L`humour, un business
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L`humour, un business
SAVOIR-FAIRE Décryptage d’une profession qui ne sert pas qu’à rire L’humour, un business très sérieux Nouvelles entreprises de production de spectacles, jeunes artistes qui percent, festivals en préparation... l’humour semble connaître un nouvel engouement en Belgique francophone, malgré une visibilité moindre à la télévision. Christophe Charlot 22 | JUILLET-AOÛT 2010 | BIZZ BEL E n pleine crise, tant politique qu’économique, les Belges ont besoin de rire. Pas étonnant que certains humoristes connaissent un vrai succès, que des petits nouveaux débarquent dans la cour des grands et que des nouvelles sociétés de production se créent sur notre petit marché. Des festivals de l’humour pourraient aussi rapidement éclore à Bruxelles et à Liège, en plus du célèbre festival de Rochefort. C’est sûr: bien qu’il ait considérablement évolué, le business de l’humour en Belgique est plus qu’une simple blague belge. « Il a fallu dix ans avant que la jeune génération prenne la relève», constate Gilles Morin, l’un des trois fondateurs de la société bruxelloise Kings of Comedy, née des cendres d’une ASBL active dans le spectacle vivant. Pour cet ancien producteur de l’écurie Franco Dragone, il y avait une énorme place à prendre pour créer « une structure professionnelle et viser un public pour lequel l’humour était devenu ringard». D’où la création, en septembre 2009, de Kings of Comedy qui œuvre essentiellement comme producteur de one-man-shows. A ce jour, la PME bruxelloise a déjà signé avec six artistes belges francophones. Dans les grandes lignes, Kings of Comedy finance la création d’un spectacle par artiste. « Soit au minimum 25.000 euros d’investissement par comique», précise Gilles Morin. « Cette somme couvre le financement de la création du spectacle, les répétitions, les locations de salles, la création de vidéos, l’intervention de danseurs, etc. » La firme détient de ce fait les droits sur le spectacle et se charge de le vendre à des salles comptant de 150 à 800 places. Car aujourd’hui, comme c’est le cas pour les chanteurs, l’essentiel des rentrées provient des tournées, qui représentent grosso modo au moins 80% des revenus, selon Vincent Taloche, qui a fondé sa société de production, Corniaud and Co. Dans le Nord du pays, des artistes comme Philippe Geubels, considérés comme de grandes stars, peuvent espérer vendre 40.000 DVD d’un spectacle (lire encadré p. 25). Les comiques francophones ont en revanche un moins grand marché. Sans compter que les spectacles d’humour, tout comme les concerts ou les CD, sont aussi piratés. Selon Vincent Taloche, les tournées représentent grosso modo au moins 80 % des revenus d’un comique. SAVOIR-FAIRE CAP SUR LE WEB sique. Ce procédé tribal permet de drainer un large public, qui se sent Mais rien n’est facilement acquis plus concerné.» Concrètement, pour les jeunes comiques. Voici 20 Kings of Comedy, très actif sur ans, les frères Taloche ont acquis leur les réseaux sociaux, identirenommée en quelques mois à peine, fie des leaders d’opinion grâce à Bon Weekend, une émission (DJ, blogueurs, agence de hebdomadaire qui leur offrait une communication, etc.) qui énorme visibilité en Belgique franparleront des spectacles. cophone. « A l’époque, il y avait enAu total, la société s’apcore des émissions de télé où les puie sur une mailing list humoristes avaient leur place pour de 10.000 personnes. faire des sketches », commente VinVincent Taloche, de cent Taloche. « Aujourd’hui, ce forson côté, voit aussi dans mat n’existe plus vraiment sur les le Net un outil de markechaînes francophones; celles-ci cherting. « Nous ne sommes chent des personnes capables de dépas assez présents sur les lirer sur un plateau plutôt que de faire sites comme Facebook », un numéro de comique.» Les vitrines admet le comique, «même pour les jeunes (et moins jeunes) cosi notre site web existe demiques sont donc très limitées. Pourpuis longtemps et que j’y tant, la télé reste un suis régulièrement actif». vecteur fondamental Du coup, la petite strucpour la profession : ture, qui emploie acles gens vont voir, en salle, le spectacle de ceux qu’ils Sans émission de télévision connaissent. Pour phare, les vitrines pour les comiques toucher la jeune gésont désormais très limitées (photo : Kody, l’un des artistes de Kings of Comedy). nération, YouTube se révèle un bon canal. D’ailleurs, si voici tuellement deux quelques années, on n’y trouvait que personnes en plus quelques extraits filmés à la sauvette de Vincent Tapar des spectateurs, les comédiens loche, s’adjoindra y sont de plus en plus présents offibientôt les services ciellement. Pias Comedy (cf. encadré d’un troisième colp. 25), une firme très active en Flanlaborateur qui se dre, a ainsi lancé sa chaîne sur Youchargera notamment de Tube. la stratégie web. Dans ce contexte, Kings of Comedy mise aussi sur la Toile et le « marketing tribal » pour faire découvrir ses LA FRANCE jeunes talents. « Nous avons déveCOMME PASSAGE loppé un outil de relation commuOBLIGÉ nautaire», détaille Gilles Morin. «Pour Reste que le plus efficace cela, nous avons créé une tribu, avec pour faire parler de soi des chefs de village. Ceux-ci sont en consiste à avoir du succès quelque sorte nos ambassadeurs, ils en France. En effet, tout diffusent l’information vers leur procomme les Flamands doivent pre communauté. En retour, nous les se faire un nom aux Pays-Bas tenons au courant de toutes nos acpour asseoir leur notoriété, les tivités, nous les invitons à tous nos artistes francophones doivent spectacles, etc. C’est ainsi que l’on tenter l’aventure française. s’est rendu compte que l’on avait «Le marché hexagonal est moins besoin de pub d’affichage claspresque un passage obligé», analyse Gilles Morin. «Il s’agit même de la clé vers le marché francophone puisqu’un succès en France offre aux comiques une sorte de label de qualité. Chez nous, tant le public que les médias se montrent frileux par rapport à la découverte de nouveaux talents.» Corniaud and Co réalise ainsi 75 % de son chiffre d’affaires à l’étranger, surtout en France, puis en Suisse et au Canada. La règle souffre néanmoins quelques exceptions: François Pirette en tête, dont les spectacles sont presque exclusivement destinés au marché belge. Les artistes de Kings of Comedy veillent donc à ne pas avoir un humour trop centré sur notre pays. «Nous souhaitons en effet éviter la caricature belge et avoir un humour qui s’exporte mieux », insiste Cédric Vantroyen, de Kings of Comedy. Mais attaquer le marché français ne se fait pas sans mal. «Un spectacle à Paris représente un investissement très lourd », témoigne Vincent Taloche. «Il est d’ailleurs rare d’y gagner de l’argent car tout y coûte très cher. Outre l’organisation du spectacle et la location des PH chambres d’hôtel, l’affichage O TO S: publicitaire est onéreux. Il M A TH IE faut en effet compter U BU YS sur 12 à 13.000 euE ros pour une affiche dans le métro parisien, et 8.000 euros pour une semaine dans les colonnes publiciBIZZ | JUILLET-AOÛT 2010 | 23 SAVOIR-FAIRE taires Morris. Bref, un plan média sans rien d’extravagant dépasse rapidement 25.000 euros pour quatre mois, et il faut absolument une tournée en sus pour financer la présence du spectacle dans la capitale française.» Mais c’est à Paris que ça se passe : c’est là que responsables de médias, tourneurs, etc., sont présents. De plus, avoir un succès en France permet d’amortir les investissements consentis par le producteur pour monter un spectacle. En parvenant à tourner jusqu’à trois ou quatre ans avec le même spectacle dans toute la francophonie, les frères Taloche amortissent les coûts déboursés pour le créer. Alors que s’il se limitait à la Belgique, le duo devrait développer des spectacles plus souvent... ARTISTES, SOCIÉTÉS OU EMPLOYÉS? Aujourd’hui, les comiques qui espèrent se lancer sur ce créneau peuvent opter pour différents statuts. «Tous les cas de figure existent», observe Vincent Taloche. « Ils peuvent disposer du statut d’artiste, qui leur donne accès au chômage artistique les jours où ils n’effectuent aucune prestation payée, à condition que le montant des droits d’auteur perçus ne dépasse pas 7743,84 euros brut par an », détaille Fabrice Hambersin, avocat spécialisé. Les comiques qui rencontrent le plus de succès par contre se Les artistes de Kings of Comedy veillent à ne pas mettent en avoir un humour trop centré sur notre pays (photo : James Deano). société et endossent fréquemment le touchera souvent moins à Paris qu’en statut de SPRL. «Par ce mécanisme, province, par exemple. » Même son ils cèdent généralement leurs droits de cloche chez Kings of Comedy: «Les d’auteur à leur société et bénéficient artistes s’engagent dans un contrat d’une taxation dans le cadre de l’imde production, semblable à un contrat pôt des sociétés qui se révèle plus de bail 3-6-9 renouvelable automatiavantageuse que celle sur les perquement», détaille Gilles Morin. «La sonnes physiques », poursuit l’avodurée de vie d’un spectacle est en efcat. C’est le cas des frères Taloche qui, fet d’environ trois ans. On commence chacun, disposent de leur propre avec un spectacle, le deuxième est SPRL. C’est également le cas de Viroptionnel. Nous assurons ensemble ginie Hocq, qui a une société et la création d’un spectacle, nous le touche des cachets de la part de son produisons en assurant le suivi de producteur, Corniaud and Co. «Bien toutes les étapes depuis l’écriture. Le que certains touchent des cachets comique est rémunéré par des camensuels comme s’ils étaient emchets sur les spectacles, des droits ployés, beaucoup de comiques perd’auteur ainsi que des commandes çoivent des cachets par date prestée», pour tout ce qu’il pourrait faire en aucommente Vincent Taloche. «Il s’agit diovisuel.» d’un montant fixe qui peut varier d’une salle à l’autre. Un comédien DES TRANSFERTS COMME AU FOOTBALL Alex Vizorek 24 | JUILLET-AOÛT 2010 | BIZZ Le comique est donc, d’une certaine façon, dépendant de son producteur qui est chargé de «vendre des dates». Si le producteur ne conclut pas de SAVOIR-FAIRE représentation, l’artiste ne touche pas de cachet. Résultat : il arrive régulièrement que des comiques insatisfaits des prestations de leur producteur aillent voir ailleurs. « On observe un phénomène de transfert qui fait penser à ce qui se passe entre un joueur de football et un club », réagit, amusé, Vincent Taloche. Du côté des producteurs, les structures se multiplient progressivement. Plusieurs grands noms disposent de leur propre structure. C’est le cas des Taloche, de François Pirette, d’André Lamy, etc. Par ailleurs, des entreprises se créent sur ce marché de niche, de même que des filiales de grands groupes spécialisées dans l’humour. ■ “ Nous misons sur le marketing tribal pour faire découvrir nos jeunes talents» Gilles Morin, fondateur de Kings of Comedy Et au Nord du pays? L e marché flamand de l’humour est arrivé à maturité en un rien de temps. Désormais, des comiques en pleine ascension se hissent en trois ans au niveau des valeurs sûres qui ont mis au moins dix ans à se faire un nom. La télévision, tremplin incontournable Geert Hoste vend en six heures 70.000 Alex Agnew entrées pour sa conférence politique de fin d’année, rien qu’en Belgique néerlandophone; Alex Agnew remplit facilement trois fois le Sportpaleis d’Anvers, soit 36.000 personnes en trois soirées... Des records qui démontrent bien que la discipline est et reste une expérience vécue en direct. En moyenne, un humoriste néerlandophone tourne pendant deux ans avec le même spectacle en Belgique et aux Pays-Bas. Ces prestations constituent sa principale source de revenus. La télévision reste toutefois plus que jamais le support commercial par excellence. Des programmes télévisés tels que Comedy Casino ont permis à ce genre de comiques de percer auprès du grand public en Flandre. Les humoristes qui ne parviennent pas à s’imposer au petit écran doivent batailler ferme. Des petites sociétés spécialisées Les comiques sont en règle générale organisés en SPRL ou en SA sans personnel. Ils font appel à des bureaux de management et de réservation ainsi qu’à des maisons de production. C’est ainsi que Pias Comedy, une société hollandaise active chez nous, se charge de reprendre des spectacles humoristiques et de les proposer à la télévision et sur DVD. La firme se charge aussi de la distribution des DVD et des ventes en vidéo à la demande. Pias Comedy compte 25 comiques en Belgique, aux Pays-Bas et dans certains pays anglophones. Au total, la société a sorti pas moins de 100 DVD, et l’humour représente 8% de son chiffre d’affaires. Dans la même optique, la firme flamande To The Point, une division de Heal Management, se spécialise dans la gestion à 360 degrés des comiques. «Nous proposons un service qui n’existait pas, voici trois ans, en Belgique», commente Johnny Quidé, general manager de To The Point. «Nous intervenons notamment pour dynamiser les partenariats télés, la vente de DVD, etc. C’est cette formule qui a permis à Philippe Geubels de vendre 40.000 DVD.» Le comique reste cependant maître de la situation. Il décide non seulement de son spectacle, de sa promotion, du régisseur... mais aussi de son degré d’implication personnelle dans le volet commercial. Des coûts faibles pour des recettes importantes Les recettes des salles devraient permettre assez facilement à un bon comique de vivre de son métier. D’après l’édition 2008 du Trends Top-30.000, la crème des comiques flamands aligne de beaux résultats annuels. Les recettes sont élevées, il n’y a pas de personnel et les coûts sont pratiquement inexistants. Wouter Deprez a réalisé en 2008 le chiffre d’affaires le plus important – 375.540 euros – pour un bénéfice de 365.346 euros. Il est suivi par Urbanus, avec un chiffre d’affaires de 261.033 euros et un bénéfice de 221.372 euros. La femme qui gagne le mieux sa vie est Els De Schepper (respectivement 122.731 et 98.994 euros). La faible différence entre le chiffre d’affaires et le bénéfice s’explique par le fait que les principaux coûts ont déjà été pris en charge et récupérés par d’autres intervenants. Le chiffre d’affaires est essentiellement constitué par les cachets de l’artiste. Hans Hermans BIZZ | JUILLET-AOÛT 2010 | 25