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Interview sur Le Horla réalisée par Noëlle Benhamou - Revue Maupassantiana, octobre 2011 - Jérémie Le Louët, comédien et metteur en scène de la Compagnie des Dramaticules, a bien voulu nous accorder une interview à propos de Le Horla, créé en juillet 2010 au Festival Off d’Avignon. Voici donc les questions que nous lui avons posées, suivies des réponses qu’il nous a aimablement autorisés à reproduire dans la revue Maupassantiana. N.B : Comment vous est venue l’idée d’adapter « Le Horla » à la scène ? J.L. : Je ne suis pas un grand lecteur de Maupassant et lisais très peu avant mes débuts au théâtre, vers l’âge de 20 ans. J’étais plutôt un cinéphile avant de me tourner vers le théâtre. Dans les cours de théâtre, j’ai compris que le théâtre n’était pas un mode d’expression figé et que lire ne demandait pas seulement un effort intellectuel, qu’il apporte un plaisir physique. Je lis beaucoup depuis : Borges et Huysmans figurent parmi mes auteurs préférés. J’ai pensé au « Horla », que j’avais lu en classe, car j’apprécie beaucoup les conteurs fantastiques de la décadence : Léon Bloy, Marcel Schwob, Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, et d’autres auteurs fin de siècle. « Le Horla » présente une dimension surnaturelle qui me touche beaucoup. Maupassant s’appuie sur le thème de la folie pour s’octroyer des audaces d’écriture qui vont jusqu’au lyrisme. Je trouve que son style fluide et souple dans « Le Horla » se prête bien à l’oralité. Sa langue n’a pas vieilli, elle n’est pas datée. Ce texte permet d’accompagner les variations du style avec des variations de voix. En effet, j’ai commencé par mettre le récit en voix, lors de lectures, avant de créer ce spectacle en juillet 2010 au Festival d’Avignon. En tant que directeur de troupe, j’avais besoin de jouer en solo. Cette pièce a été une sorte de respiration, de parenthèse à côté d’autres spectacles que je joue avec ma compagnie comme Macbett de Ionesco. N.B : « Le Horla » fait partie des récits de Maupassant les plus adaptés (théâtre, opéra, cinéma, télévision, BD, musique instrumentale). Aviez-vous vu d’autres mises en scène ? Si oui, qu’en avez-vous pensé ? J.L. : Non, je n’ai jamais vu d’adaptation du « Horla ». Je sais qu’il existe une adaptation cinématographique avec Laurent Terzieff que je n'ai pas vue. Je n'ai pas vu non plus les nombreuses mises en scène de l'œuvre au théâtre. En général, pour les adaptations des journaux intimes, je crains le ton "narrateur" qui transforme le texte en langue morte. Ces transpositions scéniques académiques ne rendent pas hommage à la langue de Maupassant. N.B : Qu’avez-vous lu de Maupassant ? Comment avez-vous découvert ses œuvres ? J.L. : Comme beaucoup de gens, j’ai découvert Maupassant au collège. J’ai étudié « Le Horla ». J’ai lu d’autres œuvres de Maupassant, notamment certains romans que je n’ai pas vraiment appréciés et quelques-unes de ses pièces de théâtre. Il demeure pour moi un conteur fantastique, dans tous les sens du terme. Il est l’un des rares auteurs du XIXe siècle à avoir su créer de toute pièce des récits fantastiques et angoissants dans une langue vivante. N.B : Saviez-vous que Maupassant avait écrit des pièces de théâtre, dont certaines jouées dans de grandes salles parisiennes ? J.L. : Oui, je possède un volume de ses pièces mais je ne trouve pas qu’elles se distinguent de celles de son époque ; tandis que « Le Horla » est une œuvre unique, en marge de sa production réaliste-naturaliste. J’ai d’ailleurs coupé les passages scientifiques sur l’hypnose, la suggestion, qui étaient trop datés, pour ne garder que l’irrationnel, et mettre en valeur la part d’ombre du récit. De même, j’ai supprimé la fable du moine, trop didactique, tout en conservant l’épisode du MontSaint-Michel. Tout le reste de la pièce respecte le texte d’origine, universel, intemporel et qui permet un crescendo dramatique. Revue Maupassantiana www.maupassantiana.fr N.B : Parlez-nous un peu de la mise en scène choisie pour adapter le conte de Maupassant. Quel était votre but en montant ce spectacle ? J.L. : Si la littérature est un élément important, l’œuvre n’est plus de la littérature au théâtre. Elle résonne. Je joue seul en scène et interprète le diariste, mais aussi le moine et le cocher qui prennent la parole. La nouvelle qui parle du visible et de l’invisible a permis un travail sur l’illusion théâtrale, sur les lumières audacieuses, sur la voix humaine et sur les extraits de musique choisis. N.B : Que pensez-vous du personnage du diariste que vous interprétez ? J.L. : Tout d’abord, il faut rappeler que « Le Horla » de Maupassant est une pure fiction littéraire et n’a rien à voir avec une quelconque autobiographie. Cette œuvre est le fruit d’un artiste en pleine possession de ses moyens, non d’un fou rendant compte de ses accès de folie, comme on le dit trop souvent. Ce texte peut se comprendre comme une parabole, celle du repli sur soi, puisque le protagoniste est coupé de toute réalité sociale. On peut aussi considérer le diariste comme un artiste qui échoue dans sa quête d’absolu. « Le Horla » représenterait donc la mort de l’Art quand il n’est pas tourné vers les autres. Cette œuvre est riche en interprétations différentes qui ne s’excluent pas. Je trouve que le personnage va jusqu’au bout du rejet de la société. C’est un anarchiste au fond, qui refuse toute contrainte sociale. Maupassant pousse ici à l’extrême sa vision schopenhauerienne du monde. N.B : Le décor est dépouillé, n’est-ce pas ? Était-ce une volonté d’aller à l’essentiel, de créer du suspense, ou cela relevait-il d’une nécessité plus matérielle ? J.L. : Le décor est dépouillé et je suis seul en scène, mais le spectacle nécessite des réglages techniques minutieux. Je suis connecté à mon régisseur qui crée des effets de lumières permettant de créer une ambiance propre au paranormal. Par ailleurs, j’ai choisi des musiques de Chopin et de Chostakovitch qui ne sont pas là comme fond sonore mais accompagnent les parties jouées. On pourrait comparer cela au mélodrame romantique où la parole s’élève jusqu’au chant. Les technologies audiovisuelles et le jeu physique de l’acteur contribuent à rendre la pièce angoissante. Le rôle du diariste est très physique et demande d’être en pleine forme. En effet, le jeu peut aller jusqu’à une sorte de transe. Le personnage n’arrive pas à écrire ce qu’il ressent. Précurseur des héros de Beckett, il n’arrive pas à nommer la tragédie qu’il est en train de vivre. Dire l’indicible, au cœur du théâtre de l’absurde, voilà toute la tragédie du « Horla ». Je dois donc faire naître la parole en direct, et faire entendre la langue de Maupassant qui vers la fin du journal a des accents prophétiques, bibliques très réussis. En même temps que mon corps simule le délabrement physique du personnage miné de l’intérieur par l’Autre, je dois transmettre oralement cette écriture dont le style contient de réelles réminiscences de la langue des prophètes. Ici, l’écriture de Maupassant rejoint celle de la Décadence. N.B : Qui vient voir la pièce ? Comment réagissent les spectateurs ? J.L. : J’ai joué devant des publics divers. Lors des représentations scolaires, les élèves sont frappés par la violence du spectacle et du texte, qui est édulcoré par la lecture de la nouvelle en classe. Ils perçoivent mieux cette œuvre de fureur qui montre la révolte du protagoniste. Tous les spectateurs, même adultes, doivent ressentir une empathie physique avec le personnage et la claustrophobie du diariste que je leur communique. Mon travail consiste à faire naître l’émotion du spectateur grâce à la vibration des mots. Les spectateurs respirent en même temps que moi et je dois maintenir cette intensité, cette tension continue. La langue de Maupassant est formidable pour cela car le style évolue en même temps que la folie du personnage progresse. Son écriture est tour à tour charpentée, romantique, emphatique, excessive et confine au lyrisme que je pourrais comparer à celui de Salammbô et d’Hérodias de Flaubert. Le public est surpris car le protagoniste change de style au fur et à mesure que la folie s’empare de lui. Ce délabrement du héros nécessite un jeu corporel intense qui surprend souvent. N.B : Vous plairait-il d’adapter une autre œuvre narrative de Maupassant à la scène ? J.L. : Non, je n’en ai pas le projet pour l’instant. « Le Horla » demeure pour moi un objet unique dans la création de Maupassant. J’effectue d’autres lectures d’œuvres comme Le Journal d’un fou de Gogol, Les Chants de Maldoror de Lautréamont et Le Roi au masque d’or de Schwob. À chaque fois, j’essaie de faire résonner le texte, en effectuant une lecture éloignée de la lecture classique à haute voix. Revue Maupassantiana www.maupassantiana.fr N.B : Que retiendrez-vous de l’univers de Maupassant et du Horla ? J.L. : Je ne parlerai que du « Horla », qui pour moi représente le chef-d’œuvre artistique de Maupassant. C’est une fantaisie géniale. Maupassant avait le sens du rythme. Ses phrases fortes qui alternent avec des silences éloquents et nécessaires sont celles d’un musicien. Je m’efforce de faire entendre la musique des mots à côté du sens, cette sorte de vibration unique du texte de Maupassant. N.B : Où avez-vous joué la pièce après Avignon ? Y aura-t-il d’autres représentations ? J.L. : J’ai joué cette pièce en tournée un peu partout en France. Je serai en octobre en Alsace et à Montauban. Puis le spectacle s’installera à Paris, au Théâtre Mouffetard pour un mois, du 9 novembre au 18 décembre 2011, du mercredi au dimanche (voir actualité maupassantienne). En 2012, la tournée reprendra à partir du mois de mars. Revue Maupassantiana www.maupassantiana.fr Le Horla Publié le lundi 12 juillet 2010 à 10H38 À côté d’un Macbett qui marche très fort et que l’on peut revoir cette année à Avignon, Jérémie Le Louët, l’âme de la Compagnie des Dramaticules nous propose le Horla de Guy de Maupassant. C’est un conte fantastique sous la forme d’un journal intime qui raconte le glissement progressif et conscient d’un homme dans la folie, la schizophrénie. Cet homme se sent traqué par un être invisible, indestructible, qui le hante, le Horla. Conte prémonitoire, puisque l’auteur devait finir fou lui-même. Jérémie Le Louët s’est emparé de ce texte ciselé par Maupassant qui s’y entendait pour créer un climat avec des mots savamment choisis et agencés. Il s’en est emparé et se l’est approprié. Parfois il jaillit de lui, parfois il sourd doucement. Jérémie Le Louët se livre à un travail d’ébéniste, de sculpteur. Certaines entrées du journal sont comme lisses, polies, d’autres sautent à gros copeaux. Il sculpte le texte aussi par la lumière qui découpe le noir, et le son qui rompt à peine le silence, ou s’y répercute comme à l’infini. Il a l’œil charbonneux, le regard fébrile ou joyeux, le geste précis. Pas de décor, quelques objets qui renvoient immanquablement le comédien au journal posé sur un pupitre où tout commence et où tout s’achève. Le personnage est intemporel et sa conscience de sa folie et son incapacité à y résister sont remarquablement rendues et font froid dans le dos. Alain Pécoult Vendredi 23 juillet 2010 5 23 /07 /2010 20:25 Lumineux Le Louët dans un « Horla » hors-pair Après un détonant « Hot House » de Pinter l’an passé à Avignon, un « Macbett » endiablé en tournée, Jérémie Le Louët et sa Compagnie des Dramaticules créent un « Horla » fascinant et inquiétant au Petit Chien. Seul en scène, il se livre à une performance d’acteur d’une éblouissante maîtrise. « C’est une œuvre d’imagination qui fera passer plus d’un frisson dans le dos, car c’est étrange », prévenait Maupassant en exergue au Horla, ce journal intime fantastique relatant l’emprise d’une présence invisible – le Horla – sur son narrateur. Souvent qualifié d’autobiographie prémonitoire à ce Maupassant devenu fou, la nouvelle traite non tant de la folie que du motif du double, du « horslà ». Le double, cette figure de l’étrangeté qui nous hante au dedans, interlocuteur fictif dialoguant avec soi, le double, ce metteur en scène-comédien dirigeant le comédien-metteur en scène, lorsque l’un et l’autre sont confondus, comme ici. Car Jérémie Le Louët s’est lui-même mis en scène, avec une maîtrise remarquable, car tout, de la scénographie, des déplacements et de la technique vocale, est au cordeau. Avoir ce regard distancié vis-à-vis de soi, de soi-même comme un autre, épate. « Je ne me regarde pas jouer, mais je me surveille », affirme le comédien. « Dans le Horla, c’est l’acteur qui dirige. » « le Horla » | © Cie des Dramaticules Et quelle direction ! Mise à l’épreuve du texte, essai de résonance, l’acteur en éprouve la résistance. Diction parfaite, tantôt vociférant, tantôt murmurant, véloce ou lent, agité, frénétique, las, timbre changeant, ton « blanc », comme il est des écritures blanches, ou joyeux : Me Le Louët chante une partition littéraire heurtée, nerveuse, vivante en somme. Son jeu est un manifeste théâtral, une lettre au jeune acteur qu’il exhorte à réveiller « nerfs et cœur », un hommage à Maupassant dont on découvre la parfaite prosodie. La scénographie, constituée d’une chaise pivotante montrant tantôt une face tantôt l’autre – celle des MM. Jekyll et Hyde –, d’un pupitre de lecture, d’une échelle où l’on se perche, symbolise plus qu’elle ne montre, cohérente avec la tonalité fantastique de la nouvelle. Le jeu de lumières particulièrement soigné de Jean-Luc Chanonat baigne l’ensemble de la scène dans une pénombre tachée de halos, de clairs-obscurs inquiétants, de flous, trouée par la brillance des yeux de jais du comédien. Récital cauchemardesque lumineux, le Horla de Jérémie Le Louët fait passer plus d’un frisson dans le dos. Frisson d’effroi ? Oui-da. Frisson d’admiration aussi devant l’impeccable performance d’un artiste doué. Bref, frisson d’ovation. Cédric Enjalbert Les Trois Coups www.lestroiscoups.com © Sébastien Chambert Pariscope Le glissement progressif et conscient d’un homme dans la folie et la schizophrénie, c’est ce que dissèque Maupassant dans « Le horla ». Une véritable descente aux enfers aux accents fantastiques racontée sous la forme du journal intime qu’on a tous déjà lu. Jérémie Le Louët a pris l’œuvre à bras-le-corps. Comédien et metteur en scène, il l’a étudiée, triturée, tordue dans tous les sens pour en tirer un spectacle de grande qualité. L’exigence technique a été placée au cœur de son dispositif scénique. Il y a d’abord un redoutable et efficace travail sur l’univers sonore. Tour à tour, l’oreille du spectateur est attaquée ou séduite par une amplification des sons. Les effets d’échos et de résonance LE HORLA [seul-en-scène] Jérémie Le Louët sont aussi judicieusement utilisés. On retrouve la même intelligence au niveau de l’éclairage du spectacle. Les lumières particulièrement soignées de Jean-Luc Chanonat jouent de clairs-obscurs inquiétants et contribuent largement à installer sur le plateau une tension. Des éclairages transversaux viennent tour à tour mettre en lumière les deux visages du comédien, tantôt Dr Jekyll, tantôt Mr Hyde. Et puis d’un coup, les néons surpuissants et glacials éblouissent la salle… Côté interprétation, Jérémie Le Louët est impeccable. Le personnage qu’il compose se délite peu à peu pour laisser toute la place à cette présence mystérieuse qui l’habite. Le comédien se révèle ici un maître de l’angoisse en rendant littéralement visible pour le spectateur l’être imperceptible, l’Autre insaisissable qui hante le récit de Maupassant. C’est une vraie performance d’acteur qu’il nous est donné ici d’applaudir. Ses déplacements, ses expressions, ses attitudes, tantôt rassurantes, tantôt inquiétantes : tout a été travaillé avec précision et le résultat est impressionnant. Il faudrait aussi parler des modulations de voix, allant du murmure au hurlement, du grave à l’aigu. Saisissant! Navré pour le calembour pitoyable, mais on a aimé ce « horla » à la folie… ■ Dimitri Denorme Mouffetard Renseignements page 42. semaine du 30 novembre au 6 décembre Pariscope ■ ■ 11 « Le Horla », de Guy de Maupassant Théâtre Mouffetard à Paris Jérémie Le Louët versus Jérémie Le Louët Jérémie Le Louët a choisi d’adapter sur scène « le Horla », une nouvelle fantastique de Guy de Maupassant. La folie vécue à l’écrit par le personnage fictif, Jérémie Le Louët – également comédien – l’éprouve avec force en solo sur la scène du Théâtre Mouffetard à Paris. Un revolver contre la tempe, un homme se tire une balle dans la tête. Jérémie Le Louët a choisi de mettre en scène le Horla en commençant par la fin. Cette fin tragique est la conséquence de la vie d’un homme a priori sain d’esprit qui, peu à peu, est rongé par un être invisible jusqu’à se donner la mort. Ce Horla, qui est-ce ? Un double de l’auteur, devenu le double de l’acteur ? L’autre ? L’inconnu ? L’ennemi ? La peur ? Cet être invisible, ce « horslà » est en tout cas le hors-norme, le hors-champ, l’horrible. Impalpable, il manifeste sa présence en venant boire « ma vie sur mes lèvres », murmure l’interprète. Ce rival maléfique, qui s’infiltre dans l’intériorité du protagoniste, le fait chavirer du côté de la folie. En d’autres termes, il est l’image du basculement vers la névrose hallucinatoire consciente. Écrit en 1887 par un auteur inscrit dans la plus pure tradition naturaliste, ce récit bascule progressivement vers le fantastique. Le Horla, c’est aussi la dualité qui habite Jérémie Le Louët, à la fois metteur en scène et comédien dans la pièce. Un escabeau, une bouilloire, un tabouret, une lampe et un pupitre suffisent au décor. Cette volonté d’inscrire le récit non plus dans un intérieur normand à l’instar de Guy de Maupassant, mais bien dans celui de l’anonymat, renforce l’idée d’universalité des angoisses humaines. Toute la pièce est rythmée par un clair-obscur fascinant, que l’on doit à Jean-Luc Chanonat. L’incendie provoqué par le protagoniste pour tenter d’immoler le Horla est restitué sur scène uniquement par l’incandescence de spots rouges. Ces jeux de lumière permettent, en outre, l’ouverture et la fermeture de l’espace et du temps. Car Jérémie Le Louët a conservé la forme du journal intime de l’œuvre originale. La succession de petits tableaux quotidiens, ajoutés aux confessions du narrateur faites à la première personne, parviennent à plonger le spectateur dans le trouble intérieur de celui-ci. Une interprétation rythmée et expressive Quand il revêt sa casquette de comédien, Jérémie Le Louët est tout aussi brillant. À l’image du décor, il est vêtu sobrement d’un costume noir et d’une chemise blanche. Et, malgré le caractère épuré de sa mise en scène, il réussit à faire percevoir la présence physique de l’être invisible qui lui ronge l’esprit. Seul sur le plateau, il joue les rares autres personnages en effectuant un simple glissement de voix. Quant à son expressivité marquée à la manière des mimes, elle accentue la lente descente aux enfers du personnage. Mais c’est surtout dans la façon dont il s’approprie le texte littéraire que Jérémie Le Louët éblouit : il transforme la prose de Guy de Maupassant en vers libres. Le texte découpé en mouvements est clamé selon les tressaillements du corps et de l’esprit. L’acteur joue avec le texte, tantôt en décortiquant les mots, tantôt en déversant d’un trait un flot de paroles. Tour à tour, il chuchote, crie, gémit ou supplie, en évitant constamment de tomber dans l’hystérie. Ainsi, Jérémie Le Louët réussit avec brio à passer « du scriptural au phonique ». Débarrassée des théories scientifiques sur la folie, la pièce conserve exclusivement son caractère fantastique. Alors que « l’être nouveau » devient palpable et se transforme en « nouveau maître », le noir se fait plus intense autour du personnage. Cette version scénique radicale et inquiétante fait passer plus d’un frisson dans le dos. ¶ Mathilde Penchinat – Décembre 2011 Les Trois Coups www.lestroiscoups.com Jack Dion Magnifique noirceur de l'âme - Falaise jeudi 21 octobre 2010 Une centaine de spectateurs s'est enivrée dans le conte fantastique de Maupassant. Après quoi, difficile de trouver le sommeil ! Qui n'a jamais vécu ce moment, ce temps délicieux ou effroyable où la vie vous échappe, ou le sommeil se glisse subrepticement, par mégarde... Quand les mots deviennent peinture, quand les mots deviennent sons, quand ils deviennent folie. Un décor minimaliste, une échelle type escabeau, une lampe de type tempête, et un acteur seul, qui dit son journal intime, tantôt logorrhée, à d'autres moments, texte ciselé comme de la dentelle, avec un rythme de vie, de souffle. « Sait-on tous les habitants d'une goutte d'eau » s'interroge l'excellent Jérémie Le Louët, interprète et metteur en scène de talent. Cette vie si difficile à dompter, cette vie si limpide et si ténébreuse quand le « Horla » qui sommeille se réveille. Cette vie tellement éphémère qu'elle rend les discours définitifs des hommes politiques si peu audibles. « Le bruit, une illusion ». La Folie, la schizophrénie certes, mais plus encore, cette difficulté que chaque homme a à trouver le sommeil paisible du vivant quand la mort guette, sournoise. « Le soir, une crainte confuse, la crainte du sommeil, la crainte du lit. J'ai peur... » Alors, quoi de plus magnifique que prendre la décision, de mettre fin à cette angoisse qui enserre la vie. « Toucher la limite de son existence. » L'inconsolable tragédie de la vie. C. P. LE HORLA RADICAL ET FASCINANT Aussi dérangeant qu’a dû l’être la nouvelle de Maupassant à son époque, la version scénique très radicale qu’en propose Jérémie Le Louët risque de fortement diviser. Loin de tout naturalisme, il s’ingénie à faire plutôt ressortir tout le fantastique et l’expressionnisme que sous-tend le texte. Peut-être dérangeant mais assurément fascinant. Bien sûr, Maupassant est inévitable associé au naturalisme, ce courant littéraire dont il fut avec Zola le plus génial représentant. Un souffle romanesque, un art inimitable de l’intrigue et du récit, un style où la moindre ponctuation fait l’objet d’une attention toute particulière : autant de détails qui confinent à cette pureté absolue, véritable acmé de la création littéraire hexagonale. Dans cette œuvre pléthorique, « Le Horla » occupe une place un peu marginale. Plus proche du récit fantastique à la Gogol (« Le journal d’un fou ») ou Edgar Allan Poe, « Le Horla », malgré de nombreuses touches naturalistes, plonge le lecteur au cœur des bouffées délirantes et hallucinatoires d’un quadragénaire qui se bat contre un être imaginaire dont il comprendra in fine qu’il n’est autre que son propre double. Mais la prosodie, la musicalité baignent ce récit comme toutes les grandes œuvres du romancier et nouvelliste. Et son oralité tient du pléonasme… Un spectre vocal impressionnant La création que propose Jérémie Le Louët de cette nouvelle a quelque chose de radical. Ce jeune metteur en scène et comédien va en effet prendre le contrepied absolu du naturalisme et là où l’on pourrait attendre un monologue à la lueur d’une bougie dans un décor à la normande rusticité, insuffler à son spectacle une tonalité résolument fantastique. Disposant d’un spectre vocal impressionnant, il parvient sans effort apparent à se multiplier pour épouser cette schizophrénie dont souffre le personnage. Mais au lieu d’une avalanche de cris hystériques qu’un tel sujet pourrait laisser supposer, il propose une bien plus subtile adéquation de son potentiel vocal et de la prosodie maupassantienne. La scénographie n’est pas en reste non plus. Dualité du personnage éponyme obligeant, une bichromie domine où l’andrinople se dispute au noir le plus sombre, tant dans les costumes, les accessoires que les éclairages. Cette coloration que souligne des éclairages particulièrement soignés confère au spectacle cet expressionisme qui peut déranger mais exerce une réelle fascination, que renforce la performance (le mot n’est pas trop fort) de Jérémie Le Louët, véritablement habité par son rôle. De toute évidence, il nous propose « sa » version du « Horla ». Avec son phrasé, ses partis pris, les échos qu’il y trouve. On est dans la création, voire la recréation, pure. Une telle originalité mérite amplement le déplacement… Franck Bortelle Nous retrouvons avec une joie profonde la Compagnie des Dramaticules et tout particulièrement Jérémie Le Louët à l’occasion de sa dernière mise en scène, Le Horla de Guy de Maupassant (création Avignon 2010). Depuis le Festival d’Avignon 2006 où nous avions découvert leur première mise en scène « Macbett » d’Eugène Ionesco, la compagnie crée régulièrement des spectacles, participe à de nombreux projets pédagogiques, organise régulièrement des rencontres théâtrales, des stages… Enfin, elle prospère dans une dynamique créatrice bien réjouissante ! L’entité, la patte et l’originalité de cette compagnie résident principalement dans la manière d’appréhender les textes littéraires choisis (pourtant très différents !). Dans les mains du metteur en scène Jérémie Le Louët, les textes nourris de phrases et de ponctuations, deviennent partition de musique avec notes et silence. Les mots sont d’abord dépouillés de leur sens premier pour nous parvenir, nourris, étoffés de sonorités, de textures, enfin pour participer à une compréhension sensuelle du texte. Les mots sont vivants… © Sébastien Chambert On retrouve cette quête du verbe et du phrasé dans Le Horla. Dans son adaptation, J. Le Louët ne dispose que de quelques accessoires pour faire renaître l’ambiance pesante et surnaturelle de cette nouvelle fantastique : Fin du XIXe Siècle, un homme oisif, vivant seul au milieu de quelques domestiques en Normandie, tient un journal intime. Il y décrit ses angoisses, ses malaises de plus en plus aigus. Folie, rêve, possession ? La présence d’un être invisible commence petit à petit à le ronger… « Malheur à nous ! Malheur à l’Homme ! Il est venu, le… le… comment se nomme-t-il… le… il me semble qu’il me crie son nom, et je ne l’entends pas… le… oui… il le crie… J’écoute… je ne peux pas… répète… le… Horla… J’ai entendu… le Horla… c’est lui… le Horla… il est venu ! » J. Le Louët met en scène et interprète le personnage, depuis son quotidien de « rentier » des plus désœuvrés, jusqu’à ses tourments les plus morbides et cauchemardesques. Et c’est en s’immergeant dans plusieurs atmosphères, en mêlant plusieurs influences qu’il recrée un monde complexe, débordant de contradictions et d’inconnu. « Le Horla, c’est le protagoniste qui ne se reconnaît plus. Le horla, C’est l’autre, l’étranger […]. Le Horla, c’est nous, l’Homme du présent, disséquant l’Homme du passé terrifié de son avenir. » J. Le Louët © Sébastien Chambert Une silhouette longiligne un peu maladive (non sans rappeler Anthony Perkins dans Psychose), des yeux noirs, perçants, flamboyants qui nous plongent dans les films expressionnistes des années 20 et puis tout un travail de lumière et de son qui enferme ce corps dégingandé sous la domination de cet être invisible, Le Horla. La lumière permet de le matérialiser, par des ombres, des raies, des mouvements lumineux… Le son, les bruits participent également à l’imagination de ce corps irrationnel. Dans son jeu, J. Le Louët organise un va-et-vient de différents registres bien orchestré et déroutant les spectateurs : parfois exalté, emporté dans un lyrisme extrême, baroque, presque comique, il se recroqueville et revient à un jeu fermé, frénétique et distancié, au bord de la schizophrénie. Les quelques accessoires noirs et rouges qui parsèment le plateau vivent plusieurs rôles au cours du récit : une échelle prend le visage du Mont saint Michel, Puis de la Tour Eiffel, une bouilloire fumante évoque soudainement un mauvais génie sorti d’une lampe merveilleuse… Beaucoup de trouvailles scéniques aident à extérioriser les mots de ce récit plutôt intime et confident. Un spectacle à la fois feutré, secret et fiévreux, dans lequel nous côtoyons la fureur, la possession et le désespoir de cet homme, en même temps que nous scrutons avec distance, ce spécimen entrainé dans sa folie meurtrière. Camille Hazard