux, c’est son visage qu’on voyait ; les autres témoignages n’avaient pas retenu l’attention des médias. L’affaire a alimenté la blogosphère et les chroniques des journaux pendant plus d’une semaine, certains saluant son courage, d’autres l’accusant d’avoir profané les restes de ses enfants. « Je n’ai pas de conseiller en communication, moi ; je parle avec mon cœur..., dit-elle. Je ne fais même pas ces demandes pour moi, j’en ai de l’argent. Je les fais pour tous ceux qui n’ont pas les mêmes moyens », ajoute celle qui a grandi dans une famille de six enfants et passé une partie de sa jeunesse dans le modeste quartier HochelagaMaisonneuve, à Montréal. Elle semble condamnée à subir les critiques. Quand elle devient trop émotive, on lui dit d’aller vivre son deuil chez elle ; quand elle souligne de façon rationnelle les travers du système, on lui reproche d’être froide et cartésienne. Elle incarne à elle seule l’immense malaise collectif qu’a provoqué l’affaire Turcotte. Elle continue malgré tout de s’exposer dans les médias, quitte à souffrir d’anxiété et à être reconnue partout où elle va. « C’est un lourd prix à payer. Je ne suis pas une figure publique parce que je viens de sortir un nouveau disque. Je le suis parce que j’ai vécu un drame », souligne-t-elle dès qu’elle en a l’occasion. Il y a un aspect de sa vie qu’elle protège jalousement : sa relation avec Martin Huot, 35 ans — celui qui a d’abord été son entraîneur privé, puis son amant, avant de devenir son conjoint. Leur liaison a commencé en octobre 2008, quelques mois avant qu’Isabelle Gaston et Guy Turcotte se séparent et que le drame survienne. Martin Huot n’est jamais présent lors des apparitions publiques d’Isabelle. J’ai d’abord cru qu’elle avait jugé qu’il valait mieux le mettre à l’abri des regards, son infidélité lui ayant été reprochée par une frange de la population sévissant dans les blogues et les tribunes téléphoniques. Mais LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE Quand Isabelle Gaston devient trop émotive, on lui dit d’aller vivre son deuil chez elle ; quand elle souligne de façon rationnelle les travers du système, on lui reproche d’être froide et cartésienne. c’est plutôt parce que c’est le seul minuscule pan de vie privée qu’il lui reste, m’a-t-elle expliqué. Elle m’a demandé de le laisser en dehors de cette histoire, ce à quoi j’ai acquiescé. Un jour de mars 2013, alors que j’étais chez elle en train de discuter, Martin Huot est arrivé à la maison. Il m’a gratifiée d’un sourire et d’une poignée de main, puis il est allé dehors lancer la balle au chien. Comme convenu, je ne lui ai pas demandé d’entrevue. Cette journée-là, j’ai eu tour à tour devant moi deux facettes de l’identité d’Isabelle Gaston. Celle de la femme forte et déterminée, qui défend ses idées avec un mélange de passion et de pragmatisme. Et celle de la mère dont l’existence s’est effondrée le 21 février 2009. Les jours noirs où Isabelle se sent vaciller dans la tempête, elle se terre chez elle et ne donne pas d’entrevues. Elle voudrait alors pouvoir arrêter le cycle infernal de ses pensées. Et mettre fin à l’horrible film dans lequel elle tient un rôle qu’elle n’a pas choisi d’endosser. — CHAPITRE 6 — L’horreur sur papier Les rapports d’autopsie d’Olivier et d’Anne-Sophie contiennent chacun un dessin sobre : le schéma d’un corps sur lequel le pathologiste a tracé une plaie ouverte à chacun des endroits où le couteau s’est enfoncé. Chaque plaie est numérotée. On en compte 20 sur le thorax, l’abdomen et le dos d’Olivier. Sept marques supplémentaires se trouvent sur ses mains et ses poignets. Des « plaies de défense », comme on les appelle dans le jargon : Olivier a tenté de se protéger des coups de couteau en plaçant ses bras devant lui. Le corps de sa petite sœur porte 19 plaies, sur l’abdomen et le dos. Le pathologiste a trouvé des cheveux arrachés dans ses mains. « Les enfants plus jeunes ont le réflexe de s’agripper les cheveux plutôt que de se protéger. C’est ce qu’a fait Anne-Sophie », explique Isabelle Gaston. Si elle n’était pas médecin, elle pourrait peut-être se bercer d’illusions. Mais elle sait que ses enfants ont souffert. Aucun des coups encaissés par Olivier n’a été fatal ; l’agonie a donc été longue. Anne-Sophie a reçu un coup plus mortel que les autres ; mais impossible d’être sûr qu’elle s’est éteinte avant d’avoir senti 19 fois la lame. « Quand je regarde ça, je ne suis pas triste. Je suis en colère », dit Isabelle Gaston d’un ton dur, le dossier du pathologiste entre les mains, affichant l’air d’une lionne prête à bondir pour défendre ses petits. Et Guy Turcotte ? Dans quel état d’esprit était-il au moment où il a fait ça ? Il est, encore à ce jour, le seul à le savoir. ✱✱✱ La psychiatrie est un terreau fertile à l’interprétation. « On ne peut pas se fier à des prises de sang ou à des radiographies pour établir un diagnostic de troubles mentaux », reconnaît d’emblée le Dr Pierre Gagné. Ce psychiatre de 70 ans, directeur de la Clinique médico-légale de l’Université de Sherbrooke, est très respecté dans le milieu judiciaire. La majorité des demandes d’expertise en psychiatrie légale de la région de Sherbrooke échouent sur son bureau ou sur celui d’un de ses collègues de la Clinique, située dans un immeuble en briques rouges du quartier historique de la ville, à quelques pas d’un pont enjambant la rivière Magog. C’est lui qui a évalué Pascal Morin, le schizophrène qui a tué sa mère et ses deux nièces à Saint-Romain, en février 2012. Dans ce cas, le diagnostic n’a pas été très difficile à poser. Lorsqu’il a rencontré l’homme de 35 ans, dans les heures qui ont suivi le drame, son esprit était encore hanté par le délire mystique l’ayant poussé à tuer ses proches. « Il était très, très, très psychotique. Je pense que vous auriez demandé à 50 psychiatres de l’évaluer et ils seraient tous arrivés au même diagnostic », dit-il. La Couronne n’a même pas demandé de contre-expertise. Lors du procès, en septembre 2012, le juge Yves Tardif a déclaré Pascal Morin non criminellement responsable de ses actes. Non sans blâmer au passage la désinstitutionnalisation, amorcée dans les années 1960 au Québec, qui privilégie le traitement des malades à l’extérieur des hôpitaux psychiatriques. En théorie, cette approche aurait dû faciliter leur réinsertion sociale. Mais les ressources n’ont pas suivi. « La désinstitutionnalisation a apporté son lot de problèmes qui fait que des innocents écopent », s’est permis d’écrire le juge dans un jugement lapidaire, soulignant le risque élevé de dérapages de certains psychiatrisés, parachutés dans la société sans encadrement suffisant. La Commission d’examen des troubles mentaux, chargée de décider du sort de Morin après le procès, a refusé de lui accorder sa liberté, le jugeant instable et potentiellement dangereux. Peu avant le drame, il avait en effet cessé de prendre ses médicaments et augmenté sa consommation de drogues. Il demeure sous surveillance au centre hospitalier universitaire de Sherbrooke. Son dossier sera réévalué en novembre 2013. Mais l’évaluation psychiatrique d’un accusé est loin d’être aussi simple quand elle a lieu des semaines ou parfois même des mois après le drame. Le psychiatre légiste a alors la lourde tâche de découvrir ce qui se passait dans la tête de quelqu’un d’autre, lors d’un événement auquel il n’a pas assisté. l’actualité juillet 2013 } 39 LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE Les outils dont le psychiatre dispose ressemblent alors davantage à ceux d’un juriste qu’à ceux d’un médecin. Il rencontre le prévenu pour l’observer et entendre son récit, mais il consulte aussi les calepins de notes des policiers, l’enregistrement de l’interrogatoire, les déclarations des témoins de l’événement et les dossiers médicaux du psychiatre ou du médecin traitant. Ceux-ci en révèlent parfois plus que les souvenirs du prévenu lui-même. Le médecin se sert aussi bien sûr du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (le DSM) pour établir le diagnostic. Mais pour la Cour, ce n’est pas le diagnostic qui importe le plus. Qu’il s’agisse d’un trouble bipolaire, de schizophrénie paranoïde ou d’un trouble d’adaptation avec humeur anxiodépressive, comme celui décelé chez Guy Turcotte, le diagnostic en soi fait rarement l’objet d’un litige entre les experts. « Ce qui intéresse le juge et le jury, c’est l’effet de ces troubles mentaux sur le jugement de la personne », précise Le droit est noir ou blanc. La psychiatrie, elle, se déploie dans d’infinis tons de gris. le Dr Gagné, en tâtonnant sa barbe blanche, calé dans un des deux canapés de cuir bourgogne de son bureau, semblable en tout point à l’idée qu’on se fait d’un cabinet de psychiatre — meubles en bois massif, bibliothèque, plantes vertes —, où seuls détonnent, accrochés sur les murs, quelques laminages d’albums de Lucky Luke. Le Code criminel reste volontairement muet sur les diagnostics pouvant être utilisés pour une défense de troubles mentaux. « Sinon, les schizophrènes seraient toujours non criminellement responsables de leurs gestes et les gens présentant un trouble de l’humeur seraient toujours reconnus responsables, alors qu’une dépression majeure peut sérieusement altérer le jugement », illustre le médecin. Ainsi, malgré sa schizophrénie paranoïde chronique, Martin Gauthier-Béland a été condamné en mars dernier à 10 ans d’emprisonnement à l’Institut Philippe-Pinel, après avoir tué son cochambreur dans une macabre mise en scène inspirée du film Halloween. La poursuite a réussi à prouver la préméditation du geste et l’accusé a plaidé coupable à une accusation réduite d’homicide involontaire. Le Dr Gagné m’explique avec patience les subtilités du fameux article 16 du Code criminel, celui qui ouvre la porte à un verdict de non-responsabilité criminelle. Dans un procès devant jury, c’est d’abord le juge qui décide si la maladie mentale de la personne peut être considérée comme un trouble mental au sens de la loi. Dans un tel cas, le jury peut ensuite choisir de rendre un verdict de non40 { juillet 2013 l’actualité responsabilité criminelle, s’il croit que le geste était le résultat d’un esprit perturbé. Bon nombre de gens pensent, à tort, que l’accusé doit être dans un état dissociatif, complètement déconnecté de la réalité ou en plein délire pour utiliser une telle défense. Comme j’ai pu l’apprendre, le libellé de l’article 16 est beaucoup plus nuancé : la personne était-elle « incapable de juger de la nature et de la qualité de l’acte ou de l’omission, ou de savoir que l’acte ou l’omission était mauvais » ? C’est la réponse que les jurés doivent trouver en écoutant le témoignage des experts. « Ce sont des abstractions, qui ont peu en commun avec la médecine... », admet le Dr Gagné. Un psychiatre qui traite un patient se demande quels soins lui prodiguer, pas si ce dernier faisait la distinction entre le bien et le mal la semaine précédente ! « On est à l’interface entre deux mondes, le droit et la psychiatrie, qui doivent s’ajuster l’un à l’autre à l’occasion d’un procès, poursuit le médecin. Le système judiciaire tranche entre la culpabilité et la non-culpabilité, alors qu’en psychiatrie on tient plutôt compte du degré de sévérité des maladies. » Le droit est noir ou blanc. La psychiatrie, elle, se déploie dans d’infinis tons de gris. Malgré tout, la très vaste majorité des expertises réalisées par des psychiatres ne sont pas contestées par la partie adverse, fait valoir le médecin. Les drames qui donnent lieu à un procès médiatisé sont précisément ceux comportant des zones grises. Une matière parfaite pour les opinions aux antipodes, les joutes oratoires et les premières pages des journaux. Ce genre d’affaires laisse souvent le public sans repères. Le Dr Pierre Gagné suit toujours avec intérêt la réaction du grand public à la suite d’un crime grave : « Instantanément, les gens vont dire : “Ça prend vraiment un malade pour faire ça.” Et après le verdict, les mêmes personnes vont dire : “Ç’a-tu du bon sens, ils ont réussi à le faire passer pour un malade !” » — CHAPITRE 7 — L’expert qui dérape : l’exemple ontarien Situé à l’extrémité est de l’île de Montréal, dans une zone quasi industrielle, l’Institut Philippe-Pinel accueille régulièrement la Commission d’examen des troubles mentaux. Lorsqu’elle doit décider du sort d’une personne jugée non criminellement responsable, cette commission itinérante siège dans l’une des salles de réunion du bâtiment brun et rouille planté sur un grand terrain bordé d’arbres. La direction de l’Institut savait que cette salle ne pourrait contenir toute l’affluence attendue à l’audience de Guy Turcotte, le 12 décembre 2012. C’est donc le parloir qui a été transformé en salle d’audience. Les distributeurs automatiques, trop bruyants, ont été débranchés. Les fauteuils LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE ont disparu, remplacés par plusieurs rangées de chaises droites destinées au public et aux journalistes. Les trois commissaires, flanqués d’un côté par Guy Turcotte et ses avocats, et de l’autre par les représentants de Pinel et de la Couronne, ont siégé derrière de longues tables recouvertes de nappes blanches pour ajouter un peu de décorum. Il est 14 h 45. Tous les témoins ont été entendus et les trois commissaires viennent de quitter la salle pour délibérer. Guy Turcotte et ses avocats la quittent eux aussi. Le public, lui, sera séquestré pendant plus d’une heure et demie, jusqu’à l’annonce de la décision des commissaires. Pour être admis dans cette salle de l’établissement à haute sécurité, il nous a fallu passer à la fouille et au détecteur de métal à l’entrée et être escortés jusqu’au parloir par un gardien. Nous avons été avertis : nous pouvons sortir, mais il ne sera pas possible d’entrer de nouveau. Aussi bien prendre notre mal en patience. De nombreuses personnes se lèvent pour se dégourdir les jambes. Isabelle Gaston, elle, en profite pour faire part de sa plus récente trouvaille à quelques journalistes assis derrière elle : le rapport de la Commission d’enquête sur la médecine légale pédiatrique en Ontario, déposé en 2008. « Vous allez voir, ça se lit comme un roman policier ! » dit-elle. Cette commission, présidée par le juge Stephen Goudge, a démontré l’incompétence du Dr Charles Smith, pathologiste pédiatrique en chef de l’Hôpital pour enfants malades de Toronto, considéré jusqu’alors comme le plus grand expert ontarien dans les cas d’homicides d’enfants. L’enquête a surtout révélé les failles du système ayant permis à cet homme de sévir pendant aussi longtemps. La Couronne faisait appel à lui dans les cas de morts suspectes. Les conclusions de ce médecin légiste sur la cause du décès menaient souvent à la mise en accusation d’un proche de l’enfant. Son opinion était si respectée que, bien souvent, elle déterminait l’issue de l’affaire. Or, la Commission d’enquête a démontré que cet expert a fait condamner plusieurs innocents. Un homme injustement accusé d’avoir tué sa nièce a croupi en prison pendant 12 ans à cause du rapport d’autopsie bâclé du Dr Smith. Une mère, déjà anéantie par la mort de sa fillette de sept ans, a été accusée de meurtre, le Dr Smith ayant attribué à une arme blanche les lacérations présentes sur le corps. Ce n’est qu’après l’exhumation du corps de l’enfant pour une seconde autopsie que les accusations ont été retirées ; les blessures étaient l’œuvre d’un pitbull. Cet expert n’avait pas de formation en pathologie judiciaire. Il avait construit sa crédibilité grâce à sa prestance et avait réussi à grimper les échelons simplement parce qu’il était plus intéressé que ses collègues par ce domaine d’expertise. Le manque flagrant de mécanismes de contrôle et le laxisme de ses supérieurs hiérarchiques lui ont laissé le champ libre. Il était persuadé que son rôle consistait à défendre les intérêts de la Couronne, pour que la violence envers les enfants soit punie, quitte à présenter ses conclusions de façon dogmatique ! C’est le travail acharné des familles de personnes faussement accusées et les doutes émis par quelques juges au sujet de la compétence du Dr Smith qui ont fini par soulever assez de questions pour que le coroner en chef de l’Ontario déclenche une enquête, qui a mené à la création de la Commission. Dans son volumineux rapport, le juge Goudge insiste sur l’importance capitale de la fiabilité du système de médecine légale. D’abord pour les proches des victimes, qui risquent d’être injustement accusés, mais aussi pour la population, qui doit avoir une confiance inébranlable en ce système. « Pour la collectivité elle-même, écrit-il, la mort d’un enfant dans des circonstances suspectes est profondément troublante. Les enfants en sont l’actif le plus précieux et le plus impuissant. Le sentiment d’intense indignation et le besoin urgent de comprendre ce qui s’est produit sont insurmontables. » Ce n’est pas Isabelle Gaston qui va le contredire. — CHAPITRE 8 — Mais que fait le Collège des médecins ? Le Collège des médecins sait depuis au moins 10 ans que des inquiétudes entourent la médecine d’expertise au Québec. C’est la partialité, réelle ou apparente, des médecins experts témoignant à la Cour qui soulève des doutes. Dès 2002, le Dr Yves Lamontagne, alors président du Collège des médecins, a confié à un groupe de travail le mandat d’analyser la situation. Ce psychiatre a lui-même agi à titre d’expert dans des dizaines d’affaires criminelles au cours des années 1980. « J’ai fini par arrêter, parce que je trouvais qu’il y avait trop de biais », dit-il aujourd’hui. Il avait conscience que son aura médiatique, son curricu lum vitæ bien garni et son poste de professeur d’université créaient une impression favorable devant la Cour. Son bagout faisait le reste, surtout si l’expert de la partie adverse avait le malheur d’être terne. Il avait également l’impression de ne pas avoir les coudées franches. « Tu ne craches pas dans la main qui te nourrit, dit-il. Si tu es pour la défense, tu ne dis pas des choses qui soutiennent la thèse de la Couronne. » Chaque année, le Collège des médecins reçoit grosso modo une centaine de plaintes au sujet d’expertises médicales. En 2011-2012, par exemple, le Collège en a reçu 96 ; de ce nombre, seulement 16 ont été retenues. Les autres ? Cinquante-sept plaintes ont fait l’objet d’une enquête mais n’ont pas été retenues, tandis que 23 autres ont été jugées irrecevables par le syndic, qui n’a même pas enquêté. « Quand une plainte est soumise au Collège, c’est souvent parce que l’expertise n’est pas favorable au client. Ça ne veut pas nécessairement dire que l’expert a mal fait son travail », tient à noter le Dr Yves Robert, secrétaire du Collège des médecins. l’actualité juillet 2013 } 41 LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE Ce ne sont pas les tribunaux civils ou la Chambre criminelle qui entendent le plus de médecins experts, mais les tribunaux administratifs du Québec, fait remarquer le Dr Robert. C’est là que se tranchent notamment les litiges mettant en cause la Commission de la santé et de la sécurité du travail ou la Société de l’assurance automobile du Québec. À elle seule, cette dernière demande 12 000 expertises indépendantes chaque année. « La plupart des litiges concernent des problèmes qui perdurent et pour lesquels on ne dispose pas de tests objectifs, comme la santé mentale ou la douleur. Si vous avez une invalidité permanente à 35 ans avec indemnisation à vie, il est possible que l’organisme qui paie pose des questions et que vous ne soyez pas d’accord avec ses conclusions », fait valoir le Dr Robert. Même lorsqu’il juge qu’une plainte est fondée, le syndic du Collège des médecins ne demande que rarement au conseil de discipline de l’organisme de soumettre le médecin visé à un processus disciplinaire et à d’éventuelles sanctions. Le syndic préfère une approche moins coercitive ; il recommande au médecin de suivre une formation, d’agir sous la surveillance d’un tuteur ou de modifier son comportement — le tiers des plaintes concerne en effet l’attitude de l’expert, jugé arrogant par le patient, par exemple. Très peu de gens ont le courage — et les moyens financiers ! — de déposer eux-mêmes une plainte privée au Conseil de discipline sans le soutien du syndic. Seules six personnes l’ont fait depuis 2005. La plupart des plaintes ont été rejetées. À entendre le Dr Georges L’Espérance, neurochirurgien et président de la Société des experts en évaluation médicolégale du Québec, l’opinion d’un médecin ne peut tout simplement pas être contestée : « Le Collège des médecins n’a ni le devoir ni le pouvoir d’évaluer la qualité d’une expertise en ce qui a trait à ses conclusions, car il s’agit d’un acte qui relève du jugement et des connaissances de l’expert appelé à se prononcer. » J’ai évidemment soumis la question au Collège des médecins : l’organisme a-t-il, oui ou non, droit de regard sur la qualité des expertises ? « Oui et non, m’a répondu le Dr Yves Robert. Quand on regarde la qualité d’une expertise, qu’est-ce qu’on fait, pensez-vous ? On demande à un autre expert, qui peut avoir son opinion lui aussi. À défaut d’évaluer le contenu de l’expertise, on peut tout de même en évaluer la forme, le raisonnement logique et le fondement scientifique. » Le groupe de travail mandaté par le Dr Lamontagne avait d’ailleurs recommandé la mise sur pied d’un programme d’assurance qualité des expertises. Le Collège aurait pu évaluer la qualité d’un certain nombre d’expertises au hasard, comme le fait l’Agence canadienne d’inspection des aliments pour les produits qui se retrouvent dans nos assiettes. Le programme n’a jamais vu le jour. 42 { juillet 2013 l’actualité Un problème de ressources, fait valoir le Dr Robert. Le Collège des médecins reçoit chaque année plus de 2 000 signalements au sujet de négligences présumées ou d’inconduites sexuelles, qui donnent lieu à plus de 700 enquêtes du syndic. « Notre travail principal, c’est de nous assurer que tous les médecins en exercice font bien leur travail. On en a 20 000 à surveiller. » — CHAPITRE 9 — Être mère à nouveau ? Isabelle Gaston a refermé ses reliures blanches le temps du repas. Nous dégustons des plats qu’elle a achetés le matin même chez un petit traiteur. « Je suis prête à donner tout ce qui me reste, tout mon argent, ma carrière, ma vie, pour comprendre. J’ai déjà perdu mes enfants, je n’ai plus rien à perdre. Avez-vous des enfants ? » me demande-t-elle. J’en ai deux. Ils ont à peu près l’âge qu’auraient les siens aujourd’hui. Pour elle, le temps s’est arrêté lorsqu’Olivier avait cinq ans et Anne-Sophie trois ans. C’est l’âge qu’ils ont sur les dizaines de photos qui ornent le mur près de l’escalier, bien visibles dès qu’on met les pieds dans la maison. On aperçoit aussi leurs visages souriants sur une photo posée sur le bahut ainsi que sur la toile accrochée au-dessus du foyer. « Ma raison sait que je devrais les oublier, les laisser au passé. Mais mon cœur ne veut pas... » Sa voix se brise, elle retient ses larmes. Le drame est survenu à Piedmont, à une dizaine de kilomètres de là, dans une maison où Guy Turcotte avait emménagé au lendemain de leur séparation, le 25 janvier 2009. Olivier et Anne-Sophie ont été tués moins de quatre semaines plus tard. Isabelle a choisi de continuer à habiter dans la maison de Prévost où elle a vécu avec Guy Turcotte et leurs enfants. Une demeure de deux étages, bâtie sur les hauteurs de cette petite ville des Laurentides comme un nid posé sur la colline, dans un quartier tranquille fait de petites rues en lacets. Elle aurait pu décrocher les photos ou déménager. Elle ne l’a pas fait. « La fuite, c’est un mécanisme de défense. Mais la douleur nous rattrape tôt ou tard. Et je refuse de laisser un individu avoir le contrôle sur le reste de ma vie. » Depuis quatre ans, elle a souvent l’impression de vivre dans un univers parallèle. « Je ne pensais pas me sortir vivante de cette épreuve. Au début, c’est le devoir qui m’a tenue en vie. Je devais organiser les funérailles, je devais aller témoigner au procès. Les deux premières années, j’avais du mal à prendre une grande respiration... C’est fou, pendant 30 ans de ma vie, j’ai vécu sans enfants et j’ai été heureuse, mais à partir du moment où j’en ai eu et qu’on me les a enlevés, j’ai arrêté de vivre. Je suis prête à tout pour entendre à nouveau le mot “maman” dans ma maison. » LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE Son parcours est semé d’embûches. Après des démarches d’adoption qui n’ont pas abouti, elle s’est tournée vers la fécondation in vitro. Mais à 40 ans, ses chances de réussite sont de plus en plus minces. Combien de temps est-elle prête à essayer ? « Je suis persévérante. Ne plus être parent, c’est un deuil que je ne peux pas faire... Je ne cherche pas à retrouver mes enfants à travers un autre enfant. Être mère était devenu une partie de mon identité. C’est ça que j’essaie de rebâtir. » Elle n’a même pas encore touché à son plat, qui refroidit devant elle. Lorsqu’elle cesse enfin de refouler sa peine et laisse rouler les larmes sur ses joues, il y a déjà un moment que j’ai arrêté de manger, moi aussi. — CHAPITRE 10 — l’expert unique FAIT DU CHEMIN Le Dr Yves Lamontagne est catégorique : il est temps de mettre fin au régime actuel, en vertu duquel les tribu naux entendent deux versions d’une même histoire, l’une présentée par l’expert de la Couronne et l’autre par l’expert de la défense. « Il ne devrait y avoir qu’un seul expert, qui relève du juge », déclare-t-il. Le tribunal pourrait constituer une banque de spécialistes dans laquelle puiser au moment d’un procès, comme en France. L’expert serait payé par le tribunal, ou encore à parts égales par les deux parties. Le système de droit pénal français est cependant bien différent du nôtre. Il fonctionne selon une procédure inquisitoire : un juge d’instruction porte les accusations, il peut lui-même déposer des éléments de preuve, et c’est lui qui choisit l’expert qui l’éclairera. Notre procédure contradictoire, héritée de la common law britannique, suit une tout autre logique : elle mise sur la confrontation de deux versions opposées pour faire émerger la vérité, devant un juge agissant à titre d’arbitre impartial. Le psychiatre montréalais est tout de même persuadé qu’il est possible d’adapter ce concept d’expert unique à notre réalité juridique. « Pour conserver son impartialité, le juge ne choisirait pas l’expert ; il ferait appel à une société d’experts, qui affecterait un de ses membres au procès, suggère-t-il. La Société des experts en évaluation médicolégale du Québec pourrait s’en charger. » Au sein de la magistrature, l’idée fait son chemin. Le Dr Lamon tagne a présenté une conférence à ce sujet au dernier con grès des juges de la Cour supérieure du Québec, l’automne dernier, à Gatineau. Il a eu droit à une écoute attentive. Le juge André Wery, juge en chef adjoint de la Cour supérieure du Québec, recommande en effet depuis des années le recours à un expert unique dans les affaires civiles. C’est la solution qu’il a proposée en 2004 à titre de membre d’un comité précisément formé pour trouver des solutions aux multiples problèmes entourant les preuves d’experts. Ce comité de 12 personnes était constitué de membres de la magistrature, de représentants du Barreau du Québec et du ministère de la Justice. Du sérieux. « Tout le monde s’entendait sur les constats : les expertises augmentent les coûts de la justice et exigent des temps d’audition de plus en plus longs, à cause de leur multiplication et de leur complexité grandissante », m’explique le juge, assis derrière son bureau au 17e étage du palais de justice de Montréal, une spectaculaire vue sur le fleuve en arrière-plan. Avenant et élégant, un mouchoir glissé dans la poche du veston, ce juge fait preuve d’un étonnant francparler : « Au civil, vous pouvez gagner votre cause et tout de même en sortir perdant. C’est le cas si vous gagnez 40 000 dollars, mais que cela vous a coûté 50 000 dollars en frais d’experts et d’avocats. C’est aberrant. » Pire encore : à ses yeux, ces preuves d’experts n’atteignent même plus l’objectif visé, soit celui d’éclairer la justice. Dans un procès contre un assureur, par exemple, comment le juge peut-il être certain de prendre la bonne décision quand il a devant lui deux neurochirurgiens réputés, l’un disant que le demandeur est invalide à 25 % et l’autre qu’il n’a aucun problème ? Le juge Wery me regarde attentivement, comme si c’était moi, la neurochirurgienne : « Pendant que vous m’expliquez quelque chose que je ne comprends pas, je vais regarder comment vous vous exprimez, votre habillement, et je vais peut-être vous croire pour toutes sortes de mauvaises raisons. Les gens n’auraient peut-être pas cru Albert Einstein s’il s’était retrouvé dans le box des témoins. » l’actualité juillet 2013 } 43 LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE L’absurdité de la situation a sauté aux yeux du juge Wery quand, il y a quelques années, une entreprise d’entretien d’avions a intenté une poursuite en Cour supérieure contre un sous-traitant, en raison de fissures dans des soudures de train d’atterrissage. La preuve reposait notamment sur des analyses subatomiques de matériaux. « Nos juristes sont tous très compétents. Mais je me suis dit : ça n’a pas de sens que ce soit un juriste qui décide qui a raison. Est-ce que vous monteriez dans l’avion après ça ? On demande à un juge, qui n’a pas la compétence pour le faire, de trancher. Non seulement le système actuel coûte cher et prend du temps, mais en plus, il ne fait pas la job. » La solution proposée par la magistrature, soit le recours à un expert unique, n’a pas fait l’unanimité. Bon joueur, le juge Wery a proposé d’en faire d’abord un projet-pilote qui devait durer toute l’année 2009 et s’appliquer aux dossiers en matière civile, commerciale et familiale du district judiciaire de Laval. Les deux parties n’avaient même pas à subir un expert choisi par le juge. Elles s’entendaient plutôt sur le choix d’un expert commun. L’expérience a été un échec... faute de participants. « Il n’y a pas eu de dossiers ! Les avocats sont allés inscrire leurs causes dans les districts judiciaires voisins », dit le juge Wery. Cela ne fait pas de doute : c’était ni plus ni moins qu’un boycottage. Le directeur général du Barreau du Québec, Me Claude Provencher, n’était pas encore en poste à ce moment. Il se dit favorable à l’utilisation de l’expert unique, mais pas à n’importe quel prix. « Si on peut économiser sur les frais d’expertise en utilisant un expert unique, on améliore l’accès à la justice, ce à quoi le Barreau est favorable. Mais dans certains cas, il peut être utile d’obtenir une seconde expertise. Si vous avez un diagnostic de maladie grave, vous serez sûrement porté à vouloir obtenir un second avis. Le Barreau ne veut pas que l’expert unique soit la solution imposée dans tous les cas. La justice, c’est du sur-mesure, pas du prêt-à-porter. » Bémol : le Code de procédure civile du Québec permet déjà depuis 1965 à un juge de désigner lui-même un expert unique ! Mais aucun n’ose opter pour cette solution, perçue comme un véritable affront par les avocats. Pourtant, d’autres pays ont fait la preuve qu’un expert commun, choisi conjointement par les deux parties, s’avère tout à fait compatible avec un système contradictoire comme le nôtre. C’est le cas de l’Angleterre, qui a procédé à une réforme majeure de sa procédure civile en 1999, sous l’impul sion de lord Woolf. Deux ans plus tard, 42 % des dossiers se réglaient grâce au concours d’un expert commun. « Le règne des “mercenaires”, ces experts perçus comme à la solde de l’une ou l’autre des parties, est presque révolu... et ni les professionnels ni les juges n’en sont nostalgiques », écrivaient en 2005 deux universitaires dans un rapport faisant le bilan de cette réforme, The Management of Civil Cases : The Courts and Post-Woolf Landscape. 44 { juillet 2013 l’actualité Au Québec, le chantier de modernisation de la procédure civile entrepris il y a plus de 10 ans va dans ce sens. Depuis la réforme du Code de procédure civile, réalisée en 2002 sous le gouvernement péquiste, le juge peut ordonner aux experts de chacune des parties de se rencontrer pour concilier leurs opinions. L’avant-projet de loi visant à moderniser le Code de procédure civile, déposé en 2011 par le libéral Jean-Marc Fournier, alors ministre de la Justice, allait un cran plus loin en encourageant le recours à une expertise commune dans tous les litiges civils. Cette proposition a été incluse dans le projet de loi instituant le nouveau Code de procédure civile, déposé par Bertrand St-Arnaud le 30 avril 2013. Si le projet est adopté à l’Assemblée nationale, les avocats seront invités à changer leurs façons de faire. Leurs objections concernant l’expertise unique sont d’ordre pratique et économique : ils affirment qu’ils comptent sur le rapport de leur expert pour savoir s’ils ont les éléments nécessaires afin d’intenter une poursuite. Dans une affaire de nature médicale, cela peut représenter plusieurs milliers de dollars en tests médicaux et frais d’expertise. Ils n’ont pas envie de recommencer le processus avec un expert commun au moment du procès. « Il faut simplement changer la culture judiciaire et s’entendre avec la partie adverse sur le choix d’un expert au tout début », avance le juge Wery, de façon à ne pas doubler le travail — et les factures. Cette approche a déjà été implantée avec succès au Québec en matière familiale. Dans les litiges au sujet de la garde des enfants, on favorise le recours à un professionnel unique pour l’expertise psychosociale évaluant les capacités parentales. En droit criminel, les avocats sont pour leur part farouchement opposés à l’expertise commune. Ils ont quitté le comité auquel siégeait le juge Wery dès le début des travaux. ✱✱✱ L’avocate-criminaliste Véronique Robert s’énerve à l’autre bout de la ligne : « Je suis vraiment, vraiment, vraiment en désaccord avec l’idée de l’expert unique... J’ai l’impression qu’on veut changer tout le droit à cause de l’affaire Turcotte. Mais je ne vois pas comment on peut préserver le droit à une défense pleine et entière d’un accusé qui n’a pas pu choisir son expert. » Le fardeau de la preuve n’est, en effet, pas du tout le même en droit criminel qu’en droit civil. Le juge André Vincent, coordonnateur de la Chambre criminelle à la Cour supérieure du Québec, me résume la procédure : en matière civile, chaque partie présente sa preuve, et le juge tranche selon la « prépondérance » de la preuve, c’est-à-dire en choisissant celle qui lui semble la plus convaincante. En matière criminelle, le fardeau de la preuve appartient à la Couronne, qui fait le plus souvent appel aux experts en balistique ou en pathologie du Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale. « L’accusé a droit à la présomption d’innocence. Il n’a pas à fournir une preuve LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE convaincante, il n’a qu’à soulever un doute raisonnable », rappelle le juge Vincent. Lorsque l’accusé veut présenter une défense de troubles mentaux, le fardeau de la preuve est cependant inversé : c’est à l’accusé de prouver, expertise à l’appui, qu’il souffrait de troubles mentaux au moment des faits, et c’est alors la Couronne qui produit une contre-expertise au besoin. L’accusé n’a pas à prouver hors de tout doute que son état mental était perturbé ; il doit convaincre le juge ou le jury que cet état était davantage probable qu’improbable. De surcroît, imposer un expert unique en droit criminel serait probablement inconstitutionnel, en raison du droit à « une défense pleine et entière » garanti par la Charte des droits et libertés de la personne. L’accusé doit pouvoir choisir son expert et avoir l’assurance qu’il témoignera en sa faveur, soutiennent les avocats de la défense. Ces derniers agitent de plus le spectre d’un scandale à la Charles Smith, ce pathologiste ontarien qui a fait condamner plusieurs innocents : si l’expert unique se trompe, cela peut conduire à une erreur judiciaire lourde de conséquences. ✱✱✱ Après avoir rappelé ses devoirs au Collège des médecins, Isabelle Gaston souhaite que la réflexion se poursuive du côté de l’appareil judiciaire. Elle a une longue liste de suggestions : « La défense devrait avoir l’obligation de déposer en preuve toutes les expertises qu’elle a demandées, même celles qui ne vont pas dans le sens qu’elle souhaite. » Les tarifs versés aux experts pourraient peut-être aussi faire l’objet d’un contrôle, pense-t-elle. Je lui fais remarquer que le cas de Guy Turcotte (qui a eu les moyens de payer deux psychiatres et un toxicologue) ne ressemble pas à celui des gens qui défilent habituellement à la Chambre criminelle. La vaste majorité des personnes présentant une défense de troubles mentaux dépendent de l’Aide juridique, plutôt chiche sur les expertises. De nombreux experts et avocats de la défense se plaignent d’ailleurs de ne pas pouvoir se battre à armes égales contre la Couronne, dont les moyens leur semblent parfois démesurés. « C’est David contre Goliath », m’a dit un psychiatre souvent payé par l’Aide juridique lors de procès contre des délinquants sexuels. « On pourrait alors offrir un tarif semblable à tous les experts, qu’ils témoignent pour la défense ou pour la Couronne », répond Isabelle Gaston sans se démonter. Elle frappe à toutes les portes. « Je veux juste savoir où m’adresser pour réparer ce que je considère être une injustice. C’est un système cloisonné où tout le monde se dit que ce n’est pas sa responsabilité de dénoncer ce qui ne fonctionne pas. » On ne peut s’empêcher de penser à la maison qui rend fou des Douze travaux d’Astérix. Sauf que la quête de cette femme dépasse de loin celle du petit Gaulois qui cherchait à obtenir le formulaire A-38. La réforme d’un système de droit exige des années... en supposant que la société et ses élus considèrent qu’elle est nécessaire. « Peut-être que je me trompe, peut-être qu’il y a quelque chose que je refuse de comprendre... Dans ce cas, je demande seulement qu’on m’explique en quoi je n’ai pas raison. » Isabelle Gaston sait qu’elle devra s’arrêter un jour et laisser cette bataille à d’autres. « C’est comme la faim en Afrique, c’est un problème tellement énorme... Je ne peux pas croire que je parviens à faire tout ça toute seule. Ce sont Olivier et Anne-Sophie qui m’inspirent cette confiance. Je sens encore leur présence. Il m’est arrivé tellement de petites choses qui m’ont sauvée de la détresse, un courriel que je reçois au moment où je veux lâcher... Ce qui me sépare d’eux, dans notre monde matériel, c’est que leur corps a disparu. Mais ils sont encore là. C’est comme les étoiles filantes en plein jour, elles sont là même si on ne les voit pas. » — CHAPITRE 11 — Une solution : Le panel d’experts Le Collège des médecins ressent un malaise grandissant à laisser ses membres se dépatouiller dans le système actuel. « On fait reposer la décision qui va changer la vie d’une personne sur l’opinion d’un expert : c’est une grosse responsabilité, dit le secrétaire du Collège, le Dr Yves Robert. Si on avait un meilleur moyen de faire ce travail, on sauterait dessus. » Le Collège a discuté pendant plusieurs années avec le Barreau à ce sujet, sans arriver à un consensus. « Du point de vue des avocats, le système contradictoire est le meilleur. Mais pas du point de vue des médecins. Il peut y avoir plusieurs opinions en médecine, mais généralement, il y a une opinion dominante. » Le Collège des médecins propose donc que la Cour convoque un panel d’experts. C’est d’ailleurs de cette façon que le Collège règle le sort d’un de ses membres lorsqu’un doute plane sur sa capacité d’exercer sa profession en raison d’un problème de santé physique ou mentale. Le Code des professions indique alors clairement la marche à suivre : le professionnel qui fait l’objet d’une enquête doit être examiné par trois médecins experts. L’un est désigné par le Collège, un autre par le professionnel visé et le troisième par les deux premiers experts. « On pourrait instaurer un système analogue dans les cours civiles, criminelles ou administratives, croit Yves Robert. Les experts seraient là non pas pour présenter l’opinion des parties, mais plutôt l’opinion de la profession médicale. » En droit civil, l’Australie pratique déjà depuis les années 1970 le « hot tubbing », ou conférence d’experts. Les experts des deux parties sont tous mis dans le « bain » au même moment pour l’interrogatoire et le contre-interrogatoire. Chacun fait état de son opinion, que les autres experts peuvent valider, commenter ou contester à leur guise. L’ancien juge de la Cour suprême du Canada Ian Binnie l’actualité juillet 2013 } 45 LES DESSOUS DE L’AFFAIRE TURCOTTE s’est prononcé en faveur de cette approche, estimant qu’il est moins tentant pour un expert d’émettre des opinions partisanes lorsqu’il sait que la moindre exagération risque d’être soulignée sur-le-champ par un collègue. Les tribunaux administratifs de l’Ontario ont en tout cas commencé récemment à tenter l’expérience. Depuis le 1er janvier 2010, les experts ontariens ont ainsi l’obligation de signer, au début de chaque procès, une déclaration dans laquelle ils s’engagent à présenter un témoignage impartial. C’est plutôt symbolique, mais c’est un pas dans la bonne direction. L’Australie pratique déjà depuis les années 1970 le « hot tubbing », ou conférence d’experts. Les experts des deux parties sont tous mis dans le « bain » au même moment. Chacun fait état de son opinion, que les autres experts peuvent valider, commenter ou contester à leur guise. ✱✱✱ Jeune psychiatre dans la trentaine bardé de diplômes obtenus en Ontario et à Cleveland, aux États-Unis, le Dr Joel Watts m’accueille à l’entrée de l’Institut Philippe-Pinel. Son regard neuf sur le système d’expertise québécois valait bien une dernière visite à cet institut psychiatrique. Le Dr Watts a l’allure d’un premier de classe dans sa chemise bleu azur fraîchement repassée — et ses responsabilités sont à l’avenant : il est directeur désigné du programme de résidence en psychiatrie légale de l’Université de Montréal. À ses yeux, un système contradictoire donne de bons résultats, à condition de soumettre les experts à de robustes contre-interrogatoires pour vérifier la validité de leur opinion. Or, Joel Watts perçoit bien les deux solitudes en ce qui concerne les traditions juridiques. « Le système de justice québécois n’est pas aussi contradictoire que celui de l’Ontario ou de la Colombie-Britannique, surtout en contre-interrogatoire. Je ne pense pas qu’on voudrait d’un système aussi contradictoire que le système américain, où les joutes oratoires sont particulièrement musclées. Mais il est important de poser les bonnes questions pour s’assurer de la rigueur de l’opinion de l’expert ; on fait ainsi ressortir ses forces et ses faiblesses. La Cour a une fonction de contrôle sur la qualité des expertises. » Joel Watts se désole de la suspicion du public à l’endroit des membres de sa profession, au moment même où la psy chiatrie légale acquiert ses lettres de noblesse à titre de sur spécialité enfin reconnue par le Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada, ce qui la place sur le même pied que des disciplines comme la cardiologie et l’immunologie. Le médecin reconnaît néanmoins que l’affaire Turcotte a suscité un débat non seulement dans le grand public, mais aussi parmi les psychiatres légaux, dont ceux de l’Institut Pinel. Il ne veut pas s’étendre sur le sujet, mais cette affaire a visiblement alimenté de nombreuses discussions parmi ses collègues. « Les grands cas médiatisés, c’est rare que ce soit blanc ou noir. Ces cas comportent souvent des nuances, mais le public est parfois aveuglé par les émotions qui accompagnent un crime particulièrement choquant. » Je lui pose la question que j’ai posée à tous les autres psychiatres que j’ai rencontrés : est-ce possible de ne plus 46 { juillet 2013 l’actualité faire la différence entre le bien et le mal quand on a un trouble d’adaptation ? « Oui, c’est possible, répond-il d’un ton assuré. Et c’est souvent une question qu’on se pose dans un cas de filicide. Un trouble dépressif peut amener la personne à avoir une perception du monde tellement négative que le suicide lui apparaît comme une façon raisonnable de s’en sortir, et elle se demande ce qui va arriver à ses enfants. Elle perd de vue que la vision noire dans laquelle elle est plongée est causée par une maladie biologique. Cela ne veut pas dire qu’elle perd nécessairement la capacité de distinguer le bien du mal, c’est même loin d’être toujours le cas. Mais c’est une possibilité. » Le Dr Watts a fait son fellowship à Cleveland auprès du Dr Phillip Resnick, une sommité dans le monde de la psychiatrie, régulièrement appelé à témoigner dans les affaires de filicide aux États-Unis. Il a notamment agi comme expert de la défense au procès d’Andrea Yates, une femme accusée d’avoir noyé ses cinq enfants en 2001. Elle a d’abord été reconnue coupable, avant que le verdict soit cassé en raison d’une erreur commise par l’expert de la poursuite, qui avait prétendu que la femme avait reproduit un épisode de Law and Order dans lequel une mère noyait ses enfants et plaidait ensuite la folie. Or, un tel épisode n’a jamais existé… L’accusée, qui avait déjà souffert de psychose par le passé, affirmait avoir tué ses enfants pour les soustraire à l’emprise de Satan. Elle a finalement été déclarée non criminellement responsable pour cause de troubles mentaux lors de son second procès, et elle est maintenant soignée dans un hôpital psychiatrique, où son cas est périodique ment réévalué. « Une demande d’appel prolonge le traumatisme collectif, mais si ça corrige l’impression qu’il y a eu une erreur judiciaire, ça peut valoir la peine », dit le Dr Watts. Qu’il y ait ou non un deuxième procès dans l’affaire Turcotte, Isabelle Gaston ne se taira pas. Et que personne ne lui dise que le système de droit est ainsi fait et qu’on n’y peut rien. « Ce système a été créé par des humains et on doit le changer s’il donne lieu à des injustices. Quand les gens me disent : “Continuez votre bataille, Mme Gaston, on est derrière vous”, je leur réponds : “Ce n’est pas ma bataille, c’est notre bataille.” »