Introduction - Des gestes, des mimiques et des mots pour

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Introduction - Des gestes, des mimiques et des mots
pour dire, apprendre et comprendre
Michèle Guidetti
Enfance / Volume 2010 / Issue 03 / September 2010, pp 227 - 237
DOI: 10.4074/S0013754510003022, Published online: 22 September 2010
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Michèle Guidetti (2010). Introduction - Des gestes, des mimiques et des mots pour dire,
apprendre et comprendre. Enfance, 2010, pp 227-237 doi:10.4074/
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Introduction Des gestes, des mimiques et des mots
pour dire, apprendre et comprendre
Michèle GUIDETTI1
RÉSUMÉ
La multimodalité de la communication renvoie aux différentes modalités
expressives et non-verbales qui permettent de communiquer avec autrui ; ainsi,
gestes de la main et de la tête, mimiques faciales et regards complètent et/ou
nuancent le message verbal. L’idée de considérer que le développement de la
communication est multimodal est récente ; en effet, les progrès technologiques
mais aussi une façon différente d’envisager des modèles relatifs au développement
ou au fonctionnement de l’adulte ont permis de faire émerger de nouvelles
questions de recherche et de nouveaux faits. Ainsi, les travaux réalisés au cours
des vingt dernières années montrent que la prise en compte de la multimodalité
permet d’accroître nos connaissances non seulement à propos du développement
de la communication et du langage mais aussi à propos des mécanismes
d’apprentissage sur autrui et sur le monde.
L’objectif de ce numéro thématique d’Enfance est de présenter des travaux
réalisés par des spécialistes au plan international du domaine en provenance tant
d’Europe francophone et anglophone que des États-Unis et du Canada. Les
recherches présentées portent à la fois sur le développement typique et atypique
et ont des retombées à la fois en termes de recherche fondamentale pour mieux
comprendre le développement tant normal que troublé mais aussi en termes plus
appliqués pour esquisser des pistes tant au niveau de l’évaluation que de la prise
en charge des enfants avec troubles et handicaps du développement.
MOTS-CLÉS : GESTES, ÉMOTION, COMMUNICATION, LANGAGE, DÉVELOPPEMENT
TYPIQUE ET ATYPIQUE
1 Université de Toulouse, UTM, Octogone-ECCD, Pavillon de la Recherche, 5 allée
A. Machado, 31058 Toulouse Cedex 9; Email: [email protected]
nfance n◦ 3/2010 | pp. 227-237
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Michèle GUIDETTI
ABSTRACT
Gestures, facial expressions and words
for talking, learning and understanding
Multimodality refers to the different expressive and nonverbal modalities that
allow us to communicate with others: hand and head gestures, facial expressions
and gazes all serve to complement and/or nuance the verbal message. The
idea of regarding communicative development as multimodal is relatively new.
Technological progress, plus a different way of considering models of child
development and adult psychological functioning, has led to the emergence of
new research questions and new facts. Investigations conducted over the last
twenty years have shown that taking multimodality into account allows us to
increase our knowledge not only about the development of communication and
language but also about the mechanisms for learning about others and about the
world.
The aim of this thematic issue of Enfance is to present studies conducted by
internationally renowned experts not just from French- and English-speaking
countries in Europe but also from the United States and Canada. These
studies, covering both typical and atypical development, have consequences for
both fundamental research, with regard to our understanding of normal and
pathological development, and applied research, with regard to possible new
assessment and intervention strategies for children with developmental disorders.
KEY-WORDS: GESTURES, EMOTION, COMMUNICATION, LANGUAGE, TYPICAL AND ATYPICAL
DEVELOPMENT
Introduction - Des gestes, des mimiques et des mots pour dire, apprendre et comprendre
Parler, converser, communiquer implique bien évidemment l’utilisation du
langage, caractéristique spécifique de notre espèce, mais aussi l’utilisation de
toutes les modalités non-verbales et/ou non linguistiques qui constituent la
richesse des échanges humains dès la naissance. Même si ceci a été souligné
depuis longtemps (cf. les observations de Darwin sur ses propres enfants, les
descriptions du développement précoce faites par Wallon etc.), l’analyse fine et
la conceptualisation de cette multimodalité de la communication est récente en
particulier chez l’enfant. Il est nouveau de considérer conjointement et finement
différentes modalités expressives qui peuvent participer, aider ou encore enrichir
la production discursive ou la résolution de la tâche. De quoi est-il question
précisément ? De tous les comportements non verbaux qui accompagnent le
discours (gestes, mimiques etc.), de ceux qui peuvent remplacer la parole pour des
raisons diverses (cas des personnes sourdes, des personnes qui communiquent à
distance, dans le bruit), des variations « non linguistiques » de la parole (prosodie,
expression vocale émotionnelle). Une telle perspective doit prendre en compte les
« contraintes pragmatiques » (cf. Guidetti & Dessalles, 2008) de la communication
à la fois en termes d’acquisition et de développement ; en effet, dans ce cadre,
le langage devient un phénomène à la fois discursif, communicatif et social
où il devient possible de faire une distinction entre la forme, la structure d’un
message et sa fonction, entre d’autres termes entre qui est dit et ce que cela
signifie précisément dans le contexte de l’interaction. Ceci renvoie également à
la flexibilité et l’adaptabilité du comportement (verbal et non-verbal) humain et
permet de considérer le langage en termes d’adaptation (Verschueren, 1999) : la
signification n’est plus ni dans la structure de la langue, ni dans les caractéristiques
de la situation mais entre les individus, ce qui implique qu’elle soit négociée
et variable. Dans ce contexte, parler et plus généralement communiquer c’est
adopter un comportement régi par des règles complexes dans une situation de
communication donnée.
Les travaux récents sur ces questions et adoptant cette perspective ont
permis le renouvellement des méthodes d’études qui se focalisent sur des
comportements réels dans des situations d’interaction « naturelle » ou aménagée.
Les avancées récentes dans le domaine de la multimodalité peuvent être
regroupées dans trois secteurs non exclusifs : le développement du langage et de
la communication, l’acquisition de connaissances sur autrui et sur le monde. Ces
trois perspectives sont chacune illustrées par plusieurs articles dans ce numéro
thématique.
DES GESTES ET DES MIMIQUES POUR COMMUNIQUER
C’est le domaine du langage et de la communication qui a été de loin le
plus exploré. Les premières observations du jeune enfant (ex. Darwin, 1877)
mettaient déjà l’accent sur les moyens non-verbaux (gestes et mimiques faciales
émotionnelles) dont disposent les nourrissons pour communiquer avec leur
entourage avant de parler. Par la suite, il semble que les chercheurs qui se
sont intéressés à l’acquisition du langage aient totalement délaissé les modalités
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non verbales de communication pour considérer que l’enfant passait d’une
communication gestuelle au langage verbal – plusieurs ouvrages font d’ailleurs
figurer cet intitulé dans leur titre (ex. Volterra & Erting, 1990 parmi d’autres). La
thèse de la multimodalité du langage (Goldin-Meadow, 1998 ; Kita & Özyürek,
2007 ; McNeill, 2000) postule l’existence d’un processus unique mêlant différents
types de représentations (linguistiques et gestuelles) et aboutissant à la production
d’un énoncé multimodal où ce sont tout à la fois les mots et les gestes du locuteur
qui exprimeraient ces représentations. La synthèse de S. Goldin-Meadow dans
ce numéro spécial constitue une élégante illustration de cette perspective qui
s’appuie ici à la fois sur le développement typique et sur le développement de
l’enfant sourd. Dans le développement typique, les moyens non linguistiques
de communication sont, de par l’incapacité du tout jeune enfant à parler, très
majoritairement utilisés seuls ou combinés avec des vocalisations puis des mots
au cours des deux premières années (Guidetti, 2002). Cette prise en compte des
modalités non verbales est décrite par Bruner par exemple (1975) dans le cadre
d’une continuité entre la période prélinguistique et linguistique : le langage de fait
ne constituerait pas une « révolution communicative » car bien avant l’apparition
des premiers mots, l’enfant exprime ses besoins et son intention de communiquer
par des moyens non linguistiques.
On sait maintenant que les gestes du jeune enfant jouent un rôle crucial dans
les acquisitions langagières, à l’âge où se met en place un système intégrant paroles
et gestes et se manifestant en particulier à travers les combinaisons entre les
gestes et les mots (Capirci, Iverson, Pizzuto & Volterra, 1996 ; Goldin-Meadow &
Butcher, 2003). Par ailleurs, il semble que la gestualité dans sa dimension
coverbale, loin de régresser après l’âge de deux ans, se transforme et continue
à se développer tout au long de l’enfance au fil des acquisitions langagières
(Colletta, 2004 ; Colletta, Pellenq & Guidetti, 2010 ; Gullberg, de Bot &
Volterra, 2008). En grandissant l’enfant va donc accroître le répertoire de ses
modalités communicatives (gestes co-verbaux, gestes pouvant se substituer au
langage, etc.) qu’il va pouvoir combiner ou non avec le langage verbal. C’est
la combinaison de ces différents registres et le choix d’utilisation que l’enfant
va en faire qui va caractériser le développement. Les chercheurs travaillant sur
le jeune enfant dans cette perspective ont également analysé le développement
d’enfants au développement atypique. Par exemple, Iverson qui signe également
dans ce numéro un bel article sur les relations entre production langagière,
gestes, vocalisations et développement moteur dans des populations typiques et
atypiques s’est intéressée il y a quelques temps déjà (Iverson & Goldin-Meadow,
1998) à la production de gestes communicatifs chez les enfants aveugles. Il s’avère
que les gestes communicatifs produits sont similaires à ceux produits par les
enfants contrôles, ce qui permet alors de s’interroger sur l’influence de l’input. En
quoi est-il vraiment nécessaire ? D’autres auteurs ont travaillé sur la production de
gestes communicatifs chez les enfants sourds nés ou non de parents entendants.
Il a été question ci-dessus de Goldin-Meadow qui a produit de nombreux travaux
sur cette question et pour laquelle ces gestes « sont le langage » qu’ils soient ou
Introduction - Des gestes, des mimiques et des mots pour dire, apprendre et comprendre
non exposés à la langue des signes. D’autres travaux ont porté sur des enfants
avec troubles spécifiques du langage (ex. Blake, Myszczyszyn, Jokel & Bebiroglu,
2008) qui utilisent davantage de gestes iconiques, ceux qui servent à représenter
la forme d’objets ou d’actions, que les participants-contrôles.
Toujours dans une perspective comparative, les travaux ont également
comparé des enfants vivant dans des environnements linguistiques et des
cultures différentes (ex. les Italiens produiraient davantage de gestes que les
Anglo-Saxons). Ainsi, Iverson, Capirci, Volterra et Goldin-Meadow mettent
en évidence en 2008 que les jeunes enfants américains produisent davantage
de gestes « représentationnels » (qui représentent quelque chose comme les
iconiques) que les jeunes italiens qui eux produisent davantage de déictiques
(comme le pointage).
Si les débuts de l’acquisition sont actuellement relativement bien connus (voir
par exemple les travaux réalisés en Italie par l’équipe de Capirci et Volterra ;
voir également Guidetti, 2003 et la synthèse récente de Guidetti & Nicoladis,
2008), des recherches manquent encore pour nous permettre d’apprécier toute
la complexité de la multimodalité de la communication chez l’enfant plus grand,
à l’âge scolaire. Des travaux récents ont porté sur les gestes produits au cours
de narrations et d’explications. Ainsi, Colletta et Pellenq observent en 2009
que le développement explicatif s’accompagne d’un recours accru à la gestualité
représentationnelle. Dans les narrations (par exemple dans le récit racontant un
dessin animé qui vient d’être visionné), Colletta et al. (2010) mettent en évidence
par exemple qu’il n’y a pas d’augmentation avec l’âge des indices linguistiques
de cohésion dans les narrations, mais un accroissement significatif des gestes au
service de la cohésion et du cadrage des énoncés. Par ailleurs et contrairement
à ce qui était attendu, l’effet de l’âge – des enfants de 6 et 10 ans et des adultes
étaient comparés – reste significatif même quand la longueur des narrations est
contrôlée ; plus on grandit, plus on produit de gestes communicatifs mais le
répertoire se réorganise au cours du développement.
Dans ce numéro thématique et toujours dans une tâche de narration appliquée
à des enfants bilingues âgés de 6 à 10 ans, Laurent et ses collègues mettent en
évidence une production supérieure de gestes dans la langue dominante, ce qui
évoquerait un partage de la charge cognitive dans des tâches complexes entre
gestes et mots, thématique retrouvée plus loin.
DES GESTES ET DES MIMIQUES
POUR APPRENDRE SUR LES AUTRES
D’autres perspectives et d’autres fonctions de la multimodalité de la communication ont également été explorées. Ainsi, au-delà des gestes, les chercheurs ont
examiné depuis longtemps d’autres modalités expressives ; il y a longtemps
déjà, Wallon (1942/1970) a ainsi mis l’accent sur le rôle des expressions faciales
émotionnelles dès le début du développement (cf. « le stade émotionnel »).
Ce n’est que depuis peu que des moyens techniques relativement sophistiqués
permettent d’analyser plus finement la façon dont les enfants produisent et
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comprennent les émotions en particulier chez les enfants très jeunes. Divers
aspects du développement émotionnel ont été étudiés (voir pour une synthèse
Widen et Russell, 2008), il s’agit le plus souvent des mimiques faciales et
dans la plupart des recherches, en compréhension. Comme toujours dans les
recherches développementales, les paradigmes mis en œuvre chez les très jeunes
enfants ne peuvent être les mêmes que chez les enfants plus âgés, si bien
que l’on peut se poser la question de savoir ce qui est exactement évalué à
des âges différents et en quoi est-ce comparable. Par exemple les paradigmes
d’habituation/réaction à la nouveauté utilisés mettent en évidence que de très
jeunes enfants âgés de quelques mois seulement discriminent entre diverses
expressions faciales émotionnelles (Nelson, 1987). Plus tard quand des consignes
verbales seront utilisées, les recherches montrent que toutes les expressions
faciales émotionnelles ne sont pas reconnues au même âge. Ceci tendrait à
indiquer que le développement émotionnel ne constitue pas un phénomène
unitaire (Vicari, Reilly, Pasqualetti, Vizzotto, & Caltagirone, 2000), certains
aspects sont maîtrisés plus précocement que d’autres, en particulier les aspects
qui seraient strictement perceptifs liés à la reconnaissance des expressions faciales
émotionnelles, sont intégrés avant les aspects liés à l’attribution d’émotions
à autrui qui implique des connaissances en théorie de l’esprit. Il faut noter
cependant qu’il est toujours difficile de comparer des résultats obtenus à l’aide
de méthodologies différentes. En particulier, les études portant sur des données
obtenues par choix forcé surestimeraient les compétences des enfants.
Les modèles récents qui décrivent le développement émotionnel sont héritiers
d’une double perspective : dans un cas, ces modèles s’inspirent de l’approche
darwinienne et considèrent que des émotions différentiées, de base, sont
présentes dès la naissance et ont une fonction adaptative et communicative,
c’est le cas par exemple du modèle des émotions différenciées proposé par
Izard (1992). Ce modèle envisage que les émotions exprimées sont effectivement
ressenties par l’enfant ; en d’autres termes, une expression faciale de peur signifie
que le bébé ressent de la peur. Dans l’autre cas et pour d’autres auteurs comme
Sroufe (1996) par exemple, l’expression d’une émotion nécessite forcément une
évaluation cognitive des informations en provenance de l’environnement, ce qui
ne peut se produire à la naissance. Il n’y a donc pas dans ce modèle et au début
de la vie, en tout cas, de correspondance entre expression des émotions et états
émotionnels. L’opposition entre ces deux types de modèles réside donc dans la
place accordée à la cognition dans la production émotionnelle, elle est nulle ou
très faible dans la première perspective, elle est essentielle dans la seconde.
On peut dire cependant que tout un domaine de recherches qui est celui
de la référence sociale (social referencing) initié par Emde et Klinnert (voir
par exemple Klinnert, Campos, Sorce et Svedja, 1983) à partir des années
soixante-dix est à l’interface des deux perspectives. La référence sociale ou
repérage social indique en effet la tendance d’une personne à rechercher de
l’information d’ordre émotionnel chez une autre personne signifiante dans
son environnement et à utiliser cette information pour donner du sens à un
événement qui sans cela serait ambigu ou en deçà des possibilités d’évaluation
Introduction - Des gestes, des mimiques et des mots pour dire, apprendre et comprendre
du sujet. Au cours du développement psychologique, il s’agit d’un moyen à
travers lequel les expressions émotionnelles du parent peuvent jouer un rôle
signifiant dans le développement émotionnel de l’enfant. C’est un aspect négligé
dans l’étude des émotions où l’on s’intéresse à leur rôle dans la régulation des
échanges interpersonnels, dans la détermination des comportements sociaux,
dans l’effet qu’une réaction émotionnelle a sur le comportement d’autrui. Dans
cette perspective, l’aspect le mieux connu à ce sujet est celui de la contagion
émotionnelle (ex. tristesse, joie, peur). Un autre aspect important du rôle des
émotions sur le comportement d’autrui est le fait qu’elles peuvent avoir pour
conséquence différents types d’apprentissage ; par exemple, un enfant n’a pas
besoin de recevoir un choc douloureux pour apprendre à éviter un objet
dangereux, il suffit aux enfants d’observer que chaque fois qu’ils s’approchent
de l’objet en question leurs parents se mettent à crier ou à avoir peur (voir pour
une synthèse de ces différents aspects, Thommen, 2010).
Trois articles dans ce numéro thématique relèvent de la perspective « des
gestes et des mimiques pour apprendre sur autrui » et explorent des aspects
nouveaux et intéressants du développement émotionnel : d’une part l’article
de Lacroix et ses collègues analyse la prosodie expressive émotionnelle dans
le développement typique et atypique (enfants avec syndrome de Williams) et
dans des environnements linguistiques différents (France/Royaume-Uni). Les
auteurs montrent que les enfants avec syndrome de Williams se caractérisent
par une variation prosodique plus importante que les enfants au développement
typique, cette variation est accrue chez les enfants français par rapport aux
enfants anglais. Paul Harris propose d’autre part une élégante synthèse de travaux
de recherche récents sur un aspect également peu étudié du développement
émotionnel : la façon dont les enfants font confiance aux informations données
par autrui et sur quels indices (non verbaux en particulier) ils se basent.
Enfin, l’article de Thommen et collègues met en évidence le décalage entre
la reconnaissance et l’attribution des expressions faciales émotionnelles dans
le développement typique et atypique (avec autisme) qui peut déboucher sur
des pistes au niveau de la prise en charge des populations pathologiques en
question.
DES GESTES ET DES MIMIQUES POUR ACQUÉRIR
DES CONNAISSANCES ET RÉSOUDRE DES PROBLÈMES
Dès le début des années 1990, Susan Goldin-Meadow et ses collègues mettent
en évidence dans des tâches de résolution de problèmes arithmétiques que
les gestes faits par les enfants pouvaient contenir une information différente
de celle véhiculée par les mots (Perry, Church, & Goldin-Meadow, 1992). Ces
auteurs montrent également que la compréhension fonctionne sur le même
principe : en contexte scolaire, les élèves perçoivent des informations transmises
par les gestes qui peuvent être différentes et complémentaires de celles qui sont
présentes dans le discours. De plus, les résultats de ces études indiquent que
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cette non-redondance2 entre gestes et mots est produite quand les participants
sont sur le point d’apprendre quelque chose de nouveau, les gestes joueraient
donc un rôle en facilitant l’élaboration des connaissances et indiqueraient un
état de savoir transitoire. Ce serait l’activation simultanée de croyances multiples
sur un même problème qui s’externaliserait, caractériserait l’état de connaissance
transitoire et serait à l’origine de ce mismatch entre gestes et mots. De ce fait,
les gestes jouent également un rôle dans la mémorisation des connaissances et
dans le traitement cognitif des informations en provenance de l’environnement :
l’encodage corporel, en action, aiderait les enfants à se souvenir de ce qu’ils
ont appris et faciliterait le traitement cognitif. Transmettre une idée via deux
modalités expressives requerrait moins d’effort que de la transmettre seulement
via le discours. En d’autres termes, les gestes permettraient d’alléger la charge
cognitive dédiée au traitement de l’information, charge qui pourrait être alors
dévolue à d’autres taches – voir également ce qui a été dit plus haut à propos
des enfants bilingues. C’est de cette façon que les gestes pourraient fonctionner
comme un mécanisme de changement cognitif et donc de développement. Gestes
et langage formeraient donc un système intégré au service de l’apprentissage ce
qui bien sûr a un certain nombre d’incidences en contexte scolaire, incidences qui
devraient être prises en compte par les enseignants.
Deux articles de ce numéro thématique abordent d’un point de vue différent
ces questions : Karen Pine et ses collègues montrent justement que le fait
d’enseigner des gestes aux enfants dans des tâches de physique entraîne des
progrès dans l’apprentissage des concepts impliqués ; ces progrès sont d’autant
plus importants dès lors que les enfants ont la possibilité d’imiter les gestes en
question. Gwyneth Doherty-Sneddon et ses collègues quant à elles, proposent
une remarquable synthèse de travaux récents concernant un aspect peu étudié de
la multimodalité de la communication, le regard ou plutôt comment détourner
le regard permet d’apprendre. Ces auteurs montrent comment cette conduite
spécifique permet en quelque sorte de se retirer de l’interaction et de se consacrer
à la résolution de tâches complexes qui exigent une charge cognitive importante.
Cet effet est également étudié dans diverses populations au développement
atypique en particulier chez les enfants avec autisme dont on connaît les
difficultés qu’ils rencontrent avec le contact visuel.
Ce numéro spécial regroupe les contributions des meilleurs spécialistes internationaux du domaine, qui ont fait l’objet de symposia et de conférences invitées
au congrès international Multimod 2009 (Multimodalité de la communication
chez l’enfant : gestes, émotions, langage et cognition) qui s’est tenu à Toulouse
en juillet 2009. Pour la première fois, certains textes d’auteurs anglophones
sont mis à disposition des lecteurs francophones3 . Les contributions réunies
2 Après discussion à ce sujet avec Susan Goldin-Meadow, nous traduisons mismatch qui est le
terme utilisé en anglais par « non–redondance », avec l’idée que les gestes et les mots transmettent
une information différente et pas forcément contradictoire.
3 Nous remercions Rachel Rogers pour sa contribution efficace à la traduction en français des
textes de S. Goldin-Meadow, K. Pine et G. Doherty-Sneddon.
Introduction - Des gestes, des mimiques et des mots pour dire, apprendre et comprendre
dans ce numéro thématique traitent donc d’aspects nouveaux, cruciaux mais
peu étudiés relatifs à la multimodalité de la communication et permettent
de mieux comprendre le développement typique et atypique (enfants sourds,
enfants avec autisme, avec syndrome de Williams, avec troubles de l’attention
et hyperactivité). Les contributions portent également sur le fait d’envisager la
multimodalité de la communication dans différents environnements linguistiques
et culturels (Europe francophone et non francophone, États-Unis, Canada).
Cet ensemble permet d’envisager comment la connaissance du développement
typique enrichit celle du développement atypique et inversement. Il met en
évidence non seulement les déficits mais aussi les compétences des enfants avec
troubles, compétences sur lesquelles peuvent s’appuyer les prises en charge.
Les travaux sur les enfants avec troubles permettent d’évoquer par ailleurs des
pistes pour leur évaluation précise impliquant les modalités non verbales de la
communication.
L’ensemble des contributions présentées permet de dresser un certain
nombre de perspectives et de questions en débat que devront venir combler
les recherches futures sur le développement multimodal. Ainsi, la multimodalité
de la communication au regard du développement pathologique reste encore
largement inexplorée, des recherches crosslinguistiques et longitudinales dont on
connaît la difficulté de mise en œuvre sont requises de façon à mieux comprendre
encore la pluralité des développements et leur hétérogénéité. Des questions plus
méthodologiques restent encore à résoudre, ce sont celles qui sont liées à la
comparabilité des recueils, aux questions de transcription et d’annotation ainsi
qu’à la terminologie des classifications.
Nous espérons enfin que les recherches présentées ici inciteront d’autres
chercheurs à poursuivre les travaux sur une thématique passionnante pour notre
connaissance du développement et les retombées ouvertes en termes d’éducation
et de prise en charge.
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