Consommation de substances psychoactives, problèmes

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Consommation de substances psychoactives, problèmes
PSYCHOPATHOLOGIE
Consommation de substances psychoactives, problèmes affectifs
et traits de personnalité : test de deux modèles d’association
N. CHAKROUN, J. DORON, J. SWENDSEN (1)
Résumé. Si l’association entre traits de personnalité, troubles affectifs et abus de substances est bien démontrée, la
majorité des études porte sur des populations cliniques, ce
qui empêche des conclusions sur la direction de causalité.
L’objectif de cette étude est d’examiner, sur des sujets non
cliniques, s’il existe des traits de personnalité précis ou des
problèmes de l’humeur associés à la consommation de substances psychoactives. Deux modèles d’association ont été
examinés, celui d’automédication et celui de déviance
sociale. Fondés sur un échantillon de 685 individus, 98 sujets
ont été sélectionnés pour former 4 groupes de consommation : les non-consommateurs, les consommateurs
d’alcool, de cannabis et d’autres substances illicites. Seuls
les consommateurs d’autres substances illicites différaient
significativement des non-consommateurs et uniquement
pour le trait « recherche de nouveauté ». De plus, la comparaison des 4 groupes de consommation a montré que ces
scores de recherche de nouveauté augmentaient linéairement du groupe des non-consommateurs au groupe des consommateurs des substances les plus déviantes. Ceci soutient la conclusion selon laquelle le modèle de déviance
sociale serait plus pertinent que celui d’automédication pour
expliquer la co-occurrence de certains traits de personnalité
ou problèmes affectifs et de la consommation de substances
dans une population non clinique.
Mots clés : Automédication ; Comorbidité ; Consommation de substances psychoactives ; Déviance sociale ; Troubles affectifs.
Substance use, affective problems and personality
traits : test of two association models
Summary. The International Consortium of Psychiatric Epidemiology has confirmed the high comorbidity in communitydrawn samples between substance use disorders and anxiety
or depression. In the same way, associations between substance use and specific personality traits (such as novelty
seeking, harm avoidance or antisocial personality) have also
been extensively documented. Self-medication and social
deviance are among the most commonly evoked explanatory
models for these forms of comorbidity, and are based on findings that affective disorders and specific personality traits
often precede the onset of substance use disorders. The selfmedication model postulates that an individual chooses a
specific substance according to its psychopharmacologic
action on the given psychological state of the person. By contrast, the social deviance model posits that this form of comorbidity is due to the fact that persons consuming certain substances may have affective or personality characteristics that
are more severe or more deviant than non-consumers (or
than consumers of socially well-accepted substances). In this
way, the individual does not use a particular substance to
assuage pre-existing disorders but, due to a more deviant
personality, is less influenced by social norms and may more
easily turn to using illicit substances or to polyconsumption.
However, a major limitation of the current scientific literature
concerning tests of these models is that previous investigations have been based in overwhelming majority on clinical
populations. The examination only of clinical samples renders
difficult the identification of causal (or primary) risk factors for
the emergence of substance use disorders from the potential
consequences of substance use itself. The goal of the current
study was therefore to simultaneously compare both models
of association using a non clinical population of substance
users. In addition to selecting subjects based on use (rather
than abuse or dependence), multiple comparisons were corrected with a Bonferroni adjustment. Method – A two-phase
sampling plan was used with post-stratification on substances use. In the first stage, an initial sample of 685 students was pre-selected based on responses to a battery of
self-questionnaires, including information concerning recent
consumption of substances (alcohol, cannabis, cocaine,
heroin, acid, solvents, and so on), anxiety levels measured
by the State and Trait Anxiety Inventory (STAI, Spielberger,
(1) Laboratoire de Psychopathologie et d’Épidémiologie Psychiatrique, Université Victor Segalen Bordeaux 2, 3 ter, place de la Victoire,
33076 Bordeaux cedex.
Travail reçu le 26 octobre 2001 et accepté le 21 novembre 2003.
Tirés à part : J. Swendsen (à l’adresse ci-dessus).
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1983) and depression levels evaluated by the Center of Epidemiologic Studies Depression Scale (CES-D, Radloff,
1977). Based on responses to these questionnaires, 98 subjects were selected in the second phase to compose four
groups of substance users : non consumers (those who did
not use any substance during the last month) ; consumers of
alcohol only, consumers of cannabis (with or without alcohol)
and consumers of other illicit substances (with or without cannabis or alcohol). These subjects were then invited to participate in a brief laboratory-based meeting where they completed the Temperament and Character Inventory (TCI,
Cloninger, 1992), which assessed different personality characteristics such as novelty seeking (NS), harm avoidance
(HA) or antisocial personality disorder (APD). Analyses – The
hypotheses concerning self-medication were tested by multiple logistic regression by comparing each group of substance consumption to the non-consumer group relative to
levels of anxiety, depression and scores of novelty seeking
and harm avoidance. The social deviance model was tested
by ANOVAs using contrasts which allowed for a test of a linear
tendency across the four groups of consumption relative to
each of the personality traits (novelty seeking, harm avoidance and antisocial personality). Results – Results of multiple
logistic regressions showed no difference between non-consumers and any group of consumers with regard to anxiety,
depression and harm avoidance. However, consumers of
other illicit substances significantly differed from non-consumers for novelty seeking trait (qOR = 8.4 ; p < 0.05). Results
of the ANOVA also showed no differences between the four
groups with regard to scores of harm avoidance and level of
antisocial personality but again a comparison of novelty seeking scores was significant, F(94) = 6.46, p < 0.05. Moreover,
the contrast method demonstrated that novelty seeking
scores increased linearly and significantly (p < 0.001) from
the group of non-consumers to the group of the consumers
of the most deviant substances. Conclusion – The results
obtained in this non-clinical sample are in favor of social deviance model which posits that the personality trait of novelty
seeking is associated to the consumption of the most illicit
and deviant substances (such as heroin or cocaine). On the
other hand, no support was found for the hypothesis of selfmedication which assumes that specific substances should
be particularly associated with specific psychological characteristics or vulnerabilities.
leur vie aux critères diagnostiques de trouble de l’humeur
et que 25 % à 32 % de ces personnes ont présenté un
trouble anxieux. En ce qui concerne les autres substances
psychoactives, ces mêmes auteurs trouvent 35 % de
comorbidité avec les troubles de l’humeur et 45 % avec
les troubles anxieux. Outre la comorbidité entre les troubles liés aux substances et les syndromes cliniques, la littérature s’intéresse également à son association avec certains traits ou troubles de la personnalité. Les résultats les
plus fréquemment rencontrés concernent la recherche de
nouveauté, l’évitement du danger et la personnalité antisociale (3, 5, 12, 14, 17). Ces données montrent l’importance de diverses formes de comorbidité liées à l’utilisation des substances et l’enjeu pour la santé publique de
déterminer la nature de ces relations.
Key words : Affective disorders ; Co-morbidity ; Self-medication ;
Social deviance ; Substance use.
Les divergences existant sur le lien entre comorbidité
et utilisation de substances et plus particulièrement sur le
sens de cette association peuvent s’expliquer du fait de
la disparité des méthodes utilisées (populations d’étude,
méthode d’estimation de la consommation de substances,
évaluations différentes des dimensions de la personnalité…). Cependant, un facteur parmi les plus importants
concernant le manque de consensus pourrait être lié au
fait que la plupart des études sont menées en population
clinique. Or, ces sujets sont déjà atteints de troubles
comorbides à la consommation de substances et il est
donc difficile de confirmer l’ordre de survenue d’un trouble
par rapport à l’autre. En effet, lorsque le sujet est dépendant, il est possible que des troubles du comportement et
de la personnalité « antisociale » soient apparus du fait
INTRODUCTION
Des études de cohortes en population générale permettent d’estimer la fréquence de la comorbidité entre
troubles anxieux ou de l’humeur et abus de substances
psychoactives. Le International Consortium of Psychiatric
Epidemiology (10) a passé en revue les données de
6 cohortes dont 2 sont issues de pays européens (l’Allemagne et les Pays-Bas). Cette revue montre que 20 à
26 % des personnes ayant des problèmes d’abus ou de
dépendance à l’alcool ont répondu au moins une fois dans
Concernant des mécanismes sous-tendant cette association, une hypothèse fondamentale partirait du principe
que divers facteurs de risque causeraient le développement de problèmes liés à l’utilisation de substances. Cette
hypothèse est basée sur les résultats des études qui ont
mis en évidence, dans la majorité des cas, l’antériorité de
certains traits de personnalité mal adaptés ou de troubles
anxieux et affectifs par rapport à la prise de substances
(3, 10). Pour certains chercheurs, la consommation de
substances, et notamment la consommation d’alcool (7,
16), semblerait servir d’automédication, c’est-à-dire qu’un
individu choisirait une substance particulière en fonction
de l’action psychopharmacologique de la drogue sur son
état psychiatrique et affectif (6, 11). Pour d’autres, cependant, cette relation causale reflète un lien qui peut être
expliqué par le fait que le sujet consommateur des substances les plus déviantes socialement a des caractéristiques affectives ou de la personnalité plus sévères par rapport à un non-consommateur ou à un utilisateur de
substances plus socialement acceptées (11, 17). Ce dernier modèle diffère de celui d’automédication car le consommateur n’utilise pas une drogue en particulier pour
soulager ses troubles ou traits préexistants, mais que plus
il consomme une substance déviante et plus certains de
ses traits, comme la recherche de nouveauté ou la personnalité antisociale, sont sévères. Cette possibilité est
soutenue par le fait que, par exemple, les polyconsommateurs présentent plus de troubles de la personnalité
que les autres groupes de consommation (8, 17).
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N. Chakroun et al.
même de cette dépendance (1, 15). Néanmoins, si la
dépendance aux substances est liée à des traits de personnalité inadaptés, ils devraient être observables avant
l’apparition de la dépendance. Il faudrait donc savoir si ces
facteurs de risque (anxiété, dépression, traits de personnalité inadaptés), évalués chez des sujets normaux, sont
plus fréquemment observés chez les consommateurs de
substances que chez les non-consommateurs.
L’intérêt de notre étude est donc de tester sur des sujets
non cliniques (et non sélectionnés sur des critères de
dépendance) les deux modèles de consommation de
substances psychoactives couramment utilisés en
psychologie : l’automédication et la déviance sociale. Le
modèle d’automédication se base sur l’hypothèse qu’un
individu choisirait une substance particulière en fonction
de l’action psychopharmacologique de la drogue sur son
état psychiatrique et affectif. Selon le modèle de déviance
sociale, la sévérité des traits inadaptés a tendance à augmenter avec la déviance sociale de la substance utilisée.
Pour éviter des problèmes fréquemment observés dans
des études de ce type qui effectuent de multiples comparaisons (surtout en ce qui concerne les dimensions diverses de la personnalité), une correction Bonferroni sera
appliquée à toutes les analyses.
MÉTHODE
Sujets
Ont été inclus dans l’étude 685 étudiants de première
et deuxième années universitaires sélectionnés sur la
base du volontariat. Les participants, dans la phase initiale, représentaient 80,5 % des étudiants inscrits.
L’échantillon de départ n’était pas représentatif de la population française du même âge concernant la répartition des
sexes car il comprenait 69 hommes (10,1 %) et
612 femmes (89,9 %). L’âge moyen des sujets était de
19,97 ans (ET = 3).
Procédure
La passation du premier questionnaire (données sociodémographiques, consommation de substances, anxiété
et dépression) s’est déroulée lors de 4 cours magistraux
après un consentement éclairé. Une fois la partie nominative remplie, elle a été détachée du reste du document
et collectée avant que les sujets ne répondent à la suite
du questionnaire afin de garantir la confidentialité et l’anonymat des données. Un plan de sondage en 2 phases a
ensuite été effectué, avec post-stratification sur la consommation de substances (non-consommateurs, consommateurs d’alcool, de cannabis, d’autres drogues illicites). Pour définir les groupes de consommation, seuls
les sujets ayant la fréquence d’utilisation de substances
la plus élevée sur les 30 derniers jours (d’une consommation d’au moins 2 à 3 fois par semaine à une consommation plusieurs fois par jour) ont été inclus, excepté pour le
groupe des consommateurs d’autres drogues illicites où
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tous les sujets consommant ont été inclus quelle que soit
la fréquence d’utilisation. Les sujets sélectionnés ont
ensuite été contactés par téléphone pour venir remplir un
questionnaire de personnalité dans le laboratoire de
recherche.
Outils de mesure
Questionnaire portant sur la consommation récente
de substances psychoactives
Ce questionnaire évaluait à l’aide de questions consistantes avec celles de l’Addictive Severity Index (McLellan
et al., 1980) et du Composite International Diagnostic
Interview (Robins et al., 1989), la consommation de diverses substances (tabac, alcool, cannabis, ecstasy, amphétamines, héroïne, cocaïne, LSD, solvants et poppers) sur
les 30 derniers jours. Ce questionnaire était codé de 0
(jamais sur les 30 derniers jours) à 7 (plusieurs fois par
jour sur les 30 derniers jours).
STAI
L’anxiété-trait était mesurée grâce à l’adaptation française de Bruchon-Schweitzer et Paulhan du State and
Trait Anxiety Inventory (STAI) (Spielberger, 1983). Ce
questionnaire comporte 20 items codés de 1 à 4. Le score
minimal est 20, le score maximal est 80. Cette échelle a
été standardisée et validée et apparaît comme étant fiable
et consistante (les alpha varient de 0,86 à 0,95) et le coefficient de fiabilité test-retest était de 0,85. Dans notre
échantillon initial de 685 sujets, l’échelle avait une bonne
cohérence interne (alpha = 0,89).
CES-D
Le niveau de dépression était évalué par la CES-D
(Center of Epidemiological Studies-depression Scale,
Radloff, 1977). Cette échelle comporte 20 items codés de
0 à 3. Dans sa version originale, cette échelle avait une
cohérence interne élevée (les alpha variaient de 0,84 à
0,90). L’adaptation et la validation françaises ont également montré une bonne cohérence interne (les alpha
variaient de 0,85 à 0,90). Dans notre échantillon initial,
nous avons obtenu un alpha égal à 0,90.
Temperament and Character Inventory (TCI)
La mesure de personnalité utilisée était l’adaptation
française (Pélissolo et Lépine, 1997) du Temperament
and Character Inventory (TCI, Cloninger, 1992). Il permettait de mesurer 4 traits de tempérament (recherche de
nouveauté, évitement du danger, dépendance à la récompense, persistance) et 3 traits de caractère (détermination,
coopération et transcendance) grâce à 226 items. Les
scores varient de 0 à 8 jusqu’à 40 en fonction du nombre
d’items que comprend le trait. La structure factorielle et
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Consommation de substances psychoactives, problèmes affectifs et traits de personnalité
les qualités psychométriques de cette adaptation correspondent à celles du questionnaire de Cloninger (13). Pour
l’étude actuelle, les traits « recherche de nouveauté » et
« évitement du danger » ont été examinés. Nous avons
également utilisé la variable « personnalité antisociale »
créée en inversant le score « évitement du danger » puis
en le sommant avec les scores de « recherche de
nouveauté » et de « dépendance à la récompense » selon
les recommandations de Pélissolo et Lépine (2000).
et qOR = 0,28, p > 0,05). En revanche, pour la comparaison consommateurs d’autres substances illicites versus
non-consommateurs, il apparaît que les sujets ayant un
score élevé de recherche de nouveauté ont un risque
significativement plus élevé (qOR = 8,4, p < 0,05) de consommer d’autres substances illicites que les sujets ayant
un score bas de recherche de nouveauté (tableau II). En
répétant ces mêmes modèles en prenant le niveau
d’anxiété et le niveau de dépression comme variables
dépendantes, aucune association significative n’est apparue lorsque l’on ajustait sur le sexe.
Analyses statistiques
TABLEAU I. — Caractéristiques de la population d’étude.
Pour tester les hypothèses du modèle d’automédication, chaque groupe de consommation a été comparé au
groupe des non consommateurs par régressions logistiques. Pour cela, 3 variables dichotomiques ont été
créées : les consommateurs d’alcool, les consommateurs
de cannabis et les consommateurs d’autres substances illicites. Les régressions logistiques multiples effectuées portaient sur 2 traits de tempérament (recherche de nouveauté et évitement du danger) ainsi que sur l’anxiété et
la dépression. Pour tester l’association entre le trait
« recherche de nouveauté » ou le trait « évitement du
danger » et la consommation, nous avons ajusté sur
l’anxiété et la dépression, qui apparaissent dans la littérature comme des facteurs de confusion de cette relation
ainsi que sur le sexe. Le modèle de déviance sociale a été
testé par des ANOVA avec la méthode des contrastes qui
a permis de tester l’hypothèse d’une augmentation linéaire
des scores de certains traits du groupe des non-consommateurs à celui des consommateurs d’autres substances
illicites ; 96 sujets permettaient de détecter un large effet
(f = 0,35) avec une puissance supérieure à 80 %. Étant
donné le nombre des comparaisons, la correction de Bonferroni a été appliquée à tous les résultats obtenus.
Variables
Fréquences
ou
moyennes
Alcool*
88,9
Cannabis*
30,1
Autres substances illicites*
ET
Étendue
4,4
Score STAI**
45,21
9,90 26,00-72,00
Score CESD**
15,59
9,69
2,00-45,00
Recherche de nouveauté**
22,12
5,75
7,00-37,00
Évitement du danger**
18,02
6,89
0,00-30,00
Personnalité antisociale**
55,38
10,46 33,00-82,00
* Fréquence (en %) de consommation sur les 30 derniers jours de
l’échantillon total (n = 685).
** Score moyen des participants sélectionnés (n = 98).
TABLEAU II. — Résultats du modèle logistique
contenant la recherche de nouveauté pour le groupe
des consommateurs d’autres substances illicites.
Autres substances illicites
Variables
OR
RÉSULTATS
La fréquence d’utilisation des différentes substances
étudiées et les caractéristiques des participants sélectionnés pour les variables examinées sont présentées dans
le tableau I. Les hommes étaient significativement plus
âgés que les femmes (t = 3,398, ddl = 679, p = 0,001), et
avaient un niveau plus bas d’anxiété (p < 0,0001) ainsi
que de dépression (p = 0,024).
Pour tester le modèle d’automédication, chaque groupe
de consommation a été comparé au groupe des non-consommateurs. Étant donné les multiples comparaisons
effectuées, la correction de Bonferroni a été appliquée. La
comparaison consommateurs d’alcool versus non-consommateurs a montré que, ajustés sur le sexe, le niveau
d’anxiété et le niveau de dépression, les scores de recherche de nouveauté et d’évitement du danger n’étaient pas
associés à la consommation d’alcool qOR = 2,04, p > 0,05
et qOR = 0,36, p > 0,05). En ajustant sur les mêmes variables, la comparaison consommateurs de cannabis versus
non-consommateurs n’a également montré aucune association significative pour ces scores (qOR = 2,16, p > 0,05
Intercept
IC à 95 %
–
p*
0,018
Sexe
5,3
[0,47-60,3]
0,178
Score STAI
1,2
[0,23-6,71]
0,796
Score CESD
0,88
[0,15-5,17]
0,889
Recherche de nouveauté
8,4
[2,03-34,5]
0,003**
* Avant la correction de Bonferroni.
** Résultat toujours significatif après correction.
Pour tester le modèle de déviance sociale, les scores
de recherche de nouveauté, d’évitement du danger et le
niveau de personnalité antisociale ont été examinés. Des
ANOVA ont été réalisées pour chacune de ces variables
en prenant comme critère le groupe de consommation. En
corrigeant pour les multiples comparaisons, aucune différence significative n’a été trouvée entre les scores moyens
d’évitement du danger [F(94) = 1,467, p > 0,05] et les
niveaux
moyens
de
personnalité
antisociale
[F(94) = 2,538, p > 0,05] des non-consommateurs, des
consommateurs d’alcool, de cannabis et d’autres subs567
N. Chakroun et al.
tances illicites. Par contre, les scores moyens de recherche de nouveauté étaient significativement différents
[F(94) = 6,46, p < 0,05]. La méthode des contrastes a mis
en évidence une augmentation linéaire significative
(p < 0,0001) du score moyen de recherche de nouveauté
du groupe des témoins au groupe des consommateurs
d’autres substances illicites. Ces résultats étant consistants avec l’hypothèse du modèle de déviance sociale.
DISCUSSION
L’objectif de cette étude était d’examiner, sur des sujets
non cliniques et non sélectionnés sur des critères de
dépendance, s’il existait des problèmes affectifs ou des
traits de personnalité associés aux troubles liés à l’utilisation de substances psychoactives. De nombreuses études en population clinique ont montré que l’anxiété, la
dépression, la recherche de sensations et la personnalité
antisociale étaient associées à la consommation de substances (1, 3, 8, 17). L’intérêt de cette étude est de retrouver
ces traits comorbides dans une population dont la structure factorielle de la personnalité est similaire à celle de
la population générale française (13), dont le niveau
moyen d’anxiété correspond à la norme française et dont
la grande majorité n’a pas encore atteint l’âge le plus critique pour répondre aux critères de dépendance.
En se basant sur les hypothèses du modèle d’automédication, nous avons observé que les consommateurs de
substances illicites diffèrent significativement des nonconsommateurs pour le trait de recherche de nouveauté,
ce qui a été trouvé dans de nombreuses études (3, 17).
Cependant, ni l’anxiété ni la dépression ne diffèrent chez
les consommateurs et les non-consommateurs a contrario
des hypothèses du modèle d’automédication (6, 11) et, si
des remarques peuvent être faites, à juste titre, sur le fait
que l’âge moyen d’apparition des troubles dépressifs se
situe au-delà de l’âge de notre population, nos sujets ont
cependant l’âge moyen de présenter des troubles
anxieux. En revanche, le fait que les scores de recherche
de nouveauté augmentent linéairement du groupe des
non-consommateurs au groupe des consommateurs des
substances les plus déviantes va dans le sens du modèle
de déviance sociale. Ces résultats appuient davantage le
modèle de déviance sociale d’autant plus qu’aucun test
ne confirme de lien entre l’anxiété ou la dépression et la
consommation d’alcool alors que ce sont les bases
mêmes du modèle d’automédication. Ces résultats sont
similaires aux autres recherches argumentant que le trait
recherche de sensation (9) pourrait être associé à la consommation de substances (4) et notamment à la polyconsommation (19) avant la survenue de la dépendance.
L’interprétation des résultats de cette étude doit prendre en compte plusieurs limites méthodologiques. Premièrement, l’approche conservatrice consistant à corriger nos
résultats pour une inflation potentielle des associations
significatives due aux multiples comparaisons (erreur de
type I) nous permet de les interpréter avec une confiance
renforcée. Cependant, cette même approche peut expli568
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quer le manque de réplication de certains résultats observés pas des études antérieures. De plus, le fait de ne pas
vérifier par entretien structuré que tous les participants ne
répondent pas aux critères de dépendance n’exclut pas
définitivement d’autres mécanismes d’association entre
caractéristiques individuelles et consommation de substances. Cependant, les étudiants considérés étant parmi
les plus jeunes, un grand nombre d’entre eux n’a pas
atteint l’âge le plus critique pour risquer la dépendance
(18). Une autre limite de cette étude est la méthode transversale qui ne permet pas de mettre en évidence une relation causale entre les variables, il faut donc interpréter
avec prudence les résultats obtenus pour le modèle
d’automédication et notamment par rapport à l’ordre supposé de l’apparition des troubles. Pour tester au mieux la
relation existant entre la consommation de substances
psychoactives et différents facteurs de risque ou de protection, il faudrait une étude longitudinale ou transversale
répétée dans le temps sur un échantillon représentatif de
la population française. Les résultats actuels, fondés sur
une méthode transversale, pourraient donc être considérés comme un point de départ, sachant que les recherches
ultérieures pourraient suivre des sujets jeunes avant qu’ils
n’aient consommé des substances afin de mettre en évidence des traits de personnalité ou des troubles psychologiques pouvant prédire cette consommation.
CONCLUSION
La co-occurrence des troubles liés à la consommation
de substances psychoactives est un domaine d’étude
complexe pour diverses raisons. Les aspects méthodologiques à prendre en compte ont été présentés précédemment, mais il faut aussi considérer la complexité conceptuelle importante surtout dans les études portant sur la
personnalité. En effet, la personnalité est un concept très
complexe puisqu’il existe une cinquantaine de définitions
qui partagent toutes la caractéristique de décrire un système cohérent d’actions psychiques d’un sujet qui est
maintenu sur une durée (2). Si la méthode statistique met
sur le même plan les différents traits de personnalité, il ne
faut pas oublier que, d’un point de vue psychologique,
ceux-ci sont en fait hétérogènes. Certains sont liés à la
dimension biologique, d’autres au comportement,
d’autres enfin s’organisent en fonction d’un contexte
social. Tout ceci fait que, si l’on étudie, sur des populations
non cliniques, certains traits mais aussi les liens, de
comorbidité ou non, entre ceux-ci, il ne faut pas oublier
que la personnalité a pour fonction première d’intégrer
comme un tout chez l’individu, des représentations, des
émotions et des sensations hétérogènes. Parallèlement,
les problèmes affectifs peuvent être considérés dans une
perspective dimensionnelle ou diagnostique avec des
résultats parfois différents. Il faut donc prendre en compte
la question de l’opérationnalisation de l’anxiété et de la
dépression avec les contraintes méthodologiques soulevées précédemment pour faciliter les recherches ultérieures sur ce sujet.
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Consommation de substances psychoactives, problèmes affectifs et traits de personnalité
Remerciements. Les auteurs souhaitent exprimer leur gratitude
pour leur contribution au Professeur Hélène Verdoux, au Docteur
Antoine Pélissolo et à Mathilde Husky et Olivier Grondin.
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