DIRE L`AMOUR Une phrase de trois mots, la plus simple de toutes
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DIRE L`AMOUR Une phrase de trois mots, la plus simple de toutes
DIRE L'AMOUR Une phrase de trois mots, la plus simple de toutes dans toutes les langues, mais parfois la plus difficile à prononcer qui soit, devant quelqu'un en particulier. Que signifie-t-elle exactement ? et garde-t-elle encore son sens quand on la répète à plusieurs personnes ? Ne serait-elle pas comme une lame bien tranchante au début, qui s'émousse un peu chaque fois qu'elle est utilisée ? Une chose est sure : la première fois qu'un amoureux la prononce, elle a un pouvoir de fondation. Elle ressemble au fameux Je pense de Descartes, qui donnerait une nouvelle base à toute la pensée humaine, la subjectivité ou le moi humain. Il ne s'agissait pas de prouver que j'existe, comme s'il y avait jamais eu un doute à cet effet. À vrai dire, il peut demeurer un doute sur le fait que j'existe vraiment, que j'existe pleinement, comme un humain doit exister, quand je ne fais que penser et que je ne connais pas l'amour. Le Je t'aime a donc lui aussi un pouvoir de fondation, non de notre existence, mais de l'implication d'un autre dans notre existence, de sa pénétration en nous, ce qui a des conséquences considérables sur la qualité de notre existence. On pourrait schématiser de la façon suivante : Amo te, ergo sum eminenter vel pleniter. En d'autres termes : Je t'aime, donc je ne suis plus seul. Tu es en moi, tu as traversé la frontière derrière laquelle, auparavant, il n'y avait que moi, pauvre de moi. Je suis devenu deux. Maintenant je peux exister à plein, vraiment, authentiquement… Maintenant le « bonheur » est possible et c'est de toi qu'il dépend. Voilà ce que cette formule signifie. Cela n'est pas un petit bouleversement que de se retrouver deux en un. Mais ce n'est pas tout. La formule contient encore ceci : Mon existence ne vaut rien si tu refuses de reconnaitre que tu existes maintenant en moi aussi, pour moi, et que je suis attaché à toi par un lien que je ne puis briser à l'aide d'une parole ou d'un acte de volonté seulement. Trois termes donc : moi, toi et le lien pour ainsi indestructible. Dans le Je pense il n'y en a que deux termes : moi et un acte, le lien entre les deux étant découvert ensuite et donnant lieu à une autre proposition : J'existe. Il n'est pas difficile de dire Je pense, car on se le dit à soi-même seulement. Mais il est très difficile de dire Je t'aime, parce qu'il faut le dire à une autre personne, une personne choisie, élue entre toutes. Lui dire Je t'aime signifie justement que je l'élis, elle précisément, que je la sépare de toutes les autres qui ont existé et qui existeront, que j'en fais un être unique, irremplaçable, de laquelle mon bonheur dépend. Presque un absolu, presque un Dieu. Il y a dans ce dire quelque chose d'exorbitant. Un aveu dont les conséquences sont, jusqu'à un certain point prévisibles, mais néanmoins incalculables. Une perte d'autonomie et même de souveraineté. Dire à un autre Tu es mon idole, revient en quelque sorte à se reconnaitre soi-même son esclave. Du moins lui donne-t-on les clés de son existence, comme on remettait jadis au conquérant les clés de la ville pour qu'il entre sans la dévaster. Cette élection néanmoins a un caractère spécial, car elle doit être faite sous la « contrainte ». Le moi qui élit est celui qui parle : c'est le moi de la raison, le moi cartésien. Mais son élection ne vaudrait rien si le désir, qui représente un autre moi, ou une autre partie du moi, ne s'était pas prononcé clairement, c'est-à-dire n'avait pas choisi à sa manière, pour des motifs que nous ignorons entièrement. Ce « choix » du désir est cependant bizarre, imprévisible. Il s'impose au moi qui parle, au moi de la raison, comme il va s'imposer à l'élu par le moyen de la déclaration. Or, il est courant que le moi qui parle, qui dit Je, ne veuille pas ratifier ce premier choix du désir. Évidemment, cette dualité des Moi et cette division dans le Moi est source de problème. Y en a-t-il un qui soit plus moi que l'autre ? Le Je qui désire est-il plus profond, plus authentique que le Je qui parle ? Cela nous renvoie à une philosophie de la personne, laquelle devra faire un choix entre deux grands courants, l'un qui privilégie le désir et la volonté, l'autre qui privilégie la parole et la raison. Selon que l'individu sera plutôt scotiste ou plutôt thomiste, il inclinera pour l'une ou l'autre solution, car Duns Scot privilégiait la volonté et Thomas d'Aquin la raison. Le Je pense cartésien a une portée épistémologique : il fonde la connaissance certaine sur le sujet. Le Je t'aime a une portée ontologique : il lie un être à un autre être, il fait de lui un nouvel être, un être à deux. Être ou ne pas être à deux ? telle est la question qui se pose à celui qui est sur le point d'avouer son amour à un autre. S'il le fait, il tranche pour le oui et toute sa vie s'en trouvera changée. À moins que la déclaration ne soit pas attendue et bien reçue, ou encore qu'elle soit rejetée. Mais même dans ce cas, la vie de celui qui a déclaré son amour sera changée encore, par la souffrance et l'humiliation, peut-être par le ridicule en plus. Un amant éconduit est toujours un être blessé, qui peut-être n'en guérira jamais. Le Je t'aime est une parole d'homme. La femme n'a pas à la dire d'abord, mais à la recevoir ou à la rejeter. Du moins tel était le cas dans le passé. Se peut-il que l'égalité complète avec l'homme, revendiquée désormais par les femmes, change cette situation et que l'homme puisse s'attendre dorénavant à recevoir lui aussi des déclarations d'amour ? Cela est douteux, parce qu'il n'y a pas d'équivalence exacte entre l'amour chez la femme et l'amour chez l'homme. La situation ne se présente pas du tout de la même façon. Le désir de l'homme le dresse, l'érige, le pousse vers la déclaration et l'acte d'amour qui suivra. Il faut qu'il aille offrir le cadeau de sa semence et, ce faisant, ce n'est pas la totalité de lui-même qu'il offre, quoi qu'il en pense et quoi qu'il en dise. Il n'y a aucune espèce d'aliénation dans son geste. Tandis que la femme qui offre son amour s'offre elle-même intégralement. Elle se fait le réceptacle de la semence de l'homme qui la rendra féconde éventuellement. À moins qu'elle n'ait pris des précautions pour que rien ne résulte de l'accouplement, son engagement est trop grand pour qu'elle se risque à choisir elle-même son partenaire. Il est bien préférable qu'elle commence par séduire l'homme qu'elle désire, qu'elle excite son amour à lui et le contraigne à venir le lui avouer. Enfin, il y a à dire que toute cette stratégie, qui a duré depuis de temps immémoriaux, est en train de changer sous nos yeux, la contraception étant devenue un fait banal et l'égalité de la femme avec l'homme un principe fondamental. Dire Je t'aime n'est pas la même chose que dire Je suis amoureux de toi. Dans ce cas-ci, l'implication est beaucoup moins forte : l'amour se trouve posé comme un état d'âme particulier, émotion ou passion, qui pourrait prendre fin n'importe quand. Dans Je suis amoureux, le moi qui parle et le moi qui désire sont à quelque distance l'un de l'autre. Dans le Je t'aime, ils se sont fusionnés, il n'y a plus qu'un seul moi qui brule de désir et qui parle. Et qui fait un aveu, mais indirectement aussi une demande à l'autre. Car il doit y avoir une réponse. L'autre va se mettre à rire cyniquement, ou froncer les sourcils et durcir les traits. Ou bien encore, exhibant un large sourire, il sautera au cou du prétendant, car sa déclaration était espérée et attendue ardemment. Elle est reçue comme un honneur et comme un bonheur. Le bonheur ! La déclaration comporte donc implicitement une question : « Et toi, m'aimes-tu ? » Nous sommes à un moment crucial d'une relation entre deux personnes. Les choses ne peuvent plus continuer comme avant. Le jeu deviendra sérieux ou il devra cesser. Devenir sérieux, cela veut dire adopter une loi, entrer dans une régularité, et surtout devenir officiel. Lorsqu'elle est agréée, cette déclaration constitue en réalité de vraies fiançailles, c'est-à-dire une promesse d'épousailles. Un couple se trouve formé, déjà presque une institution, une micro société. La question du Je t'aime (Et toi m'aimes-tu ?) n'exclut toutefois pas une sorte d'injonction. Elle dit aussi à l'autre : « Aime-moi ! » ou « Laisse-toi aimer par moi, abandonne-toi à moi. » Elle est donc une sorte de Sésame, ouvre-toi que l'homme adresse à la femme, sans savoir si le charme opèrera. Et si par hasard ce n'était pas le cas, si la femme ne se sentait pas perçue comme cette caverne remplie de trésors, dont elle peut faire cadeau à quiconque si elle le veut bien, alors l'aveu/demande serait refusé et le prétendant devrait battre en retraite. Je t'aime signifie donc aussi : Tu es la vraie merveille (la caverne d'Ali Baba) et tu peux me combler de faveurs. Ce n'est pas à vrai dire une formule cabalistique qui aurait par elle-même le pouvoir de faire ouvrir la porte d'un monde des délices. Au contraire, elle est parfaitement claire, limpide, rationnelle, nullement hermétique. Elle témoigne simplement que l'esprit de celui qui la prononce a dû s'incliner devant quelque chose qui était plus fort que lui, en fait plus fort que sa raison, que son moi cartésien. L'image de celle à qui il l'adresse, image a séduit son désir et l'a mis dans une sorte de béance intérieure, de souffrance aigüe, voire de détresse. Mais tout rapport à la magie n'est pas éliminé, loin de là. En effet, ces trois mots n'ont-ils pas en effet le pouvoir extraordinaire de transformer en or le plomb du désir charnel, d'effacer la souillure inhérente aux actes plus ou moins « propres »* qui vont suivre ? Oui, il s'opère par le Je t'aime quelque chose comme la transsubstantiation du pain et du vin à la messe. Je t'aime fait que toutes ces caresses, toutes ces postures, toute cette lascivité vont se mettre à resplendir et à embellir ceux qui s'y livrent. Tel est le miracle de l'amour, mais à condition qu'il se dise, qu'il s'avoue, qu'il jaillisse au grand jour comme sentiment et exige d'être reconnu par tous, ce qui se fait normalement dans le mariage. Le concubinage même reconnu est autre chose, qui ressemble sans doute au mariage, mais reste déficient à bien des égards. *On demanda un jour à Théano, la femme de Pythagore, combien de temps il fallait à une femme pour se laver de la souillure après avoir eu des relations sexuelles avec un homme. Elle répondit : « Si c'est avec son mari, cela se fait sur l'heure : si c'est avec un autre, cela ne se fait jamais. » (Cité par L. Lavelle, in Carnets de guerre, Ed. du Beffroi et des Belles-Lettres, Québec, Paris, 1985, p. 322). Je t'aime, cela veut dire aussi : j'ai besoin de toi pour être heureux, tu es devenue mon bonheur, la bonté de ma vie. Tu combles un manque, un vide qui était en moi. Tu me redonnes ma plénitude, celle que j'avais probablement quand j'étais dans le ventre de ma mère et que là, véritablement, j'existais à deux. Aveu de faiblesse par conséquent, aveu de souffrance aussi, car l'autre qui est entré dans le moi le bouleverse, lui fait prendre conscience de sa petitesse, de sa fragilité et les redouble des siennes propres. C'est pourquoi, paradoxalement, chaque amoureux peut dire avec le poète qu'il n'y a pas d'amour heureux, d'amour qui ne soit « à douleurs ». Il faudra par conséquent faire preuve d'audace pour oser dire Je t'aime. Cela brisera toujours quelque chose, quand ce ne serait que la monotonie de la vie. Malgré les apparences, cette parole a un côté violent. Elle commet une effraction. Elle plonge un couteau dans l'âme de l'autre et lui fait une blessure qui peut-être ne guérira pas. Par contre, cette arme peut devenir le point d'appui qui manquait à cet autre pour soulever sa vie et la rénover entièrement. Le poignard dans ce cas est gardé au sein de la blessure et il devient le principe d'une renaissance. Quelque chose a bien été brisé, rompu, cassé. Mais par contre une aventure commence. Cette parole est un évènement inaugural qui va déclencher toute une série d'autres évènements. Elle possède un dynamisme, une charge. À partir d'elle tout change. Chacun des amants entre dans une nouvelle phase de son existence. L'adolescence est terminée, l'âge adulte commence. Les amants acceptent de perdre de la liberté, ou encore ils l'échangent contre du bonheur. Ils consentent à s'alourdir, se ralentir, s'immobiliser même peut-être, mais c'est à ce prix qu'ils deviendront féconds. Chacun a senti que sa liberté n'était pas le but suprême et qu'à la vouloir toute pure ou pour elle-même, il se stériliserait. Trop souvent il était obligé de dire non, il devait se fermer à des invitations, il devait étouffer des désirs et donc opprimer sa sensibilité. En disant oui à l'amour et au bonheur, il excite au contraire sa créativité et il acquiert un dynamisme, une force qui le propulse dans l'action. « Je t'aime » est un évènement majeur ! Le dire pour moi revient à abdiquer une « divinité » imaginaire et à reconnaitre qu'un autre peut me rendre plus beau, plus fort, plus intelligent. Et pas n'importe quel autre, mais cet être-ci, qui a de beaux côtés et des mauvais, des vertus et des vices, des petitesses, des mesquineries, etc. Bref, c'est un être concret qui pourra me trahir avec quelqu'un d'autre, m'être enlevé par la mort et que, de toute façon, je ne possèderai jamais véritablement. Qui toujours va m'échapper et me mettre en danger. Mais vouloir lui retirer ou confisquer sa liberté, afin de mieux le posséder, reviendrait à le destituer de sa souveraineté et à renverser le sens de ma déclaration. Sous le masque de l'amour surgirait alors un désir de dominer et d'asservir, qui est exactement le contraire de l'amour. Il n'y a donc pas de condition à poser quand je déclare Je t'aime. Dire Je t'aime si... est une contradiction dans les termes. L'amour est entier, total, sans condition, sinon il n'est rien d'autre qu'une envie de satisfaire mon désir sexuel. Ou encore une envie de me prouver que je peux séduire, que je suis beau, fin, habile. Pour être authentique, il faut que l'amour aille à l'absolu, ou du moins qu'il y tende. Il faut que le sens de la formule soit clair, net, complet, exempt d'ambigüités et surtout de pièges. Dans ces conditions seulement, la déclaration frappe l'autre et pénètre en lui comme une flèche. Pourtant celui qui parle ainsi a déposé les armes. Il ne veut plus se battre contre son désir, il lui reconnait le droit d'exister et il demande à l'autre de le reconnaitre lui aussi. Reconnais la validité de mon amour pour toi, implore-t-il, donne-moi ce droit de coexister avec toi sur un pied d'égalité, d'entrer dans ta vie comme tu es entré dans la mienne. L'amant qui se déclare cherche à faire reconnaitre son droit à aimer, et l'aimé doit le lui concéder gracieusement. Disant Je t'aime, l'amant s'adresse au visage de l'aimé, mais il se trouve à lui dire que tout son corps est aussi précieux que son visage. Que ce corps est aussi visage en quelque sorte. Que la main, le pied, le sexe, le sein, tout mérite le même respect, la même adulation, pour ne pas dire adoration. Toute partie de son corps est aussi noble que son visage luimême et peut être traitée comme un visage. La hiérarchie corporelle se trouve abolie, et ce n'est pas tant le haut qui est rabaissé, que le bas qui se fait relever. En un sens, l'amant commence à manquer de respect à l'aimé en lui déclarant qu'il l'aime. Mais le respect n'est pas ce qu'il y a de meilleur pour une personne. Le respect s'adresse justement à la personne comme personne, ou à l'autre dans la mesure où son visage est nettement distinct du reste de son corps et comme recouvert d'un « masque » pour les besoins sociaux. Ce n'est pas seulement le maquillage des femmes qui est désigné ici par ce terme de masque, c'est aussi l'air que chacun lui donne en fonction des situations, des personnes avec qui il se trouve, des gestes qu'il fait. C'est encore l'attention à la coiffure qui le chapeaute et le décore, aux vêtements qui cherchent à le mettre en relief. Ce visage « masqué » que nous présentons toujours en société est en réalité une face, qu'il importe de ne jamais perdre, sinon pour se montrer à visage découvert et nu, en présence de celui qui nous aime. À l'amant seul peutêtre est donné vraiment le privilège de voir le vrai visage d'une personne. Ainsi l'amour fait perdre la face, celle qui commande le respect, au profit du visage qui commande une sorte de culte. Dire Je t'aime, c'est dire un peu Je t'adore. La parole est un aveu, mais aussi une prière, et pour ceux qui ne l'ont pas galvaudée, il est évident qu'elle possède une dimension religieuse. Le moi de l'amant se transcende, passe dans un autre moi. Avant, il était fini, fermé sur lui-même : maintenant, une brèche est pratiquée en lui et, avec le visage de l'aimé, l'infini y fait irruption. Ce visage s'auréole d'une lumière toute spirituelle, ce qui fait croire à certains que l'amour érotique lui-même est Dieu. Mais il vaut mieux dire, pour ne pas revenir à la mythologie qui ensorcèle toute la nature, que le visage de l'aimé a ouvert une route au bout de laquelle il y a l'être absolu ou l'amour à l'état pur, l'Agapè, qui dès lors se mélangera intimement à l'Éros. Celui qui avoue ainsi à un autre qu'il l'aime a donc été frappé par une « grâce ». C'est pourquoi il devient gracieux et généreux. On n'a pas à le craindre, il sait qu'il a reçu de la vie un cadeau, le plus beau cadeau justement qu'elle puisse faire, car c'en est un qui fait naitre de la beauté comme par miracle. C'est la même chose de dire Je t'aime et Tu es beau ou belle, ce qui constitue un hommage qui, en principe, ne devrait jamais déplaire. Or, percevoir de la beauté en l'autre et en soi-même justifie d'exister et donne envie de vivre toujours. Certes, la formule Je t'aime est complète, mais elle n'est authentique et ne possède sa puissance maximale que lorsqu'elle sous-entend un « toujours » ou un « pour toujours ». Alors, elle brise le temps et elle va jusqu'à défier la mort. Qui est le vrai « toi » du Je t'aime ? Ce n'est pas seulement le corps, mais aussi l'âme de l'autre, qui se reflète sur son visage et sur tout son corps. L'amour va à l'être de l'autre, à l'autre dans sa nudité totale, parfaite, absolue, autrement dit à son essence la plus intime. C'est pourquoi le visage et le corps de l'aimé apparaitront toujours comme beaux, même si esthétiquement ils pourraient être qualifiés de laids. De fait toute âme est belle naturellement, à moins que par méchanceté elle ne se rende par elle-même laide. Mais c'est une laideur qui peut être enlevée par un retour à la bonté, un retour d'ailleurs que l'irruption de l'amour dans un être favorise puissamment, voire provoque instantanément. C'est pourquoi aussi toute personne peut être aimée, quelle que soit l'apparence de son corps et celle de son âme. Finalement, la preuve de la vérité du Je t'aime, et cela peu importe la façon dont la déclaration est reçue par l'aimé, c'est l'apparition de la poésie, aux deux sens que ce mot possède en grec : capacité de faire, fabriquer ou créer, mais aussi capacité de faire des poèmes, de chanter et de voir le monde sur un mode symbolique. La formule Je t'aime n'est bonne et vraie que si elle ouvre la porte à cette folie bien particulière qu'est la poésie. L'aimé se transforme alors en fleur, en oiseau, en chèvre, en chat, en animal de toute espèce, voire en un légume aussi peu séduisant que le chou. Une voix se met à parler dans l'amoureux, qui n'est pas celle de la raison, ni non plus celle de la passion – cette voix-là répète toujours la même chose, demandée par l'instinct ! – une voix qui est celle de l'âme même. Or l'âme aime le monde, la terre, la mer, le ciel, les innombrables êtres qui jaillissent et peuplent l'espace. Elle vient d'ailleurs certes, mais elle a une mission qui est d'embellir le monde, de le parfumer, de spiritualiser le corps, de le faire danser et chanter, d'illuminer tout ce qui vit. En définitive, de quoi s'agit-il dans la déclaration d'amour ? De fonder une relation humaine durable (peut-être éternelle, si on croit à la survie), ou de nouer un lien temporaire pour entrer dans l'intimité de l'autre, quitte à en sortir un peu plus tard si l'on n'y trouve plus son plaisir. Dans le premier cas, la déclaration a quelque chose de sacral ou de religieux, et elle survient avant les premières relations sexuelles. Dans le second, elle est une sorte de mot de passe, une formule consacrée, rituelle pour continuer d'obtenir des faveurs d'une personne et s'assurer une certaine exclusivité : dans ce cas, elle survient après les premières relations sexuelles. Deux personnes s'approchent, se regardent, se parlent, se « flairent » en quelque sorte : si le désir qui est en chacune se manifeste, la nouvelle morale, qui prétend ne pas être concernée directement par les questions libidinales et qui autorise toujours, voire prescrit de satisfaire son désir chaque fois qu'il se présente, permet que ces personnes se disent : « J'ai envie de toi, allons faire l'amour. » Dans le cas où chacun ne trouverait pas le plaisir qu'il escomptait, il pourra au moins dire qu'il a fait une « conquête », et il l'enregistrera peut-être dans son petit calepin, comme Leporello le valet enregistrait celles de don Juan son maitre pour en faire le décompte. S'il y trouve au contraire du plaisir et qu'il désire recommencer, alors il utilisera la formule Je t'aime. Mais elle n'impliquera aucun engagement ferme ni aucune limite de temps. Un jour, quand un tiers aura capté le désir d'un des partenaires, celui-ci dira à l'autre : « Je ne t'aime plus, c'est terminé. » La morale actuelle ne regarde plus guère au plaisir libidinal, tout comme l'ancienne morale ne regardait guère au plaisir du manger et du boire, ou n'y regardait que d'un œil distrait. Cela simplifie énormément les relations humaines. Au point que le « sentiment » d'amour a désormais un peu plus de mal à prendre et à s'installer. Nombreux sont ceux qui le regardent maintenant comme un anachronisme, un trouble-fête, un monstre, un dérangement mental, voire une perversion. Ne serait-il pas, avec la pédophilie et la continence parfaite, l'une des rares perversions possibles dans le domaine de la sexualité ? Certains, comme P. Bruckner et A. Finkielkraut, vont même jusqu'à le tenir pour un assassin des pulsions. Dans ce domaine, la morale s'est retournée entièrement sur elle-même, elle a fait ce qui s'appelle une « révolution ». Le mariage et la famille sont à repenser entièrement, notamment pour y faire place à l'homosexualité. Se reproduire et éduquer quelques êtres qui ont pour tâche de nous remplacer sur la terre et de continuer l'effort de l'humanité pour préparer le Royaume des Cieux a cessé d'être un honneur et un devoir vital, dont seuls une vocation de Dieu ou un empêchement grave peuvent nous dispenser. Désormais, c'est l'épanouissement de sa sensualité – parce qu'elle favorise celui de sa personnalité – qui apparait comme un droit fondamental, un devoir vital et, pourquoi pas, un honneur.