PERGAUD Louis (1882-1915) - CRISES

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PERGAUD Louis (1882-1915) - CRISES
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PERGAUD Louis (1882-1915)
1) Le témoin :
Né le 22 janvier 1882 à Belmont, en Franche-Comté, Louis Pergaud fait des études pour faire
le même métier que son père, à savoir, instituteur. En 1900, alors qu'il n'a que 18 ans, ses
deux parents décèdent. Un an plus tard il est nommé. C'est en 1905 que Pergaud, alors
instituteur à Landresse (proche de Belmont), rencontre sa future compagne Delphine. Après
un premier mariage raté avec Marthe Caffot, Louis Pergaud épouse Delphine le 21 juillet
1910. Parallèlement à sa vie d'instituteur, il tente une carrière d'écrivain. En 1907, il s'installe
à Paris. A partir de 1909 les publications commencent jusqu'au succès en septembre 1912
de La Guerre des Boutons. Il est lauréat du prix Goncourt en 1910. Louis Pergaud est un
intellectuel et il fait preuve d'une certaine modernité que ce soit dans son oeuvre littéraire ou
son attachement à la laïcité. Louis Pergaud était-il athée? Tout du moins il ne s' intéresse
guère aux questions religieuses. Il aimerait une séparation de l'Eglise et de l'Etat effective (en
tant qu'instituteur on lui reproche sa laïcité).
La mobilisation générale est proclamée le 2 août 1914. Louis Pergaud est mobilisé dans le
166e Régiment d'Infanterie. Il part à Verdun le 3 août.
Louis Pergaud commence la guerre comme sergent à la 29e compagnie du 166e RI. Il va
recevoir son "baptême du feu" le 7 octobre 1914. Il occupe une tranchée à Fresnes-en-Woëvre
(20km à l'est de Verdun). Il est nommé adjudant le 9 février et affecté à la Compagnie Hors
Rang. Cela va lui permettre de s'éloigner un peu du front pendant deux semaines. Il devient
sous-lieutenant le 9 mars et est enfin officier. Ce retour en 1re ligne lui sera fatal. La 1re
Bataille de la Woëvre a lieu du 6 au 14 avril, attaques françaises vers la cote 233 pour prendre
Marchéville. Louis Pergaud meurt dans la nuit du 7 au 8 avril 1915, près de Marchéville, dans
la région de Verdun. Son corps n'a jamais été retrouvé. Une stèle avec son nom est situé près
de la côte 233.
Louis Pergaud est un acteur de la guerre des tranchées à part entière. Il a eu un contact direct
avec l'horreur de la guerre. Le quotidien occupe une place prépondérante dans son carnet. Et
même si Louis Pergaud n'est pas le poilu "de base", il n'en reste pas moins un témoin oculaire
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présent au front et dans la tranchée avec ses hommes. De ce fait son témoignage revêt un
intérêt particulier.
2) Le témoignage :
Sa femme, Delphine, a trouvé le carnet dans sa cantine. Il n'a pas été relu et il a fait l'objet
d'une seule mise à jour (2 avril 1915 p121: "Rentré au cantonnement et mis à jour le journal").
Après la publication d'extraits en 1938 dans Mélanges, ensemble de textes choisis par Eugène
Chatot, il faut attendre plus de cinquante ans une édition intégrale. Celle-ci intervient en 1994
grâce à l'association des amis de Louis Pergaud. Une 2e édition est réalisée en 2006. En 2011
le Carnet de guerre paraît au Mercure de France, l'éditeur de Pergaud qui publia son célèbre
roman La Guerre des boutons. La postface est signée Jen-Pierre Ferrini, un écrivain français,
qui est à l'initiative de cette nouvelle édition.
3) L’analyse :
Un romancier : 18 octobre: "le paysage automnal présente une mélancolie pleine de
douceur"; 20 octobre: "Dans les arbres rouillés, les geais passent."; 23 octobre: " l'adorable,
le bel automne! Le camp sourit sous le soleil – il est enfin sec."; 29 octobre " la lune sanglante
se couche."; 26 décembre: "Ah! Le destin est notre maître, nous ne pouvons rien contre ses
arrêts."
Toutes ces figures de style nous amènent à penser que Louis Pergaud n'écrit pas uniquement
pour lui. Il s'attend probablement à être lu et pas seulement par sa femme. Cela implique peutêtre une auto limitation, une auto censure de ses propos.
L'illusion avant les combats : Le moins que l'on puisse dire c'est que Louis Pergaud est
impatient d'arriver au front. Pour l'instant la joie de vivre est là. Il pense comme la plupart que
la guerre sera courte. 4 août 1914: "panorama magnifique" ;"enthousiasme de tous"; " on joue
au tonkinois, vie agréable"; "le 15eme corps flanche : fureur des hommes en l'apprenant".
Le consentement patriotique est bien présent avant les combats. Mais certaines rumeurs
choquantes commencent à l'ébranler dès le 29 septembre "plus de 2000 cadavres allemands y
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pourrissent; dans certains villages évacués bombardés, vides, les poules et les porcs en liberté
picorent et dévorent les morts". Le 3 octobre Louis pergaud arrive dans la tranchée sous un
"soleil magnifique". On peut dire que la tranchée va radicalement mettre à mal son
enthousiasme patriotique.
La désillusion : 4 octobre: "bombardement dans la nuit – les obus allemands sifflent audessus de nos têtes : ca vous fiche quand même un petit coup dans l'épigastre". A partir de là,
sa vie est régulée/rythmée par les combats.
7 octobre: "vers 3 h du soir je reçois le baptême du feu – une bonne demi-douzaine d'obus
éclatent sur nos tranchées et un éclat tombe à 10 cm de ma tête, me la couvrant de terre." 13
octobre: "mélancolie du soir"; 15 novembre: "tout le monde a un sac sur le dos – lents
fantômes ambulants."; 14 décembre: " Très déprimé, très abattu, rêvant du foyer de Landresse
et de Delphine – tiendrai-je jusqu'au bout "; 4 janvier: "sensation d'écrasement, spleen".
L'horreur est de plus en plus présente. 3 janvier: " les 2 premiers horriblement mutilés sont
projetés hors de la tranchée [...] Il pleut toujours et c'est sinistre [...] on parle de la journée ,
malgré tout, la gaieté revient"; 17 mars (p108): "on parle un peu de l'attaque de Marchéville.
Ce sera bientôt mais cela se fera stupidement et nous serons fauchés."
L'arrivée au front provoque progressivement un glissement dans l'état d'esprit de Louis
Pergaud. Il prend conscience de l'horreur de la guerre et de sa stupidité. La phrase laconique
pour signaler son anniversaire (22 janvier: "Et j'ai eu 33 ans ce matin.") montre un homme en
train de perdre ses repères, ses valeurs. Heureusement son affectation, la 9 février, à la CHR
pendant une quinzaine de jour lui permet de faire remonter son moral ( pause régénératrice). Il
va à Verdun ( "Beau soleil, journée magnifique" ) se faire refaire des vêtements et faire des
courses. Il dîne avec les officiers de l'artillerie. Louis Pergaud prend du recul et apprécie. Il
est même invité à une soirée avec le capitaine. Son retour dans les tranchées le 9 mars
intervient juste avant l'attaque de Marchéville "suicidaire", qui va encore faire augmenter son
incompréhension d'un cran.
L'attaque de Marchéville: "la boucherie". 18 mars (p110): " Ferret tombe la tête fracassée par
une balle en plein front. La cervelle jaillit et le sang s'écoule à flots dans les mares d'eau qui
rougissent" " Quel étonnement! P3 n'est qu'un cirque sanglant."; "le soir est sanglant – les
râles – les appels". Le bilan humain est énorme pour le régiment "111 morts - 250 blessés et
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autant de disparus". le 24 mars on prépare une nouvelle attaque qui a lieu le 27 mars (p117):
"La situation redevient très critique. 9, 11, 12 sont encerclés. [...] Une 3e contre-attaque boche
a fait reculer les 3 Cies avec de fortes pertes en P3."; le 28 mars (p118) "On a relevé les
blessés; Quelques uns gisent encore entre les lignes avec des tas de morts."
Les informations au compte goutte et les rumeurs : 4 aout 1914: "On parle en sourdine
d'exécutions à la citadelle – espions pincés"; 27 septembre 1914 bataille de l'aisne "des bruits
circulent, nous attendons anxieusement des nouvelles: il paraît que cela va bien";1er octobre
1914 "Nouvelles contradictoires sensationnelles – ça irait très bien paraît-il." 2 octobre 1914
"Il paraît que ça va très bien sur l'aisne et autour de nous mais rien d'officiel." 10 novembre
"De Barge revient de Verdun, il n'y a de blagues que pour lui." 13 novembre " Nous
apprenons que trois tranchées de Pintheville ; prises par les Boches, ont été reprises par nous"
Dernière phrase du carnet le 6 avril (p123): "Marchville serait repris et nous aurions
également avancé du côté de Combres. Mais rien n'est confirmé."
Louis Pergaud est très intéressé par toutes les informations et les rumeurs concernant
l'avancée militaire. Il y a une véritable attente de la progression des troupes alliées.
L'évènement dépasse les hommes qui cherchent du coup des réponses à leurs interrogations.
La fatigue : La vie de soldat est par nature fatigante et de nombreuses mentions de Louis
Pergaud à ce sujet le dénotent. Mais c'est surtout à partir de l'arrivée dans les tranchées que la
fatigue va devenir un problème de plus en plus important. 5 octobre " Pas dormi de la nuit";
"Çà fait deux nuits sans dormir."; 31 octobre "Repos ou semi repos" le repos total n'existe pas
dans la tranchée. 11 novembre: "Rincés, on dort tout de même de 1h à 7h du matin." 6 heures
de sommeil repésentent une bonne nuit... 16 novembre: "Repos. Oui, à peu près du repos."; 4
décembre: "Au jour, éreinté, je m'endors sans avoir la force de manger."
La pluie/ l'humidité : 20 octobre: "Je vais essuyer mon linge au feu des cuisines."; "humidité
perpétuelle"; "nous pataugeons dans la boue grasse d'argile et de marne"; 28 novembre: "Pluie
terrible toute la nuit"; 28 decembre: "essuyer une terrible averse, grêle, giboulées, qui nous
glace jusqu'aux os" La pluie est omniprésente. Parfois il y a même de la neige (25 novembre,
19 janvier). L‘humidité ambiante rend difficile le séchage du linge. La boue au sol rend la
moindre marche exténuante.
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Le froid : Il y a beaucoup de mentions à propos du froid. Cet élément naturel participe à la
lassitude générale. 20 novembre: "froid glacial. Brrr!"
Les problèmes d'hygiène et de santé : Dès la mobilisation on ne peut pas dire que les
conditions d'hygiène soient irréprochables. 4 août 1914: "wc odorants"; "coliques"; "crise de
foie". Mais on assiste à une véritable dégradation des conditions dans les tranchées. Cela
devient exceptionnel de se laver puisqu'il prend la peine de le signaler dans son journal. 11
octobre : "Que c'était bon de se laver après huit jours passés dans la crasse."
Ces conditions vont provoquer des maladies chez les soldats. 9 octobre: "Il y a des cas de
typho et des diarrhées suspectes !"; le 13, deux évacués; 4 janvier: "40 malades environ à la
compagnie".
Il essaye d'améliorer les conditions d'hygiène dans sa section (fait construire des lavabos,
tables, etc).
Louis Pergaud est souvent malade et a des problèmes de santé récurrents. 23 novembre: "Le
soir en allant aux tranchées, douleur atroce, pieds talés impossible [de] marcher.[...] Au matin
j'ôte bandes et souliers et tout le jour je reste déchaussé. Le soir ça va mieux."; 18 octobre:
"Mes coliques s'accentuent, Dieu que c'est emm...!" les "mauvaises nuits" se multiplient. 20
fevrier: "J'ai été très mal fichu ces temps-ci – rhume – grippe – courbature – fièvre – sueurs la
nuit.";. Mais Pergaud n'utilise pas du tout ce facteur pour essayer d'échapper à la guerre. Il
veut participer à cet évènement exceptionnel jusqu'à la victoire promise courte et facile.
La tranchée : 29 octobre "prise des outils et en route pour la tranchée – le petit chemin, la
boue – les boyaux étroits où l'on entre à la queue leu leu, enfin la tranchée." 2 novembre:"les
obus pleuvent comme d'habitude jusqu'au soir." 5 novembre: "A certains endroits, on enfonce
jusqu'à mi-jambes." 13 novembre: "Nous entrons dans le petit boyau abri où nous sommes si
serrés et si mal à l'aise. [...] Pluie – les hommes ont peur de se perdre et n'osent aller
communiquer avec le lieut" Il règne une certaine confusion dans la tranchée. 1er décembre:
"Crottés jusqu'aux cuisses et trempés, nous ne pouvons fermer l'oeil". 11 décembre: "nuit
atroce sous la pluie, dans l'eau, la boue et la merde." 12 janvier: "après avoir fait serrer les
hommes, on arrive à me faire une petite place où je dois rester 11 heures, ni assis, ni debout,
mais vaguement accroupi les pieds dans l'eau, les fesses sur une banquette humide." Les
conditions sont quasi inhumaines et plus le temps passe plus elles se dégradent.
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L'angoisse et l'attente permanente : 4 août 1914: " je dois me tenir prêt à partir; finalement
nous ne partons pas"; 1er octobre: "Nous ignorons la date de notre départ"
Cette tension est accentuée en arrivant dans la tranchée. 6 octobre: "l'attente dans le froid du
matin, sous la pluie, couchés dans les chaumes." Louis Pergaud apprend à vivre au milieu de
bombardements continuels (7 octobre: "le bourdonnement de mouches de balles."). La guerre
de tranchées est terriblement usante. En plus il n'y a jamais d'avancées significatives. Cela
donne l'impression que l'on se bat pour rien. 9 octobre: "Nous reculons à peine de 300m et le
terrain sera réoccupé ce soir".
24 octobre "Le bruit court que nous repartirons bientôt."; 25 octobre "Mais repartirons-nous?
Est-ce bien sûr?"; 11 novembre: "une grosse heure d'attente sous la pluie et le vent à la sortie
de Riaville"; 21 décembre: "Legouis vient et recommande de redoubler de vigilance."; 26
décembre: "Le cycliste Connore passe à 8 h et nous annonce que nous allons prendre
l'offensive – ce sera peut être aujourd'hui l'attaque de Marchéville." 8 mars: " Rien de neuf au
sujet des opérations militaires – je rencontre Briollet du génie qui me dit que tout est prêt et
que vraisemblablement ce sera autour du 15." 18 mars (p111): "Toutes les 5 mn on risque de
subir le sort de Ferret."
19 mars (p113) : "anxiété générale" on ne sait pas si le contre ordre qui doit éviter un
massacre va arriver à la 1re compagnie avant le début programmé de l'assaut. Stress général.
Il y a de nombreuses fausses alertes. Tout ça maintient les troupes dans un état de tension
permanente.
"quand cela finira-t-il?" Comment peut-on supporté de telles atrocités? Sur quels éléments
s'appuie Louis Pergaud pour tenir malgré le froid, la pluie, les maladies, l'horreur, la tension?
Les ressorts matériels et psychologiques :
Le consentement patriotique :
Louis Pergaud rentre en guerre avec une énorme conviction. Il veut participer activement à cet
affrontement. On pense que ce sera rapide et que les pertes seront limitées. 4 août 1914: "le
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peloton spécial se forme. Je demande à en faire partie."; 25 octobre: "bien que je sois content
de repartir, je n'en éprouve pas moins une certaine émotion à quitter ce camp où nous avons
coulé une quinzaine si reposante."; 18 mars (p109): "Larant fait un petit drapeau avec un
carton et je ne sais quoi encore pour le planter dans Marchéville."
Ensuite un effritement progressif, une usure lente de ce sentiment patriotique va avoir lieu.
D'abord il le constate chez les autres: 10 mars (p104): "Je cours à Haudiomont pour dire au
revoir et serrer la main à Moro. Il est un peu fiévreux et agité mais ne va pas trop mal. Je
souffre, me dit-il, mais je suis bien content tout de même pour des tas de raisons."; 12 mars
(p105): "En somme, le champ d'honneur ce n'est jamais que de la m... et des betteraves
pourries." ( pas de lui ).
Ensuite, après la boucherie de l'assaut de Marchéville c'est lui qui doute: 19 mars (p112) à
propos du bilan humain considérable de l'attaque de Marchéville: "Et pourquoi, pour que le
con sinistre qui a nom Boucher de Morlaincourt ait sa 3e étoile. La prise de Marchéville ne
signifie rien, rien. Il est idiot de songer à prendre un village et des tranchées aussi
puissamment protégées avec des effectifs aussi réduits, chaque poilu fût-il brave comme 3
lions. Le soir, la 1re Cie seule doit recommencer l'opération. C'est ridicule et odieux!".
Pergaud ne parle pas de désertion ou de pacifisme, il veut une politique plus mesurée de la
part des états-majors. Un soldat peut mourir pour la France mais pas n'importe comment,
mais pas inutilement. Dans l'acceptation courante le "patriote" est prêt à donner sa vie pour
son pays. Louis Pergaud n'est donc plus patriote?
La propagande et l'entretien du moral des troupes : Dès le début de la guerre des rumeurs
circulent pour vivifier la haine de l'ennemi. 4 août 1914 "Les atrocités des Allemands à Etain
et ailleurs".
On procède à des distributions d'alcool pour maintenir le moral des troupes. On offre des
cadeaux de Noël. 24 décembre: "paquets surprises aux hommes et effets chauds avec lettres
des donatrices".
Les hommages aux soldats morts font aussi partie de ce système de manipulation. On souhaite
par ce biais accroître l'envie de vengeance. 30 décembre: "Le soir allocution du capitaine qui
rappelle les noms des soldats de la Cie morts depuis le début de la campagne – émotion de
tous" " distribution de 150 frs aux soldats de régions annexées."
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Le recours à l'alcool est très fréquent : le 6 octobre, du rhum est distribué au repas et Louis
Pergaud s'achète une bouteille de vin au bar. 20 Octobre: "Il faut voir s'allumer la frimousse et
les yeux de certains gars du Nord, quand on appelle"au pinard" ou "à la gnole"; "15 janvier:
"Nous n'avons même pas une goutte de vin"; 18 janvier: " De Barge prend rhum sur rhum,
Raspail sur Raspail, et finalement est un peu lancé"; 23 janvier: " Les poilus rouspètent pour
le vin : il est vrai que ce qu'on touche actuellement comme viande et vin est plutôt réduit."
L'alcool est un produit nécessaire pour supporter les horreurs, le froid, la pluie, la fatigue. On
en prend également juste avant l'assaut pour se donner du courage: lors de l'attaque de
Marchéville: " une goutte de rhum me remet à peu près".
La pression disciplinaire : 4 aout 1914 "Une exécution au champ de tir de la Blancherie pour
abandon de poste : au petit jour dans la brume et sous la pluie – le condamné meurt
courageusement."; "un sergent soupçonné de mutilation volontaire insulté par des majors,
sans preuve"; 17 octobre: "les uns prennent 4 h parce que les autres oublient de les relever"; 9
novembre: "Interrogatoire et déposition de Malatré qui passera au Conseil de Guerre pour
abandon de poste." 25 janvier: " De Baichis ne serait peut-être pas tout à fait aussi charmant
qu'il en a l'air. Service, service, il fouine partout, voit tout et sans bruit vous le fait remarquer,
mais on sent bien qu'après les avertissements c'est la punition."
Les lois et le système militaire ne laissent pas grande place à la contestation. La vision de
l'exécution est sans aucun doute marquante. On sait ce qui peut arriver si l'on déserte ou si on
ne respecte pas les ordres. Louis Pergaud subit une pression continuelle de ses supérieurs.
Les relations avec les supérieurs : 29 septembre "l'adjudant Delaweure, nommé lieutenant,
vient nous voir et nous serrer la main. Nous prenons un verre ensemble à la cantine"; 4
octobre " Causeries avec mon chef de section, lieutenant Boizeau sorti de Saint-Cyr cette
année: il est bourguignon et nous sympathisons."
Les bonnes relations que Pergaud entretient avec certains de ses supérieurs viennent en partie
de sa notoriété d'écrivain. 1er janvier : "Le colonel en effet se souvient de mon livre et de mon
nom qu'il a lu dans les journaux."; 11 février: " Remis au colonel De Goupil à Margot et La
revanche"; 21 octobre "le capitaine me remercie de la préface que j'ai écrite à son journal".
Elle lui vaut d'ailleurs également une certaine distance par rapport à ses hommes. 1er janvier:
" légère attrapade avec Ferret qui a déclaré qu'il n'était pas de notre caste."
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A côté de ces relations parfois même amicales, il a avec d'autres de ces chefs des relations
beaucoup plus tendues. 28 septembre "Jean n.d.d. Devient de plus en plus insupportable [...]
être de jour est un supplice"; 9 janvier: " le capitaine a une nouvelle saute d'humeur et il
s'énerve du retard de la 1ere section d'abord, de la malpropreté des sacs ensuite; c'est moi qui
écope et cela commence à m'échauffer les oreilles"; 21 novembre: " visite du Capitaine qui
m'engueule comme d'habitude – mes sentinelles ont tiré sur un homme égaré de la 6e"; 3
octobre " Le major brute de la gare se nomme Chaudoye."
16 décembre: "A 2h j'apprends que j'ai 15 jours d'arrêts pour ne pas connaître qui a volé des
poules dans un poulailler voisin de notre cantonnement – il importe peu qu'au moment du vol
toute la section était là et que j'étais malade, incapable de faire un mouvement [...] Je suis
écoeuré d'une telle injustice."
Les relations avec ses hommes : 9 octobre: "la marche en retraite avec des hommes qu'il
fallait soutenir, guider, encourager comme des enfants." Il prend à coeur son rôle et son
devoir de mener ses hommes. Mais cela montre aussi qu'il ne se considère pas comme le poilu
de base.
1er novembre "les hommes roupillent, je veille." Il a un vrai sentiment de responsabilité
envers ses hommes que ce soit d'un point de vue moral ou organisationnel.
2 décembre : "à 10 h 1/2 comme je sommeille vaguement, les pieds gelés, on vient m'avertir
que Gautier qui vient de recevoir une balle au cou, demande à me serrer la main avant de
mourir – je cours en baissant le dos. Legouis l'a pansé. Il va un peu mieux et je crois qu'il s'en
tirera. Nous restons près de lui."
17 décembre : " je case comme je peux mes malheureux poilus transis, navrés, pour qu'ils ne
soient pas visibles des Boches [...] De mon trou je supplie mes poilus de ne pas se montrer –
pas de malheur heureusement" 12 janvier: "C'est terrible pour caser les hommes" " Enfin je
rejoins mes poilus". 16 mars: "je déjeune et je dors avec 5 ou 6 poilus dans mon abri".
1er janvier : "souhaits à Legouis – souhaits aux hommes"
2 janvier : "il y a à la section 2 ou 3 tire-au-cul dont il faudra absolument la purger – entre
autres Vancauvenbergue qui ne sort de l'infirmerie que pour venir gueuler et mettre le
désordre."
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Même si on a que son point de vue, on peut émettre l'idée que Louis Pergaud était sûrement
considéré comme un chef légitime par ses hommes. Il partage tout avec eux. Les liens qui se
sont créés dépassent de loin les simples relations hiérarchiques. En effet Pergaud est proche
de ses soldats. Même s'il les punit parfois, on sent que ses hommes sont aussi ses camarades
(21 octobre "Tous charmants camarades").
L'assouvissement des besoins sexuels des hommes : 8 mars (p102) Les bouges de
Manheulles. "C'est là que les soldats vont de préférence sous prétexte que la grognasse est
facile ; mais le serait-elle 10 fois plus qu'elle ne les satisferait pas tous"
Le sentiment de camaraderie/ la vie en groupe : D'entrée, tout est fait pour que les soldats
créent des liens entre eux. 4 août 1914 : "repas en commun"; "promenades"; "exercices" tout
se fait en groupe. On veut souder les hommes. La cellule essentielle est la chambrée. 5 aout
1914 changement de chambrée: "bonheur de trouver quelqu'un qu'il connaît"
Les chants, les jeux de carte, le jeu du bouchon sont des vecteurs de cette camaraderie. 13
octobre "le soir sous la tente les sergents chantent"; 5 novembre: "Je fais ma correspondance
et relis mes classiques. Pour charmer les heures les hommes chantent et plaisantent."; 24
décembre: on fait le réveillon "ça dégénère un peu"
Cette solidarité est bien réelle : 19 octobre émotion face à la mort d'un camarade: "les larmes
nous mouillent les paupières"; 25 octobre "serrement de coeur au moment de se séparer" :
utilisation du nous de plus en plus fréquente. On est confronté à la guerre ensemble. Pour
survivre il faut rester ensemble.
Il y a un véritable partage entre les hommes des choses qu'on reçoit de l'extérieur et autres: 30
octobre "Gautier [...] m'offre du beurre pour manger avec mon pain – il l'a reçu hier - [...] je
lui donne du chocolat."; 2 novembre: "Jus au réveil offert par la 3e et 4e sections"; 24 janvier:
"Braconnot a reçu un colis énorme et il nous offre de délicieuses madeleines et des
oranges.";18 novembre: "Charleux, sergent aux mitrailleuses, notre ancien camarade de
peloton, vient nous inviter à l'aller voir. Il a découvert quelque part sous des décombres
quelques bouteilles qui ne sont pas fatiguées et dont il veut nous faire fraternellement
profiter."
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On partage vraiment tout : "Leclers Eloi, cuisinier de la 3e section, vient saoul comme trois
polonais nous souhaiter la bonne année – il a "fait" une gonzesse à Manheulles et veut nous
mener chez elle : tarif 10 frs."
L'entraide et le partage sont/deviennent une norme : 7 novembre: "A la soupe, les hommes se
plaignent que la 9e escouade qui a pu arracher des pommes de terre n'ait pas partagé et a tout
bouffé à elle seule, alors qu'à Manheulles, eux ont tout donné pour la section."
On s'unit aussi dans la contestation du bien fondé des décisions d'en haut: 20 mars (p113)
"On parle de la folie dangereuse de Boucher de Morlaincourt, de l'odieux de l'attaque, des
camarades morts" 21 mars (p114): "Le soir on se réunit pour chasser le cafard et plaisanter sur
les crétins de la division de marche qui nous envoient à la mort sereinement alors qu'eux se
terrent jusqu'aux Blusses au moindre danger".
Cela passe aussi par des querelles/chamailleries sans grandes conséquences: 9 novembre
"Dans la nuit, un des poilus couchés au-dessus, pisse sur place – flemme de descendre. [...]
Après recherches, le nommé Maillot est convaincu du crime et Oudin l'envoie dans la nuit et
sac à dos prendre la faction à la porte.[...] Vers 4 h comme le pisseur est transi, on l'autorise à
rentrer."; 22 novembre: "A Manheulles, dans la chambre de la popote, de Barge rouspète
parcequ'on y vient en dehors des heures de repas"
Les relations avec l'arrière : 22 octobre : "Reçu colis : tricot, passe-montagne, chocolat de
Persky , etc. Joie du déballage – 6 lettres dont 2 de Delphine." 3 novembre: "Le vaguemestre
doit maintenant aller chercher les lettres à Haudomont, mais voilà 4 jours que l'on a rien reçu,
sauf quelques colis – je n'ai rien. C'est ça qu'on appelle organiser le service en vue de faire
parvenir rapidement la correspondance aux Armées. Ridicule et odieux." Les notes
concernant la réception de colis ou de lettres sont très nombreuses et révèlent l'importance de
ce moment de la journée pour les soldats.
Il reçoit des lettres très souvent de la part de personnes variées. Mais c'est toujours avec une
grande tendresse qu'il considère les lettres et colis de "sa" Delphine. Ils entretiennent une
correspondance quasi journalière avec elle. Cette relation est un des éléments essentiels de
l'équilibre mental de Louis Pergaud face à la guerre. 27 novembre: "voulu envoyer une lettre à
Delphine. Trop tard, il faut qu'elles partent avant 10h et ce c... de Toréano ne m'en a pas
averti. J'en pleurerais de rage. Pauvre gosse qui va attendre sa petite lettre quotidienne."; 22
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décembre : "Gros colis de Delphine, moult provisions de choix – joie émue" 24 décembre: "Je
m'endors et je rêve d'elle, de ses tendresses." 4 janvier 1915: "Je reçois le colis de ma bonne
petite gosse et j'éprouve une joie particulière à déballer une à une les choses qu'elle a
touchées, sur lesquelles sa sollicitude d'amante s'est penchée."
2 avril (p120) : "Envoyé à Delphine sa bague en aluminium et un mandat-carte de 400 frs"
Louis Pergaud prend soin de son foyer malgré son absence et sa distance.
Le 8 octobre 1914, il sent que cette journée sera peut être la dernière. Il laisse donc un
message d'adieu à sa femme dans son carnet. Il dit qu'il n'a pas peur, il tient le rôle de
défenseur de la patrie, celui là même qu'il avait en partant à la guerre. Il est prêt à mourir pour
elle. C'est l'image qu'il veut laisser "Ça continue, je lâche le crayon pour le flingot et Vive la
France!"
La religion : 24 janvier : "Un ss-lieut de réserve, curé de son métier, veut le convertir car il
n'a jamais été baptisé et ce soir il doit être baptisé. Il nous raconte ses impressions d'hier en
voyant le type (le curé) entrer dans la guérite ( le confessionnal) et chuchoter avec un autre."
C'est la seule mention touchant à la religion dans son carnet. Louis Pergaud revendique la
laïcité ce qui lui a déjà valu des problèmes quand il enseignait dans un village catholique. Il
n'a, apparemment, pas du tout recours à la religion comme ressort pour supporter/tenir la
guerre.
Louis Pergaud voit dans la guerre une compétition.
-dans son camp pour son avancement : 29 octobre : "Le capitaine veut me proposer comme
adjudant" Sa carrière militaire est importante à ses yeux. 30 novembre: " Le lieut Ferry va
partir et Legouis cherche à ce que ce soit moi qui sois nommé pour le remplacer. Charmant
garçon. J'attends."; 2 décembre: "je suis proposé pour ss-lieut. Un ss-off de la 1ère l'est
également. Qui l'emportera?"; 9 février: "Le capitaine Rouzade me propose le poste
d'adjudant de bataillon que j'accepte"; 9 mars (p103): "Ma nomination vient d'arriver. Joie et
félicitation".
- contre les allemands : 3 février : "l'équipe boche renouvelée tire continuellement" Le
terme équipe est révélateur de son esprit de compétition. D'ailleurs, les allemands ne
transparaissent pas comme inhumains à ses yeux.
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Haine de l'ennemi ? L'ennemi est nommé soit "allemands" soit "boches". 22 octobre :
"Guillonneau me cite le cas d'un réserviste à Etain qui, devant un Allemand blessé et se
lamentant, défit son paquet de pansements et, après avoir soigné l'homme, rejoignit au pas de
course sa compagnie; par contre une brute d'ici en acheva un, il a bien une tête à ça."
19 décembre: "Pas de conversation avec les Boches comme il est arrivé avant-hier à la 12e
entre les tranchées" La proximité et un partage de la même souffrance entraine des échanges
qui vont à l'encontre d'une image de la guerre bipolarisée entre bien et mal, où les ennemis
sont considérés comme des animaux.
14 février : "Un Boche prisonnier, grand gaillard solide, est passé ce matin dans Manheulles
entre 4 poilus, baïonnette au canon. Il marchait d'un air décidé et les hommes faisaient la haie
sur son passage"
Le 29 mars (p119) : "Mistralet avec 3 brancardiers veut aller relever en avant de P3 un de nos
blessés. On hisse le drapeau de la Croix-Rouge et il se dresse sur le parapet. Les Boches n'ont
pas tiré. Calme, Mistarlet s'avance jusqu'au blessé, salue, charge son homme sur le brancard et
resalue en s'inclinant. Les Allemands lui rendent son salut. Leurs têtes apparues un instant au
haut du parapet se rabaissent. On a plus tiré de la journée." Malgré toutes les horreurs il reste
une certaine humanité des deux côtés.
On ne peut vraiment pas dire que Louis Pergaud considère les allemands comme des soushommes. La haine de l'ennemi n'est pas un facteur déterminant dans la motivation et
l'endurance de Louis Pergaud. Il est vrai que dans son carnet il animalise ses adversaires
("cochons") mais à une seule reprise. Le 15 mars (p106): "Ces cochons de Boches ont repéré
la route" Est-ce la propagande qui fonctionne? Peut-être, mais ce jour là Louis Pergaut est
passé très près de la mort: "Les balles nous sifflent aux oreilles et une vient se loger entre
Buisson et moi qui sommes pourtant collés l'un à l'autre, sans blesser ni l'un ni l'autre." La
"brutalisation" entraîne-t-elle la haine?
Renaud CAUSSE (Université Paul-Valéry Montpellier III)

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