Le trésor oublié du génie des maths

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Le trésor oublié du génie des maths
Le trésor oublié du génie des maths
Philippe DOUROUX
Depuis 1991, le mathématicien Alexandre Grothendieck vit
reclus dans un lieu secret. Ses 20 000 pages de notes, conservées
dans un cagibi de la fac de Montpellier, seront-elles enfin
décryptées?
Au premier étage d’un bâtiment du centre de Montpellier, repose un trésor. Il tient en cinq cartons
fatigués d’avoir été trimballés et entreposés à la diable. Placées sous la surveillance d’un requin sorti
d’une planche du Trésor de Rackham le Rouge, il y a là 20 000 pages de notes rédigées entre 1970
et 1991, sur de grandes feuilles recrachées par des imprimantes datant de la paléo informatique, ou sur
des bouts de cartons. Alexandre Grothendieck, l’auteur de ces «gribouillis», pour reprendre son mot,
est l’un des plus grands mathématiciens depuis Euclide aux côtés de Gauss ou de Hilbert. Il a
bouleversé les mathématiques comme Einstein a bousculé la physique ou comme Claude Lévi-Strauss
a changé le regard de l’homme blanc sur le «sauvage». Lauréat en 1966 de la médaille Fields,
l’équivalent du prix Nobel des maths, il est le premier désigné pour recevoir le prix Crafoord imaginé
par l’Académie royale de Suède afin de distinguer les disciplines scientifiques qu’Alfred Nobel a
négligées. Nous sommes en 1988, et il refuse cette dernière distinction et les dollars qui vont avec.
L’argent, il n’en veut pas et les honneurs, il les fuit.
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Trois ans plus tard, il se retire du monde des hommes dont il n’accepte pas les compromissions. Cela
fait aujourd’hui vingt-deux ans qu’il vit reclus au pied des Pyrénées, dans un village où personne ne va
L'inédit de Grothendieck fait d'amour et de
haine des maths
Philippe DOUROUX
DOCUMENT
Le mathématicien mort ce jeudi laisse un texte autobiographique
de près de 1 000 pages, écrit dans les années 80 et jamais publié,
«Récoltes et semailles».
Pour essayer de comprendre Alexandre Grothendieck on peut se jeter dans Récoltes et semailles, une
somme de près de 1 000 pages dans lesquelles se mélangent la poussière d’étoile, des fulgurances
époustouflantes et une effroyable rancœur dirigée par le monde mathématique. Il l’écrit dans les années
80 alors qu’il a décidé de rompre avec les maths et les mathématiciens. Il accuse, à tort, ses amis de le
piller. Plus ils le citent pour lui rendre hommage et plus lui y voit l’envie de l’enterrer avec son œuvre.
Le chaos a pris possession de son intelligence qui revient dans de merveilleux interstices.
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voulait se faire oublier
Par Philippe Douroux
Grothendieck raconte avec beaucoup de simplicité comment, enfant, il a échappé aux rafles menées par
les nazis. «Les dernières années de la guerre, alors que ma mère restait internée au camp, j’étais dans
une maison d’enfants du "Secours Suisse", pour enfants réfugiés, au Chambon-sur-Lignon. On était
juifs la plupart, et quand on était averti (par la police locale) qu’il y aurait des rafles de la Gestapo, on
allait se cacher dans les bois pour une nuit ou deux, par petits groupes de deux ou trois, sans trop nous
rendre compte qu’il y allait bel et bien de notre peau. La région était bourrée de juifs cachés en pays
cévenol, et beaucoup ont survécu grâce à la solidarité de la population locale.» On est un peu dans la
Guerre des boutons, mais c’est à la Gestapo que l’on échappe.
Lire Récoltes et semailles en intégralité :
https://www.scribd.com/document_downloads/246583573?
extension=pdf&from=embed&source=embed
Parfois Alexandre Grothendieck emmène les lecteurs dans une pensée interstellaire. Il évoque la
géométrie nouvelle à laquelle il travaille : «Ce qui apparaît encore comme le thème le plus profond que
j’aie introduit en mathématique, celui des Motifs. Ce thème est comme le cœur ou l’âme, la partie la
plus cachée, la mieux dérobée au regard, du thème schématique, qui lui-même est au cœur de la vision
nouvelle. Et les quelques phénomènes clés dégagés dans les conjectures standard peuvent être vus
comme formant une sorte de quintessence ultime du thème motivique, comme le "souffle" vital de ce
thème, subtil entre tous, de ce "cœur dans le cœur" de la géométrie nouvelle.»
Il évoque avec émotion la kyrielle de mathématiciens qui l’ont accueilli alors qu’il n’était qu’un
ignare : «Ces "aînés", par ordre (approximatif) d’apparition dans ma vie alors que j’avais vingt ans,
sont Henri Cartan, Claude Chevalley, André Weil, Jean-Pierre Serre, Laurent Schwartz, Jean
Dieudonné, Roger Godement, Jean Delsarte. Le nouveau venu ignare que j’étais a été accueilli avec
bienveillance par chacun d’eux, et par la suite beaucoup parmi eux m’ont donné une amitié et une
affection durables.» Alors que le chaos a envahi son esprit, l’affection qu’il a donné et reçu semble se
glisser dans Récoltes et semailles.
Philippe DOUROUX
Alexandre Grothendieck, ou la mort d’un génie
qui voulait se faire oublier
Philippe DOUROUX(Mis à jour : )
PORTRAIT ( Alexandre Grothendieck à Pont-à-Mousson en 1948. Il a 20 ans. (DR) )
Ce mathématicien hors norme et fondateur de l’écologie radicale
est décédé jeudi dans l’Ariège, où il avait choisi de se retirer seul.
Alexandre Grothendieck est mort jeudi matin à l’hôpital de Saint-Girons (Ariège), à l’âge de 86 ans.
Un nom trop compliqué à mémoriser et une volonté maintes fois affirmée de s’effacer, d’effacer sa vie
et son œuvre, font que cette mort aurait dû passer inaperçue. Mais l’homme est trop grand et le
mathématicien trop important pour que cet effacement soit total. A Sivens, les zadistes n’ont sans doute
jamais entendu parler de cet homme qui a ouvert une brèche politique, après avoir reconstruit les maths
d’après Euclide.
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Le trésor oublié du génie des maths
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L'inédit de Grothendieck fait d'amour et de haine des
maths
Par Philippe Douroux
Né en 1928, à Berlin, d’un père juif, anarchiste russe, Alexandre Shapiro, et d’une mère socialiste
révolutionnaire, Hanka Grothendieck, le petit Alexandre aura eu une vie dont on peine à croire à la
réalité tant elle a été incroyable. Quand il a cinq ans, en 1933, Adolf Hitler accède au pouvoir et ses
parents quittent l’Allemagne pour venir en France, avant de passer en Espagne pour se battre aux côtés
des Républicains espagnols. Lui se retrouve chez un pasteur qui accepte de l’héberger sans réclamer de
pension. Six ans plus tard, au printemps 1939, la guerre d’Espagne s’achève, le couple retrouve son fils
à Nîmes.
La police ne les laissera pas longtemps ensemble. En octobre, le père se retrouve au Vernet d’Ariège. Il
y entame son voyage pour Auschwitz où il meurt en août 1942. L’enfant, lui, suit sa mère au camp du
Rieucros, près de Mende (Lozère). C’est là, dans des conditions de vie très difficiles, qu’il découvre
qu’il existe un lien stable entre la circonférence du cercle et son diamètre. Il croit d’abord qu’il faut
multiplier le diamètre par 3, puisqu’il oublie quelques chiffres après la virgule qui donne ∏. Il admet
son erreur, mais puise dans cet épisode une incroyable confiance en lui-même et en sa capacité de
trouver.
Son bac, il le passera sans éclat au collège Cévenol, au Chambon-sur-Lignon, et s’inscrit à la faculté de
Montpellier pour passer une licence de mathématiques. Là encore, il ne brille pas particulièrement et
doit même repasser un examen d’astronomie. Un professeur est pourtant intrigué par cet étudiant qui
lui assure avoir mis au point une méthode pour calculer des volumes complexes. Peu importe la
complexité… Le calcul fonctionne, mais Henri Lebesgues a déjà laissé son nom à la méthode en 1902.
Le professeur plus attentif que les autres donne une lettre de recommandation à Alexandre
Grothendieck pour qu’il monte à Paris et rencontre les Cartan, père et fils, pontes de l’école française
de mathématiques. C’est le fils, Henri, qui décèle des qualités chez ce jeune homme dont il faut
canaliser l’énergie. Il le met entre les mains de Laurent Schwartz, mathématicien engagé, et Jean
Dieudonné, la rectitude mathématique faite homme. La rencontre commence par une mise au point : on
ne refait pas ce qui a été fait. En maths, c’est stupide. L’illumination vient quand ils proposent à leur
élève de résoudre 14 questions sur lesquelles ils butent. Il a le choix. En quelques mois, il apporte 14
réponses. Encore quelques mois et il a rédigé l’équivalent de six thèses. Un bon élève mettra trois ans,
quatre ans…
L’antimilitarisme chevillé au corps
Comment faire rentrer ce garçon dans le cadre de
l’administration ? Compliqué. Apatride, il ne veut pas prendre la nationalité française. Pas question de
faire son service militaire, il garde son passeport Nansen délivré par l’ONU aux réfugiés sans patrie. Ça
lui complique la vie, mais il a l’antimilitarisme chevillé au corps. Pas question de céder. Par chance, un
industriel suisse qui se veut mathématicien, Léon Motchane, propose de financer un institut de maths
où les chercheurs n’auront d’autre obligation que de chercher. Pas de cours, pas de publications
scientifiques. Il ne sera naturalisé qu’au tout début des années 70, une fois sûr d’échapper à
l’encasernement.
(Alexandre Grothendieck en 1970. Photo Konrad Jacbos/MFO - licence Creative Commons BY-SA)
Alexandre Grothendieck trouve là un abri à sa mesure - ou à sa démesure. Entre la fin des années 50 et
le début des années 70, il va s’attacher à rapprocher la capacité à montrer de la géométrie et la
puissance de démonstration de l’algèbre. Vous tracez un cercle avec un compas, vous faites de la
géométrie, vous écrivez x2+y2=1, vous faites de l’algèbre. Et puis, il faut dépasser Euclide pour qui les
droites parallèles existent quand, dans un monde courbe infiniment grand ou infiniment petit, Thalès et
son théorème se trompent. La somme qu’il consacre à ce rapprochement, les Eléments de géométrie
algébrique (EGA) et les Séminaires (SGA), rédigée avec l’aide d’une dizaine d’élèves et de Jean
Dieudonné, constitue un point de départ et une cathédrale conceptuelle sur lesquels travaillent
aujourd’hui ce qu’il est convenu d’appeler les plus grands géomètres algébristes. Il n’a pas ouvert la
voie de l’après-Euclide, mais il se trouve sans contestation possible au côté de Gauss, de Bernhard
Riemann ou d’Evariste Galois.
Médaille Fields en 1966
Pendant deux décennies, il va se retrouver au centre du monde mathématique en ayant une capacité
hors du commun à généraliser, à dépasser le cas particulier pour tracer des pistes de recherches sur
lesquelles travaillent encore aujourd’hui des centaines de mathématiciens. Impossible de décrire les
maths de Grothendieck, quelques images permettent d’entrevoir une question centrale dans son
raisonnement : le point de vue.
Imaginez trente spécialistes décortiquant, centimètre par centimètre, des tableaux dont on sent qu’ils
ont des points communs, sans pouvoir l’affirmer avec certitude. Personne ne connaît mieux qu’eux
chacune des œuvres, mais personne ne parvient à les mettre d’accord. Que faut-il y voir ?
Grothendieck, lui, se recule à vingt ou trente mètres quand les spécialistes avaient le nez collé au
tableau. Il va changer de point de vue, se mettre à vingt mètres et découvrir que les trente tableaux ont
un seul auteur, Claude Monet, et comme modèle unique la cathédrale de Rouen. Il a vu et montré ce
que les autres ne voyaient pas.
En 1966, la communauté mathématique le couronne d’une médaille Fields, le prix Nobel des
mathématiciens. Les plus grandes universités de la planète lui offrent l’asile, lui choisit de rester à
Bures-sur-Yvette (Essonne) à l’abri du domaine du Bois Marie, où se trouve l’IHES. Deux ans plus
tard, en 1968, sa vie va basculer. Alors qu’il va à la rencontre des «enragés» qui occupent la fac
d’Orsay, il se fait traiter de mandarin. Il est venu défendre la recherche fondamentale, il repart ébranlé.
Deux ans plus tard, avec d’autres mathématiciens, il imagine la version radicale de l’écologie politique.
La rupture avec le monde mathématique ira en s’accentuant. Il quitte le Collège de France en 1972 pour
retourner à Montpellier donner des cours à des élèves qui l’adorent ou le détestent. Prendre des coups,
découper un grillage ou défoncer une porte pour dénoncer l’empilement de fûts radioactifs par le
Commissariat à l’énergie atomique (CEA) ne le gêne pas plus que ça. Il aurait été à l’aise à Sivens avec
les zadistes qui ont repris son combat.
20 000 pages de notes et de courriers
En a-t-il fini avec les maths ? Nul ne le sait, mais ses élèves assurent qu’il n’a sans doute jamais arrêté.
La nuit, il ne dormait pas, il travaillait à ses maths. Au début des années 90, il confie 20 000 pages de
notes et de courriers à un ami qui garde cinq cartons dans un garage avant de les confier à l’université
de Montpellier. Ils resteront longtemps rangés dans un cagibi situé au premier étage d’un bâtiment que
les services de sécurité veulent voir évacué. Personne n’ose toucher à ce trésor qu’Alexandre
Grothendieck voudrait détruire, comme il a systématiquement détruit toute trace de la vie de ses parents
avant de vouloir s’effacer lui-même en s’installant dans un village des Pyrénées dont il ne voulait pas
que le nom soit dévoilé. Un peu comme s’il n’existait pas. En janvier 2010, il a griffonné un méchant
mot dans lequel il indiquait que son œuvre devait disparaître des bibliothèques et qu’il interdisait toute
republication.
Il faudra trancher cette question. Sans doute à la manière de Brod, l’ami de Kafka chargé de détruire les
inédits de l’auteur de la Métamorphose, et qui n’en a rien fait. Les écrits de Kafka n’appartiennent plus
à leur auteur, ils appartiennent à ses lecteurs. L’œuvre d’Alexandre Grothendieck existe grâce à lui,
mais aussi aux efforts de ses disciples pour clarifier et rédiger des dizaines de milliers de pages, un
travail impossible à mener seul, quelle que soit sa puissance de travail - et la sienne était sans limites.
Depuis un peu plus de vingt ans, il vivait seul, brouillé avec les hommes, tous les hommes et jusqu’à
son voisin qui l’aidait à tenir une maison dans laquelle plus personne ne pouvait rentrer. Ses enfants
vont pouvoir y pénétrer et préserver peut-être les brouillons merveilleux que leur père a certainement
rédigés jusqu’au bout de sa vie pour percer les mystères de cet univers infiniment grand et infiniment
petit dans lequel nous vivons.
Philippe DOUROUX
par hasard et dont le nom doit rester secret. Il le souhaite et ceux qui, de loin, le protègent le souhaitent
également. Obtenir l’adresse contre l’assurance de ne pas le déranger prend le temps de résoudre une
équation à «n» inconnues. Se poster devant chez lui permet de constater qu’il est bien vivant au milieu
d’un village qui le regarde comme «le savant» sans chercher à en savoir plus. A 84 ans, il vient se
chauffer au soleil devant son portail puis rentre dans sa maison où nul ne pénètre.
Méticuleusement classées dans de vieilles enveloppes ou dans des chemises jaunies, ses notes vont
peut-être enfin sortir de leur cagibi poussiéreux. Alexandre Grothendieck a interdit explicitement leur
publication dans une lettre adressée en 2010 à son ancien élève Jean Malgoire à qui il avait remis ses
archives avant de «disparaître». Mais Luc Gomel, conservateur national, responsable du patrimoine de
l’université de Montpellier, qui veille dessus aujourd’hui, connaît depuis peu la marche à suivre pour
assurer leur protection et permettre leur diffusion : le faire classer «trésor national». Les gribouillis
échapperaient alors au droit commun et donc au refus de son auteur de les mettre à la disposition de la
communauté scientifique.
Qu’y a-t-il dans ces écrits ? A dire vrai, personne n’en sait rien, mais ceux qui ont pu en extirper des
bribes savent comme elles sont riches et foisonnantes. «La» question est : y trouvera-t-on la clé pour
comprendre la «théorie des Motifs», ce que Claire Voisin, professeure à Jussieu, membre de
l’Académie des sciences, qualifie de «graal des mathématiques» ? L’idée des Motifs a germé dans le
cerveau d’Alexandre Grothendieck en 1964. Il faut imaginer que vous vous trouviez dans un labyrinthe
de miroirs comme on en trouve dans les fêtes foraines. Vous êtes quelque part - mais où ? - et vous
«voyez» un objet algébrique qui semble se trouver au centre de l’univers mathématique. Mais, allez
calculer l’ensemble des reflets de reflets de reflets qui vous permettent de cerner cet objet qui semble
être au «cœur du cœur», selon les mots d’Alexandre Grothendieck. Des théories mathématiques qui
paraissent sans lien trouveraient là une source commune.
De Berlin au camp du Rieucros
Il a fallu quarante années d’errements pour passer de l’image confuse de l’objet à l’objet lui-même et
pour que les Motifs trouvent une application. Les physiciens qui traquent le boson de Higgs, la
particule élémentaire manquante, dans leur accélérateur de particules du Conseil européen pour la
recherche nucléaire (Cern), l’utilisent pour essayer de rapprocher leurs observations et leurs calculs. Y
a-t-il dans les cartons de quoi faire avancer la théorie des Motifs ? Yves André, directeur de recherches
à Normale Sup, est sans doute l’un des rares à pouvoir le dire. Quand il signe en 2004, une somme sur
les Motifs, il ignore jusqu’à l’existence des cartons. Six ans plus tard, il tombe des nues quand Jean
Malgoire lui remet 800 pages de pattes de mouches. «Mon bref coup d’œilm’a convaincu que ces notes
sont riches et méritent d’être examinées en détail», dit-il aujourd’hui en espérant les avoir à nouveau
entre les mains.
Pour reconstituer la vie d’Alexandre Grothendieck, on peut se fier aux souvenirs, parfois incertains, de
ces amis et à la lecture de Récolte et Semailles un texte inédit de 1 000 pages. Parfois émouvant, parfois
repoussant, il a trouvé refuge sur Internet (1). L’enfant naît en 1928, à Berlin, d’un couple d’anarchistes
rêvant d’un monde meilleur quand il va basculer dans le pire. Alexandre Shapiro-Tanaroff, son père,
juif russe, a fait deux révolutions, celles de 1905 et de 1917. Deux fois, il finit en prison, refusant le tsar
rouge après le tsar blanc. Il s’échappe, traverse l’Europe et gagne Berlin où il rencontre Hanka
Grothendieck dont il a une fille et un fils. La révolution en marche, la montée du nazisme, la guerre se
chargeront de séparer l’homme et la femme, les enfants des parents, le frère de la sœur. En 1939, le
petit Alexandre retrouve sa mère en France mais tous deux sont bientôt arrêtés et envoyés au Rieucros,
en Lozère, un camp d’internement où l’administration Daladier enferme les «indésirables».
C’est là qu’il entrevoit la beauté des maths. «Vers l’âge de 11 ou 12 ans, […] j’ai découvert les jeux de
tracés au compas, enchanté notamment par les rosaces à six branches qu’on obtient en partageant la
circonférence en six parties égales à l’aide de l’ouverture du compas reportée sur la circonférence à
six reprises, ce qui fait retomber pile sur le point de départ», raconte-t-il dans Récoltes et Semailles. La
guerre finie, il s’en va faire des études de maths à Montpellier. S’ennuyant sur les bancs de la fac, il
travaille dans son coin à mettre au point une méthode pour calculer des volumes complexes, comme
ceux des nuages. Sans le savoir, il reconstruit l’intégrale de Lebesgue, une théorie développée en 1902
sur laquelle transpirent encore les apprentis mathématiciens de troisième année.
Une lettre de recommandation en poche, il débarque à l’âge de 20 ans à Paris où il rencontre Henri
Cartan, professeur à l’Ecole normale supérieure. Intrigué, ce dernier confie l’énergumène à deux
professeurs, figures des mathématiques françaises en reconstruction, Laurent Schwartz, médaille Fields
(1950) et Jean Dieudonné. Le «gamin» a des intuitions, mais aucune culture, ni mathématique ni
générale.
«Il a tout résolu !»
Pour le tester, les deux profs lui confient quatorze questions sur lesquelles eux-mêmes sèchent. Six
mois plus tard, Alexandre Grothendieck revient avec les résultats espérés. Jean Dieudonné, immense
carcasse rectiligne à la voix de stentor, s’exclame admiratif : «Il a tout résolu !» Au passage, il a rédigé
l’équivalent de six thèses de doctorat quand un étudiant brillant a besoin de trois ans pour en écrire une
seule. Dix ans plus tard, il devient l’un des piliers - sinon l’une des raisons d’être - de l’Institut des
hautes études scientifiques (IHES) qui s’ouvre en 1958 à Bures-sur-Yvette, au sud-ouest de Paris.
Durant des années, la vie d’Alexandre Grothendieck se résume à donner chaque mardi un séminaire à
l’IHES devant une quinzaine de chercheurs, et à écrire, écrire et écrire encore la nuit pour mettre au
jour la vérité mathématique. Euclide avait établi les règles d’un monde fait de points, de droites et de
plans ; Alexandre Grothendieck s’efforce de réconcilier la capacité à montrer de la géométrie et la
puissance de l’algèbre à démontrer. Le matin, il passe ses gribouillis à Jean Dieudonné et à ses élèves
qui s’échinent à écrire une somme monumentale : les Eléments de géométrie algébrique (EGA).
Mais à la fin des années 60, une déchirure se produit. Sa rencontre avec les «enragés» de Mai 1968, à
la fac d’Orsay, le fait basculer dans l’écologie la plus radicale. Il pensait être un va-nu-pieds céleste, on
le traite de «mandarin». A quoi bon triturer les X et Y si le monde court à sa perte ? Alexandre
Grothendieck quitte l’IHES, en protestation contre la présence d’une dose infinitésimale de crédits
militaires dans le budget. Sa culture politique est inexistante, mais ses convictions anarchistes
indéfectibles. Il plaide pour l’arrêt de toute recherche, estimant que la science a perdu toute conscience.
Faire classer «trésor national»
Sitôt accueilli au Collège de France, sitôt évincé, il rejoint la fac de ses débuts, à Montpellier. Là, il
applique un enseignement que l’on peut qualifier de créatif ou de farfelu, selon. C’est Libres Enfants de
Summerhill à la fac. Il propose de tirer les notes au sort ou de mettre 12 à tout le monde. Dès que le
temps le permet, il emmène les étudiants sous les pins devant le bâtiment de maths et la nuit, il reprend
l’écriture mathématique sur ses grandes feuilles ou des bouts de cartons. En 1991, il confie le fruit de
ses réflexions nocturnes à Jean Malgoire et disparaît. Il veut oublier le monde et tout le monde veut
l’oublier tant il sait se montrer désagréable, rongé par une paranoïa autodestructrice.
Lassé de porter seul la responsabilité d’un si lourd trésor, Jean Malgoire a préféré le confier à Luc
Gomel. Pour transformer ce plomb en or, il faut maintenant réaliser une donation en bonne et due
forme à Montpellier-II, avant de réunir un jury d’éminents mathématiciens pour établir l’importance
scientifique des documents et justifier ainsi leur classement comme trésor national. Leur contenu
pourra alors être numérisé et mis à la disposition de la communauté scientifique. Il restera encore à les
décrypter, à transformer les notes en publication scientifique. Pour y parvenir, il faudra «cinquante ans
ou un autre Grothendieck», assure l’ex-président de la Société mathématique de France, Michel
Demazure, qui fut son premier élève. Alexandre Grothendieck avait prévenu les lecteurs de Récoltes et
Semailles : «J’ai des cartons pleins avec mes gribouillis, que je dois être le seul à pouvoir déchiffrer.»
Voir aussi :le Grothendieck Circle, un site tenu par des amis d’Alexandre Grothendieck. On peut
trouver des textes et des témoignages. On peut aussi y trouver le lien pour se procurer une biographie
en allemand écrite et éditée par le mathématicien Winfried Sharlau.
Philippe DOUROUX

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