De la ville à la civilisation urbaine

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De la ville à la civilisation urbaine
Sommaire
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Présentation
par Thérèse Spector, Jacques Theys, Jean-Claude Burdèse, Marie-José Roussel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Introduction : “Invitation au voyage”
par Marie-José Roussel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Première partie :
CONTINUITÉS ET RUPTURES
Histoire des formes urbaines ou formes d’une histoire urbaine ?
par Laurent Coudroy de Lille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La mégapolisation :
Un autre monde, un nouvel apprentissage
par Philippe Haeringer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Une mutation à l’œuvre
par Françoise Choay . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Deuxième partie :
PORTRAITS...
Introduction à la diversité citadine
par Philippe Haeringer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
Singapour, modèle de la métropolisation planifiée en Asie du Sud-Est
par Charles Goldblum . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
Istanbul, métropole eurasienne en effervescence
par Jean-François Pérouse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
De la ville à la civilisation urbaine :
réflexion prospective sur l’urbanité à partir de Los Angeles
par Cynthia Ghorra-Gobin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
Tokyo ou le champ du prédicat
par Augustin Berque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Euralille, tentative d’invention du contemporain
par Gérard Engrand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
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Troisième partie :
FIN DES UTOPIES, RETOUR DE LA PROSPECTIVE ?
L’utopie contemporaine
par Dominique Rouillard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119
La défaite de l’imaginaire urbain
par Jocelyn de Noblet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
Le prochain siècle sera-t-il celui des villes ou de la fin des villes ?
par Thérèse Spector . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
Quatrième partie :
LA VILLE DURABLE : UNE NOUVELLE UTOPIE ?
Le prisme urbain :
réalités incidentes et pages blanches pour un développement durable
par Cyria Emilianoff . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
Pour un développement social urbain durable au XXIe siècle
par Antoine S. Bailly . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
Vers la ville durable et citoyenne :
Un kaléidoscope d’innovations européennes à l’aube du XXIe siècle
par Voula Mega . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177
Cinquième partie :
DÉBATS ET POLÉMIQUES
La ville émergente
par Geneviève Dubois-Taine
...................................................................................
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La ville et son double
par Jean-Loup Gourdon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207
Oublier Koolhaas
par Bruno Fortier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215
Vers une reconception de la pensée urbaine
par Jean-Claude Burdèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
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De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Présentation
Thérèse Spector, Jacques Theys,
Jean-Claude Burdèse, Marie-José Roussel
Ce numéro 35 de « Techniques, Territoires et Sociétés » sur la prospective des villes fait suite
à un séminaire intitulé « Vers une reconception de la pensée urbaine », organisé en 96-97 par
le Centre de Prospective et de Veille Scientifique de la DRAST, et animé par J. C. Burdèse,
G. Engrand et S. Trelcat (du laboratoire « Et Caetera »). Il s’inscrit dans la continuité des
initiatives lancées depuis deux ans par le Centre de Prospective sur le thème de la prospective urbaine1, et précède un colloque international qui aura lieu à la Rochelle, du 19 au 21
octobre 98, et qui aura comme titre « Villes du XXIe siècle : entre ville et métropole, rupture ou continuité ? »2 . Il a été conçu par Jean-Claude Burdèse, Marie-José Roussel, Thérèse
Spector et Jacques Theys.
Le document a été élaboré à partir d’une idée centrale : la ville de demain, celle qui a commencé à émerger à la fin de ce siècle, sera très différente de l’image que nous nous faisons
de la ville « traditionnelle » ; mais il est encore trop tôt pour en dessiner les contours avec
certitude. Comme l’écrit Françoise Choay « la mutation qui travaille la société planétaire, et
qui pourrait bien - avec l’entrée dans l’ère électronique - équivaloir à un changement de civilisation », fait émerger l’angoisse et le doute plus que les certitudes, et attire les polémiques
entre « classiques » et « modernes » (ou même « post modernes ») plus qu’elle ne crée des
consensus. Dans cette situation, il nous a semblé nécessaire de privilégier l’ouverture, la
diversité des approches et des conceptions, plus qu’un point de vue doctrinaire unique.
L’ouvrage est structuré autour de cinq thèmes.
Une partie introductive donne la mesure des bouleversements urbains à venir, en particulier
dans les grandes métropoles. Philippe Haeringer parle de « mégapolisation » - qui «
consacre un changement plus radical que les grandes ruptures du passé que furent, chez
nous, le démantèlement des enceintes médiévales ou la révolution industrielle ». Françoise
Choay interroge notre compétence future à « édifier », cette capacité qui a « contribué à fonder et refonder la relation des hommes avec le milieu naturel, comme les règles transcen-
1 Séminaire co-organisé avec la DAEI « La ville éclatée » (dont les actes sont parus aux éditions de l’Aube) ; Note du Centre
de Prospective et de Veille Scientifique n° 7 sur la prospective urbaine ; Numéros 40, 42, 44 de 2001 + sur les villes allemandes
en 2020, la prospective urbaine aux Etats-Unis, les politiques du logement en Europe ; Recherche exploratoire sur l’organisation du temps et ses conséquences sur les villes ; numéro de Techniques, Territoires et Sociétés sur les villes durables ;
Participation au Club Bativille...
2 Colloque international et prospectif, co-organisé avec de multiples institutions, dans lequel 170 intervenants, 105 français et
65 étrangers, sont attendus. L’avenir des villes y sera débattu à partir de sept thématiques majeures : la mondialisation et la
métropolisation ; les liens sociaux ; les modes et conditions de vie ; les formes et conceptions urbaines ; les innovations technologiques et les utopies urbaines ; villes durables, villes vulnérables ; gouverner les villes et les métropoles.
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dantales qui les lient entre eux ». Laurent Coudray de Lille en appelle à l’urgence d’une
adaptation profonde » et même d’une « mutation radicale » de la pensée urbaine.
Pouvoir imaginer l’avenir des villes passe, peut-être, par l’aptitude à nous détourner de notre
propre « patrimoine intellectuel » ; à poser un regard sur d’autres villes que les villes européennes, en nous attachant à « d’autres cieux », et « d’autres lieux », comme Tokyo, Istanbul,
Los Angeles, Singapour...
Ce détour, sans préjugés, sur d’autres métropoles, d’autres manières de vivre la ville, ou de
vivre en ville, fait l’objet de la seconde partie : «Portraits de ville ». L’objectif, en déplaçant
le regard, est de susciter, d’autres façons de réfléchir sur nos propres villes et leurs possibles
évolutions.
Les utopies urbaines sont elles en panne ? Apparemment non, à lire l’article de Dominique
Rouillard. Ce qui n’est plus crédible, par contre, c’est l’idée même de « société idéale », de
« modèle utopique ». C’est pourquoi, plus simplement, Jocelyn de Noblet aborde cette question des utopies urbaines à travers le thème des innovations techniques et de leur impact.
Thérèse Spector, de son côté, dresse un bilan des travaux de prospective actuellement menés
sur le thème des villes - en faisant, là encore, clairement la différence entre utopie et vision
prospective.
Le « développement durable » sera t-il l’utopie urbaine majeure du XXIe siècle ? Sans
répondre directement à cette question, les contributions d’Antoine Bailly, de Cyria
Emelianoff et Voula Mega, en explicitent le caractère à la fois profondément innovateur et
contradictoire. Mais c’est sans doute un thème sur lequel il conviendra de revenir, avec des
propositions de politiques publiques plus précises.
En France, les polémiques sur la ville se sont focalisées sur l’opposition entre une image de
la ville européenne traditionnelle et celle de la « ville émergente », que décrit Geneviève
Dubois-Taine. Les transformations à venir des villes doivent elles s’enraciner dans la mémoire passée, dans notre patrimoine historique : ou ce conservatisme est-il déjà dépassé par l’organisation actuelle des activités et des modes de vie ? Doit-on continuer à « produire » de la
ville et de « l’urbanité » conformément à un « génie des lieux », ou faut-il le faire en fonction
du « génie du temps ... de chaque temps ? ». C’est un débat qui oppose J. L. Gourdon à J.C.
Burdèse.
Comme on le constate, toutes ces questions se situent très en amont des politiques publiques
et du choix des instruments d’intervention - économiques, institutionnels ou juridiques. Au
moment où se confirme, en France, le mouvement séculaire de concentration de la population dans les grandes villes , nous avons, simplement, pensé utile de présenter, sans parti pris,
les points de vue qui s’opposent sur le sens à donner aux dynamiques d’urbanisation en
cours. Les politiques urbaines sont sans doute, aujourd’hui, confrontées à un choix historique, à une « bifurcation » ; et le débat qui s’organise sur leur efficacité ne peut se développer sans commencer, d’abord, par clarifier les éléments de ce choix. Nous espérons que
ce document, malgré (ou grâce à) sa diversité, y contribuera.
Une étude récemment publiée par l’INSEE montre que la croissance démographique est sensiblement plus forte qu’en moyenne nationale dans une quarantaine d’aires métropolitaines de plus de 150 000 habitants - où vivent aujourd’hui plus de la moitié de la population française. La concentration autour de Paris a elle aussi tendance à s’accélérer : en trente ans, la population
de l’agglomération parisienne est passée de 8,4 millions à 10,6, soit près de 20 % de la population française (plus précisément
18,5 %).
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De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Introduction
“Invitation au voyage”
Marie-José Roussel,
Centre de Prospective et de Veille scientifique
Direction de la Recherche et des Affaires scientifiques et techniques
A travers ce texte introductif, c’est à une invitation au voyage que nous aimerions vous
convier... En effet, plutôt que de chercher à expliquer et justifier l’ordre et le choix des textes,
(non qu’il soit arbitraire, mais un choix différent, un ordre différent auraient été possibles...),
nous voudrions permettre au lecteur une sorte de survol, de traversée, des approches et des
thèmes traités. Toutefois, au delà du “pointillisme” de cette lecture, nous tenterons aussi à travers elle, de découvrir un sens, un ordre possible au delà du désordre...
Le thème général, celui de la prospective des formes urbaines, nous a peut-être conduit à un
regard décalé relativement aux thèmes prépondérants de la recherche urbaine. Celle-ci, nous
semble-t-il, s’est focalisée ces dernières années, soit sur l’économie et les phénomènes de
mondialisation, de globalisation et d’informatisation (avec leur corollaire fréquent, la “disparition” ou la mise entre parenthèse du “territoire”), soit sur l’envers de ces questions à savoir
les problèmes sociaux de relégation et d’exclusion. Envers, en effet, car une économie axée
sur la compétition engendre une masse de plus en plus considérable de “perdants”.
Comme Bruno Fortier (Oublier Koolhaas) nous le rappelle opportunément, “la cité virtuelle
qui nous éviterait d’habiter” n’est qu’une fable et nous avons toujours besoin d’un toit sur
nos têtes ; pour les trois quarts de l’humanité cette préoccupation reste même vitale, et les
campagnes ne cessant de se vider, c’est en “milieu urbain” que ce toit se construit...
I. Questions sémantiques
“Milieu urbain”, c’est à dessein que nous n’employons pas le terme de “ville” car en cette
période de transformation accélérée, nous ne sommes plus certains de pouvoir encore parler
de ville. C’est la raison pour laquelle ce numéro s’ouvre d’une part, sur une introduction historique qui permet de mettre en relief les continuités à l’œuvre dans le temps long, et d’autre
part, sur une réflexion essentiellement sémantique. Celle-ci nous semble en effet indispensable si l’on désire progresser dans la réflexion et mettre de l’ordre dans le foisonnement des
recherches actuelles. Pour Françoise Choay (“Une mutation à l’œuvre”), la multitude des
formes prises désormais par les “zones urbaines”, invite à renoncer aux termes de ville et
d’urbanisme qui pourraient se voir remplacer par urbain et aménagement du territoire ; elle
nous rappelle, en outre, opportunément, à propos du terme technologie, toujours impropre-
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De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
ment utilisé, et qui signifie réflexion sur la technique, que les “confusions et glissements
sémantiques” sont “à lire comme (des) carences de la réflexion”.
C’est donc avec plaisir que nous saluons la tentative de Philippe Haeringer pour définir un
cadre conceptuel à la fois simple, général, dynamique (il rend compte d’un processus), et
clair. A travers les notions de mégapole, celle-ci étant uniquement définie par le nombre1, de
mégapolisation (processus) et de système résidentiel majoritaire c’est en effet un cadre très
général qui est proposé, car il vise à rendre compte du phénomène qui précipite la population
de l’ensemble du monde vers les bassins d’urbanisation et ceci indépendamment du développement économique. En effet si les crises et les ralentissements de la croissance freinent légèrement le processus, elles ne l’arrêtent pas ; et si certains états (la Chine par exemple), tentent encore de freiner ce mouvement, ils ne peuvent l’empêcher ; celui-ci semble donc inéluctable à l’horizon du prochain siècle. L’urbanisation est devenue définitivement première
relativement au développement économique.
Enrichi des notions imagées de ruissellement et de floculation, la perspective définie par l’auteur, (perspective construite au fil des ans, à la suite d’observations patientes et précises
menées aussi bien au sud qu’au nord et à l’est2), nous semble permettre le développement et
la hiérarchisation de la réflexion. En effet, le cadre ainsi dessiné permet l’accueil et la prise
en compte aussi bien des notions de métropole et métropolisation (qui évoquent la concentration et la mise en réseau hiérarchisé des villes) que de celles de “global cities” (Saskia
Sassen) et de métapole (François Ascher). C’est, en quelque sorte, l’architecture générale de
la maison qui est ainsi élégamment esquissée, permettant à la réflexion de s’ordonner, à la
maison de se meubler, et de se personnaliser. Certains pourraient penser qu’un cadre théorique aussi global ne peut qu’être dépourvu de pertinence. A ceux-là nous rappellerons, avec
Georges Devereux3 que la qualité d’une théorie se juge à sa “parcimonie” (au sens d’économie de moyens) et que plus elle est générale et plus elle se doit d’être simple...
Ce ruissellement de la population mondiale vers les “bassins d’urbanisation” a été permise,
ce n’est pas une grande découverte (!), par le développement des réseaux, (transports surtout,
mais aussi eau, énergie, et désormais information) ce thème est donc bien évidemment présent dans plusieurs des articles présentés dans ce numéro. Dans l’introduction historique de
Laurent Coudroy de Lille, bien sûr, mais aussi chez Geneviève Dubois-Taine (“Les territoires
contemporains”) ou Françoise Choay qui note : “ils constituent le dispositif sur lequel il suffit à n’importe quel établissement humain – minuscule ou gigantesque – de se brancher pour
pouvoir fonctionner”. Philippe Haeringer remarque que c’est la densité et la qualité de ses
réseaux qui donne sa figure particulière à la mégapolisation du Nord.
2. Hégémonie des réseaux et crise de la pensée urbaine
Cette hégémonie des réseaux “permet de s’affranchir des ancestrales contraintes spatiales
(...). En promouvant un espace isotrope, ils permettent aussi bien une urbanisation diffuse et
la rurbanisation que les nébuleuses métropolitaines, les agglomérations denses à périphérie
concentriques que les formations tentaculaires ou linéaires (le long des vallées fluviales ou
des littoraux), ou encore des formations ponctuelles et spécialisées sur des noeuds de transports ou de centres de recherche, d’équipements commerciaux ou de marché culturels”
(Françoise Choay). Nous retrouvons bien là les diverses formes de ruissellement et de floculation décrites par Philippe Haeringer... Toutefois, cet affranchissement des contraintes reste
essentiellement un “privilège” (ou un problème, selon le point de vue) des pays riches, car au
Sud, si le développement des réseaux permet le développement de l’urbanisation, ceux-ci ne
Ce qui ne signifie pas que la croissance démographique soit la cause ou la cause unique du phénomène.
Les lecteurs que la méthode d’observation de l’auteur intéresserait pourront se reporter à “L’aventure herméneutique, récits
d’explorations mégapolitaines en territoires inconnus” in “Les approches culturelles en géographie” actes du colloque UGI,
Paris, 8-11décembre 1997, à paraître aux éditions Anthropos.
3
Georges Devereux, “De l’angoisse à la méthode”.
1
2
8
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
font bien souvent que suivre et accompagner tant bien que mal le mouvement. En effet, leur
absence, leur insuffisance ou leur délabrement est un des grands problèmes qu’ont à affronter les responsables du Sud.
Ce thème de la diversité des formes urbaines est donc au cœur de ce numéro et s’exprime
principalement à travers la partie consacrée aux “portraits”. Elle prouve, s’il en était besoin,
que cette hégémonie des réseaux ouvre à l’urbanisation un immense espace de liberté, espace de liberté qui suscite autant de problèmes qu’il n’en résout ; peut-être faudra-t-il à l’humanité aussi longtemps pour “domestiquer” l’urbain qu’il lui en a fallu pour domestiquer la
nature et la transformer en campagnes... pour transformer finalement les mégapoles en
villes... ou en autre chose que nous ne savons pas encore nommer (Philippe Haeringer propose : campagne mégapolitaine).
Privilège ou problème disions nous à l’instant... Pour les promoteurs du séminaire sur la ville
émergente il s’agit sinon d’une chance au moins d’une opportunité. Cet éclatement de la ville,
cet étalement et cette extension de l’urbanisation alliée au développement de la mobilité
mécanisée permettraient, à travers une certaine spécialisation des lieux, des choix multiples
qui enrichiraient l’horizon des citadins. Cette ville émergente favoriserait également les
valeurs de “l’ici et maintenant”, le “transitoire”, “l’imprévisible”, “l’éphémère”... Mais n’oublions pas que les villes du passé régulièrement ravagées par le feu étaient infiniment plus
“éphémères” que les nôtres ! Notons également avec Jean-Loup Gourdon que la ville a toujours été symbole de liberté et de choix.
Problème aussi, problème surtout, pour la plupart des auteurs de ce numéro. L’hégémonie des
réseaux et la croissance des mégapoles met en crise aussi bien la pensée architecturale et
urbaine que l’imaginaire et l’utopie. Traité par Jocelyn De Noblet (La défaite de l’imaginaire urbain) Dominique Rouillard (L’utopie contemporaine), le problème est parfaitement posé
par Jean-Claude Burdèse : “Aucune vision enthousiasmante (...n’est venue) combler le fossé,
l’abîme, qui s’est creusé entre l’imaginaire technique des décideurs, des professionnels et
l’imaginaire, l’appétit esthétique des gens ordinaires.” Aussi nous invite-t-il à une “reconception de la pensée urbaine” à travers un regard “décalé” empruntant aussi bien à “l’ailleurs”
des lieux qu’à celui de la pensée. Quant à Françoise Choay, elle note que les aménagements
réticulés4 et leur logique de branchement, excluant la dimension du corps, entraînent une perte
de la compétence d’édifier définie comme “la capacité à articuler entre eux et avec leur
contexte, à l’échelle du corps, des éléments pleins ou vides, solidaires et jamais autonomes,
dont le déploiement dans l’espace et dans la durée fait sens à la fois pour celui qui édifie et
pour celui qui habite.” Le culte du patrimoine et la muséification des centres anciens vient
alors remplacer cette compétence et se présente comme une réaction identitaire à cette perte,
une opération de conjuration de l’angoisse.
Cette crise de la pensée urbaine et cette perte de compétence renvoie peut-être à la question
de savoir qui fait la ville aujourd’hui. N’est-il pas significatif de constater qu’au Nord, toute
opération d’urbanisme d’une certaine ampleur commence par un processus d’expropriation
(objet de luttes, de contestations et, trop rarement, de débat public) alors qu’au Sud, bien souvent, l’urbanisation progresse à coup “d’invasions” (appropriation), naguère parfois suivies
d’opérations de “déguerpissements”, mais aujourd’hui plus souvent entérinées et régularisées
par la puissance publique (cf. Jean-François Pérouse, “Istanbul...”). Ainsi les “dépossédés”
du Sud seraient-ils riches d’une créativité et d’une certaine maîtrise de leur cadre de vie, que
se voient refuser les populations plus favorisées du Nord, qui n’ont plus, dès lors, d’autre
choix que de se crisper sur un passé révolu... Ce thème de l’appropriation et de l’organisation
de l’espace, souvent présent dans les articles consacrés aux “portraits de villes” et évoqué par
Philippe. Haeringer et pour le Sud et par Jean-Loup Gourdon pour le Nord, est évidemment
essentiel quant au devenir des mégapoles. Il pourrait faire l’objet d’intéressants développements comparatifs mais n’est pas au centre de ce numéro.
4
Réticulé : en forme de réseau.
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De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
3. La fragmentation de l’espace
Au Nord comme au Sud cependant, la mégapolisation semble favoriser un processus de fragmentation de l’espace. Fragmentation liée à la spécialisation des lieux et territoires d’une part
et à l’étalement dans l’espace d’autre part. Pour Philippe Haeringer, c’est en effet, “une condition biologique de survie de l’espèce. La géométrie infinie de la mégapole doit être corrigée
par des espaces de vie perceptibles et identifiants, où les rapports sociaux et la relation au
pouvoir peuvent s’inscrire clairement.” Et plus, les conditions économiques seront difficiles,
plus cette fragmentation s’effectuera sur une base territoriale. L’étude des “unités de fragmentation” pourrait dés lors s’avérer féconde...
Cette fragmentation peut être connotée positivement, c’est le cas chez les auteurs de “La ville
émergente” pour qui la “ville archipel” est un facteur de choix et de liberté, ou négativement :
monotonie des trajets qui relient les étroites bulles “domicile-travail-loisir”, esclavage automobile... Mais surtout, cet étalement indéfini des mégapoles suscite en retour un réflexe sécuritaire et la fragmentation, lorsque les conditions sociales se durcissent, débouche alors sur
l’enfermement. “Parfois, ce sont des quartiers entiers qui s’emmurent, les uns pour se garder des voleurs, les autres pour se garder des gendarmes”. (Philippe Haeringer). Se pose
alors la question de l’espace public et de son devenir.
4. L’espace public et la rue
La notion d’espace public est définie par Cynthia Ghorra Gobin comme “un espace auquel
tout individu, quelle que soit sa race, sa couleur, sa classe sociale a accès et (qu’il) est en
mesure d’investir et de s’approprier à condition de reconnaître l’autre dans ses différences et
ses ressemblances.” En Europe, c’est la rue qui est le symbole de cet espace et la figure traditionnelle de la ville. Alors, celle-ci survivra-t-elle au sein des mégapoles ?
Philippe Haeringer note que “l’évolution générale tend à regrouper l’activité commerciale
dans des “shopping centers” géants, aux architectures introverties, sorte de bulles échappant
aux nuisances mégapolitaines, où la vie en société se réfugie progressivement.” En outre,
L’urbanisme contemporain, héritier de la charte d’Athènes, tend à nier la rue, quant à l’urbanisation pavillonnaire elle ne lui concède guère de fonctions. Mais surtout, l’étalement des
mégapoles, leur extension indéfinie dans l’espace disqualifie le piéton et favorise en même
temps des phénomènes de fragmentation et de repliement. La multifonctionnalité de la rue
disparaît et celle-ci n’a plus alors qu’une fonction de voisinage. Cette liaison, en Europe, de
l’espace public et de la rue, mais aussi de l’espace public et de la démocratie (si l’on accepte la définition proposée plus haut par Cynthia Ghorra Gobin), rend probablement plus aiguë
la perception de la crise urbaine, la disparition progressive des espaces publics renvoyant
alors à la crise de la démocratie (qui tire ses racines de l’agora Athénienne) et de la représentation politique, ce qui n’est pas le cas en Amérique et plus particulièrement en Californie.
La montée des préoccupations écologiques, l’apparition de la notion de développement
durable et la fin probable (?) du “tout automobile” pourront-elles, à terme, redonner sens à ce
vieux concept de la rue ? Notons au moins que les pays d’Europe à forte densité de population (Pays-Bas, Suisse, Allemagne) semblent mieux placés pour une inflexion de l’organisation de l’espace urbain que la France, toujours écartelée entre un modèle européen traditionnel et le modèle américain d’extension horizontale (d’où la force, chez nous, des “polémiques
sur la ville”). Mais n’est-ce pas cet écartèlement même qui donne naissance à ce modèle
saint-simonien (Jean-Pierre Orfeuil) conjugant étalement dans l’espace et force de la centralité et qui permet aux jeunes des “quartiers”, lorsque l’accès au centre ville est aisé, cet
apprentissage des codes de l’urbain que décrit Pascal Bavoux pour Lyon. (Cf. Thérèse
Spector) ?
10
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
5. Les transports et la mobilité
Décembre 1995, la mégapole parisienne, privée de transports, est en panne... Encore un signe
de cette hégémonie des réseaux dont nous parle Françoise Choay. Quand les transports viennent à manquer c’est tout un système économique qui risque l’asphyxie, la vie entière d’un
pays et même d’un continent qui en est affectée.
Les transports et la mobilité tant des marchandises que des humains sont donc un des enjeux
majeurs pour les mégapoles de demain et ce n’est pas un hasard si c’est ce thème que choisit
Jocelyn De Noblet pour illustrer la crise de l’imaginaire urbain et les voies possibles pour y
échapper ; pas un hasard non plus si c’est un spécialiste des transports, Jean Pierre Orfeuil,
qui propose des modèles de développement urbain : saint-simonien, rhénan ou californien,
évoqués par Thérèse Spector.
C’est peut-être aussi dans ce domaine que les contrastes entre le Nord et le Sud resteront les
plus forts et les plus prégnants. Il est peu probable, en effet, que les foules de l’Asie (Inde,
Chine) puissent, un jour, accéder en masse à l’automobile qui restera le “privilège” (ou la
croix !) des pays riches en espace et pauvres en population... Déjà les responsables de New
Delhi se sont aperçus que les plans de circulation importés de l’Ouest s’avéraient inadéquats
dans une mégapole où dominent les piétons, les rickshaws, et les deux roues ! Les morphologies urbaines s’en trouveront dès lors nécessairement affectées.
La mobilité soulève également une question difficile, celle du “déversement des mégapoles
du Sud dans celles du Nord” (Philippe Haeringer)... On peut, en effet, se demander, si l’on
pourra longtemps maintenir un monde où marchandises et capitaux auraient un droit illimité
à la mobilité mondiale alors que les hommes resteraient “assignés à résidence” dans leur pays
d’origine...
6. La diversité urbaine
Si toutes les mégapoles du monde ont à faire face à des problèmes communs (création et
maintenance des réseaux, fragmentation, voire enfermement, mobilité et gestion des flux (des
hommes et des marchandises...) comme ont tenté de le montrer les paragraphes qui précèdent,
cela n’exclut nullement la diversité. La création urbaine est un processus complexe mettant
en jeu à la fois des acteurs humains (individus ou groupes), des contraintes spatiales, Lima ne
pourra jamais ressembler à Abidjan ou à Calcutta, des structures foncières et des régimes de
propriétés, des systèmes économiques, et, sinon toujours une histoire, au moins des traditions
culturelles et des habitudes... La ville est une création de la société, cet “ensemble des
ensembles” pour reprendre une expression de Fernand Braudel, qui relie inextricablement la
culture, la politique et l’économie. Même si l’économie se mondialise, ce qui croît, c’est l’interdépendance du monde, pas nécessairement son uniformisation et cette apparence d’homogénéisation (style Mac Do’ et Hilton) pourrait bien n’être que l’enfance ou l’adolescence du
processus de mégapolisation. Cette diversité citadine, fort bien évoquée par Philippe.
Haeringer à travers ses mini portraits, se confirme à la lecture des articles sur Tokyo (la force
de la culture), Istanbul (“Profitopolis” et autoconstruction), Singapour (la métropolisation
planifiée mais aussi la volonté affichée de “réasiatisation”) Los Angeles (“l’illimitée” privée
d’espaces publics) ou Euralille... Elle confirme, s’il en était besoin, le caractère “sociétal” du
mouvement actuel d’urbanisation. Si les mécanismes économiques et financiers sont les
mêmes d’un bout à l’autre du monde, la création urbaine, création humaine, reste encore
diverse !
11
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
7. Mégapoles et économie
Et l’économie, quelle place tient-elle dans ce processus de mégapolisation ? La métropolisation, ce mouvement de concentration de la puissance économique et financière dans les
agglomérations urbaines les plus importantes, accompagnées d’une mise en réseau (hiérarchisé et non égalitaire) des villes, en est-elle cause ou conséquence ? Nous l’avons dit plus
haut, la création urbaine est un phénomène de société, et comme tel, il est la résultante de
causes multiples, en isoler une serait donc faire preuve de simplification abusive et d’économisme simpliste ; mais ne peut-on, au moins, privilégier l’explication économique ? Ce problème n’est pas au centre de ce numéro et nous ne prétendrons pas trancher ici une question
aussi controversée. Notons toutefois que la question est évoquée par Philippe Haeringer qui
parle, à propos des mégapoles du Sud d’économie induite par l’urbanisation5. Elle est également posée dans l’article de Thérèse Spector qui fait le point de l’ensemble les questions de
prospective urbaine. Notons également que cet “étage supérieur” de l’économie que Braudel
nomme capitalisme reste relativement indifférent aux formes urbaines et que ses capacités
inépuisables (jusqu’à ce jour du moins) d’adaptation, l’autorise à s’accomoder aussi bien des
villes denses que de celles qui ne le sont pas, de l’habitat individuel que du collectif, des voiries rapides que des rues, des centres commerciaux que des “boutiques”...
“Les civilisations ne disent pas toujours non”. Cette phrase de Fernand Braudel s’applique
parfaitement au phénomène d’urbanisation massive qui se déroule sous nos yeux. Que l’économie s’en nourrisse ou le provoque plus ou moins, une chose est sûre, celui-ci recueille un
assentiment massif du corps social qui explique l’ampleur du phénomène. Philippe Haeringer
n’a probablement pas tort lorsqu’il pense que la mutation urbaine est un phénomène probablement aussi important que l’a été en son temps la naissance de l’agriculture. Assurément,
quelque chose, “campagne mégapolitaine” (Philippe Haeringer) ou “milieu urbain”
(Françoise Choay) est en train de naître sous nos yeux et ce “quelque chose” sera aussi divers
que l’ont été les villes du passé.
C’est ce “quelque chose”, les critiques et les interrogations qu’il suscite que nous avons tenté
d’évoquer dans ce numéro. Avant de chercher les voies et les moyens qui permettront de l’accompagner, les politiques publiques à mettre en œuvre, il conviendra d’aller aussi loin que
possible dans ce regard concret qui pourra nous rendre intelligible les morphologies urbaines.
5
Cette question de l'économie urbaine fera l'objet d'un numéro ultérieur de 2001 Plus.
12
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
MEGAPOLISATION, METROPOLISATION, MONDIALISATION
Mégapolisation : processus qui précipite l'ensemble de la population mondiale vers
les bassins d'urbanisation.
Métropolisation : mouvement de concentration économique et financière accompagné
d'une mise en réseau hiérarchisé des grandes agglomérations urbaines.
Mondialisation : processus d'unification économique permis par la suppression progressive des barrières mises à la mobilité des capitaux des marchandises et de l'information,(mais non des hommes). Cette mobilité permet l'actuel mouvement de concentration du capital.
Dans ce numéro de TTS, les termes de mégapolisation et de métropolisation sont souvent employé de manière indifférenciée ainsi par exemple J.F. Pérouse intitule son
article "Istanbul, métropole Eurasienne en effervescence", mais évoque le terme mégapole en cours d'article et le processus qu'il décrit (extension de l'aire urbaine, peuplement par immigration à partir d'autres villes, auto-construction), relève bien de la
mégapolisation, même si, au demeurant, Istanbul est incontestablement une métropole eurasienne.
De même les phénomènes de crise, de mutation "d'à-coup", de décontextualisation du
réel (fragmentation généralisée, hétérogénéité des choses et des temporalités, perte
d'une géométrie au profit d'une physique), désignés par J.C.Burdèse en conclusion de
son article comme relevant de la métropolisation relèvent davantage de la mégapolisation au sens défini ci-dessus.
En revanche, le titre de l'article de C.Goldblum, "Singapour, modèle de la métropolisation planifiée en Asie du Sud Est" semble approprié, la stratégie mise en œuvre par
les pouvoirs publics visant à développer la puissance économique et financière de l'île.
Espérons, qu'au fil des débats, ces questions de vocabulaire se clarifient.
M.J.R.
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Première partie
CONTINUITÉS ET RUPTURES
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Continuités et ruptures
Peut-on encore parler de ville ? Ph. Haeringer et F. Choay en doutent. Pourtant, avant de
discuter sémantique et concepts, il nous a semblé important d’interroger le passé, et c’est sur
une introduction historique que s’ouvre cette première partie.
Laurent Coudroy de Lille nous montre les continuités à l’œuvre dans le temps long et suggère que “la rupture à laquelle nous assistons n’est peut-être pas entièrement nouvelle ; elle fut
du moins pressentie, observée, anticipée depuis plus longtemps qu’il n’y paraît, et pas seulement sur le mode utopiste (...) cette mutation fait étrangement corps avec la pensée urbaine
dans les deux derniers siècle.”
Pour Ph.Haeringer, ces étapes préalables franchies, “Les villes (...) sont devenues des univers dont on ne sort plus, elles sont devenues le monde”. Le mouvement qui précipite l’ensemble de la population mondiale vers les bassins d’urbanisation et qu’il nomme mégapolisation lui semble si déterminant qu’il nécessite la création de mots spécifiques pour désigner
tant le processus que le résultat... La définition d’un cadre conceptuel simple et général,
l’évocation du passé de la ville et le décryptage des principaux traits de la mégapolisation du
monde, sont l’objet de cet article écrit dans une langue limpide.
F. Choay, quant à elle, hésite devant l’emploi du mot mutation pour désigner la transformation profonde qui s’effectue sous nos yeux, mais, comme Ph. Haeringer elle pense qu’il est
devenu impossible de parler de villes et propose le terme “milieu urbain”. A son sens, cette
transformation est due à ce qu’elle nomme “l’hégémonie des réseaux” ceux-ci remettant en
cause la compétence traditionnelle d’édifier qui a donné naissance aux villes du passé.
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De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Histoire des formes urbaines
ou formes d’une histoire urbaine ?
Laurent Coudroy de Lille
Institut d’Urbanisme de Paris
Métropolisation des villes ou de l’espace...
L’ambivalence des usages du mot renvoie à celle du
phénomène observé. Il semble, en effet, que la
notion de métropole, dans son usage actuel, synthétise opportunément deux transformations majeures
de nos espaces urbains, à savoir :
– l’étalement qui entraîne des portions de territoire
d’une ampleur inédite dans la dynamique urbaine,
dans sa version contemporaine.
– la globalisation qui semble balayer les situations,
hiérarchies urbaines locales, nationales... Le fonctionnement urbain semble se dématérialiser, et l’espace urbain perdre ce qui faisait la différenciation
territoriale de son fonctionnement.
L’émergence des notions de “métropoles”,
“métropolisation”, mais aussi toutes les tentatives
lexicales approchantes, si elle ne clarifie pas toujours les termes du débat, doit être saisie comme
une occasion de poser les questions. Les mutations
désignées ainsi semblent structurelles : elles ne
découlent pas principalement de l’accroissement
progressif et cumulatif de la population urbaine, et
de la taille des agglomérations, comme il fut possible de le croire assez tard en Europe. La métropolisation de l’espace n’est pas simplement l’extension démesurée de l’aire urbanisée ou de l’aire d’influence des grandes villes de toujours. De même,
l’étalement urbain ne résulte pas non plus de la
saturation des grandes villes, et de leur “éclatement”. D’ailleurs, cette redéfinition interne des
espaces urbains semble s’opérer sans lien avec le
critère traditionnel de la taille de la ville.
Que ces transformations épousent des mutations sociétales, techniques ou économiques profondes, cela ne fait aucun doute. Les aspirations et
pratiques sociales, mais aussi des mutations du système constructif, des modes de transports contribuent naturellement à faire émerger de nouveaux
types d’espaces urbains. L’automobile est partout
un vecteur important, support technique, économique ou socio-psychologique de la ville dont nous
observons l’émergence.
Mais l’introduction qui suit ne prétend pas établir un inventaire de ces transformations ; encore
moins d’en inventorier les facteurs explicatifs. Il
s’agit plutôt de les rattacher à une histoire plus
longue, deux raisons justifiant cette démarche
“régressive”.
Tout d’abord, la conscience d’entrer dans un
nouvel âge urbain s’alimente puissamment aux
représentations issues de la ville passée, restreinte,
unitaire, dense... Le diagnostic géographique qui
peut être fait n’est pas sans rapport avec la nostalgie socialement partagée d’une urbanité rassurante
empruntant aux idéaux “de toujours”. Ensuite, la
rupture à laquelle nous assistons n’est peut être pas
entièrement nouvelle ; elle fut du moins pressentie,
observée, anticipée depuis plus longtemps qu’il n’y
paraît, et pas seulement sur le mode utopiste. Cette
introduction a pour objectif de montrer que l’observation de cette mutation fait étrangement corps
avec la pensée urbaine durant les deux derniers
siècles.
19
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Enfin, villes et systèmes urbains sont largement
des héritages du passé : brosser les grands traits de
ce phénomène revient à s’interroger sur les morphologies urbaines émergentes, mais aussi sur le
poids formidable de l’héritage urbain. Ensemble de
formes, mais aussi de réseaux, de localisations...
I. Ville d’hier - ville d’aujourd’hui :
anciennes et nouvelles densités
De l’étalement à la dédensification, du desserrement à l’ex-, péri- et rurbanisation... la production lexicale française alimente abondamment la
description de la ville en devenir. La définition de
catégories statistiques ou géographiques fixes permet de clarifier le débat, mais elle n’annule pas le
tableau plus impressionniste de la “ville éclatée”,
“diluée”, “éparpillée” qui semble s’imposer progressivement.
Les aspects quantitatifs et globaux
Dans ses formes massives, le phénomène se
produit relativement tard dans l’histoire et dans
“l’évolution” des villes : c’est la deuxième moitié
du vingtième siècle qui voit, à des moments différents selon les pays, les aires culturelles ou le
niveau de développement, l’essor d’un habitat individuel non mitoyen et sur vastes parcelles. De
façon emblématique ces morphologies urbaines
semblent prendre à rebours les formes urbaines
quelques peu caricaturales de l’immeuble collectif
en “barre” ou “tour”, qui s’est imposé dans des
contextes nationaux et économiques fort différents
durant le XXe siècle : reconstructions d’après-guerre, régimes autoritaires ou collectivistes, action
publique en faveur du logement... La conjoncture
française est fort connue (du grand ensemble au
pavillonnaire périurbain), mais bien d’autres pays
suivent ce même chemin, notamment les anciens
pays du bloc communiste, qui découvrent aujourd’hui les vertus de l’habitat individuel écarté des
zones denses.
Ces types urbains sont précédés dans la mémoire urbaine collective par des représentations de la
densité. L’étape de la ville enclose est assez bien
connue: les enceintes (aux fonctions multiples :
défense, fiscalité...) ont constitué une limite nette à
l’espace urbain jusqu’aux XVIIIe-XIXe siècles en
Occident. Ces périmètres, malgré les interdits suc-
20
cessifs des pouvoirs en place, n’ont jamais constitué un obstacle absolu et définitif à l’extension
urbaine : les faubourgs sont toujours parvenus à
s’organiser hors les murs, dans la plupart des villes
d’Europe. Cependant, l’opposition entre un
“dedans” et un “dehors” entraînait des disparités
profondes entre la ville et ses pourtours. Disparités
en matière d’activité, de statut des habitants ou de
richesse. Disparités aussi en matière de rente foncière, un des facteurs explicatifs de l’élévation des
densités urbaines intra-muros.
Ces périmètres, garants déjà d’une certaine
continuité et compacité urbaine, fomentèrent l’accroissement des densités intra-muros : la “compression” urbaine est particulièrement sensible dans
l’Europe médiévale et surtout classique. L’élévation des immeubles au fur et à mesure des rénovations urbaines et de l’amélioration des techniques
constructives est observée. A Londres, Barcelone
ou Saint-Pétersbourg, le lotissement des jardins
conventuels ou aristocratiques accompagne l’essor
d’un capitalisme urbain ainsi que la redéfinition des
positions sociales dans la ville d’Ancien régime.
Parallèlement à la mise en place de modèles de
ségrégation urbaine dans les villes française du
XVIIIe siècle, toutes les formes de spéculation sur
l’habitat (foncière, immobilière, locative) contribuent à la saturation des espaces urbains.
L’existence de limites défensives n’est donc pas
seule en cause : les quartiers extérieurs, n’en sont
pas moins fort denses. Les faubourgs de la ville
préindustrielle, organisés souvent le long des sorties de ville, connaissent aussi une intensification
qui les conduit à des niveaux de densités humaine
et construite parfois supérieurs à ceux des quartiers
centraux, occupés par l’élite sociale et ses institutions. La croissance urbaine se fait par agglutinement de quartiers denses, en continuité avec les tissus existants. La persistance de reliques défensives
ou leur remplacement par des chemins de ceinture
ne remet pas en question la continuité des tissus
urbains. Densités et formes urbaines des villes non
défendues (nord de l’Europe, Amérique) montrent
le phénomène dans sa diversité.
La ville traditionnelle comporte également sa
diversité et ses discontinuités. Mais les disparités
sociales, ethniques et religieuses, ou en matière
d’activités semblent l’emporter sur celles relevant
de la forme urbaine. Parfois isolés de l’agglomération principale à leur origine, les faubourgs ou
noyaux satellites finissent en général assimilés, en
continuité de cette agglomération, et viennent à en
constituer une partie.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Les premières étapes de la planification urbaine
ont formalisé cet aspect. Avant même que le
XIXe siècle ne tente d’amoindrir les densités, les
interventions urbaines de l’âge classique procèdent
surtout par délimitation des futurs périmètres
constructibles, que ce soit dans les fondations coloniales, les villes européennes après destruction des
enceintes ou dans les premiers “plans” d’aménagement urbain. Développant des formules plus ou
moins sophistiquées – rationalisation des parcellaires, prévision en matière de bâtiments publics,
normalisation de la voirie, ordonnancements – le
problème posé est en général celui de l’extension
urbaine. La diversité des solutions déclinées pour
apporter une nouvelle limite urbaine (canal, mur,
boulevard) indique aussi la force des représentations “continuistes” et limitatives de l’espace
urbain.
A ces mécanismes sont liés ceux de la transformation progressive des espaces dernièrement urbanisés : à des rythmes différents, ceux-ci poursuivent leur densification, améliorent leur niveau
d’équipement, bref “s’urbanisent”, c’est-à-dire
qu’ils s’intègrent à la logique urbaine d’ensemble.
Cette “consolidation” permet la contamination de
ces quartiers par les activités centrales : l’habitat,
au fil des rénovations, voit sa qualité augmenter ;
des opérations d’aménagement peuvent accélérer
ses processus. Le prix des terrains augmente, ainsi
que celui des loyers ; autant de mécanismes qui
frappent la génération des enquêteurs ou réformateurs sociaux du XIXe siècle, c’est-à-dire en fait les
débuts des débats et travaux d’études urbaines.
La remise en question de ce modèle se fait de
façon progressive.
Peuplement urbain et construction :
vers la baisse des densités
Ce modèle rapidement esquissé fonctionne
dans ses grandes lignes jusqu’au XIXe siècle inclus,
même si des facteurs locaux, ou une étude à plus
grande échelle feraient apparaître des nuances.
Ainsi, la baisse des densités construites fut un
des objectifs les plus obstinés des analystes urbains
du XIXe siècle, le socle le plus manifeste d’émergence d’une pensée urbaine dans l’histoire. Formalisée en différents modèles par les générations successives d’hygiénistes, plus ou moins connectée
aux autres questions sociales, ou à un objectif plus
global de réforme de la société, un fort courant
idéologique se dessine en faveur d’une ville moins
dense, compacte et encombrée.
La question du logement des pauvres a attiré
l’attention : elle donne lieu aux initiatives philanthropiques et publiques pionnières dans l’Angleterre
victorienne. Mais les élargissements ou percées de
rues, visent également à décongestionner – finalement dédensifier – les villes. L’espace public, ou
libre, constitue un important levier de l’intervention
publique en ville, même si ces notions ne sont pas
explicitement présentes. Les projets d’extension
urbaine ne se contente plus de juxtaposer des morceaux urbains identiques, mais de dégager de l’espace pour les usages collectifs ; la construction des
bâtiments publics ou le dégagement des monuments, éléments majeurs des compositions urbaines
du XIXe siècle, sont d’autres occasions de gagner
des espaces publics.
Ailleurs, en périphérie, la construction des
réseaux ferrés urbains est immédiatement mise à
profit pour la création de lotissements écartés des
centres encombrés. Si en France il faut attendre le
XXe siècle pour que les catégories moyennes accèdent à cette ex-urbanisation, en Angleterre, elle est
rapide et immédiate. Les hygiénistes enthousiastes
appellent à cet étalement urbain, à un éclatement
urbain en petites unités et réaffirment les préceptes
des traités de la Renaissance, favorables aux
agglomérations limitées.
Le catalogue des mesures pratiques adoptées en
matière d’aménagement au XXe siècle prolongeant
cette direction est tout aussi impressionnant : règlements de limitation des hauteurs d’immeubles ou
cœfficients de construction, lois favorisant les lotissements, intégrés d’emblée à l’espace collectif de la
ville, décongestion urbaine par des centres secondaires... A une autre échelle, on préserve les ceintures et zones vertes ou paysagères. Le grand mythe
de la cité-jardin, qui traverse le monde occidental à
la charnière du siècle, de la Russie au Brésil, s’alimente à des représentations présentes au siècle précédent. Grande cause d’humanité appuyée sur le
“mouvement urbaniste”, ou argument de vente
immédiatement saisi par les sociétés promotrices ?
Le mythe, encore vivant, sous-tendra à ses débuts
la production d’ensembles d’habitat collectif en
France. Le grand ensemble proposant d’autres
modalités de dédensification : des espaces publics
distendus, une ville dissociée. La ville socialiste
généralise de basses densités construites, même si
les densités de peuplement des grands ensembles
est nettement supérieure à celle des quartiers hérités des siècles précédents.
Au XXe siècle surtout, ces pratiques entrent en
concordance avec les transformations des pratiques
constructives : la production immobilière change
21
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
peu à peu d’échelle, et permet de penser l’intervention sur l’espace urbain de façon plus globale,
notamment par le dégagement d’espaces publics.
La promotion individuelle, qui a pu marquer la
constitution de la ville occidentale traditionnelle,
devient peu à peu minoritaire, à des moments différents selon les pays. L’ouverture d’une rue-lotissement en Europe au XIXe siècle était déjà une pratique de promotion liée au dégagement d’un espace
public ; la percée haussmannienne a porté l’intervention des sociétés immobilières à une échelle
inédite en liaison avec un réseau de voirie à grand
gabarit. Si la promotion individuelle se maintient
cependant dans certaines situations – habitat autoconstruit des faubourgs marginaux, contrats passés
directement entre un entrepreneur et un propriétaire foncier – les intermédiaires sont de plus en plus
présents : rassembleurs de terres, grands propriétaires périurbains dans les pays méditerranéens ou
lorsque la ville a déjà absorbé sa ceinture maraîchère. Les métiers de la construction et du bâtiment
(architectes, entrepreneurs, maçons...) accèdent
facilement et organisent cette commande. Ces opérations, qui structurent peu à peu depuis le
XIXe siècle les rapports entre maîtrise d’ouvrage et
maîtrise d’œuvre, et intègrent la production urbaine
au système capitaliste ou public entraîne un profond changement d’échelle, mais aussi un dégagement plus systématique des espaces collectifs.
II. Enjeux techniques et productifs :
fonctions urbaines et zonages
La relégation des certaines activités productives polluantes, insalubres, bruyantes... ne date pas
de la période contemporaine. Elle fut même un
déterminants forts dans la naissance des faubourgs
urbains, introduisant de sensibles disparités d’activité entre quartiers urbains. Pourquoi alors ne pas
parler de “zonage” avant le XXe siècle ?
Les activités dans la ville traditionnelle
La première réponse est sans doute que les activités entretiennent un rapport de grande proximité
avec l’espace urbain environnant. L’artisanat et les
secteurs de production traditionnels, assez directement liés à la consommation, sont incrustés dans
l’espace urbain. Les distances urbaines sont faibles
(elles dépassent rarement le kilomètre) et travail et
résidence demeurent proches. La concentration de
22
certaines activités (prenons l’exemple du commerce) se fait en intimité avec le voisinage urbain : la
halle, haut lieu de vie urbaine à partir du Moyenâge, vit directement au rythme de la ville. L’essor du
commerce maritime hanséatique ou méditerranéen
ne contredit pas ce rapport entretenu entre la ville et
ses activités. L’activité portuaire du XVIIIe siècle,
malgré son changement d’échelle et sa rationalisation capitalistique, s’immisce encore dans toute
l’épaisseur des quartiers de Marseille ou Cadix.
Mais, s’il est difficile de dégager des spécialisations intra-urbaines avant le XVIIIe siècle, c’est
aussi parce que la ville traditionnelle est toute entière conditionnée par de fortes spécialisations. Villesmarché, villes-port, villes-comptoir, villes-palais :
leur mixité urbaine correspond aussi à des palettes
d’activités qui, à l’échelle de la globalité urbaine,
sont peu étendues.
L’ère industrielle apporte peu de nouveauté à
ces débuts à ce tableau. Si la recherche historique a
montré à quel point l’activité industrielle d’avant le
XIXe siècle n’est pas uniquement urbaine, mais
aussi rurale, plus ou moins greffée sur un artisanat
au service des populations paysannes, elle montre
aussi à quel point l’industrialisation se fait à ces
débuts de façon régionalisée et localisée. Certaines
centres urbains, à la faveur de conditions favorables, d’initiatives individuelles ou collectives
s’engagent très fortement dans l’aventure industrielle. D’autres, naissent et se développent sous
l’impulsion de ces activités, en général dominées
par un nombre limité de branches de production : la
ville-manufacture de l’Europe classique, est relayée
par la ville-usine textile, métallurgique ou minière.
Les villes engendrées par la mutation industrielle à
ses débuts, en Amérique ou en Europe, tributaires
d’un type d’activité – villes monofonctionnelles
diront les géographes – participent encore du
modèle d’activités de la ville traditionnelle.
Lieu de certaines filières artisanales ou manufacturières ; lieu du commerce ; siège du pouvoir
religieux ou politique..., ces organismes urbains
répercutent aussi les fortes fluctuations que
connaissent ces activités. La fermeture d’une route
commerciale, l’épuisement d’une ressource naturelle ou la concurrence de produits importés entraînent des déclassements spectaculaires. La décadence des villes castillanes au XVIIe siècle comme la
promotion simultanée et rapide de Madrid relève de
ces mécanismes. Si la promotion de SaintPétersbourg au XVIIIe siècle est remarquable, les
sièges du pouvoir politique sont eux aussi soumis à
ces aléas. Les redéploiements des pouvoirs politique et administratifs ont d’indéniables répercus-
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
sions sur les villes-capitales, villes-cour ou villesrésidences de l’Europe classique. Les élites sociales
du moment le savent fort bien, et luttent pour que
les centres urbains attachés aux constructions politiques d’Ancien régime reconvertissent leurs prérogatives dans le nouveau système, que ce soit à travers la Révolution française ou le processus de
décolonisation espagnol.
La relative pauvreté fonctionnelle de nombreuses villes traditionnelles explique l’instabilité
des réseaux urbains. Les villes développées autour
de l’industrie sont sujettes à des fluctuations équivalentes. La ville est pour quelques siècles “création”, geste et projet global, pari sur un avenir
jamais acquis. Le chiffre de population atteint
semble ne rien garantir. A une autre échelle et pour
d’autres époques, ce destin rappelle celui de
Bagdad, Constantinople, Cordoue ou mieux Rome,
éclipsée durant plusieurs siècles du palmarès des
plus grandes villes mondiales. Pour cette raison
peut-être la notion de “mégapole” est préférée à
celle de métropole pour désigner ces très grandes
villes, tant qu’une stabilité des hiérarchies et
réseaux urbains n’est pas établie.
La métropole moderne est le résultat
d’un long cumul
Certains centres, à partir du XIXe siècle parviennent à capter des activités multiples, de rang
supérieur et très différentes. C’est certainement le
cas des vieilles capitales politiques européennes,
qui, en même temps que les espaces nationaux sont
forgés, unifiés, deviennent aussi de principaux
centres des échanges et du commerce. Les réseaux
de communication les placent au centre fonctionnel
des territoires, et la production industrielle ellemême s’ajoute à la palette de leurs activités :
Londres ou Berlin. Les progrès de l’administration
publique et la hiérarchisation des niveaux ordonne
les niveaux. La centralisation du commandement
économique (grande banque, direction industrielle)
qui a de plus en plus intérêt à se rapprocher des
cadres politiques de la nation, confirme le mouvement. Si dans certains pays commandement économique et politique nationaux continuent de s’exclure (Etats-Unis, Italie, Espagne...), partout l’écart
entre fait urbain et fait industriel se réduit.
L’usine tend finalement à se rapprocher à la fois
d’une main d’œuvre, que la taille des unités de productions veut de plus en plus nombreuse, de l’élite
des techniciens, décideurs (le “tertiaire du secondaire”) mais aussi du consommateur : elle s’urbanise. La grande industrie et la rationalisation crois-
sante de la production renforce ces tendances au
XXe siècle. Paris est le meilleur exemple d’une
vieille capitale politique, et surtout d’un gros centre
de peuplement, devenant centre industriel de premier plan.
Cette accumulation de la plupart des activités
humaines dans certains centres, devenus hégémoniques et non spécialisés, est une des grandes
observations développées à partir du XIXe siècle.
La grande ville “métropolitaine”, c’est d’abord
cette entité. S’instaure ainsi, dans les mentalités,
l’idée que non seulement la grande ville n’est pas
un mal, mais aussi qu’elle constitue la formule
gagnante du monde moderne. La métropole est
décrite comme le lieu de mécanismes d’entraînement, de reconversions et autres économies
d’échelle ; elle est le lieu d’un fonctionnement,
décliné selon toutes les métaphores de la machine
ou de l’organisme.
Spécialisation des espaces intra-urbains
et zonage
La concentration des activités dans certaines
villes n’alimente pas immédiatement une réflexion
sur leur association, juxtaposition, ou combinaison
spatiale. Les discours du XIXe siècle restent très
favorables à la mixité urbaine, notamment en raison
des conséquences sociales qu’aurait une mise à
l’écart des pauvres. La ségrégation urbaine est
d’ailleurs davantage pensée en termes d’activités
que de groupes sociaux (quartiers des affaires,
quartiers industriels). Plus fondamentalement encore, la rhétorique libérale et la défense des droits du
propriétaire poussent à une mise en concurrence
indifférenciée des sols urbains. C’est bien sur le
mode libéral que les grandes villes et métropoles
voient s’accentuer les modèles de ségrégation, hérités ou non des siècles précédents.
Mais les pratiques en matière d’aménagement
sont décalées par rapport aux discours. Le XVIIIe
siècle avait déjà amorcé cette tendance dans ses
métropoles (?) les plus “modernes”, à savoir les
grands centres portuaires. Ces villes-ports entreprennent des travaux tendant à spécialiser l’espace à
usage commercial : construction de quais, de quartiers d’affaires liés au négoce, voire des tentatives
d’avant-port. La séparation plus systématique de la
“ville” et de son port se fera bien sûr au siècle suivant. La rationalité commerciale et technique (création de Saint-Nazaire) en sont l’argument, mais on
repère ici un mouvement de spécialisation des
espaces intra-urbains lourd de sens. Le développement des quartiers d’affaires branchés sur les gares
23
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
(City londonienne, quartier de l’Opéra à Paris) au
XIXe siècle fourniront pour plusieurs décennies les
images “métropolitaines” les plus populaires. La
centralité commerciale s’organise autour des boutiques et de grands magasins, et les mutations du
système des transports permettent de déconnecter
davantage emploi et résidence. Le transport collectif – ferroviaire notamment – déstructure progressivement les bassins d’emplois traditionnels.
Mais c’est la grande industrie urbaine qui portera le mieux les théories et pratiques de zonage au
vingtième siècle. Quels que soient les arguments
développés (rationalité productive ou hygiène
reconvertie en sensibilité environnementale), il est
certain que l’action publique les applique, avant
que la Charte d’Athènes ne les grave dans le
marbre. Mais les mutations de la seconde moitié du
siècle confirment ces tendances : la voiture individuelle, servie par des voiries à grand gabarit, et par
tout ce qui rend plus fluides les circulations
urbaines, permet d’affiner les stratégies résidentielles des citadins. Le lieu d’emploi n’est plus le
premier paramètre pour déterminer celui de l’habitation. La disjonction emploi/résidence, la différenciation entre activités tertiaires et industrielles,
entre types d’industries, l’émergence d’un urbanisme spécifiquement commercial ou de récréation
deviennent l’habitus du planificateur et de l’expert
urbains. Même si ces paramètres varient dans l’histoire, les forces productives et le capitalisme libéral
vont aussi dans ce sens : logique de production du
bâti (immeubles de bureaux), mais aussi de commercialisation des logements, des surfaces commerciales et zones d’activité (terrains industriels).
L’expression des doctrines fonctionnalistes
n’est que la partie la plus manifeste d’une masse de
pratiques aménageuses du XXe siècle, associant
avec une certaine rigueur types d’activités et types
d’espace, première rationalité appliquée à l’urbain
et dont la remise en question théorique depuis plusieurs décennies n’est pas encore venue à bout.
III. Dérapage des formes urbaines ?
Il ne s’agit pas ici d’aborder les difficultés
méthodologiques ou épistémologiques que rencontre l’analyse des formes urbaines, mais de montrer en quoi les quelques convictions fortes sur lesquelles elle se fonde traditionnellement peuvent
aujourd’hui être remises en question.
24
La notion même de forme urbaine
Cette notion est construite sur l’idée que la ville
n’est pas une juxtaposition d’objets sans lien les
uns avec les autres. Des logiques, des entités cohérentes existent à plusieurs niveaux : de l’immeuble
à la ville entière, toutes les échelles sont possibles
(le quartier, la rue, l’îlot, le centre historique, les
banlieues pavillonnaires...). L’identification des
échelles pertinentes est un des enjeux de l’analyse
des formes urbaines. Ces logiques renvoient à la
fois aux modes de production/transformation de
l’urbain et à ses usages sociaux.
Existe-t-il pour les morphologies urbaines
émergentes des échelles formelles pertinentes ? Les
territoires sont de plus en plus urbains dans leur
fonctionnement... mais de moins en moins pas leurs
formes. La ville n’est plus une unité territoriale
indiscutée, et les phénomènes de rurbanisation en
sont une manifestation. Un fonctionnement urbain
s’introduit dans les paysages demeurés ruraux, paysages dont la ruralité même tend à devenir une des
composantes de l’urbain.
La diversité morphologique des villes
L’identification de modes formels différents, à
travers l’histoire ou à travers les civilisations, est un
des enjeux de la morphologie urbaine. La ville
médiévale observe ainsi, et à différentes échelles,
certaines règles formelles, qu’une certaine histoire
de l’urbanisme rationaliste a soulignée à gros trait.
Les formes urbaines font plus que témoigner du
passé des villes, elles entretiennent des liens complexes avec ce que peut être une identité urbaine.
N’insistons pas sur les différences de civilisation (ville extrême-orientale, européenne, arabomusulmane...), pouvant porter sur le rapport entre
espace public et privé, l’insertion du pouvoir politique et administratif... D’autres éléments participent de l’identité urbaine et conditionnent les
aspects formels. Par exemple, la tailles des villes :
la grande ville est celle ou les contrastes territoriaux
sont accusés (contrastes sociaux, diversité des activités, mais aussi épaisseur de l’histoire urbaine) et
les morphologies diversifiées se différencient dans
son paysage d’organismes urbains plus banaux et
homogènes. L’uniformisation des tissus urbains de
par le monde remet petit à petit en question ces
repères identitaires, qui donnaient, notamment aux
individus, une place dans les hiérarchies territoriales. Ces mécanismes, qui ne se résument pas à
une occidentalisation de la planète urbaine, conditionnent aussi les cycles de vie des individus et des
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
ménages, disons la mobilité et les stratégies territoriales des urbains.
sont bien évidemment liés aux dispositifs formels.
Ceux-ci conditionnent les usages et le vécu de l’espace urbain.
Héritages et marquages historiques
On peut se demander si ce lien ne s’atténue pas
aujourd’hui. Des images spectaculaires nous viennent de la suburbia américaine, dont la forte ségrégation sociale s’accommode de paysages et de
formes urbaines assez homogènes. Le périurbain
des classes moyennes, qui put constituer en Europe
un certain type social et formel, semble pouvoir se
généraliser dans une société ou par ailleurs certains
contrastes sociaux s’accentuent. En France, l’évolution divergente de quartiers de grands ensembles
aux mêmes caractéristiques formelles remet en
question le lien établi à un moment donné entre ce
type d’habitat et certains traits sociaux.
En témoignant du passé, la morphologie urbaine matérialise puissamment l’histoire (réelle ou
mythique) de la collectivité urbaine. Elle contribue
à son identité en fournissant un référent commun,
une mémoire commune. Ce fait est bien connu,
mais il faut souligner que ce référent n’a rien de
figé, ou platement hérité.
Ainsi, la plupart des paysages urbains sont
constitués d’entités (immeubles, espaces publics...)
d’époques différentes. Les approches classificatoires ou typo-morphologiques des formes urbaines
ne rendent justement pas compte du caractère profondément hétéroclite du tissu urbain. Car ce dernier n’est pas un feuilletage resté sagement en
place, même si les métaphores de la sédimentation
ou de l’empilement des strates, peuvent contribuer
à comprendre certains dispositifs. Les réemplois
rénovations sont permanents et font partie de la
fresque. La ville se rénove, se régénère et se refait
sur elle-même, depuis ses origines.
Cette recomposition possède ses propres
logiques sélectives, et s’attaque prioritairement à
certaines formes, qui disparaissent, alors que
d’autres résistent mieux. La rénovation à la parcelle, qui caractérise la ville traditionnelle, conduit à la
substitution systématique des certaines formes au
profit des autres : les immeubles de construction
précaire sont éliminés prioritairement dans les
quartiers en cours d’intégration urbaine ; ceux attachés aux activités industrielles sont remplacés par
de l’habitat ou des équipements. De façon générale, certains usages nobles ou “performants” se préservent mieux que les autres ; les pratiques de
l’aménagement urbain allant souvent dans le même
sens. Mais les grandes spéculations peuvent aussi
se porter sur les espaces plutôt valorisés, ou en
cours de valorisation (rente urbaine). Ces processus
de sélection, insuffisamment étudiés et décrits, peuvent conduire à la régénération profonde de la ville
traditionnelle.
Les morphologies dépendent des usages
et des fonctionnements urbains
Les formes entrent en dialectique avec tous les
autres aspects de l’espace urbain, notamment les
disparités sociales ou fonctionnelles. Le paysage
urbain, le marché immobilier ou les circulations
Bien entendu les peuplements en banlieue ont
considérablement évolué depuis les années 1960 :
la population jeune en ascension sociale qui a fait
les périphéries urbaines du monde développé des
Trente glorieuses et autres miracles économiques a
vieilli, s’est recomposée et a pu déménager. Si l’automobile et l’hypermarché ont gagné davantage de
terrain, le redéploiement de la ville sur elle même
entraîne aussi des reconversions en douceur, mais
profondes.
Il semblerait que le système de référents communs, d’identificateurs sociaux que constituaient
les morphologies urbaines soient aujourd’hui passablement brouillés. On peut se demander si les
entreprises de “patrimonialisation”, un peu systématiques en Europe aujourd’hui, ne sont pas destinées à compenser des images urbaines dont l’évidence est, par ailleurs, en train de faner.
Mais la question des centres “anciens”, qui eut
son heure en Europe, et, quel que soit le parti adopté, semble se résoudre : dans le modèle métropolitain, les espaces qui assumaient les fonctions centrales dans la ville traditionnelle semblent trouver
leur place, au moins comme une pièce du puzzle
polycentrique. Une certaine crispation patrimoniale
sensible dans les sociétés développées, le maintien
d’activités tertiaires, plus généralement d’un
contrôle socio-politique sur ces territoires urbains
“représentatifs” permet d’éviter leur déstabilisation.
Il n’en va pas de même des espaces périphériques, beaucoup plus vastes et moins bien armés
dans la concurrence accrue entre territoires urbains.
Le recyclage des “vieilles” périphéries urbaines, est
une des questions les plus difficiles posées à nos
espaces métropolitains. Ces espaces – par exemple
les différentes générations de “banlieue” en
25
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
France – sont fragilisés à tous les niveaux ; leur
recyclage est un des enjeux urbains des prochaines
décennies.
Selon quelles logiques se déploie le processus
d’obsolescence des périphéries urbaines d’avant la
péri-urbanisation ? Leur devenir est-il encore
conditionné par l’évolution des dynamiques de centralité, plus généralement les flux qui traversent les
espaces “métropolisés” ? L’observation des mobilités urbaines aujourd’hui peut apporter des éléments
de réponse.
De façon générale, l’espace urbain en gestation
est de plus en plus riche en hétérogénéités, collages... Mais par ailleurs, les tendances historicistes
ou “patrimonialisantes” n’ont jamais été aussi
fortes, notamment dans les sociétés développées.
Cela se traduit, par exemple, par la cohabitation
d’une esthétique urbaine exaltant le chaos postmoderne, et d’une esthétique kitsch des représentations archaïsantes, idéalisant la ville traditionnelle
dans tous ses clichés. L’articulation des deux
termes est un enjeux actuels de la pensée urbaine.
Que la ville qui émerge soit très différente de
celle que nous avons connue, cela fait peu de
doutes. La “pensée urbaine” doit donc s’adapter, et
même muter... Mais, un regard en arrière nous
montre que cette même pensée s’est construite et
développée dans la remise en question des référents
urbains traditionnels. Il s’agit d’une pensée de
crise, qui exprime les difficultés de maîtrise de l’urbain à l’époque contemporaine. Signalons tout de
même la sensibilité particulière développée en
France sur ces questions : vieux pays européen où
le modèle traditionnel de ville compacte est fort,
touché aujourd’hui par des dynamiques de périurbanisation et rurbanisation d’autant plus nettes
que l’ensemble du territoire est resté peu densément peuplé et d’occupation lacunaire. L’urbanisation s’empare-t-elle des friches rurales, de la
même façon qu’elle s’empare des friches industrielles ou portuaires ? La politique des villes nouvelles, ou la difficile remise en question de la formule du plan d’occupation des sols, montrent qu’il
existe une idéologie forte en faveur de la continuité urbaine. Mais de nombreuses dynamiques
(accession au logement individuel, concurrence
entre les communes des zones urbaines pour attirer
activités et habitants, tendances ségrégatives) vont
dans un sens opposé. Les grands projets berlinois
de capitale traditionnelle restaurée donnent aussi le
ton, ainsi qu’une certaine réhabilitation de l’image
des centres-villes américains, relayée par les
Manhattan du Sud-est asiatique. Tout n’a donc pas
été dit et conclu sur une centralité urbaine, qui
d’ailleurs dans beaucoup de cas se divise plus
qu’elle ne disparaît.
Aujourd’hui, s’interroger sur la métropole,
c’est aussi tenter de reformuler le lien entre l’échelle des phénomènes urbains. Le renforcement des
niveaux supérieurs de la hiérarchie urbaine et l’étalement urbain ne sont pas des phénomènes nouveaux. Mais leur concomitance n’a pas été traitée
comme telle par l’analyse urbaine ; or la conjonction des deux phénomènes s’impose de façon persistante, et finit par constituer un enjeu.
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26
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De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
La mégapolisation
Un autre monde, un nouvel apprentissage*
Philippe Haeringer
Directeur de recherche à l’ORSTOM
Depuis que l’explosion urbaine du second
demi-siècle a confirmé son universalité et sa nonreversibilité, la nécessité de refonder l’interprétation générale du fait urbain s’impose de plus en
plus. Ce sentiment est d’abord né de l’idée que le
gigantisme urbain ne s’exprimait pas seulement par
un changement quantitatif, mais aussi, à la longue,
par un changement de nature et de sens. D’où le
parti de porter un regard privilégié sur les situations
urbaines paroxystiques – c’est-à-dire sur les mégapoles – où pourraient se lire les nouveaux rapports
de l’homme à la ville, du pouvoir à la ville, de
l’homme au pouvoir ; bref, les nouveaux contours
d’une citadinité bouleversée par le gigantisme.
Cependant, cette attention au symptôme – la
mégapole – devait naturellement conduire à l’étude
d’un processus : la mégapolisation du monde.
C’est-à-dire à reconnaître que la dynamique de
concentration mégapolitaine pouvait et devait s’observer à tous les échelons de l’espace d’un pays,
d’une région, ou du monde. C’est ainsi que la
notion de petite ville exigeait d’être reconsidérée à
la lumière des nouvelles configurations spatiales
par lesquelles elle participe au processus général.
De même, devait-on constater une nouvelle donne
de la relation ville-campagne, notamment par l’ef-
* Les trois parties de cet article empruntent à trois publications antérieures de l’auteur, échelonnées de 1992 à 1997, et dont on trouvera les
références au fur et à mesure. Certains thèmes y sont ainsi traités plusieurs fois, mais sous des éclairages différents. Quant au présent titre,
il reprend l’intitulé d’un débat organisé récemment, sur une proposition de l’auteur, à la Cité des Sciences de La Villette (mars 1998).
facement progressif du second terme. Enfin et surtout, on ne pouvait manquer de relier le processus
de mégapolisation au renversement d’un rapport
fondamental, celui de l’économique et du démographique. Le peuplement urbain prévaut désormais
sur l’économie de la ville. Il la précède, et la nouvelle économie urbaine procède largement de ce
fait accompli.
(1995, “La mégapolisation”, contribution de l’auteur à la Déclaration des chercheurs français sur les
villes du Sud, Sommet des villes, Istanbul, 1996)
1. De la ville a la mégapole
Nos villes sont-elles encore des villes ? Oui
sans doute si nous regardons les petites et
moyennes villes de France. Mais nous voyons bien
que le monde entier est en proie à une mégapolisation qui, de toute évidence, nous fait sortir du schéma classique de la ville. Même en France, si l’on y
regarde bien.
Parler de mégapolisation, c’est mettre en avant
un changement d’échelle brutal. Sans cette brutalité, nous continuerions de parler de croissance
urbaine. Et à nous en émerveiller. Si je dis : “cette
ville croît”, c’est que je ne perçois pas un changement de nature du phénomène observé ; et c’est en
outre que je tiens cette évolution comme positive,
en première analyse. Au contraire, la soudaineté du
27
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
gonflement urbain contemporain engendre notre
désarroi : nous savons bien qu’elle est le produit et
la source de profonds déséquilibres. Surtout, nous
ne savons plus que faire devant ces mégapoles,
nous, les héritiers de tant de savoir urbain !
Le changement de vocable paraît donc justifié.
Parler de grandes villes ne suffirait plus, même si
ces mots ont pu désigner successivement, au cours
de l’histoire, des agglomérations de dix mille, cent
mille ou un million d’habitants, et que l’on pourrait, pourquoi pas, leur attribuer un ou deux zéros
de plus. Nous ne sommes certes pas les premiers à
nous émouvoir de la dimension de nos cités. Ni de
leur puissance. Mais il ne s’agit plus, aujourd’hui,
de saluer la montée de quelques capitales politiques
ou de quelques métropoles économiques, ni de
nous réjouir qu’elles entraînent derrière elles
l’avancée de toute une région.
La mégapolisation que nous vivons aujourd’hui
sur les cinq continents, et qui se poursuivra au
siècle prochain, revêt une signification toute autre
que celle d’un simple franchissement de degré sur
une courbe ascendante. Elle consacre un changement plus radical encore que les grandes ruptures
du passé que furent, chez nous, le démantèlement
des enceintes médiévales ou la révolution industrielle.
La fin de la dialectique ville-campagne
Voyons ce qui, désormais, éloigne nos cités du
concept même de ville. La première observation
qui s’impose est que le fait urbain ne s’inscrit plus
ou ne s’inscrira plus dans une dialectique villecampagne. Soit parce que le monde rural disparaît
ou disparaîtra. Soit parce que, sauf à en réceptionner le choc migratoire, la mégapole d’aujourd’hui
ou de demain ne fonde plus ou ne fondera plus sa
croissance sur une fonction de commandement, ni
de structuration d’un espace rural qui aura perdu
son statut de substrat de la société humaine.
Rassemblant dès aujourd’hui la quasi totalité des
Européens du Nord, mais aussi du Brésil tropical,
etc., les agglomérations urbaines ne se définissent
plus comme sièges des foires, des techniques ou du
pouvoir. Même si elles les abritent encore par
nécessité, elles voient souvent ces fonctions fuir les
plus grandes d’entre elles. Bref, la ville n’est plus
ce point d’excellence niché au cœur d’un paysage
rural.
Tous les humains sont ou seront urbains, ce qui
ôte au fait urbain sa signification économique et
distinctive première. Même si l’économique est le
28
mobile essentiel des migrations massives qui,
depuis 1950, ont déclenché la mégapolisation du
Sud et alimenté celle du Nord, force est de constater que, désormais irréversible, la mégapolisation
est devenue une mécanique démographique. Les
pires crises économiques ne l’arrêtent plus. Les
villes fantômes des far west désenchantés, fièvre de
l’or ou du caoutchouc retombée, appartiennent au
passé. A présent, pour peu qu’elle ait dépassé un
seuil critique aujourd’hui très vite atteint, et que
l’on peut situer au million d’habitants, une ville
n’échappe plus à la spirale de la mégapolisation. La
voilà happée à jamais dans une logique sinon purement démographique, du moins sourde à tout facteur de freinage qui n’attenterait pas, justement, à la
substance démographique, à la biologie des corps.
Du chef-lieu au socio-système
Les mégapoles d’aujourd’hui et de demain sont
donc des lieux de vie obligés – en conséquence trivialisés – pour le plus gros de l’humanité. Tout le
contraire de ces points d’excellence qu’un Vidal de
la Blache pouvait, au début de ce siècle, amoureusement repérer, qualifier, classifier, en vantant leurs
mérites régionaux.
Entendons-nous bien. Les villes n’ont jamais
été de purs édens, mais elles excellaient dans leur
contexte, elles étaient des lieux de distinction, elles
participaient d’une hiérarchie. Cela était vrai aussi
dans les pays du Sud, colonies ou pas. Aujourd’hui,
ces mêmes pays traînent leurs mégapoles comme
d’insondables pesanteurs, car les peuples entiers s’y
sont engouffrés, en sont restés captifs, englués dans
cette multitude atone, anonyme et désespérante – du
moins le croyons-nous – qu’il y ont formé. Dans le
même temps, nous découvrons chaque jour davantage la crise identitaire des citadins du Nord.
Les villes ont cessé d’être des chefs-lieux, des
marchés, des centres d’innervation. Elles sont
devenues des univers dont on ne sort plus. Elles
sont devenue le monde.
Que les chefs-lieux d’autrefois soient devenus
le monde oblige à être optimistes. Le monde ne
peut pas être en faillite. Il s’en sortira. Nous apprendrons à vivre dans les mégapoles en dépit de la brutalité du big bang qui les a produites. Mais ce n’est
pas de chance : nous venions à peine de maîtriser la
ville dans toutes ses dimensions, nous allions entrer
en utopie avec l’avènement des becs de gaz et de
l’électricité, du tram et du métro, de l’automobile,
des cités-jardins et des squares, des grands boulevards, des grands magasins et de toutes sortes de
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
gadgets lorsque, le temps d’un souffle, elle nous a
échappé. En même temps, il en fut de même de nos
campagnes, que nos géographes et nos ethnologues
venaient à peine d’identifier et de chanter. Au début
ou au milieu de ce siècle, nous savions ce que ville
et campagne voulaient dire. Quelques décennies de
labeur plus tard, nous ne le savons plus.
Le temps des démiurges est passé
La ville, nos princes et leurs architectes pouvaient caresser le rêve de la dessiner à leur idée. Ils
y parvenaient partiellement. Ils en inventaient
d’autres. La mégapole, en revanche, est rebelle à ce
jeu. Depuis les années 1950 elle galope dans la
plaine, elle grimpe sur les morros, elle s’insinue
dans les cerros. Que faire, sinon la rattraper avec
quelques rocades, quelques conduites d’eau, la
suivre par satellite ? De modernes démiurges nous
ont fait perdre du temps, de l’argent et de l’énergie1.
La dynamique mégapolitaine les a balayés. Dironsnous que l’initiative est passée aux masses ? A la
société civile ? Caractériserons-nous cette urbanisation de sauvage, d’informelle, de spontanée ?
Toujours est-il qu’elle échappe à la planification
préalable. La mégapole ne se laisse pas dessiner.
Elle ne se laisse pas connaître non plus. Bien
qu’il ne faille pas désespérer des nouvelles et
futures techniques de l’infographie (par exemple),
elles ne sauraient être mises sur le même plan que
la connaissance directe et charnelle que les édiles,
les érudits, les citadins eux-mêmes pouvaient avoir
d’une ville dont on pouvait faire le tour. Le temps
des monographies intimistes est également terminé.
La connaissance, d’expérience, de l’exhaustivité
d’une mégapole est hors de portée de quiconque.
Elle n’aurait d’ailleurs plus guère de sens car une
mégapole n’est plus un espace fini.
Certes, il y a longtemps que les villes sont sorties de leurs murs. Mais les faubourgs restaient
accrochés à l’identité des portes dont ils étaient
issus. D’un bout à l’autre d’une vie d’homme on
conservait les mêmes repères : un aïeul pouvait
faire rêver son petit-fils en lui apprenant que tel
pont n’avait été qu’un passage à gué, que dans telle
rue passaient encore les troupeaux. La vitesse
mégapolitaine non seulement efface ces repères,
mais supprime l’émerveillement du changement en
en faisant un ingrédient de tous les jours. Il est
continûment à l’œuvre sous nos yeux et paraît, à
Michel Gérard, “La mort des démiurges”, Projet n° 162, fév. 1982,
pp. 261-269.
1
cause de cette proximité temporelle, n’offrir que le
spectacle d’une banale reproduction. On peut dire
que la croissance mégapolitaine, en intensifiant le
présent, fait perdre la conscience du passé et, symétriquement, celle de l’avenir.
Une illustration concrète et globale de ce rétrécissement du temps sensible est, à l’amont, la disparition soudaine du patrimoine urbain ancien (cf.
Le Caire, Sao Paulo) et, à l’aval, l’échec récurrent
ou l’abandon des planifications prospectives.
De l’enceinte à l’enfermement
Pendant que le temps sensible se rétrécit, l’espace mégapolitain, à l’inverse, s’enfle. Serait-ce
une compensation ? Certainement pas.
Du point de vue des gouvernants ou des classes
dirigeantes, la dimension mégapolitaine n’est plus
un avantage mais un cauchemar. Quoique, par habitude, on s’enorgueillisse encore des scores démographiques atteints par une ville, on est de moins en
moins sûr que cela représente un avantage économique, et de plus en plus certain de la formidable
gêne que cela entraîne. Sur le plan des enjeux résidentiels, l’irrépressible course centrifuge, accompagnée d’une égale pression sur le centre, créent un
constant sentiment d’insécurité entraînant des stratégies d’enfermement. Cette fragmentation sécuritaire concerne d’abord les classes riches et
moyennes, mais gagne aussi les pauvres, accentuant les effets ségrégatifs de la marginalité ethnique ou économique.
Si l’on se place du point de vue de l’habitant
lambda, l’élargissement indéfini de l’espace mégapolitain entraîne, paradoxalement, son repli sur un
espace minimal dont il ne s’échappe que pour une
perception linéaire de l’espace global. Les dimensions mégapolitaines ayant disqualifié le piéton,
seuls d’insipides et répétitifs trajets mécaniques
relient les étroites bulles domicile-travail dans lesquelles il se meut. Même si d’autres bulles de loisir
ou relationnelles diversifient quelque peu les trajets, ceux-ci s’effectuent toujours, pour l’essentiel,
sur des voies balisées ou dans des transports collectifs qui font du voyageur un captif passif, indifférent et inattentif.
Du temps quotidien à l’espace d’une vie, la
mégapole n’offre que l’apparence d’un territoire
ouvert, du moins si on la compare à ce que nous
connaissons de la pratique d’une ville classique,
d’une ville chef-lieu, comme il en existe heureusement encore sur les cinq continents. Quand l’échan-
29
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
ge ville-campagne n’est plus la base de la prospérité citadine, lorsque le cercle se referme sur le sociosystème mégapolitain, l’homme-habitant se retrouve plus solidement captif que par le simple jeu
mécanique des grands distances urbaines. Le
migrant rural n’en peut plus ressortir, le natif n’en
conçoit pas l’idée, sauf à s’envoler, peut-être, vers
une autre mégapole. En même temps que la
réten2
tion urbaine se renforce comme une fatalité , la perception d’un ailleurs non mégapolitain s’estompe.
Confusément, dans l’esprit de nombreux jeunes
urbains, la campagne n’est plus qu’une vague périphérie, ce qui consacre une inversion du schéma
classique où la ville n’est qu’un lieu d’exception
dans un monde globalement rural. Dans le meilleur
des cas, la campagne reste un espace de consommation touristique, mais, dans ces sociétés privilégiées, cette part consommée de la campagne n’est
bien souvent qu’une annexe de la mégapole, avec
les mêmes acteurs et les mêmes codes.
Les remparts des villes ont disparu, mais du
haut de ces murs on pouvait voir la campagne. Sur
les boulevards qui leur ont succédé, on pouvait
faire des tours de ville. Sans remparts et sans boulevards, les mégapoles d’aujourd’hui ou de demain
sont plus enfermantes que jamais parce qu’elles ne
sont plus des mondes finis. N’ayant pas de limites,
elles n’ont plus de sorties.
La ville cannibalisée
Une ambiguïté demeure pourtant. La plupart
des mégapoles ont succédé à des villes. Les ontelles seulement prolongées, démesurément gonflées ? Il faut se rendre à l’évidence : dans la plupart
des cas, la mégapole a mangé la ville. La mutation
est aussi complète que celle qui put consister, autrefois, à fonder une ville sur le site d’un village. On
n’a pas agrandi un village, on a fondé une ville,
changeant ainsi de genre. Les mégapoles n’ont
certes pas d’actes fondateurs, elles ne sont pas le
produit d’une décision ; mais en général on peut, a
posteriori, dater le déclenchement du processus formateur, dater l’inflexion de la rupture. Pour beaucoup de pays du Sud, c’est 1950, l’après-guerre.
Dans le Nord aussi, 1950 fut un tournant : le
signal de la disparition d’un monde rural millénaire. Mais l’industrialisation avait déjà amorcé, au
siècle précédent, un processus de pré-mégapolisa-
2
Salaam Bombay, film de Mira Nair (1988, Caméra d’or à Cannes), où
l’on voit un jeune paysan piégé par la mégapole.
30
tion. A y bien regarder, une première étape dans ce
sens avait été franchie antérieurement avec la naissance de l’Etat moderne, singulièrement dans sa
version centraliste.
Il faut évoquer le cas non pas unique, mais
exemplaire, de Paris. Lutèce a aujourd’hui plus de
dix millions d’habitants. C’est donc, sur ce critère
du chiffre absolu, une mégapole. Toutefois, on ne
peut dire que la dimension mégapolitaine ait tué la
ville de Paris. Dans son périmètre historique, celleci reste la ville-ville, même si l’on peut déplorer la
disparition partielle d’un petit peuple singulier,
évincé précisément par une consolidation de la
fonction de capitale.
Cette cohabitation, à Paris, des dimensions ville
et mégapole, doit être attribuée à la fois à la progressivité de la croissance urbaine sur de nombreux
siècles, et à une solide tradition de maîtrise urbaine
dont témoigne, par exemple, le remarquable emboîtement des enceintes ovoïdes de la Cité, de
Philippe-Auguste, de Charles V, des Fermiers
Généraux et de Thiers. Paris fut longtemps la plus
grande ville d’Occident, une sorte de proto-mégapole qui aborda donc, relativement bien armée, le
vrai temps des mégapoles.
La genèse de la plupart des autres mégapoles
fut toute autre. Bien que les situations de départ
aient été très diverses, des capitales impériales
d’Asie aux villes pionnières des plaines américaines, des postes coloniaux africains aux villes très
latines de l’Amérique du Sud, la mégapolisation
survint presque toujours brutalement. Et cette fulgurance ne permit pas de préserver les acquis d’une
citadinité pré-mégapolitaine.
L’exemple sud-américain, en raison de la qualité du modèle citadin qui prévalut avant la vague
déferlante, est très démonstratif. São Paulo a perdu
en trente ans l’immense patrimoine d’une grande
ville baroque. L’ancien périmètre urbain a fait place
à un chaos au double plan de sa morphologie et de
son contenu social. Ce phénomène de chaos central
se retrouve dans de nombreuses mégapoles du
monde et semble symptomatique du processus de la
mégapolisation. Il exprime de la façon la plus
directe le cannibalisme de la mégapole à l’égard de
la ville qui la précède.
Le radicalisme du chaos pauliste témoigne
d’une peu commune puissance des forces à l’œuvre
et, plus généralement, de la vigueur de l’économie
3
Cf. la fin de la note 5.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
locale. A Lima, capitale du Pérou, le chaos central
prend plutôt la forme d’une déprise. Le patrimoine
de l’élégante et rigoureuse ville hispanique est
encore visible pour sa plus grande part, mais dans
un état de semi-ruine. La bourgeoisie liménienne
l’a abandonné à des formes d’occupation populeuse, ainsi qu’à l’économie trouble qui caractérise le
centre d’une mégapole miséreuse.
Mais au-delà de cette substitution somme toute
assez douce, les héritiers de la vieille cité ayant su
pousser leurs neuves villas et leurs bureaux d’affaires sur la route des plages, la configuration générale de la mégapole péruvienne évoque encore plus
sûrement qu’ailleurs un scénario de subversion. A
une ville conçue pour l’oasis qu’elle s’était choisie
comme écrin succède une mégapole du désert. A la
belle ordonnance du carré royal, et des places et
avenues républicaines qui le prolongeaient, succède
une agglomération en lambeaux, parcourue de
dunes et de ravins arides, s’insinuant dans les replis
inquiétants des contreforts andins, et montant à l’assaut de pentes vertigineuses. A la ville créole cultivant son référent espagnol succède la mégapole des
indiens andins. A la ville catholique prospère succède un océan de misère dépourvu d’eau, saisi de choléra, de terrorisme et d’obédiences subversives.
La fragmentation de l’espace mégapolitain
Tant pis donc pour la ville. Regardons la mégapole. Marquée au sceau de l’apocalypse de cette fin
de millénaire, elle est tout de même notre avenir. Il
va falloir apprendre à vivre avec elle, car nous
savons bien que rien ne permettra de faire marche
arrière.
Ne nous aveuglons pas, ici, sur nos expériences
de “délocalisation” de privilégiés occidentaux, pas
plus que sur les perspectives ouvertes par les
miracles de la télécommunication. Les technopoles
à la campagne ne dépeupleront pas les mégapoles.
Notre engouement pour les petites villes est inséparable de l’exceptionnelle qualité de nos réseaux, y
compris de ceux qui assurent la circulation des
hommes ou la distribution des biens matériels, ainsi
que de l’énergie. Finalement, notre fuite de la grande ville ne nous conduit guère qu’à alimenter des
chapelets de villes de toutes tailles (côte méditerranéenne, vallée du Rhône, piémont alsacien, etc.)
qui participent, aussi efficacement que les grandes
concentrations, à la désertification des arrière-pays
(Préalpes du Sud, Vivarais et Cévennes, vallées
vosgiennes). Et c’est ainsi que nos mégapoles
régionales de demain se préparent, comme des
suites ininterrompues d’entités locales. Voir déjà
les nébuleuses de la moyenne Angleterre, des plats
pays belges et néerlandais, des régions rhénanes et
padanes. On pourrait aussi parler de mégapoles
fragmentées. Sous ce jour elles illustrent, à leur
façon, un thème central de l’analyse mégapolitaine.
La fragmentation des mégapoles est, en effet,
une clé précieuse pour interpréter ces constructions
humaines d’un nouveau type et, surtout, pour y
comprendre la survie de l’espèce. Elle n’est heureusement pas l’apanage de l’Europe des clochers.
Elle n’est pas nécessairement liée au lent processus
de mégapolisation en chapelet ou en grappe. La
fragmentation est partout vérifiable, y compris dans
le cas des mégapoles massives, historiquement
mononucléaires comme Paris, bien sûr, mais aussi
Bombay, Le Caire, Lagos ou Mexico.
Elle est même présente dans les mégapoles qui
s’avancent dans le désert. La fragmentation est
alors particulièrement démonstrative d’un réflexe
humain fondamental : celui de se mouvoir dans un
espace physique et social fini, au périmètre repérable et aux leaders identifiables. Lorsque, comme
dans le désert, l’avancée urbaine ne rencontre
aucun découpage humain préexistant, aucune communauté rurale établie, c’est le processus d’urbanisation qui engendre à lui seul les identités locales.
Et celles-ci perdurent, alimentées par une lutte
constante pour un droit à la ville, c’est-à-dire à
l’eau, à l’école, et finalement à un statut.
On voit bien que la fragmentation mégapolitaine n’est pas réductible à une fonction régulatrice, à
laquelle on pourrait rattacher la tendance générale
des grandes agglomérations à se diviser en municipes autonomes et électifs. Loin de n’être que
fonctionnelle, elle touche à l’essence même de la
société mégapolitaine. Or l’essence de cette société
tient d’abord, si l’on schématise, à la dimension et
au processus de l’urbanisation.
La dimension mégapolitaine, on l’a vu, est la
cause d’un premier cloisonnement, observable
même dans les villes où les transports urbains sont
très développés. Quant au processus, il laisse le premier rôle à une masse de déshérités et, plus largement, à une initiative que l’on qualifiera de populaire, mais dont le principal caractère est d’être diffuse, non transparente, non contractuelle. On est
loin du processus bourgeois, même relayé par le
corporatisme ou par le paternalisme industriel et
colonial. Il est vrai que sévissent d’autres paternalismes, maffieux ou autres, d’autres solidarités, ethniques ou autres, d’autres exploitations de classe,
mais tous également diffus, non transparents, non
contractuels au regard de l’état de droit.
31
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Dans un tel contexte, la dépendance de l’individu ou des familles à l’égard de l’espace local, de
ses caciques, de ses luttes, est naturellement forte.
De nombreux exemples montrent qu’elle augmente
lorsque la mégapole se durcit, cette dépendance
pouvant aller jusqu’au clientélisme le plus absolu
dans les villes investies par le narco business. On
voit alors dans une ville en paix (comme Rio de
Janeiro) des quartiers se fermer à toute intrusion,
même policière, comme le feraient, en temps de
guerre, les villages d’une région insurgée.
Sans aller jusqu’à ces symptômes de ville interdite (interdite par fragments), l’attachement à l’espace local se nourrit jour après jour de l’angoisse de
la majorité des habitants d’avoir à se constituer,
dans des conditions difficiles, un patrimoine bâti,
une maison.
La diversité citadine
La maison est en effet devenue, dans un environnement où l’emploi n’est plus une valeur stable
pour la majeure partie de la population, le principal
étalon de la réussite urbaine ou, plus modestement,
le signe tangible d’un droit acquis sur la ville. Plus
humblement encore : la condition nécessaire d’une
survie durable. Le luxe du pauvre. On observe que
le paradigme de la maison individuelle gagne du
terrain dans de nombreux pays où prévalaient, antérieurement, des modèles résidentiels plus collectifs,
jugés plus urbains par les nostalgiques de la ville
d’antan. Cette avancée de l’habitat individuel peut
aussi bien résulter d’un enrichissement des
ménages (en France par exemple) que de leur paupérisation, et prendre alors la forme des périphéries
rampantes de tant de villes du Sud.
Mais cette aspiration a ses avatars, ses dérives.
Elles est contrariée en même temps que flattée par
les jeux du marché foncier. Elle a été longuement
combattue par les doctrines urbanistiques et
sociales des Etats. En outre, elle n’est pas exclusive d’un appétit de rente locative, surtout chez les
pauvres, pour qui cette rente est souvent la seule
accessible : rente de l’antériorité, de l’ancienneté,
qui se nourrit à la fois de l’explosion démographique et des résistances essentiellement mécaniques (tenant notamment aux techniques du transport urbain) qui s’opposent sourdement à la progression spatiale de la mégapole.
Ces tendances générales, en réalité, cachent une
diversité extrême des situations, des comportements,
et finalement des modèles. Il existe même des cas
notables de mégapoles où l’habitat individuel n’a pas
32
cours (Shanghaï après et avant la conquête communiste) ou n’a plus cours (Singapour, Le Caire,
Abidjan), du moins si l’on s’attache à identifier, dans
chacune de ces villes, le modèle résidentiel majoritaire, celui qui assume, jour après jour, l’essentiel de
la reproduction de la mégapole.
L’insolite du rapprochement des quatre agglomérations citées en dit long, déjà, sur la diversité
citadine. Quoi de commun, en effet, entre la métropole chinoise, la ville-Etat des détroits malais, la
plus grande ville du monde arabe, et le moderne
fleuron de l’Afrique occidentale ? Elles ont toutes
subi le ressac des courants mondiaux de l’histoire
contemporaine, par exemple sous la forme de
leçons d’urbanisme colonial ; mais les régions où
elles s’inscrivent, les ethnicités dont elles se nourrissent, la nature des économies et des Etats, les
péripéties de leur histoire locale et des politiques
urbaines, ont forgé dans chacune d’elles des
modèles résidentiels singuliers.
(Pour une évocation de ces quatre modèles, on se
reportera aux mini-portraits de villes présentés dans
la seconde contribution de l’auteur à ce numéro :
“Introduction à la diversité citadine”)
La même diversité de formes et de compositions sociales pourrait être décrite, plus foisonnante encore, pour les mégapoles où la recherche d’un
habitat individuel est restée (Jakarta) ou devenue
(Lima) une préoccupation majoritaire. Or, cette
diversité n’est pas anodine. Elle ne peut qu’être au
cœur d’une réflexion sur les politiques mégapolitaines d’aujourd’hui et de demain4.
Que faire de la mégapole ?
On a vu que les successeurs des princes et de
leurs architectes avaient peu de prise sur le développement mégapolitain. Leur présence, leur engagement, sont cependant plus nécessaires que
jamais. Si l’on doit s’émerveiller de ces modèles
topiques, synthèses de tous les paramètres locaux,
qu’une société civile aux contours incertains (sauf
à Singapour) met en œuvre jour après jour avec les
moyens du bord, on doit aussi se rendre à une évidence : ces dynamiques locales ne peuvent maîtriser la mégapole prise comme un tout.
C’est donc entre ces deux réalités que doit
s’instaurer une réflexion pour l’action : l’impuissance du niveau global à maîtriser le local, l’inca4
Voir, dans le présent volume (article consacré à la diversité citadine),
le texte d’un appel diffusé dans le cadre du “Sommet de la Terre” à
Rio, en 1992.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
pacité du niveau local à rendre compte du fonctionnement du tout. Cette proposition peut paraître
quelque peu tautologique, mais elle illustre typiquement la situation mégapolitaine, ou le passage
de la ville à la mégapole.
On le comprendra aisément en rappelant que,
dans une ville moyenne du monde occidental, le
global maîtrise le local ; et que dans une ville petite ou moyenne de l’Afrique profonde, le local parvient à s’accommoder d’une défaillance du niveau
global. Par exemple, on parviendra toujours à y circuler, à trouver de l’eau, à évacuer les déchets ou à
s’en arranger, à assurer l’approvisionnement
vivrier, à construire un marché, une école, une église. Dans une mégapole, qu’elle soit occidentale ou
tropicale, la circulation réclame des voies autoroutières, des métros, une politique énergétique ; l’approvisionnement en eau et l’évacuation des eaux
usées exigent des dispositifs complexes et colossaux, et une programmation à long terme ; l’approvisionnement vivrier passe par l’organisation d’un
marché central, par une politique agricole, des
échanges internationaux, lesquels mettent en cause
la balance des payements.
On voit bien que les responsables du niveau
global ont des tâches indispensables, et que personne ne peut les assumer à leur place. On notera que
ces tâches ne sont pas toujours accomplies à la hauteur des besoins, loin s’en faut. Mais il faut qu’elles
le soient, nous ne pouvons pas renoncer à ce
qu’elles le soient, car les mégapoles sont des
constructions humaines beaucoup trop monstrueuses pour qu’on les laisse aller à vau-l’eau. Il
est donc urgent qu’on ne se trompe pas de chemin,
qu’on ne confonde ni les genres, ni les tâches, ni les
responsabilités.
Tandis que la plupart des mégapoles souffrent
d’un extraordinaire déficit en équipement et en gestion urbaine, et que les écosystèmes craquent, leurs
dizaines de millions d’habitants survivent. C’est
dire la force des modèles qui assurent cette survie
dans la sphère du local, et donc l’attention que doivent leur porter les responsables du niveau global.
Il faut bien qu’ils sachent qu’ils ne réformeront pas
la mégapole, qu’ils ne la redessineront pas, que la
seule issue est de construire à partir de ce qu’elle
est et de prendre appui sur les modèles qui la font
vivre, donc d’identifier ceux-ci de toute urgence.
La diversité des modèles dans le monde est là
pour dire le prix de chacun d’eux, sa singularité, son
irremplaçable adéquation aux sociétés et situations
locales. Cette diversité est là aussi pour rassurer :
devant un phénomène mondial subi par tous les
pays, imparable, engendré non pas par le développement inégal (comme on l’a cru), mais par une
évolution plus profonde encore de notre société,
devant un tel phénomène la diversité des réponses
témoigne d’une bonne capacité de réaction du corps
social. Bien qu’enfantée par la planète Monde,
chaque mégapole possède son secret de fabrique.
C’est la meilleure nouvelle pour le siècle prochain.
(1992, “La mégapolisation du monde. Du concept
de ville à la réalité des mégapoles”, Géographie et
cultures, L’Harmattan, n° 6, 1993)
2. Sémantique et problématique
Qu’est-ce que
la mégapolisation ? En quoi cette
5
notion nouvelle , qu’il convient de distinguer de la
métropolisation (cf. infra), éclaire-t-elle notre devenir urbain ? S’agit-il seulement de noter l’émergence de villes colossales ? Certainement pas. La
croissance urbaine n’est pas un fait nouveau, et la
perception du gigantisme est un sentiment très relatif. Il n’est pas davantage question, en évoquant la
mégapolisation du monde, de prétendre ramener la
question urbaine au seul examen des villes qu’un
inévitable arbitraire aura classé comme mégapoles.
On n’envisagera pas davantage que la mégapolisation puisse être exclusive de tout autre courant (cf.
infra, la notion de floculation).
Il s’agit pourtant d’identifier un mouvement de
fond qui concerne l’ensemble de la population
mondiale et qui, à terme, aura profondément transformé la société humaine. Sans nier certaines continuités avec les phases antérieures de l’urbanisation,
il convient en effet de prendre acte non seulement
Le mot paraissait encore étrange, quasiment imprononçable, lorsqu’en
1993 nous proposions d’ouvrir le cycle des rencontres Mégapolisation
du monde et diversité citadine, qui prenait la suite des journées
Mégapoles. Lancées en 1988 (collaboration ORSTOM/Institut français
d’urbanisme/Ecole d’architecture de Paris-La Villette), celles-ci
avaient elles-mêmes nécessité la promotion d’un mot peu utilisé, surclassé par un “mégalopole” lui-même assez rare et très inféodé à la
“mégalopolis” américaine de Jean Gottmann. En 1991 encore,
InterGéo organisait le très coté Festival International de Géographie
(St-Dié) sur le thème des Mégalopoles et villes géantes. Toutefois, la
quatrième de couverture des Actes du festival comporte une définition
que nous avions suggérée et que l’on peut ainsi résumer : une mégapole est une très grande ville, une mégalopole est une très vaste chaîne de
villes de toutes tailles. Etymologiquement, les deux préfixes sont équivalents. Mais mieux vaut profiter des deux pour forger deux concepts
distincts et également utiles, plutôt que de les confondre ou de n’en
choisir qu’un pour cause de doublon. Aujourd’hui, le mot mégapole est
d’un usage courant, en voie d’être lavé d’une suspicion de sensationnalisme, tandis que “mégalopole” semble laisser la primeur à un
“mégalopolis” délivré du tropisme est-américain.
5
33
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
d’un nouvel et spectaculaire changement d’échelle,
mais aussi et surtout d’un changement de mécanisme, de valeur et de sens.
La plupart des questions que l’on se pose, et
que l’on exprime trop souvent par référence à une
crise urbaine6, ne peuvent trouver leur réponse que
dans cette mise en perspective.
La mégapolisation n’est pas une crise
Dans son sens premier (accumulation urbaine
spectaculaire), la mégapole d’aujourd’hui eut des
ancêtres : capitales d’empires ou d’Etats centralisés, métropoles marchandes, etc. La mégapolisation eut aussi des prémisses, avec l’industrialisation
des deux derniers siècles. On peut même dire que
cette explosion économique inédite déclencha la
prolifération urbaine que nous connaissons de nos
jours. Pourtant, la mégapolisation inaugure une
autre phase de l’histoire humaine.
Bien qu’on ne puisse totalement la distinguer
d’une histoire industrielle qui n’est pas achevée, la
mégapolisation est principalement la fille du renversement d’un rapport primordial : celui de l’économie à la démographie. Alors que la phase d’industrialisation avait clairement érigé l’initiative
économique en facteur inducteur du peuplement
urbain, l’essentiel de l’urbanisation mégapolitaine
d’aujourd’hui s’effectue en marge de ce stimulus.
La croissance urbaine s’accomplit quels que soient
les indicateurs économiques. Nombre de situations
montrent qu’elle peut se poursuivre à un rythme
soutenu même lorsque tous les secteurs de l’emploi
sont anéantis.
Naturellement, il y a toujours une économie.
Mais, cette fois, elle est le produit du fait accompli
du rassemblement des hommes. Et cette économie
induite par le peuplement urbain est d’une toute
autre nature que l’économie inductrice du peuplement d’une ville industrielle, administrative ou
marchande. Nous y reviendrons.
Pourquoi ce renversement ? Il ne faut pas aller
le chercher très loin. En gros, l’explication des
avancées technologiques du XXe siècle suffit : les
paysanneries ont été disqualifiées et leurs enfants
irrésistiblement happés par les ondes et le bitume.
Des enfants toujours plus nombreux en raison des
progrès médicaux, pas toujours compensés par une
6
Ce texte reprend une communication faite lors d’une journée d’étude
d’Interurba sur le thème “Existe-t-il une crise urbaine ?” (juin 1994).
34
révision des comportements de fécondité. Il eut
fallu, pour cela, que le mieux-être citadin fût au
rendez-vous. Il ne peut l’être car la boucle se referme : l’exode rural n’ayant pas été sollicité comme
il l’avait été dans la phase précédente (mais seulement provoqué par un effet pervers des acquis
industriels), la ville n’est plus qu’un réceptacle
indifférent lorsqu’il n’est pas hostile.
L’hostilité du milieu urbain a de quoi s’alimenter, en effet. Car le trop-plein de cet exode non désiré (et qui outrepasse à l’envi la fameuse armée de
réserve de l’analyse marxiste) est encore et dramatiquement aggravé par une nouvelle disqualification
technologique : celle qui frappe le salariat industriel
et, par ricochet, le salariat de la fonction publique.
Ce mécanisme est en outre marqué par une donnée nouvelle de notre temps : la vitesse. Peut-être
est-ce là encore un autre effet d’inversion. Tandis
que les lents progrès techniques de l’histoire
humaine, au cours des derniers millénaires, paraissent avoir été davantage le produit que la source des
transformations sociétales (cf. la ville romaine ou
les grands travaux du colbertisme), les innovations
technologiques de notre siècle l’emportent sur les
empires et les révolutions. Car elles sont fulgurantes. La mégapolisation l’est donc aussi, même si
quelques dictatures ont pu la retarder, la freiner
quelque peu.
La fulgurance du phénomène, ajoutée à l’indifférence de son réceptacle, a de multiples conséquences où se recrutent la plupart des pathologies
urbaines qu’on se complaît à déplorer aujourd’hui.
En relais, on peut identifier deux branches maîtresses, deux “mères de tous les vices” : la misère
lancinante des majorités citadines et la perte de
contrôle du gouvernement urbain. Nous y reviendrons aussi.
Au-delà des pathologies, dont on peut imaginer
qu’elles pourront un jour être dépassées, se dessinent d’autres réalités qui sont de l’ordre du sens.
Passer du temps des villes à celui des mégapoles
signifie que le monde ne fonctionnera plus, comme
depuis si longtemps, sur la base d’une dialectique
ville/campagne. Les villes, devenues fondamentalement des lieux de peuplement, voire de peuplement obligé, ne se définiront plus par leurs fonctions de chef-lieu d’un territoire. Elles seront l’essentiel de la terre des hommes ; et dans ces univers
sans contours, le rapport de l’homme à l’espace, à
la société et au pouvoir ne sera plus ce que nous
avons connu. Nous ne vivons donc pas une crise,
mais l’avènement d’un autre monde.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Le sentiment de crise nous tient cependant.
C’est que, comme toujours, ce nouveau monde
s’instaure sur les ruines du précédent. D’où les ruptures d’équilibre, les exclusions et les dysfonctionnements, d’où la remise en cause des modes de
gouvernement et de régulation, d’où les symptômes
d’anomie et d’errance.
Malheureusement, il ne faut pas s’attendre à ce
que nous atteignions, quelque part dans le siècle qui
vient, une sorte de palier à partir duquel ce nouvel
état du monde, enfin achevé et stabilisé, permettrait
aux villes de couler des jours tranquilles et réglés.
Une nouvelle séquence s’amorcera au moment
même où, comme un mirage ou une utopie, un semblant de perfection se dessinera à l’horizon7.
L’histoire des villes n’est qu’une succession de
phases de construction-destruction, coupées de brutales remises en question de modèles inachevés.
Précisions sémantiques
Mégapolisation et métropolisation
Seul le second terme est couramment utilisé.
On y mêle malencontreusement les mécanismes de
concentration d’une puissance urbaine régionale, et
ceux du rassemblement des hommes. Or, la marque
du temps tient à la subversion des premiers par les
seconds, qui paraissent souvent poursuivre une
courbe quasi autonome. Métropolisation (de mêtêr,
mère) paraît bien convenir pour désigner un phénomène de polarisation, à contenu essentiellement
économique et politique, se réalisant au profit partagé d’une région et de la ville qui la domine et la
structure. La mégapolisation n’implique pas nécessairement cette dimension de fonctionnalité hiérarchique et de développement régional. Le préfixe
“méga” ne fait référence, dans le vocabulaire scientifique, qu’à une dimension millionnaire (comme
dans mégatonne), qui ne peut être en l’espèce que
démographique. Le terme “mégapolisation” peut
ainsi convenir à des situations, souvent observées,
où la croissance exponentielle d’une ville s’effectue
sans synergie régionale, voire dans un contexte de
désertification ou de destruction de l’hinterland.
7
Nous ne saurions imaginer la séquence à venir, sinon nous l’amorcerions déjà. En revanche, nous pouvons constater chaque jour combien
les séquences passées nous ont légué des images d’excellence dont
nous ne parvenons pas à nous départir. Dans l’exemple français, l’architecture des siècles classiques reste inégalée pour le dessin de ses
façades, tandis que l’on est régulièrement ramené au mobilier urbain
1900 si l’on veut être assuré de ne pas rater un aménagement d’espace public. Pourtant, l’histoire urbaine de Paris nous révèle les lourdes
insuffisances de l’état des lieux aux époques de ces aboutissements
créatifs. Elle nous apprend aussi combien proche était, à chaque fois,
le temps du basculement dans un autre ordre urbain.
Mieux encore, il ne contrevient pas à qualifier une
accumulation urbaine économiquement impuissante et inapte à assumer sa propre construction. Mais
il n’implique pas une telle déficience et sa neutralité convient aussi bien à une configuration urbaine
prospère. Il n’exclut pas non plus que cette prospérité puisse procéder de la polarisation d’une région,
mais il ne le suppose pas. En résumé, mégapole et
mégapolisation sont deux vocables nécessaires
pour que soit sanctionnée cette phase de l’urbanisation du monde où la ville cesse peu à peu de se définir dans un rapport de filiation ville/campagne ou
ville/région, en même temps que s’inverse le sens
de la causalité économie urbaine/peuplement
urbain. Une phase où le nombre des urbains s’impose comme une donnée première et non dialectique.
Le ruissellement et la floculation
Tout va comme si la population mondiale, à
l’instar des pluies d’orage, était engagée dans un
immense ruissellement qui, de rigoles en ravins et
de torrents en fleuves impétueux, la conduisait
inexorablement vers les bassins mégapolitains.
Ruissellement trop violent, ne laissant que désolation et déserts. Fruste hiérarchie des flux, avec
dépôt d’épaves arrachées et de matériaux grossiers.
Eaux troubles et bouillonnantes à l’arrivée, submergeant rives et prairies, villes et faubourgs.
L’analogie permet d’emprunter d’autres termes au
thème de l’eau. La mégapole a ses deltas et ses
estuaires, les arrières-pays ont leurs couloirs, leurs
cônes, cluses et entonnoirs. C’est dans ces formations linéaires ou triangulaires que se logent désormais les villes petites ou moyennes les plus dynamiques, tandis que les autres, celles que la géographie ou l’économie isolent, s’étiolent ou perdent de
leur importance relative. A moins que, dans un
contexte régional en rapide expansion démographique, ou lorsque les campagnes n’ont pas encore
fait le vide, certains de ces centres isolés ne deviennent à leur tour des centres de polarisation et de
mégapolisation. Car il est certain que le ruissellement planétaire, en même temps qu’il renforce les
concentrations existantes, continue d’en créer de
nouvelles. Il existe enfin des situations parfois résiduelles, parfois étendues à des sous-continents
entiers (en Afrique et en Asie surtout) où, tout en
alimentant le ruissellement mégapolitain, les campagnes conservent une forte capacité de rétention
démographique. On observe alors, souvent, en
amont du ruissellement, un curieux phénomène de
“floculation”. On peut, en effet, désigner par ce
terme la tendance des populations rurales à se
regrouper de plus en plus en villages-centres, en
bourgades, ou en alignements de villages le long des
35
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
routes. Ces concentrations locales sont au moins
autant spontanées qu’autoritaires. L’avenir dira si
elles sont une alternative à la mégapolisation ou un
simple différé de celle-ci, voire son auxiliaire.
La mégapole et la cité globale
On ne souligne jamais assez, au risque de se
tromper régulièrement de débat, le distinguo qu’il
convient de faire entre, d’une part, l’hyper-concentration des places de commandement de l’économie
mondiale et, d’autre part, la concentration mégapolitaine beaucoup plus dispersée – si l’on peut dire –
à la surface du globe. Que les piliers de la global
city (New York, Londres, Tokyo...), cités globales
elles-mêmes, soient aussi des mégapoles n’est pas
contestable. Mais cette coïncidence n’est qu’une
scorie de l’Histoire. Le drame de la mégapole
“ordinaire” est qu’elle n’est pas vraiment utile à la
gloire de l’économie planétaire. Il faut ajouter que
même à New York, Londres ou Tokyo, le phénomène global city est loin de rendre compte de toute
la réalité urbaine, qui reste très largement étrangère
au cercle d’excellence de la place internationale8.
Malgré diverses imbrications entre l’économie
locale et l’économie monde (une interdépendance
d’ailleurs universelle), le contact entre cité globale
et mégapole revêt plutôt la brutalité d’une juxtaposition malencontreuse. Quelques signes d’un divorce larvé existent déjà, et c’est la cité globale qui est
demandeuse. La multiplication des technopoles et
technopôles hors les murs, le fréquent dédoublement, voire le clonage des central business districts
(CBD) américains loin des down-towns paupérisées, préfigurent peut-être des éloignements plus
radicaux, à l’exemple de ce qu’ont voulu les pouvoirs politiques de certains pays en construisant des
capitales dans les champs. On peut observer le
même divorce entre la cité globale et les fonctions
de métropole régionale ou nationale. Le fait que les
administrations publiques et les centres d’affaires
fassent rarement leurs migrations de conserve en
est un signe parmi d’autres. Mais c’est incontestablement l’exemple de Singapour qui illustre le
mieux, sur une île drastiquement soustraite au surpeuplement, la félicité d’une place internationale
libre des contingences d’un espace régional, d’un
bassin démographique, d’une vaste nation.
8
Le concept de ville globale de Saskia Sassen englobe beaucoup de
choses, sauf les habitants de la ville, comme en convient Sassen ellemême, parlant notamment des classes moyennes écartées. En outre,
même lorsqu’elles restent ancrées au cœur des métropoles, les villes
globales “tendent à se dissocier de leur région”. New York (en fait
Manhattan) est “quasiment une zone franche de la finance”, Londres
(en fait la City) “fonctionne presque en apesanteur” (Saskia Sassen,
propos recueillis par Sandrine Tolotti, Croissance, 405, juin 1997).
36
L’absolu et le relatif
Au lieu de parler de mégapole, on pourrait dire
“très grande ville”. Mais l’utilisation d’un vocable
nouveau permet d’identifier le produit d’un processus nouveau dans une conjoncture nouvelle, laquelle bouleverse la signification du fait urbain au point
qu’on ne sait si elle refonde la ville ou la dissout.
L’innovation sémantique est encore plus nécessaire
pour désigner le processus que pour désigner l’objet, le vocable mégapolisation économisant une très
longue périphrase. Le processus prévalant sur le
symptôme, on ne s’attardera pas à déterminer un
seuil numérique pour s’autoriser à parler de mégapole, dès lors que ledit processus aura engendré un
brutal changement d’échelle au creux d’un bassin
d’urbanisation. Toutefois, pour ne pas trop heurter
les définitions officielles (seuil arrêté à 5, puis à 8
millions d’habitants par l’ONU), on pourra parler
de pré-mégapoles pour désigner des agglomérations présentant tout ou partie des stigmates de la
mégapole sans accéder au livre des records de l’urbanisation mondiale. Ce vocable convient aussi
bien pour des concentrations secondaires inscrites
dans une nébuleuse, pour des agglomérations
concurrentielles d’une mégapole primatiale, que
pour des primatiales régionales commandant des
bassins d’urbanisation modestes. Pour bien signifier que les chiffres valent moins par leur valeur
absolue que par la part qu’ils prennent dans une
dynamique démographique régionale, on se risquera à parler de micro-mégapoles, sans crainte du
paradoxe, pour qualifier des villes petites ou
moyennes qui, dans certaines niches, attirent à elles
toutes les trajectoires humaines. On comprendra
mieux, ainsi, que l’essoufflement démographique
de certaines des plus grandes mégapoles n’est pas
nécessairement le signe annonciateur d’une fin prématurée de la mégapolisation, mais bien plutôt le
signe de sa démultiplication, de sa diffusion sur des
sites de plus en plus nombreux. Il est du reste intéressant d’observer le moment à partir duquel le
trop-plein d’une mégapole détourne les flux migratoires au profit d’autres pôles, et de relier cette évolution à l’efficacité des réseaux techniques et
sociaux de la mobilité, évidemment très variable
d’un pays à l’autre. Ce moment critique renseigne
également sur la tolérance culturelle à la concentration urbaine. Mais, là encore, ce n’est pas la valeur
absolue des chiffres qui compte, quoiqu’il soit légitime qu’elle nous intrigue.
Le Nord, l’Est et le Sud
Est-il légitime de tenir un discours sur la question urbaine à l’échelle du monde entier ? Certaine-
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
ment oui si l’on considère la nature des facteurs
déclenchants de cette hégémonie urbaine qui prévaut partout. Pourtant, l’histoire différentielle du
monde et l’énorme écart de développement existant
entre les continents appellent une grande vigilance
pour ne pas forcer les analogies. En réalité, ce n’est
pas dans une communauté d’apparences que l’on
va trouver les apparentements les plus signifiants. Il
est clair que la mégapolisation, ayant saisi les continents dans des situations hautement contrastées,
s’exprimera dans des formes et des modalités très
différentes. La portée même des transformations
n’y sera pas identique, ni les traumatismes, ni la
dramatisation.
C’est au Sud que la mégapolisation est la plus
lisible ; sans doute parce que la séquence antérieure, celle de l’industrialisation, y fut généralement
escamotée. Sur certains sous-continents, la mégapolisation se greffe même directement sur des
embryons urbains de fraîche origine coloniale. En
ce cas la surprise est totale, et tout est à inventer
dans l’urgence et le dénuement (des Etats et des
gens) : culture citadine, appareil de gestion, économie urbaine. En revanche, la souplesse des comportements est un atout inestimable.
Au Nord, la phase industrielle avait déjà
accompli une bonne moitié du transfert des populations rurales vers les villes. En outre, la prospérité
relative qui en avait résulté, ajoutée à une tradition
citadine ancienne, y avait largement amorcé la transition démographique (vers un taux de reproduction modéré) qu’on attend toujours au Sud. Mais la
régulation très sophistiquée de la société urbaine,
que ces conditions favorables et une longue histoire sociale avaient rendue possible, est à l’origine
d’une grande sensibilité au changement. Malgré
une transition mégapolitaine plus douce qu’au Sud,
les déséquilibres causés y sont presqu’aussi durement ressentis. Une cause majeure de rigidité
– donc de cassure douloureuse – est un héritage de
la phase industrielle : le salariat. La remise en
cause de celui-ci, lorsque la société s’est accoutumée à ce qu’il soit la norme de l’emploi, est la source de dérèglements en chaîne, qui menacent la
cohésion du tout.
La lisibilité de la mégapolisation au Sud n’est
pas seulement due à ce qu’elle se détache bien dans
le temps historique. Elle est également plus évidente dans l’espace que la mégapolisation du Nord.
Outre la vitesse inédite de leur croissance, les
mégapoles du Sud se distinguent clairement sur
fond de continents immenses, aux campagnes souvent désertiques ou surpeuplées, à l’armature urbaine généralement peu structurée, et où la macrocé-
phalie est de règle soit à l’échelle des nations, soit
à celle de vastes régions fédérées.
Au contraire, à l’exception de l’Amérique du
Nord, les pays développés déroulent leurs paysages
urbains sur des territoires exigus, au semis urbain
dense et fortement hiérarchisé, où villes petites et
moyennes semblent dominer. Peu de municipalités
peuvent prendre rang dans la liste des villes géantes
du monde. Mais la mégapolisation est bien là, décelable derrière des nébuleuses de villes diverses, derrière des couloirs d’urbanisation, des cônes, deltas
et entonnoirs drainant les dernières populations
rurales vers les métropoles régionales. La qualité
des réseaux de communication permet à celles-ci
de se desserrer à l’extrême, donnant l’illusion d’un
renouveau des petites localités. Mais les vrais
chefs-lieux, dans les arrière-pays, sont délaissés, et
les villages ruinés ou “secondarisés”9.
On pourrait croire que l’urbanisation de
l’Europe occidentale est en phase terminale : campagnes vidées, fécondité d’étiage. Mais, désormais,
les mégapoles du Sud se déversent dans celles du
Nord, bravant des lois à la fois drastiques et dérisoires. La rencontre ne peut pas ne pas avoir lieu.
Emblématique, l’extrême occident californien est
pris d’assaut par l’Amérique latine et l’ExtrêmeOrient. Par demi-dérision, Los Angeles se proclame
capitale du tiers-monde10. C’est plutôt d’une mégapole mondiale qu’il s’agit, ce qui n’est pas pareil
que de parler de global city (cf. supra).
L’Est vient de rejoindre ce concert. Après avoir
poussé l’industrialisation de ses métropoles, l’ordre
communiste était parvenu à contenir l’hémorragie
paysanne. Pour quelques décennies. Aujourd’hui,
derrière les murs abattus, on découvre une industrie
brisée, des kolkhozes en ruine. Les villageois ont
retrouvé leurs houes, les citadins aménagent des
boutiques dans les cages d’escalier et les caves de
leurs komplex corbuso-brejneviens (encore une utopie désenchantée...). On a retrouvé d’un seul coup
l’auto-subsistance et l’auto-emploi. Et des rêves
fous d’émigration. Ce qui était une partie occulte du
Nord est donc devenu l’Est, qui fait la démonstration que la distance entre les réalités du Nord et
celle du Sud ne sont pas si définitives qu’on le croit,
et que certaines analogies sont légitimes au-delà des
concepts. Toutefois, le poids de l’urbanisme communiste fut tel qu’il ne peut être exclu des redéfinitions d’aujourd’hui. Les komplex demeurent.
Au sens de la résidence secondaire.
RIEFF (D.), 1991. – Los Angeles : Capital of the Third World. New
York, Touchstone, 276 p.
9
10
37
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Mais sur le thème des points cardinaux affolant
les boussoles, il y a aussi un certain Sud qui est
devenu le Sud-Est (asiatique), où les fameux dragons brouillent les cartes. Il y a l’Est de l’Est (la
Chine), dont le faible taux d’urbanisation semblait
infirmer la thèse de la mégapolisation du monde,
mais qui a toute chance d’en devenir bientôt la plus
éclatante démonstration, avec le réservoir humain
qui est le sien et avec l’aiguillon de la diaspora
triomphante. Il faudrait aussi parler de l’Ouest du
Nord (Etats-Unis, Canada) et du Nord du soleil
levant ; et ne pas oublier le Sud du Nord et le Nord
du Sud, celui qui, justement, demande à adhérer au
Nord tout court !
Dans le cas le plus général, et singulièrement au
Sud qui est à lui seul majoritaire, les mécanismes
générateurs de la mégapolisation produisent la pauvreté majoritaire. A moins que ça ne soit l’inverse.
On peut, en effet, dire aussi que la pauvreté des
peuples s’exprime dans des mégapoles à leur
image. Les villes sont-elles faites par les pauvres ?
Le secteur informel du foncier et de l’habitat est
suffisamment développé pour qu’on soit tenté de
l’affirmer. Surtout si l’on remarque le rôle pionnier
joué par ce secteur. En effet, son importance n’est
pas tant à évaluer selon la part de l’espace urbain
qu’il régit au moment où l’on parle, que selon la
part qu’il prit, prend et prendra dans la phase initiale de gestation de ce même espace.
Pauvreté majoritaire
et répartition des rôles
C’est bien une caractéristique majeure de l’urbanisation actuelle du Sud qu’elle soit menée par ce
que l’Amérique latine appelle des “invasions” ou
des lotissements clandestins, qui ensuite évoluent
peu à peu vers une intégration relative. Leur rapidité n’a d’égale que la faiblesse de réaction de la collectivité qui, rappelons-le, n’est pas “preneuse” de
cette surcharge démographique sans cesse renouvelée. Grâce aux “luttes urbaines” ou par la force des
choses, la puissance publique renoncera à pénaliser,
amnistiera, puis apportera son écot. Elle le fera
d’autant plus sereinement qu’elle ne sera pas
démangée – comme trop souvent – par la volonté
d’imposer, pour l’exemple, un urbanisme officiel
où s’engloutiraient tous ses moyens financiers, au
bénéfice ultime d’une minorité insatisfaite.
Les différences entre le Sud, le Nord, l’Est et
leurs diverses variantes sont trop considérables
pour que l’on puisse, en quelques mots, pousser
l’analyse parallèle jusqu’au domaine de la praxis.
On s’en tiendra donc, ici, aux situations traditionnellement attribuées au Sud.
S’interroger sur ce que devraient être les politiques publiques, ainsi que sur le jeu qui pourrait
s’instaurer entre celles-ci et les pratiques sociales,
impose assurément que l’on prenne conscience à la
fois de la mutation mégapolitaine et de la diversité
persistante des territoires. Car de cette mutation
dépendra une nouvelle appréciation des rôles, et de
cette diversité surgiront les meilleures leçons du
terrain.
Ainsi pourront être combattus – sans trop d’illusions à court terme – les méfaits d’une uniformisation des réponses institutionnelles, les dérives d’une
internationalisation des acteurs et des actions, la
dérision d’une myriade d’opérations pilotes sans
lendemain, et bien d’autres travers entretenus par
une logique d’auto-légitimation des divers cercles
concernés : des banques internationales jusqu’aux
ONG, en passant par les gouvernements et les collectivités locales, les coopérations bilatérales, les
cabinets d’étude, etc. Prenons garde tout de même
que l’incantation de ces anathèmes ne tienne lieu à
son tour d’auto-légitimation et d’auto-satisfaction
d’une recherche bien-pensante. Ni qu’elle s’apparente à un rejet de l’engagement de ces institutions,
souvent très estimable, parfois irremplaçable. Il
n’est pas douteux que devant l’ampleur des tâches à
accomplir, toutes les énergies sont requises.
Cependant, il importe qu’elles ne soient pas gaspillées par une mauvaise appréciation des rôles.
38
Un bon partage des rôles résultera toujours de
la reconnaissance, par les pouvoirs publics et leurs
contractants internationaux, des enseignements de
la ville réelle. Celle-ci se fait malgré eux, mais tout
de même avec eux, quoi qu’ils fassent. Elle est
dominée par la pauvreté majoritaire qui se
débrouille. Il faut se convaincre qu’à l’échelle
d’une mégapole, et même d’une ville moindre,
cette débrouille fait modèle car, étroitement dépendante des conditions locales, elle se structure et se
colore de tous les caractères du site. Elle s’adapte,
y compris à une réglementation diffuse, et à ce qui
s’est fait avant. Elle se coule dans les rapports de
force ou de solidarité établis entre groupes. Elle se
plie à des obédiences, à des contrats imposés ou
consentis par les plus riches, les plus charismatiques ou les plus anciens. Elle décline son ethnicité et d’autres héritages. Bref, elle fait la synthèse de
tous les paramètres locaux (et cette synthèse est
évidemment différente d’une ville à l’autre), ce qui
lui donne sa tranquille force de reproduction.
C’est aussi ce qui fait la différence avec les
modèles importés clés en main, même s’ils ont été,
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
pour la circonstance, quelque peu indigénisés. Non
pas qu’ils ne soient pas “digérables” par une population dont le pouvoir d’adaptation est sans limites,
mais leur mode de production est exogène11 et fait
appel à des intrants rares et coûteux, y compris en
matière d’ingéniérie et de gestion. Or, s’ils ne sont
pas reproductibles en proportion des besoins, leurs
réalisations seront détournées de leur destination
sociale première. Bien plus grave, chemin faisant,
ils auront dissuadé les pouvoirs publics de porter
attention aux filières majoritaires de production de
l’habitat. Ils auront même nui à la représentation de
ces filières, en se posant comme contre-modèles
porteurs de modernité.
Deux évidences doivent s’imposer. La première est qu’en-dessous d’un certain seuil d’indigence
des institutions et des gens, ceux-ci sont beaucoup
mieux placés que celles-là pour concevoir leur
habitat. La deuxième est que cette urbanisation
“populaire”, en dépit de ses vertus, a néanmoins
grandement besoin que les pouvoirs publics lui prêtent assistance. Ce besoin sera d’autant plus pressant que l’agglomération sera grande. En effet, plus
on entrera dans des échelles mégapolitaines, plus
grande sera la distorsion entre les dynamiques
micro-locales – qui sont le fondement de l’urbanisation populaire – et les moyens requis pour leur
raccordement au fonctionnement général de l’ensemble urbain. On vérifiera aisément cette réalité
en évoquant simplement le problème de l’accès à
l’eau.
Voilà pourquoi les instances du niveau global
devraient se concentrer sur ce qu’elles seules peuvent faire, quitte à se reposer sur les dynamiques du
niveau local pour ce que celles-ci savent mieux
faire qu’elles. Ce dispositif indique tout naturellement la place qui revient aux intervenants extérieurs. Aux ONG la mise en relation (toujours
défaillante) des niveaux locaux et globaux, aux
financiers internationaux le coup de pouce (ou le
plan Marshall) pour que les niveaux globaux
(municipalités, gouvernements, agences techniques) puissent tenir leur rôle.
Prolongements thématiques
La diversité citadine
Pourquoi la diversité citadine se durcit-elle à
mesure que la mégapolisation avance ? C’est le
résultat ambigu de la dureté croissante de la ville
11
Pas toujours en termes nationaux, mais au regard de la population
cible.
elle-même, ressentie à la fois au niveau de la population et à celui des responsabilités gestionnaires.
La perte de contrôle de cette gestion renvoie la
pauvreté majoritaire (cf. processus de mégapolisation) à ses propres ressources. Voici donc les gens
acculés à leurs stratégies micro-locales, où la survie
n’est possible que grâce à des relations symbiotiques. Dans cette situation, les modèles développés
sont étroitement dépendants des éléments locaux
(site, société, histoire, techniques, etc.). Leur espace de liberté se réduit au minimum. On puise dans
le fond du sac des savoir-être et des savoir-faire.
Sous le poids des paramètres locaux, les modèles
(ou matrices) se recroquevillent. Une sorte de pluspetit-dénominateur-commun, sur lequel la ville va
se reproduire à l’infini, en accusera les traits les
plus singuliers jusqu’à la caricature. Mais ce patron
du mimétisme mégapolitain sera nécessairement
très différent d’une ville à l’autre, synthétisant la
diversité des paramètres locaux. En ce sens, on peut
dire que la mégapolisation mondiale n’abolit pas
les territoires.
Le local et le global
En vertu de ce qui vient d’être dit, l’essence
mondiale de la mégapolisation n’affranchit donc
pas ses gestionnaires de l’urgent devoir d’observer
de près les villes dont ils ont la charge. Identifier les
modèles majoritaires de chacune d’elles, c’est
découvrir le principal atout d’un avenir viable. En
dépit d’apparences souvent peu engageantes, c’est
ce qu’on a de mieux en magasin qui puisse tenir la
longue route. Mais il faut travailler dessus. Pour les
gestionnaires du global, c’est la base de travail
imposée. A eux de trouver un partenariat à hauteur
de leurs propres moyens, mais sans mélanger les
rôles au risque de détruire la chimie du local.
Chemin faisant, ils découvriront que la dualité n’est
pas une coupure absolue. Dans les déterminants des
modèles locaux entrent de nombreux éléments qui
proviennent directement ou indirectement des politiques publiques et des réglementations, ainsi que
de référents modernistes partagés. La voie est donc
libre pour que cet interface soit conforté. Les habitants de base, leurs associations et leurs caciques y
sont prêts.
La fragmentation mégapolitaine
C’est une condition biologique de survie de
l’espèce. La géométrie infinie de la mégapole (infinie parce que non finie, non délimitée, et infinie
parce que de dimensions qui échappent au pouvoir
de perception et de connaissance de l’habitant) doit
être corrigée par des espaces de vie perceptibles et
identifiants, où les rapports sociaux et la relation au
pouvoir peuvent s’inscrire clairement. C’est l’une
39
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
des vertus des modèles locaux d’offrir un tel découpage, issu de la lente genèse endogène des espaces.
La diversité des modes de fragmentation est symptomatique de la diversité de ces modèles, donc de la
diversité citadine. A ne pas confondre avec les fractionnements de ségrégation/exclusion, bien que
l’on puisse souvent observer un recouvrement partiel des deux phénomènes. A noter que plus la
majorité mégapolitaine est pauvre, plus la fragmentation s’effectue sur des bases territoriales. Lorsque
la majorité est riche, la fragmentation peut s’exprimer davantage en réseaux. Mais il y a de notables
exceptions dans les deux sens. A noter encore que
la fragmentation “naturelle” des territoires peut
grandement faciliter le partenariat global/local.
l’exercice est ouvert à chacun, donc peu susceptibles d’inspirer des stratégies d’entreprise et la formation d’un salariat. L’apprenti s’émancipe sans
même passer par le compagnonnage. A la limite,
chaque habitant est l’initiateur de son propre
emploi, même s’il obéit souvent à des réseaux.
Dans son comportement s’entremêlent ainsi, naturellement, des logiques productives, sociales et
domestiques. Au Nord, la compréhension de cette
économie-là s’est améliorée depuis que l’autoemploi et les services rapprochés sont entrés dans le
vocabulaire. Mais, avant même le trébuchage du
salariat urbain, un parallélisme utile aurait pu être
fait entre deux situations où les services prévalent
désormais sur la production.
L’enfermement mégapolitain
Gisement chanté de la liberté et de la démocratie, la ville peut devenir un lieu d’enfermement et
d’aliénation. C’est une pente sur laquelle la mégapolisation a grande chance de l’engager. Au Nord, le
repliement de l’individu sur lui-même est une nouvelle prison lorsqu’un affaiblissement psychique
(aujourd’hui aggravé par le chômage) empêche une
adhésion volontaire aux réseaux de socialisation. Au
Sud, où la socialisation par le territoire (donc plus
immédiate) est dominante, le danger est autre. C’est
celui de l’enfermement des territoires en ghettos,
voire en îlots maffieux. Mais en-deçà même de ces
évolutions extrêmes, l’état de symbiose micro-locale auquel accule la pauvreté majoritaire est aussi un
enfermement. Par opposition, on peut évoquer la
liberté biologique de la jet society, légère de toute
pesanteur micro-locale, donc également parfaitement internationale, incolore, à rebours de la diversité culturelle des enfermements majoritaires. Cette
comparaison montre toute l’ambivalence des
valeurs humaines, que la mégapolisation, par sa
monstruosité, accentue. Autres exacerbations aliénantes de la mégapole : l’enfermement sécuritaire et
la nasse de la misère extrême.
La nouvelle économie urbaine
L’habitat n’est évidemment pas le seul domaine
où des conceptions formelles de la ville s’opposent
à des réalités “irrationnelles” d’abord taxées de
marginalité, puis d’informalité. Enfin reconnue
comme majoritaire, mais encore appréhendée
comme un pis-aller obscur, l’économie informelle
du Sud s’éclaire lorsqu’on la relie à la mutation
mégapolitaine. Comme la mégapole, elle procède
d’une inversion du rapport entre l’économie et la
démographie. Désormais induite par le fait accompli de l’agglomération des hommes, la nouvelle
économie urbaine est par nature proche des besoins
immédiats des habitants. Services simples, dont
40
(1994, “La mégapolisation n’est pas une crise.
Esquisse de mise au point sémantique et problématique”, Villes du Sud, Sur la route d’Istanbul, textes
réunis pour le Sommet des villes (Istanbul, juin
1996), Editions de l’Orstom, et, pro parte, “La
mégapolisation du monde. Un nouveau champ
sémantique”, Urbanisme, 296, 1997)
3. En quelques mots
Comment résumer ce nouveau champ sémantique ? La mégapolisation est un processus dont la
mégapole n’est qu’un symptôme terminal. En
amont de la mégapole, le processus de mégapolisation implique peu ou prou l’ensemble de l’écoumène. Depuis le milieu du vingtième siècle, on assiste
à un ruissellement 12 généralisé de la population
Les concepts soulignés sont quelques-uns de ceux qui ont été forgés
et diffusés dans le cadre du séminaire “Mégapolisation du monde et
diversité citadine” mentionné plus haut (note 5). Voir aussi, pour la
définition de ce champ sémantique et problématique, Ph. Haeringer,
“São Paulo. La fragmentation sécuritaire d’une mégapole”, L’homme
et la société, 104, 1992; “Aujourd’hui dans cent ans. Essai sur les
mégapoles du Sud”, Prospective des déséquilibres mondiaux. Rapport
sur l’évolution du monde, Ministère de la Recherche, CPE/GRET,
1993 ; “La petite ville face au procès de mégapolisation”, Villes en
parallèle, 22, 1995 ; “Petit glossaire de la mégapolisation”, La lettre
du PIR-Villes, 4, 1995 ; “Eléments pour une théorie de la pauvreté
majoritaire et pour son dépassement”, Orstom, Préparation du sommet
mondial sur le développement social, Copenhague, mars 1995 ; “La
campagne mégapolitaine”, L’environnement magazine, 1543, 1995 ;
“La ville-ville et la campagne mégapolitaine”, La ville entre deux millénaires”, Villes et territoires méditerranéens, 1997 ; “Ne pas se tromper de projet. Remarques sur le positionnement des ONG dans la
ville”, Ingénieurs sans frontières, janvier 1998 ; “Pesanteurs et plasticités des mégapoles du Sud. Que peut-on faire pour elles ?” Bulletin
d’AMINTER, Groupe de la Caisse des Dépôts, avril 1998 ; “Les trois
dimensions d’une rupture. La mégapolisation dans l’espace méditerranéen”, Entretiens 97, Villes et territoires méditerranéens, 1998 ;
“Méga versus métro. De la confusion des concepts et des objet de la
métropolisation”, communication au colloque international Villes du
XXIe siècle, La Rochelle, octobre 1998.
12
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
mondiale vers les bassins d’urbanisation. A des
vitesses diverses et en partant de situations très différenciées, un écoumène majoritairement paysan se
mue en un monde majoritairement urbain. La ville
n’est plus un lieu d’exception : elle devient l’essentiel du monde.
Le tropisme urbain :
un passage de l’histoire
L’histoire a certes connu d’autres ruées vers la
ville. Tout près de nous, la révolution industrielle
provoqua déjà un formidable exode rural. C’est
ainsi que lorsque l’épisode actuel démarra à
l’échelle du monde entier, les premiers pays industrialisés avaient déjà réalisé une bonne moitié de
leur transfert démographique de la campagne vers
la ville. De ce fait, la lecture du processus de mégapolisation y est moins évidente. On le confond couramment avec la métropolisation.
Or, la distinction entre métropolisation et
mégapolisation peut être tout à fait éclairante pour
comprendre la nouvelle donne urbaine. La métropole est étymologiquement et historiquement un
phénomène de puissance. Puissance à l’égard d’une
région dominée ou puissance au sommet d’une hiérarchie de villes, voire d’une filiation comme le
suggère la racine mêtêr, mère. Les cas de figure
sont nombreux à travers l’histoire et la période
actuelle en fournit des exemples renouvelés, particulièrement spectaculaires. En effet, l’intensification des réseaux de communication et des processus d’intégration économiques donne une nouvelle
vigueur aux polarisations urbaines.
Cependant, aussi puissante soit-elle, l’intégration économique laisse une majorité des hommes
hors-jeu, quoique soumis à une vague dépendance
en qualité de consommateurs marginaux. Mieux,
elle s’en trouve souvent encombrée, au point que
les grands centres d’affaires, l’industrie nouvelle, la
recherche, voire le pouvoir politique, tentent souvent de fuir le cœur des plus grandes concentrations
urbaines. On connaît même des places mondiales
off-shore.
Mais le divorce entre l’économie dominante et
la démographie urbaine est beaucoup plus saisissant lorsque l’on s’éloigne des places centrales.
C’est dans les pays pauvres que la précipitation
urbaine est la plus active, la plus rapide. Ce découplage, auquel un XIXe siècle à la fois industriel et
paysan ne nous avait pas accoutumés, semble être
la marque principale de la révolution urbaine d’aujourd’hui. L’économie mondiale et les avancées
technologiques de cette fin de siècle restent à la
source des causalités d’un peuplement urbain
inédit, mais elles ne le commandent pas, ne l’appellent pas. La croissance urbaine n’est désormais
plus désirée par aucun pouvoir. Elle se poursuit
d’elle-même, y compris dans des lieux où l’économie mondiale est quasiment absente ou n’offre
aucun emploi. Les mécanismes sont devenus plus
culturels que proprement économiques13, et l’explosion démographique, qui se déclencha concurremment à cette révolution urbaine et procède du même
bond technologique14, les alimentent puissamment.
Nous sommes ainsi à peu près à mi-course
d’une phase de l’histoire humaine où se seront
additionnés un tropisme urbain impérieux et une
inflation démographique sans précédent. L’un et
l’autre phénomènes s’épuiseront sans doute de
conserve avant le milieu du prochain siècle. Le premier parce qu’il sera allé jusqu’au bout15, le second
parce que la mégapolisation elle-même aura eu raison des comportements de fécondité hérités du
monde paysan. Mais, à cette date, d’autres mutations de fond seront à l’œuvre, dont nous n’avons
pas encore idée.
La mégapolisation du monde est donc historiquement datée, contrairement à la métropolisation.
Son étymologie ne fait référence qu’à la dimension
du rassemblement humain, car c’est ce rassemblement qui prévaut désormais, la fonction résidentielle surclassant les autres fonctions de la ville.
L’économie urbaine devient, pour une large part,
seconde. Elle n’est plus inductrice du peuplement
urbain, mais induite par ce peuplement. A côté de
l’économie mondialisée, très mal partagée, on peut
ainsi identifier une économie invertie, car résultant
d’une inversion du rapport entre l’économique et le
démographique16. L’une des conséquences lourdes
de cette inversion est la pauvreté majoritaire qui
règne dans la ville à l’échelle du monde.
13
Même si l’obsession première des individus reste économique.
Paradoxalement, le renforcement de cette dominante, sous la forme
univoque d’une quête de numéraire, est lui-même un trait culturel
majeur, en dépit de sa résonance avec la monétarisation du monde.
14
Les quatre applications déterminantes de ce bond technologique peuvent être résumées ainsi : disqualification des productions paysannes,
diffusion des cultures urbaines, motorisation de la mobilité, chute de la
mortalité infantile
15
Jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à une société très majoritairement
citadine. Peu importe où le pourcentage s’arrêtera exactement. En deçà
de 25 %, une population rurale résiduelle ne constitue plus un potentiel migratoire significatif pour la ville.
16
Ce qu’on appelle le secteur informel dans les économies du Sud
entre assez bien dans la définition de cette économie invertie, mais on
peut y faire entrer aussi, au Nord comme au Sud, une large part de
l’économie de service et du secteur administratif public.
41
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
La non-finitude :
la campagne mégapolitaine
populations rurales se resserrent sur les villagescentres et les bourgs, en écho lointain du processus
de mégapolisation.
La dimension physique du phénomène modifie
profondément le rapport de l’homme à la ville. Sa
non-finitude aussi. Celle-ci n’est pas seulement liée
à une croissance sans cesse en mouvement, mais
aussi à une logique centrifuge qui contraste avec la
logique centripète de la ville classique. Sauf exceptions héritées de l’histoire, la mégapole se valorise
à sa périphérie et se dévalorise au centre. Sa survie
écologique lui commande de se desserrer. Dès lors
elle se morcelle (cf. notion de fragmentation) et se
dilue dans l’espace. On peut parler d’une campagne mégapolitaine, où les habitants recherchent
des niches identitaires, des nouveaux villages dont
ils pourront reconnaître les contours.
On ne peut achever un énoncé sur la mégapolisation du monde sans évoquer son concept correctif : la diversité citadine17. Malgré les apparences et
en dépit de l’universalité des mécanismes, la mégapolisation fabrique des modèles citadins (ou
matrices) très contrastés, qui se nourrissent de nombreux paramètres locaux. Ceux-ci sont d’autant
plus prégnants que les difficultés de la vie mégapolitaine sont fortes. On peut aisément le vérifier en
observant que chaque ville reproduit un système
résidentiel majoritaire qui lui est propre. Cette
réactivité des peuples et des territoires est un atout
précieux face aux situations souvent désespérantes
d’une mégapolisation trop brutale. En ce sens, la
diversité citadine n’est pas un luxe, mais une nécessité que les gestionnaires de la ville se doivent d’accompagner. Il n’y a pas d’autres voies pour traverser l’une des mutations les plus acrobatiques du
siècle.
Cette diffusion urbaine rencontre, en amont, la
convergence des couloirs et des cônes d’urbanisation qui drainent les arrière-pays ou les assèchent.
Des chaînes de petites villes sont ainsi irriguées,
dont la prospérité n’est plus fonction de leur alliance avec un terroir, mais de leur proximité relative à
la mégapole ou de leur accessibilité. Plus loin encore, lorsque survivent des ruralités denses, on observe généralement un phénomène de floculation : les
(“La mégapolisation du monde. Un nouveau champ
sémantique”, dossier “La ville en ses concepts”,
Urbanisme, n° 296, 1997).
Lire, dans le présent numéro, l’article du même auteur consacré à la
diversité citadine.
17
42
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Une mutation à l’œuvre1
Françoise Choay
Techniques et territoires sont les deux facettes et les
deux champs par lesquels j’aborderai ici la mutation qui, depuis la fin des années 1960, travaille la
société planétaire et les sociétés engagées dans le
processus de globalisation : une mutation dont nous
évaluons mal l’ampleur et les conséquences, et qui
pourrait bien, avec l’entrée dans l’ère électronique,
équivaloir à un changement de civilisation.
poser la question de l’espace bâti en termes de destin sociétal et sur l’horizon d’une anthropologie
générale.
Parmi les différents paramètres à l’œuvre dans la
boucle de rétroaction qui fait émerger cette mutation sociétale, le choix de “techniques et territoires”
n’est pas le fruit du hasard. D’une part, au cours de
la même période, le rôle moteur de la technique et
des techniques a été sous-estimé ou même occulté
par la recherche urbaine, en particulier marxiste, au
profit des vecteurs socio-économiques. Il convient
d’en rétablir l’importance. D’autre part, il me
semble également nécessaire de mettre en perspective tout à la fois la spécificité de la dimension territoriale prise par l’aménagement, et son hégémonie. Je tenterai d’en définir les enjeux et le sens, à
l’aune des aménagements traditionnels, par
contraste et comparaison et, en particulier, par
confrontation avec le patrimoine urbain ancien.
Pour donner à la mutation que je viens d’évoquer
son épaisseur temporelle, un bref retour sur les
racines qu’elle plonge dans le XIXe siècle, ne sera
pas inutile.
L’objectif de ces analyses est d’éclairer d’un jour
neuf la crise qui mine aujourd’hui solidairement la
ville et l’architecture. Du même coup, je tenterai de
2. De fait, les réseaux ferroviaires ont joué un rôle
déterminant dans la spectaculaire transformation
qui ouvre alors tout grand la ville occidentale à des
populations extérieures, fait éclater ses limites physiques, multiplie l’échelle de ses dimensions viaires
et parcellaires, la solidarise avec des territoires
proches et lointains.
Le titre de cet article m’a été proposé et je l’ai accepté. Toutefois
“mutation” est un terme fort et précis, appartenant à la biologie et difficilement transposable à d’autres champs. Ailleurs, je l’ai rarement
utilisé et avec précaution. Il m’évitera ici des locutions encombrantes.
Mais il devra être entendu qu’il désigne seulement des transformations
radicales engageant la société de façon holistique.
1
I. Ville et technique : les retombées
de la révolution industrielle
1. Cerdà, premier théoricien de l’urbanisme et créateur de ce terme, fut aussi le premier à mettre en
évidence la relation qui lie l’évolution des villes à
celle de la technique, prenant pour base de sa périodisation de l’histoire des villes, l’histoire des
moyens de locomotion. Dans la lenteur millénaire
de ce double déroulement, l’invention du chemin
de fer couplée avec celle du télégraphe, marque
pour Cerda une césure et un changement de rythme : “une révolution”, dit-il pour qualifier l’ouverture de ce qu’il appelle “l’ère de la communication
généralisée” et ses conséquences spatiales.
3. Les métamorphoses de la ville du XIXe siècle, les
pouvoirs nouveaux, réels ou virtuels, qu’elle offrait
43
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
et les problèmes qu’elle soulevait ont été alors analysés par certains contemporains avec l’acuité du
vécu, en dégageant à l’état naissant quelques-uns
des thèmes qui nous occupent aujourd’hui et des
problématiques dans lesquelles nous sommes encore engagés.
A titre d’exemple, je me bornerai à citer succinctement trois protagonistes. D’abord, en amont,
Haussmann qui pense déjà la transformation de
Paris en termes de réseaux (voirie, fluides, énergie)
et qui pointe sans illusion la disparition de la réalité communale : “Est-ce bien à proprement parler
une “commune” que cette immense capitale ? Quel
lien municipal unit les deux millions d’habitants
qui s’y pressent ? Peut-on même observer entre eux
des affinités d’origine ? Non... Paris est pour eux
comme un grand marché de consommations, un
immense chantier de travail ; une arène d’ambitions
ou seulement un rendez-vous de plaisir2”. Ensuite,
Cerdá qui fonde sa Teoría general de la urbanizacíon sur le mot-clé de “territoire”, qui prévoit
l’extension indéfinie du processus d’urbanisation et
son harmonisation par une hiérarchie d’échelles
d’aménagement et qui, le premier, encore une fois,
imagine pour l’avenir une tabula rasa “des
constructions anciennes (dont) le respect injustifiable et exagéré a conduit les administrations à
admettre de répugnants amalgames... Ces amalgames qu’on tolère aujourd’hui appelleront demain
des mesures extrêmes... pour que les grands centres
urbains (ne deviennent pas) des monuments historiques vénérés mais inutiles3”. Viollet le Duc, enfin,
qui anticipe la crise de l’architecture, prévoyant le
rôle des ingénieurs dans la promotion d’une
construction accordée aux exigences de la modernité, et qui lie l’avènement d’une civilisation de
masse à celui d’une nouvelle échelle constructive :
“La civilisation moderne qui incline de plus en plus
vers la démocratie, élève des édifices pour tous...
tout ce qui n’est pas fait pour le public, tout le
public, est destiné à périr. Or, les locaux où le
public se porte pour ses affaires, ses besoins ou ses
plaisirs, ne sont jamais assez vastes. Chaque jour
nous démontre cet axiome d’architecture moderne.
Jamais la surface couverte n’est trop grande, jamais
les issues ne sont trop larges, jamais les moyens de
communications trop faciles... C’est là un élément
nouveau, qui ne s’était jamais produit et qui ne pouvait se produire avant l’établissement des vois ferrées, avant le développement extraordinaire de l’activité des relations4”.
Mémoires, T. II, Paris, Havard, 1891, p. 199.
La théorie générale de l’urbanisation, tr. fr., Paris, Le Seuil, 1979,
p. 121.
4
Entretiens sur l’architecture, Tome II, Paris, Treizième Entretien, p. 111.
2
3
44
4. Parallèlement à cette prise de conscience émerge, chez les premiers urbanistes et chez les géographes, une démarche épistémologique nouvelle :
la ville et sa spatialité sont réïfiées et deviennent
objet de savoir scientifique. On assiste alors à ce
paradoxe que, dans le temps même où la ville traditionnelle commence à se défaire, sa définition est
pour la première fois explicitée à travers la liaison
consubstantielle qu’elle opère entre un espace et
une communauté finis. Certes, et c’était bien le propos de la Teoria de Cerda, il s’agissait de mieux
connaître et comprendre, à travers ses strates historiques, la nouvelle scène urbaine et le terrain sur
lequel intervenir. Il n’en demeure pas moins qu’une
image de la ville est alors élaborée, qui est une
image du passé et qui, plaquée sur un objet autre,
pèsera jusqu’à aujourd’hui sur notre vision de la
réalité urbaine.
II. La révolution prothétique et la
consécration des réseaux techniques
Au tournant du XXe siècle, l’exploitation de l’énergie électrique, la mise au point du téléphone, l’invention et la diffusion de l’automobile avec la
nécessité de repenser les réseaux routiers et la voirie urbaine... ouvraient la voie à de nouveaux bouleversements. Cependant, le coût humain et financier des deux guerres mondiales et la crise des
années 1930, ainsi que la focalisation de la
recherche technique sur des objectifs liés à la guerre, permettent d’expliquer que, malgré ces innovations, la scène urbaine et ses relations avec les territoires soient, jusqu’aux années 1950-1960,
demeurées sensiblement les mêmes que dans la
deuxième moitié du XIXe siècle. Bien sûr, de nouvelles conceptions se sont fait jour, portées par des
techniques constructives dans le domaine de l’architecture, liées en particulier au développement de
l’automobile dans celui de l’urbanisme. Mais, dans
le premier cas, les réalisations sont demeurées
l’apanage d’une avant-garde, tandis que dans le
deuxième, à quelques exceptions près, les théories
restaient sur le papier et le prêche de Le Corbusier
pour la “table rase du passé” ne franchissait pas la
barrière des mots.
1. En revanche, la fin des années 1950 marque une
révolution ou, si l’on préfère, une mutation dans le
champ de la technique. Mutation imputable à la
mise en œuvre, au développement et à la généralisation pratique de mémoires artificielles et de systèmes de télécommunications, toujours plus performants et couplés à des activités toujours plus
diverses. On a pu symboliser par la notion d’outil
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
l’activité technique qui, depuis l’époque des silex
taillés jusqu’à l’ère machiniste comprise, accompagne l’anthropologisation de notre espèce, ou
encore, selon les paroles de Marx, la transformation
de la terre en monde humain. Mais les “outils” électroniques ou électronisés sont d’une autre nature.
De la part de notre corps et, plus particulièrement,
de notre cerveau auxquels ils se substituent en les
dotant de pouvoirs insoupçonnés, ils appellent une
intériorisation, une intégration et une assimilation
qui en dissimulent l’incontournable médiation et en
font de véritables prothèses.
C’est pourquoi je propose l’adjectif “prothétique”,
autrefois lancé par Freud5, pour qualifier la mutation qui a infléchi la nature de la technique. Ce
terme permet, en outre, de souligner la multiplication des médiations et des écrans que l’usage desdites prothèses introduit désormais entre les
hommes et le monde comme entre les hommes
entre eux.
Je terminerai ces remarques en notant que, dans le
temps où elle s’amorçait, la mutation prothétique a
été signalée, de façon non délibérée, par une curieuse dérive lexicale : en effet, depuis les années 1960,
le terme technologie, déjà utilisé, et sans doute
créé, par Marx6 pour désigner, de façon étymologiquement correcte, la science et la réflexion sur la
technique, a servi aux Etats-Unis7, puis, par contagion sur toute la planète, à désigner de façon parfaitement incorrecte, les (nouvelles) techniques
électroniques avant de devenir synonyme de la
technique en général : confusions et glissements
sémantiques à lire comme carence de la réflexion.
2. Dans le champ de l’aménagement spatial, l’incidence des progrès techniques s’est traduite par la
généralisation et la consécration d’un “urbanisme
de réseaux” : la mutation de l’espace aménagé,
homologue ou solidaire de la mutation technique
peut être définie par le déploiement, à l’échelle des
territoires et de la planète, de réseaux d’infrastructures techniques associés au “hors d’échelle” des
réseaux de télécommunications. Le fait significatif
n’est ni la “Bigness” mise en scène et dramatisée
par Koolhaas ni, comme il le prétend, la dimension
(en réalité épiphénoménale) des objets construits :
il réside dans le processus de réticulation de l’espace physique naturel et dans la nouvelle logique qui
Das Unbehagen in der Kultur (1929) , tr. fr. Ch. et J. Odier, Malaise
dans la civilisation, Paris, PUF, 1970, p. 39 : “”L’homme est devenu
pour ainsi dire une sorte de “dieu prothétique”...”.
6
cf. K. Axelos, Marx penseur de la technique, Paris, Minuit, 1961.
7
En son temps, Mumford parlait bien de “technics and civilization” et
non de “technology”.
5
sous-tend son fonctionnement. Il s’agit, en effet,
d’une logique de branchement : les réseaux
(fluides, énergie, transports, information) constituent le dispositif sur lequel il suffit à n’importe
quel établissement humain – minuscule ou gigantesque, singulier et isolé ou agrégat d’unités innombrables – de se brancher pour pouvoir fonctionner.
On est là aux antipodes des logiques locales d’articulation du cadre du bâti qui se fondent sur la solidarisation des éléments construits entre eux et avec
leur contexte naturel et culturel. Les réseaux permettent de s’affranchir des ancestrales contraintes
spatiales qui déterminaient la localisation, l’implantation et la forme des établissements humains.
En promouvant un espace isotrope, ils permettent
aussi bien une urbanisation diffuse et la rurbanisation que les nébuleuses métropolitaines, les agglomérations denses à périphéries concentriques que
les formations tentaculaires ou linéaires (le long
des vallées fluviales ou des littoraux), ou encore
des formations ponctuelles et spécialisées sur des
nœuds de transports ou autour de centres de
recherche, d’équipements commerciaux ou de marchés culturels.
Inutile de souligner la liberté et l’efficacité offerts
par ces dispositifs et cette logique devenue la base
d’une nouvelle économie du territoire. Je voudrais,
plutôt, en faire observer deux incidences moins évidentes et qui tiennent l’une et l’autre à l’hégémonie
croissante de l’aménagement réticulé.
La première concerne l’architecture qui tend à
adopter la logique des réseaux et ainsi à changer de
statut et de vocation. Les bâtiments individuels tendent toujours davantage à être conçus comme des
objets techniques autonomes, branchables, greffables ou raccordables à un système d’infrastructures. C’est le “plug in” autrefois décrit par le groupe Archigram, moins le caractère éphémère des
structures raccordées. C’est aussi le récent “I fuck
context” de Koolhaas. Mais, dans un cadre structuré par des prothèses d’une technicité croissante,
l’ingénieur tend à se substituer à l’architecte. Celuici devient alors un producteur d’images, un agent
de marketing ou de communication qui ne travaille
plus que dans deux dimensions. Au mieux, il est
réduit à un jeu esthétique qui rompt avec la finalité
pratique et utilitaire de l’architecture – et qui lui
ouvre en même temps que l’esthétique intellectualiste de la dérision et de la provocation propre aux
arts plastiques contemporains, des problématiques
qu’il ne m’appartient pas de traiter ici.
La deuxième incidence à établir avec l’hégémonie
des réseaux concerne les modes et les logiques
45
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
d’aménagement traditionnels qui tendent à disparaître à la fois en tant que pratique vivante et en tant
que vestiges patrimoniaux. La logique d’articulation du bâti a cessé d’intéresser les décideurs, obnubilés par les nouvelles techniques et les facilités
qu’elles proposent, mais son enseignement et sa
pratique ont aussi déserté les écoles. D’autre part,
les restes des tissus urbains anciens deviennent
chaque année plus rares, en valeur absolue, du fait
de leur vieillissement et de leur insidieuse destruction, et en valeur relative, du fait de la construction
neuve. Les chiffres sont éloquents : en France, les
tissus urbains antérieurs à la période haussmannienne, correspondant aux périmètres définis par le
cadastre napoléonien, représentent actuellement
1,5 % de la surface urbanisée et les mêmes, augmentés des surfaces conquises par l’haussmannisa8
tion, n’occupent pas plus de 3 % de cette surface .
3. Dans le champ psychosocial enfin, la généralisation de l’aménagement réticulé, en synergie avec
l’intégration des prothèses techniques de base dans
l’ensemble de nos activités, a entraîné une mutation
corrélative de nos mentalités et de nos comportements qui, à leur tour, par feed back, accélèrent la
mutation de l’espace aménagé et l’affinement des
prothèses9. C’est ainsi que, toujours davantage,
nous nous libérons des solidaires conditionnements, spatial et temporel, propres aux vivants en
général et à notre espèce en particulier.
La vitesse des transports et des télécommunications, par exemple, nous fait échapper à l’emprise
du lieu : fonctionnellement, en nous dotant d’une
mobilité qui nie la distance et nous permet d’exercer aussi bien une activité ubiquitaire que d’opter
pour le télétravail ; sensoriellement et socialement,
en courcircuitant notre expérimentation corporelle
du monde physique et ce contact direct avec les
autres hommes dont le philosophe italien Dino
Formaggio a montré l’importance sous le nom d’intersomaticité10. Melvin Webber avait résumé les
enjeux de cette libération spatiale dans le titre d’un
essai célèbre : The non place urban realm11. Selon
lui, la condition urbaine était en passe d’être définie
par de pures relations immatérielles, par la constitution de communautés humaines affranchies de
tout enracinement. Cette nouvelle condition est
aujourd’hui confortée par le développement du fax
8
Chiffres donnés par Alexandre Melissinos, recherche effectuée pour
le ministère de l’Aménagement du territoire, Service des Sites protégés, 1995.
9
Voir par exemple, la mise au point de la photographie numérique, née
de la demande d’une plus grande vitesse d’obtention des clichés.
10
Cf. L’arte, Milan, Mondadori, 1981.
11
N.Y., 1963, tr. française L’urbain sans lieu ni bornes, L’Aube, 1997.
46
et du cyberspace. Son symbole et celui de l’individualisme sous-jacent à ces communautés immatérielles s’affichent avec le spectacle des monades
téléphonantes (utilisateurs de téléphones portables)
que nous livrent désormais espace et transports
publics.
Mais le processus qui nous libère des pesanteurs et
des astreintes de l’espace local au profit de l’espace prothétique, nous délivre du même coup de la
durée et nous installe dans l’instantanéité. Le temps
organique, de la remémoration, de la supputation et
de l’attente, le temps du tour et du détour est récusé. Comme aussi le temps cosmique des saisons
moqué par la navette des transports aériens d’un
hémisphère à l’autre, qu’il s’agisse de déverser des
flux de touristes sur les plages ou des flux de
légumes sur les marchés..
III. Terminologie
L’analyse sommaire qui précède débouche sur la
question du devenir et de l’avenir respectifs et réciproques des deux modalités de fabrication de l’espace humain et d’investissement du territoire que
j’ai mises en évidence. Mais poser cette question de
façon correcte suppose l’utilisation de termes pertinents et précis. Or, à l’heure actuelle, l’urbanisme
et l’aménagement qui disposent d’une abondante
terminologie spécifique dans le domaine de leurs
applications, s’avèrent en revanche singulièrement
démunis en ce qui concerne leurs concepts de base.
Leur lexique théorique, frappé au coin de l’anachronisme et de la confusion, appellerait une critique épistémologique comparable à celle qui est
mise en œuvre dans les autres disciplines humaines.
En effet, est-il correct et raisonnable de continuer à utiliser le mot ville pour désigner des
objets n’ayant plus rien en commun avec l’acception reçue de ce mot, c’est-à-dire l’entité discrète résultant de l’association d’un espace limité et de la communauté de ses habitants ?12 Est-il
correct et raisonnable de désigner indifféremment
par ce terme des magmas millionnaires et des
agglomérations nébuleuses (comme Mexico ou
Tokyo) aussi bien que des nœuds de transports terrestres (comme Euralille) ou les restes de villes historiques (comme Venise ou Bruges) ? N’est-il pas
temps aussi de reléguer le terme tout aussi falla-
Sur ce thème et une partie de ceux que je développe ici, voir en particulier les nombreux articles d’André Corboz réunis et traduits en italien dans Ordine sparso, saggi sull’arte, il metodo, la città e il territorio, Milan, Franco Angeli, 1998.
12
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
cieux de métropole et de remplacer banlieue par
périphérie – bref, de reconnaître que “la ville” n’est
pas un universel culturel, mais qu’elle est désormais une figure de l’absence, au mieux une image ?
Mais peut-on davantage continuer à utiliser le mot
communauté pour désigner ceux qui vivent, travaillent et passent dans ces agglomérations ou ces
“endroits” et pour s’interroger sur la nature du lien
social qui les unit ? Quel rapport y a-t-il entre l’ensemble formé par les habitants d’une ville préindustrielle et celui formé par les membres d’une
“communauté urbaine” ou d’une de ces “communautés d’intérêt délocalisées” auxquelles Webber a
montré que nous font accéder les télécommunications ? La notion corrélative d’espace public
confronte aux mêmes incertitudes. Quel intérêt présente-t-elle, s’il s’agit simplement de lui faire désigner un espace accessible à tous ? Le côtoiement, le
coude à coude, la presse n’ont pas de sens en soi.
Les gares et les aéroports présentés par certains
comme l’espace public actuel par excellence, sontils autre chose que de grands distributeurs de flux
humains et des réceptacles d’“indifférence” (ce qui
n’empêche pas le sociologue d’y découvrir un terrain de consensus ou de conflits sociaux). En fait,
l’expression espace public pourrait bien, comme le
terme ville, mais sous un vocable auparavant inusité, désigner une réalité en voie de disparition.
Dès lors que l’espace physique concret tend à n’être
plus le milieu (voire l’usage de son synonyme italien ambiente fait par les théoriciens italiens de la
ville) dans l’épaisseur duquel nous sommes engagés de tout notre corps, mais le support de dispositifs techniques, défions-nous de toute cette terminologie spatiale13 comme des métaphores du type
“cyberspace”, puisqu’aussi bien la communication
par les “nets” exclut, par définition, l’espace et le
temps de l’expérience corporelle.
Pour aborder les problèmes du cadre bâti, un mot
nouveau au moins, devrait être introduit. J’ai,
ailleurs14, déjà proposé “l’urbain”. Ainsi serait nommée la réalité à double face, matérielle et psycho-
13
Mêmes remarques pour le terme architecture indifféremment utilisé
pour désigner des bâtiments articulés dans un contexte naturel et/ou
culturel et les objets techniques décrits plus haut. Koolhaas a donc raison de dire qu’il n’y a plus d’architecture, même si celle-ci n’a pas
encore disparu mais demeure le fait d’une minorité. En revanche, il a
tort lorsqu’il attribue désormais pour activité à l’architecte ce qu’il
désigne, sans en donner aucune définition, d’un mot anglais dépourvu
de sens “urbanism”. Et de toute façon, urbanisme qui, en français, désignait à l’origine une discipline théorique et appliquée concernant une
ville qui n’existe plus, devrait être remplacé par “aménagement du territoire” entendu comme activité multi-disciplinaire, à quoi il faudrait
adjoindre l’urban design si l’architecte avait encore un rôle à jouer.
14
“Le règne de l’urbain et la mort de la ville”, in La ville, art et architecture en Europe 1870-1993, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1994.
sociale, constituée à l’échelle mondiale d’un côté
par les réseaux d’équipements techniques et de
l’autre côté par les références culturelles et les
conduites, communes à toutes les populations de la
planète et induites par les prothèses techniques et
l’espace réticulé. Quant à l’urbanité, autrefois qualité immatérielle de ceux qui habitaient la ville,
qu’en faire si celle-ci est remplacée par l’urbain ?
Peut-être bien un concept problématique, concernant non plus un trait psychosocial, mais une qualité ou conformation de l’espace : celle qui servait à
instaurer et conforter le lien social, et pour laquelle
nous n’avons pas de mot : conformation dont
l’existence et la nature appellent, on le verra plus
loin, un nécessaire questionnement.
IV. La question du patrimoine urbain
La mauvaise conscience spatiale de nos sociétés,
qui masque la réalité en utilisant l’écran de termes
impropres, sait aussi, à l’occasion, tronquer l’usage
d’utiles néologismes, tel celui de patrimoine urbain
autrefois forgé par l’italien Giovannoni15.
1. Je m’en servirai dans cette acception originelle
pour désigner les tissus urbains traditionnels, essentiellement par opposition aux espaces réticulés de
l’ère électronique. Une petite minorité engagée
s’élève aujourd’hui contre la conservation des tissus
anciens qu’elle juge incompatibles avec la marche
de l’histoire et l’avancée de la technique, impropres
au développement des objectifs et des valeurs
contemporains. En revanche, de plus en plus nombreux sont ceux qui non seulement adhèrent à la
conservation du patrimoine architectural et urbain
pré-industriel, mais qui militent pour que soient
conservées, sous la même dénomination et au même
titre, des constructions hétérogènes toujours plus
récentes : réalisations architecturales du “mouvement moderne”, défendues, en particulier, par l’association Docomomo, grands ensembles d’habitations sociales, complexes industriels désaffectés... A
la religion du patrimoine déjà observée par Aloïs
Riegl, semble succéder un véritable fétichisme.
Comment rendre compte de ce phénomène ? Son
exploitation par l’industrie culturelle en est une
conséquence bien plus qu’une cause. En faire la
manifestation d’un passéïsme impénitent comporte
certes une part de vérité, mais n’en constitue pas
moins, à l’échelle de la société mondiale, une
Cf. en particulier Vecchie Città ed de edilizia nuova (1931), tr. fr. La
ville ancienne face à l’urbanisme, Paris, Le Seuil, 1998.
15
47
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
explication superficielle ou plutôt un simple constat
qui élude la vraie question : pourquoi cet attachement aux tissus et aux édifices du passé ?
2. Commençons par déterminer quand commence
le fétichisme du patrimoine16, ou mieux ce que j’ai
appelé son inflation, c’est-à-dire son augmentation
massive et continuelle sous l’effet de la double
annexion par le corpus patrimonial de tous les types
architecturaux mais surtout des tissus urbains préindustriels, d’une part, et des constructions
récentes, évoquées il y a un instant d’autre part.
L’inflation du patrimoine commence en Europe à la
fin des années 1950, en même temps que la révolution prothétique et la mutation du cadre de
vie, et elle accompagne ensuite leur développement : corrélation incontournable et chargée de
sens.
J’ai, en effet, montré ailleurs que cette conservation
du patrimoine pré-industriel par la et les société(s)
occidentale(s) est un processus réactionnel d’autoconservation, dont l’intensité et le fonctionnement
ressortissent au narcissisme. Certes, la révolution
industrielle avait pour la première fois entraîné la
protection institutionnelle d’édifices dont il devenait clair qu’ils appartenaient à un passé révolu et
dont il importait pour l’art et pour l’histoire de
conserver et de comprendre les vestiges. Mais le
choc de la révolution prothétique a été plus profond
et plus déstabillisant. C’est l’identité même de la
civilisation occidentale qu’il met en question. Le
patrimoine architectural et urbain pré-industriel, ses
édifices et ses tissus apparaissent alors comme les
marques d’une identité culturelle apposées et affirmées au fil des époques et comme la manifestation
d’une capacité créatrice menacée.
Pour souligner la dimension fondamentale et fondatrice de cette capacité, je l’ai appelée, par homologie avec la compétence du langage articulé qui
fonde notre humanité, compétence d’édifier. Il
s’agit bien là d’une compétence qui, comme celle
du langage doit, sous peine de disparition, s’actualiser dans la performance. Il s’agit d’une capacité
d’articuler entre eux, et avec leur contexte, à
l’échelle du corps, des éléments pleins ou vides,
solidaires et jamais autonomes, dont le déploiement
dans l’espace et dans la durée fait sens à la fois pour
celui qui édifie et pour celui qui habite, comme le
Cf. F. Choay, L’allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 1ère édition,
1992.
Fait aussi partie de l’inflation du patrimoine sa diffusion depuis
l’Europe dans le monde entier. Toutes les remarques qui suivent sont
également applicables aux innombrables formes de patrimoine matériel et immatériel inventées depuis les années 1960.
16
48
déploiement des signes du langage signifie simultanément pour celui qui parle et pour celui qui écoute. En ancrant les humains dans l’espace et dans la
durée, ce pouvoir d’édifier, à l’œuvre aussi bien à la
ville dans l’articulation des édifices qu’à la campagne dans celle des cultures, a, au fil des siècles,
contribué à fonder et refonder la relation des
hommes avec le monde naturel comme les règles
transcendantes qui les lient entre eux.
A ce titre, tout le patrimoine pré-industriel s’impose a nous comme témoignage éclatant d’une capacité perdue de créer ou encore, d’une capacité de
démolir ses propres créations pour mieux les continuer, ainsi que ce fût l’usage à travers les générations.
Contre l’angoisse née de la conscience de ce
manque, nous ne nous bornons pas à conserver les
tissus et les édifices qui attestent la puissance de la
compétence perdue ; nous les transformons en un
miroir , le miroir du patrimoine qui, en nous donnant à voir et à contempler ces accomplissements,
nous renvoie de nous-mêmes une image triomphante et conforte notre identité menacée.
Mais alors, comment expliquer l’annexion dans le
corpus patrimonial de toutes les constructions
récentes, que nous savons et pouvons refaire et dont
la préservation ne devrait relever que d’une simple
maintenance, d’un ordinaire entretien ? Ce fait ne
contredit-il pas mon interprétation ? Au contraire.
La sommation de tout le bâti, l’amalgame sous une
dénomination commune et fallacieuse (patrimoine)
de types d’objets ressortissants à des pratiques et
des logiques hétérogènes, nous livre dans le miroir
ainsi élargi une image plus grande, une et entière
qui, précisément, nie la fracture provoquée par la
mutation en cours et en conjure les conséquences
par l’affirmation d’une identité intacte.
3. Ce long détour pour questionner le sens du patrimoine historique bâti aura d’abord mis en évidence
la nature et la profondeur de l’opposition qui sépare l’aménagement réticulé et la logique de branchement des aménagements contextualisés et de leur
logique d’articulation. Ensuite, il permettra d’inscrire ces deux approches dans une problématique
pertinente, après nous avoir confrontés à l’impasse
où conduit le fétichisme du patrimoine architectural
et urbain.
En effet, le miroir du patrimoine n’est pas une
métaphore anodine. Elle permet de pointer une
conduite narcissique et la gravité de ses conséquences. La psychologie et la psychopathologie
nous ont appris que le narcissisme est un stade de
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
notre développement psychique nécessaire à la
construction de notre identité. Mais ce stade ne
dure qu’un temps. Y faire retour conduit au refus du
réel et à la névrose : dans le mythe grec, Narcisse
meurt de s’autocontempler. De même, le miroir
patrimonial peut un temps17 nous aider à affirmer
une identité menacée et à nous reprendre en suspendant symboliquement le cours de l’histoire.
Mais la muséification des objets, des bâtiments et
des villes est une forme de délectation névrotique.
Une fois comprise la double erreur de ceux qui
récusent l’importance du patrimoine sans reconnaître la disparition de la compétence d’édifier et de
ceux qui fétichisent le patrimoine sans percevoir la
stérilité de leur attitude, peut-on aller au-delà de ce
constat ? C’est ici que se dessine la vraie alternative à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés :
soit briser le miroir du patrimoine et s’installer dans
le monde de la prothèse, en assumant en toute
conscience la perte de notre compétence d’édifier.
Soit traverser le miroir, c’est-à-dire reprendre possession de cette compétence en transformant notre
relation passive et névrotique avec le patrimoine en
une relation dynamique et créatrice qui conduise,
non plus au ressassement stérile du passé mais à sa
continuation sous des formes nouvelles.
Cette deuxième hypothèse passe par de complexes
retrouvailles avec la mémoire. Mais il convient
d’abord d’en finir avec l’amalgame qui fait d’histoire un synonyme de mémoire. Autrement dit, il
convient de distinguer la mémoire organique de
cette construction conceptuelle, l’histoire (de la
politique ou de l’architecture ou des villes) que, par
métaphore, on appelle mémoire. Aucun savoir
conceptuel du passé – en l’occurence de ses styles,
de leurs expressions et de leurs contextes – aucun
savoir de ce type, si intéressant soit-il, ne peut tenir
lieu du savoir affectif et corporel que vise une réappropriation vivante du patrimoine bâti : un savoir
ou une mémoire de gestes génériques. Les édifices
et les tissus urbains, qu’on nous dit “lieux de
mémoire”, ne sont que des lieux d’histoire. Si intéressants soient-ils, dans nos sociétés nomades, ils
ne parlent plus directement et ne renvoient plus à
des identités enracinées comme autrefois la multiplicité des monuments commémoratifs. Cependant,
– une fois retrouvée – la mémoire des gestes fera
surgir des formes posant le problème traditionnel,
aussi ancien que l’humanité, de la référence et de
l’oubli. Mais il pose aussi un autre problème propre
J’ai montré dans l’Allégorie du patrimoine, op.cit., 2e éd., p.181, le
rôle positif du narcissisme à l’œuvre dans l’élaboration de la notion de
monument historique, entre le XVe siècle et le XXe.
aux sociétés occidentales, qui depuis la
Renaissance, ont pratiqué une architecture
consciente de soi et travaillée par l’histoire des
styles. De ces dialectiques de la mémoire et de l’oubli Viollet-le-Duc, encore une fois lui, a livré une
première esquisse18 qu’on peut enrichir par la
réflexion de Paul Frankl. Mais je ne puis m’y attarder davantage.
Une propédeutique par le patrimoine demanderait
de repenser les modalités de son étude à l’école et
dans les écoles professionnelles, de sa fréquentation muséale, de sa réutilisation, de sa restauration
et de sa réhabilitation. Pour aller vite, il s’agirait
dans chacune de ces pratiques de récuser l’hégémonie de l’œil, les séductions de l’image bidimensionnelle, photographique ou numérique, les leurres de
la vitesse ; il faudrait en revanche favoriser la réappropriation des trois dimensions du patrimoine
architectural et urbain par le corps entier dans la
durée de traversées et de parcours semblables aux
parcours de la mémoire organique désormais négligés par l’institution scolaire et qui permettaient aux
écoliers d’antan de s’approprier leur patrimoine littéraire. Aucune pédagogie du patrimoine par l’internet (dont il n’est pas question de contester la
valeur informative) ne peut se substituer à un pareil
corps à corps ; il faudrait enfin s’attacher à renouer
avec la contextualisation et la contextualité, en particulier celle du monde naturel : faut-il oublier
qu’en vieux toscan terra était synonyme de Città.
L’objectif d’une pareille propédeutique ne serait
donc plus la conservation du patrimoine qui n’a en
soi qu’un intérêt relatif et limité, mais la conservation de notre capacité de le continuer, c’est-à-dire
de créer à l’échelle du corps humain, un milieu articulé qui réponde aux demandes de la société et des
sociétés contemporaines et propose à leurs
membres, en les réactualisant, des activités (architecture et artisanat) qui n’ont plus leur place aujourd’hui, sauf dans les marges de la muséification
patrimoniale.
Pareille hypothèse, et c’est toute la portée de mon
propos, n’est en aucune façon incompatible avec un
aménagement réticulé à l’échelle planétaire et territoriale. Au contraire, les deux approches sont complémentaires, à condition de respecter leurs spécificités et leurs logiques respectives, sans chercher à
les assimiler les unes aux autres. A cette condition
critique, les réseaux techniques d’aménagement
ainsi que toutes les prothèses électroniques et informatiques dont ils sont solidaires, peuvent assumer
17
18
Entretiens, op. cit., T.1, E.III, p. 99 et V. VI, p. 177.
49
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
une fonction libératrice au service d’une vie plus
humaine : dispositifs sur quoi se brancheraient des
fragments de villes anciennes et les nouveaux
espaces articulés accueillants à l’architecture appelés à remplacer la ville et, comme elle dans le passé,
toujours déjà engagés dans le temps et destinés à se
transformer.
Qu’en est-il, cependant, de l’autre branche de l’alternative, celle qui brise le miroir patrimonial et le
tissu d’un espace d’urbanité ? Il ne peut être question de l’exclure. Il faut comprendre toutefois
qu’elle pourrait entraîner une vraie mutation de
notre espèce.
Ouvrir cette perspective ne débouche pas pour moi
sur une hasardeuse futurologie. Mon objectif est
d’appeler à une réflexion sur le statut de l’espace
édifié articulé. L’histoire montre que, dans la tradition gréco-romaine dont est issue la société occi-
dentale, l’articulation des espaces de vie a été le
moyen de fonder tout à la fois, dans un même mouvement, l’ancrage des hommes dans le milieu naturel auquel ils appartiennent en tant que vivants et
l’institutionnalisation toujours recommencée de
leur communauté.
D’autres cultures, celles de la Chine ancienne19 ou
celles des peuples nomades, ont, dans l’affirmation
de leur identité humaine, impliqué la compétence
d’édifier de façon moins lourde et moins permanente. Des études comparatives seraient nécessaires
et permettraient de dégager des dénominateurs
communs. Mais, aujourd’hui, face à la diffusion
planétaire des techniques et des aménagements réticulés occidentaux, les retrouvailles avec un milieu
édifié articulé ne constituent-elles pas la meilleure
parade contre la désinstitutionnalisation, mais aussi
la dénaturation de la société ?
19
Cf. par exemple, Simon Leys, L’humeur, l’honneur, l’horreur, Paris,
Laffont, 1991.
50
Deuxième partie
PORTRAITS...
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Portraits...
Un titre qui se suffit à lui même... Précisons seulement que les auteurs ayant été
laissés totalement libres de leur approche, ces articles reflètent non seulement la
diversité urbaine évoquée par Ph. Haeringer en introduction, mais aussi la diversité de sensibilité des chercheurs.
Nous vous invitons donc à partir à la découverte
... de la série de mini portraits proposés par Ph. Haeringer qui, au fil des ans et de
ses explorations mégapolitaines, s’est astreint au difficile exercice de définir en dix
lignes les caractéristiques des espaces visités ;
... de l’espace extraordinairement planifié de Singapour, dont C. Goldblum se
demande s’il peut vraiment faire modèle en ces temps de crise asiatique,
... ou d’Istanbul (J.-F. Pérouse) où pullulent les constructions illégales et dont la
planification tourne à vide ;
... de Los Angeles (C. Ghorra Gobin), née d’une culture valorisant l’espace
domestique au détriment de l’espace public de la rue,
... ou de Tokyo (A. Berque) héritier de la culture bouddhique du “vide”, de la “non
substantialité” du sujet, pur devenir dénué d’essence, d’où les décentrements et
l’absence apparente de repères (pour un non initié) ;
... d’Euralille (G. Engrand) enfin, “laboratoire urbain” qui propose une manière de
concevoir et faire un “morceau de ville”...
53
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Introduction à la diversité citadine*
Philippe Haeringer
Directeur de recherche à l’ORSTOM
Le mouvement scientifique est plus que jamais
partagé entre deux tendances contradictoires :
d’une part, la mondialisation fait surgir des thèmes
universellement ressentis, d’autre part, la singularité des territoires continue d’exiger des spécialisations lourdes qui se perpétuent au sein de communautés scientifiques fortement individualisées (par
exemple le cercle des sinologues, celui des arabisants, celui des africanistes, etc.).
Lorsque des tentatives de rapprochement interrégionaux sont faites autour d’un thème fédérateur,
on s’aperçoit que les concepts n’ont pas le même
sens d’un locuteur à l’autre, tant les réalités
qu’ils recouvrent sont différentes. C’est dire que la
mondialisation n’efface pas les territoires.
S’agissant de la ville nous dirons, par exemple, que
la mégapolisation du monde ou la paupérisation
majoritaire (deux dimensions planétaires de la
question urbaine) ne diminuent pas nécessairement
la diversité des situations urbaines.
L’enjeu de la diversité citadine est considérable. On peut le rapprocher de celui de la biodiversité, bien qu’il soit d’une toute autre nature. Il
revêt deux dimensions. La première est d’évidence
une dimension patrimoniale, qui recouvre à
la fois les identités héritées et l’incessante production d’innovations culturelles et sociétales. La
seconde est celle du défi urbain, car la diversité
citadine recèle l’essentiel des réponses aux difficiles questions de la gouvernance des villes.
Conjugaison de tous les paramètres locaux, productrice de matrices de reproduction adaptées, la diversité citadine est en effet, dans un domaine où les
capacités d’intervention sont souvent dramatiquement réduites, un précieux indicateur des possibles.
(1995, “La diversité citadine”, contribution de l’auteur à la Déclaration des chercheurs français sur les
villes du sud, Sommet des villes, Istanbul, 1996)
1. Des jeux et des villes
Les jeux des enfants dans les villes ne sont pas
qu’un sujet pour enfants. On peut en parler doctement, ne serait-ce que pour leur qualité d’indicateurs ou de révélateurs, ce qui nous intéresse ici.
Mais en raison même de cette qualité, ils constituent un bon truchement pour expliquer le plus simplement du monde – donc aux enfants – la cohérence des systèmes urbains et leur diversité. Bonne
ou grave nouvelle pour les enfants : leurs jeux ne
sont pas aussi innocents qu’il y paraît ! Quant à
nous, pourquoi nous astreindrions-nous à une version “colloque” quand nous disposons d’une version “magazine des 11 à 15 ans” qui en dit bien
assez ?
Les quatre coins du monde
* Cet article emprunte à plusieurs publications de l’auteur, dont on
trouvera les références au fur et à mesure.
Souvent, les petits faits conduisent aux grands.
C’est ce qui peut arriver lorsque l’on étudie la
55
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
structure des villes. Il suffit, par exemple, de regarder à quoi les enfants et les vieux jouent devant
leurs maisons ou dans les rues, pour comprendre
que les villes ne fonctionnent pas de la même façon
d’un bout à l’autre de la terre.
D’abord, les jeux sont ceux que la forme des
rues permet. Or, les rues ne sont pas identiques à
Paris, au Brésil, en Afrique, en Indonésie ou en
Californie. Et elles évoluent dans le temps. A Paris,
lorsque les voitures étaient moins nombreuses, on
pouvait jouer aux billes au long des rigoles des trottoirs tout en revenant de l’école. Aujourd’hui, ce
n’est plus possible. Mais comme les trottoirs ont été
goudronnés, on peut à présent s’y déplacer en “rollers”, en godillant entre les voitures stationnées et
les poubelles, dont le nombre a augmenté avec
notre niveau de consommation !
Abidjan.
Des rues pour le foot
En Afrique, ce niveau de consommation n’est
pas le même. La plupart des rues, dans la profondeur des immenses quartiers populaires, sont sans
voitures, sans revêtement et sans trottoirs. Elles ne
sont pas pour autant désertes ! Certains riverains y
plantent un arbre ou deux, pour pouvoir jouer aux
dames à l’ombre. D’autres y installent un petit
commerce. On y voit parfois quelques moutons
brouter des épluchures de cuisine. Ou des maçons y
mouler des briques. Mais les grands bénéficiaires
de ces rues libres sont les enfants. Après l’école, ce
sont des parties de foot incessantes. Et comme les
rues n’ont pas la dimension d’un stade, les règles
d’un mini-foot, le maracana, (avec un mini-but)
ont été adoptées. Sans parler du baby-foot, omniprésent dans les rues d’Abidjan, de Lagos ou de
Kinshasa.
São Paulo.
Des filets de volley entre les grilles
Le maracana, semble-t-il, vient du Brésil, autre
patrie du foot. Mais l’évolution récente des mégapoles brésiliennes a provoqué un engouement pour
le volley. Comment ? C’est une drôle d’histoire.
Une histoire d’insécurité grandissante. Les habitants ont peur. Pour leur sécurité, les riches s’échappent dans les airs : ils construisent de grandes tours
aux appartements luxueux, mais aussi bien gardées
que des donjons. Les moins riches protègent leurs
petites maisons comme ils peuvent : avec de hautes
grilles le long des rues. Leurs jardinets sont deve-
56
nus des cages à voitures, derrière lesquelles les
maisons se cachent. Ainsi, les rues des banlieues de
São Paulo ressemblent à des couloirs de prison.
Mais les enfants en profitent pour tendre leurs filets
de volley, qu’ils peuvent attacher aux grilles partout, le dimanche, quand les voitures sont rares. Et
voilà sans doute pourquoi le Brésil gagna, aux derniers jeux olympiques, la médaille d’or de volley !
Jakarta.
Jeux de puces par-dessus le caniveau
Dans les rues de Jakarta, capitale de
l’Indonésie, les enfants ne peuvent jouer ni au foot,
ni au volley. C’est que leurs rues n’ont que la largeur de deux piétons qui se croisent. La largeur
d’une dalle, avec un caniveau de chaque côté. C’est
à califourchon sur ces caniveaux qu’ils peuvent
jouer. Mais à quoi ? Aux échecs, par exemple. Ou à
une sorte de jeu de puces, pratiqué sur un grand
carré de contre-plaqué. Ils peuvent ainsi se réunir à
plus d’une dizaine, comme au foot.
Los Angeles.
Basket en solitaire
Dans la mégapole californienne, Los Angeles,
les rues sont dix ou vingt fois plus larges qu’à
Jakarta. Mais on n’y joue pas, sauf à pratiquer le
jogging du dimanche. Pour le reste, les villas et
leurs jardins sont assez grands. On y remarque
presque partout, au-dessus de la porte de garage, un
panier de basket. Un seul ! Le propriétaire ou son
fils s’y entraînent en solitaire. Triste individualisme ? Oui et non. Il est vrai que l’habitat à l’américaine isole les gens. Mais ils se retrouvent dans les
clubs, notamment sportifs. Après tout, le basket est
un sport d’équipe ! Ainsi, à travers un tout petit
signe (un panier de basket sur un mur de villa), on
discerne les deux côtés de la vie américaine : individualisme à la maison, esprit d’équipe au club.
(Terres lointaines, Le rendez-vous des 11-15 ans
avec le monde, 477, octobre 1995. Voir aussi
“Modèles résidentiels et jeux urbains ou comment
les structures de la ville s’expriment dans les jeux
des enfants et des vieux”, Grandes métropoles
d’Afrique et d’Amérique latines, CNRS/GDR 26,
Paris, 1991)
Epilogue
L’exercice “Terre lointaines” n’autorisait que
4000 signes. Pour quelques centaines de signes de
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
plus, il eut été possible de remonter un peu dans la
chaîne des causalités : pourquoi les codes de l’urbanisme colonial continuent de dessiner les rues
des Afriques francophones, pourquoi la pratique
des hautes densités du peuplement rural continue
d’imprimer sa marque sur les “kampungs” des
villes javanaises ?
2. L’enjeu
La diversité citadine n’est pas qu’une curiosité.
Des deux dimensions de l’enjeu évoqué plus haut
– la diversité patrimoniale et la diversité “réponse
au défi urbain” – c’est surtout de la seconde qu’il
sera question ici.
Après la biodiversité, la diversité citadine
“Nous affirmons que les villes sont aussi
diverses que les forêts.
Lorsque les sommets de la Terre accorderont
autant d’attention aux milieux urbains qu’aux
milieux naturels, il leur faudra forger le concept de
diversité citadine (city diversity).
Cette diversité citadine n’est pas seulement le
gisement des identités d’hier et de demain; elle
contient toutes les ressources humaines qui donnent
aux villes un possible en dépit des gravissimes déficits économiques et gestionnaires dont beaucoup
d’entre elles souffrent, surtout au Sud.
Même si des modes et des modèles internationaux parcourent toutes les villes de la planète, l’essentiel de la quotidienneté et de la reproduction des
villes s’effectue selon des modèles qui sont propres
à chacune d’elles, et qui sont la résultante de nombreux paramètres locaux. Ceux-ci vont de la nature
des sites aux conditions économiques et politiques
toujours diverses, en passant par l’histoire et des
ethnicités toujours vivantes.
Cette observation, qui contredit une impression
très répandue de banalisation de la vie citadine, est
particulièrement importante pour les villes du Sud,
dont les populations majoritaires échappent largement, pour leur bonheur ou leur malheur, à l’emprise de la gestion centrale et aux standards que
celle-ci véhicule.
On doit aux modèles proposés et vécus par la
société civile majoritaire une grande part du
miracle quotidien qui voit la cohabitation de cinq
ou de vingt millions d’habitants dans des conditions extraordinairement difficiles.
Ces modèles sont donc précieux. Dans le
domaine de l’habitat comme dans d’autres secteurs
de la vie économique et sociale, ils constituent le
secret de fabrique des villes et doivent être jalousement cultivés. C’est à partir d’eux que les responsables du niveau global et les animateurs du niveau
local doivent coopérer pour construire la ville de
demain. Il n’y a pas d’autres voies.
Nous appelons la communauté mondiale à
prendre la mesure des enjeux de cette diversité citadine pour le siècle qui vient, et à se convaincre des
atouts qu’elle représente dans le combat qu’il faudra bien livrer pour atténuer la débâcle urbaine
attendue.”
(au nom du groupe “Mégapole”, Vivre Autrement,
quotidien du Sommet de la Terre, Rio, 13 juin 1992)
Un fil rouge
La notion de système résidentiel majoritaire
La notion de système résidentiel majoritaire
prend toute sa signification lorsqu’on se situe dans
une perspective comparatiste. Elle est le fil rouge
de la diversité citadine.
La déclaration faite à Rio était principalement
inspirée par les situations urbaines dites du Sud,
plus exactement par celles qui inspirent les analyses les moins optimistes. Lorsque le sous-équipement est incommensurable, lorsque la pauvreté
majoritaire est écrasante, lorsque la croissance
démographique constitue un défi permanent à tout
effort de “rattrapage”, un premier pas essentiel vers
une appréciation plus constructive est de chercher
ce qui, en effet, permet à de telles villes de vivre
malgré tout et de poursuivre leur reproduction
sociale, voire leur progression culturelle. C’est
cette recherche qui conduit à l’identification, dans
chaque ville, d’un “modèle” résidentiel majoritaire
dont il a été largement rendu compte ailleurs
(cf. supra “La mégapolisation”), mais dont il faut
rapidement souligner les tenants et aboutissants.
On ira très vite en rappelant que, s’il ne rend
pas compte de tout, l’habitat urbain est au carrefour
de la plupart des faits de société, surtout si on le
considère dans un sens large, incorporant tout ce
qui se rapporte à lui, l’accompagne ou dépend de
57
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
lui. C’est pour cela que nous parlerons le plus souvent de “système résidentiel”. Mais le vocable
“modèle” ne peut être abandonné en dépit de son
ambiguïté. Car ce que l’on découvre est bien un
référent. Certes ce référent est local, et toute la
démonstration consiste à insister sur sa génétique
locale. C’est parce qu’il est pétri de tous les paramètres locaux qu’il représente une valeur inestimable pour le devenir de la ville qui l’a produit. Il
démontre par là son adéquation, sa reproductibilité
à l’exacte échelle de la ville, même parvenue à un
stade avancé de “mégapolisation”. Mieux, c’est
précisément à cette échelle mégapolitaine, où l’on
s’attend à trouver l’anomie, que la présence d’un tel
référent est la plus frappante, la plus incontestable.
On se trouve ainsi face à deux paradoxes.
Produit du lieu, le “modèle” de la ville A n’est pas
reproductible dans la ville B. Sous cet angle, le
modèle n’est pas un modèle. Pourtant, il assure
bien une reproduction, celle du lieu lui-même. On
pourra préférer le terme de “matrice”, mais ce
concept en creux convient mieux au canevas de la
“fabrication” urbaine qu’à son résultat tangible. Le
deuxième paradoxe, diamétralement opposé, est de
fonder l’idée de “diversité citadine” sur l’existence
de ces modèles. Il est certes légitime de faire ainsi
valoir le fait qu’il y a autant de modèles résidentiels
majoritaires que de sites urbains. Cependant, l’idée
de diversité contredit l’un des traits les plus caractéristiques des paysages mégapolitains : leur désespérante monotonie. Mais chaque mégapole distille
sa propre monotonie, et cette monotonie est bien la
traduction d’un mimétisme local rassemblant, sur
un même modèle, une majorité des habitants.
Ce mimétisme majoritaire est particulièrement
homogène dans les situations mégapolitaines des
pays pauvres. On peut dire que l’homogénéité est
d’autant plus forte que les difficultés de la vie
urbaine sont fortes, le mimétisme se recroquevillant
sur un modèle basique, minimaliste. Mais lorsqu’on aborde des situations urbaines plus “heureuses”, l’éventail des possibles s’ouvre sans que
disparaisse, pour autant, la présence d’un référent
majoritaire, qui devient alors plus subtil, plus
immatériel, moins directement repérable dans le
paysage. Une autre différence se fait jour : la dualité riches/pauvres apparaît moins tranchée, une classe moyenne s’interposant, estompant les cassures,
s’emparant parfois de la majorité numérique. Une
certaine complexité fournit alors une deuxième raison de parler plutôt de système que de modèle. Le
fil rouge de la diversité citadine peut, ainsi révisé,
parcourir le monde entier.
LE CAIRE versus JAKARTA
D’un côté un habitat presque totalement vertical, donc collectif et locatif, de l’autre un habitat
presque totalement horizontal, donc familial et auto-produit. Ces deux “donc” sont en réalité abusifs,
car d’autres combinaisons sont possibles. Poursuivons cependant. Côté cairote, une dynamique foncière linéaire procédant d’un système agraire irrigué : chaque canal engendrant une rue par accord
des riverains. Côté jakartanais, une dynamique foncière aréolaire, un “village” sans rues naissant au
creux des alvéoles dessinées par le lacis des grands axes de circulation. Initiative ethnique, en général. Poursuivons encore. Dans la capitale égyptienne, une rue multifonctionnelle, où le résidentiel
coexiste avec le relationnel et l’économique (production et distribution). Dans la capitale indonésienne, une nette séparation entre un espace résidentiel protégé (n’admettant qu’un relationnel de voisinage et un micro-commerce ambulatoire) et une activité économique massivement concentrée à la
périphérie du kampung, sur les grands axes.
Les deux modèles sont-ils aussi homogènes que ce que ces indications schématiques en disent ?
Non ! Mais il se trouve que les déviances ou les écarts, dans chaque ville, restent largement apparentés au schéma médian. Du moins pouvons-nous nous en convaincre en allant d’une ville à l’autre,
comme si les paramètres locaux engendraient, par-delà les stratifications historiques et sociales d’une
part, les déterminismes mondiaux d’autre part, un référent singulier et spécifique à chaque ville.
58
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Evolutions, bipolarités, métamorphoses
Le référent majoritaire d’une ville évolue évidemment avec le temps. Il arrive même qu’il soit
bipolaire, ou qu’il le devienne par apparition d’un
contre-modèle à égale prétention hégémonique.
Beaucoup de contre-modèles échouent dans cette
prétention, mais ils ont leur chance lorsqu’ils procèdent d’une mutation endogène profonde, d’une
révolution culturelle et sociale retournant parfois le
modèle en place comme un gant. Dans certains cas
le contretype prend le dessus, comme à Singapour
(où l’on est passé d’un habitat ethnique à un habitat
étatique) ou à Lima (passant d’un habitat collectif
patronal à un habitat individuel et communautaire).
Le plus souvent les deux pôles coexistent dans une
sorte de rapport dialectique, comme à São Paulo
(dix mille tours surgissant d’un parcellaire individuel toujours majoritaire) ou à Tbilissi (équilibre
numérique et social entre banlieues pavillonnaires
et collectivistes), ou encore à Abidjan (cours communes populaires mimant progressivement les
habitats sociaux de l’ère houphouëtienne).
Le cas de São Paulo est ambigu à plus d’un titre
et permet de déceler, sous la tension bipolaire, les
enjeux de plusieurs conflits. Ce sont les riches qui
ont grimpé les premiers dans des tours luxueuses,
fuyant les nuisances mégapolitaines. Mais le phénomène, massif, gagne des classes moins aisées,
tandis que certains riches retrouvent l’idéal de la
villa dans des paradis artificiels et clos.
Globalement, néanmoins, la verticalité sépare
riches et pauvres, de sorte que l’on peut hésiter à
intégrer cette bipolarité dans une analyse majoritaire. Cette question se présente souvent, lorsque le
modèle des riches est en mesure d’aspirer partiellement celui des pauvres. Par ailleurs, la verticalité
pauliste sépare aussi les “modernes” (ou les investisseurs) et les derniers défenseurs d’un patrimoine
baroque et/ou végétalisé (cités-jardins) impitoyablement pilonné. Bipolaires ou non, les systèmes
résidentiels majoritaires mettent en relief ou en
péril ce qu’ils n’incorporent pas.
L’évolution temporelle d’un système résidentiel
majoritaire peut aussi être constitutive de sa propre
genèse. On observe que la plupart d’entre eux sont
structurellement évolutifs, ce qui constitue l’une de
leurs principales vertus (souplesse, adaptabilité...).
Mais il est fréquent, en outre, que la mise en place
du modèle comporte des phases, voire des métamorphoses aussi marquées que le passage de la
chrysalide au papillon. La régularisation foncière
et/ou urbanistique d’un processus clandestin peut
faire partie d’un jeu convenu avec le pouvoir : on
reste donc dans un même modèle. Toutefois, la
panoplie des matériaux et techniques de construction peut alors changer radicalement, et bien sûr les
modes d’habiter. Mais aussi les acteurs. L’arrivée
des investisseurs, parfois manipulateurs du processus dès son origine, n’étonne personne (cf. l’urbanisation “anatolienne” d’Istanbul). Bref, des paysages urbains d’apparences totalement distinctes
peuvent appartenir à une même chaîne.
(1997, “L’aventure herméneutique. Récit d’explorations mégapolitaines en territoires inconnus”, colloque UGI, Sorbonne, à paraître chez Anthropos)
La plasticité des espaces mégapolitains
Un passeport conditionnel pour l’intervention
Parcourir la planète des villes avec le regard de
l’aménagiste ou, plus exactement, avec un regard
porté sur les actions d’aménagement, peut être une
autre façon de prendre conscience de la diversité
citadine.
Mettre en évidence l’impérium des modèles
d’urbanisation majoritaires et, qui plus est, leur
nécessité, voire l’incontournable légitimité qu’ils
tirent d’avoir été concoctés dans la marmite secrète
des territoires mégapolitains, tout cela conduit à
remettre en question les protocoles d’intervention
sur la forme de la ville. S’agissant des “villes du
Sud”, susceptibles d’une coopération venue du
Nord, le sentiment croissant d’une “pesanteur” faisant barrage à l’action pourrait être renforcé par
cette analyse. Il est loin le temps des utopies coloniales et post-coloniales. Est venu celui des ONG,
souvent embourbées dans un humanitaire microlocal. Pourtant, la mobilité même des modèles
indique les voies qui s’offrent à l’action.
En moins d’une génération, les barrios de
Caracas sont passés de la planche à la brique et au
béton, et ils se sont socialement stratifiés en fonction du relief. Il y a donc une plasticité, dans laquelle il est raisonnablement possible d’introduire des
actions concertées. Mais, pour cela, il est indispensable que les pouvoirs et les professionnels qui
entendent intervenir acceptent de réviser profondément les procédés et procédures hérités du temps de
la ville classique. La dynamique mégapolitaine,
surtout si elle est dominée par la pauvreté majoritaire, impose une autre règle du jeu.
Elle exige en préalable un important effort de
“lecture du paysage”, puisqu’il s’agit moins d’imposer que de s’insérer dans les logiques existantes.
Nous devons apprendre l’urbanisme “d’accompagnement”, soit au plus près des dynamiques spon-
59
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
tanées initiales, soit plus tardivement, sous la forme
d’une “reconquête” douce, d’une régularisation ou
d’une réhabilitation. Il faut aussi savoir se situer
dans une occurrence d’urgence, qui peut se présenter soit sur des points névralgiques, soit sur des
besoins structuraux de base. A l’urgence, à la reconquête, à l’accompagnement, on peut ajouter l’idée
d’instillation, d’ensemencement, voire d’implantation, bref, tout ce que permet un tissu cellulaire, une
terre fertile, à défaut de pouvoir fabriquer le tissu
urbain de toutes pièces.
On disait que l’urbanisation des Antilles françaises en avait fait disparaître l’architecture créole.
Or voilà qu’un architecte indépendantiste des
années 1980 proposa des interprétations modernes
d’architecture créole. Il suffit alors que le cyclone
Hugo balayât la Guadeloupe pour que, à la faveur
de la manne des indemnités, les mornes de l’île vissent pousser, comme après une bonne pluie, les
jolies toitures d’un art de vivre renouvelé. En moins
enchanteur, mais à une échelle plus mégapolitaine,
la ville d’Abidjan connut une expérience comparable. Sur un terreau où fleurissait la cour collective, modèle d’habitat populaire issu tout à la fois des
traditions villageoises, du parcellaire colonial et du
marché locatif, les années fastes du “miracle” ivoirien proposèrent un modèle “clés-en-mains”, développé par les sociétés immobilières de l’Etat providence : le patio individuel. Quand vint la crise des
années 80, l’expérience s’arrêta. Mais on vit s’opérer un transfert d’habitus et de technologie : les
cours collectives se réorganisèrent pour offrir, à
leur tour, des courettes individuelles avec équipements incorporés.
L’ensemencement d’un modèle résidentiel
réussit rarement sans la chimie du temps et de la
providence. On ne sait pas encore, vingt ans après
leur création, si les villes nouvelles du Caire,
construites dans le désert en rupture complète avec
les tissus urbains existants, finiront quand même
par trouver leur utilité dans la problématique cairote. Le Caire n’est pas Singapour, ville récente, à
l’historicité moins profonde, et qu’un contexte économique exceptionnel a conduit à se redéfinir tout
entière dans une politique, quasiment organique, de
villes nouvelles. Quant aux Alphavilles, qui se
reproduisent en chaîne à quelques encablures de
São Paulo, bulles emmurées et militairement protégées, elles ne sont que la caricature d’un marché
partout rémunérateur : la fuite hors la ville des
classes aisées, apeurées par les nuisances et l’insécurité mégapolitaines.
L’expérience des kampungs de Jakarta nous
ramène au tissu urbain majoritaire. Ces “villages”
60
de maisonnettes et de cheminements piétonniers,
par lesquels la mégapole progresse spontanément,
ont fait l’objet d’un long et patient “programme
d’amélioration”. Le modèle populaire y a gagné en
perfection, son génie se révélant alors pleinement,
au point d’inspirer les programmes de promotion
immobilière visant les classes moyennes. Il suffit
parfois de beaucoup moins pour restituer une dignité à des modèles populaires qui pâtissent lourdement du contexte mégapolitain. Le quotidien et
l’allure d’Abobo “Derrière-les-Rails”, banlieue
d’Abidjan boueuse et longtemps oubliée, ont complètement changé le jour où une pénétrante, avec un
bon goudron, vint la désenclaver. A plus grande
échelle, il en fut de même pour la ville de Conakry,
au sortir de trente années d’obscurantisme politique
et de désastre urbain, lorsque fut établie la première ligne de bus modernes, confortables et ponctuels.
On se prit à croire à l’avenir.
A plus grande échelle encore, le métro (français) de Caracas changea les conditions de circulation à un point tel qu’un adage affirme, à présent,
que les habitants de la ville ont deux visages : crispés à l’air libre, souriants sous terre. Et c’est vrai !
Ce métro est aussi le seul transport en commun où
les classes aisées se mêlent aux classes populaires.
Bel impact sociologique pour un simple équipement, toujours autant respecté qu’au premier jour,
dix ans après son ouverture. On peut encore ajouter
que chaque station a donné lieu à une opération de
toilettage urbain, voire d’urbanisme local. Cela
n’est pas rien dans une ville longtemps privée de
dessin urbain, hormis celui qu’imposa le site et que
le métro, naturellement, emprunta.
Le cas d’Istanbul permet d’illustrer à la fois
une mégapolisation impétueuse et l’inspiration
qu’elle peut susciter chez l’aménageur qui voudra
bien la lire. Sortie de sa presqu’île historique,
Istanbul se répand selon deux figures. L’une est serpentine : la bourgeoisie stambouliote se glisse le
long des côtes du Bosphore et de la Marmara,
entraînant avec elle une centralité qui s’étire ainsi
comme les bras d’un poulpe. L’autre est massive :
dix millions d’anatoliens nouveaux-venus peuplent
l’épaisseur des péninsules, progressivement desservies par un énorme colimaçon de rocades qui grossit. Le débat urbain se nourrit de l’opposition du
poulpe et du colimaçon. Mais la superposition des
deux figures réserve une divine surprise : la centralité serpentine, ponctuée par d’anciennes petites
villes côtières, ne laisse aucune banlieue très éloignée. La dualité centre/périphérie, d’ordinaire si
lourde, est ici naturellement segmentée, divisée,
allégée. D’astucieux aménagements pourraient
achever de la conjurer.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Il faut malheureusement rappeler que certaines
situations urbaines, dans le monde, appellent des
préoccupations plus cruciales. Que dire des barrios
héroïques de Lima, qui lèchent les contreforts
arides des Andes sans y trouver la moindre source
d’eau, mais dont les organisations populaires persistent néanmoins à reproduire fictivement, sur le
caillou, le modèle de la ville arborée des oasis
créoles, tandis que sévit le choléra... Il y a des
urgences où le modèle est là, en filigrane, qui ne
demande qu’à être irrigué.
(1997, “Pesanteurs et plasticités des mégapoles du
Sud. Que peut-on faire pour elles ?”, Bulletin
d’AMINTER, Groupe de la Caisse des dépôts, avril
1998.
3. Les composantes de la diversité
On ne fera ici qu’un inventaire sommaire des
composantes les plus ordinaires, qui suffiront à
suggérer l’infinie diversité que leur combinaison
peut produire. On distinguera deux familles d’éléments. La première réunit les données du substrat
sur lequel intervient l’urbanisation. On parlera de
paramètres physiques et sociétaux. La deuxième
rassemble les dynamiques qui président à l’urbanisation. On les qualifiera d’indicateurs. On verra
ensuite comment ces divers éléments trouvent leur
cohérence et construisent, autour d’une ville, un
modèle “mégapolitain” singulier. Cette démonstration s’inscrit dans un débat sur la “périurbanisation” et porte principalement témoignage des
mégapoles “du Sud”.
Paramètres
Au nombre des données premières, les caractères du site sont loin d’être anodines. On pense
naturellement au relief qui, à lui tout seul, peut
engendrer une stratification sociale ou une fragmentation naturelle qui peut aller jusqu’à des
enfermements, des stratégies de repli, des occultations. On pense à la nature des sols et de la végétation, qui peuvent suggérer (même dans la mégapole) des techniques de construction. Plus qu’on le
croit, les climats sont primordiaux. Il suffit d’imaginer ce qui peut se passer sur un site désertique,
d’une part, et sur un site gorgé d’eau, d’autre part.
L’eau, justement, mais cette fois en sa qualité
de produit de consommation, est l’objet d’une
expectative récurrente dans toutes les mégapoles.
Dans certaines, elle est un cauchemar, et un souci
de tous les instants pour les habitants des périphéries. Dans tous les cas, la question de l’eau et de
l’accès à l’eau s’inscrit dans les systèmes résidentiels périurbains.
Aux frontières du physique et du social, mais
sans quitter la nature des sites, il faut mentionner
l’importante question de la densité de l’occupation
rurale environnante. Que la ville avance sur un
espace approprié et cultivé, aux communautés
rurales fortes et structurées, occasionnera des stratégies foncières fort différentes qu’en cas de latifundias, de forêts denses ou de déserts.
Si l’on aborde à présent les paramètres sociétaux proprement dits, non inscrits sur le sol périurbain, c’est d’abord à l’environnement national qu’il
faut penser. Il est évident que le niveau économique
du pays où l’on se trouve aura une incidence capitale sur le procès d’urbanisation. Le tiers-monde
conventionnel est, on le sait, très inégal à cet égard.
L’économie informelle n’y a pas pris le dessus partout. Et tandis que certaines économies informelles
sont exubérantes, d’autres semblent être les antichambres de la mort.
On fera place également au régime et à l’histoire politique du pays, qui se sont nécessairement inscrits dans des pratiques et des réglementations
urbaines dont on va trouver trace même dans les
lotissements les plus illégaux. Les régimes fonciers, la présence passée ou actuelle d’oligarchies
foncières, la dominance d’une ethnie, etc., peuvent
constituer des éléments déterminants.
Plus largement, c’est tout le champ des différenciations sociales, ethniques et culturelles dont se
nourrira, même en les fondant dans un “melting
pot” ou dans un culture créole, la société néo-citadine. Dans les cas nombreux où les ethnicités ne se
fondent pas, diverses combinaisons de coexistence
sont possibles, depuis des scénarios de superposition jusqu’à des figures de ghettos, qui ont toute
chance de s’exprimer dans le paysage urbain.
Indicateurs
Si maintenant, en entrant davantage dans la
dynamique urbaine, on essaye d’identifier les
lignes de force qui vont modeler la périphérie
mégapolitaine, il semble qu’il faille mettre en
exergue – et cela vaut pour le Nord comme pour le
Sud – quatre indicateurs majeurs dont les quatres
mots-clé sont : individu, foncier, Etat, planification.
61
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
La place de l’individu dans l’initiative urbaine, et singulièrement dans l’acte fondateur du “settlement”, est sans doute la ligne de partage essentielle. L’espace urbain se reproduit-il sur l’initiative
de quelques-uns (quelques leaders ou quelques
magnats), d’une catégorie (petits possédants ou
petits entrepreneurs), du citoyen moyen ou, potentiellement, de tous les habitants ? De la réponse à
cette question découlera tout l’esprit du modèle
urbain considéré.
L’intensité du jeu foncier va permettre d’affiner la question de l’initiative, de préciser l’identité
des acteurs. Il y a des dispositifs relativement
simples, par exemple lorsque des communautés
paysannes ou des oligarchies foncières organisent
elles-mêmes le lotissement de leurs terres. Il y en a
d’autres qui mettent aux prises, dans des combats
acharnés, des intervenants multiples, notamment
des investisseurs ou des mouvements populaires.
La part de l’Etat n’est pas toujours modératrice : lui-même partie prenante du jeu foncier pour
son propre usage, il lui arrive aussi (de moins en
moins) d’avoir la prétention de construire lui-même
la ville périphérique. Plus importante est son action
normalisatrice, aussi bien par l’apport d’infrastructures et d’équipements sociaux que par le poids de
sa règlementation. Même si sa maîtrise est faible et
suiviste, son estampille est toujours recherchée par
les acteurs de l’urbanisation informelle.
La vigueur de la planification pourrait être un
thème obsolète, tant sont dérisoires les espérances
dans ce domaine lorsque la dimension mégapolitaine est atteinte, et souvent avant ce terme. Mais il
reste capital de faire la distinction entre les villes où
le souci planificateur est resté obsessionnel, celles
où un abandon déguisé a cours, et celles où la planification centralisée n’est pas dans les traditions.
Dans le premier cas on trouve souvent une ville
dichotomique légale/illégale, sans compromis.
Dans le dernier cas, les statuts sont plus aisément
négociés et l’informalité n’est que la phase initiale
d’un processus.
Ces quatre indicateurs fondamentaux étant
posés, une longue liste d’autres items s’ouvre, qui
sont peu ou prou induits par les premiers, mais qui
introduisent chacun à un vaste champ d’investigation. On n’en évoquera que quelques-uns, dont le
seul énoncé suffit à dire l’importance qu’ils peuvent prendre dans la différenciation citadine.
Bien que déjà souvent mentionnée, la place de
l’informalité dans le processus périurbain mérite
évidemment une focalisation particulière. S’agis-
62
sant de l’urbanisation du Sud, elle est certainement
l’indicateur le plus parlant bien qu’il soit souvent
vain de lui attribuer un pourcentage précis des
superficies, en raison de toutes les formes intermédiaires et évolutives. Le taux de verticalité est également un élément frappant et chargé de signification lorsque l’on sait que les périphéries du Sud
sont très majoritairement horizontales. Ayant souvent parti lié avec la verticalité, mais s’accommodant aussi de dispositifs horizontaux très variés, la
spéculation locative renseigne profondément sur
le fonctionnement social et sur les rapports de voisinage. Il n’y a rien de commun entre une ville de
locataires et une ville de propriétaires.
Le thème des cohésions communautaires,
déjà effleuré ici ou là, pourrait à lui seul justifier
une géographie de la ville, que cette cohésion s’exprime en réseaux ou en territoires et quels que
soient les fondements (ethniques, religieux, résidentiels, associatifs...) de ces sentiments communautaires. Cette question débouche d’ailleurs directement sur l’un des sujets centraux de la réflexion
urbaine, celui des modes de fragmentation des
entités mégapolitaines. Cette fragmentation doit
être envisagée à diverses échelles et il s’avère, du
reste, que chaque modèle urbain privilégie une
échelle particulière. Une tendance à “l’enclosement” se manifeste souvent, et elle peut être très
symptomatique d’une obsession sécuritaire grandissante. Mais elle participe aussi d’une volonté
d’autonomie du local, qui s’observe aussi à l’échelle des circonscriptions administratives et politiques.
Cohérences
Nous pourrions poursuivre longtemps cet
inventaire, mais cette liste suffit à appeler la question de la cohérence de tant d’éléments rassemblés.
Non pas tant pour nous demander si cette cohérence existe, mais pour nous interroger sur sa signification et pour la reconnaître aux divers niveaux où
elle s’exprime.
Qu’elle existe ne peut faire l’ombre d’un doute.
Une construction rassemblant dix millions d’habitants jour après jour a nécessairement sa cohérence.
Les morceaux tiennent ensemble et s’ils tiennent
mal, cette non-congruence s’exprimera en rapports
sociaux qui feront eux-mêmes partie de l’ensemble.
L’insécurité urbaine, par exemple, est typiquement
l’expression d’une mauvaise adhérence, mais elle
prend rang d’un rapport social qui se gère, qui
façonne les structures, les habitats et les comportements. Qu’elle s’aggrave et finisse par transformer
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
la mégapole en un conglomérat de bunkers communiquant par des sas, on sera encore en présence
d’un système urbain, de la même façon que nos
campagnes féodales restaient bien des campagnes.
Pour prendre des exemples qui paraîtront plus
positifs, la non-desserte des périphéries par les
transports publics (un autre défaut d’adhérence)
donnera naissance à des petits exploitants aux services souples, car souvent commandités par les
communautés concernées. Une trame urbaine à voirie étroite engendrera ou perpétuera l’usage de
micro-véhicules, à moins que ce ne soit cet usage
qui assure la reproduction de ce type de trame. Il y
a jusqu’au jeu des enfants dans la rue qui, bien souvent, est en étroite cohérence avec les structures de
la ville, comme si un seul élément, si ténu soit-il,
pouvait permettre de remonter jusqu’au cœur du
système.
En remontant le système ville à partir d’un jeu
de billes dans un caniveau, ou d’une partie de foot
dans une rue sablonneuse, on croisera divers
niveaux à diverses échelles. On pourra ainsi vérifier
la cohérence du modèle urbain considéré au niveau
de l’habitation, à celui de l’unité d’urbanisation (ou
unité de fragmentation), et bien sûr au niveau global de l’agglomération. Cette cohérence prendra
notamment la forme, si l’on s’en tient à ce thème
central, d’un modèle résidentiel majoritaire, parfois
idéalement identifiable au niveau des classes
médianes, plus généralement dilué en une collection de caractères repérables, plus ou moins au
complet, dans toutes les strates sociales. Il arrive
aussi qu’une ville soit écartelée entre deux modèles
exactement opposés, comme si le plus récent était
l’inversion scrupuleuse du plus ancien, une autre
façon de jouer dans une règle de jeu, comme les
blancs et les noirs d’un même échiquier.
Parfois, cette dualité épouse l’opposition classique centre/périphérie. Il s’agit même, alors, d’une
confrontation entre ce qui fut une ville, au sens
classique du terme, et ce qui relève, désormais, de
la mégapole. Dans ce combat inégal on assiste, le
plus souvent, à un processus de cannibalisation de
la ville par la mégapole, soit que celle-ci y déverse
ses pauvres, soit qu’elle y installe ses colossales
fonctions centrales. Dans les deux cas, ce qui fut la
ville vole en éclats, laissant derrière elle soit un
creux empli de gravats, soit un spectaculaire chaos
de béton. Bien entendu les deux scénarios n’en font
souvent qu’un, le béton poussant très bien sur les
stucs en ruines.
Le destin tragique de la ville n’efface pas toujours le dessin de son ancien contour. Au-delà com-
mence le modèle mégapolitain proprement dit.
Selon les cas, il présente ou non un gradient social
dépréciatif du centre à la périphérie, ou l’inverse,
ou encore une marqueterie d’apparence aléatoire,
mais dont on trouvera toujours la clé. Incidemment,
c’est aussi par la configuration du front urbain que
les modèles se différencient, les uns avançant par
des coupes franches sur la campagne environnante,
les autres progressant à pas feutrés, les uns présentant d’emblée leur forme accomplie, les autres ne
risquant que des établissements précaires. L’étude
de la frange pionnière d’une mégapole est en général un bon moyen d’en savoir long sur le modèle
qu’elle développe, et c’est encore un témoignage de
cohérence.
(La diversité des situations périurbaines dans le
monde. Paris, Cahiers du CREPIF, 42, 1993.)
De la rue au système urbain
Observer la rue, du centre à la périphérie
urbaine, est une bonne entrée en matière pour étudier le tissu et l’évolution d’une ville, pour en saisir la diversité interne et la singularité globale, et
pour entreprendre une réflexion sur la signification
du passage de la ville à la mégapole.
Au-delà de quelques impressions de déjà-vu,
qui rapprochent toutes les grandes villes du monde
(surtout du côté des grands hôtels internationaux !),
un parcours attentif dans les rues du tissu urbain
profond suffit à se convaincre de la singularité de
chaque ville. Il devient vite impossible de
confondre Naples et Amsterdam, Dakar et Lagos,
Osaka et Shanghaï, Lima et Salvador de Bahia. La
rue renseigne sur les éléments essentiels du système urbain. On y perçoit, par exemple, les relations
entre l’horizontalité et la verticalité, entre l’individuel et le collectif, entre le dedans et le dehors,
entre l’espace privé et l’espace public, entre le
végétal et le béton, entre le riverain et le passant,
entre la fonction résidentielle et les autres fonctions
de la ville. On pourrait ainsi non pas résumer (car la
ville comporte d’autres épaisseurs) mais représenter une ville au travers d’un portrait de rue.
Mais la rue est aussi un terrain d’exploration,
qui conduit bien au-delà du thème des systèmes
résidentiels. La rue est un lieu de montre, où la ville
affiche volontiers, au travers d’une multitude de
systèmes de signes, tout ce qu’elle invente au fil du
temps, aussi bien dans les domaines de la vie courante que dans des domaines d’exception. Dans
l’une et l’autre sphère, elle réserve de nombreuses
surprises, révélant des thèmes inattendus. Telle
63
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
ville alertera sur un thème qui, dans une autre, n’aurait pas émergé. Parlera-t-on d’un génie du lieu ?
Aux côtés d’éléments indigènes, de nombreux éléments internationaux sont interprétés, incorporés,
naturalisés. La rue est aussi un lieu de mémoire.
Malgré l’irrépressible pulsion iconoclaste, de nombreux vestiges et indices demeurent longtemps perceptibles pour qui sait les voir.
Cependant, la rue est un concept en danger.
Figure emblématique de la vie citadine, il n’est pas
certain qu’elle le reste dans la vie mégapolitaine de
demain. Qu’elle soit de plus en plus célébrée et
muséifiée dans quelques zones piétonnières protégées n’est pas un bon signe. Les dimensions de la
mégapole disqualifiant le piéton, l’usage de la rue
tend à se réduire à un rapport de voisinage, lorsqu’une vie de voisinage persiste et lorsque la trame
urbaine élémentaire conserve à la rue un rôle structurant. On traverse désormais la mégapole dans des
couloirs aveugles, par des modes de transport captifs.
Domaine traditionnel de la rue signifiante, de la
rue lien social, le centre des villes devient très souvent insécure, les bourgeoisies le fuient, les commerces de qualité aussi. Dans le meilleur des cas, le
business international s’en empare, pilonnant le
tissu historique de ses tours-bunkers, avant d’émigrer à son tour. Alors, le chaos s’installe.
L’évolution générale tend à regrouper l’activité
commerciale dans des shopping centers géants, aux
architectures introverties, sorte de bulles échappant
aux nuisances mégapolitaines, où la vie de société
se réfugie progressivement. Dans le même temps,
l’urbanisme contemporain continue trop souvent,
dans le sillage des théoriciens de la charte
d’Athènes, de nier la rue. Triomphant souvent de
cet urbanisme, l’urbanisation pavillonnaire ne
concède cependant que peu de fonctions à la rue.
Enfin, dans de nombreuses villes, les rues se ferment au non-riverain. Elles sont barrées. Parfois, ce
sont des quartiers entiers qui s’emmurent, les uns
pour se garder des voleurs, les autres pour se garder
des gendarmes.
Tandis que la rue est menacée de perdre sa
fonction sociale, une autre menace pèse sur la
ville : sa dilution dans l’espace. Il faut s’habituer à
une autre géographie de la ville devenue mégapole.
Alors que, dans la ville classique, tout allait vers le
centre, la dynamique mégapolitaine est centrifuge.
La motorisation des déplacements y est pour
quelque chose, mais aussi la dimension mégapolitaine elle-même, qui suscite un phénomène de fragmentation et de polycentrisme. L’habitant des villes
64
retrouve ainsi des périmètres à son échelle de perception. On peut parler de nouveaux villages.
Malheureusement cette prolifération urbaine, généralement mal maîtrisée, crée de nombreux nonlieux intercalaires et brouille les repères entre ville
et campagne.
Cette rupture du continuum urbain contribue
aussi à appauvrir le concept de rue, qui cesse d’être
le lien privilégié entre la partie et le tout.
Cependant, la diversité ne perd pas ses droits dans
cette métamorphose. Compte tenu de tout ce qui
précède, chaque ville a sa façon particulière de se
fragmenter. La diversité des modes de fragmentation offre d’ailleurs, aussi bien que l’exploration de
la rue, une excellente introduction à la diversité
citadine.
(“Cities as seen from the street. An introduction to
city diversity”, Nature and Resources, UNESCO,
32-2, 1996)
4. Portraits de villes
L’origine de ces portraits éclairs est une
contrainte de temps dans une séance de colloque.
Comment faire le tour du monde de la diversité
citadine en dix minutes et sans écran de
projection ? Il fallait ou renoncer ou prendre des
risques. Le défi fut relevé de caractériser en
quelques mots la singularité d’une douzaine de
modèles urbains (davantage dans la présente version), avec en outre l’ambition de permettre à l’auditeur (ici au lecteur) de visualiser quelque peu les
villes évoquées.
Le principal écueil était de ne pouvoir comparer terme à terme, puisque l’angle d’attaque était
conditionné par la singularité même des situations
urbaines, qui ne siège pas toujours au même
endroit, au même niveau, à la même échelle. Mais
l’unité du thème – les systèmes résidentiels majoritaires – et le principe de cohérence énoncé plus
haut à leur propos devaient permettre (au moins
pourra-t-on en juger) que des entrées sélectives et
des coups de pinceau fragmentaires concourent
tout de même à des portraits parallèles.
Cet exercice périlleux était-il bien utile ? Outre
l’effet démonstratif qu’on en attendait, il ne paraît
pas sans intérêt d’avoir eu à dégager ce qui était au
cœur de la singularité de chaque ville. Bien entendu, ces croquis appellent des développements mais,
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
dans l’immédiat, il leur fallait un titre, ce qui acculait à un effort de synthèse encore plus drastique.
Une épithète par ville ! On voudra bien en excuser
la fragilité.
Shanghaï, l’espace confisqué
Dans cette ville chinoise, l’individu est exclu de
l’initiative du settlement, non seulement par le système communiste, mais également par le système
antérieur. Si la périphérie est la proie de l’urbanisme collectiviste, le tissu majoritaire reste celui des
lilongs. Ce sont des petits ensembles clos, à circulation interne, construits par l’ancienne classe possédante, aujourd’hui taudifiés et surpeuplés à l’extrême. Il n’y a pas d’habitat informel prenant possession de nouvelles terres. L’informalité est à l’intérieur de cet habitat sévèrement circonscrit, s’exprimant par des subdivisions sans fin.
Singapour, l’espace planifié
L’ensemble de cette île-cité-Etat prospère est
un espace ultra-programmé. Le tissu urbain traditionnel, très marqué par les groupes ethniques chinois, malais et indiens, a été presque totalement
éradiqué par un Etat capitaliste en mal d’unité
nationale. Neuf citoyens sur dix sont à présent
logés par les soins de l’Etat, dans un réseau de
villes satellites verticales, modernistes, paysagées,
desservies par un métro aérien impeccable. Chaque
fonction est à son exacte place, séparée l’une de
l’autre (il n’y a pas de boutiques du coin de la rue),
tandis que les ethnies ont été scientifiquement
mélangées.
Jakarta, l’espace alvéolé
Capitale d’un immense pays encore pauvre,
Jakarta ne peut se comporter comme sa voisine
Singapour. Le modernisme vertical y accompagne
les rocades et les grandes voies, mais ne pénètre pas
dans les alvéoles de territoire que leur réseau dessine. Ici commence le domaine des “villages urbains”
semi-clos, où chaque habitant rejoint sa maisonnette aux tuiles rouges, serrée sur un labyrinthe
d’étroits chemins piétonniers. Il y a des règles, des
chefs de voisinage, des tours de garde, et une paix
domestique surprenante au cœur de la mégapole.
Pourtant, sous d’autres angles, la mégapole indonésienne est accablée de nuisances.
Le Caire, l’espace interdit
Adossée à des plateaux désertiques, la ville du
Caire n’en finit pas de progresser sur les terres agricoles du Delta, où les nouvelles rues empruntent le
tracé des rigoles d’irrigation. Pourtant, ces terres
sont doublement interdites : par l’Etat qui veut les
préserver, et par des prix de vente élevés. Mais le
désert, traditionnellement réservé aux sépultures,
n’attire que les programmes publics, très minoritaires. Il en résulte, sur les terres humides, un habitat majoritaire extraordinairement dense, vertical,
formant comme des canyons sur des rues longues,
étroites, et où toutes les fonctions urbaines se
côtoient.
Istanbul, l’espace serpentin
Istanbul sort de sa presqu’île historique comme
un serpentin. En réalité, deux figures serpentines se
partagent l’explosion mégapolitaine. La première
est le fait des vieilles familles citadines. L’occidentalisation des modes d’habiter et la tradition élitiste
des résidences sur l’eau (yali) les ont poussées vers
les rivages du Bosphore et de la Marmara. Cela
donne un poulpe aux bras effilés. La deuxième
figure est l’affaire des dix millions d’Anatoliens
nouveaux venus, dont de puissantes rocades en
colimaçon permettent le déploiement dans les profondeurs du site. Et tout le débat urbanistique
d’Istanbul tient en cette opposition du poulpe et du
colimaçon.
Sofia, l’espace délabré
Adepte tardive du modèle haussmannien, aussitôt rattrapée par le moule soviétique, la capitale
bulgare est aujourd’hui à l’heure des comptes. Les
spoliations ont délabré les immeubles bourgeois du
centre, mais le bilan est encore plus grave dans les
komplex de la périphérie. Il faudrait les abattre alors
qu’ils restent indispensables au logement de la
majorité. Les espaces verts n’y sont que terrains
vagues, où fleurissent aujourd’hui des boutiques
improvisées. Les citadins les plus chanceux habitent les banlieues pavillonnaires. Ils construisent ou
reconstruisent le dimanche. Et dans leur carré de
jardin, derrière quelques tulipes, ils sèment patates
et laitues.
Moscou, l’espace bipolaire
Du centralisme soviétique à la polarisation
mondialiste, la capitale russe paraît avoir été pro-
65
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
grammée pour un développement séparé. D’un côté
une ville historique réappropriée (et réhabilitée) par
la nouvelle économie, de l’autre l’immense désert
des habitats collectifs et des industries en errance.
Seul le métro de Staline, ponctuel, paraît encore
unifier l’ensemble, y compris dans l’ambivalence.
A chacune de ses bouches coagulent les nouveaux
bazars, où les nouveaux Russes abhorrés sont rois,
où les perdants se font discrets. Il y a bien, au loin,
un troisième cercle, peuplé de bouleaux, d’izbas et
de datchas. Mais ce refuge des uns est aussi le
champ d’ostentation des autres.
Berlin, l’espace libéré
En raison de sa refondation tardive, en pleine
époque classique, Berlin est la capitale européenne
la plus généreuse en espaces, avenues, perspectives. Mais les “casernes” locatives (Mietskasernen) du XIXe siècle ont cloisonné à l’excès les
îlots d’habitation. Depuis 1945, Berlin Ouest a
décloisonné et aéré ce tissu résidentiel, introduisant
à l’intérieur des îlots de la lumière, des couleurs,
des arbres, des jeux et des jardins d’enfants. Depuis
que le Mur est tombé, ce travail se poursuit à l’Est.
Mais la réunification a également libéré de vastes
no man’s land qui font aujourd’hui l’objet d’ambitieux projets d’urbanisme.
Milan, l’espace en rond
Milan procède de trois cercles presque parfaitement concentriques, légués par les XIIIe, XVIe, et
XIXe siècles. Au centre, la piazza del Duomo. Audelà du troisième cercle, l’aire métropolitaine
échappe à cette régularité. Mais le génie de Milan
est d’avoir su retenir dans le premier périmètre la
fine fleur de sa bourgeoisie. Ni les petits palais,
lovés sur leur cour d’honneur, ni l’habitat locatif,
donnant sur cour ou jardin clos, ne sont devenus
des bureaux ou des tours. Ce goût de l’introversion
citadine se retrouve, au-delà des boulevards mussoliniens, dans la grande banlieue. Rarement
pavillonnaire, elle est faite de petites cités bien
groupées sur elles-mêmes.
Nouakchott, l’espace nu
Il y a quarante ans, Nouakchott n’existait pas :
on allait faire d’un poste du désert la capitale du
nouvel Etat mauritanien. Aujourd’hui, Nouakchott
a plus de 600 000 habitants, dans un pays de deux
millions d’habitants qui n’avait pas de traditions
urbaines. Autour des lotissements administratifs, où
66
fleurit une architecture inspirée par Dakar, Rabat et
Riyadh, le désert est nu. Les migrants, nomades
paupérisés, se pressent dans des campements
(kébés) de toile et de planches de récupération. De
temps à autre, le gouvernement envoie des géomètres pour borner autour des huttes et tracer des
rues. Alors, les marchands de ciment arrivent. Ainsi
progresse la ville.
Dakar, l’espace dédoublé
Dans les années 1960 et 1970, la belle ville de
Dakar a voulu se débarrasser des habitats précaires
qui l’avaient envahie dans ses moindres interstices.
Pour reloger les populations “déguerpies”, on créa
des lotissements sommaires à Pikine, à trente kilomètres de la ville. Pikine devint le double caché de
Dakar. Aujourd’hui la capitale sénégalaise souffre
d’un mal plus intense : la généralisation de l’économie informelle. Elle n’était pas faite pour cela ;
elle dépérit, étouffée par une vaine pléthore de
micro-commerces. Et c’est Pikine qui semble
désormais recueillir, dans une atmosphère moins
torride, toute la vitalité bâtisseuse de la grande
ville. Une sorte de revanche ?
Abidjan, l’espace partagé
Dans la métropole ivoirienne, si fière de ses
tours de bureaux et des ses villas sur fond de lagune, le mot-clé de l’habitat populaire est la cour.
Assez spacieux pour recevoir une famille élargie,
les lots distribués par l’administration coloniale
finirent par s’organiser en cours locatives. Un
modèle s’imposa peu à peu, huit à dix ménages
cohabitant autour d’un manguier. Après l’indépendance, de vastes programmes d’habitat social diffusèrent un modèle de courette individuelle, plus
moderne. Depuis dix ans, les deux modèles fusionnent : les espaces-cours se compartimentent, le
manguier commun a disparu. Mais la rue est plus
conviviale que jamais.
Récife, l’espace collinaire
Les banlieues de la métropole nordestine font
comme des vagues au-dessus de l’océan. Sur le flan
des longues collines, les majorités pauvres
(blanches et noires) de cette région désolée
construisent leurs maisonnettes individuelles d’argile et de tuiles. Chacun accède à son encoche jardinée par de longs escaliers qui s’élèvent, tout
droits, depuis la grande voie courant au fond du
vallon, jusqu’à la rue sommitale qui emprunte la
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
ligne de crête. Cette rue unique de la colline
(morro) dessert les services et commerces de proximité, et le bus vient s’y arrêter avant de faire demitour. Chacun s’identifie au morro qu’il habite. Bel
exemple de fragmentation, que les services publics
ont contribué à modéliser.
Rio, l’espace inaccessible
On a tort de réduire Rio au pittoresque voisinage de favelles misérables surplombant les quartiers
riches de bord de plage. Le gros de la population se
déploie, au-delà du site connu, dans une interminable marquetterie de lotissements et d’invasions
déclinant les diverses nuances des classes médianes
ou pauvres. Mais il reste vrai que les favelles cariocas font modèle, accrochées aux pentes sub-verticales des pains de sucre de la baie sublime.
Toutefois, ce n’est plus leur pauvreté différentielle
qui doit fasciner, mais leur caractère de repères
inaccessibles et menaçants, en plein cœur de la
ville, confisqués depuis une vingtaine d’années par
les gangs de la drogue.
São Paulo, l’espace laminé
Depuis peu, São Paulo est l’une des plus
grandes villes du monde. Son dynamisme démographique a l’effet d’une lame de fond sur les
modèles résidentiels traditionnels. L’attachement
culturel à la maison individuelle est mis à mal.
Beaucoup de riches ou demi-riches fuient les nuisances urbaines dans la troisième dimension : dixhuit mille tours pilonnent le patrimoine de villas
baroques. Les pauvres ou demi-pauvres sont de
plus en plus sollicités pour louer leur fond de cour
à plus pauvre qu’eux, voire pour construire un
étage. Le linge sèche désormais sur des toits-dalles
en béton, toujours en attente d’une surélévation.
Les tuiles et les jardins disparaissent.
Manaus, l’espace pionnier
Capitale de l’Amazonie intérieure, Manaus est
au centre d’un désert vert. La fondation d’un quartier passe donc par la création d’un sol, par abattage et dessouchage. Qu’il soit pratiqué par l’entremise d’un lotisseur illégal ou dans le cadre d’un
mutirão (opération d’entraide) piloté par les pouvoirs publics, cet acte pionnier crée un fort sentiment d’appartenance. Comme les bas-fonds sont
inondables, Manaus progresse par sauts de puce,
d’interfluve en interfluve. D’immenses lambeaux
de forêt pieds-dans-l’eau sont ainsi délaissés, que
des invasions tardives investiront tout de même, au
beau milieu de la ville, avec des populations rompues aux habitats sur pilotis.
Lima, l’espace héroïque
Lima se lovait autrefois dans l’oasis d’un petit
fleuve côtier. Elle cultivait avec fierté ses traditions
andalouses et créoles. Mais, depuis 1950, la mégapolisation y a précipité une paysannerie andine
pauvre qui n’a pu trouver place qu’en dehors de
l’oasis. Lima est ainsi devenue une mégapole du
désert. Pourtant, derrière la désolation extrême des
barriadas, on perçoit de véritables projets urbains,
à la fois individuels et communautaires. La pénurie
d’eau est gérée avec héroïsme. Le seul avantage de
la situation, la non-chèreté de ces sols maudits, est
exploitée au mieux : chacun aura une parcelle spacieuse et les terrains de sports abonderont.
Le rendez-vous de Los Angeles
Le paradis de quelques-uns est devenu le cauchemar d’une conurbation de plusieurs centaines de
kilomètres, qui s’étire de Santa Barbara à la frontière sud où plus d’un million de Mexicains se pressent soit pour passer, soit pour boire à la source des
maquilladoras (usines sous douane). Conçue pour
le couple voiture individuelle/ maison individuelle
(couple souvent réuni en mobil home), consacrant
les 2/3 des superficies bâties à la voirie et au garage des véhicules (contre 1/3 à Paris et 1/10 à
Jakarta), elle épuise ses habitants par ses distances.
Et la vigueur de la vie associative ne suffit pas à
combler la vacuité d’un tissu urbain trop lâche. A
quelques sujets d’angoisse comme la pénurie d’eau,
la pollution atmosphérique, le risque sismique, les
flambées de violence inter-raciale, s’ajoute le déséquilibre de l’emploi engendré par une profonde
mutation de l’économie californienne. Les homeless, poussant leurs caddies dans les rues, les misérables camps de trailers (remorques) de certaines
banlieues, mais aussi la taudification des tissus
urbains centraux enveloppant l’orgueilleux Central
Business District, rappellent sans cesse le paradoxe
californien.
Pourtant, ce dernier rivage de l’Occident reste
porteur de tous les rêves américains. La ruée vers
l’Ouest continue, doublée d’une course au soleil
pratiquée par les retraités des froides plaines du
Nord. Dans le même temps, une lente remontée des
peuples du Sud prépare l’hégémonie latino annoncée, tandis que l’extrême Asie s’investit massivement dans les campus, dans l’immobilier et dans les
67
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
capitaux de sociétés. A Los Angeles, ce sont les
riches qui occupent les collines. Il leur est donné de
contempler le point de rencontre de trois continents, qui forme une bien curieuse megalopolis.
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(La diversité des situations périurbaines dans le
monde. Paris, Cahiers du CREPIFF, 42, 1993.
Version augmentée en 1996 pour Nature and
Resources, UNESCO, révisée en 1998.)
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Singapour, modèle de la métropolisation planifiée
en Asie du Sud-Est
Charles Goldblum
Professeur - Université de Paris VIII
Laboratoire Théorie des Mutations Urbaines
Curieux destin que celui de Singapour, conciliant l’expression assurément la plus accomplie de
la modernité urbaine en Asie du Sud-Est – notamment sous les traits d’une architecture internationale aux contributions prestigieuses : I.M. Pei, Kenzo
Tange, John Portman entre autres (Beamish et
Ferguson, 1985) – à la singularité des processus qui
en sont porteurs. Sa situation d’exception initiale
– celle d’un comptoir colonial britannique doté
d’un statut de port-franc, en position de suprématie
sur le détroit de Malacca, et dont la mise en forme
urbaine a fait l’objet d’une prescription par le texte
et d’une préfiguration par le plan dès sa période
fondatrice (1819-1823) – semble avoir été pérennisée, sur d’autres registres, dans son statut territorial
et politique de cité-Etat (Goldblum, 1995).
Dans le domaine de l’urbanisme qui ici nous
concerne, Singapour apparaît tantôt comme un cas
singulier – territoire le plus planifié de l’Asie du
sud-est, sa spécificité est alors attribuée à son
caractère atypique d’Etat insulaire le plus petit
(environ 630 km2, île principale et petites îles) et le
plus urbanisé (ses quelque trois millions d’habitants étant considérés dans leur quasi-totalité
comme urbains) de la “région”, ainsi qu’à ses
atouts géo-économiques –, tantôt comme un modèle de volontarisme urbanistique, pôle de diffusion
de la modernisation urbaine et de ses principes aux
métropoles voisines.
Singapour fascine, de ce point de vue, par sa
façon péremptoire d’administrer au monde asia-
tique sa leçon de rigueur et d’efficacité dans la
conduite du développement économique par l’aménagement urbain, après l’avoir dispensée à usage
interne. Par sa façon, aussi, de muer l’image
d’avant-poste urbain de l’Occident qui lui était
durablement attachée (McGee, 1971), en celle de
modèle de la métropolisation asiatique.
Les défis urbains
d’une cité-Etat moderne
Tandis que la récente intégration par la
République populaire de Chine (1997) de Hong
Kong – à bien des égards son homologue et sa
concurrente orientale - semble vérifier la prédiction
d’Arnold Toynbee (1972) quant à l’inéluctable disparition des cités-Etats (statut que la Colonie britannique n’a jamais eu à assumer pleinement) à
l’ère des Etats-nations, Singapour - repliée dans ses
étroites limites insulaires depuis l’échec de son
intégration au sein de la Fédération de Malaysia
(1965) – semble lancer au monde comme un défi
que condense la formule de “ville mondiale” – global city (Rajaratnam, 1977) ; de celle-ci, alors promue comme fondement doctrinal de sa stratégie
économique d’ouverture sur les échanges internationaux, le premier schéma de planification stratégique (Concept Plan, 1971-1990) livre la traduction
en termes d’aménagement.
69
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Le défi de l’internationalisation
Le choix de l’internationalisation de l’économie singapourienne, mis en application par
l’Economic Development Board dans le sens d’une
ouverture précoce et délibérée aux investissements
internationaux et d’un développement des activités
industrielles orienté vers le marché mondial (“première révolution industrielle”, reposant sur les raffineries, centrales thermiques, usines pétro-chimiques, chantiers navals), apparaissait en effet, à la
fin des années 1960, comme un défi sur plusieurs
plans.
D’une part, il s’inscrivait dans le prolongement
du commerce d’entrepôt qui, sans conteste, avait
fait la richesse de Singapour sous la tutelle britannique et de son port l’un des premiers du monde,
mais demeurait marqué du sceau de la colonisation.
D’autre part, la stratégie de développement industriel en faveur des industries d’exportation contrevenait au principe d’indépendance nationale, alors
attaché, dans les pays voisins, au développement
des industries substitutives d’importation (Régnier,
1987 ; Margolin, 1989). Enfin, cette orientation
signifiait également que Singapour se détournait de
son environnement “régional” sud-est asiatique
(avec lequel les relations commerciales se sont, de
fait, poursuivies et développées) dans une période
de fortes tensions politiques avec la Malaysia et
l’Indonésie.
Or, ce choix prenant acte de la rupture avec la
Fédération et de ses conséquences économiques
– en particulier l’impossibilité définitive, pour
Singapour, d’étendre son marché intérieur – adopte, comme le feront toutes les grandes décisions
stratégiques de Singapour au cours des dernières
décennies, une forme urbaine. Vers celle-ci convergent les impératifs de modernisation et de développement économiques et ceux, complexes, relatifs à
l’édification d’une nation moderne à partir d’une
société marchande pluraliste, issue très majoritairement d’une immigration récente1.
Ainsi, la ville sino-britannique – condensateur
des problèmes politiques et sociaux de la période
troublée des années 1940 et 1950, mais aussi dépositaire des premiers efforts d’aménagement menés
dans une ère coloniale finissante – devient l’objet et
l’instrument de cette stratégie multiforme qui allait
1
Lors du recensement de 1980, Singapour comptait 76,9 % d’habitants
d’origine chinoise, 14,6 % d’habitants d’origine malaise, 6,4 % d’habitants d’origine indienne (ces termes génériques couvrant, de fait,
divers groupes ethniques ou ethnolinguistiques) et 2,1 % d’habitants
d’autres origines (Chiang, 1990).
70
conduire Singapour à s’imposer comme premier
“nouveau pays industrialisé” de l’Asie du sud-est
et, simultanément, comme modèle d’urbanisation
planifiée. Non pas la ville existante, celle des partitions ethniques inscrites dans la trame mixte – résidentielle et commerciale – des “compartiments”
(shophouses) de Chinatown comme dans les “villages urbains” sous-intégrés (kampung), celle de la
pauvreté urbaine aussi ; mais la ville comme projet
global, avec pour principal vecteur – relayant sur le
plan opérationnel le schéma directeur (Master Plan)
établi dans la seconde moitié des années 1950, outil
jugé trop lourd et peu adapté à un contexte de mutations rapides – un nouveau schéma plus flexible de
planification stratégique : le Concept Plan. Ce
schéma, élaboré à la fin des années 1960 avec l’assistance du Programme des Nations Unies pour le
Développement (P.N.U.D.) et mis en œuvre à partir
de 1971, est relativement simple dans ses principes
d’aménagement. Se rapportant à une capitale économique dépourvue d’un territoire à sa mesure, il
sanctionne l’“introjection” des visées ambitieuses
du jeune Etat singapourien dans les limites physiques de son espace politique.
Les principales composantes en sont :
– l’aménagement d’une couronne de villes nouvelles distribuée sur le pourtour de l’île principale
(d’où la désignation du schéma comme Ring
Concept Plan),
– l’aménagement d’une grande zone franche industrielle au sud-ouest de l’île, Jurong, à laquelle est
associée une cité du même nom, avec des prolongements industriels dans les petites îles du sud,
– la restructuration du centre-ville en pôle tertiaire
international, reposant sur la redistribution des
populations citadines et des activités,
– la liaison de ces composantes par un réseau de
communication développé d’ouest en est (entre
Jurong et le nouvel aéroport international de
Changi) et rayonnant à partir du centre-ville en
direction des villes nouvelles.
Ces principes élémentaires d’aménagement ont
cependant ceci de particulier de prendre place dans
une conception d’ensemble de l’aménagement et de
répondre, chacun, à des objectifs socio-économiques précis et coordonnés. Sur le plan institutionnel, cette segmentation des domaines d’intervention se traduit par leur affectation à des organismes publics (statutory boards) dotés d’importants moyens d’action. Certains de ces organismes
préexistent à la mise en œuvre du Concept Plan.
C’est, en particulier, le cas pour le Housing and
Development Board (H.D.B.) ; cet organisme, créé
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
dès 1960 et placé sous la tutelle du ministère du
Développement national, s’impose d’abord en tant
que promoteur du logement public – logements
intégrés à des immeubles de grande hauteur et
majoritairement vendus en accession à la propriété
grâce à un système efficace d’épargne-logement2 –,
puis en tant que responsable de l’aménagement et
de la gestion des villes nouvelles, désormais principal cadre d’accueil des opérations résidentielles
publiques (Goldblum, 1997). C’est également le
cas pour Jurong Town Corporation (J.T.C., émanation de l’Economic Development Board), institué
en 1968 en tant qu’aménageur et gestionnaire
public des zones industrielles. Ces deux organismes
occuperont une position de premier plan dans cette
phase. D’autres feront l’objet d’une création ultérieure, tel l’Urban Redevelopment Authority
(U.R.A.), issu du département de la rénovation
urbaine du H.D.B. et institué, en 1974, comme
agent de la restructuration du centre-ville.
De façon plus large, la mise en application du
Concept Plan bénéficie non seulement du support
d’institutions d’aménagement préexistantes et des
démarches engagées par celles-ci (notamment de la
politique du logement conduite par le H.D.B. et de
son expérience dans la réalisation d’une première
génération de villes nouvelles avec Queenstown et
Toa Payoh, à proximité du centre-ville), mais également de l’importante emprise foncière publique
issue de la période coloniale et des outils juridiques
d’action foncière développés dans la seconde moitié des années 1960.
tiques quant au traitement des incidences locales de
la stratégie d’internationalisation de l’économie
singapourienne. Sur ce plan, la maîtrise et l’encadrement des processus spatiaux découlant de cette
stratégie rencontrent les divisions ethnolinguistiques du système urbain sino-colonial, dans l’optique de son remodelage physique et de sa mise en
adéquation socio-économique.
Dans cette perspective, la dissémination de
villes nouvelles dans l’île de Singapour prend le
sens géo-politique d’un marquage territorial, en
accord avec la “stratégie de survie” régulièrement
invoquée dans le discours politique du gouvernement-P.A.P. (People’s Action Party, parti au pouvoir depuis 1959, sous l’autorité du Premier
ministre Lee Kuan Yew). Elle est, en outre, à mettre
en relation avec les mécanismes qui président au
peuplement de ces nouvelles zones résidentielles,
aboutissant à une vaste “opération-tiroir” à l’échelle du pays ; ainsi les évictions massives opérées
dans le cadre de la rénovation urbaine du centreville prennent, dans le contexte politique local,
valeur d’élimination des foyers d’opposition, mais
avant tout d’éradication des structures communautaires et, avec elles, des liens coutumiers articulant
les composantes ethnolinguistiques de la société
marchande et les filières d’activités à ses divers
échelons hiérarchiques.
La lecture des réalisations effectuées dans le
cadre ainsi dressé ne saurait toutefois se limiter à
l’évaluation des néanmoins incontestables performances économiques (avec un taux de croissance
annuel moyen du P.N.B. par habitant de l’ordre de
7,8 % entre 1965 et 1984) et constructives, encadrées par le schéma d’aménagement. En effet, les
conditions mêmes de sa mise en œuvre doublent les
objectifs mentionnés de dimensions socio-poli-
Cette démarche que nous avons qualifiée de
“défondatrice” (Goldblum, 1980), éclaire sous un
jour particulier les attentes de recomposition sociale nationale que les pouvoirs publics manifestent à
l’égard des villes nouvelles et de leur planification
par unité de voisinage : fusion ethnique attendue de
l’attribution des logements par ordre des demandes
et par tirage au sort pour chacune des catégories
d’appartement, promotion du sens civique à travers
les campagnes d’intérêt collectif (en faveur de la
plantation d’arbres, du respect de l’environnement
et des espaces publics, de la limitation des naissances ou de la lutte contre la criminalité, le gaspillage de l’eau et de l’énergie), organisées par les
institutions d’encadrement para-étatiques (comités
consultatifs de citoyens, comités de résidents,
centres communau-taires, ...).
Le dispositif d’accession à la propriété repose sur les prêts accordés
par la Caisse centrale de prévoyance (Central Provident Fund – C.P.F.).
Cet organisme public de retraite par capitalisation, alimenté par les
cotisations obligatoires des salariés et de leurs employeurs, est devenu
un instrument clé dans le financement de la production de masse du
logement public comme dans celui du crédit immobilier : une partie de
l’épargne accumulée au bénéfice de l’employé peut, en effet, être utilisée par anticipation comme apport intial en vue de l’acquisition d’un
logement, une fraction des cotisations mensuelles servant alors au
remboursement du prêt (Lee, 1976 ; Kleimo, 1989).
L’importance, pour Singapour – ancien territoire colonial peuplé par l’immigration –, de l’affirmation d’une identité nationale, dans un contexte
d’internationalisation économique et de vives tensions “régionales”, ne saurait échapper. Elle permet, notamment, d’apprécier l’enjeu que constitue
alors la “désinisation” du centre-ville, au profit
d’une modernité urbaine qui s’affiche désormais
sans concession, tant dans le centre de la capitale
Le premier ”Concept Plan” :
effets d’une continuité stratégique
2
71
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
que dans les villes nouvelles. Mais il convient également de saisir, dans cette perspective, l’articulation étroite qui s’établit entre une édification nationale orchestrée par la planification urbaine (tout en
trouvant d’autres vecteurs dans le système scolaire
ou le service militaire) et la modernisation économique de la société singapourienne – question cruciale, alors que le retrait des bases militaires britanniques menace des milliers d’emplois.
Tandis que l’endettement lié à la généralisation
de l’accession à la propriété impose aux habitants
des villes nouvelles, par le biais des mécanismes de
crédit au logement, de disposer d’un salaire régulier, la rénovation urbaine – activant l’élimination
des petits métiers urbains –, ainsi que l’aménagement de zones industrielles (à Jurong, mais aussi
– dans les années 1980 – à proximité des villes nouvelles, à la faveur du développement des industries
électroniques, pourvoyeuses d’emplois féminins)
concourent au recyclage de la population active
dans les secteurs modernes ainsi promus : services
et commerces modernisés, industries, transports.
Au milieu des années 1980, le dispositif urbain
et territorial défini par le Concept Plan semblait
s’acheminer vers sa réalisation complète sans laisser entrevoir de changement majeur, l’introduction
de certains perfectionnements (innovations architecturales et urbanistiques ou dans le domaine des
transports) et les adaptations correspondant à la
“deuxième révolution industrielle” de Singapour
(celle de l’électronique, de la micro-informatique et
des nouvelles technologies) ne mettant pas en cause
sa logique d’ensemble (Goldblum, 1996a).
Une quinzaine de villes nouvelles étaient alors
achevées ou en cours d’achèvement, devenant le
cadre résidentiel usuel pour plus de 70 % de la
population singapourienne ; présentant une plus
grande variété typologique pour leurs immeubles
d’habitation et dotées d’une hiérarchie de centres
de service (depuis le centre urbain jusqu’aux petits
équipements de proximité attachés aux îlots), ainsi
que d’espaces publics soigneusement traités, elles
s’écartaient définitivement de l’image de lieux de
recasement des citadins pauvres pour revêtir l’aspect de zones d’habitat périurbain des catégories
moyennes sous la forme particulière d’ensembles,
denses et planifiés, de tours et de barres.
Le centre-ville, rénové par des “super-blocs”
s’affirmait comme un moderne hypercentre, avec
ses aires spécialisées : encadrés par l’U.R.A., les
aménagements du quartier de “Golden Shoe”
(U.R.A., 1989), centre d’affaires international au
cœur de l’ancienne Chinatown, et du quartier
72
d’Orchard Road, son extension touristique jalonnée
d’hôtels et de “complexes commerciaux” de luxe,
avaient provoqué en tel “boom” sur le marché
immobilier que l’on pourvoyait au doublement des
surfaces centrales par l’annexion de terrains “poldérisés” (marinas).
Les nouvelles zones industrielles, localisées à
proximité des villes nouvelles, enregistraient les
effets de la nouvelle phase de développement
industriel, marquée par l’essor de l’électronique, et
permettaient de rejoindre deux principes complémentaires de l’urbanistique singapourienne : celui
de la protection de l’environnement sur un territoire limité, et donc particulièrement exposé aux pollutions industrielles, grâce aux développement
d’industries “propres”, et celui – issu de l’idéal de
la cité-jardin – d’une conciliation de la ville et de
l’industrie dans un environnement “pacifié” par les
espaces naturels (Goldblum, 1988).
Enfin, la dissociation fonctionnelle inhérente à
la logique institutionnelle et urbanistique du
Concept Plan – y compris dans sa dimension
“défondatrice” à l’encontre de l’ancienne mixité
résidentielle et commerciale du tissu urbain central
- trouve sa contrepartie dans une reliaison technique et sociale des éléments dissociés. Le système
de centres développé dans les villes nouvelles
contribue à “tramer” l’île d’un réseau hiérarchisé,
le centre international d’affaires et de commerce y
occcupant la position supérieure. Le couplage entre
zones industrielles et espaces résidentiels, conforme au principe d’autonomie des villes nouvelles,
réalise une articulation que la cité industrielle de
Jurong avait esquissée (sans réel aboutissement),
l’étendant à l’ensemble du système urbain - à l’exception du centre-ville. A défaut de véritable représentation locale, l’ingénierie sociale développée par
les organisations para-étatiques d’encadrement
local tente de susciter, aux différents échelons du
découpage “néo-urbain”, de nouvelles sources
d’identification sociale et nationale, et notamment
de promouvoir des relations de voisinage en lieu et
place des liens sociaux inscrits dans les anciennes
partitions ethnolinguistiques.
C’est cependant dans le domaine des transports
que ce travail de reliaison à l’œuvre dans le dispositif de planification urbaine s’exprime de la façon
la plus claire. Un réseau d’autoroutes et de voies
rapides – Pan-Island Expressway – relie les villes
nouvelles au centre, pôle majeur des emplois tertiaires, la desserte étant assurée par un service d’autobus (Singapore Bus Service) rendu plus efficace
grâce à la restructuration intervenue dans les
années 1970, tandis que le centre-ville est protégé
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
des problèmes de circulation par un dispositif de
limitation à l’entrée des véhicules privés (Area
Licensing Scheme) mis en place en 1975 et dont
l’efficacité a valu, depuis, une renommée internationale à Singapour. En outre, le projet de métro
(Mass Rapid Transit System – M.R.T.), différé à de
multiples reprises, entre enfin dans une phase active de réalisation et est appelé à renforcer la qualité
de ces liaisons (Wong, 1998).
Ainsi, en dépit des aléas d’une économie particulièrement exposée aux fluctuations économiques
mondiales, en particulier l’onde de choc de la première crise pétrolière (stagflation : 1974-1975), la
remarquable continuité dans la conduite des
affaires de l’Etat semble alors devoir trouver son
répondant dans la continuité de la stratégie d’aménagement portée par le Concept Plan.
Pourtant, dans la seconde moitié des années
1980 – période d’achèvement du premier Concept
Plan (horizon 1990) –, quelques signes annonciateurs d’une réorientation stratégique commencent
de se manifester, sectoriellement ou ponctuellement, qui seront activés par les revers économiques
du milieu des années 1980, marquant la montée en
puissance de l’Urban Redevelopment Authority
dans la politique urbaine.
Des considérations politico-institutionnelles
nationales et le souci de rationaliser les dépenses
publiques dans un contexte de récession temporaire, mais forte (en 1985), semblent avoir conduit les
autorités singapouriennes à reconsidérer le statut
administratif des villes nouvelles. En effet, leur réalisation a pris place à l’écart de toute formule de
représentation locale, la seule référence en la matière – à savoir le Conseil municipal mis en place sous
la tutelle britannique, avec des pouvoirs de gestion
limités à la “zone urbanisée” – ayant été supprimée
pour des raisons politiques internes dès 19593. En
conséquence, le Housing and Development Board a
vu ses pouvoirs de gestion s’étendre à mesure de la
réalisation des programmes de villes nouvelles,
exerçant son autorité sans partage sur un parc de
550 000 logements et sur ses habitants à travers ses
3
Le conseil municipal avait, pour la première fois, donné lieu à une
représentation élective en 1957, la victoire électorale du People’s
Action Party (P.A.P.) de Lee Kuan Yew préludant à sa venue au pouvoir dans le contexte de l’autonomie interne de 1959. Mais le premier
acte législatif du gouverment-P.A.P. fut précisément d’abolir cette instance, éliminant par là même – tant en termes d’administration que de
planification – la distinction entre zone urbaine et zones rurales opérée
par les autorités coloniales ; ce, au profit de la mise en place des
organes opérationnels de l’aménagement. De façon symbolique, l’ancien hôtel de ville (City Hall) est alors devenu le siège du gouvernement (Chua, 1996).
antennes locales, organisées par zone géographique
et par domaine d’intervention.
Afin de parer aux effets d’une “hypercentralisation” jugée politiquement dangereuse4 et en vue de
la privatisation de certains des services urbains
assurés par le H.D.B., visant à réaliser des économies d’échelle (par le regroupement des entités
urbaines et de grands ensembles proches), l’Etat
singapourien a promulgué, en 1988, le Town
Councils Act ; celui-ci préside à la création de nouvelles instances locales, dotées d’un budget propre
sur la base de la fiscalité locale et de subventions de
l’Etat, destiné à assurer leur autonomie de gestion
(Goldblum, 1991).
Tandis que le domaine de compétence du
H.D.B. est ainsi érodé, l’U.R.A. voit au contraire
ses compétences s’élargir. Porté par la volonté de
faire obstacle aux effets, jugés délétères, de l’influence occidentale qui accompagnent l’internationalisation de l’économie, l’Etat singapourien réactive l’enseignement des langues officielles asiatiques
(notamment du mandarin), ainsi que de la morale
confucéenne. Or, cette démarche rejoint un engouement nouveau de la société singapourienne, comme
de ses planificateurs, pour les choses du passé qui,
sous le vocable de heritage (patrimoine), en vient
également à concerner le cadre bâti. Depuis la fin
des années 1970, l’U.R.A. avait déjà mis en œuvre
quelques opérations ponctuelles de réhabilitation, le
plus souvent articulées à l’axe touristique d’Orchard
Road, qui demeuraient cependant un volet mineur
dans son action de rénovation urbaine. Mais au
milieu des années 1980 – alors que les travaux de
“poldérisation” lèvent l’hypothèque de la pénurie
foncière centrale –, le faible dynamisme de l’économie touristique, plaçant Singapour en situation de
surcapacité hôtelière, sera l’argument décisif pour
rendre public un véritable programme de réhabilitation des vestiges de l’ancienne ville sino-coloniale
– notamment des “quartiers ethniques” de Tanjong
Pagar (Old Chinatown), de Little India et de
Kampong Glam, correspondant aux trois principales composantes du peuplement de Singapour
(chinoise, malaise, indienne) – qui semblaient voués
à la démolition (Viaro, 1995 ; Goldblum, 1996b).
4
L’emprise croissante du H.D.B. s’est imposée à mesure que le dispositif d’aménagement s’étendait, géographiquement, à de nouvelles
zones résidentielles, socialement, à l’accueil de catégories plus aisées
de résidents, économiquement, à l’intégration de nouvelles fonctions
industrielles et tertiaires. Si bien que le H.D.B. est progressivement
devenu gestionnaire de la vie quotidienne pour près de 90 % de la
population singapourienne. Il s’agit donc, aux dires mêmes du vicePremier ministre (actuel Premier ministre) Goh Chok Tong, de mettre
un frein à cette gestion monolithique (Straits Times [Singapore],
29/06/1988).
73
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Si ce programme, établi en coopération étroite
avec le Singapore Tourist Promotion Board, s’inscrit dans la continuité de la logique d’action de
l’U.R.A., articulant ses interventions en centre-ville
aux priorités économiques du secteur tertiaire international, et adopte les mêmes références juridiques
et les mêmes formes de transfert de propriété à la
promotion privée que la rénovation urbaine, il n’en
marque pas moins une inflexion dans ses conceptions urbanistiques en même temps qu’une remarquable extension de ses capacités d’intervention.
Les réadaptions et transferts de charge au sein
du triptyque sur lequel repose la planification
urbaine et territoriale – H.D.B., U.R.A., J.T.C. –
sont certes chose courante à Singapour. Ainsi,
Jurong Town Corporation a été dessaisi de l’aménagement et de la gestion de la partie résidentielle
de la cité industrielle – Jurong Est et Ouest – en
faveur du H.D.B. au début des années 1980 ; le
Housing and Development Board qui intégrait initialement les compétences en matière de rénovation
urbaine en a été déchargé, en 1974, par la création
de l’U.R.A.
Mais les évolutions concernant la “division sectorielle du travail” au sein des institutions de la planification urbaine prennent une signification et une
portée particulières à la fin des années 1980, dans le
contexte de la révision du Concept Plan. En effet,
en vertu de l’Urban Redevelopment Act de 1989,
l’U.R.A. intègre les compétences en matière
d’aménagement du territoire exercées par le
Département de la planification du ministère du
Développement national et, à ce titre, se trouve en
charge de la révision du Concept Plan, engageant le
devenir physique de la cité-Etat pour vingt ans
(1991-2010).
Nouvelles considérations
sur l’aménagement urbain
à Singapour
L’analyse du nouveau schéma de planification
stratégique n’a pas pour seul intérêt de permettre de
dessiner les contours de la future physionomie de la
cité-Etat. Elle permet de prendre la mesure des
écarts entre deux phases de la planification urbaine,
de lire comment les changements intervenus tant à
Singapour même que dans son environnement
“régional” et international sont pris en compte dans
la définition de nouvelles conceptions et de nouveaux objectifs d’aménagement, autrement dit
74
comment l’Etat singapourien entend gérer la dynamique des flux dans sa mise en forme spatiale et à
quelles anticipations cette spatialisation donne lieu.
Le Concept Plan révisé : nouveaux critères
et nouvelles orientations stratégiques –
densification, régionalisation, exportation
Répondant à la hantise permanente des dirigeants singapouriens quant à la saturation du territoire sous les effets conjugués de la pénurie foncière (land scarcity) et de la croissance démographique, le premier schéma de planification stratégique a pleinement rempli ses objectifs : les villes
nouvelles ayant joué leur rôle de condensateurs
spatiaux, moins de la moitié du territoire national
est occupée par des constructions ; en outre, le programme (particulièrement strict) de limitation des
naissances a opéré au-delà de toute attente (le taux
de croissance démographique moyen est de 1,3 %
par an depuis 1980). Dans ces conditions, prenant
acte de la révision de la politique démographique
intervenue en 1987 (et probablement aussi des
perspectives d’une immigration à partir de Hong
Kong dans le contexte de son rattachement à la
Chine), le schéma admet sans crainte, dans ses projections, l’hypothèse d’un accroissement de l’ordre
d’un million d’habitants, soit une population portée
à 4 millions d’habitants, voire plus.
A cette perspective correspondent des objectifs
de redensification, notamment dans le domaine de
l’habitat programmé. Le H.D.B., désormais en
charge d’un parc de quelque 800 000 logements,
principalement situés dans une vingtaine de villes
nouvelles, se dit en mesure de doubler son parc de
logements à partir de ses seules réserves foncières ;
des dispositions sont donc envisagées qui portent
tant sur l’ouverture de nouveaux sites de construction (notamment sur le front de mer et en centreville) que sur des ensembles existants et admettent
de nouvelles formules d’habitat de faible et moyenne densité. L’Etat singapourien continuant d’user
de la production du logement comme d’un instrument anticyclique, l’annonce de ces nouveaux programmes, associant de façon croissante la promotion privée, vise également à tempérer les tensions
inflationnistes qui se manifestent sur le marché
libre du logement (Goldblum, 1994a).
Ces dispositions prennent place à l’intérieur du
nouveau découpage de l’île en 55 secteurs opérationnels, les plans de secteur (Development Guide
Plans – D.G.P.) intégrant également le traitement de
la desserte par les infrastructures et réseaux de
transport, des espaces publics et, plus largement, de
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
l’occupation du sol. Ils s’inscrivent eux-mêmes
dans un cadre régional répondant à une nouvelle
organisation du territoire. C’est là une innovation
majeure, rompant avec l’image, produite par le précédent Concept Plan, d’une unique région urbaine
comprenant une capitale et ses excroissances sous
la forme de villes nouvelles et de zones industrielles. Le territoire singapourien est désormais
conçu et projeté comme un ensemble de cinq
régions ; outre le centre-ville, quatre régions périphériques d’environ 800 000 habitants devraient
être développées à partir du “concept” de parcs
technologiques (international business parks) et
organisées autour de leurs centres régionaux respectifs : Tampines, Seletar, Woodlands et Jurong
Est, villes autonomes dotées d’équipements et d’activités de toutes catégories (U.R.A., 1991).
Une autre dimension novatrice est également à
prendre en compte, portant sur des formules de
délocalisation industrielle ou de développement
industriel supra-territorial et faisant le pendant des
projets locaux de parcs technologiques. Ces derniers, organisés selon un nouveau réseau de centres,
traduisent la volonté de réserver Singapour aux
technologies de pointe et au tertiaire supérieur, tandis que les industries de main d’œuvre sont appelées à se reporter sur des territoires voisins, en particulier dans le triangle de coopération économique
avec la Malaysia et l’Indonésie – projet lancé en
décembre 1989 et officialisé sous l’acronyme de
Sijori (Singapour-Johore-Riau) en décembre 1994
(Fau et Nur, 1998).
Les incidences de cette stratégie industrielle
sont perceptibles dans le nouveau schéma d’aménagement de Singapour, non seulement à travers la
conception des parcs technologiques, mais également à travers l’aménagement d’une nouvelle
“chaussée” (causeway) reliant l’ouest de Singapour
à la péninsule malaise et le nouveau rôle dévolu à
la ville nouvelle de Woodlands, en position frontalière, qui voit son statut renforcé en tant que “centre
régional” desservi par le métro (M.R.T.).
Ces perspectives de développement externe ne
visent pas uniquement à limiter l’immigration de
main d’œuvre (assurant 13 % des emplois en
1990) ; elles marquent une orientation forte de la
nouvelle stratégie internationale de Singapour.
Un premier aspect de cette réorientation stratégique concerne la reconquête d’une dimension
“régionale” à l’échelle de l’Asie du Sud-Est et, audelà, de la zone Asie-Pacifique. Les revers conjoncturels du milieu des années 1980, intervenant à la
suite de deux décennies de croissance économique
continue, ont mis en évidence la fragilité du système économique singapourien du fait de sa dépendance à l’égard de flux économiques mondiaux
sans assise territoriale, dans une période où la crise
économique frappe les grandes puissances industrielles. Singapour est, en effet, voué à subir une
contrainte structurelle majeure, à savoir la surcapacité de son potentiel en capitaux et en expertise,
résultant de sa situation de cité-Etat et sans commune mesure avec l’étendue de son territoire
– situation qui, dans le contexte économique international actuel, ne semble plus pouvoir trouver
d’issue en termes de flux économiques, mais exige
une “territorialisation”, nécessairement supranationale, de ses capacités.
Or, la montée en puissance des pays de l’Asie
du Sud-Est, leurs stratégies de diversification
industrielle et de modernisation, le changement
d’échelle des opérations qui s’y développent et
l’ouverture économique des pays de régime socialiste offrent de nouvelles opportunités de déploiement sur ce plan, facilitées par la préexistence d’un
réseau commercial, fortement implanté, reposant le
plus souvent sur les grandes fortunes de la “diaspora” chinoise et à l’intérieur duquel les hommes
d’affaires singapouriens jouent un rôle très actif.
En outre, ces perspectives économiques entrent
en phase avec la volonté de l’Etat singapourien
– dont la forte puissance de rayonnement compense, en somme, la faible dimension – de s’imposer
comme puissance régionale asiatique, non seulement sur le plan économique, mais également sur le
plan politique. De ce point de vue, Singapour dispose d’atouts importants : à l’image reconnue de sa
rigueur exemplaire dans la conduite de la modernisation de l’économie et de la société de la cité-Etat,
associée à une exceptionnelle continuité politique,
s’ajoute le fait qu’avec le déclin des idéologies
communistes, Singapour est désormais le seul Etat
de la région à disposer d’un discours doctrinal sur
la modernisation asiatique, étayé par une réelle
expérience et par d’incontestables performances.
Sans renoncer à ses perspectives de “ville mondiale” – mais toujours prompt à jouer des effets de
crise comme d’un levier pour son développement,
l’Etat singapourien s’est donc engagé dans une
stratégie de “régionalisation”. Outre l’intensification des investissements et de l’exportation de services “haut de gamme” dans la zone Asie-Pacifique
(notamment en direction des pays socialistes en
quête d’ouverture économique : en 1991,
Singapour est devenu le troisième partenaire commercial du Viêt-nam), cette stratégie se traduit par
des connexions fortes, dotant Singapour de terri-
75
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
toires d’accueil pour son redéploiement industriel :
d’abord, dans le cadre du “triangle de croissance”
Sijori, déjà mentionné, lui associant de fait, dans
des formes bilatérales, des fragments de territoire
de la Malaysia (Johore) et d’Indonésie (RiauBatam), la cité-Etat en constituant le véritable
pôle ; puis – au-delà de l’Asie du Sud-Est –, dans le
cadre du projet de cité industrielle lancé en Chine
en 1993 par l’ancien Premier ministre Lee Kuan
Yew et réalisé à Suzhou (à 80 km de Shanghai) par
un consortium public singapourien, projet parfois
qualifié de “Singapour bis”(Singapore II) (Teh,
1995 ; Ngoo, 1995).
Les actions ainsi menées en Asie du Sud-Est et
en Asie orientale ont également valeur de “réasiatisation” de la stratégie géo-économique et politique
de Singapour, “réasiatisation” qui trouve des échos
à l’intérieur de la cité-Etat dans les représentations
de l’identité nationale. Le thème, en vigueur de
longue date à Singapour, d’“instantané d’Asie”
(instant Asia), version touristique et folklorisante
d’un pluralisme ethnique revendiqué, sur le plan
socio-politique, comme spécificité et source de
l’identité nationale singapourienne, ne pouvait que
faire tache dans un environnement malayo-indonésien. Face à une conception de l’identité nationale
attachée aux populations autochtones, à la diversité
desquelles l’islam était censé servir de trait
d’union, les actions de “désinisation” menées à
Singapour, au cours des années 1970, sur les plans
de la langue et des structures urbaines, étaient sans
effet (sinon à usage interne) ; la stratégie d’internationalisation et le primat accordé à la langue anglaise ne pouvaient que renforcer l’image de Singapour
comme élément exogène aux yeux de ses voisins
(Goldblum, 1986).
On n’en mesure que mieux la portée géo-politique du “triangle de croissance” Sijori et des liens
territoriaux qu’il tisse entre Singapour d’une part,
la Malaysia et l’Indonésie d’autre part. Dès lors,
l’ “instantané d’Asie” que livre Singapour peut servir de figure unificatrice d’une future identité asiatique. La cité-Etat s’affirme, du reste, comme dépositaire des valeurs asiatiques modernes (Clammer,
1993 ; Margolin, 1997), conférant ainsi une signification nouvelle – d’envergure supranationale – aux
politiques menées plus récemment dans le domaine
linguistique (“réhabilitation” des langues officielles
asiatiques – notamment du mandarin) comme dans
le domaine urbanistique (“réhabilitation” des
anciens quartiers “ethniques” – notamment de
Chinatown).
Or, cette stratégie “régionale” en direction de
l’Asie du Sud-Est et de l’Asie orientale – prenant
76
place entre la dimension locale (en principe
confondue avec la dimension nationale, à
Singapour) et la dimension internationale – a pour
particularité d’admettre une composante territoriale, mettant à l’ordre du jour – non plus dans les
termes d’un débat théorique, mais dans les termes
concrets de l’échange – la question de l’“exportabilité” du modèle urbanistique singapourien.
L’urbanisme singapourien
comme produit d’exportation ?
Grand port mondial, pôle majeur des échanges
internationaux pour lequel le commerce d’entrepôt
a longtemps tenu lieu de fondement économique,
Singapour a incontestablement été un importateur
de modèles urbains et architecturaux. Les formes
qu’adopte la ville à ses diverses phases d’évolution
sont imprégnées de ces multiples références.
Singapour a ainsi successivement puisé dans les
configurations socio-spatiales de la cité marchande
asiatique, dans les formes architecturales des maisons “baroques” chinoises de Malacca, dans le
“complexe” bungalow + compound anglo-indien
(King, 1975), et jusque dans le principe anglais des
villes nouvelles, dans les aménagements “à la japonaise” de zones franches industrielles sur terrains
“poldérisés” et de “complexes commerciaux”, dans
la formule nord-américaine du condominium5.
Cependant, Singapour s’est également imposé,
de façon précoce, comme exportateur de formes
urbaines ; il n’est que d’évoquer son influence dans
la diffusion du principe du “compartiment chinois”
(shophouse) comme générateur de la rue marchande en Asie du Sud-Est – avec des références particulièrement évidentes dans le cas de Bangkok.
Depuis, Singapour s’est affirmé – dans la logique
originale que l’on sait – comme le territoire le plus
planifié de l’Extrême-Orient. Si le Japon demeure,
dans cette aire, la référence incontestée en matière
de développement et d’innovation industriels, également en matière de créativité architecturale
moderne, c’est Singapour qui y livre l’expression la
Ensembles résidentiels constitués d’appartements en copropriété. La
formule initiale, introduite à Singapour par la législation de 1972,
concerne des résidences de luxe incluant des services collectifs et des
équipements de loisirs (piscines, terrains de squash, ...) au titre des parties communes ; ces micro-aménagements doivent couvrir au minimum 40 % de la surface du terrain (elle-même égale ou supérieure à
0,4 ha). Le succès de cette formule tient notamment au fait qu’elle
ouvre l’accès de la propriété immobilière aux résidents étrangers, tout
en autorisant le doublement des densités résidentielles minimales
admises par le schéma directeur – soit environ 750 habitants/ha
(Motha, 1981).
5
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
plus complète en matière d’aménagement territorial
et urbain, la plus fortement “théorisée” aussi (la
question de la “réussite”, sur ce plan, étant matière
d’un autre débat) (Goldblum, 1994b).
plus directes6. Dans un tel contexte de métropolisation, de nouvelles opportunités s’offrent à Singapour
pour la réalisation de grands projets d’aménagement
“clé-en-main” hors de ses frontières.
Les réalisations de la cité-Etat dans ce domaine
lui ont valu une reconnaissance internationale
(le H.D.B. a ainsi été lauréat, en 1992, du World
Habitat Award de l’O.N.U. pour la réalisation de
la ville nouvelle de Tampines) et l’on retrouve aisément l’influence de ses dispositifs institutionnels
ou de ses formules d’aménagement dans les
mesures adoptées par les pays voisins (utilisation
de l’Employees Provident Fund – E.P.F. – dans
le système du crédit au logement et instauration
de l’Urban Development Authority – U.D.A. –
en Malaysia, adoption d’une loi sur les condominiums en Thaïlande) comme, plus largement,
dans le développement vertical par “super-blocs”
des centres-villes modernisés, souvent porté par
les mêmes agences d’architecture ou bureaux
d’études, voire par les mêmes capitaux de promotion.
Les deux projets supranationaux mentionnés
précédemment – celui relatif au “triangle de croissance” Sijori, et plus encore celui de Suzhou – présentent, à cet égard, un caractère exemplaire. Ces
deux projets ont, en effet, en commun d’associer le
développement industriel et l’aménagement – territorial et urbain – dans des situations proches de
l’extra-territorialité. Ils placent Singapour non seulement en position d’intermédiaire dans la
recherche des investissements, garant de l’efficacité
du montage des opérations, mais également en position de maître d’ouvrage d’opérations complexes ;
ces nouvelles relations contractuelles permettent à
la cité-Etat d’accéder enfin à la grande dimension
(le projet de Suzhou concerne un parc industriel
destiné à fournir 360 000 emplois, couplé – sur le
modèle de Jurong – à une cité devant accueillir
600 000 habitants), à la mesure de ses capacités,
mais que ses limites territoriales ne lui permettent
d’expérimenter localement qu’en modèle réduit.
En revanche, dans les années 1970-1980, l’absence de maîtrise foncière, l’incapacité à pourvoir
les citadins pauvres en logements économiques,
l’incurie des services urbains et, avant tout, les difficultés budgétaires, semblaient devoir écarter toute
possibilité de transfert plus large des conceptions
urbanistiques singapouriennes (a fortiori dans le
cadre de projets publics conjoints de grande envergure). L’intégration même des divers volets de
l’aménagement dans un dispositif de planification
cohérent, caractéristique majeure de l’expérience
urbanistique singapourienne, faisant obstacle à sa
reconduction sur d’autres territoires, celle-ci paraissait devoir demeurer, telle une vitrine de l’urbanisme, unique et inaccessible.
L’horizon dans lequel le Concept Plan de 1991
se profile, marque, de ce point de vue, une inflexion
majeure, en raison de nouvelles convergences qui,
portées par la croissance économique de la première moitié des années 1990 (augmentation des ressources publiques et prises de relais par les investisseurs privés, salarisation croissante de la population active et “solvabilisation” par l’accès au crédit,
extension du marché intérieur et de la consommation des ménages, etc.), se manifestent sur le terrain
de l’aménagement. Les programmes publics et
privés de villes nouvelles associés au développement de zones industrielles périurbaines, les
grandes opérations de rénovation urbaine et les
grands travaux d’infrastructures dans le domaine
des transports (autoroutes urbaines, systèmes de
transports collectifs) en sont les expressions les
En fait, les principaux organismes de planification singapouriens sont fortement sollicités pour
des actions d’aménagement de zones industrielles
et de villes nouvelles dans d’autres pays asiatiques
– notamment dans ces vastes ensembles territoriaux
que sont la Chine et l’Indonésie –, dessinant une
véritable stratégie d’exportation de l’expertise singapourienne dans ces domaines ; à tel point que le
H.D.B. a établi une filiale spécialisée de droit privé
(Cesma International) ayant pour vocation de commercialiser ses compétences, largement reconnues,
en matière d’aménagement de villes nouvelles,
auprès d’opérateurs privés intervenant à Singapour
6
Généralement couplés à des zones d’activités industrielles et tertiaires et desservis par le réseau autoroutier, les aménagements résidentiels de la périphérie de Bangkok ou de Jakarta, au milieu des
années 1990, traduisent cette tendance à la “néo-urbanisation” de grande envergure. En ce qui concerne la région métropolitaine de Bangkok,
la ville nouvelle de Muang Thong Thani, réalisée par un promoteur
privé (Bangkok Land Co. Ltd) avec la participation du groupe
Bouygues sur un terrain de 560 ha à 20 km de la capitale, est appelée
à devenir l’une des principales villes de Thaïlande, avec plus de
300.000 habitants. D’autres réalisations sont alors en cours ou en projet, telles Tana City – avec un programme de plus de 75 000 logements
– et Lad Krabang – avec un programme de plus de 24 000 logements
(Thadaniti, 1996). En ce qui concerne la région métropolitaine de
Jakarta (Jabotabek – acronyme pour Jakarta-Bogor-Tangerang –
Bekasi), on compte, dans la même période, une trentaine de “villes
nouvelles” en cours de réalisation ou en projet – telles Bumi Serpong
Damai et Tigaraksa dans le département de Tangerang, Cikarang Baru
et Bekasi 2000 dans celui de Bekasi – couvrant chacune plusieurs milliers d’hectares ; ce, au prix de la reconversion hâtive ou du gel spéculatif d’importantes surfaces agricoles et de l’éviction de fait des
agriculteurs (Goldblum, 1998).
77
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
et à l’étranger – principalement dans les pays de
l’A.S.E.A.N.7 et en Chine –.
Mais l’intérêt des projets relatifs au “triangle de
croissance” Sijori et à la réalisation de la cité industrielle de Suzhou est ici de mobiliser très largement
le potentiel d’expertise en matière d’aménagement
des organismes publics singapouriens (U.R.A.,
J.T.C. et H.D.B. interviennent directement ou par
l’intermédiaire de leurs filiales dans le projet de
Suzhou, Cesma International étant présent sur les
deux terrains). Par ailleurs, ces projets rendent perceptible la portée qu’acquièrent les innovations
récentes introduites dans la planification urbaine et
territoriale à Singapour même, dans une perspective d’exportation et dans le sens, imprévu, d’une
expérimentation de la grande dimension.
Ainsi, avec son programme de réhabilitation de
quartiers sino-coloniaux, l’U.R.A. dispose d’une
expérience de valorisation touristique du patrimoine urbain unique en Asie du Sud-Est et qui pourrait
se révéler particulièrement fructueuse dans le cadre
de ses actions extérieures en direction des villes aux
centres anciens particulièrement riches (c’est, à
l’évidence, le cas pour la ville historique de
Suzhou). En outre, avec le Concept Plan de 1991,
l’U.R.A. s’est doté d’instruments actifs de planification à l’échelle régionale. Son expérience nouvelle dans l’aménagement de “mini-régions”
urbaines de 800 000 habitants ne demande qu’à être
appliquée à l’échelle de grandes étendues territoriales. Il en va de même pour le nouveau schéma de
transports et pour le “Plan vert” ; également associées à la révision des principes de la planification
stratégique, leurs orientations traduisent la volonté
de constituer Singapour en pôle technologique et
d’expertise – y compris dans le domaine de l’environnement – à l’échelle de l’Asie-Pacifique.
Vu sous l’angle de cette stratégie nouvelle d’exportation (expertise, capitaux, industries de main
d’œuvre) et de ses perspectives de développement,
Singapour apparaît tel un condensé urbanistique,
usant de son propre territoire comme d’un espace
d’expérimentation et d’exposition.
Cependant, avec cette dimension nouvelle de
l’exportation, la question récurrente du modèle
urbanistique singapourien, de sa “reproductibilité”
dans les capitales voisines sort du cadre théorique
qui était jusqu’alors le sien pour revêtir des aspects
plus pragmatiques.
7
Association of South-East Asian Nations, association de coopération
régionale fondée en 1967 par cinq Etats : Indonésie, Malaysia,
Philippines, Singapour, Thaïlande ; celle-ci s’est ultérieurement élargie à Brunéi (1984) et, plus récemment, au Viêt-nam (1995), puis à la
Birmanie et au Laos (1997).
78
Or, si certaines des questions suscitées par le
“modèle de développement” de la cité-Etat dans les
années 1980 – telle la question du contournement
de la dimension “régionale” au profit de l’internationalisation des activités économiques (en termes
d’investissements et de marchés) ou celle des rapports d’échelle entre Singapour et les grands territoires nationaux de l’aire Asie-Pacifique – trouvent
des éléments de réponse dans les évolutions
récentes de la stratégie singapourienne, elles cèdent
la place à des interrogations nouvelles qui concernent, en somme, le passage du modèle à la série.
Il s’agit, d’une part, de l’adéquation du dispositif urbanistique singapourien, eu égard au degré de
sophistication qu’il a désormais atteint, au traitement des situations critiques que subissent les
grandes agglomérations de l’Asie du Sud-Est et
dont on peut actuellement noter l’aggravation – à
Bangkok, Jakarta ou Manille, mais aussi à Hô Chi
Minh-Ville ou Hanoï – dans des domaines tels que
l’accès au sol urbain pour les populations les plus
démunies, les services urbains et l’environnement.
Il s’agit, d’autre part, de la réceptivité de ces
grandes villes au “modèle” urbanistique singapourien, alors que les complémentarités se renforcent
au sein du réseau des capitales en cours de formation, activant des tendances à la “singapourisation”
observables dans la dynamique de développement
de leurs territoires.
Ces interrogations mettent ainsi en relief deux
caractéristiques contrastées de l’évolution des
grandes agglomérations de l’Asie du Sud-Est au
cours des années 1990 : la crise urbaine dans la
croissance économique et les effets urbains de l’intégration – sélective – des territoires dans l’économie mondiale, caractéristiques qui recoupent, dans
le vocabulaire aujourd’hui en usage, les aspects de
la “gouvernance” et de la “métropolisation”.
Tandis que les effets de la métropolisation portent vers les capitales voisines des mécanismes
communs de transformation urbaine, affectant les
systèmes centre-périphérie et activant les grands
projets jusqu’à la démesure8, l’accentuation de la
crise urbaine vient sanctionner le caractère frag-
A cet égard, les grands projets urbains du Premier ministre de la
Malaysia, Mahathir Mohamad, sont révélateurs d’une compétition de
prestige qui, au-delà des intérêts économiques, anime les interventions
sur la scène asiatique de la modernité urbaine. Après avoir promu,
dans le centre de Kuala Lumpur, les tours Petronas – données pour les
plus hautes du monde (451 mètres), le dirigeant malaysien nourrit le
projet d’une “capitale du XXIe siècle”’ au sud de Kuala Lumpur : Putra
Jaya, ville nouvelle ‘“intelligente” – alliant hautes technologies et écologie urbaine – et point orgue du Silicon Valley malaysien, Multimedia
Super Corridor – M.S.C. (Fujimura, 1997).
8
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
mentaire de ces transformations et apparaît, rétrospectivement, comme le signe annonciateur de ce
qu’il est convenu d’appeler la “crise asiatique”9.
Tout se passe comme si ce qui, dans le tissu
socio-économique sud-est asiatique, assurait la
plasticité urbaine aux impératifs de la mondialisation, associait les sources de la performance économique comme le dynamisme urbain à des éléments
de fragilité structurelle. Les révisions drastiques
que sont appelés à subir les grands projets d’amé-
nagement et d’infrastructure – qu’il s’agisse de la
grande cité administrative prévue à 120 km de
Bangkok, des villes nouvelles de la périphérie de
Jakarta ou de la “ville du XXIe siècle” dans le voisinage de Kuala Lumpur – semblent fixer une limite à l’application du “modèle singapourien”, en
l’absence des instruments de régulation propres à la
cité-Etat. L’actuelle mise en cause du “modèle de
croissance asiatique” (Atiç et Walton, 1998) vouerait-elle, une fois encore, l’urbanistique singapourienne à sa situation d’exception ?
9
L’onde de choc financière qui a marqué l’entrée en crise des économies asiatiques au cours de l’été de 1997 (en quelques mois, les principales Bourses sud-est asiatiques ont alors enregistré une chute de
30 % à 60 %) a été précédée, en Thaïlande, par un effondrement de la
demande sur le marché immobilier. En 1996, la moitié des logements
mis sur le marché à Bangkok et dans ses provinces limitrophes n’ont
pas trouvé preneurs ; l’éclatement de la “bulle spéculative” immobilière a ainsi conduit nombre de promoteurs à la faillite (Delhommais,
1997).
79
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
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81
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Istanbul,
métropole eurasienne en effervescence
Jean-François Pérouse
Maître de conférences,
CIEU (Centre Interdisciplinaire d'Etudes Urbaines)
Université Toulouse Le Mirail
Le lancement en février 1998 des travaux du
nouvel aéroport, sur la rive asiatique, alors même
que l’extension du premier aéroport se poursuit,
marque à la fois l’internationalisation croissante
d’Istanbul et l’importance du développement de la
rive asiatique de la mégapole, à la suite de la mise
en service du deuxième pont routier, transcontinental, sur le Bosphore (1989). En effet, par son attractivité et son poids à la fois symbolico-historique
(d’ancienne capitale de l’empire ottoman et de
lieu-référence de l’Islam sunnite), économique et
démographique, Istanbul est incontestablement la
principale métropole turque (de Turquie, voire de
l’ensemble du “monde turc” en construction...).
Cependant, elle demeure très mal connue. Ainsi le
recensement national turc de novembre 1997 n’a-til pas permis de se faire une idée vraiment fiable de
la population d’Istanbul, du fait de la fluidité et de
l’arbitraire des découpages administratifs, ainsi
que des conditions douteuses dans lesquelles se
sont déroulées les enquêtes. Afin de mieux cerner
Istanbul, complexe urbain en pleine recomposition
et croissance, il convient ici de poser quelques
jalons, presque exploratoires, relatifs aux nouvelles
dimensions prises par la métropole, aux modalités
actuelles de l’urbanisation, et à leurs perspectives.
I. Une nébuleuse urbaine,
en expansion et turbulente
A. De la ville à la “région urbanisée”
Istanbul n’est plus une ville. Par le passé, sous
l’empire ottoman (1453-1922), le terme d’Istanbul
ne désignait que la “ville turque”, héritière directe
de Byzance, sise sur la rive occidentale du
Bosphore, au sud de la Corne d’or. Istanbul se distinguait de Galata, la ville européenne (ou vénétogênoise) au nord de la Corne d’or (discontinuité
déterminante à l’échelle de l’hypercentre stricto
sensu1), d’Eyüp, quartier “hors-les-murs” sur la
rive européenne, d’Üsküdar et de Chalcédoine
(Kadiköy), implantations de la rive orientale, séparées d’Istanbul par le Bosphore (deuxième discontinuité structurante). Dès les origines donc, de part
et d’autre de la Corne d’or et du Bosphore, l’espace urbain est pluriel et éclaté.
Aujourd’hui, le terme “Istanbul” ne renvoie pas
à la même réalité urbaine qu’au XVe siècle ; il a
plusieurs résonances. En suivant un ordre de taille
croissante, le terme désigne d’abord une aire urbai-
On entend ici par hypercentre stricto sensu, les deux arrondissements
compris à l'intérieur des remparts de Théodose (Eminönü et Fatih), et
celui Beyofilu, englobant l'ancienne Galata. Soit 3 arrondissements
sur 34 (en 1998), et 37 km2, sur les 5 220 que recouvre actuellement le
département d'Istanbul.
1
83
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
ne dense, “coiffée” depuis 1984 par une “Grande
Municipalité” (G.M.). Il désigne ensuite un département (il) turc, dont la population est urbanisée à
plus de 95 % selon le dernier recensement (octobre
1997) et dont les contours viennent d’être revus (en
1995, puis fin 1996), avec la promotion d’un ancien
arrondissement (Yalova, sur la rive sud du Golfe
d’Izmit) au rang de département2 et la création de
nouveaux arrondissements (par subdivision d’anciens). Enfin, “Istanbul” renvoie plus largement à la
“région urbanisée”3 qui excède les limites de la
G.M. et du département. Cette région urbanisée
d’amples dimensions (qu’on pourrait aussi appeler
le Grand Istanbul ou G.I.), commence seulement à
être prise en compte par certains auteurs turcs
(Tekeli, 1992), sous l’appellation de “mégapole
eurasienne” (Avrasya Megapolü). C’est cette troisième acception qui nous semble désormais la plus
pertinente et la plus fidèle aux processus d’urbanisation en cours.
B. La croissance soutenue du Grand Istanbul
Depuis le début des années 1980, un spectaculaire “changement de dimensions” s’est opéré : de
conurbation (transmaritime), Istanbul est donc
devenue une région urbanisée, se recomposant et
s’étendant sur une tout autre échelle. Afin d’apprécier cette mutation, on rappellera les chiffres officiels (et sujets à caution4) : pour le seul département
d’Istanbul, la population totale serait passée de 4,7
millions en 1980, à 7,3 millions en 1990, puis à
environ 9,2 millions en 1997. Quant aux perspectives proches elles oscillent, pour l’an 2010, entre
11 et 14 millions, selon les hypothèses de croissance retenues. Quoi qu’il en soit le taux annuel de
croissance semble s’être légèrement infléchi depuis
1985, passant de 4,5 % (pour la période 1985-1990)
à 3,8 % (pour 1990-1997). En termes absolus, la
population de la région urbanisée gagnerait actuellement de 250 000 à 350 000 habitants par an. Ceci
posé, les facteurs de cette croissance, et leur part
respective, sont à préciser. Une des originalités
d’Istanbul, métropole d’un pays pourtant à présent
2
Ce qui a eu pour effet secondaire de diminuer la surface du département d'Istanbul, passée de 5 712 km2 en 1990 à 5 220 à la fin de l'année 1995 ; il est à noter qu'en 1965 sur les dix-neuf arrondissements
que comptait le département, cinq ne relevaient pas de la municipalité
centrale d'Istanbul (et étaient situés hors de ses limites, qui ont évolué
depuis).
3
On préférera “région urbanisée” (plus descriptif) à région urbaine,
dans la mesure où cette dernière expression pourrait laisser entendre
qu'il existe une entité de gestion à l'échelle de cet ensemble, ce qui
n'est pas le cas.
4
Du fait de la forte proportion des migrants, récemment installés, non
enregistrés (kayîtsîz) auprès de leur mairie de rattachement ; cf.
Pérouse, 1997.
84
largement urbanisé (à 65 % en 1997), c’est la part
encore déterminante de la dynamique migratoire
dans la croissance actuelle. En 1997 63 % des habitants du département d’Istanbul n’y étaient pas nés
(cette proportion était seulement de 47 % en 1950).
Mais cette proportion est appelée à s’amoindir
promptement à court terme.
Mais gare aux méprises : Istanbul accueille plus
d’urbains que de ruraux ; depuis le début des années
quatre-vingt, les migrations internes en Turquie ne
sont plus en majorité le fait de ruraux (Ritter &
Toepfer,1992). Le thème galvaudé de la ruralisation
d’Istanbul, par les migrations, est donc à manier
avec prudence. Cependant, les troubles violents qui
sévissent à l’Est du pays (affrontements armés
endémiques depuis 1984, villages détruits, économie et échanges désorganisés) contribuent à entretenir, voire à intensifier la dynamique migratoire vers
Istanbul, à partir de régions kurdes, traditionnellement moins affectées par l’exode vers Istanbul que
les régions du Nord-Est de l’Anatolie. La provenance des “néo-Stambouliotes” serait donc en train de
se modifier.
Quelle qu’en soit l’origine, la “question de la
migration” (göç sorunu) vers la capitale économique est une des questions centrales qu’ont à
affronter les autorités du G.I. (Özcan, 1990). Pour y
mettre un terme les solutions policières les plus
radicales ont été proposées. En outre, une partie de
la population d’Istanbul demeure turbulente et peu
fixée. Certains “habitants” ne l’habitent que par
intermittence et se partagent entre Istanbul et leur
département d’origine, où ils conservent une activité dont les revenus servent à améliorer l’ordinaire
stambouliote. De surcroît, c’est par Istanbul que
transite encore la plupart des candidats à l’émigration vers l’étranger ; transit qui peut durer des
années, le temps d’accumuler un pécule suffisant et
d’obtenir visas et autres papiers requis. La vigueur
encore soutenue des migrations a donc pour effet de
faire d’Istanbul une sorte de résumé de la Turquie
tout entière. Les réseaux migratoires sont construits
sur des liens de solidarité et d’entraide, à fondements religieux, régionaux, locaux et familiaux. En
un sens, et paradoxalement peut-être, l’intégration
urbaine passe souvent par une exacerbation et une
instrumentalisation des identités d’origine.
C. Une croissance inégale
et surtout périphérique
Un examen des rythmes de croissance, arrondissement par arrondissement, révèle des disparités
pleines de significations.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Tableau n°1 : Evolution démographique des différents arrondissements
du département d'Istanbul (1990-1997)
(les astérisques signalent les arrondissements créés depuis 1990).
Noms
Pop. totale 1990
1.Alibeyköy*
2.Adalar (iles)
3.Avcilar*
4.Bakirköy
5.Bagcilar*
6.Bahçelievler*
7.Bayrampasa
,
8.Besiktas
,
,
9.Beykoz
10.Beyoglu
11.Eminönü
12.Esenler*
13.Eyüp
19413
Pop.1997
Evolution ann.
(en %)
de la pop.urb.
-3,25
211986
14996
214493
214254
478952
442876
235206
194154
191038
226580
50193
340406
249181
14.Fatih
462464
425593
-1,1
15.Gaziosmanp.
16.Güngören*
17.Halkali*
18.Kadiköy
19.Kagithane
20.Kartal
21.Küçükçekmece
22.Maltepe*
23.Pendik
24.Sariyer
25.Sisli
, ,
26.Tuzla*
27.Ümraniye
28.Üsküdar
29.Zeytinburnu
30.Sultanbeyli*
31.Büyükçekm.
32.Catalca
,
33.Silivri
34.Sile
,
Total départ.
Yalova
393667
647171
272285
9,18
648282
269042
611532
479419
695037
314803
361095
455836
330081
334642
223341
254115
90172
497564
462694
224897
?
287940
?
107000
?
9250000
164090
1,03
2,42
N.S.
N.S.
1328276
^
212570
192210
163786
229000
83444
295651
171872
250478
301257
395623
165679
82298
142910
64241
77599
253372
7309190
113417
N.S.
1,5
0,14
2,3
-0,1
-4,84
2,5
3,3
4,2
0,2
9,3
2,42
5,10
14,49
5,41
3,7
6,3
^
^
N.S. = évolution non significative en raison des modifications des limites
de l'arrondissement entre les deux recensements.
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Devlet
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Enstitüsü
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^
85
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Le schéma de recomposition est simple : on
assiste à un phénomène de dépopulation des arrondissements centraux et, parallèlement, de développement très rapide de quelques arrondissements
périphériques, et au-delà. L’écart entre les taux
annuels de croissance est éloquent : de - 4,84 %
pour Eminönü (au cœur de l’Istanbul d’origine), à
14,49 % pour Büyükçekmece, arrondissement institué en 1987, à la périphérie sud-ouest du G.I. Et
hors de la limite actuelle du département, Yalova,
au sud-est, affiche un taux annuel supérieur à 6 % ;
l’ouverture (annoncée pour 2002) d’un pont de
trois kilomètres reliant directement Gebze à
Yalova, par dessus le golfe d’Izmit, laisse augurer
d’une croissance encore plus vive à l’avenir.
man’s land. Du reste, la dynamique urbaine a tendance à diffuser sur cinq autres départements : deux
sur la rive européenne (Tekirdafi et Kîrklareli) et les
autres (Kocaeli, Yalova et Bursa) sur la rive asiatique. Ainsi, par l’intermédiaire du très dynamique
arrondissement de Gebze (dans le département de
Kocaeli), l’agglomération d’Izmit – située à 90
kilomètres du cœur d’Istanbul, à la fois sur l’autoroute Istanbul-Ankara (la E.80), sur la voie ferrée et
au fond du Golfe du même nom – est, en tant que
principal port de Turquie et que lieu d’élection du
capital étranger, de plus en plus fonctionnellement
intégrée au complexe stambouliote.
L’évolution négative procède de plusieurs
logiques, souvent convergentes. Une “cytisation”
de l’hypercentre, peu à peu exclusivement converti
à certaines activités commerciales ou de bureaux ;
une muséification à des fins touristiques, qui privilégie le monumental aux dépens du bâti résidentiel
jugé plus banal ; une externalisation (ou fuite) des
populations les plus aisées vers des cités de standing
périphériques (comme à Büyükçekmece) ; et enfin,
une forte dégradation du bâti ancien, produit de pratiques spéculatives qui consistent à “laisser-faire”,
en attendant une occasion juteuse, plutôt que d’investir dans une restauration jugée coûteuse, à des
fins uniquement résidentielles. On comprend, dès
lors, le fort taux de vacance des logements dans
l’hypercentre : au moins un logement sur quatre
dans de nombreux ilôts de Beyofilu (sur les pentes
vers la Corne d’or ou le Bosphore). Le desserrement
doit aussi s’entendre en termes de densités de population : le petit arrondissement central de Fatih (10
km2), qui se distinguait par les densités les plus
fortes (46.246 hab./km2 en 1990), essaime vers des
arrondissements proches (comme GaziosmanpaÒa).
II. Une urbanisation
à plusieurs vitesses
Quant aux arrondissements qui ont enregistré
(et continuent d’enregistrer) une très rapide croissance, ce sont, sur la rive européenne : Sarîyer,
GaziosmanpaÒa, Sivrili ; et sur la rive asiatique :
Ümraniye (avec 9,3 %) au débouché du deuxième
pont sur le Bosphore. En vérité, les dix arrondissements créés depuis 1990, indices d’une recomposition incessante des espaces urbanisés, obligeant à
de permanents ajustements administratifs5, dessinent les marges suractives de l’aire urbaine. Au
point de vue morphologique, ces marges suractives
sont en discontinuité avec les espaces urbanisés
centraux, auxquels elles ne sont reliées que par des
routes et autoroutes qui traversent de nombreux no
5
Qui ne sont pas toujours effectués sans arrière-pensées politiciennes.
86
A. Constructions illégales
et auto-contruction massives
Les constructions illégales, c’est-à-dire effectuées sans aucune autorisation officielle, sans respect des normes prévalant, et/ou sur un terrain
indûment accaparé représenteraient plus de 60 %
des constructions (tous usages confondus) réalisées
ces vingt-cinq dernières années à Istanbul.
Cependant, les constructions illégales peuvent
être de standing et d’apparence extrêmement
variables. En effet, il en existe de haut et de moyen
standing, responsables de la dénaturation des rives
du Bosphore – en violation de la loi n° 1960, de
novembre 1983 (censée protéger celles-ci) –, à la
faveur de l’ouverture du second pont transcontinental (1989), qui a eu pour effet d’ouvrir brusquement
de multiples terrains à la spéculation immobilière. A
vrai dire, la diffusion de l’habitat illégal ne se comprend qu’en référence à la pratique politicienne des
“amnisties sur la construction (imar affî)”, qui
consiste, de la part des pouvoirs dits publics, à
octroyer (la veille d’élections, opportunément) des
inscriptions au cadastre, des titres de propriété ou
des autorisations de construire (a posteriori), aux
habitants en situation juridique incertaine. C’est à
partir du début de la décennie 1980 que ces amnisties ont été systématisées à Istanbul : celles de mars
1983 (loi n° 2805) et de mai 1985 (n° 3194) sont
restées dans les mémoires par leur ampleur.
Dans un tel climat d’impunité, l’auto-construction paraît avoir encore de beaux jours devant elle
à Istanbul ; ce d’autant plus que les coûts de la
construction officielle (déclarée) sont prohibitifs
pour la grande majorité de la population. En effet,
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
le loyer d’un appartement sur le marché immobilier, officiel – en mettant bien sûr à part les loyers
maintenant libellés en devises lourdes – équivaut à
plus de la moitié du salaire moyen d’un
Stambouliote. C’est la raison pour laquelle une proportion importante (20 %, voire plus) du parc de
logements neufs d’Istanbul demeure vide.
Le type le plus connu de construction illégale est
le gecekondu, terme apparu dans la presse stambouliote en juin 1947 (Yerasimos & Vaner,1988), qui
signifie de manière suggestive “posé la nuit”. Mais
apparenter le gecekondu au bidonville peut être
réducteur, voire franchement trompeur, dans la
mesure où, avec le temps, cette forme d’habitat autoconstruit peut être diversement “améliorée”, remanié
et “indurée”. Il s’agit donc d’un habitat d’apparence
rurale, initialement bas, privé des équipements de
base, mais intrinsèquement évolutif, d’une part, et
d’une forme d’auto-construction illégale (sans autorisation), sur des terrains possédés ou non par les
constructeurs, d’autre part. En conséquence, ce qui
définit le gecekondu, c’est une configuration initiale,
invariable : une opération d’auto-construction illégale, sur des terrains possédés ou non par les constructeurs. Dans le cas de terrains non acquis (ou acquis
auprès d’un lotisseur véreux), ce sont le plus souvent
des terrains du domaine public (hazine ou maliye) ou
propriété d’une fondation pieuse, en bien de mainmorte. Les propriétaires privés se laissent spolier
moins aisément. Pourtant, à partir d’une configuration originelle commune, les gecekondu se différencient, jusqu’à parfois perdre toutes leurs caractéristiques initiales. Il n’y a donc pas un paysage de gecekondu, mais d’innombrables, qu’il conviendrait de
classifier, en fonction des critères suivants : date
d’implantation, statut actuel du terrain, état des équipements, hauteur moyenne des bâtiments, vigueur
du processus de “verticalisation du bâti”, densité de
l’habitat et de la population, emprise locale de la
“mafia immobilière”, intégration socio-politique de
la population, rythme d’accroissement et renouvellement de celle-ci par migrations, pourcentage de propriétaires ou intensité de la spéculation...
De la sorte, on pourrait aisément opposer d’anciens quartiers de gecekondu, où il ne reste quasiment rien du bâti d’origine, et où prédominent
maintenant des immeubles, à de nouveaux, en
situation généralement plus périphérique, qui rappellent tant l’habitat rural, traditionnel, d’Anatolie
ou de Thrace. A ces deux types, on se doit d’adjoindre les apartkondu6, immeubles illicites, qui
témoignent d’une tendance à la densification
immédiate du bâti auto-construit “bas de gamme”.
Il est probable que cette variante soit appelée à se
généraliser. Pour autant, dans nombre de quartiers
récents, le mode de construction dominant, actuel,
est devenu l’auto-construction7 d’un immeuble
– avec recours éventuel à un contremaître pour certaines opérations – sur un terrain légalement acquis
et avec permis de construction délivré par les autorités compétentes.
B. Autres acteurs de la construction
L’incurie des pouvoirs publics en matière de
construction de logements (sociaux) ou d’incitation
à la construction, n’est pas à démontrer : l’ampleur
du déficit en logements, qui continue à s’aggraver,
suffit à la prouver. En effet, pour absorber décemment la croissance démographique et rattraper les
retards, plus de cent-mille logements devraient être
ajoutés chaque année au parc existant ; or la production officielle atteint à peine un vingtième de
cette valeur référence. Aussi, l’efficacité de
l’”Administration du Logement Social” (T.K.I.) estelle périodiquement discutée. Cependant, depuis la
loi de juillet 1984 (n° 3030), qui a accordé une plus
grande autonomie financière et de gestion aux
municipalités des principales agglomérations
turques, le relais en matière d’initiative de
construction paraît être progressivement pris par les
autorités de la G. M. La première opération réalisée
dans ce nouveau cadre, et présentée par les autorités municipales comme une opération modèle, est
celle de la “zone de logements sociaux” d’Ikitelli,
développée sur quarante-huit hectares appartenant
à la G.M.8, à proximité de la “zone organisée pour
petites industries” du même nom. Cette localisation
est significative : aux marges de l’aire urbaine, et
sur l’axe périphérique majeur qu’est l’autoroute
TEM (Trans European Motorway). Mais en février
1998, sur les douze opérations de construction de
logements sociaux envisagées par la G.M. à
Istanbul, seules quatre ont abouti ou sont en passe
d’aboutir, qui représentent un total de 7 540 appartements (sur les 200 000 annoncés !). Plus grave, le
projet d’origine a été dévoyé : sur l’ensemble des
appartements déjà “mis sur le marché”, seul un
quart a été effectivement attribué à des nécessiteux.
Le reste a été commercialisé (comme par un promoteur privé), et est même l’objet de spéculation
(achat pour revendre ou louer, non pour habiter).
L'expression utilisée est : “Halk kendi, kendi evini yapîyor” (les gens
font eux-mêmes leur propre maison).
8
Toutes les informations relatives à cette opération pionnière sont
tirées d'un rapport (non publié) daté de juin 1994, grâcieusement fourni par le “coordinateur des nouvelles implantations” de la G.M.
7
Mot à mot, par analogie avec les gecekondu, “immeuble posé” (la
nuit), ce qui est un peu forcé.
6
87
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Dans une même optique initialement non lucrative, il faut mentionner un acteur notable, les coopératives de construction, à qui la G.M. a cédé entre
1984-1994 des terrains pouvant accueillir en tout 25
000 logements. Ces coopératives opèrent généralement aux marges de l’aire urbaine (prix du sol et
opportunité foncières obligent) : un arrondissement
en phase d’urbanisation accélérée comme celui de
Büyükçekmece rassemble à lui-seul, début 1998,
plus de soixante-et-onze coopératives de construction. Leur activité est actuellement entravée par la
très forte inflation, qui complique leurs relations
avec les banques créditrices et alourdit les coûts des
matériaux de construction (dont beaucoup sont
encore importés). Tant et si bien que le taux d’échec
ou de “mortalité” des coopératives de construction
est très élevé. Nombre de chantiers ont donc dû être
abandonnés, après avoir été parfois engagés assez
loin, ou s’éternisent piteusement : d’où ces paysages
de désolation (si fréquents), faits de carcasses fantomatiques, disséminées dans une parcelle reconquise
par les herbes et la ronce... Dans ce difficile contexte, les coopératives ont tendance à connaître des
déviations, et finalement à perdre leurs caractéristiques et buts originels. Dès lors, leur fonctionnement s’apparente à celui d’une simple entreprise de
lotissement conduite par un promoteur.
En conséquence Istanbul vit le règne quasiexclusif du secteur spéculatif, privé. L’espace urbain
stambouliote s’est mué en gigantesque “Profitopolis”. Ceci se traduit depuis quelques années par
l’essor de “villes-satellites” (uydukent) privées et
réservées aux catégories (motorisées) les plus aisées.
Elles se localisent notamment au Sud-Ouest de l’aire urbaine, le long du littoral de la mer de Marmara,
espace très convoité en termes d’aménités. Leur
modèle pourrait être BahçeÒehir (qui signifie “villejardin”), cité protégée de 16 000 logements (pour
habitants triés sur le volet), érigée par la Banque
Emlâk (de l’Immobilier) à Küçükçekmece. Ces
satellites urbains, où s’investit en devises l’argent
des émigrés d’Allemagne ou de France, introduisent
des ruptures nettes dans l’espace urbanisé.
III. Le difficile aménagement urbain
et ses perspectives
A. La planification urbaine à vide ?
Au contrôle très insuffisant de la production de
l’habitat par les autorités publiques correspond une
inefficacité et une incohérence des politiques
d’aménagement urbain. Pourtant, Istanbul est fami-
88
lière des “plans d’aménagement” (nazîm plânî),
depuis le premier plan de l’architecte-urbaniste
français H. Prost élaboré en 1935-1936 (Angel,
1992), jusqu’au dernier en date, adopté par
l’Assemblée de la G.M. le 20 octobre 1995. L’histoire de la planification urbaine à Istanbul est celle
d’un acharnement déçu, d’une constante distorsion
entre prescriptions sur le papier et réalités du développement. Que de plans non appliqués, ou manifestement obsolètes, voire sans objet, dès leur
publication. Pourtant, la création d’un “bureau du
plan d’aménagement du Grand Istanbul”, dans la
foulée du coup d’État de mai 1960, avait suscité
quelques espoirs. Mais les changements politiques
survenus ultérieurement au niveau national (1971)
ont entraîné la fermeture de ce bureau, d’ailleurs
rapidement privé de tout moyen. En 1972, le
bureau d’urbanisme de la municipalité d’Istanbul
est entièrement réformé, et passe entre les mains de
spécialistes de la Banque Mondiale (qui pousseront
à la construction du pont sur le Bosphore...).
Néanmoins, en juillet 1980 est adopté un nouveau
plan d’aménagement au 1/50 000°, qui prend acte
du changement de dimensions qui s’opère, en tentant de planifier le développement de la métropole
à une échelle plus régionale. Ce plan insistait sur la
nécessaire protection des forêts périphériques et
des bassins-versants des lacs réservoirs de l’agglomération, et préconisait une croissance linéaire
selon un axe Est-Ouest (“continental”), contre un
développement Nord-Sud, plus littoral, ainsi que le
développement des transports lourds en site propre
(sur rail). Mais les nouvelles autorités issues du
coup d’État de septembre 1980, soucieuses de
développer le tourisme international de standing à
Istanbul, et davantage soumises à la Banque
Mondiale (favorable aux grands projets d’infrastructure), préférèrent “mettre au placard” ce nouveau plan. Aussi, entre 1980 et 1995, Istanbul a
vécu sous le régime de “plans d’amélioration”
(Islah planî), souples et complaisants. En ce qui
concerne le tout dernier plan d’aménagement, intitulé “Préparons Istanbul au vingt-et-unième
siècle”, s’il reprend plusieurs dispositions du plan
de juillet 1980, quant à l’importance de l’axe directeur Est-Ouest pour enrayer le mouvement d’urbanisation spontanée vers les rives de la mer Noire,
on est déjà fondé à douter de son pouvoir coercitif.
De fait, depuis son adoption, plusieurs entorses à
ses prescriptions ont déjà été commises. De plus,
deux dysfonctionnements graves doivent être soulignés : le manque de coordination entre les municipalités d’arrondissement ou de quartiers (qui sont
censées disposées de leur propre plan d’aménagement au 1/5 000° au moins) et la G.M., d’une part,
et la faible communication (sinon la franche
méfiance) entre instances professionnelles, compé-
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
tentes (chambres d’architectes ou de planificateurs
urbains), et pouvoirs municipaux, d’autre part.
Dans ces conditions, à l’aménagement urbain
(prospectif, concerté, dans un esprit d’intérêt
public) est préféré ce que les Stambouliotes sans
illusion dénomment le “maquillage”, cache-misère
qui consiste à corriger, a posteriori, au coup par
coup et en surface, les aberrations les plus criantes.
B. Troisième pont ou tunnel ferré ?
La polémique entre la Chambre des
Planificateurs et la G.M. à propos du troisième pont
sur le Bosphore (Ekinci,1994), engage l’avenir de
la métropole. En effet, les planificateurs estiment
que ce troisième ouvrage porterait un coup fatal aux
poumons verts et aux réserves en eau de la métropole, précisément situés au Nord, en ouvrant aux
appétits des spéculateurs immobiliers, ainsi qu’à la
prolifération des gecekondu et autres apartkondu,
les espaces menacés qui séparent encore la métropole des côtes de la mer Noire. C’est pourquoi ils
défendent plutôt le projet d’un tunnel (tüp geçit)
sous le Bosphore, qui préviligierait la voie ferrée, et
permettrait de connecter enfin le réseau ferré européen de la Turquie et son réseau anatolien... Vieille
ambition maintes fois différée jusque-là.
C. Les projets concurrents de “ville nouvelle”
et la durabilité non assurée
De même, l’ambitieux projet, annoncé à l’opinion publique turque fin décembre 1996, d’une
“ville nouvelle” – concentrant 300 000 habitants et
120 000 emplois – près de Silivri, au Sud-Ouest de
l’aire urbaine est très révélateur. Conçu par le
“Groupement des Villes Nouvelles de France” et la
Lyonnaise des Eaux, il semble entrer en contradiction avec les projets moins high tech de “ville de
l’Est” et de “ville de l’Ouest” défendus par certains
élus et sympathisants du parti (islamiste) de la
Prospérité... (devenu celui de la Vertu). Porté par le
gouvernement central ce projet, une fois rendu
publique, a nourri des espoirs démesurés et suscité
des mouvements spéculatifs (avec renchérissement
du prix du sol). En février 1998, l’État – faute d’argent et de stabilité/continuité politique – n’avait pas
avancé dans la maîtrise foncière nécessaire à la réalisation de ce projet. En revanche, les coopératives
et les promoteurs ont en quelque sorte “récupéré” le
projet et déjà abondamment construit.
Enfin, compte tenu des difficultés à gérer la
métropole et de l’absence d’un ralentissement de sa
croissance démographique, sans sombrer dans un
catastrophisme de mauvais aloi, il y a lieu de s’inquiéter quant à la durabilité d’Istanbul. A cet égard
plusieurs questions épineuses sont à résoudre encore, qui hypothèquent largement l’avenir de la
métropole. Celle de l’eau, aussi bien l’eau à
consommer que l’eau usée, continue d’inquiéter. Si
des efforts ont été faits pour protéger les bassinsréservoirs et la Corne d’Or (qui avait été transformée en immonde collecteur où se déversaient plusieurs ruisseaux-égoûts tributaires), les rejets sans
traitement préalable demeurent la norme pour les
industriels comme pour les particuliers.
Conjointement, la pollution atmosphérique, liée
à la fois à la mauvaise combustion de lignite par les
chauffages domestiques, aux industries encore peu
précautionneuses et à la circulation automobile
débridée (Istanbul concentrerait près de la poitié du
parc automobile turc... ), est un sujet de préoccupations, notamment en hiver par temps couvert et peu
venté. Les teneurs de l’air respiré en dioxyde de
soufre ou en acide chlorhydrique dépassent encore
trop fréquemment les maxima tolérés par l’OMS.
Or le renchérissement récent du prix du gaz naturel
de ville – l’aire urbaine, surtout dans sa part asiatique et non spontanée, est peu à peu alimentée par
un réseau en formation depuis huit ans – ne va pas
dans le sens d’une amélioration.
Le développement éclaté de la métropole stambouliote paraît largement échapper aux pouvoirs
publics (nationaux ou locaux/régionaux) qui
devraient l’ordonner. Ainsi, si Istanbul concentre
plus du tiers de l’appareil productif turc, c’est en
raison de l’absence totale de politiques de dissuasion à l’implantation... qui fait que la région
Marmara accapare à l’heure actuelle la moitié des
investissements privés et publics effectués en
Turquie. Par ailleurs, ce processus de métropolisation à la périphérie du territoire national turc, signe
de façon flagrante l’échec de l’espoir d’un développement territorial auto-centré et équilibré, qui avait
conduit en 1923 (au moment de la fondation de la
Répulique turque) à transférer les fonctions de
commandement politique, d’Istanbul à Ankara.
89
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
(on a privilégié les références en langues européennes)
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mégapole”, Revue de Géographie de l’Est, Nancy, n° 23, t.37, p.189-215.
YERASIMOS S. (1997), “Istanbul, la ville inconnue”,
Cahiers d’Études de la Méditerranée Orientale et du
Monde Turco-Iranien, n° 24, Paris, FNSP/CERI, p. 105121.
Forte augmentation annuelle (>3,7%)
Faible augmentation (comprise entre 0 et 3,7%)
Perte de population (< 0)
Arrondissements créés depuis 1990 (forte croissance)
Autoroutes
Limites d’arrondissement
Limite de département
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Figure 1. Recomposition et croissance du Grand Istanbul (1990-1997)
91
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
De la ville à la civilisation urbaine :
réflexion prospective sur l'urbanité
à partir de Los Angeles
Cynthia Ghorra-Gobin
Directeur de recherche au CNRS
Enseignante à l'Institut d'Etudes Politiques (Paris) et à l'Université de Paris IV1
Un travail d’équipe – finalisé par une rencontre
à la Sorbonne et la publication d’un ouvrage collectif – s’est interrogé sur le sens de la ville à l’heure des mutations sociales, économiques, culturelles
et politiques et l’avait problématisé au travers de la
question “Qu’est-ce qui institue la ville” ? Il avait
ainsi été noté qu’une conception du “vivre
ensemble” pouvait varier dans le temps mais aussi
d’une civilisation à une autre et que dans le contexte européen, la ville se fondait sur le principe de
l’espace public. Dans sa forme matérielle, l’espace
public reflète la présence d’une pluralité d’acteurs,
tout en autorisant – notamment au Moyen-Age –
une certaine libération de l’individu au sein de
l’ordre féodal. Or, la civilisation américaine qui a
priori se situe dans le prolongement de l’Europe et
qui a commencé de s’affirmer au XIXe siècle, soit
après avoir obtenu son indépendance, n’a pas prolongé cette tradition de l’espace public. Les villes
de la côte Est aux racines européennes, ont réussi à
maintenir l’idée de la valorisation de l’espace
public comme lieu de rencontres d’individus de
classes et d’origines raciales et ethniques différentes mais dans les villes du midwest et de l’ouest,
parallèlement à l’histoire du peuplement, la
conception américaine d’une valorisation de l’espa-
Son dernier ouvrage paru en 1977 aux éditions CNRS, s'intitule “Los
Angeles, le mythe américain inachevé”.
1
ce domestique situé à proximité de la nature, l’a
emporté. L’espace public correspond là-bas à ce qui
est extérieur à la sphère domestique protégée et, de
ce fait, il n’est pas doté de valeurs intrinsèques.
L’exemple de San Francisco est certainement plus
nuancé dans la mesure où son histoire et sa genèse
sont antérieures à son appartenance à la fédération
américaine.
Mais, s’il existe des différences entre les villes
de la côte est et celles du Sud et de l’Ouest, les historiens et les urbanistes américains sont d’accord
pour reconnaître que l’urbanisation de la deuxième
moitié du XXe siècle aux Etats-Unis s’est largement
inspirée de Los Angeles qui a servi de référence. Ils
parlent ainsi de “losangelisation” pour signifier
l’émergence de cette entité urbaine qui se constitue
sans aucune notion de limites (entre l’environnement bâti et l’environnement naturel), se structure
autour d’une pluralité de centres dominés par la
présence de “shopping malls” et se caractérise par
l’absence d’espaces publics vécus comme des lieux
de rencontres entre des individus différents. Mais
évoquer la diffusion de ce modèle d’urbanisme –
confirmé par les chercheurs Charles Goldblum et
Jean-Luc Domenach pour les les pays asiatiques –,
ne va pas sans poser problème pour qui réfléchit sur
l’émergence de la civilisation urbaine. Dans ce
modèle d’urbanisme l’espace public est essentiellement relégué à l’ordre marchand, soit les centres
commerciaux et les parcs à thèmes.
93
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
De la civilisation urbaine
La civilisation urbaine comme l’a confirmé le
sommet sur la ville organisé par les Nations-Unies
en juin 1996, se présente comme une caractérique
majeure de la planète du XXIe siècle où, à la suite
de l’expérience du monde occidental, une majorité
d’individus vivra désormais en ville. Aussi, des
aménageurs, des chercheurs, des politiques et des
professionnels européens et parfois américains se
demandent si ce processus de losangelisation qui
investit métropoles et mégapoles ne va pas remettre
en cause cette idée d’un espace public – comme
lieu de la rencontre spontanée entre les individus de
classes, d’ethnies, de races et de cultures différentes – faisant appel à l’universel. La mise à
l’écart de cette idée, comme le démontre depuis un
siècle l’expérience de Los Angeles, pose problème
dans le contexte européen où pendant des siècles
l’espace public a été le support de l’urbanité. A Los
Angeles qui se caractérise par l’absence du piéton,
l’urbanité est complètement dissociée de l’espace
public et se vit dans de multiples réseaux associatifs ainsi que dans les espaces relevant d’institutions comme l’université, l’entreprise et la paroisse
alors que les espaces publics sont essentiellement
limités aux flux de la circulation. Mais l’espace institutionnel aussi valorisé qu’il puisse être n’est pas
accessible à tous. Le campus universitaire se vit
dans son quotidien comme un espace public se donnant pour référence l’universel mais, y participer,
suppose au préalable d’avoir réuni un baggage
intellectuel et des moyens financiers.
Aussi, la présente réflexion s’inscrit délibérément dans une démarche comparative qui prend le
parti de réinterroger nos savoirs et nos connaissances à partir d’une réalité existante, et ainsi, d’anticiper sur l’avènement de l’ère urbaine. A partir de
l’exemple de Los Angeles qui pendant longtemps a
été présenté comme un magma urbain – soit un
ensemble chaotique et fragmenté dont la seule
logique proviendrait du réseau autoroutier l’irriguant – avant d’être reconnu comme modèle d’urbanisation, il convient de problématiser dès à présent le sens que les termes d’urbanité, d’espace
public et d’identité pourront revêtir au XXIe siècle.
La présente réflexion repose, en effet, sur l’hypothèse implicite qu’une culture globale est en train
de se formaliser en relation avec les forces économiques évoluant à l’échelle planétaire mais qu’elle
est également susceptible d’être forgée et modelée
par la volonté des politiques. En effet, si la mondialisation de l’économie et la libération des marchés financiers, – thèmes largement évoqués dans
les travaux de sciences sociales depuis une décennie déjà à partir notamment de l’étude de la dyna-
94
mique spatiale des entreprises –, la culture globale
qui est en train de se forger autour des réseaux n’est
nullement appréhendée par les sciences sociales. A
l’heure de la circulation des flux d’informations, de
marchandises, de capitaux et d’individus (mondialisation de l’immigration), la réflexion prospective
ne peut faire l’impasse sur l’avènement d’une culture globale qui contribuerait à dissocier l’urbanité
de l’espace public pour l’enraciner dans des
réseaux associatifs ou encore dans l’ambiance kermesse bien contrôlée des centres commerciaux et
des parcs à thèmes.
Valorisation de l’espace domestique
au détriment de l’espace public
Pendant longtemps, l’extension spatiale de Los
Angeles à l’infini – ainsi que l’image chaotique
qu’elle véhiculait en raison de cette faible structuration d’une trame urbaine en dehors bien-entendu
du réseau autoroutier – furent présentés comme
étant indissociables de l’usage de la voiture qui
aurait empêché la ville de se doter d’une forme
urbaine compacte. Mais cette explication s’avère
peu valable si on prend en compte l’histoire de la
ville et qu’on réalise le poids structurant qu’y ont
joué les lignes de transports en commun. Le tramway et le chemin de fer avaient déjà largement
contribué à l’étendue urbaine. Aussi, une autre
hypothèse, celle de la valorisation de la sphère
domestique au détriment de l’espace public permet
d’aller au-délà des premiers clichés et de rendre
compte de la dynamique et du développement de la
ville, tout au long de son histoire.
Los Angeles dont la fondation remonte à 1781,
au moment où les Espagnols y ont crée un pueblo,
– un établissement à fonction essentiellement agricole – n’a bénéficié d’aucune prospérité économique sous le règne mexicain et ne comptait que
1 600 habitants en 1850, lorsqu’elle devint américaine. Il a fallu attendre la fin des années 1870 et
1880, pour constater une croissance démographique allant de pair avec une croissance économique. Mais contrairement à New York qui recevait
des immigrés en provenance d’Europe, Los
Angeles a accueilli des flux migratoires internes,
composés d’Américains de la côte Est et plus tard
du midwest. Ces Américains avaient succombé à la
propagande systématique menée, à partir des
années 1890, par la Chambre de commerce et les
médias qui n’ont cessé de vanter ses conditions climatiques et les bienfaits sur la santé de l’individu.
Ils étaient aussi en quête d’un cadre de vie différent
de ce qu’ils connaissaient et partageaient en fait
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
l’idéal d’une ville de maisons et de jardins, une
conception largement répandue à l’époque aux
Etats-Unis.
Les débats qui ont animé la vie politique du
Nouveau-Monde ont souligné le choix des
Américains d’ancrer leur démocratie dans la société rurale et dans les valeurs du monde rural. A la fin
du XVIIIe siècle, des intellectuels et des politiques
qui avaient eu la possibilité de se rendre en
Angleterre avaient été effarés par les conditions de
vie rudes et sinistres d’une partie importante de la
population des villes britanniques qui s’industrialisaient et se prolétarisaient. Les Américains étaient
hostiles à l’industrialisation et il a fallu attendre la
disparition des Pères fondateurs – autour des
années 1810-1820 – pour observer un changement
d’opinion à ce sujet. L’industrialisation devenant
inéluctable, des intellectuels, des pasteurs, des
urbanistes et des féministes ont alors entrepris de
formaliser la conception américaine de la ville. Les
transcendantalistes sous l’égide d’Emerson et de
Thoreau en réinterprétant le rôle de la nature dans
la civilisation ont plaidé en faveur d’une symbiose
entre nature et culture en raison des valeurs morales
de la première. Aussi ont-ils prôné l’expérience
quotidienne de la nature pour l’individu. Les pasteurs dont les sermons circulaient sur l’ensemble du
territoire pour les plus célèbres d’entre eux,
posaient comme condition préalable de renforcer la
sphère familiale. Face aux mutations sociales et
culturelles engendrées par l’industrialisation, ils
ont misé sur la famille comme refuge des valeurs
morales et comme institution en mesure d’assurer
la continuité historique d’une civilisation. Les
féministes sous l’égide notamment de Catherine
Beecher et de sa sœur Harriett – connue du public
américain en tant qu’auteur du célèbre roman, “La
case de l’oncle Tom” – ont institué la femme responsable du foyer et de l’éducation des enfants et
n’ont pas hésité à dessiner dans leur ouvrage commun “la maison de la femme américaine” publié
en 1869, les plans des différentes pièces d’une maison répondant aux impératifs fonctionnels mais
aussi esthétiques. La maison devait refléter de par
sa simplicité la présence de Dieu mais devait également être située à proximité de la nature.
Les points de vue des uns et des autres ont réussi à converger et à valoriser la banlieue au détriment de la ville. Le cadre de vie idéal de la famille
fut associé à la maison entourée d’un jardin à proximité de la nature et non loin de la ville que les
architectes et les paysagistes se sont alors empressés d’interpréter par des dessins puis des réalisations. Or, c’est bien cette image qui prévalait dans
les têtes de ces Américains qui partaient pour Los
Angeles. L’ensemble des délibérations des réunions
du conseil municipal, où il fut constamment question de maintenir et de préserver le paysage de maisons et de jardins, peuvent le confirmer. La majorité des habitants a dû se mobiliser pour faire face à
la pression des promoteurs et des tenants des transports en commun, pour éviter tout risque de densification du tissu urbain, alors que la voiture se diffusait largement. Le principe de la maison et du jardin a prévalu jusque dans les années 1980 au cours
desquelles on a assisté à l’émergence d’un urbanisme de compromis, notamment dans les nouveaux
développements situés à la périphérie de la ville
mais aussi dans les territoires de reconquête urbaine. Ce nouvel urbanisme s’inscrit souvent dans le
développement de ces lotissements privés ou
“gated communities”.
Los Angeles a d’autant plus facilement adopté
et absorbé cette conception américaine de la ville
du milieu du XIXe siècle que son histoire urbaine
avait été relativement limitée. En valorisant la
sphère domestiques, elle a abandonné toute idée de
la rue, de la place publique ou de l’architecture
monumentale.
Une urbanite indissociable
du mouvement associatif
A Los Angeles qui ne tolère pas la présence du
piéton – ce qui a même fait dire à certains qu’elle
ne pouvait être qualifiée de ville – et où l’espace
public est essentiellement limité à la circulation des
flux, en dehors peut-être de la plage, il n’est pas
question d’aborder le chapitre de l’urbanité en partant de l’espace public. L’animation urbaine n’est
pourtant pas absente de la vie quotidienne mais elle
se vit dans des espaces relevant d’institutions,
comme les campus universitaires, les caféterias et
les galeries commerciales des immeubles de
bureaux, les centres commerciaux, les parcs à
thèmes, les clubs et les paroisses, sans oublier les
associations qui pénètrent souvent d’ailleurs la
sphère domestique. Se promener à pied à Los
Angeles, y compris dans les beaux quartiers dont
les trottoirs sont verdoyants parce que parés
d’arbres d’une très belle allure (alors que le climat
plutôt sec ne facilite pas leur présence) et que la
pelouse séparant l’entrée de la maison du trottoir
est toujours bien entretenue, s’avère en réalité une
drôle d’expérience. Le piéton se sent incapable de
discerner la vie qui anime ces maisons et ces jardins
situés à l’arrière. Seul un panneau situé à l’entrée
du quartier et signalant le programme de surveillance “neighborhood watch program”, rend
compte de la solidarité qui lie les différents voisins.
95
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
La rue est réduite à la fonction de décor dont
l’esthétique permet d’identifier un quartier riche
d’un quartier de classe moyenne ou un quartier
pauvre. Elle est pure extériorité par opposition à la
chaleur protectrice que peut représenter la sphère
domestique. La démarcation entre l’espace public
et l’espace domestique n’est pas matérialisée. On
voit rarement des enfants jouer sur cette pelouse à
l’entrée de la maison pas plus que l’on ne voit des
adultes flâner. Tout se passe à l’intérieur, loin du
regard du passant. Les relations de voisinage se traduisent rarement par des rencontres fortuites mais
font un usage intensif du téléphone. Vivre dans un
tel cadre autorise à comprendre pourquoi Los
Angeles connaît un nombre aussi impressionnant
de gangs. Les mutations de la sphère économique
en relation avec la mondialisation de l’économie et
l’arrivée de flux migratoires en provenance
d’Amérique latine et de pays asiatiques qui mettent
en rivalité sur le marché du travail et du logement
les immigrés et les anciennes minorités, ne peuvent
à elles seules l’expliquer. A Los Angeles, l’espace
public n’est pas fréquenté par le public et s’il l’est,
comme à Broadway situé dans le centre-ville, il
relève plutôt de l’espace communautaire car investi par la communauté hispanique. Cette rue qui,
dans les années 1920-30, connaissait une grande
animation grâce à la fréquentation des salles de
cinéma et de spectacles en dehors des heures de
bureaux, parallèlement à l’émergence de
Hollywood, a progressivement été envahie par les
populations hispaniques.
la lutte contre l’incendie ou le maintien de l’ordre.
Les Américains qui arrivaient à Los Angeles se sont
organisés sur le même modèle que les immigrés
européens débarquant à New York. Ils se réunissaient dans le cadre d’associations représentant un
Etat de la confédération et intitulées “state societies”. Les Pennsylvaniens ont fondé dans les
années 1880 la première state society dont les
membres se rencontraient à l’occasion d’un piquenique certains dimanches. Mais ces associations ont
disparu de la vie de Los Angeles autour des années
1930.
L’urbanisation de Los Angeles est indissociable
de l’histoire de la promotion foncière, comme l’a
bien écrit Mike Davis, mais elle inclut aussi la
dimension associative centrée sur la vie du lotissement, et parfois aussi, responsables de certains services publics. Les associations de lotissements se
voulaient tout autant un moyen en vue d’organiser
des nouveaux propriétaires et des nouveaux habitants face au pouvoir des promoteurs ou encore face
à la municipalité qu’un espace de rencontre de ces
nouveaux habitants. Elles assuraient la continuité
de la vie sociale, faciliter le quotidien des habitants
sans pour autant conférer un sens aux lieux. En
effet, en raison peut-être de la forte mobilité sociale et géographique des habitants aisés – qui n’ont
pas hésité à quitter les quartiers situés à proximité
du centre-ville pour les quartiers ouest ou pour ceux
proches de l’océan –, les associations n’ont jamais
contribué à enraciner les habitants. Elles se donnaient plutôt le rôle de contre-pouvoir ou de lobby
d’habitants en quête de services publics face à une
municipalité. Au début de l’urbanisation, elles
étaient même allées jusqu’à prendre en charge un
certain nombre de services d’intérêt public, comme
Observer, analyser et comprendre la réalité
urbaine qu’est Los Angeles au travers des pratiques
sociales permet de comprendre la dissociation possible entre espace public et urbanité ainsi que le
risque de confiner le premier à l’espace communautaire.
96
La vie associative de Los Angeles qui en fait
participe de son urbanité est certainement peu différente de celle qui anime les banlieues américaines. Elle se constitue sur une base territoriale ou
sectorielle comme la pratique d’un sport ou d’une
activité particulière. Les clubs privés – y compris
les fameux “country clubs” – sont également des
espaces d’animation et de mise en relation entre les
individus tout en se distinguant des associations par
le montant de la cotisation annuelle et celui du droit
d’entrée. La vie associative ne se limite pas uniquement au quartier et elle est tout aussi importante au niveau de la paroisse. Bien que l’on ne dispose pas de statistiques en mesure de quantifier ce
phénomène, il est possible d’affirmer que la majorité des habitants appartiennent à une paroisse et
qu’ils fréquentent régulièrement les lieux de culte.
A Los Angeles, les paroisses sont également des
lieux de socialisation.
Urbanité, espace public
et espace communautaire
L’espace public connaît à Los Angeles une très
faible animation, cela a été dit, y compris dans le
centre-ville qui pourtant a fait l’objet d’une politique de rénovation urbaine de grande envergure,
au cours de ces trente dernières années. A la suite
de cette opération d’urbanisme, la ville s’est dotée
de plusieurs gratte-ciel qui lui donnent une allure
de ville-monde ou encore de ville globale. Mais
quel contraste avec New York, sa principale rivale !
A New York, le gratte-ciel s’ouvre sur la rue, ce qui
n’est pas le cas à Los Angeles où l’on a généralement accès au bâtiment à partir du parking situé en
souterrain. La majorité de ces tours abritant des
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
bureaux, offre également des cafétarias, des restaurants et des galeries marchandes bien agréables
pour éviter à l’usager du bâtiment d’avoir envie de
sortir. Quant aux hommes et femmes d’affaires,
tous les moments de détente et de socialisation s’effectuent dans les nombreux clubs privés du centreville, peu visibles de l’extérieur bien que réputés
pour leur cuisine raffinée.
Cette absence d’animation des espaces publics
de l’ensemble du territoire de Los Angeles, y compris d’ailleurs dans le centre-ville, – sauf peut-être
à quelques moments de la journée comme la sortie
des bureaux –, ne permet pas de passer sous silence la vitalité d’une rue du centre-ville, Broadway.
Broadway est animée tous les jours de la semaine,
y compris le dimanche en raison de sa proximité
avec les paroisses catholiques dont celle de Santa
Vibiana. Vivre l’expérience de Broadway démontre
l’impératif d’une distinction entre espace public et
espace communautaire. L’espace public relève
d’une invention subtile dans la mesure où il se veut
non pas le miroir d’une communauté mais le reflet
de la capacité de distance qu’elle se donne par rapport à elle-même. Aussi, l’universel n’est pas
donné, mais s’avère un espace à construire en permanence dans l’échange, la dispute et l’argumentation. L’espace public est un espace auquel tout individu, quel que soit sa race, sa couleur, sa classe
sociale a accès et est en mesure d’investir et de
s’approprier à condition de reconnaître l’autre dans
ses différences et ses ressemblances. Dans l’espace
public l’individu apprend à se situer par rapport à
l’autre et ne prend véritablement conscience de son
identité que face à l’autre. On est alors dans le
registre du “je pense l’autre, donc je suis”.
L’espace public qui fait référence à des images
symboliques parlant aux uns et aux autres, – bref à
ce qu’ils peuvent avoir en commun – est différent
de l’espace de la communauté.. L’espace public en
maintenant la communauté à distance d’elle-même
réussit à la soustraire. Il n’a pas pour fonction de
fondre les individus dans la figure de l’Un comme
l’écrit Etienne Tassin, mais les répand dans l’espace en les extériorisant. Il se pense alors comme une
dialectique entre un mouvement de divergence et
une tendance à la convergence et tente de se maintenir dans un équilibre instable et fragile. Pas question de faire de l’espace public l’espace de la communauté pas plus qu’il n’est question de verser
dans l’atomisation sociale. Le travail de l’urbaniste
comme celui du politique consiste alors à comprendre cette distanciation avec la communauté,
tout en évitant de dissocier le lien entre les individus. Colette Pétonnet dans sa contribution à
“Qu’est-ce qui Institue la ville ?” avait démontré la
puissance de l’anonymat dans la constitution de
l’espace public qui contraint l’individu à se penser
tout en se tenant à distance de soi. En se référant à
Heidegger, on parle alors de “distancialité” exigée
par l’être-en-commun. L’individu dans l’espace
public est affranchi de tout lien communautaire ou
encore de toute appartenance.
La ville européenne tout au long de son histoire a intégré dans sa matérialité cette modalité d’un
espace qui institue un public au regard d’une scène
publique. Cet élèment fondateur explique la richesse et le caractère unique que peuvent représenter la
majorité des villes européennes. L’espace en devenant public – quand il n’est plus soumis au registre
commun –, renvoie au sacré, non pas à ce sacré
religieux mais aux termes du contrat social.
L’espace public est le support et l’enjeu d’un code
d’urbanité qui se veut l’expression matérielle ou
encore une pratique ancrée de la citoyenneté. Dans
la tradition et l’histoire européennes, l’urbanité est
associée à l’espace public qui renvoie à l’esprit de
la démocratie.
Prospective urbaine culture globale
et urbanité
Los Angeles a choisi d’articuler l’urbanité aux
réseaux associatifs et aux institutions politiques et
privées qui font la ville. Replacée dans le contexte
américain, cette situation ne présente aucun risque
majeur dans la mesure où les Américains n’ont
jamais enraciné leur démocratie dans la ville mais
dans les valeurs du monde rural. La ville dans la
civilisation américaine se conçoit comme un compromis acceptable entre le monde rural et les exigences de l’industrialisation. Mais Los Angeles
pose problème à partir du moment où les chercheurs l’associent à la métropolisation. Les auteurs
de l’Encyclopédie des Etats-Unis au XXe siècle,
n’hésitent pas à identifier métropolisation à losangelisation. Cette affirmation qui sous-entend que la
civilisation urbaine qui se profile à l’échelle planétaire s’inspirerait de l’expérience de Los Angeles
signifie la dissociation entre urbanité et espace
public.
Dans ce schéma, l’essentiel de la vitalité urbaine reste confinée à la sphère domestique branchée
sur les réseaux invisibles et l’essentiel de l’animation urbaine dans les espaces marchands avec le
risque de voir l’espace communautaire s’approprier
l’espace public. A l’heure où la culture globale
envahit la planète, il est temps de prendre une certaine distance avec la civilisation américaine et
d’affirmer notre spécificité. Peut-on alors se per-
97
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
mettre de limiter notre expérience de l’espace
public à l’ordre marchand alors que la crise de l’espace public devrait vraisemblablement être le
moment privilégié de repenser les termes du contrat
social et de réinventer cette notion de la multiappartenance et du multi-ancrage de l’individu.
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De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Tokyo
ou le champ du prédicat
Augustin Berque
Centre de recherches sur le Japon contemporain EHESS/CNRS
1. Le silence de la ville
Tokyo (Tôkyô) parle moins de lui-même que
dans la décennie passée. Reste, bien sûr, que la capitale du Japon est la plus grande et la plus riche des
villes de la planète ; mais qu’est donc devenu le fantasme nommé Tokyo ? Qu’est devenue la “tokyologie” (Tôkyô-ron), qui anima tant les années quatrevingts, et avec elle “l’édotique” (Edo-gaku, i.e. les
études sur l’antécédent pré-meijien de Tokyo, Edo),
d’où elle tenait ses quartiers de noblesse ?
Participant voici peu, à Osaka, à un colloque
sur “la ville à maturité” (seijuku toshi), je m’étonnais de ne rien retrouver, dans les communications
japonaises offertes à la discussion, des thèmes qui
naguère faisaient considérer la ville de demain sous
les espèces de Tôkyô, voire sous les espèces d’Edo
(que le discours tokyologique avait déclarée, dans
les années quatre-vingts, postmoderne avant la
lettre). La substance des études de cas mis à part,
les questions abordées dans ces communications
auraient pu l’être à propos de Paris ou de Los
Angeles. Autrement dit, la généralité de la question
urbaine l’emportait sur l’idiographie, alors que
dans la décennie passée, c’eût été l’inverse : la singularité même de Tokyo s’imposait à l’urbanologie
comme un nouveau paradigme, supplantant les critères qui jusque-là procédaient de “la ville occidentale”. L’exemple type de ce point de vue, l’ouvrage
d’Ashihara Yoshinobu1 paru en 1986, Kakureta
Dans ce texte, les anthroponymes japonais sont donnés dans leur
ordre normal : patronyme avant le prénom.
1
chitsujo (ce que rend exactement le titre de la traduction française parue en 1994 : L’Ordre caché)
illustrait cette passation des pouvoirs entre “Paris,
ville du XIXe siècle” et “Tokyo, ville du
XXIe siècle”. Comme il se dit, depuis Benjamin,
que Paris n’était pas seulement ville, mais capitale
du XIXe, tout laissait à penser dans cette comparaison que Tokyo n’annonçait pas seulement le siècle
à venir : il en serait la capitale. Or nous voici aux
portes du XXIe siècle, mais où est passé Tokyo ?
Dans les couloirs du colloque susdit, je menai
donc une petite enquête à ce sujet. A chacun de mes
collègues nippons, je demandai quel ouvrage, paru
dans les années quatre-vingt-dix au sujet de Tokyo
ou de la ville japonaise en général, leur avait fait
autant d’impression que les travaux, devenus classiques, de la décennie précédente – tels, outre le
livre d’Ashihara, ceux de Jinnai Hidenobu, Maeda
Ai, Yoshimi Shunya, etc. Réponse : rien. Il se
publie moins de choses, et rien que du tout-venant ;
la veine tokyologique est bien asséchée...
Silence donc sur Tokyo. Ce qui se vend dans les
librairies, ce dont on parle aujourd’hui, c’est
d’autres choses que de ce paradigme déchu : de
questions d’environnement ou de bien-être, par
exemple, qui certes peuvent avoir Tokyo pour
cadre, mais dont la teneur n’en reçoit plus aucune
aura de singularité. Sans doute ce qui se passe là
est-il généralement plus massif qu’ailleurs (démographiquement trois fois plus que dans la région
parisienne, par exemple), mais cela ne nous dicte
pas pour autant ce que devra être la ville de demain.
Tokyo a perdu son empire sur les imaginations nip-
99
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
pones ; et ce n’est pas les images que continuent de
publier, profession oblige, les revues d’architecture, qui cacheront ce curieux phénomène : la vogue
du discours tokyologique s’est amortie à peu près
en même temps que se recroquevillait la fameuse
bulle spéculative des années quatre-vingts. A croire
que l’une et l’autre n’étaient que deux aspects d’un
même processus2...
Telle est l’hypothèse de laquelle je partirai, en
l’enracinant d’abord dans un retour sur la décennie
passée, puis en examinant ce qui se dit (tout de
même) aujourd’hui sur Tokyo, pour essayer de saisir les ressorts profonds de l’urbanité de cette ville
– l’urbanité, ici, étant entendue comme le sens de
la ville ; sens qui relève triplement de la signification (mentale), de la sensation (charnelle) et du flux
spatio-temporel de la réalité urbaine.
2. L’emblème d’un paradigme
postmoderne
C’est au plus haut de la vague tokyologique des
années quatre-vingts que fut publié le livre
d’Ashihara. Rappelons en les grandes lignes.
L’auteur, architecte connu, part d’une analyse
de la relation entre l’intérieur et l’extérieur du bâtiment. A partir de raisons principalement structurales (le mur supportant la toiture), l’urbanité européenne a donné beaucoup d’importance à la façade.
Voyez par exemple les églises de la Renaissance en
Italie. Corrélativement, la forme externe des bâtiments est déterminante. On lui accorde par conséquent un statut élevé ; ainsi à Paris, “ville de la
forme” (keishiki no machi, p. 145). Au contraire,
dans une tradition architectonique comme celle du
Japon ou des îles Tonga, ce sont les piliers qui supportent le toit ; par suite, l’enveloppe externe (nos
murs et nos façades) ne sont guère significatifs.
D’où un désintérêt relatif envers le contour et la
décoration de l’enveloppe. Cet argument rend
opportunément compte du désordre visuel des ville
japonaises d’aujourd’hui : dans une telle urbanité,
en effet, se préoccuper d’une mise en ordre esthétique de la rue n’a guère de sens.
Ashihara oppose ensuite une architecture
– celle de l’Europe – qui doit se voir à distance, et
une architecture – celle du Japon – qui doit se voir,
ou se sentir plutôt, de tout près. Le Parthénon doit
se voir à distance, dans l’harmonie de sa forme sous
2
C’est ce que j’ai essayé de montrer dans “Du Geste à la cité.”
100
le ciel de Grèce. De près, ce n’est qu’une masse de
pierre. Au contraire, l’architecture japonaise doit
s’apprécier de près, dans la pénombre et la fragrance de ses bois, la douceur du tatami sous le pied
nu...
Ce qui vaut pour l’architecture vaut aussi pour
la ville. Les Européens, comme les Chinois, se sont
attachés à concevoir des ensembles (zentai no keikaku, p. 69), tandis que les Japonais se sont préoccupés d’accomplissements partiels (bubun no kansei, p. 69). Non seulement ils se sont peu intéressés
aux symétries grandioses qu’ils avaient apprises de
la Chine, et les ont bientôt délaissées après les avoir
imitées dans leurs premières capitales, mais ils ont
fait de l’incomplétude et de l’asymétrie les valeurs
directrices de leur esthétique. Bien qu’elles aient au
cours de l’histoire beaucoup emprunté à la Chine
puis à l’Occident, les villes japonaises l’ont en réalité fait dans une urbanité complètement étrangère
à celle de leurs modèles.
Au Japon, de ce fait, c’est la partie et non le tout
qui importe. Or, cela n’est-il pas une tendance proprement postmoderne, laquelle est en train de s’imposer graduellement au monde ? Dans une telle
perspective, cette pensée de la partie, sans principe
défini au départ et sans conception d’ensemble, va
devenir un avantage (yûi ni naru, p. 79).
Tokyo est l’exemple même de cette urbanité
dans laquelle, en partant de la partie (le lieu d’une
fonction donnée), on la développe par accrétion
pour aboutir, en fin de compte, à une forme d’ensemble. Tracer d’avance le contour de la forme tarirait la vitalité et la fonctionnalité de l’architecture
cernée par ce contour. L’urbanité européenne, qui
au contraire s’attache au style, s’emprisonne ellemême à l’intérieur de ses formes prédéfinies ; tandis que l’architecture japonaise, en donnant plus
d’importance au contenu qu’à la forme, adapte souplement celle-ci à l’évolution des besoins. Ce faisant, elle aboutit à des formes parfois très complexes, dont les contours évoquent la géométrie
fractale. Il y a là incontestablement un ordre, mais
c’est un ordre caché sous les apparences du chaos.
Contrairement à l’urbanité européenne, dans
laquelle on fixe les formes en partant de leur
contour externe de manière centripète et soustractive (voyez l’Unité d’habitation de Le Corbusier à
Marseille), l’ordre de l’architecture japonaise progresse à partir de l’intérieur, de manière centrifuge
et additive (voyez la villa Katsura, à Kyôto). A
chaque stade de cette accrétion, correspondent des
formes qui ne sont jamais que les sous-ensembles
de formes virtuelles ou futures. Ce sont des
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
“holons”, dont chacun est autonome à son propre
niveau, mais qui tous ont une affinité entre eux, et
dont la croissance est organique, comme celle des
êtres vivants. D’où l’infinie souplesse du tissu qui
en procède : avec ses formes changeantes et toujours adaptables, la ville japonaise, et Tokyo en particulier, est une “ ville-amibe ” (amêba toshi, p. 97).
Ce qui précède est assez connu des architectes
et des urbanologues du monde entier, les revues
spécialisées ayant donné un écho certain aux thèses
d’Ashihara, ou à des thèses voisines. Des architectes européens, comme Bernard Tschumi, les ont
répercutées ; cela parce que l’on était incontestablement, au cours des années soixante-dix et
quatre-vingts, à la recherche d’un paradigme destiné à supplanter le paradigme déchu des thèses du
mouvement moderne. La demande était forte à cet
égard. La tokyologie s’est engouffrée dans ce créneau idéologique, où l’on ne demandait qu’à l’accueillir, au point même de ne pas entendre ce qui
pouvait écorner ce paradigme en puissance. Je me
souviens par exemple d’une conférence donnée
voici quelques années dans une école d’architecture londonienne, et dont le contenu fut partiellement
repris dans The Architect’s Journal (vol. 203, n° 15,
p. 31) : alors que j’y avais analysé de manière critique les motifs dominants de la tokyologie, ceuxci étaient repris au premier degré, comme s’il
s’agissait effectivement d’un modèle à suivre...
3. Une métaphore de l’identité
japonaise
Or le paradigme tokyologique est un fétiche
dangereux, tant pour les Européens qui en ignorent
l’histoire et le contexte, que pour les Japonais qui
s’en cachent les mobiles profonds. Qu’en est-il en
fait ?
Constatons d’abord que la vogue de la tokyologie dans les années quatre-vingts succédait à celle
de la nippologie (nihonjinron : essais sur l’identité
japonaise) des années soixante-dix. Constatons
ensuite que ces deux courants, lorsqu’on en analyse les motifs dominants, révèlent de nombreuses
analogies, voire des homologies. C’est ce que j’ai
montré, par exemple, dans Du Geste à la cité, et
plus particulièrement dans un article paru en 1994
dans les Annales, histoire, sciences sociales : “J’en
ai rêvé, c’était Tokyo. Prémices d’un fantasme collectif”. J’y comparais la thématique de quatre
ouvrages qui m’ont semblé particulièrement révélateurs à cet égard, notamment parce qu’ils relèvent
de domaines très différents au premier abord, et que
leurs auteurs n’appartiennent nullement à ce qu’on
pourrait considérer comme une même école de pensée : 1. le livre susdit d’Ashihara ; 2. Tate shakai no
rikigaku (Dynamique de la société en hauteur), de
l’anthropologue Nakane Chie (1978) ; 3. Modân no
datsu-kôchiku (Déconstruire la modernité), du
sociologue Imada Takatoshi (1987) ; 4. Nihon-gata
shisutemu (Les systèmes de type japonais), ouvrage collectif pluridisciplinaire dirigé par le sociologue Hamaguchi Eshun (1992).
Le premier de ces livres, comme on vient de le
voir, s’attache à argumenter un modèle nommé
Tokyo, modèle censé nous conduire “vers la ville
du XXIe siècle” (nijûisseiki no toshi e mukatte,
sous-titre de l’ouvrage). La figure de l’amibe en
résume les caractères.
On retrouve à peu près le même emblème dans
le livre de Nakane : une étoile de mer, choisie parce
que cet échinoderme illustre la dynamique de la
société japonaise (dont je ne reprends pas ici l’interprétation). En effet, à la différence des vertébrés
dont le système nerveux est centralisé, celui de l’astérie l’est peu, ce qui confère une relative autonomie
à chacun de ses bras. C’est par proxémie, tel bras
influençant son voisin, que s’engage ce qui va devenir le mouvement d’ensemble de l’animal. Pas de
direction préétablie, pas d’ordre émanant d’un
centre. Le mouvement est donc aléatoire au début,
mais une fois lancé, il devient unitaire et contraint
tous les bras, désormais pris dans une même dynamique.
Le livre d’Imada n’utilise pas les facilités
d’images de ce genre, et il ne s’occupe pas non plus
de contraster le Japon à l’Occident (tâche inlassablement reprise par les nippologies, tel le livre de
Nakane). Il discute des thèses à vocation universelle (Gödel, Varela, Prigogine...), et c’est un modèle
de société sans patrie particulière qu’il entrevoit
pour terminer : une “société auto-réflexive” (jisei
shakai, p. 187). Pourtant, ce qu’il construit en
déconstruisant la modernité, c’est une figure étrangement proche de ce par quoi Nakane ou Ashihara
caractérisent la japonité : dans la société autoréflexive, en effet, régnera un ordre procédant non
point de principes préétablis mais de la coexistence
des parties, lesquelles se co-adapteront, de manière
semi-aléatoire, en macro-structures au bout du
compte animées d’un mouvement unitaire certes,
mais non prévisible, par défaut de centralité.
Autrement dit (mais Imada ne l’écrit à aucun
moment, et sans doute cette idée ne l’effleure-t-elle
pas), la société de demain sera de type japonais.
Quant au dernier livre, il émane d’un professionnel de la nippologie, qui donne ici à ses thèses
101
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
l’appui d’un éventail d’études systémiques allant
des sciences humaines à la physique, à la biologie et
à l’ingénierie. Au vocabulaire près, les thèmes
dominants sont les mêmes que ceux que l’on vient
de voir. Il apparaît notamment que la société japonaise est une “société en réseaux” (nettowâku shakai), fonctionnant de manière holonique et composée non pas d’individus (kojin) mais de “contextus”
(kanjin), c’est-à-dire d’êtres sachant trouver leur
propre intérêt dans l’intérêt du groupe, et observant
les trois règles suivantes : dépendance mutuelle,
confiance mutuelle, relation à autrui posée comme
une fin et non comme un moyen. Cette morale de la
société en réseaux excipe de figures biologiques et
physiques, parmi lesquelles on retrouve, sans trop
de surprise, l’étoile de mer, en compagnie des bancs
de poissons, des phénomènes oscillatoires, de la
bioconvection et d’autres totems postmodernes.
Cependant la langue – et les domaines qu’elle
nourrit directement, comme la littérature, la chanson, les slogans publicitaires etc. – n’est que l’un
des systèmes symboliques où se sustente la centralité d’une capitale. L’architecture, ou plus généralement l’organisation spatiale de la ville, est un outil
sémantique fort efficace à cet égard. Cet outil a été
maintes fois utilisé au cours de l’histoire, par
exemple à Rome par les papes de la ContreRéforme, en vue de réaffirmer la centralité que lui
contestait le protestantisme. Les dynasties chinoises avaient coutume, à leur avènement, de
détruire les palais de la dynastie précédente, voire
sa capitale entière, pour se doter des leurs propres.
La politique architecturale du Président Miterrand
parlait au-delà de la France, et les tours du Tochô
(le Gouvernement de Tokyo) parlent au-delà du
Japon...
L’espace manque pour développer ici l’analyse
de ces diverses thèses et de leur affiliation. Jugeons
du moins que la tokyologie des années quatrevingts n’était un phénomène ni autonome, ni neutre
politiquement. C’était l’expression métaphorique
– prenant pour emblème la ville capitale – d’un
courant d’idées qui a une longue histoire et de profondes implications d’ordre politique et philosophique. Il faut en être averti quand on invoque
l’exemple de Tokyo, d’autant que cette ville veut
effectivement dire quelque chose pour le monde
entier : c’est nous aussi qu’elle concerne.
Pourtant, un ordre spatial imposant n’est pas
tout. Si c’était le cas, le Bucarest de Nicolai
Ceaucescu serait devenu fontaine de sens pour les
Roumains et pour l’Europe orientale, ce qui ne fut
pas le cas. Pour faire sens et diffuser sa centralité,
l’ordre spatial d’une capitale doit symboliser les
motifs d’un système sémantique qui transcende les
formes matérielles et le pouvoir effectif. Or c’est
exactement le cas des motifs que j’ai esquissés plus
haut dans le cas de Tokyo. Parler “d’ordre caché”,
“d’anarchie progressive” (Shinohara Kazuo), de
“chemins holoniques” (Jinnai Hidenobu), de
“chaos créateur” (Takashina Shûji), etc.4 cela faisait
sens dans le contexte du postmodernisme, mais pas
comme on eût pu le croire de prime abord.
4. Les capitales comme fontaines
de sens
Les capitales, moins encore que les autres
villes, ne sont pas que des entités matérielles. Ce
sont nécessairement aussi des emblèmes, des fontaines de sens qui confèrent de l’autorité à un certain pouvoir. Suivant le degré de cette centralité en
divers domaines, leur aura sémantique atteint des
horizons plus ou moins lointains. Les vecteurs en
sont des symboles, que soutiennent et promeuvent
des appareils de toutes sortes. Une question déterminante est de savoir si ces symboles transcendent,
ou non, les limites d’une communauté nationale ou
ethnique. La centralité de New-York3, par exemple,
est remarquablement soutenue par la diffusion de la
langue anglaise à travers le monde. Or ce n’est pas
le cas de Tokyo.
Capitale encore de l’américanité (sinon des Etats-Unis ou de l’Etat de
New-York), quoique Los Angeles en propose un paradigme concurrent.
En effet, matériellement, socialement et politiquement, Tokyo n’a rien d’anarchique ni de chaotique. C’est une entité manifestement rationnelle et
fonctionnelle, pour autant que l’on considère les
mobiles effectifs de ses principaux acteurs ; à
savoir notamment de mobiliser de plus grandes
masses de travail, et de maximiser la rente foncière. La presse relatait, par exemple, ces jours derniers que Mitsubishi Jisho (l’Immobilière
Mitsubishi) vient d’acquérir, en repoussant les
assauts de capitaux étrangers, les terrains anciennement occupés par le siège des ex-Chemins de fer
nationaux, juste devant la gare de Tokyo. Il faut
voir que cet achat consolide une politique foncière
systématiquement poursuivie depuis les premières
années de Meiji, et qui a fini par faire de Mitsubishi
Jisho, pour ainsi dire, le propriétaire de
Marunouchi (le principal quartier des affaires de
3
102
4
Sur ces divers motifs et leur logique d’ensemble, v. Du Geste à la cité.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Tokyo, c’est-à-dire le cœur du capitalisme japonais). C’est là une stratégie d’un tout autre genre
que celle des bras l’étoile de mer !
Au demeurant, dissimuler cette rationalité (cet
“ordre caché” que ne veulent pas dire les ouvrages
comme celui d’Ashihara) derrière des images telles
que le chaos ou l’étoile de mer, cela ne relève pas
que de la poudre aux yeux. Ces images n’auraient
eu aucun sens, et par conséquent n’auraient pas
engendré de fantasme collectif, si elles n’avaient
pas eu quelque lien avec, d’une part, la spatialité
japonaise traditionnelle, et d’autre part l’état présent de notre civilisation.
Quant au premier de ces deux aspects, qu’il suffise d’avoir à l’esprit l’image d’un parcours dans un
jardin tel que le Koishikawa Kôrakuen : tout y est
organisé de manière que l’on pourrait dire “holonique”, chaque vue se suffisant à elle-même et
aucune ne commandant l’ensemble du jardin, sinon
virtuellement l’île Hôrai, qui se trouve au centre de
la mare, mais à laquelle on ne peut accéder5
Quant au second aspect, rappelons (avant d’approfondir ce thème un peu plus loin) que lorsque
Roland Barthes, dans l’Empire de signes (1970),
écrivit que l’on trouve à Tokyo un “centre ville,
centre vide”, il fit corrélativement allusion à la
question du sujet. Ce faisant, et si brève que fût cette
mention, il pointait l’une des synapses dont s’innervent les fantasmes collectifs. Certes, Barthes n’était
ni japonologue, ni urbaniste ; mais pour cette raison
même, la formule qu’il sut trouver, en établissant un
lien entre l’image de Tokyo et la question la plus
fondamentale et la plus générale de la postmodernité (i.e. le déboulonnage du sujet moderne), n’en participa que plus efficacement à l’institution de Tokyo
en emblème de la postmodernité.
Ce seul exemple suffit à montrer que l’aura
sémantique dont Tokyo forme le foyer s’étend largement au-delà du Japon, et même au-delà des
affaires japonaises. Corrélativement, les choses de
Tokyo ont plus que commencé à se teinter de mondialité, comme le faisaient les choses de Paris ou de
Vienne à la Belle Epoque, ou comme l’ont fait
celles de New-York plus tard dans notre siècle. En
ce sens, il n’est pas absurde d’imaginer qu’au siècle
prochain, Tokyo pourrait devenir l’emblème d’une
certaine hégémonie, sur un plan qui reste à définir
(le propre des hégémonies étant de s’imposer là où
on ne les attendait pas). Ses chemins holoniques,
5
Sur cette spatialité, v. mon Vivre l’espace au Japon (PUF, 1982), ainsi
que Berque-Sauzet-Ferrier.
ses astéries et ses contextus ne sont-ils pas corroborés par la puissance du yen ? Tout comme le
franc-or corroborait l’ordre haussmannien du Paris
de la Belle Epoque...
Quelle que soit la place du Japon dans le monde
au siècle prochain, et cette place serait-elle justement hégémonique à certains égards, elle aura vraisemblablement Tokyo pour emblème. Il n’y a
jamais eu d’hégémonie, dans l’histoire humaine,
qui ne fût soutenue par l’image d’une capitale ;
telles Babylone, Bagdad, Chang’an, Londres...
toutes ces villes qui ont fonctionné comme des fontaines de sens, ou des foyers de fantasmes, bien audelà de leur pouvoir matériel.
5. Le déni de l’acteur politique
La formule barthésienne du “centre ville, centre
vide” restera dans l’histoire. Non que Barthes ait eu
le premier cette idée, car, pour ce qui est de la
langue française, Claudel (qui fut ambassadeur à
Tokyo) l’avait plus ou moins énoncée avant lui ;
mais, comme on l’a vu plus haut, parce qu’il sut, du
même mouvement, établir un rapprochement suggestif avec la question du sujet. Ce rapprochement
lui-même, peut-être lui fut-il soufflé par quelque
ami japonais ou français résidant à Tokyo ; toujours
est-il que Barthes, mieux que d’autres avant lui, sut
dire ainsi quelque chose qui touche au plus profond
de l’identité japonaise.
Ce que symbolise en effet le “centre vide” de la
capitale du Japon, ce n’est pas seulement l’insaisissable, l’insubstantielle autorité d’un empereur qui,
hormis la période 1868-1945, règne depuis des
siècles sans le moindre pouvoir politique. C’est une
structure ontologique invétérée dans l’histoire de la
nation japonaise, et, au-delà d’elle, dans une vision
de l’existence qui, par le taoïsme et le bouddhisme,
a depuis vingt-cinq siècles irrigué la moitié orientale du monde. Cette vision procède, en effet, du
“vide” bouddhique (sûnyatâ en sanskrit, kû en japonais) et du “néant” taoïste (wu en chinois, mu en
japonais) ; elle s’accompagne d’un non-substantialisme qui est en même temps, et littéralement, un
“non-moi” (an-âtman en sanskrit, muga en japonais), ainsi que d’un “non-agir” (wuwei en chinois,
mui en japonais), dans un ensemble conceptuel qui
est aux antipodes de la conception occidentale
moderne, celle d’un sujet substantiel, central et disposant souverainement de l’objet ; conception qui,
on le sait, pousse également ses racines très loin
dans le passé. A ce sujet occidental, la pensée orientale, et plus particulièrement japonaise, oppose ce
que l’on pourrait appeler, pour faire bref, un
“ambiant” a-subjectif, a-substantiel et a-centré,
103
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
relevant du devenir et non de l’être, et que l’on
pourrait symboliser par le sinogramme du vent (fû
en lecture japonaise)6.
Ce discours sans père, dont le “centre ville,
centre vide” est l’emblème, c’est la parole commune de l’identité japonaise.
Sans entrer plus avant dans l’histoire de cette
structure ontologique, je soulignerai deux choses :
D’abord, que l’ambiant s’exprime de multiples
façons dans la spatialité japonaise traditionnelle,
tant physique que sociale et mentale. Nous en
avons vu tout à l’heure un exemple avec le jardin
Koishikawa Kôrakuen. N’en donnons qu’un autre,
faute de place : les multiples décentrements dont
témoigne l’orientation des rues d’Edo. A l’opposé
de la convergence des rues de la ville baroque vers
le foyer de la souveraineté humaine (i.e. le Prince
ou le Sujet), celles d’Edo se sont axées vers des
repères choisis dans les montagnes alentour (i.e.
dans la nature)7.
Cette parole s’est illustrée dans la pensée de
Nishida Kitarô (1870-1945) – qui est reconnu de
nos jours, même aux Etats-Unis, comme l’un des
plus grands penseurs de notre siècle, à l’égal d’un
Heidegger –, dont l’un des motifs centraux a été la
“logique du lieu” (basho no ronri), dite encore
“logique du prédicat” (jutsugo no ronri), par opposition à la logique de l’identité du sujet (ou logique
du tiers exclu) qui a structuré la pensée rationnelle
en Occident. En effet, la logique du lieu n’est
qu’une autre expression du déni du sujet ; pour
Nishida en effet, le sujet (c’est-à-dire l’être) est
subsumé, “englouti” (botsunyû suru) dans la relation qui est son lieu d’être. Cette dynamique subsomptive aboutit, ultimement, au lieu absolu qui est
néant absolu (zettai mu) : négation du néant par luimême, ce qui engendre l’être8.
Ensuite, que l’ambiant imprègne l’inconscient
collectif des Japonais, et que c’est lui qui s’exprime
dans les homologies que l’on a vues plus haut, entre
le discours nippologique et le discours tokyologique. Ce qui, dans celui-ci, se dira “décentrement”
ou “chemin holonique”, s’exprimera dans celui-là
par un déni systématique de la subjectité
(Subjektität : le fait d’être sujet) de l’individu
moderne. Ce déni peut atteindre au surréalisme ;
par exemple quand, dans le livre cité plus haut,
Nakane Chie postule une équation entre l’individu
occidental et le petit groupe d’une demi-douzaine
de personnes qu’elle considère comme l’unité ontologique de base de la société japonaise.
Ce déni du sujet n’est évidemment pas neutre ;
il est par essence déresponsabilisant et dépolitisant,
c’est-à-dire qu’il revient à dénier l’être politique à
l’individu. Mais là ne s’arrête pas le déni ; car si
l’on imagine facilement que des auteurs comme
Hamaguchi ou Nakane sont des conservateurs, il y
a tout lieu de penser qu’ils expriment sincèrement
ce qu’ils pensent être eux-mêmes. Leurs nippologies (comme les tokyologies qui en sont l’homologue) n’utilisent pas l’ambiant à des fins de domination ; elles sont à leur insu la parole de l’ambiant
lui-même. Autrement dit, leur discours équivaut à
ce déni de paternité, à cette parole sans énonciateur-sujet que l’on a pu voir dans le mythe. Ainsi,
par exemple, ce que Derrida écrit du mythe de la
chôra (champ, lieu) chez Platon : “Le dit mythique
ressemble (...) à un discours sans père légitime.
Orphelin ou bâtard, il se distingue ainsi du logos
philosophique qui, comme il est dit dans le Phèdre,
doit avoir un père responsable” (Khôra, p. 90).
6
Sur cet “ambiant”, v. A. Berque “Le japonais”, chap. 17 du vol. IV de
l’Encyclopédie philosophique universelle (PUF, sous presse).
7
V. mes Vivre l’espace au Japon et Le sauvage et l’artifice : les
Japonais devant la nature (Gallimard, 1986).
104
Symptomatiquement, Nishida, au fil de son
œuvre, fut conduit à assimiler ce lieu/néant absolu
à l’empereur du Japon ; ce qui fournit opportunément la caution d’une ontologie prestigieuse à l’ultra-nationalisme de son époque. Nous en retiendrons ici que ce grand philosophe, à sa manière, n’a
pas exprimé autre chose que ce qu’emblématise la
formule “centre ville, centre vide” ; à savoir une
déresponsabilisation radicale du citoyen nippon9.
6. Le déni de l’histoire
La logique du lieu a pour mérite supplémentaire
d’éclairer l’extraordinaire sensibilité de la société
On prendra soin de considérer que, dans la logique (de l’identité) du
sujet, le mot “sujet” est à entendre au sens de sujet logique (shudai) ou
grammatical (shugo) ; tandis que la logique (de l’identité) du prédicat
est, en fait, le point de vue qu’un sujet psychologique (shukan) ou
social (shutai, i.e. l’acteur au sens des sociologues) exprime à propos
du monde. Cela fait qu’en réalité, la logique du sujet est la logique
objectivante dans laquelle la chose est prise pour ce qu’elle est (c’est
la logique de la science, qui est une logique de la chose), alors que la
logique du lieu ou du prédicat exprime en fait le lien existentiel qui
existe entre l’homme et les choses dans l’état de mondéité
(Weltlichkeit), duquel doit s’abstraire l’objectivation scientifique. La
logique du lieu est une logique de l’existence, non de l’être en soi,
lequel relève de la logique du sujet. Il y a ambiguïté non seulement à
cause de la polysémie du terme “sujet” dans les langues européennes
(à la différence du japonais), mais parce que le sujet moderne, celui du
cogito, met en pratique une logique du sujet du fait même qu’il s’institue prédicativement comme sujet en disant “je pense”, et en instituant
corrélativement l’objet comme tel. Ces choses ne sont pas simples,
mais on pourra s’y retrouver en se disant que la logique du sujet est
une logique de la chose, et la logique du prédicat une logique de la
manière dont on saisit la chose : une logique de “l’en-tant-que”. Sur
cet “en-tant-que”, v. mon Etre humains sur la Terre (Gallimard, 1996).
9
Cette déresponsabilisation – qui bien entendu demande à être interprétée en termes pertinents à l’histoire du Japon lui-même – évoquera
ce que Heidegger dit du “on” (das Man) : “le on (...) ôte à chaque fois
sa responsabilité au Dasein”, car le “on”, c’est “cela dont nous devons
dire : ce n’était personne (das, von dem wir sagen müssen, keiner war
es)” (Sein und Zeit, §27 : 127).
8
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
japonaise aux phénomènes de mode, et notamment
leur expression sous la forme de “bulles” spéculatives de tous ordres. Celle de la seconde moitié des
années quatre-vingts, portant principalement sur les
terrains et sur les titres, a eu – vu la taille de l’économie japonaise – des répercussions dans le monde
entier. Les bulles fonctionnent en effet comme les
mythes : ce sont des paroles sans père, des prédicats
sans sujet, des lieux d’être entés sur le néant. Elles
enflent de par la seule vertu de la logique du prédicat, et nulle substance ou presque ne les remplit ; ce
qui les expose, comme on le sait, à crever inopinément. Le Japon de la fin des années quatre-vingt-dix
n’est pas encore sorti du marasme où l’a plongé
l’éclatement de celle de la décennie passée.
En tant que logique du mythe, la logique du lieu
(ou du prédicat) est aussi un déni de l’histoire. Celleci relève en effet de la logique du sujet, i.e. de la substantialité des faits et choses du passé ; tandis que la
logique du prédicat, c’est celle de ce qui se dit maintenant à propos de ces faits et choses ; et comme on
le sait aujourd’hui, les mots ne sont pas les choses.
La bulle du fantasme tokyologique a crevé,
quant à elle, avec l’éclatement de la bulle foncière
et financière – phénomène qui lui-même résulte
d’une conjonction de facteurs divers, dont l’essentiel est que l’économie japonaise ne pouvait plus en
substantifier le gonflement faramineux. Les prix
fonciers, notamment, ne pouvaient continuer de
grimper indéfiniment tandis que s’affaissait la
demande de bureaux.
Le marché n’explique pas tout cependant. Au
moins aussi décisifs ont été trois événements10 sans
rapport direct avec cette inflation : la mort de l’empereur Shôwa en janvier 1989, le tremblement de
terre de Kôbé en janvier 1995, et l’affaire de la
secte Aum, qui en mars de la même année, lâcha du
gaz mortel dans le métro de Tokyo. Sans entrer
dans le détail de l’explication, disons ici que ces
événements ont crevé la bulle tokyologique pour
une triple raison : 1. la mort de l’empereur, après
soixante-trois ans de règne, confrontait brusquement la nation japonaise avec le néant de la source
même de son mythe existentiel (autrement dit, le
“centre vide” apparaissait pour ce qu’il est : vide) ;
2. le séisme de Kôbé, dans sa pure logique de la
chose brute (le sujet indifférent à tout prédicat), fracassait le mythe (le prédicat) de l’excellence tech-
10
J’emprunte cette idée d’une triple fracture, mais non son interprétation, à Nakasuji Naoya. Les événements en question sont littéralement
le “devenir-propre” (Er-eignis) par lequel le sujet (l’être) s’affranchit
de l’accoutrement du prédicat. En ce sens, on pourra rapprocher les
séismes du “combat” (Streit) heideggerien entre la terre et le monde :
ce sont des crises du milieu (fûdo) dans lesquelles la terre (do) secoue
les oripeaux dont l’affuble le vent (fû) des œuvres humaines. Sur cette
notion de vent comme métaphore de la culture, v. Ohashi.
nique du Japon, et révélait en outre l’incapacité du
pouvoir à gérer une situation de crise (une brusque
désadaptation du prédicat au sujet) ; 3. l’affaire
Aum manifestait qu’au sein même du prédicat nippon (dans la bulle amniotique du sens commun),
pouvaient exister les bulles totalement étrangères
de groupes imperméables au sens commun.
Cette crise, pour autant, a-t-elle mis fin au
règne de la logique du prédicat sur l’ambiant nippon ? L’éclatement de la bulle tokyologique, en
particulier, a-t-il engendré de nouvelles manières
de voir la capitale ?
Il semble plutôt que la même structure ontologique tende à se reproduire, et à produire derechef
un déni de la subjectité moderne ; déni qui, du
même coup, est un oubli de l’histoire. J’en prendrai
pour exemple l’étude récente d’un jeune architecte,
Igarashi Tarô (né en 1967), Tasha ga yokubô suru
kurobune toshi, Tôkyô (1998) ; soit mot à mot :
“Tokyo, la ville aux bateaux noirs que désire
l’autre”, titre qui, en substance, veut dire que c’est
le désir des étrangers (symbolisé ici par les
“bateaux noirs” du commodore Perry, lequel vint
en 1853 s’embosser en rade d’Edo pour exiger l’ouverture du pays) qui impose à Tokyo leurs fantasmes à eux. La thèse centrale de l’article est en
effet que ce sont les architectes étrangers qui ont
établi et exploité la réputation de Tokyo comme
“chaos” où l’on peut faire ce qu’on veut, parce que
cela leur permet justement d’y assouvir les fantasmes qu’ils ne peuvent assouvir chez eux.
Il est vrai que ce n’est qu’à Tokyo qu’une Zaha
Hadid, par exemple, a pu construire une chose aussi
anarchitecturale que son Azabu jûban Zaha Biru
(1989), et l’étron flamboyant qui coiffe le Super Dry
Hall (1989) de Philippe Starck, au bord de la
Sumida, n’aurait certainement pas obtenu son permis de déféquer sur les bords de la Seine. Toutefois,
Igarashi ne s’attache qu’à un épiphénomène. Il
oublie d’une part que ce sont les architectes japonais
qui les premiers ont massivement mis en pratique ce
qu’Edward Suzuki devait nommer (en l’arrogeant à
son propre compte) anarchitecture, et que ce sont les
urbanologues nippons qui les premiers ont proclamé
l’intronisation d’une esthétique du chaos, de l’anarchie, de l’urbanisme en “jeu de l’oie” (sugôroku),
etc. ; d’autre part et surtout, il ne voit pas que ce discours – dont l’écho a été repris certes par des étrangers ravis d’une telle aubaine –, n’est foncièrement
qu’une allégorie du déni du sujet par l’ambiant nippon ; métaphore aux vastes effets matériels, qui, on
l’a vu, s’explique par une longue histoire, même si le
postmodernisme lui a donné une audience mondiale.
Ce faisant, Igarashi révèle à son insu la puissance de la logique du prédicat dont se sustente le “on”
des Japonais. Son article, à sa manière, accomplit en
effet ce même déni du sujet qu’Isozaki exprima
105
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
naguère avec son Tsukuba Center, ce bâtiment
“dépourvu de nombril” (i.e. de centralité) selon
l’expression du photographe Shinoyama Kishin. Et
ce même décentrement dont se glorifiait l’urbanité
nippone au temps de la splendeur tokyologique, par
ces temps gris de l’après-bulle, le jeune Igarashi
l’accomplit derechef en s’en défaussant. Car, si vide
il y a là où nous avons coutume d’asseoir le sujet
moderne, c’est bien parce que, aujourd’hui comme
hier, l’ambiant nippon se refuse à assumer cette
place trop exposée au débat politique.
Il sortirait du champ de cette revue de montrer
comment peut néanmoins fonctionner, dans ses
propres termes, une démocratie à la japonaise.
Prenant la nature pour égide et l’aménité pour étendard, les classes moyennes cherchent aujourd’hui à
réinvestir le champ urbain par la racine dont procède l’ambiant lui-même : le naturel (shizen). Il s’agit
là, au demeurant, d’une authenticité radicalement
étrangère à celle de la politeia que nous avons héritée d’Athènes, Rome et Jérusalem.
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Kôdansha.
NAKASUJI Naoya (1998) Tôkyô-ron no dansô. 10+1
Ten plus one, n° 12, p. 168-177.
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NISHIDA Kitarô (1966) (1927) Basho, dans Nishida
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SHINOHARA Kazuo (1987) D’anarchie en bruit aléatoire, p. 103-111 dans BERQUE (dir.) La qualité de la
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YOSHIMI Shunya (1987) Toshi no doramatourugî.
Tokyo, Kôbundô.
YOSHIMOTO Ryûmei (1968) Kyôdô gensô-ron. Tokyo,
Kawade shobô.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Euralille, tentative d'invention du contemporain
Gérard Engrand
Philosophe
Notre propos ignore délibérément le point de
vue de la “critique” architecturale et urbaine. Il est
exclusivement centré sur ce que l’on pourrait appeler la théorie du projet : qu’apporte Euralille à une
“théorie du projet”, c’est-à-dire à la manière de
concevoir, d’engendrer un morceau de ville de cette
taille aujourd’hui ? François Delhay, l’un des architectes concepteurs du projet, est tout à fait fondé à
dire que si Euralille est un “laboratoire urbain”,
pour reprendre la métaphore banale, c’est un laboratoire qui ne travaille pas sur les formes de la ville
(en particulier les objets et les langages architecturaux et urbains qui conviendraient aujourd’hui à la
ville) mais sur la manière de faire de la ville, “les
diverses façons de l’imaginer et de la réaliser”.
La construction de la complexite
Autorisons-nous, en guise d’ouverture, un court
détour. Avant même que Rem Koolhaas et l’Office
for Metropolitan Architecture (OMA) n’entament
officiellement leur travail, une agence d’architecture locale élabora un projet – un contre-projet préventif en quelque sorte – qui fut publié dans la presse. Dessiné avec habileté et même talent, ce contreprojet représentait une stratégie classique d’urbaniste, de type “écologie urbaine et médecines
douces” : panser les plaies urbaines de ce TGV
qu’il fallait bien – bon gré mal gré – se résoudre à
faire passer au centre de la métropole. Adoucir,
cacher autant que faire se peut ces “cicatrices”
inévitables, ces coupures qui blessent le tissu
urbain et grèvent l’unité d’une ville ; masquer,
édulcorer... Ce contre-projet ignore totalement une
gare souterraine, il sépare les diverses infrastructures de circulation et dispose – espace – de façon
lâche mais organisée les divers programmes en
“pièces urbaines”, autour d’un espace public dessiné à partir de formes urbaines canoniques : rues,
places, alignement, perspectives... Et ce de manière
cohérente et – formellement tout au moins – pas si
mal réussie. Nous disposions ainsi d’un projet
urbain de référence, lillois qui plus est, en ce
double sens, produit par des Lillois et fondé sur la
conviction qu’il existe une identité urbaine lilloise
et qu’il convient que le projet respecte et illustre
cette identité1.
En opposition radicale avec cette posture, le
projet OMA affiche comme premier principe
d’exalter la fonction vitale et génératrice du TGV,
et donc de le mettre en scène, d’ouvrir la gare sur la
ville. Ceci se traduit dès les premières esquisses par
trois décisions concomitantes majeures :
1. Pas question d’isoler fonctionnellement les
divers réseaux et flux de circulation, de séparer
analytiquement pour mieux gérer, mais au contraire de fabriquer un collapsus entre périphérique,
métro et TGV en les faisant fonctionner en courtcircuit comme un cablage unique. Superposer les
divers modes de communication, étrangler les
réseaux pour mieux signifier et rendre possible par
la contiguïté, l’interconnexion, la simultanéité et
l’instantanéité des transferts.
1
On peut dès maintenant souligner que le plupart des critiques qui
saluèrent localement le projet de Rem Koolhaas avait pour leitmotiv
explicite ou implicite cette question de l’identité lilloise.
107
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Un critique a parlé à juste titre d’Euralille,
comme d’une formidable machine à potentialiser
les réseaux de circulation. C’est en effet, le nœud
ferroviaire et routier qui génère le projet, qui lui
donne toute sa puissance et lui confère sa thématique principale, celle de la connexion.
2. La gare TGV était “positionnée” par les services techniques de la SNCF selon les trois dimensions. Par rapport au sol naturel de Lille, elle était
évidemment souterraine, seul dépassant un bâtiment voyageur. Exhumer ce TGV honteux suppose
de creuser progressivement le sol naturel de Lille
jusqu’au niveau des fenêtres des trains, ce qui donnera à la place basse et à l’espace Le Corbusier leur
déclivité.
Corollairement s’entama une âpre discussion
avec la SNCF pour que les tunnels de circulation (y
compris le tunnel central qu’empruntent les trains
qui ne s’arrêtent pas à Lille) et les quais soient
ouverts sur la ville, qu’on y perçoive le passage des
trains.
Cette nouvelle topographie exigeait la mise en
place d’un viaduc traversant transversalement le
site pour relier l’intra-muros et l’extra-muros, Lille
et ses faubourgs2. Ce viaduc accroît la difficulté et
l’étrangeté urbaine de l’opération, mais il en
devient après la voie TGV la seconde génératrice ;
il multiplie les possibilités d’articulation et de
connexion, induisant une densité et une complexité
bien au-delà de ce que supposait le seul programme
fonctionnellement et rationellement analysé.
3. Enfin, dernière de ces décisions inaugurales
dans notre démarche explicative, mais probablement tentation originelle pour les concepteurs, les
tours du centre des affaires – six à l’origine – sont
branchées directement sur la gare agrafant celle-ci
au site, et venant inscrire leur volume au sein même
du hall des pas perdus, venant si possible s’irriguer
directement dans l’espace public SNCF.
Un projet de cette ampleur ne pouvait se concevoir à partir d’une réaction de défiance, d’une
objection de conscience face à ce qui lui donnait
naissance. Une position de simple probité intellectuelle oblige à faire de ce défi à l’urbanisme, de ce
nœud de vipères, la matière même du travail des
concepteurs. C’est cette probité par rapport à
l’ordre du jour lillois qui garantit tant la cohérence
du projet que sa pertinence. Il s’agit d’assumer
2
Petite délicatesse contextualiste : le viaduc est strictement aligné sur
les deux églises, Saint Maurice d’une part – la plus vieille église lilloise – sur Saint Maurice-des champs d’autre part, église du faubourg
qui jouxte immédiatement le projet.
108
– verbe central, il nous semble, du travail d’OMA –
les obligations de la modernité – sociales, financières, technologiques – d’instaurer une ville hic et
nunc pour le moins contemporaine des technologies et des dynamiques qui la génèrent et si possible
capable d’en endosser les métamorphoses, la vie...
Pour la posture du contre-projet la responsabilité
des concepteurs face à l’avenir, semble au contraire avoir précipité en une responsabilité face au seul
passé, face à la mémoire, jusqu’à rendre impossible
toute expression des signes urbains de la modernité, du contemporain3.
Les trois décisions que nous avons analysées
comme inaugurales montrent à l’évidence que la
complexité du projet n’est pas héritée, résultante
inévitable d’un programme enchevêtré et complexe. Le programme est de fait simple et pourrait
sans problèmes majeurs se résoudre par distribution
analytique des diverses fonctions ; comme le
démontre le contre-projet, le site est suffisamment
vaste pour autoriser cette option. C’est encore
moins un problème ou un grand malheur. Au
contraire, la complexité est pour Koolhaas une
position instrumentale, un a priori méthodologique,
le moteur même de la conception :
“Seule l’exacerbation de la complexité révèle
le point magique où les problèmes se transforment en potentiel pur.”
Accumuler les difficultés, les obligations, les
aligner jusqu’à trouver ce point où un champ de
contraintes précipite en un champ de possibilités,
en “potentiel pur” est la seule posture conceptuellement féconde. Il s’agit d’une démarche délibérée
3
Il ne s’agit là que d’un paradoxe apparent qui vient de ce que pour la
pensée urbaine classique la ville n’est plus conçue qu’en termes de
mémoire et d’identité. Dans un débat télévisé récent, Régis Debray,
s’opposant à Pierre Nora sur le devoir de mémoire – encore une
expression canonique du moment – évoquait, en France pour le moins,
une “inflation de mémoire”, de commémoration, de célébration, sensible dans toutes les sphères de la culture, dans tous les champs institutionnels. Il y voyait de fait d’abord l’impossibilité de construire des
projets, l’impossibilité d’arrêter des perspectives communes – consensuelles – , de se projeter dans un à venir. Cette incapacité d’anticiper
le devenir traduit pour Régis Debray en dernière instance un attachement obsessionnel au consensus, la peur de toute divergence, de toute
tension. Or, par nature, tout projet qui ne se veut pas seulement continuation, poursuite ou peaufinage d’un déjà-là, d’une langue familière,
tout projet novateur clive. Le problème que nous posons ici réside
peut-être moins dans la volonté de construction d’une identité que
dans la tentation de rabattre toute l’évaluation de la production
contemporaine sur cette question de l’identité et surtout dans la pétrification de celle-ci dans un carcan unitaire, intégratif, totalement
constitué de mémoire, dans la seule adhésion à un passé commun, à
des valeurs communes. C’est cette définition de l’identité, pétrifiante
pour la ville, qui ne nous permet plus de concevoir que ce que nous
produisons aujourd’hui, même dans ses aspects contestataires et corrosifs, contibue à la construction d’une identité.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
dont la logique nous apparaîtra plus loin pour charger progressivement le programme d’une complexité construite, revendiquée, en quelque sorte
idéologique. Nous nous trouvons ici dans un thème
majeur de la pensée scientifique contemporaine : le
constructivisme – contextualiser et complexifier
comme méthode même de modélisation, s’interdisant tout démarche analytique.
“Où commence
l’architecture,
où finit l’urbanisme ?”
“Travaillant sur Lille, j’ai découvert de plus en
plus que faire de l’urbanisme c’est, d’une façon
un peu abstraite, créer du potentiel, c’est dans
ce sens tout le contraire de l’architecture.
L’architecture épuise le potentiel, l’urbanisme
le génère. Pour moi, l’urbanisme est une façon
de penser très généreuse qui ne s’épuise pas en
définissant tout, alors que l’architecture est une
discipline plutôt égoïste qui épuise le potentiel
créé par les autres.”
Pour Koolhaas, réinventer l’urbanisme suppose
d’abord que l’on remette en question le rapport
ville/architecture. La ville ne se fabrique plus avec
de l’architecture : des défilés de façades, des alignements, des symétries, des hauteurs de corniche,
des formes urbaines... avec de la composition et du
projet urbain (dernier avatar de l’imperium architectural sur la ville).
L’urbanisme ne peut retrouver une force et une
autonomie disciplinaire qu’en récusant la dictature
de la posture architecturale, en revendiquant en particulier de n’être ni un art des formes ou du visuel,
mais un travail des programmes et de leur processus de transformations et de métamorphoses, leur
instabilité.
“Je pense que ce qui est difficile, c’est d’imaginer l’urbanisme comme une langue visuelle
alors que pour moi, cela n’a rien de visuel. Il
s’agit de quelque chose de programmatique,
d’adaptation.”
L’urbanisme ne peut être qu’une “physique des
programmes et des flux”(Physique pour en souligner la matérialité, le pragmatisme : le maniement
empirique d’un matériau concret et résistant ; le
discours sur l’architecture, la forme, “l’espace”
étant, lui, de nature métaphysique)outils conceptuels et techniques de manipulation de programmes ; de confrontation, d’articulation, de col-
lision et collusion de programmes, d’hybridation de
programmes ; sans cesse affronté à l’instabilité programmatique.
La question de la liaison à la ville ancienne, par
exemple, qui fonde une large part des critiques hostiles au projet, ne peut se poser pour Koolhaas,
qu’en termes de fonctionnement, de pratiques ; en
aucun cas en termes de “formes urbaines”, de composition unissant graphiquement les deux centres,
de continuité de langage architectural. Et ce n’est
pas sa moindre fierté que d’avoir su mener la triple
rupture formelle exigée par le programme – rupture d’échelle, d’esthétique, de langage – et de
constater cependant qu’une contiguïté urbaine
– d’usage, de parcours, de connexion, d’osmoses
diverses – est en train de s’installer. En ce sens,
l’inachèvement actuel de la passerelle liaisonnant
le centre commercial et la gare ancienne au travers
du bâtiment abandonné par le tri postal grève éminemment le fonctionnement du projet et sa logique.
Euralille atteste que pour Rem Koolhaas la
matrice de l’espace n’est pas formelle mais pratique, c’est-à-dire, pour le concepteur, programmatique. Le travail de l’urbaniste est d’abord programmatique. D’où l’importance de rendre à celuici un maximum d’initiative programmatique hors
laquelle il est condamné à un travail purement formel de choix esthétique et d’ordonnancement graphique. Faire de l’urbanisme, c’est travailler sur
des programmes. Mais cette notion de programmatique ne nous renvoie pas à un rationalisme et à un
fonctionnalisme dont la faillite nous est déjà
connue, au contraire. Il s’agit moins d’une organisation optimale et fonctionnelle des programmes
(comme dit le langage populaire, c’est là “la
moindre des choses” : il ne saurait être question de
s’en exonérer, mais il n’y a pas lieu d’en tirer une
quelconque fierté), que de se saisir des conflits, des
contradictions, des tensions entre programmes (ou
entre programmes et situations/lieux) pour tenter
un véritable travail de dramatisation et de subversion (sociale et culturelle) des pratiques. Rem
Koolhaas compare fréquemment le travail de l’urbaniste à celui du scénariste qu’il fut dans sa jeunesse. Pour notre part, nous rapprocherions aisément le produit de cette démarche de conception
(ce qu’il dessine dans ces multiples “sketches”) du
concept de situation tel qu’il fut mis en œuvre par
les situationnistes. Il s’agit moins d’arrêter un lieu
à partir de constructions et de formes que d’agencer
et nouer des situations, c’est-à-dire des équilibres,
du potentiel à partir des comportements, des gestes,
des pratiques et mouvements que les programmes
supposent ou auxquels ils obligent) et surtout d’y
intégrer du temps, du devenir, de la métamorphose,
109
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
du possible. Le matériau de travail de l’urbaniste,
c’est la tension entre programmes ; c’est de ces
“incompossibilités”, de ces tensions, que villes et
édifices tirent leur logique et leur force, leur capacité de créer de l’événement et de bouger les comportements et les pratiques. Le travail de l’urbaniste, c’est de profiter au maximum de ces interfaces
programmatiques et de les susciter, allant même
jusqu’à masquer l’autonomie des programmes
(Aéronef, école de commerce) en interdisant l’identification formelle classique. Bien que distribuant
des valeurs (en termes de densités, de concentrations, de jonctions ou de ruptures), le projet n’instaure aucune centralité. Le grand espace triangulaire, vide structurant essentiel du projet, ne fonctionne pas pour autant comme un “centre”. Il n’est pas
l’épicentre d’une grammaire formelle qui rayonnerait jusqu’aux franges du projet, d’où tout s’originerait et où tout convergerait. C’est simplement un
espace public, c’est-à-dire un vide disponible ; disponible aux projets, aux rassemblements, aux mouvements et à la vie de la ville4. Très rapidement, la
“place basse” (ainsi est-elle le plus souvent nommée), bien qu’encore inachevée, a remplacé le
Champ de Mars comme lieu de rassemblement et
de départ des principales manifestations syndicales
et politiques, ce qui nous semble attester de cette
disponibilité publique de cet espace. Surtout le projet conjoint et connecte tous les points du réseau,
tous les programmes aussi hétérogènes soient-ils,
offrant des possibilités de croissance et de prolifération suivant de multiples lignes qui peuvent venir
brouiller à coup sûr toutes les formes esquissées
dans le projet initial.
leur intégration programmatique et donc architecturale permettant d’atteindre ce hors d’échelle, ce
bigness, qu’exigeaient les objectifs idéologiques du
programme, et ipso facto de décliner toutes les obligations – forçant à l’innovation (esthétiques, modes
d’usages...) – que cette prise de parti impliquait.
C’est pour cela que les concepteurs furent si mortifiés du refus de la porte qui faisait communiquer le
fond de scène du Zénith et le Palais des congrès,
permettant une utilisation unitaire du volume. Cette
décision entamait la logique même de conception
de l’édifice, et non sa forme ou son esthétique. On
doit grosso modo expliquer de la même manière la
décision d’inscrire la salle de Rock et l’Ecole supérieure de commerce dans le volume du centre commercial et la volonté d’y “greffer” une barre de
logements (incluant un hôtel) et des tours de services variés.
De même, il faut entendre à la lettre ce que nous
disent les architectes en disant que Congrexpo est
un projet d’urbanisme, ce qu’il ne faudrait surtout
pas confondre avec un projet urbain – au sens que
les architectes donnent à cette locution – c’en est
même l’inverse. Une expérience de mise en coalescence de trois programmes distincts, un travail sur
Ce travail d’agencement de programmes hétérogènes ne peut se faire simplement en plan. Il se
travaille en maquettes, la distribution verticale des
programmes, leur feuilletage et leur hybridation se
poursuit dans l’épaisseur et la hauteur des volumes,
ceux-ci n’étant jamais de simples élévations de
fonctions espacées sur un plan.
4
Nous nous appuyons ici sur une distinction élaborée par Hannah
Arendt entre espace public et espace commun. L’espace commun,
encombré de mémoire et de symboles, est l’espace d’une communauté. Il traduit et magnifie l’appartenance, l’histoire et les liens communs. L’espace public est pour Hannah Arendt le versus de cet espace
communautaire. Ce n’est pas un donné, un déjà-là. Il ne se dessine que
dans l’action. C’est l’espace de l’hétérogène, du pluriel, du frottement
entre communautés. Ce n’est que dans le projet, l’avenir que s’élabore et se réélabore sans cesse l’espace public. D’un point de vue urbanistique, il nous semble donc qu’il ne peut se définir que par sa disponibilité. On peut trouver un remarquable exposé philosophique de
cette distinction espace commun/espace public dans les travaux
d’Etienne Tassin, “Espace commun ou espace public ? L’antagonisme
de la communauté et de la publicité”, dans Hermès, n° 10, “Traditions
et communautés”, Editions du CNRS, 1992.
À une raison structuraliste et graphique qui
définirait l’urbanisme classique imposant dans des
schémas globaux une cohérence d’ensemble
(d’ordre transcendental, puisqu’elle correspond
moins à des besoins fonctionnels qu’à des besoins
cognitifs et intellectuels de lisibilité) Rem
Koolhaas oppose – c’est en tout cas notre thèse – un
pragmatisme programmatique dont le dessin n’est
que l’exploitation ou l’expression et non la matrice
de pensée, s’attachant à sécréter de multiples lignes
de cohésion (nous sommes là dans l’immanent,
dans le fonctionnel) sans justement jamais imposer
de cohérence a priori.
110
La recherche systématique de complexité, dont
Koolhaas fait le moteur principal de la conception
urbaine, trouve ici sa justification. Il ne s’agit pas
pour lui de promouvoir une complexité formelle
rendant possibles (ou nécessaires) les prouesses
architecturales. C’est un a priori programmatique.
Feuilletage et intrication des programmes sont issus
de la volonté de susciter des événements programmatiques (et non des événements architecturaux),
de faire se côtoyer des usages pluriels et hétérogènes d’un même espace, induisant des temporalités et des tempos contrastés, interdisant toute ritualisation des comportements.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Les limites de l’inacceptable
Nous touchons ici une préoccupation constante
d’OMA, présente déjà dans les objectifs qui présidaient à sa fondation. Delirious New York s’ouvrait
par un chapitre enjoué sur Coney Island, parc d’attraction magique et colossal où Rem Koolhaas
découvrait l’efficace de l’artificiel, la conviction de
pouvoir fournir un plaisir et un bonheur simples par
un investissement onirique au bénéfice du plus
grand nombre. Loin d’aller à Canossa, il persiste et
signe vingt ans plus tard en confessant sa fascination pour Disney Land, et Eurodisney (EuroDysney
a longtemps figuré sur les plans de situation du projet). Pas pour les performances architecturales
qu’ils recèlent mais pour les mêmes raisons qui
l’avaient arrêté à Coney Island.
“Vision d’ensemble : le caractère ambigu de
notre monde moderne – les mêmes symptômes peuvent indiquer déchéance et vigueur ”. Constat pas
si récent, puisque de Nietzsche.
Plus que tout autre, Koolhaas est sensible à
cette ambiguité, à cette ambivalence du maelström
de la modernité. Que faire face à l’ambiguité ?
Trancher, choisir au moyen de ces dichotomies
magiques qui font partie, pour paraphraser
Kierkegaard, “des grandes commodités de la vie” ?
Faire fonctionner le binaire métaphysique : Bien 1,
Mal 0 ; Vrai 1, Faux 0 ; Beau 1, Laid 0 ;
Acceptable 1, Innacceptable 0.
Peu de pensées sont aussi rebelles à la conception métaphysique de l’architecture et de la ville :
quête d’une vérité éternelle, d’un immuable.
Volonté d’absolu, d’univocité, de lisibilité.
“J’ai été fasciné par Dysney Land parce que
cela montrait que l’artificiel peut être meilleur,
plus simple, plus efficace que le réel ; que c’est
aussi la seule façon de répondre aux exigences
des masses, au très grand nombre. J’ai été fasciné par la question des nombres, par la quantité5.”
Ce qui fait la force essentielle du projet, sa pertinence, c’est qu’il s’efforce d’assumer l’ambiguité
et la duplicité du contemporain (Bach et
Hollywood, Foucault et Disney Land, Venise et
Tokyo) sans recours à la guillotine esthétique (ou
morale), mais sans pour autant se laisser fasciner.
On peut ajouter aujourd’hui et par la question
de “la très grande taille”, du bigness, bref de tout ce
qui fait éclater les limites du médium architecture,
de tout ce qui en fait éclater les cadres de pensées,
les paradigmes doctrinaux et oblige corollairement
à en réinventer les outils et procédures.
Nourrir sa pensée du “maelström de la modernité”, mais aussi résister, organiser, formaliser.
Exprimer une multiplicité de lectures, une polyphonie mais sans dissonance gratuite, assumer une pluralité mouvante et pourtant rassemblée, agencée
plutôt que composée, c’est cela qui fait, il nous
semble, l’inconfort de sa position mais aussi sa probité.
Autre manière plus provocatrice encore d’évoquer cette question de l’esthétique populaire : la
vulgarité.
“Car je pensais que c’était très important à
conquérir, la vulgarité.”
Vulgarité est ici à entendre dans une double acception :
– le banal, le trivial : rien de plus trivial que des
immeubles de bureau, que le supermarché (l’un des
programmes les plus“indigestes” qui soit, dit
Koolhaas).
Rien de plus trivial que de devoir en faire le centre
de la ville, son cœur même là où l’on élevait jadis
des palais, des résidences somptueuses, des édifices
culturels brillants.
– mais aussi le laid : ce qui n’entre pas dans les
codes convenus (pléonasme) du beau, de l’esthétiquement correct.
5
Cahiers du CCI, n° 1, mai 1986, p. 81.
L’invention, cela a toujours à voir avec “les
limites de l’inacceptable”.
“Dans certains programmes, il nous est nécessaire d’introduire l’inacceptable. Dans
d’autres projets, logements par exemple, on ne
peut faire d’expérience. Il faut identifier précisément les limites de l’acceptable, les frôler, les
déformer”, lutter, ruser.
A quoi l’on doit ajouter une seconde idée issue
d’un constat entamé dans Delirious New York : que
la distance qui sépare la limite de l’acceptable et la
limite de l’inacceptable – distance par laquelle on
pourrait apprécier la marge de manœuvre, l’espace
de liberté du créateur – est aujourd’hui, en matière
d’architecture et de création urbaine, beaucoup plus
étroite qu’elle ne l’était il y a 80 ans. Il est pourtant
dans les tâches de l’époque d’avoir à réconcilier
l’architecture et la ville avec le goût populaire, avec
les aspirations du plus grand nombre. C’est en ce
sens qu’il faut comprendre le travail d’OMA pour
111
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
dé-stigmatiser toutes les manifestations de la culture populaire et de la culture (au sens ethnologique
cette fois) contemporaine.
Focalisons cette interrogation sur le goût, sur
l’esthétique du palais des Congrés et tous les malentendus que celle-ci révèle. Dans la critique du
Théâtre de la Danse de La Haye, Hubert Damish
notait déjà cette volonté – pour lui positive – d’en
finir avec les lumières, la pourpre et l’or qui définissent généralement ce type d’équipement. Bref
d’en finir avec un usage privilégié du théâtre et de
l’opéra pour tenter d’impulser – incroyable prétention – un usage populaire, anonyme, correspondant
par exemple à celui d’une salle de cinéma.
Comment pouvait-on, dès lors, penser que le
Palais des congrès, conçu comme une inclusion une
entité enclavée, entre deux équipements populaires,
une salle de Zénith et un hall de foire exposition,
puisse simplement reproduire la pompe clinquante
d’un palais des congrès de ville d’eau ? La symbiose fonctionnelle voulue par Rem Koolhaas induisait
nécessairement comme une contagion esthétique
(le vrai espace piranésien se situe là), qui heurte
paraît-il la sensibilité esthétique des congressistes,
contredit leurs attentes. D’où aujourd’hui, un terrible programme d’affadissement, à coup de
moquettes profondes, de peintures et de lasures, de
mobiliers luxueux...
C’est en ce sens également qu’il faut comprendre l’un des mouvements d’humeur de Rem
Koolhaas contre ce qu’il a appelé une “overdose de
bonnes intentions”. Cette crainte visait le parc
urbain qui tendait à devenir un véritable “projet
dans le projet”, et des programmes esthétiques
connexes : paysage sonore, éclairage... Cette réticence visait à défendre. sa volonté d’exprimer en
force – en tout cas sans fard – les intentions du programme. D’où son absolue rétivité devant la réaction culturelle si typiquement française du “camouflage esthétique” comme si l’architecture, la ville
ne devaient jamais avouer quels sont leurs ressorts,
leurs dynamiques et n’avancer que parées de nobles
causes, masquées d’une fausse poésie. Tentation
qui ne pouvait jouer que comme une édulcoration,
une euphémisation d’un discours qui voulait assumer radicalement la trivialité moderne du programme, donc des choix formels en totale cohérence
avec le projet économique et politique.
Dans la mesure où il se proposait de respecter
et prolonger sans rupture la morphologie architecturale et urbaine de la ville existante (à supposer
que cette morphologie unitaire-identitaire existe),
112
le contre-projet était défini comme contextualiste.
Or, force est de constater que cette prétention morphologique (esthétique en dernière instance) imposait d’ignorer tous les autres niveaux de contexte
pertinents obligeant à encoder anachroniquement
tous les programmes dans le langage de la ville
classique. Euralille est évidemment un projet
contextuel : tout projet intelligent est contextuel.
Mais le contexte (“les contextes” serait sans doute
une formulation plus juste) que le projet constate et
construit est d’abord programmatique. Le contexte
géographique qu’il se donne (les premiers schémas
de situation l’attestent), c’est l’aire de 70 millions
d’habitants de cinq nationalités différentes solidarisée par le réseau TGV. C’est Londres et le “lien
fixe”, Bruxelles, Rotterdam, Cologne, Paris...6 La
décision d’organiser un chiasma de connexions du
réseau TGV nord européen au cœur même d’une
conurbation de plus de un million d’habitants est un
choix volontaire et fort d’aménagement du territoire. Une analyse purement technique et financière
aurait conduit à privilégier une relation triangulaire
avec un point d’articulation partielle en rase campagne près d’Amiens7. C’est cette décision qui
construit le nouveau contexte de Lille et justifie
l’image du “saut quantique” proposée par Rem
Koolhaas. L’ordre du jour lillois, le programme
donc, c’est justement de rompre avec les logiques
douillettes de la ville provinciale pour tenter – la
réussite n’étant évidemment pas assurée – la métropolisation.
À ceux qui le critiquaient au nom d’une hypothétique identité lilloise, Rem Koolhaas répondit
abruptement – mi boutade, mi provocation –
“Euralille n’est pas construit pour les Lillois,
mais pour les Anglais, les Japonais, les
Américains, les managers du monde entier.” De
fait, destinée à positionner Lille dans la guerre des
métropoles, Euralille participe d’une logique monLe chiffre de 70 millions d’habitants représente la population résidant
dans une aire contenue par la courbe d’isochronie de deux heures
ensemble des lieux d’où l’on peut accéder à Lille en moins de deux
heures, transport aérien exclu).
7
Ou encore – c’était la seconde hypothèse SNCF (hypothèse qui trouva de nombreux supporters lillois dans les premières phases de l’étude) – une gare située à proximité de l’aéroport, donc totalement hors
de la ville. Il fallut quelques temps pour qu’on prenne conscience
qu’une réserve de terrains existait, qui permettait de greffer directement le projet à la ville (tant à son cœur commercial qu’à son cœur historique). En effet, la loi de protection militaire qui rendait inconstructible l’emprise des anciennes fortifications, bien que depuis longtemps
militairement désuette, n’a été juridiquement levée qu’en 1985. Sur
toute la largeur des anciens glacis, aucune construction durable n’avait
pu être édifiée et seul un lacis anarchique d’infrastructures routières et
ferroviaires occupait le site. C’est cette situation héritée de Vauban qui
explique que la ligne TGV puisse ainsi traverser l’agglomération sans
rien détruire et pratiquement sans expropriation (seuls durent être
détruits une gare d’autobus, d’ailleurs provisoire, et l’auberge de jeunesse).
6
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
dialiste, cosmopolite, en tout cas européenne, et
non d’un ordre urbain local8. Pour le dire plus
abruptement encore, il nous semble que le vrai programme d’Euralille était d’abord de savoir signifier
le moment, le maintenant. Il s’agissait de traduire
dans un événement urbain une rupture, un électrochoc, le passage à l’“heure européenne”, pour
reprendre le titre qu’Alain Demangeon consacre
aux grands projets métropolitains de la décennie.
Euralille inaugure une pensée urbaine en termes
d’événement/rupture (ce lieu restera, il nous
semble, longtemps symbolisé comme une date) qui
se poursuivra dans la candidature olympique de la
métropole, dont force est de constater qu’elle se
situe dans la continuité symbolique de l’impact
Euralille, même si les choix urbanistiques qui semblaient arrêtés étaient en contradiction absolue avec
ceux de Rem Koolhaas. Cette contradiction n’est
d’ailleurs pas illogique, si on la réfère à une logique
de développement métropolitaine : celle-ci se développe par des “coups” séparés, des “mises” qui ne
s’inscrivent plus dans un plan d’ensemble, dans une
cohérence paradigmatique.
De même, la candidature au titre de capitale
européenne de la culture participe de cette même
volonté de fédérer les divers communes de la communauté urbaine autour de grandes échéances,
d’événements majeurs prétextes à remodeler durablement l’ordinaire de la métropole9. Il faut rappeler qu’Euralille est une opération urbaine d’ampleur colossale certes, mais opération discrète qui
ne se veut pas schéma urbain de la métropole ni
même de la ville. Au commencement de l’opération
Euralille10, l’agglomération urbaine se passait
d’agence d’urbanisme depuis plus de vingt ans. On
peut penser que l’impact Euralille joua un rôle non
8
La mairie et les diverserses autorités administratives se gardèrent
bien d’entériner cette proposition, ni de la démentir. La ville sut jouer
d’une prudente et sans doute nécessaire ambiguité, vantant, dans les
mêmes journaux municipaux, au recto le marketing agressif du
“Centre international des affaires” et au verso les charmes lillois du
“onzième quartier”.
9
Cette volonté de fédérer les diverses communes composant la CUDL
au sein de laquelle Lille n’avait jusqu’à peu qu’un poids réduit) est évidemment l’un des axes majeurs de la pensée de Pierre Mauroy. La gestation du projet Euralille est concomitante de ce que la presse a appelé la révolte des “grands maires” (Lille, Roubaix, Tourcoing,
Villeneuve d’Ascq). Depuis sa création, la CUDL était dirigée par le
maire de Lomme, s’appuyant sur une majorité de petites communes, et
profitant de la compétition conflictuelle des quatre plus grandes villes.
La décision de confier au maire de Lille cette direction marque, il nous
semble, une date métropolitaine majeure.
10
L’idée d’un Centre international d’affaires à proximité de la gare de
TGV est annoncée en 1987 par Pierre Mauroy, maire de Lille, un an
après la signature de l’accord Franco-britannique sur le Tunnel sous la
Manche. Une société d’études, “Euralille Métropole” est constituée en
1988, tandis que Rem Koulhas est désigné comme urbaniste concepteur du projet. Le coup d’envoi opérationnel sera donné en 1991 et le
Centre commercial d’Euralille inauguré en 1994 en même temps que
la gare TGV.
négligeable dans la résurrection d’une Agence
d’agglomération, confiée à Francis Ampe. Ce n’est
pas non plus par hasard que cette agence a fait de
l’analyse des différents réseaux routes, autoroutes,
voies ferrées, canaux...) l’un des axes de la révision
du SDAU de la métropole, comme le souligne
Alain Demangeon11.
Récemment interrogé sur le bilan d’Euralille tous comptes faits – Rem Koolhaas résumait on ne
peut plus simplement le programme de cette opération urbaine : il s’agissait pour lui de profiter de
l’énorme potentiel de situation hérité du TGV et de
l’effort considérable de construction d’infrastructure induit pour rapatrier dans la proximité immédiate du centre ville des programmes jusqu’ici “interdits de cité”, relégués (à la fois par choix et par
exclusion) en périphérie. Ceci supposait que l’on
sache satisfaire tant aux conditions de leur fonctionnement et de leur rentabilité (consommation
d’espace, parkings, nuisances multiples d’alimentation, de transit, mais aussi bon marché et trivialité
des bâtiments...) et les critères de dignité architecturale et urbaine qui siéent au centre de la ville.
Faire de la ville avec des programmes de périphérie, reconquérir des dynamiques, des flux et des
publics dont la ville a besoin en les obligeant à
prendre en compte leur nouvelle situation, leur
embourgeoisement, voilà qui lui semblait l’enjeu
majeur du projet, enjeu d’autant plus crucial pour la
métropole lilloise que depuis plus de 25 ans la ville
nouvelle (et de nombreuses ZAC commerciales
périphériques comme Lomme) drainent l’essentiel
de ces programmes et de leur vitalité. Réarrimer les
lieux d’émergence de la ville, à la ville, et même au
centre de la ville, voilà en quelque sorte la gageure
d’Euralille12. Et, en ce sens, Koolhaas n’hésite pas à
affirmer que l’opération est une réussite et nous
pensons qu’il est fondé à le dire.
Alain Demangeon, Lille Métropole Européenne. Portraits de ville,
Institut Français d’Architecture/DATAR, 1993.
Il serait intéressant d’analyser finement les tergiversations ayant
abouti à renoncer au programme de cinémas d’Euralille. Le triangle
des gares devait être doté d’une quinzaine de salles (d’où en partie la
conception de la façade à coursives de la rue Willy Brandt). L’hostilité
des exploitants du centre ville a conduit, semble-t-il, à renoncer au
programme. Depuis, un Kinépolis proposant 23 films par jour s’est
installé à Lomme sur une zone commerciale périphérique en bordure
d’autoroute. Il est certain que cette concurrence est beaucoup plus pernicieuse pour le centre ville que ne l’eussent été les salles d’Euralille.
Obliger la grande distribution à réintégrer la ville dans une région où
l’enseigne emblèmatique est “Auchan” n’était ni une si mince, ni une
si insignifiante victoire.
11
12
113
Troisième partie
FIN DES UTOPIES,
RETOUR DE LA PROSPECTIVE ?
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Fin des utopies,
retour de la prospective ?
Les “utopies urbaines” sont-elles en panne ? A lire l’article de D. Rouillard, les
architectes proposent toujours de nouvelles utopies ou contre-utopies. Ce qui différencie sûrement les utopies de notre siècle de celles du siècle précédent, c’est,
qu’elles se voulaient “un non lieu, un ailleurs, un lieu de bonheur, une organisation
idéale d’une société humaine”1. Or, cette illusion, que l’homme peut imaginer et
mettre en œuvre “une société idéale” n’est aujourd’hui plus crédible. C’est pourquoi, J. de Noblet, propose, plus modestement, de regarder quelles améliorations
possibles les techniques dont nous disposons peuvent apporter à l’évolution future des villes et des métropoles. Th. Spector synthétise les publications récentes sur
la ville et analyse les facteurs de changement.
1
Cf . Cyrine Busson : “Prospectives pour la ville du XXIe siècle - Analyse de textes” - CPVS - 1998.
117
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
“L'utopie contemporaine”
Dominique Rouillard
Professeur à l'Ecole d'Architecture Paris Tolbiac
et Directeur d'Etudes à l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, UFR3
Encore maîtriser le monde
Les “mégastructures” sont la forme principale
et dominante de l’utopie urbaine du milieu du
siècle qui a mis les infrastructures au centre de ses
prospections et fictions. Hybrides colossaux traversant des territoires sans frontière, elles réglent dans
un même geste (une même “structure”) les questions architecturales et urbaines tout en répondant
aux demandes nouvelles d’une société informationnelle qui se constitue. La mégastructure restera,
jusqu’au début des années 1970, l’outil projectuel
et le fondement idéologique qui auront porté les
espoirs d’une profession pendant deux décennies,
tout en ayant presque immédiatement suscité chez
les jeunes architectes, formés à la fin des années
1950, des réactions ironiques et alimenté des projets “critiques” qui seront radicalisés dans des positions souvent cyniques et négatives.
La mégastructure poursuit la volonté moderniste de concevoir l’ensemble de l’environnement
construit – maîtrise totale et globale du territoire
par le projet – et elle s’y exerce avec une certitude
qui rejoint celle d’Ernest Hébrard créant sa Cité
mondiale, Tony Garnier sa Cite Industrielle, ou
ultérieurement Le Corbusier rayant de la carte en
1925 le cœur de Paris. En ce sens, les projets
visionnaires que l’on peut ranger sous cette appellation (on la voit poindre chez Peter Smithson
décrivant le projet du Plan de Tokyo par Kenzo
Tange en 1962, tandis qu’elle est conceptualisée
par Fumihiko Maki en 1964) représentent, comme
l’a suggéré Reyner Banham, la “crise ultime de
l’architecture moderne” : des visions qui sont à la
fois le prolongement de la tradition utopique et
“science fictionnelle” qui caractérise le projet
moderniste et son esprit d’emprise sur le monde,
(tout en portant à l’asymptote et à un point de non
retour ses ambitions progressistes et son penchant
pour l’imagerie technologique). On ajoutera qu’il
s’agit d’une crise involontaire, dans le sens où le
projet mégastructural ne visait pas à remettre en
cause la doctrine moderniste et les principes de sa
charte, mais seulement, une fois de plus, à les
confronter aux exigences d’une société qu’on imagine alors devenue “incontrôlable”.
La mégastructure porte en elle, de manière
explicite, une double critique de l’urbanisme fonctionnaliste : celui-ci a rompu la possibilité de faire
fonctionner les échanges, liens essentiels à la société perçue comme une communauté, en même temps
qu’il est devenu incapable de s’adapter à la mobilité des structures – sociales, familiales, économique – et des individus. L’utopie de la mégastructure a l’ambition de conjoindre ces deux nécessités,
sur certains points contradictoires : d’un côté, il
s’agit de retrouver sous d’autres “formes” l’unité
de la communauté sociale perdue et qui s’exprimait
dans la ville traditionnelle par la continuité morphologique des tissus urbains, et d’un autre, d’opposer aux schémas statiques de l’urbanisme fonctionnaliste (seule la circulation assure dans la
Chartes d’Athènes la mobilité et la liaison entre les
trois autres fonctions) une “structure” capable de
saisir et de répercuter jusque dans l’échelle individuelle les évolutions et transformations d’une
société changeante, soumise au progrès des
sciences et qui apparaît comme une somme d’individus, aux aspirations imprévisibles et en désir de
mobilité certaine.
119
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
C’est en ce sens que le couple britannique
Alison et Peter Smithson, et plus généralement les
membres du TeamX peuvent être considérés
comme une des origines de la mégastructure. Les
Smithson ont, dès le début des années 1950 porté
leur réflexion sur la possibilité de restaurer la continuité urbaine détruite, démarche qui se voulait précisément affranchie de tout utopisme, en prise
directe avec la “société réelle” – “la réalité de la
culture urbaine de masse démocratique” – manière
de s’opposer aux déclarations dogmatiques et
magiques du mouvement moderne. Ils recherchaient explicitement une typologie nouvelle d’espaces de liaison associés à des modes de relation
sociale – “découvrir des groupements d’habitation
archétypaux”, formaliser des lieux de “reconstitution d’identité” –, soit l’invention d’un espace relationnel qui résulterait des réseaux d’échanges matérialisés et représentés par des structures autorisant
et favorisant les connexions entre les bâtiments et
“par conséquent” entre les gens. Les croquis de rhizomes des Smithson à partir de 1951 – lignes de
“rues résidentielles” continues d’un concept nouveau (“street deck”, “street mesh in the air”, etc) et
reliant des “points” (bureaux, usines, lieux récréatifs, cérémonials, équipements) – s’opposent à la
fois au démembrement de la ville zonée en connectant les blocs distendus de la ville radieuse (projet
de Golden Lane, 1951-1953), et, par leur tracé proliférant partant dans toutes les directions et figurant
l’aléatoire ou l’incertitude (le looseness), combattent l’académisme formel de l’urbanisme fonctionnaliste avec ses compositions réglées et figées.
“L’espace total”
Avec la “découverte” de l’Amérique (voyage
de Peter Smithson en 1957) et du plan de Louis
Kahn pour Philadelphie (1954-1956) qu’il est un
des premiers à ramener en Europe, commenté dans
la revue anglaise Architectural Design comme un
double dispositif d’arrêts et de mouvements à partir d’un consommateur roi, les Smithson voient une
confirmation de leurs positions européennes tout
autant qu’une incitation à passer à un travail territorial lié à la voiture, et donc “visionnaire” au
regard des conditions économiques de l’Angleterre
d’après-guerre. Ils exprimeront le projet d’installer
et de connecter des points forts dans un espace d’infinitude (endlessness) où se projettera le “désordre”
(dis-order) organisé dans de miraculeuses “structures” – pensée systémique qui est à l’époque, dans
les sciences comme dans les arts, le mode dominant
d’interprétation, de construction de modèles et de
120
création d’œuvres. La solution du cluster (la grappe) pour gérer le développement des regroupements communautaires à l’échelle de la rue, du
quartier, du village ou de la ville, s’étend à l’échelle d’une “ville ouverte”, d’un territoire total et sans
fin, dune région métropolitaine ponctuée de “fix”
(“un système de points de référence permanents
nécessaire à la stabilité de l’individu”), où le centre
commercial et son activité de shopping et les autoroutes jouent un rôle essentiel, et d’un environnement changeant (“immédiatement jetable”), constitué d’éléments “transitoires” (transient): ensemble
des constructions produit en masse par la grande
industrie (logement, magasins, crèches, etc.).
Continuité retrouvée d’un tissu relationnel et
“ouverture” d’un système figurant l’adaptation et
l’écoute des attentes de la société et des individus
sont les arguments et les caractéristiques formelles
du projet architectural alternatif à l’urbanisme
fonctionnaliste. Il s’exprime dans ces quelques dessins des Smithson dès le début des années 1950 et
est travaillé tout au long de la décennie par l’ensemble des membres du TeamX [(jusqu’au stem (la
tige) et au web (le tissu) de Shadrach Woods au
début des années 1960)]. C’est l’utopie d’un urbanisme proliférant qui génère l’architecture et la
ville en des réseaux fluides et polycentriques,
trames “souples” de points et de lignes, de lieux et
de flux, d’arrêts et de mouvements. Dans un seul
geste, ville et architecture sont “automatiquement”
engendrées, leur distinction et leurs images de fait
supprimées. La conceptualisation permanente par
les Smithson de leurs propositions, puis lors des
rencontres du TeamX, leur formalisation abstraite
par croquis, tout comme le contenu idéologique
même du propos, et finalement le changement
d’échelle de la projection, du quartier au territoire,
de l’Europe à l’Amérique, conjoignent une nouvelle fois dans l’histoire projet et utopie.
“L’imagerie irrésistible”
A partir de 1958, les projets de “mégastructures” prennent le relais du travail conceptuel du
TeamX mais en retrouvant une figuration, une
image pour cette fusion de l’architecture et de la
ville, elle-même métaphore de l’utopie du rapprochement, recherche nostalgique de la communauté
perdue. Comme l’exprimera Maki, membre fondateur du groupe Métaboliste en 1960, “il nous
manque un langage visuel pour faire face à l’échelle surhumaine des systèmes de routes modernes et
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
aux vues d’avion (...) Il manque à la ville un projet
de communauté significatif que ses habitants puissent considérer avec fierté comme un symbole du
Japon moderne”. Après le travail des Smithson ou
de l’équipe de Georges Candilis visant à détruire
l’image architectonique (“l’effacement volontaire
de l’architecture” prononcée en 1953), on assiste à
la fin des années 1950 à une explosion formelle
– “l’imagerie irrésistible” dont parlera Charles
Jencks – à partir de notions ou d’arguments développés par la génération antérieure. Les architectes
de la mégastructure vont tirer du recentrage effectué par le TeamX sur l’individu, défini comme sujet
social, culturel, puis consommateur à partir du
milieu des années 1950, et avant tout mobile et
finalement imprévisible, et de cette utopie de la
liaison, qui conduit à privilégier la définition des
structures à celle des objets reliés eux-mêmes, leurs
diverses théories et interprétations d’un urbanisme
“permissif”. Ce qui prédominera dans ces nouvelles
approches, c’est l’invention pour elle-même des
systèmes constructifs, la mise au point de principes
organisationnels et compositionnels “élastiques”
capables de régler – idéalement de manière scientifique – les questions posées par le TeamX sur adéquation entre forme et modes de vie. Il y a chez les
architectes un déport de l’analyse qui va de l’observation des pratiques sociales de l’habitant (même si
celle-ci reste une représentation du monde plus ou
moins fantasmatique) à l’observation de (toutes)
structures vivantes : la structure hélicoïdale de
l’ADN ou les analogies végétales pour les
Métabolistes japonais, les tissus cellulaires ou les
structures des corollaires chez les membres du
GEAM, etc. Ainsi, si le cluster et le stem sont à
l’origine des métaphores botaniques, celles-ci sont
transformées par les Métabolistes en véritables
organismes vivants avec des “feuilles” chez Tange
ou des “pétales” chez Maki qui s’étioleront ou tomberont avant les “tiges” qui les supportent (le
“double cycle” de changement déjà exprimé par
Peter Smithson). Le couple britannique avait saisi
par l’image photographique de leur ami Nigel
Herderson la réalité de la vie urbaine des slums londoniens (exposées au CIAM9 en 1953), les
Métabolistes en appelaient aux images révélées par
les microscopes et aux théories des cybernéticiens
de l’époque.
Ainsi, c’est dans cet intérêt plus aigu pour l’individu, représenté comme un être joueur, créateur,
fantasque, lunatique, exigeant choix, changement
et mobilité, que Yona Friedman et Nieuwenhuys
Constant passeront de l’urbanisme “indéterminé” et
linéaire du “cluster” à un urbanisme “spatial” non
moins indéterminé, en résille, nappes ou couches
horizontales superposées. Soient des plateaux, ou
des “secteurs” dans le projet de la Nouvelle
Babylone de Constant (application immédiate du
principe des “ambiances” réclamées par les
Situationnistes), où “tout peut arriver”, où chacun
pourra jouer son propre ordre ou désordre. De
même pour Yona Friedman, la mobilité de la société s’envisage à l’intérieur d’un cadre fixe prédéterminé, mais suffisamment neutre (structure tridimensionnelle arachnéenne) pour se laisser informer
par les citadins ayant tout à la fois découvert le pouvoir du client consommateur (la liberté du choix) et
retrouvé un rôle dans la cité (“l’autoplanification”).
La ville spatiale est l’utopie d’un urbanisme démocratique à l’écoute de l’expression de chacun. C’est
encore au regard de cet être en désir de changement
permanent, et à partir du même présupposé d’une
“désorganisation de l’unité familiale traditionnelle
et de l’émergence d’un nouvel individualisme”
(Tange, 1960), que Kisho Kurokawa, Fumihiko
Maki ou Kiyonori Kikutake imagineront l’urbanisme métabolique, ou “vitaliste”, invention de systèmes toujours plus complets pour prendre en
compte les trois aspects de la croissance, du changement et du dépérissement : vie de l’individu, vie
de la famille et vie de la ville (Kikutake).
Les ambiances climatisées, aux éclairages artificiels, proposés presque invariablement par les
mégastructures ne sont pas seulement la condition
technique pour occuper totalement l’épaisseur et la
profondeur de la mégastructure, mais le complément indispensable au plein développement de l’individu, ainsi totalement libéré des entraves et des
empêchements traditionnels que constituent l’architecture et la ville. La dislocation de la famille et
la renaissance d’une communauté faite d’existences individuelles vont de pair avec la possibilité
de vivre nu. Le contrôle climatique s’effectue à
grande échelle en s’inscrivant dans le programme
d’une recréation artificielle de l’environnement
naturel. Friedman par exemple envisage un double
conditionnement climatique : l’un à l’échelle des
terres habitées du globe, par un contrôle des changements barométriques effectué à l’aide de l’énergie nucléaire ou solaire et qui permettra de loger en
temps record “l’ensemble de l’humanité” (vision de
Buckminster Fuller qui en 1956 projetait d’industrialiser à grande échelle le dôme géodésique conçu
comme une “gaze légère”), mais qui rejoint un
thème utopique qui appartient plus spécifiquement
aux ingénieurs, celui qui va de la transformation du
climat et des saisons (John Rœbling en 1833), jusqu’à la transformation des propriétés physiques ou
chimiques de l’air (Frei Otto, 1962)) ; l’autre climatisation se fera à l’échelle de la ville et des quartiers, par une membrane transparente et élastique
autour de la construction : elle augmentera la liberté d’utilisation et d’affectation des espaces ainsi
protégés, transformera rues et places en espaces
121
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
publics permanents et ramènera les parois des habitations à de simples écrans.
A l’opposé du principe de la ville moderniste
fondé sur une dispersion systématique, la mégastructure propose une forme de “concentration” et
d’imbrication des activités et des fonctions dans
une même forme ou structure. Il y a un “bénéfice”
à concentrer diverses fonctions dans un seul
endroit, indique Maki, celui de recréer les conditions de la vie urbaine dense et festive, pourrait lui
répondre Friedman suggérant d’installer les nouvelles structures au-dessus des quartiers existants et
vivants, comme une greffe qui doit prendre sur un
tissu dont il faut récupérer la vitalité. Pour tous, le
modèle est celui de la casbah ou du village africain
(il était la rue du taudis chez les Smithson, ce seront
les favelas à l’heure de la “participation des usagers”), fascination pour des systèmes compositionnels “naturels”, que le succès de l’exposition de
Bernard Rudofsky Architecture sans architectes en
1964 au MoMA viendra confirmer.
Il résulte de cette concentration un continuum
structural ou sculptural, délimité par les contours
souples d’une enveloppe climatique globale, une
sorte d’organisme insécable. L’autarcie devient le
mode de vie qu’ambitionne de réussir toute mégastructure, qu’elle se décolle et se développe à la
verticale au-dessus du sol – reproduisant à l’échelle de structures monumentales le mythe moderniste
du pilotis libérant (de l’architecture) les territoires
pour l’agriculture et le paysage – ou qu’elle s’enfonce en terre ou sous l’eau.
Enfin, les transports, réseaux et voies de communications ne sont plus la simple quatrième fonction de l’urbanisme fonctionnaliste, ils sont “l’alimentation” essentielle au fonctionnement du gigantesque organisme, ils pénètrent à l’intérieur même
des éléments porteurs (ainsi dès 1959 dans le projet
de Marine City de Kikutake), traversent les espaces
internes en toute impunité comme les trains fous
d’une fête foraine (projet de ville suspendue de Frei
Otto, 1962), et bien sûr comprennent la circulation
de tous les services (les “puits verticaux de service”, les seuls éléments permanents des structures de
bureaux chez Maki).
La mégastructure autocritique
Alors que la mégastructure poursuit avec succès tout au long des années 1960 sa carrière dans
les agences et les écoles d’architecture, que la
122
transformation du monde par la mégastructure
continue à être envisagée à court terme par des
architectes pressés de passer à l’action, et s’acharnant (que l’on pense seulement à Friedman) à
démontrer la validité ou la faisabilité tant constructive que sociale ou humaine de leurs projets, apparaissent à partir de 1960 les premiers signes de sa
propre crise : mise en crise, volontaire cette fois, de
la mégastructure elle-même, et de ce que recouvre
la pratique et l’approche du projet d’architecture
par ce vocable.
La critique ou la parodie de la mégastructure est
ainsi quasi synchrone de ses premières expressions
et s’effectue sous la forme même de la mégastructure. Moins de deux ans séparent la solution optimiste et aisée du “Paris spatial” de Friedman des
projets énigmatiques de “Ville” de Hans Hollein,
qui sont contemporains du Plan de Tokyo quasiment opérationnel de Kenzo Tange. L’irréalité, ou
la dimension fictionnelle involontaire de la mégastructure, a non seulement très vite été perçue – et
non après dix ans d’expérimentation soit le début
des années 1970 qui voit l’abandon général, à
quelques exceptions près, de cette approche projectuelle globale – mais elle est assumée dans des projets qui semblent en être des caricatures, excessives, absurdes, ou encore pessimistes, jouant sur la
déraison et la mégalomanie affichées par les plus
sérieux et technocratiques projets. Alors que les
architectes mégastructuraux travaillent sur l’imaginaire qu’ils prennent pour le réel, Hans Hollein,
Walter Pichler mais également Archigram, pris au
jeu de la mégastructure, et abondant dans son sens
– celui de la fiction décollée du vraisemblable –
introduisent la déréalisation du projet architectural.
Indistinction de la ville et de l’architecture,
recherche de communauté et contradictoirement
recentrage sur l’individu aux comportements imprévisibles, concentration et densification des activités,
climatisation et autarcie, focalisation sur les flux et
les réseaux, articulation du transitoire et du permanent, du double cycle de changement, sont les
thèmes et caractéristiques de la mégastructure qui
font rapidement l’objet d’un travail “second” par de
jeunes architectes achevant leurs études au tournant
des années 1950-1960. Réamplifiant les obsessions
de leurs aînés, caricaturant leurs propres excès, ils
ne sont pourtant pas encore dans l’attitude critique
systématique et iconoclaste qui sera adoptée à la fin
de la décennie et partagée par toute une génération
en rébellion contre la profession et son temps.
Hollein et Archigram à partir d’un discours néofonctionnaliste, abondent dans le sens de la mégastructure, continuent le jeu (peut être parce qu’il n’y
en a pas d’autre), sans être véritablement conscients
de la voie où ils entraînent le projet d’architecture.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Hollein et Pichler se saisissent de ces caractéristiques en leur donnant valeur de programme
exclusif, générant par elles-mêmes la conception du
projet. Si la mégastructure peut se décrire par une
série de traits formels ou structurels, la mégastructure critique les isole et introduit une interrogation
sur ses propres ambitions programmatiques. Alors
que la mégastructure a la prétention de tout régler,
au moins dans sa représentation – les efforts pour
mettre le projet en situation réaliste par collage et
photomontage sont de rigueur – le projet critique
sélectionne, réduit le nombre de traits, et change
immédiatement la signification du projet mégastructural qui sera perçu comme “naïf”, “exaspérant”, irresponsable ou insupportable, au moment
où l’ensemble de la profession n’a jamais autant cru
détenir le sort des villes et de la planète au bout de
ses réseaux.
Hollein opère ses premiers changements
d’échelle, non pas par l’artifice du collage d’objets
trouvés, qu’il entreprend à partir de 1963-1964
(Transformations), mais en utilisant l’indifférenciation même entre architecture et ville que propose la
mégastructure. Il passe d’une échelle à l’autre, sans
véritablement changer de projet. Ainsi à partir de
1960, Hollein ajoute à sa production de projets d’Édifices (“Gebäude”, 1959-1962) ou de monuments
sacrés (“Sakrales Gebäude”, 1962), des projets de
Ville (“Stadt”, “Große Struktur ‘Stadt‘“, 1960), les
seconds ne se différenciant des premiers que par le
changement du titre du projet – déclaration arrogante sur le mode surréaliste affirmant “ceci est une
ville”. Une indistinction formelle similaire caractérise les projets de Walter Pichler qui produit simultanément et sans différence majeure la Ville compacte et l’Édifice compact (1963) : projets hermétiques, au sens propre (masses impénétrables, d’où
l’homme est déclaré exclu) comme au figuré (quelle signification donnée à ces projets réitérant leur
volonté de ne pas se faire accepter comme tels ?).
La focalisation exclusive sur la circulation et
les réseaux devient un des traits majeurs de ces projets, la raison même d’être de la ville qui existe
comme échangeur ou transformateur de mouvements, proposés presque simultanément par
Hollein (“Communication-interchange City”,
1962) et par Archigram (City-Interchange Project,
Ron Herron et Warren Chalk, 1963). Le rétrécissement du thème est tel qu’il interdit la vraisemblance du projet, dont l’enjeu est par conséquent à
rechercher ailleurs – fonctionnement propre de l’art
contemporain. Prenant à la lettre la métaphore de la
ville comme “cœur” de services – “La ville. Points
cruciaux de la vie”, article de 1965 – Hollein
indique le passage possible de la ville technocratique aux réseaux omnipotents que dessinent en
toute “naïveté” (sic) les professionnels de l’archi-
tecture, à la ville obéissant à d’autres flux, organiques, ceux du corps et du cœur, le flux du sang,
des émotions, la “subjectivité”, l’homme – thèmes
que les groupes autrichiens Coop Himmelblau et
Haus-Rucker-Co auront plus particulièrement travaillé : projets de “Ville à ossature spatiale de pulsation” (1966), “Cities that beat like a heart”(1967),
“Cœur jaune” (1968), “Hard space” (1970), etc. De
leur côté, Raimund Abraham avec “Megabridge “
(1964) et les différentes versions de “City” (196264) et Friedrich Saint-Florian avec le projet de
“Vertical City” (1964) ou de “City Nucleus in
space” (1963) opèrent une démultiplication en
abîme des réseaux de transports et de communication, figent la ville dans une image rigoureuse,
impassible et glaciale, vision “effrayante”
(J.Rykvert). Les “Walking Cities” de Ron Herron,
cloportes monstrueux avançant sur Manhattan en
ruine, les concrétions informes au-dessus de Vienne
ou le porte-avion “Entreprise “ enterré en rase campagne d’Hollein, la “Ville Glacier” d’Abraham sont
autant de “projets” qui livrent dans la première
moitié des années 1960 des versions zoomorphes,
ludiques et anachroniques non dépourvues d’humour à la mégastructure, à “l’urbanisme indéterminé”, que se soit celui des Smithson, de Friedman ou
des Situationnistes. Dans ces projets, l’imagination
ne s’est pas épuisée à démontrer la validité d’une
projection future, ni à changer le monde, mais travaille à donner une image du monde contemporain.
S’indique aussi l’évasion fictionnelle sans retenue
qui sera dorénavant pratiquée.
La période qui va de l’architecture des mégastructures à “l’architecture radicale” – le critique
d’art italien Germano Celant qualifia ainsi en 1968
la néo-avant-garde architecturale qui se posait en
réaction au mouvement mégastructural triomphant – montre précisément le passage d’une architecture dont les références sont le besoin, la
construction, le “réel”, à une architecture dont les
références sont l’immédiat et la consommation, les
objets mobiles, le plaisir du corps ; passage d’une
architecture conçue en terme de progrès social et de
bonheur humain, à une architecture de révélation
du monde existant. Le contenu du récit et les
formes pour le dire changent du tout au tout.
La contre-utopie radicale
Les expériences d’Archigram, comme celles
d’Hollein, loin d’être englouties par le courant de la
forme urbaine, de la participation des usagers ou de
la nouvelle monumentalité kahnienne, ont été pro-
123
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
longées et, si faire se peut, intensifiées. “L’extrémisation” (véritable mot de passe des années 1960)
était le but, toujours plus difficile quand l’architecte avait déjà habillé l’homme d’un tissu de câbles
(“Suitaloon”, David Greene, 1968) ou une fois qu’il
lui eût proposé une bombe de spray pour changer
l’environnement (Hollein, 1968). La ville cauchemardesque insoupçonnée du fonctionnalisme et du
capitalisme était encore à révéler. Archigram et
Hollein se placent au point de basculement du projet fonctionnaliste dans un univers encore jamais
fréquenté par les architectes, celui où la folle fiction
l’emporte sur la fonction raisonnable.
Les Radicaux italiens pratiquent la “retroguardia” : ils refusent la pensée spéculative de l’avantgarde qui veut “remplacer”, trouvant dans le monde
présent toutes les utopies du capitalisme ou de la
modernité déjà accomplies. L’approche radicale
n’opère pas une “rupture” avec ce qui a précédé
– la ville moderne – mais l’intensifie et “l’accélère”. Elle rapproche le temps futur, une opération
inaugurée par la contre-utopie littéraire à la fin du
XIXe siècle et qui a vu ses projections dans l’avenir
passer de 2000 ans (Zamiatine, Nous autres) à trente-huit ans (Orwell, 1984). L’utopie radicale atteint
le temps présent. Elle propose une “vision” à
rebours qui opère la critique de l’immédiat. Le travail de projet revient à donner une forme explicite
à une réalité déjà là.
La critique du fonctionnalisme s’effectuait
jusque-là par une recherche de formes caverneuses
(F. Kiesler), organiques ou pneumatiques (le “Pneu
world” de 1968), ou encore par le retour à l’histoire (A. Rossi) ou par le maintien d’une sacralité
(L. Kahn). Les Radicaux opèreront à l’inverse un
renforcement des hypothèses fonctionnalistes, en
adoptant le langage le plus épuré et strict de la
modernité, définissant une “surmodernité” qui
détruira efficacement l’ensemble des référents
assujettis à l’ordre architectural. Des concepts issus
du projet moderniste seront travaillés dans un
registre formel inédit, renouvelés par la levée de
toute inhibition liée à des considérations d’ordre
social, humain ou constructif. Ils développeront la
surface neutre, l’isotropie, la surface homogène, le
décentrement et la dissémination, l’indétermination
totale, le principe des “bandes” (continues, lisses,
infinies, étanches, superposées), des points de branchement, des séquences, l’artificialité maximale.
La ville “sans qualité” définie par Archizoom (NoStop-City, 1969) se “liquéfie” et se répand en un
“plancton” en constante transformation.
Ce regard, qui remonte à près de trente ans, est
celui qu’adoptent, parfois selon la même termino-
124
logie, les architectes décrivant bon nombre de
situations urbaines et périurbaines d’aujourd’hui,
au premier rang desquels Rem Koolhaas et Bernard
Tschumi qui ont été les premiers et plus lucides lecteurs du mouvement radical. La critique “radicale”
appartient à l’histoire immédiate, retenue par
quelques uns, que la génération suivante ignore et
croit elle-même inventer.
De l’aménagement à la sauvegarde
L’architecture radicale est, entre autres définitions, un projet d’instauration du site que l’on a eu
tort d’assimiler aux projets d’homogénéisation du
territoire qui culminent à la fin des années 50 avec
le courant mégastructural. L’architecture radicale a
compris, sans doute à la suite de Buckminster
Fuller, que le site est la terre entière.
Archigram a partir du milieu des années 1960
n’est plus dans l’esprit d’une conquête, dans une
configuration de pensée de l ‘aménagement du territoire, même sous la forme théoriquement aléatoire et “indéterminée” que la théorie du cluster, du
stem ou du web (pour le Team X) assurait de lui
donner. Il est dans une phase de préservation narrative du paysage: le poste de télévision ou le distributeur d’essence se cachent dans un rocher ou un
tronc d’arbre (David Greene, “Rok plug, Log
plug”, 1968), la terre est transformée en un “parc
mondial” ininterrompu par la magie de LAWUN
(Locally Available World Unseen Networks). Les
“collages d’ambiance” produits pour le concours de
Monte-Carlo (la salle est enfouie sous une pelouse
entièrement équipée) montre un paysage naturel
reconstitué, où les estivants ont remplacé l’architecture. La nature, le territoire dans toutes ses géographies se révèle comme l’espace public par
excellence, que chacun possède et partage avec
tous. Ove Arup, qui sera dans le jury du concours
de Monte-Carlo remporté par Archigram, exprimera en 1970 cette même prise de conscience d’un
monde saturé d’aménagements – et non plus seulement menacé dans ses réserves énergétiques –
appelant tous les ingénieurs à se charger de “l’administration du territoire conquis”.
A la fin des années 1960, s’introduit une dimension paysagère du territoire jusque-là absente, une
préoccupation esthétique des lieux de séjour ou de
passage de l’humanité errante, liée à des considérations existentielles portant sur la pleine réalisation
de l’individu. La réflexion dès lors se déplace de la
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
conception des structures et infrastructures idéales
pour l’occupation minimale de la terre et du rêve
moderniste de l’immatérialité vers la possibilité
d’un geste toujours plus modeste vis à vis des sites
naturels. On voit avec David Greene se mettre en
place une sorte d’urbanisme visuel, fondé sur une
stratégie de l’apparence, du faux, de la simulation
(mais en rien contradictoire avec une approche écologique efficace), bafouant la déontologie de l’architecte.
ce total” des Smithson, traduit à la fois le refus de
la troisième dimension, c’est à dire l’architecture en
tant qu’entrave à l’épanouissement individuel,
imposition de normes, aliénation, etc., et symbolise
l’opposition à l’utopie du sens, du contenu, moral
ou pédagogique. Par les réseaux enfouis, les simulations naturelles de Greene, les sols magiques
réfléchissants de Superstudio (du “Monument
Continu” de 1969 aux “Actes Fondamentaux” de
1972), l’utopie est sans promesse ni prouesse
démonstrative. C’est également une forme de sa
contre-utopie.
L’utopie de la surface
Les travaux de Greene et de Superstudio mettent en évidence l’écoute attentive des architectes
de cette époque aux courants artistiques de leur
temps. Le land art (que le monde de l’architecture
en France a découvert depuis peu) informe instananément les travaux des deux groupes anglais et italien, qui sont contemporains de ceux de Robert
Smithson – même si ce dernier n’est pas initiateur
dans ce domaine. Ses œuvres, comme celles de
Richard Long, et de tous les artistes que Germano
Celant présente dans les revues Casabella ou
Domus, du land art (première exposition en France
au début des années 1980 !) à l’Arte Povera, sont
des références actives dans le projet, qui n’ont rien
à voir avec des procédés d’analyse comparative
menée a posteriori. Au point de se demander si
notre vision du paysage aujourd’hui n’a pas été
programmée par le land art, qui travaillerait en sous
jeu la pensée urbaine – et utopique – depuis trente
ans. On voit ainsi Dominique Perrault pour le
réaménagement du site de l’ex-SMN à Caen adopter une pratique du collage et de l’intervention paysagère abstraite, très proche des scénarios montés
par Superstudio à la fin des années 1960.
Les projets de David Greene de la fin des années
1960, généralement ignorés car éloignés des images
technologiques science-fiction où le travail
d’Archigram a été jusque récemment identifié et
ramené, sont à rapprocher des projets de
Superstudio par ses ambitions théoriques, bien que
le soucis du groupe italien ait toujours été de se
démarquer de l’équipe anglaise. Dans l’un et l’autre
cas, on voit l’architecte se concentrer sur ce qui
émerge en surface. Tout se passe comme si l’architecte s’interrogeait sur le traitement de la surface terrestre découverte par l’architecture dans le moment
où celle-ci se retire – ou s’enfonce – en terre. Le projet devient une question d’aménagement de surface,
lié à la vision et au corps. L’avènement d’un environnement naturel pleinement desservi par une technologie invisible et débarrassé de l’architecture ne
prend sens qu’au regard et pour le bénéfice des
corps libérés et émancipés.
L’utopie de la surface contre le mythe de l’espace, le “terrain total” (Superstudio) contre “l’espa-
125
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
La défaite de l'imaginaire urbain
Jocelyn de Noblet
Professeur d'histoire du design,
fondateur du CRCT et de la revue “Culture technique”
“Si tout sur terre était rationnel rien ne se passerait.”
Fédor. M. Dostoïevski
“Si nous ne changeons pas la direction dans
laquelle nous allons nous finirons par arriver là où
nous nous dirigeons.”
Proverbe chinois
La civilisation des Lumières (dont “La charte
d’Athènes”1 est un des sous-produits) a su se servir
de l’utopie et des prédictions technologiques
comme de leurres, situés au-delà de la ligne d’horizon, afin de pouvoir avancer sans avoir à se poser
trop de questions. Les sociétés occidentales du
XIXe siècle avaient besoin de ce stimulant afin de
se reconnaître dans le miroir déformant d’anticipations toujours plus vertigineuses.
Aujourd’hui, notre société urbaine ne semble
plus être en mesure de se projeter dans le futur,
troublée qu’elle est par la complexité des problèmes qui se posent à elle et qui ne trouvent pas de
solutions satisfaisantes. Cette faiblesse de l’imaginaire se traduit par un déficit d’innovation culturelle. Déficit d’autant plus grave que nous savons,
La Charte d’Athènes, 1941 ; Réédition en 1971. Collection Points
Seuil, Paris. La Charte d’Athènes a été rédigée par Le Corbusier, sous
sa seule responsabilité, à partir des travaux des Congrès Internationaux
d’Architecture Moderne (CIAM) qui se sont tenus de 1928 à 1939.
1
comme le rappelle Andréa Branzi2, “qu’il n’y a
plus de culture extérieure au phénomène urbain ou
aux valeurs d’intégration sociale qu’il représente ;
parce qu’il n’y a plus de campagne ayant une culture réellement différente, plus de lieu qui ne soit
d’une manière ou d’une autre lié à la ville et à ses
modèles de consommation.” La marchandise fait
circuler, par médias interposés, la métropole sur
tout le territoire. La métropole est devenue une
“mécanostructure” dont personne ne maîtrise la
régulation. Et les urbanistes, pour résoudre ce problème, ne disposent d’aucun “Jeu des perles de
verre” pour les y aider3.
Notre ambition ici est de proposer des scénarios
heuristiques et non de décrire la réalité urbaine dans
toute sa complexité. Nous verrons d’abord que,
pour préoccupante qu’elle soit, la situation présente peut s’expliquer par plusieurs raisons et que si les
utopies, néoplatoniciennes pour la plupart, ont disparues c’est parce que leur forme à la fois parfaite
et totalitaire ne permettait plus de se projeter vers
un avenir crédible. Nous montrerons ensuite qu’il
2
Andréa Branzi, La casa calda, 1984. Idéa Books. Pour l’édition française L’Equerre, 1985. Andréa Branzi, architecte, est un des fondateurs, en 1966, des groupes anti-utopiques italiens Archizoom
Associati et Superstudio. Ces groupes proposaient une critique du
Mouvement Moderne, de son rationalisme et des utopies urbaines
technologiques et volontaristes des années soixante.
3
Hermann Hess (Prix Nobel en 1946), Le jeu des perles de verre
(1943). Pour l’édition française : Calmann-Lévy, 1955. Roman culte
dans les années cinquante; ce récit à la fois philosophique et d’anticipation propose un message prophétique et réconfortant. Il est significatif que ce soit un jeu que des hommes responsables du salut du
monde futur proposent comme remède à tous les maux d’une civilisation.
127
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
existe d’autre moyens pour anticiper, de façon
constructive, un futur qui n’est plus ce qu’il était.
Pour illustrer notre propos nous avons choisi, à partir d’exemples concrets, de traiter la question de la
mobilité urbaine, une mobilité qui est apparue au
cours des soixante dernières années comme tellement inséparable de l’automobile que toutes les
propositions alternatives étaient impensables : il est
temps aujourd’hui de rompre avec ce tabou. Il
n’est, en effet, pas possible de penser la ville du
futur sans se poser des questions relatives à la
mobilité ; c’est une question vitale qui ne peut être
résolue par un tête-à-tête entre les écologistes et les
lobbys industriels directement concernés.
lera dans cinq ans et à terme l’île, qui aura la forme
d’un coquillage, sera habitée par 50 000 chercheurs
spécialisés dans l’aquaculture et l’architecture
marine. Les promoteurs du projet multiplient les
démarches pour faire reconnaître Autopia Saya par
l’UNCLOS (United Nations Conference of the
Laws of the Seas) comme une station de recherche
indépendante6.
Nous assistons à un découplage entre l’évolution des sciences et des techniques d’une part et la
notion de progrès de la société, d’autre part4 Ceci ne
signifie pas que nous vivons à une époque où toute
anticipation urbaine soit impossible, mais que nos
visions du futur sont devenues pleines de contradictions. Cette situation est fréquente dans les
périodes de mutation culturelle parce que le présent
y est si dense qu’il est à lui seul l’avenir. Thomas
Kuhn5 nous fait remarquer à ce propos que “tout se
passe comme si nous ne retenions des signaux qui
nous parviennent de l’environnement que ceux qui
à la fois sont conformes à nos connaissances,
étayent nos convictions, justifient nos actions, rencontrent nos rêves et notre imaginaire”.
Ce n’est pas tant le récit par lequel est décrit
une cité utopique7, au sens propre du terme, qui
nous intéresse que le rôle joué par la science et la
technique pour y parvenir. L’idée d’un progrès
scientifique et technique, associée successivement
aux notions d’évolution, de perfectibilité et de
croissance, représente la légitimité d’un projet de
société qui a traversé le XIXe siècle pour se prolonger au XXIe siècle jusqu’à la fin des années soixante. Cette société nouvelle ne devait pas naître uniquement du développement du machinisme. Dans
ses institutions, ses valeurs et sa culture, elle devait
être entièrement construite suivant les lois de la mécanique (quand nous parlons des prévisions technologiques il faut se souvenir que, jusqu’au développement de l’électronique, vers 1960, on sous-entendait les techniques qui relevaient de la mécanique
classique). L’article consacré au progrès dans la
Grand Larousse du XIXe siècle est caractéristique
de cette volonté de faire partager par le plus grand
nombre le sentiment d’une liaison quasi mécanique
entre progrès et civilisation ; on peut en effet y lire
que : “le progrès scientifique et industriel est aussi
irrésistible que le mouvement qui entraîne les
comètes sur leur orbite et aussi éclatant que la
lumière du soleil... L’idée du progrès paraît être
l’idée fondamentale contenue sous le nom de civilisation. La foi en la loi du progrès est la vraie foi de
notre âge. C’est là une croyance qui a trouvé peu
d’incrédules”.
●=Remarque : Pour satisfaire les nostalgiques
d’univers parfaits reconnaissons qu’il existe encore
une utopie de ce type en voie de construction. Il
s’agit d’Autopia Saya, au milieu de l’océan Indien,
dont la première pierre a été posée le dimanche
9 mars 1997 à 15 heures. Wolf Hilbertz, architecte,
et Thomas Goreau, spécialiste des récifs coralliens,
ont commencé de construire leur cité marine par
électrolyse. On sait que les coquillages et les
coraux sont des machines à fabriquer du calcaire ;
si on stimule cette faculté, par l’électrolyse, on multiplie la production brute de calcaire par dix ; il suffit pour cela d’une structure métallique ancrée sur
le sable du fond et reliée à des panneaux solaires
installés sur une tour. Le premier habitant s’instal-
Joseph J. Corn, Imagining tomorrow – History, Technology and the
American Future, 1986. MIT Press à Cambridge, Massachussets. Pour
la traduction française : Rêves de futur, 1993. Culture technique N° 28.
Editions CRCT. Joseph J. Corn, historien et professeur à l’université
de Stanford, a réuni dix chercheurs pour entreprendre avec eux l’analyse d’anticipations technologiques. des années trente et cinquante.
Les résultats de ce travail sont des études de cas dont chacune est une
analyse ethnotechnologique d’une des facettes de l’imaginaire d’une
société à un moment donné de son histoire.
5
Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques (1962).
Pour l’édition française : Flammarion, Paris 1983.
4
128
I. L’utopie urbaine réalisée
6
Elena Sender-Dumoulin, Bienvenue dans la cité marine. Science et
Avenir N° 611 Janvier 1998, pages 48 à 52.
7
Sir Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide (1627). Pour l’édition française : Payot, Paris 1983. La Nouvelle Atlantide est la description
d’une société, Bensalem, qui a atteint la perfection grâce aux
recherches scientifiques entreprises par les scientifiques regroupés
dans La Maison de Salomon. C’est la première utopie moderne qui
préfigure la notion de l’Etat-providence. F. Bacon est un des premiers
penseurs qui se soit intéressé à la notion de recherche fondamentale. Il
écrira à ce propos “les arts mécaniques m’intéressent peu en euxmêmes... ce qui m’intéresse c’est la contribution que ces choses apportent à la philosophie”.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
La foire internationale
de New-York de 1939-40
A partir de 1880 cette “croyance” sera reprise
par la plupart des revues de vulgarisation scientifiques (La Nature, Cosmos, Scientific American...),
et c’est aux Etats-Unis qu’elle prendra forme grâce
à un contexte favorable et à l’influence de nombreux auteurs de romans d’anticipation et d’utopies
littéraires au premier rang desquels il faut citer
Edward Bellamy et H. G. Wells. Looking Backward 8 le roman de Bellamy, qui donne une description high-tech de la métropole de l’an 2000 avec ses
gratte-ciel élancés et ses artères recouvertes de
matière transparente, a été une des références qui a
inspiré les organisateurs de la foire internationale
de New-York de 1939-1940 dont le thème majeur
était “Le monde de demain”. C’est à propos de
cette exposition que nous parlerons d’utopie urbaine réalisée.
Il y avait une part d’utopie dans les expositions
universelles précédentes, mais ce n’est que dans les
années trente, aux Etats-Unis, que les conditions
socioculturelles et techniques semblèrent à même
de permettre la concrétisation de l’utopie9 dans un
avenir proche. La foire internationale de New-York
a réussi à rendre crédible, aux yeux de ses visiteurs,
les nombreuses anticipations qu’elle présentait
parce qu’elle a su les traduire dans des formes
contemporaines et qu’elles n’avaient pas été
conçues comme des utopies d’ingénieurs. La réalisation des principales attractions illustrant le thème
général de l’exposition furent confiés exclusivement aux designers industriels. Ces nouveaux
acteurs ont su occuper le devant de la scène parce
qu’ils ont été capables de matérialiser le concept de
progrès dans de nouvelles formes susceptibles de
séduire le public. Pour cela ils ont créé un nouveau
style : “le streamlining”10. Certes l’ingénieur à
cette époque reste un personnage de premier plan :
c’est lui qui conçoit et fournit les outils, les instruments et les machines avec lesquelles nous
construirons le monde de demain, mais ce sont les
designers qui rendront ce monde “moderne” en le
rendant visible. Norman Bel Geddes, décorateur de
théâtre et designer vedette de l’exposition justifiera
Edward Bellamy, Looking Backward (1887). Disponible chez
Penguin Books, New-York.
9
Il s’agit bien d’une utopie de type socialiste mais qui sera réalisé dans
une démocratie capitaliste et individualiste.
10
Donald Bush, The streamlined decade, (1975) Edition Georges
Braziller, New-York.
8
l’émergence du design industriel en déclarant
“qu’il serait aussi absurde de condamner un artiste contemporain qui met son talent au service de
l’industrie que de faire à Giotto et à Michel-Ange
le reproche d’avoir mis le leur au service de la religion”.
Le streamlining, que l’on peut traduire par
“aérodynamisme esthétique”, s’applique à toute la
culture matérielle présentée à l’exposition, de l’architecture aux objets domestiques en passant par
l’automobile. L’automobile sera l’élément dynamique majeur qui rendra vivante “La Ville de
1960” du Futurama imaginée, par Norman Bel
Geddes, pour le pavillon de la General Motors.
Pour concevoir cette ville, Bel Geddes s’inspirera
des plans de Le Corbusier, comme ceux de son Plan
Voisin de 1925 ; un commentaire du Futurama
affirmait clairement : “La Ville de 1960 possède en
abondance soleil, air pur et belles avenues verdoyantes”11. Mais l’influence de Le Corbusier reste
théorique et le streamline de Bel Geddes qui repose sur une esthétique du mouvement n’a que peu de
rapports avec le rationalisme de l’architecte francosuisse. Cette Ville de 1960 avait été voulue par l’architecte Harvey Wiley Corbett, l’un des initiateurs
de l’exposition, qui dès 1927 proposait une adaptation radicale de la ville à l’automobile. Il avait proposé une transformation de la ville, aboutissant à
une avenue du futur caractérisée par des autoroutes
suspendues et à une séparation des circulations
automobiles et piétonnières comparable à celle du
Futurama. Les toits des immeubles servaient de
terrain d’atterrissage aux autogires12.
Par cet exemple, on s’aperçoit que la vision du
futur urbain donnée par la foire internationale de
New-York de 1939 s’écartait de l’idéologie traditionnelle de l’utopie pour préfigurer l’urbanisme
des grandes métropoles d’aujourd’hui. Il ne s’agissait nullement de la présentation d’un paradis terrestre statique mais d’un univers urbain dynamique,
palpable et toujours en mouvement.
11
Norman Bel Geddes, Horizons (1932). Edition Dover Publications,
Inc. New-York, 1977. Dans cet ouvrage Bel Geddes reprend à son
compte l’analogie visuelle entre la grande rosace de la cathédrale de
Reims et le moteur en étoile d’un avion émise par Le Corbusier dans
son essai Vers une architecture (1923).
12
Folke T. Kilhstedt, Utopia Realized : The World’s Fairs of the 1930s
in Imagining Tomorrow, 1986, Edited by Joseph J. Corn. The MIT
Press, USA.
129
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
L’architecture utopique
des années soixante
Mais la planification est inconcevable sans vision
utopique”15.
C’est durant les “Trente glorieuses” et particulièrement pendant les années soixante que les architectes s’empareront du progrès scientifique et technique pour proposer des villes utopiques. La variété de cette architecture de papier14 permet d’en faire
un inventaire à la Prévert: Ville sous l’eau Warren
Chalk – Villes spatiales Yona Friedman – Entonnoir habitable Walter Jonas – Walking City Ron
Héron-Archigram – Manhattan sous bulle
Buckminster Fuller – Maison empilable Wolfgang
Döring – Cellules pneumatiques Dyodon JeanPierre Jungmann – Living Pod David Green – Ville
sous la Seine Paul Maymont – Ville flottante
Stanley Tigerman – Ville en terrasse Cesar Pelli Acrologie Paolo Soleri – Space City Lockheed
Missiles and Space Company – Plug in City Peter
Cook-Archigram – Pneumacosme HausruckerCo – Tokyo sur mer Métabolistes japonais... Tous
ces projets ont en commun d’être avant tout des
utopies technologiques. Ils procèdent d’une part
des nombreuses innovations apparues pendant les
années cinquante dans le calcul des structures (en
particulier les recherches de R. Le Ricolais, de
Z.S. Makowski et Konrad Wachsmann), de la mise
au point de bétons à haute performance, de l’apparition de nouveaux matériaux et de l’abondance de
l’énergie à bon marché et d’autre part d’une imagerie technologique nouvelle et high-tech : plateforme pétrolière offshore, aéroports avec leur tour
de contrôle, raffineries, centrales électriques, bases
de lancement de missiles balistiques et promesses
de la conquête de l’espace par les américains et les
soviétiques. Ils seront aussi influencés par la scénographie spectaculaire des films de science-fiction
américains qui atteint la perfection technique avec
2001, L’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick
(1968). Tout cela dans une société en pleine expansion économique où se développent la consommation et les loisirs. Justus Dahiden, architecte, résume bien l’état d’esprit de l’époque quand il écrit, en
1971 : ““L’homme d’aujourd’hui, du fait de la
révolution scientifique, est dans l’obligation d’accomplir un saut de même importance dans le
domaine de la conscience... La responsabilité de
l’avenir contraint à une planification intégrale.
13
Jean Fourastier, Les trente glorieuses (1979). Librairie Arthème
Fayard, Paris
14
-Michel Ragon, Les cités de l’avenir (1967). Editions Planète, Paris.
- Charles Jenks, Architecture 2000 : predictions and methods (1971).
Studio Vista, London.
13
130
Ce qui différencie ces utopies de celles du dix
neuvième siècle et qui fait aussi leur faiblesse c’est
qu’elles ne sont sous-tendues par aucun projet
social crédible autre que celui de la ville dense.
Elles n’ont pas prévus, par exemple, que le développement de la mobilité et de l’automobile
conduirait à l’émergence de la ville périphérique
avec les grandes surfaces qui deviendraient le
grand chantier du futur16. Rêves d’un autre temps,
tous ces projets et la plupart de leurs créateurs sont
tombés dans l’oubli (il faut toutefois reconnaître
l’influence formelle de certains groupes, comme
Archigram et les Métabolistes japonais, sur les
architectes high-tech contemporains) et ils n’ont
pas survécu au premier choc pétrolier de 1973.
Choc qui suit de peu la publication du manifeste
“Halte à la croissance” rédigé par les experts
réunis au sein du Club de Rome. Quand l’utopie ne
répond plus à sa fonction première qui est de stimuler l’imaginaire elle disparaît et s’efface de notre
mémoire collective.
II. Le futur n’est plus ce qu’il était
Quel rôle peuvent jouer, dans leur diversité, les
technologies dont nous disposons dans l’évolution
future des villes et des métropoles ?
Avant de répondre à cette question il faut rappeler que notre système technique17 a connu,
depuis les années soixante dix, des transformations
décisives dans les cinq domaines suivants :
– le développement de l’informatique qui, grâce à
la prolifération des microprocesseurs – d’origine
militaire – touche tous les secteurs d’activités et
entraîne un usage banal et personnel de l’ordinateur ;
– l’essor des biotechnologies dû aux progrès de
l’instrumentation, de l’automation et du contrôle,
qui autorise les interventions de grande précision
sur le patrimoine génétique des espèces animales et
végétales ;
15
Justus Dhinden, Structures urbaines de demain (1972). Editions du
Chêne, Paris.
16
La ville émergente, (1997), sous la direction de Geneviève DuboisTaine et Yves Chalais. Editions de L’Aube
17
Bertrand Gille, Histoire des techniques, (1978). Gallimard,
Encylopédie de la Pléiade. Voir le chapitre Vers un système technique
contemporain, pages 859 à 1023.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
– la mondialisation des systèmes de communications qui, par la numérisation, permet à l’élaboration, au traitement, à la gestion et au transfert de
l’information de disposer d’un langage commun ;
– des matériaux nouveaux qui se diffusent dans
toute l’industrie ;
– les utilisations fines de l’industrie et la maîtrise
des techniques de conversion photovoltaïque18.
Il serait toutefois imprudent d’exagérer la portée sociale rapide des innovations qui semble
découler logiquement des transformations que subit
le système technique. C’est le plus souvent la société, suivant en cela le principe d’inertie, qui utilise à
sa façon les innovations susceptibles d’être adaptées et qui laisse de côté celles qui ne lui conviennent pas19. L’exemple de la mobilité urbaine que
nous avons choisi d’étudier est significatif de cette
situation. Le temps de la technique n’est pas le
même que le temps de la culture.
Il faut aussi savoir que le sens que nous donnons à la notion de futur a changé. Le présupposé
d’un progrès sans fin et sans nuisance qui, après
nous avoir rendu maître et possesseur de la nature
par la maîtrise technique et la dictature de la raison,
nous promettait un monde nouveau et parfait n’est
plus crédible. Nous savons aussi que la rançon du
progrès est inéluctable parce que nous disposons de
moyens de diagnostic, toujours plus performants,
qui mesurent avec une précision croissante les
conséquences de nos actes.
Ce n’est pas un déficit de techniques qui entrave l’évolution urbaine. Nous savons que les architectes et les ingénieurs du génie civil et du BTP ont
à leur disposition les technologies nécessaires pour
construire des ouvrages gigantesques . Et nous savons que si on leur demandait d’édifier un gratteciel de mille mètres de haut, un bâtiment souterrain
ou de construire un pont de trois mille mètres de
portée20 nous savons ils n’auraient à faire face à
aucune impossibilité technique. Nous savons aussi
que là n’est pas le problème et que ce ne sont pas
les tours jumelles de Pétronas (451 mètres) qui vont
améliorer la vie quotidienne des habitants de Kuala
Lumpur. (A propos des gratte-ciel de Hong Kong,
William Mitchell, doyen de l’école d’architecture
18
Thierry Gaudin, 2100 : récit du prochain siècle (1990) Editions
Payot, Paris.
19
Victor Scardigli, Les sens de la technique (1992). Presses
Universitaires de France, Paris
20
Le pont de Messine, s’il est construit en 2006, sera le plus long pont
suspendu avec une travée unique de 3360 mètres de portée ; ses
pylônes auront une hauteur de 370 mètres. Pour les ingénieurs du
génie civil il s’agira de la prouesse technique du siècle.
et d’urbanisme du MIT, remarque avec ironie “Une
visite du bar situé au sommet du prestigieux hôtel
Peninsula montre que les tours ne sont pas des
dinosaures en voie d’extinction : les urinoirs sont
adossés aux baies vitrés, de sorte que les hommes
d’affaires, peuvent contempler la ville à leur pieds
tout en se soulageant ; ils n’auraient pas ce sentiment de puissance au rez-de-chaussée”)21.
La mobilité urbaine
Si nous abordons maintenant la question de la
mobilité urbaine et des améliorations susceptibles
d’y être apportées nous nous apercevons qu’il n’est
ni crédible ni possible de proposer des solutions
techniques décisives. On s’aperçoit qu’il s’agit
d’une question complexe qui repose sur une nouvelle synthèse entre des paramètres socio-économiques et culturels aussi bien que techniques.
Cette mobilité urbaine croissante (ce sont les déplacements périphérie/périphérie qui sont en plus forte
augmentation et qui posent un problème difficile à
résoudre) est expliquée par “la conjecture de
Zahavi”22 qui suggère que les personnes cherchent
au quotidien à profiter au maximum des opportunités urbaines dans le cadre de contraintes imposées
par deux budgets :
– un budget temps qui ne doit pas dépasser 65
minutes ; ce qui signifie que les distances parcourues sont contingentes de la vitesse des différents
moyens de transport.
– des dépenses qui doivent s’inscrire dans une
fourchette de 10 à 12 % des revenus d’un foyer (la
possession et l’usage d’une automobile, amortissements compris, revient, en moyenne, à quarante
mille francs par année).
Il faut aussi comprendre qu’aucune amélioration substantielle ne sera possible sans un rééquilibrage entre l’usage de l’automobile et les autres
moyens de transport ; ce qui implique une évolution des mentalités et un changement radical dans
les styles de vie des usagers. L’équation :
mobilité = liberté ; liberté = automobile; automobile = plaisir + identité reste encore d’actualité et
pour le moment ce n’est qu’à dose homéopathique
William Mitchell, Les gratte-ciel sont-ils encore nécessaires ? Pour
la science N° 244 février 1998, page 68.
22
Zahavi était un responsable d’études sur l’urbanisme à la Banque
Mondiale, dans les années soixante dix, qui a travaillé sur la mobilité.
21
131
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
que l’on peut y introduire quelques éléments limitatifs (comme la pastille verte qui reste un placebo).
Pour aller plus loin, c’est-à-dire pour convaincre un
nombre significatif d’usagers qu’ils auront toujours
la liberté de choisir l’origine, la destination, le
temps et le mode du déplacement mais que la satisfaction de ces besoins ne passera plus systématiquement par l’usage d’une voiture particulière il
faudra leur prouver non seulement qu’un nouveau
partage de la voirie est devenu obligatoire mais
qu’il peut y avoir autant, voire plus de plaisir avec
l’usage d’autres moyens de transports. Pour
atteindre ce résultat il faudra éduquer avant d’espérer contraindre. Il existe cependant des limites inattendues de l’usage de l’automobile et une étude
anglaise23, sur soixante sites à forte circulation dans
le monde, démontre que lorsqu’on supprime certaines voies, les bouchons loin de se renforcer, disparaissent, parce que le trafic moyen diminue.
Selon cette étude, les habitudes des gens pour se
rendre sur leur lieu de travail varient énormément,
même quand le trajet n’est pas perturbé par des
déviations : suivant les jours la même personne
peut prendre sa voiture ou les transports en commun (cette souplesse concerne environ 20 % des
automobilistes). L’utopie la plus stimulante pour
notre imaginaire c’est peut-être la description
des Villes sans automobiles entreprise par le
groupe de recherches réuni, depuis 1992, par
l’Institut Canadien d’Urbanisme24.
Ces difficultés ne doivent pas nous condamner
à baisser les bras et à oublier que nous disposons de
nombreux moyens techniques complémentaires
avec lesquels il est possible de proposer des alternatives efficaces25. On s’aperçoit aussi que des problématiques comme la préservation de l’environnement, la lutte contre la pollution et la notion de
développement durable sont devenues des thèmes
mobilisateurs. Une évolution des mentalités commence à se manifester et elle est particulièrement
23
Cette étude, en cours, est réalisée par des chercheurs de l’University
College of London à la demande de Phil Goodwin, le conseiller du
gouvernement anglais en politique des transports. Elle semble confirmer les conclusions d’une autre étude réalisée, en 1994, par une autre
institution, le Standing Advisory Committee on Trunk Road
Assessment selon lesquelles la construction de nouvelles routes entraine un acroissement, et non pas une diminution de la circulation
moyenne. Certains experts anglais pensent que ces rapports pourraient
avoir un effet immédiat sur les politiques en matière de transport ; ils
inciteraient même à transformer des centre-villes, comme Trafalgar
Square, en zones piétonnières.
24
Rapport de 1994 (Phase I) Cities without cars, Canadian Urban
Institute, City Hall, Toronto, Ontario – M5H 22N1. Les recherches
sont menées par deux équipes distinctes sur les villes de Vancouver et
de Toronto.
25
Se déplacer au quotidien dans trente ans. Edition La documentation
française. Actes d’un colloque organisé, en 1994, par l’ADEME, la
DRAST et (Centre de Prospective) et l’INRETS.
132
sensible dans les villes comme Curitiba, Strasbourg
ou Stockholm qui ont proposé des solutions, certes
partielles mais innovantes.
Curitiba
Cette cité brésilienne, capitale de l’Etat du
Parana, pauvre mais en pleine expansion (sa population est passé de 300 000 à 3 000 000 de personnes entre 1950 et 1998) est devenue un véritable
laboratoire du développement urbain26. Les municipalités successives, depuis 1970, ont réussi à y préserver une qualité de la vie en choisissant des techniques simples et une série de solutions peu coûteuses mais efficaces :
– les transports collectifs sont privilégiés par rapport aux automobiles individuelles. La ville s’est
développée suivant cinq axes principaux le long
desquels des autobus rapides peuvent circuler, en
site propre, sur deux couloirs avec les mêmes performances qu’un métro. Les autobus rapides sont
des véhicules articulés de 270 places et pour les
liaisons transversales et trajets locaux on se sert des
minibus de 40 places. Les usagers (1,3 million de
passagers par jour) achètent leur titre de transport à
l’entrée de sas, équipés d’ascenseurs pour fauteuil
roulant, installés à chaque station ce qui permet de
gagner du temps. La mise en service des transports
en commun a été accompagnée par un premier programme de construction de 45 000 logements
sociaux.
– L’implantation des activités de bureau en centre
ville est réglementée pour éviter que le quartier ne
se transforme en ville fantôme après 17 heures.
Une succession de logements, de magasins, et de
restaurants ouverts en permanence maintient en vie
le centre de Curitiba.
– Les berges des rivières ont été transformées en
espaces verts (50 m2 par habitant) et les citoyens
sont sensibilisés au respect de l’environnement par
des cours gratuits que propose l’université.
Curitiba, avec un revenu par habitant que l’on
peut considérer comme faible, est une ville moins
polluée que les autres villes du Brésil. La criminalité y est plus faible et le niveau moyen d’éducation
de la population supérieur à la moyenne nationale.
26
Jonas Rabinovitch & Josef Leitman, L’urbanisme à Curitiba. Voir
Pour la Science N° 223, mai 1996, pages 84 à 88.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Strasbourg
Jusqu’en 1989 cette ville, riche si on la compare à Curitiba, est bloquée par la circulation quotidienne de 240 000 véhicules et il devient urgent
d’intervenir. La décision est prise de réaliser un
tramway circulant en site propre. L’objectif choisi a
été de redistribuer l’espace urbain en interdisant la
circulation de transit à travers le centre historique
de la ville, en redonnant l’espace et la liberté de
mouvement aux piétons, aux cyclistes et aux transports publics. Redistribuer l’espace s’est se
contraindre à le transformer et même au-delà à
repenser le fonctionnement de la ville. La place
Kleber, dans le centre, est devenu piétonnière alors
qu’avant il y circulait 50 000 véhicules par jour ; il
est toujours possible d’accéder au centre ville en
voiture, par le biais de boucles de circulation, et d’y
déposer des passagers mais en revanche le trafic de
transit est détourné et il faut emprunter un itinéraire de contournement. Un soin particulier a été
accordé à tous les quartiers traversés par le tramway. Par exemple, la quasi, totalité du tracé du
tramway s’est vu adjoindre des pistes cyclables et
14 % des déplacements, à Strasbourg, s’effectuent
à bicyclette (il faut savoir que ce chiffre atteint de
25 à 30 % dans plusieurs villes allemandes et néerlandaise).
Le tramway de Strasbourg est un véhicule
d’une conception technique innovante qui présente
plusieurs caractéristiques inédites :
– c’est le premier tramway à plancher surbaissé
intégral, grâce à une conception du boggie sans
essieux, ce qui permet d’y entrer sans différence de
niveau ;
– la largeur de la porte est de 150 cm, ce qui supprime l’impression de rupture avec l’environnement ;
– 26 rames desservent les 18 stations, de la première tranche réalisée, à une vitesse de 21 km/h (temps
d’arrêt aux stations compris) ;
– le design du véhicule (conçu par Philippe
Neerman) est particulièrement soigné et ses larges
surfaces vitrées permettent aux voyageurs une
vision panoramique de la ville.
Les tramways de Grenoble et de Nantes ont été
des réussites, mais la qualité esthétique de ce qui a
été réalisé à Strasbourg est apparue comme un révélateur et comme un exemple à suivre pour les élus
de nombreuses villes en France, en Europe et dans
le monde : Bordeaux a choisi un tramway sans
caténaire en centre ville et après une consultation
les deux tiers des Lyonnais donnent la priorité aux
transports en commun, aux vélos et aux piétons sur
l’automobile.
Mais pour aller plus loin dans la recomposition
urbaine, on doit aussi faire appel à des moyens plus
sophistiqués comme l’expérimentation de nouveaux types de véhicules électriques et le développement de centres de télétravail de voisinage, à
proximité des gares multimodales.
Le projet TULIP en France et Le PRT
(personal rapid transit) aux Etats-Unis
Complémentaire des autres moyens de transport urbains le système TULIP (transport urbain
libre individuel et public), proposé par PSA
Peugeot Citroën, met à la disposition de clients
abonnés des mobiles électriques biplaces dans des
relais répartis en divers points de la ville. Les relais
sont équipés d’un système de recharge automatique
à induction et d’un système de communication, par
rayons infrarouges. Le PC du système est constamment accessible par interphone depuis le relais ou
par le téléphone GSM du mobile. Les abonnés du
système disposent d’une télécommande, personnalisée par un code confidentiel, qui leur permet de
commander un mobile au PC ou d’en prendre un
dans un relais. L’autonomie d’un mobile est de plus
de 60 km/h, ce qui permet d’envisager sans
contrainte la plupart des déplacements habituellement effectués en ville. Le système est au point, il
a été testé et les prototypes des mobiles donnent
satisfaction. Pour qu’un tel dispositif soit installé il
faudrait qu’un nombre significatif de villes le choisisse et que les mobiles disposent d’un site propre
ou d’une priorité de circulation sur les véhicules à
moteur à explosion. Pour le moment, c’est un concept d’avenir qui a raison trop tôt.
Le système PRT américain, conçu conjointement par l’Université du Minnesota et la société
Raytheon, est différent mais plus difficile à réaliser
du fait des infrastructures à construire. Il s’agit de
véhicules électriques, pouvant transporter quatre
passagers, propulsés par un moteur linéaire à induction en suivant une voie propre surélevée. Les véhicules sont télécommandées, sans pilote et sous le
contrôle d’un PC. Comme pour TULIP, on peut
commander le véhicule de chez soi à la station la
plus proche. Le système est au point et devrait être
installé à Rosemont dans l’Illinois à proximité de
O’Hara International Airport. Des chercheurs de
l’université de Bristol, en Grande-Bretagne, associés à plusieurs industriels travaillent sur un projet
similaire destiné à des villes sans métro ni tramway.
133
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Le télétravail
et les centres de voisinage27
Le télétravail ne s’est pas développé aussi rapidement qu’on ne le pensait pour plusieurs raisons :
– ceux qui ont cru au télétravail, à partir de 1990,
ont eu raison trop tôt ;
– les blocages socioculturels étaient plus importants que prévu ;
– une confusion s’est établie entre télétravail et travail à domicile ;
– les techniques permettant de télétravailler existaient mais n’étaient pas suffisamment développées
pour former un système cohérent et fiable.
A ce propos, il convient de rappeler la loi de
Bertrand Gille28 :
“Toutes les techniques sont, à des degrés
divers, dépendantes les unes des autres, et il faut
nécessairement entre elles une certaine cohérence:
cet ensemble de cohérences aux différents niveaux
de toutes les structures, de tous les ensembles et de
toutes les filières composent ce qu’on peut appeler
un système technique.”
Les urbanistes ont souvent remarqué que29 “si
le développement des télécommunications participent à la croissance des villes, elles ne se substituent pas aux transports physiques et elles suscitent
plus de déplacements qu’elles n’en économisent”.
Ils ont raison pour ce qui concerne le passé mais il
n’est pas dit qu’il s’agisse d’une loi qui s’applique
au futur. Il faut aussi faire la distinction entre la
qualité et la quantité des transports physiques et
tenir compte d’une situation nouvelle dans laquelle
le télétravail, bien compris, offre une alternative
valorisante et de qualité.
Le nouveau système technique nécessaire au
bon fonctionnement du télétravail est aujourd’hui
27
- Judy Hillman, Télélifestyles and the flexicity, (1994) Dispnonible à
l’Office pour les publications de la Communauté Européene. L 2985
Luxembourg. Il s’agit d’une étude qui à été réalisée à l’initiative de
l’European Foundation for the Improvement of Living and Working
Conditions à Dublin.
- Philippe Dorin et Christine Gauthier, Travailler à distance – Le
Réseau de Bureaux de Voisinage d’Ile-de-France (1997). Etude disponible à CATRAL, Agence Régionale pour l’Aménagement du Temps –
Conseil Régional d’Ile de France, 35, boulevard des Invalides, 75007
Paris.
28
Voir note N° 16
29
François Ascher, Métapolis ou l’avenir des villes, (1995). Editions
Odile Jacob, Paris, pages 43 à 79.
134
en place et on sait que plus de vingt millions de personnes dans la Communauté Européenne occupent
un emploi compatible avec la notion de travail à distance. L’erreur à ne pas commettre consiste à ne pas
confondre travail à distance et travail à domicile et
c’est ici qu’intervient le concept de “bureau de voisinage” développé en Ile-de-France par CATRAL
(Agence Régionale pour l’Aménagement du
Temps) :
“Un bureau de voisinage est un espace de travail, comprenant environ cent bureaux, proche du
domicile des salariés, équipé de moyens informatique set télématiques sécurisés où :
– les collaborateurs d’entreprise ou d’administration peuvent réaliser leur tâches en restant en liaison permanente avec leur organisation ;
– les entreprises de téléservices peuvent offrir leurs
services au tissu socio-économique local ;
– les institutions de formation peuvent livrer leurs
prestations ;
– les entreprises peuvent promouvoir leurs produits
et services.
Les bureaux de voisinage appartiennent à un
même réseau, proposent les mêmes services (avec
les techniques disponibles, il est possible de
reconstituer à l’identique les fonctionnalités informatiques, télématiques et bureautiques du poste de
travail de l’entreprise) et les mêmes conditions
d’accès”.
Les exemples que nous avons rapidement
décrits ne sont que des ébauches de solutions mais
ils ont le mérite de montrer que la qualité de la vie
urbaine future repose sur une mobilité reconstruite
avec une grande diversité de moyens : se priver de
cette diversité potentielle serait prendre le risque de
laisser quelque chose de barbare s’accomplir.
Et qu’en est-il des utopies à venir ? Elles seront
peut-être l’œuvre des cyberarchitectes quand ils
seront capable de construire des relations cohérentes entre les univers virtuels et la réalité.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Le prochain siècle sera-t-il celui des villes
ou de la fin des villes ?
Thérèse Spector
Centre de Prospective et de Veille Scientifique
DRAST
A l’aube du 3e millénaire, une abondante littérature traite de l’avenir des villes, de leur taille
leur forme, leurs fonctions, des rôles qui pourraient
leur être impartis à l’ère de la mondialisation, des
changements qui pourraient survenir du fait de l’essor des technologies et l’information et de la communication, des défis auxquelles elles pourraient se
trouver confrontées en terme d’identité, de cohésion
sociale et de dynamique collective. Cet article met
en regard quelques-unes des nombreuses questions
posées dans les ouvrages ou documents récemment
publiés sur la ville. Des réponses faites à ces questions, – qu’elles soient convergentes, divergentes,
ou même contradictoires –, émergent autant de
façons particulières mais bien spécifiques à notre
époque – d’imaginer la ville future. Il reprend, en
les condensant, un texte paru en juin 1997 dans les
“Notes du centre de prospective et de Veille
Scientifique” (n° 7) et dans le numéro de mars 1997
de Futuribles (n° 229).
Le siècle prochain sera-t-il celui des villes ou
de la fin des villes ? Tout dépend des sens attribués
aux mots.
Une question de définition...
1) Si la ville s’oppose à la campagne, le siècle
prochain sera indubitablement celui des villes. Les
Nations Unies prévoient qu’en 2025, sur les 8,3
milliards d’habitants que comptera la planète, environ 5 milliards vivront dans les villes, dont 4 milliards dans les agglomérations du Tiers Monde (soit
le double d’aujourd’hui)1. Nombre de ces nouveaux
citadins viendront s’installer dans les villes de plus
de 8 millions d’habitants. En 1950 deux villes seulement, New York et Londres avaient une population de plus de 8 millions d’habitants. En 1995 on
en comptait 22 dont 16 dans le monde en développement. Ce nombre pourrait atteindre 33 à l’horizon 2015 dont 27 dans les régions moins développées, la plupart d’entre elles (21) se trouvant en
Asie2.
L’attraction urbaine a été jusqu’à présent induite par l’économie. Elle peut maintenant s’effectuer
en marge des capacités de l’économie. Nombre de
situations montrent qu’elle peut se poursuivre à un
rythme soutenu même lorsque tous les secteurs
générateurs d‘emploi sont en crise ou disparaissent.
La ville devient culturellement un lieu obligé de vie
pour la majorité des hommes. On passe ainsi d’une
situation où une économie urbaine conquérante
était l’inductrice du peuplement urbain à une situa-
1
L’ensemble de ce passage est issu du document rédigé par Philippe
Antoine, Démographe, Directeur de Recherche à l’ORSTOM, chercheur au CEPED (Paris), à l’occasion du 50e anniversaire de l’Unicef,
pour le colloque “L’enfant en milieu urbain” réalisé le 5 decembre
1996 par l’UNICEF et la Mairie de Paris.
2
J. Cl. Chesnais. INED France. “La vague s’essoufle” dossier issue de
“Vivre Autrement”. Istanbul. Mai 1996.
135
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
tion inversée, où c’est le rassemblement urbain qui
induit une forme d’économie. Cette économie
induite est évidemment d’une autre nature : elle
revêt souvent le caractère d’une économie de l’urgence, au service des besoins les plus immédiats3.
A terme, l’opposition ville/campagne n’aura
plus beaucoup de sens, du moins en termes de
mode de vie. Cependant, il ne faut pas perdre de
vue que des sous-continents entiers restent aujourd’hui majoritairement et authentiquement paysans :
la Chine intérieure, l’Inde, ainsi que de larges pans
de l’Asie du sud-est ou de l’Afrique noire. Mais
dans les pays développés, les différences ville/campagne se sont considérablement atténuées. On peut
parler d’une urbanisation des campagnes, lesquelles sont désormais davantage peuplées de citadins retraités que de paysans4.
A l’inverse, on commence à voir surgir également un autre phénomène, qui pourrait compléter le
tableau : le déplacement spontané ou accompagné
des urbains les plus démunis en milieu rural, le
retour des précaires à la campagne, de ceux pour
lesquels,5 la “fonction intégrative de la ville a
échoué” .
2) Si la ville suppose l’union indissoluble
d’un territoire physique (urbs) et d’une communauté de citoyens qui l’habitent (civitas) le prochain siècle risque d’être celui de la disparition de
la ville occidentale et de son remplacement par de
l’urbain généralisé. C’est du moins l’opinion de F.
Choay qui estime que du fait des nouvelles technologies de l’information et de la communication l’interaction des individus est à la fois démultipliée et
délocalisée. L’appartenance à des communautés ne
se fonde plus sur la proximité. Le divorce entre
urbs et civitas est consommé.
Jusqu’à ces trente dernières années les métropoles conservaient en leur centre des tissus compacts et continus, porteurs d’une urbanité spécifique
et la plupart des villes anciennes demeuraient
inchangées. Aujourd’hui, on assiste d’une part, à
une concentration autour des métropoles nationales
ou régionales qui ont tendance à s’étaler et d’autre
part, à une dispersion de pôles linéaire ou ponctuelle. C’est le cas des agglomérations parachutées
autour des aérogares ou des technopôles. L’ère des
entités urbaines discrètes est terminée. L’ère de l’urbanisation universelle, diffuse et éclatée s’amorce.
Ph. Haeringer, “La mégapolisation n’est pas une crise”.
4
Entretien avec Ph. H.
5
Entretien avec Meynard et Vanoni. Fors recherche sociale.
3
136
3) Si la ville se définit comme le lieu de la
rencontre de l’altérité, le lieu du brassage social,
du droit à l’indifférence, les regroupements urbains
du XXIe siècle risquent de s’éloigner de ce modèle.
Des prémisses de regroupements affinitaires entraînant une ségrégation sociale, ethnique ou démographique, voire un apartheid social, se mettent en
place partout à travers le monde.
Dans un article paru dans la revue M6 Mike
Davis décrit le rétrécissement de l’espace public à
Los Angeles et l’insécurité qui en découle. Les
infrastructures publiques se font toujours plus rares,
écrit-il, les parcs sont en pleine déréliction et les
plages toujours plus ségréguées. Les bibliothèques
et les espaces de jeu ferment, les associations
locales de jeunes sont interdites et les rues deviennent chaque jour plus désolées et plus dangereuses.
Il décrit les nouveaux quartiers aisés construits à la
périphérie de Los Angeles qui prennent de plus en
plus la forme de forteresses avec leurs enceintes, le
contrôle des accès par des postes de vigies, le
mélange de police publique et de police privée et
même parfois des routes entières privatisées. San
Marino, la ville sans doute la plus riche, ferme
maintenant ses parcs le week-end pour en exclure
les familles latinos et asiatiques qui viennent des
quartiers voisins.
7
Pour Robert Lopez c’est près de quatre millions d’américains, majoritairement blancs et
conservateurs qui vivent ainsi dans des univers
clos, protégés par des barrières, des vigiles et des
règlements intérieurs draconiens. Les rues sont privées, les écoles sont privées, la police est privée, les
égouts sont privés. Certaines communautés ont
même fait totalement sécession, rompant avec les
autorités locales et se proclamant indépendantes.
Robert Reich met en relation l’engouement
pour les “communautés résidentielles” (closes ou
non closes) et la montée d’une nouvelle catégorie
sociale qu’il appelle les “manipulateurs de symboles”. Il y classe tous ceux qui manipulent des
données, des mots, des représentations orales ou
visuelles, à savoir les chercheurs, ingénieurs, informaticiens, avocats, comptables créatifs ; les
consultants en management, conseillers financiers
et fiscaux, spécialistes en organisation, publicitaires, réalisateurs, éditeurs, journalistes, et même
les professeurs d’universités. Ces “manipulateurs
6
Mike Davis, La forteresse L.A., Militarisation et privatisation de l’espace public, Revue M. Nov. Dec 1996.
7
Robert Lopez, “un nouvel apartheid social. Hautes murailles pour
villes de riches” Le monde Diplomatique, 1996.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
de symboles” vivent à proximité de ceux dont les
revenus sont proches des leurs et sont tranquillement en train de faire sécession par rapport aux
autres couches sociales. Ils consacrent leur épargne
à des espaces privés qu’ils partagent entre eux.
Leur idéal urbain ressemble à des projets entièrement fermés sur eux-mêmes, avec des couloirs
conditionnés, reliant les fonctions résidentielles,
d’affaires et de loisirs, où ils peuvent travailler,
acheter, aller au théâtre sans risquer un contact
direct avec le monde extérieur et en particulier avec
les pauvres. Quand ils ne vivent pas dans des
enclaves urbaines, ils se rassemblent dans des banlieues résidentielles en dehors des agglomérations
dans des endroits qui abritent les universités,
centres de recherches, sièges sociaux8.
A Sao Paulo, Teresa P.R. Caldera9 cite le cas du
quartier de Morumbi, où s’est construit un complexe de 5 000 appartements en maisons individuelles et gratte-ciel, entourés de murs. Ils se signalent par des dispositifs de sécurité aussi divers que
sophistiqués et la présence de gardiens privés. Ils
présentent en outre des extravagances comme une
piscine par appartement, trois chambres de bonne,
des salles d’attente pour les chauffeurs en sous-sol,
etc. Dans d’autres quartiers, d’autres enclaves fortifiées se construisent à partir d’ensembles de
bureaux ou de centres commerciaux.
rent, est toujours prégnante. Elle s’est traduite, dans
les politiques publiques, par la recherche de la
mixité sociale des territoires, par l’injonction au
rééquilibrage social. Si cette idée demeure, face à la
difficulté de sa mise en œuvre, l’accent s’est déplacé d’une approche en terme de composition des territoires urbains à une approche 10en terme d’accès à
l’espace public pour les citadins . Entre la mixité et
la ségrégation, écrit Isaac Joseph, il y aurait place
pour une conception de la ville qui pense dans un
même mouvement pluralité et fluidité, spécificités
locales et droit à un service de qualité, enracinement et mobilité des citadins, échanges dans (ou
malgré) la diversité.
4) En fait, dans les vieux pays urbanisés, la
notion de “ville” fait invariablement référence à
la ville européenne qui, bien que spécifique
demeure pour beaucoup “le modèle” de la ville.
Modèle comprenant un hypercentre, avec ses
immeubles compacts, ses perspectives serrées et
son paysage minéral11. Modèle correspondant à un
territoire centré, avec des îlots, des rues, des promenades, des jardins urbains, un substrat historique12. C’est le modèle Haussmannien, avec
comme unité de base le quartier, où le commerce, le
travail, l’éducation, les loisirs s’organisent dans un
périmètre très limité, une surface dictée par la capacité de marche des individus13.
Avec ses enclaves fortifiées, Sao Paulo présente
aujourd’hui un environnement urbain très différencié : des îlots enclavés peuvent être placés soit au
milieu d’un labyrinthe de vieilles rues où les habitants ont ajouté des murs et des clôtures à leurs habitations, soit dans la périphérie même où les enclaves
riches avoisinent des favelas, des immeubles de
bureaux et de nouvelles enclaves commerciales.
L’espace public, lui, est progressivement abandonné
à ceux qui n’ont aucune chance de vivre, de travailler et d’acheter dans les nouvelles enclaves privées. Il est chaque jour davantage abandonné aux
sans-abri et aux enfants des rues. Contrairement à sa
vocation initiale, il est structuré suivant les principes
de la séparation et de la mise en relief de différences
inconciliables. Des espaces privées d’un côté, un
espace public de plus en plus restreint et réservé aux
plus pauvres de l’autre, une criminalité qui croît.
Autre spécificité de ce modèle : si la ville peut
être caractérisée comme le lieu par excellence du
brassage social, du mouvement incessant, de la circulation des hommes et des choses14, la ville européenne est l’incarnation de cette idée. Elle s’oppose à toute limitation de la circulation entre les
hommes et notamment à la constitution de ghettos.
En témoigne l’importance qu’a pris en France, dans
la politique de la ville, le thème des transports
urbains comme frein à l’exclusion sociale et spatiale et à la relégation de certains quartiers15.
En France, l’image de la ville, lieu de l’hétérogénéité sociale, de la rencontre de l’autre, du diffé-
Isaac Joseph, Diversité des publics et services urbains. Colloque de
Cerisy la Salle “vivre la ville demain quels enjeux, quels partenaires”
organisé par la RATP les 19-24 septembre 1996.
11
O. Mongin, Vers la troisième ville ? Hachette. Oct.1995.
12
Oriol Bohigas. La ville. 6 interviews d’architectes réalisés par Odile
Fillion (Le Moniteur) à l’occasion de l’exposition “la ville” au centre
Georges Pompidou.
13
Léon Krier. La Ville. 6 interviews d’architectes. Ouvrage cité.
14
Colette Petonnet. Espaces habités.
15
cf. notamment “déplacements et liens sociaux”. Actes du séminaire
organisé par le Cétur d’octobre 1992 à juillet 1993. Déplacements
n° 14.
Robert Reich, L’économie mondialisée, Dunod, Paris, 1993.
Teresa P. R. Caldeira, “Un nouveau modèle de ségrégation spatiale :
les murs de Sao Paulo” in Revue internationale des sciences sociales
n° 147. Mars 1996 : “Villes de l’avenir : la question des transformations sociales”.
8
9
On peut cependant se poser la question de la
pérennité de ce modèle tant au niveau spatial que
social. Si les centres villes anciens sont protégés,
voire muséifiés, la ville périphérique croît de
10
137
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
manière chaotique et la traversée de quelques
entrées de ville fait plus référence au modèle américain qu’à un modèle européen compact et centré.
Par ailleurs, on peut s’interroger sur la distance
existante entre les ghettos américains et les quartiers déshérités européens, notamment français,
alors que l’on commence à parler de la constitution
de zones de non-droit et que les politiques volontaristes menées n’ont pas empêché l’aggravation des
problèmes dans ces quartiers.
Une autre caractéristique différencie encore les
villes européennes du reste du monde : la valorisation de leur centre historique qui, comme à Milan16,
reste investi par une certaine bourgeoisie, alors que
la plupart des autres mégapoles voient leur patrimoine s’effriter, abandonné au profit d’une population de “squatters”, à moins qu’il ne soit quadrillé
par des tours de bureaux.
Dans la plupart des villes européennes, la centralité est plus stable, plus fidèle au tissu historique.
La demande de centralité reste forte. C’est ce qui a
permis, par exemple, la réussite de l’opération de
réhabilitation du Marais à Paris. C’est parce qu’il
existait une clientèle potentielle, voire impatiente,
pour emménager dans un patrimoine restauré,
qu’un savoir-faire entrepreneurial a peu se forger et
se développer. Mais le péril n’est pas définitivement écarté17.
Outre le risque de muséification, qui menace
surtout certaines petites villes touristiques ou les
quartiers les plus prestigieux des grandes villes, on
observe des phénomènes de stérilisation de la vie
citadine par l’hyper-développement d’une seule
fonction, dont l’extension est un écho de la mégapolisation. C’est le cas de l’industrie de la confection,
qui progresse à partir du quartier du Sentier au détriment des commerces de la vie courante. C’est aussi
le cas de l’engouement imprévu pour les Halles et
Beaubourg, qui témoigne à l’envi d’un besoin de
centralité dont Paris ne peut que s’honorer, mais qui
s’exerce plus à l’échelle francilienne qu’à l’échelle
parisienne et fait reculer, peu à peu, la vie locale18.
Ville : pouvoir et démocratie
La notion de “ ville ” fait également référence à
des fonctions de pouvoir, de commande, d’orga-
16
Ph. Haeringer, “Cities as seen from the street. An introduction to city
diversity”, Nature and Resources, UNESCO, 196, 32-2, pp. 23-30.
17
Entretien avec Ph. Haéringer
18
Idem.
138
nisation et de débouchés économiques sur un
arrière-pays, même si l’exercice de ces fonctions
est en train de changer. L’évolution future des ville
soulève plusieurs questions à cet égard.
1) On peut évoquer la question des relations
entre les grandes métropoles fonctionnant en
réseaux et leurs arrière-pays. Pierre Veltz, dans
son ouvrage “Mondialisation Villes et Territoire
– l’économie d’archipel” évoque l’émergence
d’une nouvelle ère des villes qui se caractériserait
par une concentration des richesses dans les
grandes métropoles des pays développés ; le caractère extrêmement concentré sur le plan spatial de la
croissance de nouveaux pays, comme la Chine, et
le dynamisme de cités-Etat comme Singapour. Il
développe sa théorie à partir des prémisses suivantes19 : les grands Etats modernes sont issus du
pouvoir des villes, ils se sont construits contre elles,
en affirmant progressivement ce que F. Braudel
appelle “l’économie territoriale” par opposition à
l’économie urbaine. Aujourd’hui, si les Etatsnations sont encore irremplaçables, on peut se
poser la question du renversement de cette tendance du fait de l’émergence d’économies métropolitaines de moins en moins couplées aux économies
des périphéries, fonctionnant en réseau horizontal
au détriment des relations verticales traditionnelles
avec les arrière-pays, disqualifiant dans la pratique
le réseau pyramidal, donnant naissance à une économie d’archipels.
Saskia Sassen20 pose également la question des
relations entre l’Etat et la “ville globale” quand se
consolide l’articulation directe entre la ville et la
planète. Pour elle, le rôle des métropoles s’est
transformé. Elles ne sont plus la pointe d’une organisation pyramidale favorisant les liaisons avec un
arrière-pays dont elle faciliteraient l’intégration.
Elles provoquent au contraire, à travers leur rôle
international, une réorganisation des revenus et des
emplois au centre et accroissent la marginalisation
des périphéries.
2) On peut évoquer la question du découplage
entre la localisation des fonctions de commande
et la ville. Philippe Haeringer explore21 deux directions, celle de la ville sans territoire et celle du
commandement économique hors la ville. Il prend
l’exemple de Singapour pour illustrer comment une
place internationale peut se féliciter d’être soustrai-
PierreVeltz, Mondialisation villes et territoires l’économie d’archipel, économie en liberté, PUF févr. 1996
20
Ouvrage cité
21
Philippe Haéringer, La mégapolisation n’est pas une crise.
19
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
te aux contingences d’un espace régional, d’un bassin démographique, d’une vaste nation. Il prend
l’exemple du dédoublement, voire du clonage des
CBD américaines (central business district) – loin
des downtowns paupérisées – pour laisser préfigurer un probable divorce entre les piliers de l’économie mondiale et les concentrations urbaines qui les
ont longtemps nourris. A côté de ces exemples
situés à la pointe de l’évolution économique, les
réalités ordinaires des friches industrielles et des
centres-villes sinistrés semblent bien confirmer ce
double mouvement : après avoir déserté les territoires régionaux, l’économie mondialisée serait en
voie d’abandonner les territoires urbains euxmêmes, du moins ceux de la ville classique22.
entre le territoire de la vie sociale et le territoire du
politique qui s’est accentué avec la décentralisation
et l’élargissement des pouvoirs et des compétences
des élus locaux. Un autre découplage s’est institué
entre le pouvoir de certains services publics locaux
qui s’organisent de plus en plus à une échelle
métropolitaine, sous la direction de très grandes
sociétés, et le poids et les compétences de communes, fussent-elles très grandes. Face à ces
contradictions, F. Ascher s’interroge sur les relations entre démocratie et organisation en réseau, sur
les outils mêmes des systèmes de participation et de
représentation démocratiques. Il évoque des dispositifs plus procéduraux, qui mettent en œuvre plus
de subsidiarité et qui transforment les relations
entre société civile et politique25.
Certaines des fonctions les plus prestigieuses
ont tendance à prendre leurs distances par rapport à
la mégapole, dit-il, comme déjà le Versailles du roi
soleil avait déserté l’une des plus anciennes capitale du monde. Aujourd’hui, outre le déplacement
centrifuge de centres d’affaire, des centres commerciaux et des universités, ce sont les technopoles
à la campagne qui illustrent le mieux ce mouvement. Mais les pouvoirs politiques ne sont pas en
reste. Plusieurs pays ont suivi le sillage de Brasilia,
le Japon, avec son projet de nouvelle capitale administrative hors de Tokyo, et le ministère français de
l’équipement a quitté Paris pour la Défense23.
4) On peut évoquer la question de la gouvernance et du gouvernement métropolitain.
Christian Lefèvre26 insiste sur le rôle central que
doivent jouer les collectivités territoriales dans la
gouvernance urbaine. La notion de gouvernance
suppose le partenariat dans l’action collective
urbaine entre les institutions publiques et le secteur
privé qu’il soit à but lucratif ou associatif. Si l’ère
du “tout public” est révolu, et le secteur privé
nécessaire à la production de biens et de services, il
est du rôle des institutions de prendre en charge les
populations, les territoires et le devenir de ces territoires, le maintien et le développement du lien
social qui passe par la constitution de l’identité collective. Cela pose la question du gouvernement
métropolitain. En effet, si l’espace communal correspond assez bien à l’espace de gestion de certains
services – notamment à ceux de proximité – et à
l’espace d’identification politique et social des
populations, il existe d’ores et déjà conjointement
des notions de bassin de vie qui indiquent un passage de la vie quotidienne à une autre échelle territoriale et qui appellent des institutions publiques
ayant comme fonction l’organisation de territoires
plus vastes, la mise en cohérence de politiques sectorielles et la production d’un lien social.
3) On peut évoquer la question de la démocratie : territoriale ou en réseaux. La disjonction
entre la ville et son territoire pose la question des
“nouveaux territoires de la démocratie”24. Entre les
flux financiers qui circulent et nient l’espace, les
firmes qui peuvent se délocaliser au gré des opportunités, les individus qui fonctionnent plus sur des
logiques de réseaux que de territoire quel est le
poids des décisions locales ? que devient la relation
entre le territoire et la démocratie ?
Se situant à un niveau plus restreint que celui de
l’économie mondiale, à savoir au niveau des pratiques de la vie quotidienne, François Ascher pose
une question analogue. Il souligne le fait que les
territoires de la vie quotidienne, ceux que chacun
pratique, se sont dilatés avec les possibilités
offertes par la voiture. On habite un lieu, on travaille ailleurs, on est dans des réseaux familiaux et
amicaux dispersés, on pratique un sport ou des loisirs dans divers endroits, cependant on vote là où
l’on dort, c’est-à-dire pas nécessairement où l’on a
la plus grande vie sociale. Il y a un découplage
Entretien avec Ph. Haeringer
Entretien avec Ph. Haeringer
24
Entretien avec Francis Godard.
22
23
Villes et structures urbaines
Face à ces évolutions, quelles structures
urbaines se mettent en place ? Une structure hiérarchique entre métropoles petites et moyen-
25
Introduction de F. Ascher à la troisième séance du séminaire sur la
ville éclatée, intitulée : lesniveaux territoriaux de la régulation.
Squestions posées par l’action à “géométrie variable”.
26
Séminaire Ville éclatée. Séance de juin 1996 sur le thème : gouvernance, institutions territoire : les institutions d’agglomération.
139
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
nes ? Une structure en réseaux nationaux et
internationaux ?
Pierre Veltz évoque, avec la mondialisation
économique, une nouvelle ère des villes fonctionnant en réseaux horizontaux entre grandes villes au
détriment des relations verticales avec les arrièrepays. Ces réseaux de villes cœxistent au niveau
international et national. Pour lui, La France des
années 1950-1970 a fait correspondre à la Taylorisation de l’économie celle du territoire, un territoire pyramidal, avec une hiérarchisation des lieux et
des fonctions : les activités qualifiées de commandement et de conception restant à Paris, les emplois
d’exécution étant créés en province. Aujourd’hui,
l’économie mondiale et la compétition accrue entre
entreprises requièrent d’autres organisations de la
production, moins rigidement segmentées, une
organisation territoriale en réseau, permettant d’accéder à court terme à des marchés du travail et des
services plus larges. Les tissus métropolitains et les
réseaux de villes répondent à ces besoins.
Saskia Sassen parle des “villes globales”
engendrées par la nouvelle division internationale
du travail. Ces “villes globales”, naguère centres
d’échanges commerciaux et places bancaires sont
aujourd’hui les centres de commande d’une organisation économique dispersée ; des places stratégiques pour les échanges financiers planétaires;
des lieux de production de services spécialisés dans
l’aide à la décision mais aussi des marchés pour ces
services et pour des produits innovants. Elle
évoque, à partir de ces villes globales, telles que
New-York, Londres et Tokyo une hiérarchie mondiale de la centralité à partir des nouvelles morphologies urbaines.
Gustave Massiah27, dans son article “l’aventure
de la ville”, évoque deux visions possibles de l’avenir. La première est celle de villes gigantesques et
prépondérantes régnant sur des arrière-pays peu
peuplés formés de désert et d’enclaves hautement
productives. La seconde suggère une répartition
plus harmonieuse avec des mégalopes, comme
Paris, de plus de 4 à 5 millions d’habitants, reliées
entre elles dans une armature urbaine mondiale ;
des villes moyennes – comme Lille – qui peuvent
regrouper de 100 000 à 2 ou 3 millions d’habitants
qui polarisent et organisent un territoire ; et des
villes ou des centre secondaires, comme Tours, qui
structurent l’espace rural et le relient à la société
urbaine. Mais, ajoute-t-il, ce second scénario opti-
27
Gustave Massiah, “L’aventure de la ville” paru dans “La Recherche”
N° 220 d’avril 1990.
140
miste n’est pas le plus probable. Il suffit de projeter
les tendances actuelles de développement des banlieues et des bidonvilles pour arriver à un monde
insupportable.
François Ascher utilise le concept de Métapole,
soit l’ensemble des espaces dont tout ou partie des
habitants, des activités économiques ou des territoires sont intégrés dans le fonctionnement quotidien, (ordinaire) d’une métropole28. Pour lui, la formation des métapoles remet en cause les hiérarchies urbaines et armatures de toutes sortes. Il estime que dans un système urbain polarisé autour des
métropoles et fonctionnant en réseaux à une échelle internationale, beaucoup de villes intermédiaires
auront une place difficile à trouver.
Quel est le rôle des villes petites
et moyennes dans ces configurations ?
Elles sont, pour Pierre Veltz, le complément
nécessaire d’une économie soumise à la vitesse et à
l’incertitude. Elles auront pour rôle de mémoriser,
d’engranger et de conserver les acquis. Cette capacité est enracinée dans une histoire, dans des lieux,
alimentée par des projets, transmise par des individus aux compétences éprouvées et par des réseaux
stables. Ce rôle est tributaire des décisions volontaristes des états et collectivités locales.
Pour Philippe Haeringer, elles répondent, dans
l’univers mégapolitian, à une nécessité existentielle de l’homme, au besoin de se situer dans un espace reconnaissable et mesurable. C’est un réflexe de
réaction à la non-finitude mégapolitaine. Il cite à ce
propos le cas d’Orbernai, petite ville historique
située à 30 kilomètres de Strasbourg, qui cultive les
signes identitaires à l’extrême. L’analyse fine de
l’un de ses axes principaux montre pourtant que
toutes les familles de souche, encore présentes il y
a cinquante ans, ont été remplacées par une population nouvelle ; et que les activités autrefois liées au
terroir ont toutes été supplantées par de activités
urbaines anonymes. Mais, outre la présentation
folklorisante de certaines d’entre elles, ces nouvelles activités s’inscrivent dans un patrimoine
architectural scrupuleusement respecté, parfois
même à l’excès. Cette substitution d’acteurs dans
Ascher françois, Métapolis ou l’avenir des villes, Paris, Edition
Odile Jacob, 1995.
28
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
une même peau illustre bien la façon dont une
mégapolisation diffuse, “à la française”, s’empare
des niches identitaires du tissu historique.
vail qui entraîne une profonde redistribution spatiale des activités économiques.
Ailleurs, dans un contexte ouest-américain sans
racines historiques, on retrouve l’échelle du village
dans les réalisations des “développeurs” de la
mégalopolis sud-californienne. Dans un tissu d’urbanisation extraordinairement lâche, c’est au sommet des collines écrêtées par les bulldozers des
bâtisseurs que s’accroche la tentative identitaire de
ces nouveaux villageois. Mais ce réflexe consiste
surtout à former le cercle, un peu comme faisaient
leurs ancêtres avec leurs chariots29.
2. Des facteurs démographiques
Parallèlement à la constitution de villages
urbains singuliers, d’identités locales reconstruites,
se créent, de manière complémentaire, des utopies
de villages planétaires, dans lesquelles les cultures
urbaines s’importent de pays à pays à travers les
réseaux médiatiques. On peut ainsi retrouver, aux
pieds des barres de Gennevilliers, des images de
quartiers nord-américains, où les noirs jouent au
basket et font des graffitis, implantant une culture
urbaine transnationale30.
Quels facteurs
déterminent l’évolution des villes ?
1. Des facteurs économiques
Pierre Veltz cite les nouveaux systèmes d’organisation de la production et des échanges, la globalisation de l’énomonie qui profitent aux tissus
métropolitains et aux réseaux de ville.
F. Ascher fait correspondre la Métapole – qui
est pour lui l’avenir des villes – aux mutations économiques en cours. à savoir le passage d’une économie d’échelle (de masse, découpée en opérations
et en éléments simples) à une économie d’envergure (incluant la polyvalence, la flexibilité; l’incertitude, la complexité, l’intégration). A l’image de
cette transformation, la ville, système complexe,
irréductible au découpage en fonctions élémentaires et en zones, doit être flexible, réutilisable,
transformable.
Pour Saskia Sassen, la ville globale est engendrée par une nouvelle division internationale du tra-
29
30
Entretien avec Ph. Haeringer
Entretien avec Didier Vanoni.
Pour Ph. Haeringer, qui parle de mégapolisation, la transformation profonde des villes est
essentiellement liée au phénomène de “ruissellement” démographique généralisé qui s’opère
depuis les années 1950 en direction des bassins
urbains des cinq continents. La mégapolisation
consacre un changement plus radical encore que les
grandes ruptures du passé que furent le démantèlement des enceintes médiévales ou la révolution
industrielle. Points d’excellence dans un univers
rural, les villes étaient d’abord des chefs-lieux des
marchés, des centres. Les mégapoles qui leur succèdent, et les nébuleuses qui les accompagnent,
sont devenues, pour la majorité des hommes, des
lieux de vie obligés, des univers dont on ne peut
guère sortir car ils n’ont pas de finitude. A bien des
égards, on peut dire que la mégapole a mangé la
ville31.
Ce n’est plus majoritairement l’emploi qui attire les hommes à la ville, mais la pauvreté qui les
chasse de la terre. Dans les pays du Sud, où cette
mutation s’est opérée dans un accéléré particulièrement marqué, on a pu observer que le peuplement
urbain pouvait se poursuivre en l’absence d’un
appel économique de la ville. Il en résulte une économie induite par le peuplement urbain, la relation
économie/démographie s’inversant. Cette économie induite est marquée par l’urgence, l’immédiateté. Elle est diffuse, atomisée, dominée par une
logique de l’auto-emploi. Globalement involutive
(non accumulatrice), cette économie est cependant
très ouverte à l’innovation, à la modernité, à l’air du
temps32. Dans les pays du monde développé, on
n’ose pas encore parler d’économie informelle
(expression que l’on réserve au Sud), mais on voit
bien que, le salariat reculant, il faudra bien s’ouvrir
à d’autres logiques de l’emploi, en passant peutêtre par les leçons du Sud33.
D’autres phénomènes démographiques, comme
le vieillissement de la population, seront détermi-
31
Philippe Haeringer. La mégapolisation du monde. Du concept des
villes à la réalité des mégapoles in géographie et cultures. L’harmattan,
n° 6, juin 1993, pp 3-14
32
Ph. Haeringer, Eléments pour une théorie de la pauvreté majoritaire
et pour son dépassement. Texte rédigé dans le cadre de la préparation
du sommet mondial sur le développement social, Copenhague, 6-12
mars 1995.
33
Ph. Haeringer, “La nouvelle économie urbaine”, Alternatives
Africaines, 7, 1993.
141
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
nants pour l’évolution des villes. Il en sera question
quelques paragraphes plus loin.
3. Des facteurs technologiques, notamment
les nouvelles technologies de l’information
et de la communication
Les nouvelles technologies de l’information et
de la communication sont jugées comme le plus
grand bouleversement de nos sociétés occidentales
en prévision de prochain millénaire. On parle de
Cyberculture annonçant une nouvelle civilisation
planétaire : le monde étant relié par la toile du
Web ; on parle d’intelligence collective ; de remise
en question de la notion d’espace-temps, d’effet
d’ubiquité34, etc. Mais jusqu’à présent, on est peu
capable d’imaginer les changements profonds
qu’apporteront les nouvelles technologies de l’information et de la communication à la ville. On est
incapables de mesurer quelles techniques rencontreront une large demande, seront appropriées en
l’état, et lesquelles seront détournées de leur usage
initial, lesquelles seront ignorées.
Les domaines d’application actuellement
connus35 des nouvelles technologies expérimentés
dans un certain nombre de villes françaises sont les
téléservices de communication (réseaux de données, télécommunications locales, messageries
électroniques) ; la gestion administrative, (l’information des citoyens, les téléguichets, les cartes
multiservices, la monétique municipale) ; les services d’information et d’intermédiation (téléservices d’aides à l’insertion...) ; les transferts de
connaissance et le partage des ressources culturelles ; la télégestion d’équipements techniques ; la
sécurité des espaces publics ; les téléservices d’information sur le trafic et les transports publics, la
domotique collective et les téléservices liés à l’habitat ; la distribution de programmes audiovisuels ;
le télétravail ; les téléservices de santé et la téléassistance médicale.
Le télétravail36, présenté comme une alternative
à l’engorgement des villes, comme un moyen de
revitaliser les zones périurbaines et de dynamiser
34
Cf. Cyrin Busson, Prospectives pour la ville du XXIe siècle, avril
1998
35
Cf le rapport provisoire d’O. Janas réalisé pour la DRAST, et intitulé “La ville interactive. Recherche sur l’intégration des technologies de
la commuication et de l’information dans la ville”, Sept. 1996.
36
Cf. M.H. Massot, INRETS, “Mobilité et télécommunications” ;
“Télétravail” et transports. Une étude de l’administration américaine.
2001+. Centre de Prospective et de Veille Scientifique de la DRAST.
N° 32. nov. 1994.
142
le tissu économique des villes moyennes, s’est jusqu’à présent peu développé en France. On estime à
16 000 le nombre de “télétravailleurs”. Les projections à l’an 2010 donne une fourchette allant de
300 000 à 500 000 individus, soit 4 % de la population active. Les observations faites sur l’expérience de télétravail à domicile en Californie ont conclu
à une diminution des déplacements et à un réinvestissement de l’espace de proximité. L’expérience
faite à New-York d’un “centre de travail satellite” a
conduit à une diminution des distances et des temps
de parcours journaliers des salariés, mais amplifié
leur usage de la voiture (les transports collectifs
n’étant pas adaptés à la périphérie).
Si la fonction “télé” des nouvelles technologies
vise à réduire les obstacles de la distance, il existe
une autre fonction, la fonction “commutation”37 qui
vise, elle, à établir des relations entre deux ou plusieurs éléments quelconques d’un réseau ou d’un
ensemble. C’est cette fonction qui rend possible le
fait que les proches ne sont plus les voisins dans
l’espace, mais ceux qui sont choisis et rendus
accessibles grâce à tous les moyens de communication et de commutation. Cette dissociation entre
“proches” et “voisins” a généré des discours sur
l’affaiblissement du lien social basé sur la proximité et son remplacement par des liens fonctionnels,
plus labiles et plus temporaires, qui sont en train de
s’inventer.
Les fonctions “télé” et “commutation” des nouvelles technologies peuvent dans un même temps
modifier l’espace et son appropriation dans des
sens opposés : délocalisations des activités de type
“back-office” ; et conjointement, concentration en
un même lieu des activités nécessitant une multiplicité de rencontres. Développement des communications à distance et capacité accrue de revivifier
les activités de proximité, le “distanciel” provoquant le “présentiel”.
Les bouleversements concrets que les nouvelles
technologies de l’information et de la communication apporteront aux villes et la vie quotidienne
sont encore totalement imprévisibles, mais ne doivent pas, pour autant, être sous estimées. Pierre
Levy, dans son article : “villes, territoires et cyberespace : quelle articulation ?”38 explore les répercussions du cyberespace sur l’urbain et l’organisation des territoires. Pour lui l’accès virtuel à l’espace de la ville, à partir d’Internet comme c’est le cas
Cf. M. Guillaume, Colloque de Cerisy
Cf. P. Levy, “Villes, territoires et cyberespace : quelle articulation ?”
in L’Atelier n° 48 - janv.-fevr. 1996.
37
38
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
par exemple à Amsterdam avec la “cité digitale”,
l’accès virtuel à l’ensemble des renseignements
administratifs, aux principaux musées, aux forums
sur la vie locale et à la vie associative n’est pas
l’expérience physique de la ville. Les télécommunications ne se substituent pas aux équipements,
aux déplacements, aux besoins de rencontre.
D’ailleurs, actuellement, plus on communique, plus
on se déplace. Le cyberespace est un puissant facteur de déconcentration et de délocalisation mais il
n’élimine pas pour autant les “centres”. Ce n’est
pas une infrastructure territoriale et industrielle
classique mais un processus auto-organisateur qui
vise plus ou moins clairement un idéal d’intelligence collective. P. Levy prône l’articulation de l’intelligence collective – rendue possible par le cyberespace – et du territoire ; l’utilisation du virtuel pour
habiter mieux encore le territoire, pour en devenir
citoyens à part entière ; la réconciliation possible
d’urbs et de civitas.
4. La mobilité
Pour Cesare Marchetti39 l’homme est un animal
casanier, qui a besoin de retrouver sa caverne tous
les soirs. Aussi, la taille des villes est-elle corrélée
à la vitesse des déplacements quotidiens, le temps
de ces déplacements étant pratiquement invariant.
Lorsque l’on se déplaçait à pied, comme c’était le
cas jusqu’en 1800, et comme c’est encore le cas à
Venise aujourd’hui, les villes faisaient environ
2,5 km de rayon et 20 km2 de surface. Les villes
actuelles, dans lesquelles on se déplace à 40 km/h
en voiture ont une surface 60 fois plus importante
(1 200 km2). L’avenir et la taille des villes dépend
de celui des moyens de communication rapides.
Les futurs possibles pour la mobilité et pour la
ville dépendront des choix sociaux et des choix
d’organisation urbaine. Dans l’ouvrage “se déplacer au quotidien dans trente ans – Eléments pour un
débat”40 J.P. Orfeuil cite trois scénarios d’évolution
possible de la ville et de la mobilité. Le premier,
baptisé “St-Simonien” s’appuie sur le maintien
d’une forte centralité et le développement de la
métropolisation. Les grandes banlieues et les
espaces périurbains s’urbanisent mais ce structurent peu. Ce système requiert la recherche de
grandes vitesses d’accès aux centres aussi bien
pour le transport public de masse (RER...) que pour
l’automobiliste “haut de gamme” (voiries souterraines à péage). Le second, baptisé “Rhénan”,
maintient une centralité qui s’accommode de centralités secondaires. De fortes contraintes réglementaires limitent l’urbanisation massive des zones
rurales entourant les villes. Pour les transports,
priorité est donnée aux résidents sur la circulation,
la hiérarchisation des voies favorise les deux-roues
et les transports publics. L’accessibilité au réseau
de transports publics est facilité par les parc
d’échange voiture/transports collectifs. Le troisième, baptisé “Californien” élimine les contraintes
temporelles et spatiales. Les urbanisations nouvelles naissent spontanément autour des nœuds de
trafic. La ville vit 24 h sur 24, et 7 jours sur 7. Les
centres ne sont plus que des lieux parmi d’autres
dans un espace suburbain densément maillé par un
réseau autoroutier de surface.
5. Le travail et l’emploi
Le travail et l’emploi connaissent et connaîtront
des modifications profondes. Des éléments de
flexibilité apparaissent : horaires de travail irréguliers et diversifiés, temps partiel, horaires atypiques, travail du samedi et du dimanche. Les frontières entre le temps affecté au travail, aux transports, à la formation, à l’usage personnel s’estompent. Les possibilités ouvertes par le télétravail, les
téléservices, le téléphone portable, ...ont pour
conséquence d’effacer les limites physiques des
lieux et moments professionnels.
Le rapport du Plan présidé par Jean
Boissonnat41, qui explore quatre scénarios d’évolution des formes du travail, privilégie une hypothèse
où les individus auraient des parcours de vie et de
travail différentiés, un “temps choisi” sur la semaine, l’année ou la vie en accord avec l’organisation
des services ; des parcours professionnels avec des
ruptures consacrées à la formation, au recyclage, à
l’usage d’un “temps citoyen” consacré à la famille,
la municipalité ou l’action humanitaire. Dans ce
schéma les trois âges de la vie – étude/travail/retraite – éclatent. La durée de vie active s’allonge, les
individus peuvent programmer leurs retraits d’emploi ou leurs retours à l’emploi, leurs reconversions, leurs rythmes individuels.
De tels bouleversements changeraient en profondeur le mode de vie urbain et l’organisation de
Cesare Marchetti, Space, Time and Movement, Conférence de
Milan, 3 octobre 1996.
40
“Se déplacer au quotidien dans trente ans. Eléments pour un débat”.
Actes du colloque organisé par l’Adème, le Centre de prospective de
la DRAST et l’INRETS les 22 et 23 mars 1994. La documentation
Française. Mars 1995.
39
Boissonnat J., “Le travail dans vingt ans”, Commissariat Général du
Plan, Editions Odile Jacob, Nov. 1995.
41
143
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
la ville : on pense à la mobilité, aux moments de
présence dans différents lieux – résidentiels, professionnels, de consommation... –, à la difficile
synchronisation des modes de vie familiaux et
urbains, à la mixité fonctionnelle (qui suppose un
même rythme pour les activités et les résidents). La
désynchronisation des emplois du temps incite à
l’extension de la durée “d’ouverture” de la ville. On
parle de “ville à la carte” qui correspondrait non
seulement à un choix individuel mais à une
approche collective, de villes du type “around the
clock city”.
Francis Godard42 cite le cas des villes japonaises qui étendent à leur maximum le nombre
d’heures de service ouvrables pour gagner des marchés. 90 % des magasins appartenant à des chaînes
sont ouverts 24 h sur 24, 7 jours sur 7. Ces magasins sont devenus des magasins polyvalents pour
jeunes couples, femmes mariées qui travaillent,
employés délocalisés vivant seuls, ou encore personnes ayant besoin de services divers en dehors
des heures d’ouverture “normale” des magasins. Il
cite également de cas de Trieste en Italie qui a mis
en place un “bureau du temps” regroupant les principaux acteurs locaux afin d’améliorer la coordination des horaires d’ouverture des services publics.
Si dans la plupart des villes européennes les
jours et les heures d’ouverture des commerces sont
actuellement réglementés – avec obligation de respecter le repos dominical –, aux antipodes de nos
modes de vie, dans les villes africaines, où l’économie informelle est majoritaire, la fonction commerciale est très animée jusqu’au milieu de la nuit.
L’activité trouve toute sa mesure pendant la nuit, à
la lueur des bougies, des braseros et des lampestempête, un peu partout dans la ville, au plus intime
de l’habitat populaire, et pas seulement dans les
“rues chaudes”43. Dans l’avenir, lequel de ces
modèles influencera-t-il l’autre ?
6. Le vieillissement de la population
“Un français sur 6 avait 60 ans ou plus en
1950. Un siècle après ce sera un sur trois. Les plus
de 60 ans seront plus nombreux que les moins de 20
ans à partir des années 2015-2020” écrit Quang Chi
Dinh44. Il semblerait, d’après des études biolo-
giques et génétiques que la longévité de l’espèce
humaine serait limitée à 115 ans, et les diverses
recherches contemporaines conduisent à considérer
comme raisonnable une espérance moyenne de vie
plafonnée à 91 ans à terme.
L’accroissement d’une population de très grand
âge amène à se poser plusieurs questions : celle de
la gestion de la mixité démographique en ville ;
d’une “ville accueillante” selon la terminologie de
M. Conan45 dans laquelle l’aménagement des
espaces et des équipements devrait tenir compte à
la fois de la spécificité des groupes sociaux et des
pratiques sociales des personnes âgées ; celle du
modèle de vie que s’inventeront les générations
successives de personnes très âgées. Les études
longitudinales faites sur les populations âgées
actuelles insistent sur une urbanisation de ces populations, un progrès de “l’amour de la ville”, une
capacité d’attachements multiples aux lieux, le
développement de la double résidence46.
7. La pauvreté majoritaire
La pauvreté majoritaire47 est une donnée permanente de l’histoire sociale. La nouveauté brutale
tient dans son transfert massif du monde paysan au
monde urbain. Ce phénomène est générateur de
transformations importantes pour les villes.
Ce phénomène est à relier au nouveau positionnement de la ville dans notre société. Sa nature profonde n’est plus celle d’un chef-lieu, lieu d’exception rassemblant des activités spécifiques, lieu du
pouvoir religieux, politique, marchand, industriel.
Elle est devenue un lieu ordinaire de vie pour la
majorité des hommes48. Il s’observe non seulement
au niveau de la population, mais aussi au niveau de
la ville, de ses équipements, de ses capacités gestionnaires, surtout dans les pays où, précisément, ce
transfert est le plus rapide et considérable.
8. La socialité
Pour Michel Maffesoli, la socialité de notre fin
de siècle se caractérise par une tension fondatrice
entre une massification croissante et le développe-
Pour une ville accueillante aux personnes âgées. Séminaire “Service
public et populations vieillissantes” juin 1996
46
Cf. F. Cribier, “Vieillir aujourd’hui dans nos villes. Des générations
différentes, des villes différentes”. Séminaire “Service public et populations vieillissantes”, Juin 1996.
47
Concept proposé par Ph. Haeringer.
48
Ph. Haeringer, La mégapolisation du monde, op. cité.
45
Francis Godard, “Les transformations spatiales et temporelles des
villes et des régions”, article cité.
43
Entretien avec Ph. Haeringer.
44
Quang chi dinh “La population de la France à l’horizon 2050”, in
Economie et Statistique n° 274, 1994 -4.
42
144
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
ment de micro-groupes qu’il appelle “tribus”49.
Pour lui, la masse, contrairement au prolétariat ou à
toute autre classe sociale ne repose pas sur une
logique d‘identité, elle n’est pas à l’origine d’une
histoire en marche. Quant au développement tribal,
il suppose une désindividualisation, l’individu et le
groupe ne faisant qu’un. Il peut se décrire à partir
de maints exemples de la vie quotidienne comme
celui des punks qui expriment une conformité au
groupe, qui ne choquent plus, qui font partie du
spectacle permanent qu’offrent nos mégalopoles
contemporaines. Aux liens de type “contractuel” se
substituent alors des liens de type “affectuel”.
Les tribus peuvent se constituer des “territoires
d’appartenance”50, ces territoires peuvent être l’espace national pour les groupes en perte de repaires,
comme ceux du Front National qui font preuve
d’un engagement plus émotionnel et affectif que
relationnel. Le territoire peut aussi être local, c’est
le cas pour les jeunes de quartiers, issus de l’immigration qui se réinventent une identité communautaire, sans obligatoirement connaître ou adhérer au
Coran, où à l’histoire des lieux où se trouvent leurs
racines.
Décrivant la montée en puissance d’une identité de groupe liée à l’ethnicité, Didier Lapeyronnie
la décrit comme fondée sur l’émotion et les
signes51. Elle combine, écrit-il, un attachement à un
milieu, des signes de référence communautaires ou
identitaires, et l’expérience partagée du racisme.
C’est ainsi que se construisent des identités
“Black”, “Beur” ou “Rasta”, non pas dans la continuité d’une identité communautaire, mais, au
contraire, en rupture avec elle, par l’opposition et la
confrontation à une société d’exclusion et de
mépris, un mode de consommation et les références
à une expérience commune de l’underclass. C’est
ce qui explique, d’après lui, que les émeutes ne
débouchent sur rien d’autre que l’expression de la
rage. Elles n’ont pas de signification politique, et
marquent toute la distance qui sépare la charge
émotive de la rationalité d’une action politique.
Maffesoli insiste sur le fait que les tribus ne se
développent pas seulement dans l’underclass. La
création de “doxa” sur lesquels nous vibrons à
l’unisson est la marque d’un conformisme que l’on
retrouve partout, y compris chez les intellectuels.
On devrait également pouvoir décrire les corps
constitués, comme ceux de l’administration,
comme autant de tribus différentes.
Par ailleurs, si auparavant, l’individu pouvait
avoir une fonction dans la société, aujourd’hui, la
personne joue des rôles tant à l’intérieur de son
activité professionnelle qu’au sein des diverses tribus auxquelles elle participe. Son costume de
scène changeant, elle va, suivant ses goûts, (sexuel,
culturel, religieux, amicaux) prendre sa place
chaque jour dans les divers jeux du theatrum
mundi52.
L’individu se constitue ainsi des identités multiples, un spectre identitaire, un “réservoir” d’identités dans lequel il puise au gré de ses besoins et de
ses groupes d’appartenance. Ce “soi multiple” entre
en négociation permanente avec soi et les autres,
dans une interdéfinition de ce que l’on est. Ces
identités multiples se construisent dans la rencontre
de la diversité sociale de l’espace urbain, de la
diversité mégapolitaine. D’où l’importance de
favoriser la rencontre des autres et le brassage
social à l’intérieur des villes53.
La question qui peut se poser est comment se
constitueront de nouvelles manières de “vivre
ensemble, de “décider ensemble” à partir de ces
sociabilités ?
9. Ville, mobilité,
espace public et liens sociaux
Pour Pascal Bavoux, socio-anthropologue, la
déambulation à travers l’espace public aide à intégrer et mettre en cohérence ces multiples identités.
Il a observé le comportement de jeunes dans des
espaces urbains différenciés : dans leurs quartiers,
dans l’autobus qui les relie à Lyon, dans la rue de la
République, une rue piétonne de Lyon. Dans l’autobus, jusqu’à l’arrivée place Bellecour, ces jeunes
fonctionnent sur des sociabilités de quartier, c’està-dire qu’ils se parlent ou s’interpellent comme
dans leur espace de résidence. Par contre, dès le
contact avec la rue de la Ré, tout change, écrit-il54.
Là, ils ne viennent pas pour “rouiller”, ni pour
reconstituer les sociabilités de quartier, mais pour
déambuler dans l’espace public, lieu de brassage,
de mixage, lieu inappropriable et caractérisé par
l’hétérogénéité des populations en présence.
Michel Maffesoli, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme
dans les sociétés de masse, Ed. Méridie,s Klincksieck, 1988.
53
Entretien avec François Meynard et Didier Vanoni, Fors, Recherche
Sociale.
54
Pascal Bavoux, Quartier et mode de vie urbain. Actes du séminaire
“Dépacements et liens sociaux”, Collection Déplacements n° 14.
Cetur. 1993.
52
49
Michel Maffesoli, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme
dans les sociétés de masse, Ed. Méridiens Klincksiek, 1988.
50
Entretien avec François Meynard et Didier Vanoni, Fors.
51
Didier Lapeyronnie, Individualismes, émutes et ethnicité, Actes du
séminaire “Déplacements et liens sociaux’, Cetur, 1993.
145
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Il en a déduit l’idée que la déambulation dans la
ville a une fonction d’apprentissage des codes et
attitudes de l’urbain moyen ; elle aide à créer une
identité, par la confrontation aux autres, et donne
assez d’assurance pour s’aventurer plus loin. La rue
de la République, écrit-il, est bien un espace hétérogène par excellence, et c’est bien ce que viennent
rechercher les jeunes des banlieues. On vient pour
changer d’air, pour rencontrer d’autres personnes,
d’autres look, “voir s’ils sont comme nous”. Elle
fonctionne vraiment comme un espace d’apprentissage d’une culture, d’un “savoir vivre ensemble” et
a donc un rôle d’insertion de tout premier plan.
Dans un article intitulé “Mobilité et quartiers en
difficulté : entre “ rouiller ” et “ s’arracher ”, réapprendre à flâner55, A. Begag réclamait des espaces
pour flâner dans les quartiers sensibles. “I have a
dream”, écrivait-il, reprenant la fameuse introduction de Martin Luther King lors de son discours à
Washington en 1967, I have a dream, Vaux-enVelin, ville d’eau, où les gens viendraient flâner .
Raccommoder le verbe flâner avec le nom d’une
commune qui connaît, comme beaucoup d’autres
des problèmes sociaux et qui souffre d’une mauvaise image. Va-t-on flâner aujourd’hui, en banlieue ?
Va-t-on flâner aux Minguettes ? A la Courneuve ?
La question pourrait prêter à sourire tant elle paraît
incongrue. Pourtant, ajoutait-il, citant Patrick
Viveret56 “La ville est un territoire où l’on peut flâner et donc déambuler, penser, fêter. La flânerie
n’est pas le désœuvrement, c’est même son contraire... La non-ville, la zone, interdit au contraire la
flânerie, mais se peuple de désœuvrés... il n’y a pas
de citoyenneté sans flânerie, sans temps pour écouter autrui, méditer soi-même et sortir de la logique
de la guerre et de la puissance pour entrer dans celle
de l’échange”. Et A. Bégag de conclure : on
construit une ville, une société, sur des utopies à
atteindre, des rêves, même si nous n’ignorons pas
que la ville est le lieu privilégié des contradictions
sociales, le théâtre de l’expression des frustrations
des uns, des richesses des autres57.
Des questions en suspens...
Que le siècle prochain soit celui des villes ou de
la fin des villes, selon le sens donné à ce terme, des
interrogations demeurent.
Cf déplacements et liens sociaux. Actes du séminaire : oct 92-juillet
93. Ed. Cetur. Collection Déplacements n°14.
56
Patrick Viveret.Réintégrer la Zone dans la ville. in Le Monde
Diplomatique. Oct. 1991.
57
Azouz Begag. Article cité.
55
146
Le XXIe siècle sera majoritairement urbain.
Selon J.-Cl. Chesnais c’est le lien millénaire entre
la population et son sol qui se dissout. On assisterait à une révolution de même nature que le passage du nomadisme à la sédentarité. Or, si la pauvreté a toujours été majoritaire à l’échelle de la planète, elle se retrouvait essentiellement dans les campagnes. La “pauvreté majoritaire” va dorénavant
s’installer en ville, ce qui va changer le caractère de
ces dernières.. Hier et encore aujourd’hui lieux
d’exception, les villes deviendront demain, des
lieux ordinaires de vie pour une majorité d’individus. Leurs formes urbaines en sera transformé.
Conséquence prévisible : la ville ne jouera plus
son rôle intégrateur et de creuset multiculturel et
ethnique. On peut de ce fait imaginer la multiplication de scénarios déjà à l’œuvre à Los Angeles et à
Sao Paulo de villes comprenant des enclaves fortifiées pour riches, entourées de murs, protégées par
des gardiens appointés. Ces enclaves sont composées de rues privées, d’écoles privées, d’égouts privés, de polices privées. Certaines d’entre elles font
déjà sécession et se proclament indépendantes du
reste du territoire. On peut imaginer le rétrécissement de l’espace public et son abandon aux sans
abris, enfants des rues, à tous ceux qui sont jugés
“indésirables”... cet espace devenant de ce fait le
domaine de l’insécurité grandissante.
Dans ce scénario, les fonctions les plus prestigieuses ont tendance à prendre leurs distances par
rapport aux mégapoles constituées. Centres d’affaires, centres commerciaux, universités, technopoles montrent déjà le chemin de la désertion des
centres-villes. Les centres de commandement de
l’économie fuyant les down-towns paupérisées préfigurent un divorce possible entre l’économie mondiale et la concentration urbaine. Les pouvoirs politiques pourraient suivre le mouvement.
Mais on peut également imaginer plusieurs scénarios fonctionnant en parallèle. Des mégapoles,
villes multimillionnaires, zones de peuplement
urbain qui croissent en dehors de tout appel économique, et qui induisent, du fait du rassemblement
humain, une économie de type informelle, une économie “invertie”. Des villes globales, centres de
commande de l’économie mondiale, fonctionnant
en réseau horizontal entre grandes villes, au détriment de relations verticales avec leur arrière-pays,
voire, ignorant ces relations. Des villes petites ou
moyennes, indépendantes les unes des autres,
vraies ou fausses petites villes ou nouveaux villages correspondant à un besoin qu’a l’homme de
se situer dans un espace mesurable et repérable, de
voir son espace de la vie courante, de l’autonomie
quotidienne.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Et la ville européenne ? Peut-on imaginer
qu’elle garde une certaine spécificité ? Le modèle
de la ville européenne comprend un hypercentre,
des immeubles compacts, des îlots, des rues des
promenades, des jardins urbains, un substrat historique. Son centre reste investi par les couches
aisées. La ville européenne se caractérise comme le
lieu du brassage social, de la rencontre avec l’altérité, du mouvement incessant de la circulation des
hommes et des choses. Si chacun s’accorde à
reconnaître la “spécificité” de la ville européenne,
on peut être dubitatif face à la pérennité de ce
modèle devant la montée de la péri-urbanisation,
“le modèle américain” des entrées de ville, les
débuts de constitution de zones de “non-droit”, la
paupérisation de certains centres-ville – dans le Sud
de la France notamment – abandonnés par leur
population aisée.
La ville européenne a amorcé sa transformation
au milieu du siècle dernier. Celle-ci s’accélère du
fait des nouvelles technologies, de la mobilité,
d’une sociabilité qui fonctionne plus en réseau que
sur la proximité. Les possibilités offertes par les
moyens de communication nous permettent de
vivre en ville (au sens de civitas) en étant à la fois
partout et en mouvement. On peut en déduire qu’il
devient nécessaire de changer notre vision de la
ville, de la dé-matérialiser, de passer du concept
d’urbs à celui de ville-socius. Ceux qui travaillent
sur les nouvelles technologies de l’information et
de la communication réinvestissent par contre le
territoire. Ils prônent l’utilisation du virtuel pour
habiter mieux le territoire, pour en devenir citoyens
à part entière. Cela pose naturellement la question
des nouveaux territoires de la démocratie : le gouvernement des hommes passera-t-il par le territoire
ou les réseaux ou par les deux ? Certaines questions
nécessitant des réponses plus territoriales, d’autres
plus universelles ?
Comment résister à une mort programmée de la
ville européenne ? Les projets urbains se veulent
une réponse aux excès d’une ville éclatée, au
désordre, à l’incohérence qui créent un “malvivre”. Le concept de “ville durable” cherche à
renouer avec la centralité, la mixité fonctionnelle et
sociale, à établir des liens entre le passé, le présent
et l’avenir ; à rétablir des coutures, là où se sont
opérées des coupures morphologiques. C’est un
projet volontariste qui s’oppose aux évolutions
spontanées, prévisibles.
La culture urbaine passe, pour P. Bavoux, par
la déambulation dans la ville. Pour P. Viveret, la
citoyenneté passe par la flânerie, le temps pour
écouter autrui méditer soi-même et sortir de la
logique de la guerre et de la puissance pour entrer
dans celle de l’échange. A. Bégag rêve à des
espaces pour flâner dans les quartiers sensibles. Ces
images ramènent à la rue... mais aussi aux galeries
marchandes, à la mixité de l’espace public, à la
mobilité non motorisée, à la marche à pied.
Ces images ramènent à l’essence de la ville
européenne, lieu de rencontre et de brassage dans
un espace public réel. Mais la vitesse et les nouveaux moyens de communication ont déjà transformé et transformeront encore le rapport de l’homme
au territoire. Ils modifient et modifieront encore
nos représentations, nos besoins, nos manières de
vivre ensemble, notre sentiment d’appartenir à un
corps social territorial ou relié en réseau, notre
citoyenneté.
147
Quatrième partie
LA VILLE DURABLE :
UNE NOUVELLE UTOPIE ?
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
La « ville durable » sera t-elle
l’utopie urbaine majeure du XXIe siècle ?
Dans un contexte de scepticisme par rapport à toute vision utopique de la ville, et
de crise de la pensée urbaine, la question mérite d’être posée.
Pourtant, aucune des trois contributions qui suivent, ne défend l’idée qu’il y aurait
un modèle normatif de « ville durable », défini à priori - modèle qu’il suffirait de
mettre en application pour permettre de concilier dynamique urbaine et exigences
écologiques.
Antoine BAILLY met l’accent sur la dimension sociale du développement durable
- très souvent relégué au second plan par ceux qui n’y voient qu’un ensemble de
contraintes d’environnement. Cyria Emilianoff, dans une contribution très personnelle, montre bien qu’il s’agit d’intégrer des objectifs contradictoires, ce qui
renvoie, nécessairement, au renforcement du débat démocratique. Enfin, Voula
Mega, illustre par une multiplicité d’exemples précis, que le « développement
durable », à défaut d’être une nouvelle utopie, peut être un facteur majeur d’innovation pour les villes actuelles ou futures.de la ville sans voiture à la ville sans
ghetto.
A travers des thèmes comme l’économie des ressources, la réduction de la vulnérabilité, ou la maîtrise de la mobilité, c’est d’abord une certaine façon de vivre
ensemble, propre aux villes européennes, qui est finalement mise en avant, par les
trois auteurs1.
Dans l’esprit qui est celui de ce numéro de « Techniques, Territoires et Sociétés », nous n’avons retenu que des contributions générales, qui ouvrent le débat plus qu’elles ne proposent de politiques opérationnelles. L’analyse de ces politiques
fera l’objet d’un atelier spécifique lors du colloque de la Rochelle d’octobre 1998.
Nous remercions l’UNESCO de nous avoir permis de publier le texte de Maria Emilianoff, ecrit également pour ce numéro de TTS.
1
151
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
152
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Le prisme urbain : réalités incidentes
et pages blanches pour un développement durable
Cyria Emilianoff
Université d'Orléans, Centre de Biogéographie-Ecologie,
CNRS, UMR 180,
Ecole Nationale Supérieure de Fontenay Saint-Cloud
Résumé
La mise à jour des contradictions qui devront
être surmontées pour s’orienter vers un développement durable est le premier point analysé dans
cette contribution. Le texte sonde et tente de mesurer la transformation des regards issue de l’urbanisation des cultures, en Occident, de manière encore exploratoire et ouverte. Il s’attache au paysage
entr’aperçu par l’automobiliste, à la nature vue
par les citadins, à la notion de proximité étalonnée
par les trajets périurbains et rurbains, à la ville
appréhendée sur un mode défensif... Les poids et
mesures des systèmes urbains diffèrent visiblement
de ceux des référentiels paysans.
Le prisme urbain filtre ou amplifie les perceptions quotidiennes. Les temporalités urbaines effacent les saisons, les rythmes naturels. Les trajets
quotidiens, les lieux que l’on fréquente distillent
une image très polarisée de la ville, magnifiant ou
occultant les zones d’ombre périphériques ou fractales. Les frictions sociales, la violence urbaine
sont au contraire amplifiées et résonnent dans la
ville entière. L’hypermobilité fragmente l’espace et
rétracte les sphères individuelles, qui semblent
chercher refuge aux limites de l’individualité.
L’urbanisation actuelle ne transforme pas seulement les cultures, elle travaille le monde avec un
fort potentiel mutagène. A l’échelle globale ou quotidienne, à l’aune d’une civilisation ou d’un regard,
le monde est remodelé par les villes. A l’intérieur
de l’espace urbain, trois crises ont grandi, atteignant aujourd’hui une amplitude globale :
– une crise écologique nourrie par les productions,
les consommations et les modes de vie urbains,
– une crise sociale due au renforcement mutuel du
chômage, de la précarité et de la régression des
droits du travail,
– une crise politique, la reconfiguration des pouvoirs s’effectuant au détriment des Etats, au bénéfice du marché et des lieux du marché, des entreprises transnationales et des villes.
Comment, à l’échelle urbaine, enrayer ces trois
crises, édifier des villes “durables” pour le
XXIe siècle ? Le défi est démesuré, le développement durable urbain et le développement durable
global étant appariés... L’article propose néanmoins quelques pages blanches, ou pages-manifestes, quelques cibles pour les politiques de la
ville, valorisant les dimensions écologique, multiculturelle et cognitive des systèmes urbains.
La ville durable appelle une éthique du futur,
une conception élargie de la justice, prenant en
considération les hommes, les générations futures,
les espèces vivantes et les écosystèmes : une justice
sociale, intergénérationnelle et écologique. Définir
le développement durable urbain par la conciliation
153
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
de trois dimensions, l’écologique, l’économique et
le social, masque peut-être sa dimension essentielle,
politique et éthique. Comment en effet concilier l’inconciliable, c’est-à-dire les trois sphères actuelles
de l’économie, de l’écologie et de la société, si ce
n’est par une vision et un projet politiques très
novateurs au regard des évolutions présentes ?
I. Regards quotidiens
Je me souviens d’un espace d’abandon, à
Melbourne, une prairie presque sauvage1, campée
un peu en hauteur, assez grande pour qu’on y soit
seul : une friche, de l’herbe jaunie, haute, quelques
promeneurs qui ne marchent pas sur les sentiers
mais traversent dans l’herbe, s’assoient face à la
ville, dans le vent, regardent les gratte-ciel d’un
côté, les vagues de toits de l’autre. On ne voit ni les
limites ni l’agencement de ce “parc”, il n’est pas
lisible. La ville est contiguë, comme un corps qui
s’assoupit, la rumeur la restitue davantage que les
perspectives qui se donnent au hasard. Cet espace,
livré à lui-même, donne à celui qui le parcourt une
impression de liberté, d’étrangeté, le sentiment
d’être au coeur et en dehors de l’urbain, d’être seul,
détaché de la ville, et parmi elle. La métropole
offrait à ses millions d’habitants la relaxation d’une
grande parenthèse, le luxe d’une coupure aléatoire,
indéterminée, indéfinie, un horizon d’herbes où le
regard peut se perdre. Un espace où respirer, où
s’asseoir à même la terre. Un espace de paix.
Plus récemment, la bibliothèque nationale de
France ouvrait ses portes à Paris, à quelques encablures du nouveau ministère de l’économie et des
finances, qui souligne l’entrée dans la ville historique et évoque un demi pont sur la Seine. Le paysage joue avec les lignes horizontales et verticales,
les ponts et les tours, surlignées par les sigles de
quelques grands groupes commerciaux et bancaires. Les quatre tours du savoir de la bibliothèque
et les tours de bureaux se côtoient de part et d’autre
de la Seine, effaçant progressivement l’ancien paysage industriel formé par les cheminées et les moulins. Le tableau est complété par le palais
Omnisports de Bercy, une pyramide tronquée qui
exhibe des façades enherbées. Imaginez un cube
couvert de gazon...
Une tentative de réintroduction de plantes autochtones dans un parc
urbain.
1
154
Les “Hauts de jardin” de la bibliothèque, sur
l’autre rive, ont souhaité offrir un espace plus “sauvage” à la nature. Inaccessibles, de longs pins
ancrés au sol par des câbles métalliques ornent le
rectangle évidé qui compose le socle de la bibliothèque, les quatre tours d’angle s’élevant à partir de
ce corps central. Les faîtes des arbres atteignent le
niveau de l’esplanade d’accès à la bibliothèque,
tandis que les salles de lecture, dans les étages inférieurs, s’ouvrent sur les troncs. En se penchant, il
est possible d’apercevoir le sol gazonné, interdit
d’accès au public, ainsi que les points d’ancrage
des câbles qui maintiennent les grands arbres.
Quelques fougères ont été plantées pour suggérer
un paysage de jungle, emmuré par les façades de
verre.
La nature est également présente, ou représentée, sur deux des flancs de l’esplanade. Des cages
métalliques rectangulaires, au grillage serré, ont été
disposées à intervalles réguliers et recouvrent des
massifs de houx. Le carcan de fer s’emploie à géométriser la nature avec plus de précision que la
taille ne saurait le faire. Ces rectangles verts, cette
pseudo-jungle mise à la trappe d’un bâtiment de
verre traduisent la maîtrise de la nature par l’homme, ou plus grave, par le savoir humain.
Deux visions de la nature, deux visions de la
ville s’affrontent ici. Melbourne, dotée de plus de
trois millions d’habitants, parcourue de parcs
libres, d’un jardin botanique déployé en son coeur,
de jardins potagers attenants aux maisons victoriennes, de plages de sable ourlant les terrasses des
cafés les plus fréquentés. Paris, et le cas si éloquent
de la nouvelle bibliothèque de France, monumentale, dominant quelques arbustes en cage et une poignée d’arbres captifs, à l’heure où nos rapports
avec la nature sont des plus entachés d’incertitude...
Et pourtant, qui voit les arbres en cage ?
La ville exclusive
Parcs et réserves naturelles, parcs sociaux et
résidences d’élites, quartiers d’affaires et technopôles, campus, parcs de loisirs, complexes commerciaux, parkings... Le zonage qui a présidé à
l’édification des villes d’après-guerre n’épargne
aucun secteur de notre vie, contraignant à une
mobilité incessante entre lieux de travail, de formation, de résidence, d’approvisionnement, de loisirs,
pour rendre proche dans le temps d’une journée ce
qui est lointain dans l’espace.
Plusieurs motivations ont conduit à cet agencement urbain circonvolué, marqué par les boule-
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
vards de ceinture, les rocades ou périphériques et
les différentes générations de contournements routiers ou autoroutiers. En premier lieu, l’assainissement à la fois physique et social des tissus anciens,
denses, mêlés, tissés, métissés, multifonctionnels et
polyvalents, d’une promiscuité intolérable... En
second lieu, la mise en ordre des milieux urbains
par la dissociation des fonctions : l’habitat, le travail, les loisirs, la circulation, et, autres fonctions
oubliées par Le Corbusier, la consommation, la formation et l’éducation.
L’espace public, auquel a été dévolu la fonction
circulatoire, tend à devenir de ce fait monofonctionnel, comme l’observe Cynthia Ghorra-Gobin2.
Ouvert au transit et à la déambulation automobiles,
certains achats et distractions se déroulant à bord
des véhicules, il devient plus ou moins imperméable, selon les villes, à la discussion publique et
à la vie collective, qui se retranchent dans l’espace
privé ou semi-privé3.
La vie commerciale, élément central d’urbanité,
s’établit surtout en périphérie. Les zones commerciales se substituent en Europe aux marchés de plein
air et aux commerces de proximité, ayant pignon sur
rue, ceux-ci répondant à des demandes de plus en
plus spécifiques, axées sur la qualité. Des quartiers
entiers se vident de commerces quotidiens ou se
construisent sans eux, contraignant à de grands
détours pour des emplettes courantes. Seules les
succursales bancaires et les pharmacies s’aventurent
dans les quartiers pavillonnaires et les cités d’habitat social. Les commerçants nomades ainsi que le
télé-achat s’installent lentement dans les cités4.
Si l’on considère que la ville et l’activité marchande se définissent mutuellement, la ville se
déplace, excluant de son champ les quartiers résidentiels et les tissus anciens en déprise. Les loisirs
subissent la même évolution, la rue n’est plus un
espace de détente, n’abrite plus les jeux d’enfants
ni les discussions de trottoirs. Les espaces de loisirs
deviennent de ce fait plus ségrégatifs. La mixité
observée dans les grandes surfaces n’est pas de
règle dans les clubs ou les villages de vacances.
soumise à des règles rigoureuses en sus des revenus,
tels que des critères ethniques, de classes d’âge, ou
des considérations morales, comme aux Etats-Unis.
L’Europe n’est pas épargnée par la croissance des
disparités inter-quartiers ou intercommunales5.
Les fonctions éducatives de la ville obéissent à
leur tour à la règle de la démarcation, regroupant
étudiants et chercheurs dans des campus et technopôles. Ces zones “d’excellence” laissent planer toutefois quelques soupçons. L’excellence est-elle renforcée lorsqu’elle fonctionne en vase clos, en retrait
de la culture urbaine ? Que penser de cette protection, au regard de l’école de la vie ? Les villes qui
ont choisi d’édifier des campus à l’écart de leurs
centres se privent de l’animation caractéristique des
villes estudiantines. De Bologne à Cracovie, d’Aixen-Provence à Edimbourg, les villes universitaires,
capitales6 culturelles et villes d’Etat, selon Félix
Damette , sont sans doute celles qui ont le mieux
réussi à préserver une qualité de vie et une urbanité vivante.
Le zonage cognitif s’accroît pourtant : les technopôles s’isolent dans des écrins de verdure, irriguées par les zones universitaires ; les cités d’affaires concentrent les fonctions de commande et les
compétences économiques, disputant la suprématie
aux centres historiques ; la culture artistique siège
au centre ville, donnant son image de marque à la
ville ; les contre-cultures s’expriment dans certaines banlieues ou périphéries virtuelles, sur le
“Net”. Ailleurs, l’analphabétisme est en recrudescence... Or, les mutations économiques rendent
plus que jamais nécessaires de hauts niveaux d’instruction. Faut-il redéfinir complètement “l’excellence” pour s’attacher non plus à sa concentration
mais à sa diffusion ?
Transits et nomadisme urbain
Ces opérations de tri, ou zonage, qui privent
l’espace public de son potentiel d’échanges, sont
encore à l’oeuvre dans l’édification de quartiers ou
d’îlots de standing, dont la fréquentation peut être
Tournoyant dans l’orbite des noyaux urbains,
passant d’une ceinture urbaine à l’autre selon des
pulsations quotidiennes et hebdomadaires, à grand
renfort de carburant, la vie quotidienne de millions
d’habitants est de plus en plus caractérisée par ces
trajectoires et transits. La ville se recentre sur ses
anneaux périphériques, se densifie à l’intersection
des rocades, pénétrantes, autoroutes, s’égrène autour
de ses voies rapides7. Par ses guirlandes de grandes
Los Angeles. Le mythe américain inachevé, 1997. CNRS Editions,
Paris.
R. Sennett, 1992. La ville à vue d'oeil, Plon.
4
A Strasbourg par exemple, certaines cités d'habitat social sont desservies uniquement par des boulangers ambulants, qui klaxonnent lors
de leur passage.
A. Bagnasco, P. Le Galès, 1997. Villes en Europe, La Découverte.
F. Damette, J. Scheibling, 1997. La France. Permanences et mutations, Hachette.
7
J-P. Lacaze, 1995. La ville et l'urbanisme, Flammarion, collection
Dominos.
2
3
5
6
155
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
surfaces et de zones d’activités, ses chapelets de restaurants rapides et de multiplexes, ses parcs de loisirs et résidentiels, la ville américaine s’étend à la
surface du globe, non sans occasionner des problèmes
identitaires, en Europe comme en
8
Chine .Les paysages routiers et autoroutiers constituent d’ors et déjà l’essentiel du travail des paysagistes. Le point de vue privilégié est celui de l’automobiliste. Le regard peut devenir séquentiel,
admettre la discontinuité des territoires. Le mobilier routier, les panneaux publicitaires, la signalétique, le végétal, reconstituent un univers cohérent,
lisible, masquant les arrière-plans, friches urbaines,
quartiers dégradés, industries polluantes... Si l’habitant pratique la ville en automobiliste, si ses trajets sont canalisés, l’urbaniste peut se contenter de
l’aménagement de rubans routiers : une forme ultime de zonage. Même les lignes de tramway
n’échappent pas à cette logique.
Le nomadisme est aujourd’hui en vogue, la
mode est au passage. Les clips publicitaires nourrissent cette culture urbaine et technique. Le fordisme a
imposé la culture de l’efficacité9, les techniques de
l’information tissent celle du transit. Les téléphones
mobiles, pour ceux “qui n’ont pas de fil à la patte”,
la voiture qui permet “d’inventer la vie qui va avec”,
les ordinateurs portables pour cadres bohèmes vendent une liberté sans contraintes et un nouveau type
de statut, un statut d’homme libre. Sont-ils nomades,
ceux qui “surfent sur le net” des nuits durant, ou
ceux qui, de transit en transit, ne trouvent jamais leur
port, qu’ils soient cadres ou sans-abri ? Sont-ils
nomades, mobiles, errants ou captifs ?
L’appareillage de la communication a relayé
celui des sculpteurs de pierre, manuel. Les habitacles évincent l’habitat, coques ou capsules
mobiles permettant de parcourir le monde, investis
au détriment de la demeure. L’automobile, le poste
de télévision, la fenêtre virtuelle de l’ordinateur
dérobent nos heures de liberté. Ils ouvrent l’espace
et ferment le temps, accélèrent le cours de nos vies.
Une hypertension urbaine s’ensuit, qui donne
lieu à des interprétations contrastées selon l’évolution socio-économique des acteurs, note Salvador
Juan10, d’un quotidien trépidant et ouvert à l’impré8
B. Fayolle-Lussac, 1997. La transmission des méthodes de conservation du patrimoine au nord et au sud, communication au colloque “La
ville, un héritage à repenser”, 4-5 déc. Genève, Fondation du Devenir,
Observatoire Mont Blanc-Léman du développement durable. Actes à
paraître.
9
J. Rifkin, 1997. La fin du travail, La Découverte.
10
S. Juan, A. Largo-Poirier, H. Orain, J-F. Poltorak, 1997. Les sentiers
du quotidien. Rigidité, fluidité des espaces sociaux et trajets routiniers
en ville. L'Harmattan.
156
vu à des vies excédées par leurs tempos erratiques
ou syncopés. Les attitudes de compensation ou de
décompression paraissent généralisées, que ce soit
le retranchement dans la sphère domestique restreinte, pour les populations fragilisées, absorbées
par le poste de télévision, les rêves de retraite
sédentaire et les week-end “au vert” pour les
classes moyennes, les navigations télématiques et
les vrais voyages de déconnexion créant les ruptures facilitant l’acceptation des rythmes urbains,
pour une frange plus aisée de la population.
L’hypermobilité transforme l’habitat en refuge
ou en tremplin, en cocon ou simple pied-à-terre. Le
nomade urbain déserte son logement et habite l’espace entier, ou quelques uns de ses itinéraires, réels
ou virtuels. L’extérieur et l’intérieur ne rythment
plus les déplacements, presque affranchis des climats. Le temps est un temps de parcours, un délai
que l’on rêve d’abréger, sur le modèle des communications en temps réel. On l’évalue par des critères
économiques : on le compte, on en gagne ou on en
perd. On finit presque par croire à la transmutation
qui du temps fait de l’argent... Pourtant, gagner du
temps c’est simultanément le perdre, en perdre la
perception, la plénitude, l’orientation, la maîtrise,
le sens, l’accomplissement, la magnificence... Dans
le temps de l’impatience économique, celui où l’on
compte, où tout se compte, où s’abrègent les relations humaines, où la durée fond, perd sa densité, le
présent n’a pas plus d’épaisseur que l’avenir ou le
passé.
Les transits et la course contre le temps, celle
des individus, des économies et des politiques, diffèrent les préoccupations qui ne sont pas immédiates. La conscience du temps se retire devant une
succession d’échéances. Le long terme, la mort,
susceptibles de recaler les objectifs de la vie, sont
bannis du quotidien. Jérôme Bindé parle d’un
temps de l’urgence, qui fait disparaître l’avenir,
notre capacité à le représenter et à s’y projeter,
faute de projet collectif11. Le déficit d’avenir est
patent.
La ville transitoire et éphémère
Le temps battu en brèche, une autre ville, ville
émergente, “edge city”, matière-ville, selon les
pays12, peut croître et affirmer d’autres valeurs.
L’éphémère et le transitoire la qualifient13, décri1997. L'éthique du futur, Futuribles n° 226, déc. pp 19-40.
Appellations respectives en France, aux Etats-Unis et en Allemagne
13
G. Dubois-Taine, Y. Chalas (dir.), 1997. La ville émergente. Ed. de
l'Aube.
11
12
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
vant aussi bien son architecture, sa conception, que
son contenu, voué à la consommation et aux loisirs.
Cette ville transitoire n’est pas une transition, elle
n’appelle que son renouvellement perpétuel, promouvant une vie faite de clips, de “coupés-collés”,
de feuillets ou fragments, de “zapping” ou de
“surf”, grâce aux vecteurs télévisés, télématiques
ou automobiles.
La valorisation de l’éphémère et du transitoire
n’est pas très surprenante dans une société où les
citadins sont le plus souvent en transit, se conduisent en passagers de la ville plutôt qu’en habitants.
D’autre part, les stratégies de marketing s’appliquent depuis longtemps à réduire la durée de vie
des biens de consommation, bâtiments compris, et
à importer leurs vues dans la culture architecturale
et urbaine, célébrant des produits renouvelables,
jetables, changeables, cosmétiques, osmotiques:
des objets de leur temps, fardant ou rehaussant le
quotidien des hommes.
Le transitoire, le fugitif, le contingent, caractérisant la modernité, selon Baudelaire, à moins que
ce ne soit l’instant, sont déclarés aujourd’hui postmodernes. Cette vision poétique du monde devient
une corne d’abondance entre les mains des publicistes, nourrissant la ronde sans fin des consommations. Les grandes surfaces, les hangars, les boîtes,
les zones industrielles improvisent une ville dite à
l’avant-garde de l’architecture post-moderne14 :
efficace, économe, simple support pour la couleur
et les hampes qui la surmontent, témoignant d’un
monde gai, prolifique, ludique... L’architecture
réduite à un jeu d’enfants, de légos, d’assemblages,
le ciel périurbain empli d’un univers de signes ou
de sigles aisément décryptables, à la portée de tous,
revendiquent leur part de beauté. L’architecture se
veut dimensionnée aux pratiques du plus grand
nombre et ne sert plus la mégalomanie du prince :
les complexes commerciaux sont les “palais du
peuple”15. Soit.
Plaisir et dépenses semblent pourtant allègrement confondus... Tous les usagers de cette ville
émergente ne se laissent pas, par ailleurs, enchanter16. Certains doutent même que le rayon jeune de
la ville, un monde où tout est fait pour que les
enfants soient heureux, incarne cette ville innocente et inconsciente célébrée par ses promoteurs.
L’adhésion de la pensée urbanistique à cette vue de
G. Dubois-Taine, Y. Chalas (dir.), op. cit.
Exposition de l'Institut Français d'Architecture, 21 sept- 3 janv.
1998. L'autre ville. L'empire des signes, Paris.
16
Les termes en italiques sont ceux des panneaux de l'exposition.
14
15
l’esprit, par réalisme, démunit pour le moins l’urbanisme de sens politique. Exit la mémoire de la
ville, les coûts de la mobilité, les incidences écologiques et sociales des consommations à l’affiche...
Il importe peu qu’une centaine de firmes transnationales contrôle actuellement la moitié de la production alimentaire mondiale17, ou que la plupart
des objets à bas prix soient manufacturés par des
mains travaillant sans relâche, envers et contre
toute loi sociale, des mains d’enfants ou de misère18, si le consommateur trouve un monde dimensionné à ses besoins, à moins que ce ne soit l’inverse...
Que dire de la liberté de consommer, des services et des villes à la chaîne19, des consommateurs
captifs de leurs consommations ? Ces derniers peuvent être tenus à la fois pour responsables et victimes de leurs modes de vie. La superficie des commerces périurbains, la diversité des étals, les parcours labyrinthiques établis entre les rayons et l’accès aux caisses forcent la consommation. Une partie importante du temps libre est voué à la
recherche des produits, à leur utilisation, à leur
stockage, à leur remplacement... Ne voit-on pas
alors des vies encombrées par des masses d’objets
transitoires, s’épuisant à les abriter, à les entretenir,
nettoyer, réparer, changer, moderniser, tout en s’efforçant d’accéder à de plus hauts “niveaux de
vie” ?20
Aussi séduisante soit-elle, la “egde city” ne
peut faire oublier enfin la captivité de ceux qui
n’ont d’autres horizons que les grandes surfaces
pour s’évader par exemple des grands ensembles, la
frustration de ceux qui ont un accès fort restreint
aux marchandises, l’indigence du paysage culturel... Les “shopping Town” parviennent pourtant à
se substituer à la ville, à la rendre souvent inutile,
superflue, à moins qu’ils ne dessinent une autre
ville, transitoire et éphémère...
L’emprise des arguments, des concepts et des
exigences économiques est sans bornes. La ville
jeune serait aujourd’hui la ville d’Auchan ou de
Disneyland, et non la ville universitaire, ni celle des
ghettos ou des cités, radicalement privée de perspectives. Les besoins ou les contraintes de mobilité
imposeraient des vies en “flux tendus”, surtout
17
R. Lebeau, 1996. Les grands types de structures agraires dans le
monde. 6° ed., Masson.
18
Voir par exemple, M. Lemoine, 1998. Les travailleurs centraméricains otages des “maquilas”, Le Monde diplomatique, mars, pp. 12-13.
19
Chaînes de commerces, de fast-food, de restaurants, d'hôtels, de loisirs, de villages de vacances...
20
René Passet, 1995. Une économie de rêve ! Calmann-Lévy.
157
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
lorsque l’emploi devient intérimaire21. Les lieux de
transit, avion, train, taxi et salles d’attentes, constitueraient les nouveaux espaces publics, abritant des
bureaux nomades22. Les cadres qui ont le loisir de
travailler dans la ville de leur résidence bénéficieraient pour leur part d’un “salaire urbain”23, en
nature, composé par les infrastructures culturelles
et éducatives de la ville choisie par l’entreprise...
Climats urbains
S’entourant d’objets, les hommes s’entourent
peut-être un peu moins de leurs semblables, ou s’en
entourent indirectement24. Une soirée télévisée sur
le Bronx est plus sûre qu’une traversée de ce quartier. On y est sans y être. Filtres. Réalité distillée par
les médias. Voyages et membranes de sécurité,
opercules... Peurs de la ville. L’hétérogénéisation
des espaces urbains et l’homogénéisation de certains quartiers profilent une seconde ville émergente, que nous appréhenderons d’abord par son climat.
Les climats urbains déterminent en partie la
qualité de vie. La violence physique ou psychique,
sociale ou visuelle, les agressions sonores ou verbales, les ambiances tendues ou détendues relèvent
de composantes écologiques et sociales. On peut se
demander quelle capacité de charge un individu est
en mesure de supporter. La pression exercée sur
l’homme exprime la dégradation de notre environnement au même titre que la pression anthropique
sur les milieux. Le jeu des rétroactions transforme
les agressions contre le milieu en préjudices
humains.
La pression urbaine est multiforme. La congestion subie dans les transports en commun, sur les
routes ou dans les files d’attente des hypermarchés,
est source de fatigue et d’exaspération. Le bruit
perturbe environ un citadin sur trois, du moins en
France, imputable en partie à la circulation, bien
que les voitures, et leurs alarmes, bénéficient d’une
parfaite impunité. La pollution atmosphérique liée
à ces mêmes véhicules opprime la vue et les poumons, lorsque l’air se teinte de noir, de jaune et de
poussières.
La pression occasionnée par les rythmes de vie
et de mobilité, les cadences forcées de l’activité
J. Rifkin, op. cit.
F. Bellanger, B. Marzloff, 1996. Transit. Les lieux et les temps de la
mobilité. Ed. de l'Aube.
23
V. Biau, 1994. Urbanisme de communication, dire et faire la ville, in
C. Ghorra-Gobin (dir.), Penser la ville de demain. Qu'est-ce qui institue la ville ? L'Harmattan.
24
Les objets véhiculant la culture technique de leur temps.
21
salariée25, la confrontation quasi quotidienne avec
la détresse, s’ajoutent aux pressions physiques pour
un nombre important de citadins. Les captifs de la
mobilité subissent une tension sans cesse ravivée
par l’intensité du trafic, les bouchons, les grèves,
les retards de toute sorte. L’assimilation entre liberté et mobilité opère une confusion entre mobilités
sociale, résidentielle et quotidienne, dont on peut se
demander, au-delà des valorisations sociales
qu’elles impliquent, quelle part de liberté chacune
d’elles recèle. Les grands mouvements pendulaires
ne sont pas particulièrement porteurs de sens : tels
ces Losangeliens qui s’acheminent vers leurs lieux
de travail dès 4 heures du matin pour devancer les
embouteillages, arrivent à destination deux heures
plus tard et sommeillent une heure dans leur voiture afin d’attendre l’ouverture des bureaux26...
Un autre facteur de pression relève du travail de
la pensée économique. Les termes de lutte, concurrence, sélection, évaluation continue, crash, banqueroute entretiennent la peur et le mythe économiques. Les perdants sont menacés par le chômage
et la précarité. Les gagnants ont droit au surmenage
et à l’instabilité professionnelle. La peur et la
fatigue anesthésient dans tous les cas la parole et
l’engagement politique.
Les autres composantes du climat urbain peuvent être laissées à l’appréciation de chacun. La
froideur de certains quartiers pavillonnaires ou la
fièvre des cités, la sécheresse des rues irriguées par
le trafic et dépourvues de commerces ou d’espaces
publics, tendent à supprimer toutefois les valeurs
d’accueil et d’hospitalité des milieux urbains. Les
tensions urbaines renforcent par ailleurs les distensions spatiales. Les rayons urbains continuent de
s’étendre. La dilatation de l’espace entraîne la
contraction du temps. Le présent n’est-il pas aspiré
par cette turbulence, ou spirale ascendante, qu’en
climatologie on nomme dépression ? Comment
envisager l’avenir dès lors que le présent est pris de
vitesse, accumule les retards ?
Légitime défense...
Paradoxe : plus nous devenons nomades, plus
les dispositifs d’étanchéité se renforcent. Des membranes de toute nature s’interposent entre les différents espaces, dures – murailles des ghettos riches,
rocades enserrant les “cités”, grilles des parcs
22
158
25
Qui augmentent à mesure de l'informatisation et de l'automation,
générant un stress important chez les travailleurs. J. Rifkin, op. cit.
26
M. Davis, 1997, City of quartz. Los Angeles capitale du futur. La
Découverte.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
urbains –, “douces” – cartes à puce, badges, codes,
télécommandes –, ou transparentes – télésurveillance, écoutes –.
La demande de sécurité est insatiable, et
s’étend, comme l’a montré Mike Davis à Los
Angeles, de la personne à la résidence privée, du
centre commercial à des pans entiers de ville. La
défense de l’individu relaie la défense d’Etat: maisons bunker et pièces secrètes, architecture adhérant au style blockhaus, véhicules blindés, escortes,
milices publiques et privées, ou même, à Los
Angeles, surveillance héliportée, couvre-feux, bouclages et raids sur les quartiers sensibles, “fermeture” des plages la nuit27... Une certaine architecture
de renom sert sans inquiétude ces nouvelles pratiques. La militarisation de l’espace doit être donnée à voir.
Ce besoin aigu de sécurité résulte du refus,
ancien, de la mixité ethnique et sociale, de la violence urbaine réelle mais amplifiée par les médias,
d’un stress peut-être dimensionné à la taille des
métropoles, mais surtout, de l’abandon des protections collectives. Le besoin de sécurité est d’autant
plus grand que le refus de l’autorité est marqué,
multidimensionnel. Libéré en grande partie de la
tutelle religieuse, communautaire, patronale, étatique, familiale, l’individu atomisé émet une forte
demande de sécurité, que le marché s’empresse de
satisfaire par des arsenaux de moyens de défense.
la flexibilité des emplois, tendent à affaiblir encore
la dimension de développement personnel dans le
travail, au bénéfice des conduites de domination ou
d’autodestruction29.
Aussi le retranchement des classes aisées dans
des résidences encloses et des périmètres de protection fait-elle figure de “repos du guerrier”, bien
mérité pensent ses protagonistes... Pour ceux résidant à perpétuité dans les cités ou les ghettos aux
Etats-Unis, qui ne peuvent fuir la précarité et la violence, trois issues ou trois impasses se dessinent : la
dépression, le repli identitaire défensif, l’évasion
dans les drogues et l’économie parallèle, qui sont
les déviances les plus fréquentes. Les sanctions
sont alors radicales : sida, overdoses, criminalité,
suicides, internements pénaux ou psychiatriques.
Sets de valeurs
Les nouvelles pratiques urbaines mettent en
exergue certaines valeurs. A l’hypermobilité répond
la valorisation du transitoire, à la fréquentation de
la ville émergente, la promotion de l’éphémère et
du contingent, au protectionnisme individuel, le
culte de la sécurité. Les bâtisseurs de villes s’emparent de ces matériaux et campent un nouveau
paysage architectural, formé de zones d’attraction
et de dissuasion.
Le sentiment d’insécurité est fonction de cette
atomisation et de l’affaiblissement des solidarités
collectives. Pour certaines populations, la famille,
les bandes des cités ou les tribus d’internautes sont
des espaces où les solidarités jouent à plein. Les
guerres virtuelles, les guérillas de banlieue, les villas dissuasives se chargent de maintenir l’identité et
la protection des groupes. D’autres, vivant dans des
réseaux d’affinités plus lâches, se montrent plus
vulnérables aux agressions quotidiennes.
Les mutations urbaines sont des mutations culturelles. Le contact de plus en plus distant avec la
nature, l’air de la ville qui rend libre, le refus de
l’autorité et des contraintes, l’adhésion massive aux
principes du marché, sachant donner l’illusion du
choix, l’isolement connexe aux pratiques télématiques, la grande mobilité transforment les visions
de la nature et d’autrui. La peur de la nature et de
l’altérité ont conduit dans l’histoire à leur domestication. La privatisation les menace aujourd’hui,
affectant aussi bien les espaces publics, la ville, que
la nature30.
François Terrasson explique que la peur de la
nature peut être tenue pour cause première de sa
destruction28. Premier combat et première guerre,
silencieuse et meurtrière, dont on ne connaît pas
l’issue. Une deuxième guerre sourde, mondiale elle
aussi, d’essence économique, aussi réelle que fictive, oppose les nations ou les blocs, les entreprises,
les villes, les individus. L’augmentation des productivités et des pressions désormais internalisées,
Quelle culture se prépare dans le creuset de la
révolution urbaine ? Quelles peurs et quels apartheid, retranchements et mises à distance ? Qui protégeons-nous en créant des parcs naturels, des
réserves aborigènes, des regroupements ethniques
ou sociaux ? Les espaces virtuels vont-ils détourner
l’essentiel de notre ouverture au monde, de notre
curiosité et esprit exploratoire ?
27
28
M. Davis, 1997, op. cit.
La peur de la nature, 1993. Sang de la terre, 2e ed.
29
R. Sennett, 1998. The corrosion of character : the personal consequences of work in the new capitalism. Ed. W. W. Norton & Company.
30
J.-P. Deléage, 1998. Una ecologia mondiale, Storia del XXe secolo,
vol. 3. Ed. Unione tipografico edizione Torinense, Turin. A paraître.
159
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
L’intolérance d’une population semble proportionnelle à son homogénéité. Expurgée de ses fous,
de ses faibles, précaires et marginaux, de ses immigrés, la ville ou le quartier éduque à la peur des différences et sape son potentiel d’évolution, qui, on
le sait, ne naît pas dans les espaces légitimes mais
plus souvent dans leurs marges31. Pareillement
expurgée de ses espaces naturels, la ville prépare si
peu à la rencontre avec le monde. En tenant la nature à distance, éduquons-nous nos enfants à la phobie du monde naturel, le syndrome, déjà, de certains citadins32 ?
Comment apprendre à l’inverse à apprivoiser
les différences, à se dégager des demandes sécuritaires ? Quels remparts édifier contre l’individualisme grandissant, nourri par toutes les formes d’isolement, l’apathie télévisuelle, l’auto-mobilité, la
consommation rendue anonyme, l’auto-exploitation
requise par le management économique, le marché
de la défense individuelle ? Les réseaux télématiques sont-ils capables de restaurer l’esprit de collectivité ? Sur quels sursauts, résistances, inacceptations s’appuyer pour construire une concurrence
politique au monde que nous livre l’économie ?
Les tendances urbaines précédemment analysées défient tout projet de développement durable.
Les bâtiments transitoires et jetables, la croissance
de l’hypermobilité et l’épuisement du temps, les
arsenaux de défense mobilisés contre la nature ou
les citadins démunis sapent les fondements d’une
ville durable, et rendent donc son avènement
improbable. La mise à jour partielle de ces contradictions nous a paru incontournable. Si les villes
durables constituent un projet porteur d’avenir, les
obstacles qui s’y opposent demandent à être clairement remembrés, et ce, à différentes échelles.
II. Les horizons manquants
Le fait urbain se propage à grande vitesse à la
surface de la terre, en modifiant une nouvelle fois
l’environnement physique et humain hérité des
révolutions agricole et industrielle33. La couverture
terrestre, l’enveloppe atmosphérique sont altérées à
l’échelle globale, en raison des pratiques de l’agriM. Serres, 1995. Eloge de la philosophie en langue française,
Fayard.
32
F. Terrasson, 1993. op. cit.
33
N. Roberts, 1996. Les transformations de la surface de la terre par
l'activité humaine, Revue internationale des sciences sociales n° 150,
Unesco/ érès, pp. 567-587.
31
160
culture intensive et des consommations d’origine
urbaine : érosion et salinisation des sols, pollution
des eaux, déforestation et réduction de la biodiversité, réchauffement climatique, trou de la couche
d’ozone...34. La soudaineté des changements augure
mal de leur réversibilité.
Ces dégradations écologiques sont reconnues
comme telles parce qu’elles affectent l’environnement humain. Devenu urbain pour environ la moitié de l’humanité, notre environnement concentre
également les nuisances locales. Plus d’un citadin
sur deux est exposé par exemple à des taux de pollution atmosphérique supérieurs aux normes de
l’Organisation Mondiale de la Santé35, avec des
incidences parfois fatales sur la santé36. Trois citadins sur quatre n’ont pas un accès convenable à
l’eau potable dans les pays en voie de développement37. L’absence de tout-à-l’égout, responsable
d’épidémies chroniques, les pollutions industrielles
et agricoles, la vétusté des réseaux de canalisations,
les intrusions d’eaux salines dues à l’affaissement
des nappes phréatiques, la pénurie d’eau prévisible
dans un grand nombre de villes chinoises ou ouestaméricaines38 profilent une crise majeure.
La révolution urbaine affecte aussi le nombre,
la taille et la forme des villes. Les métropoles
s’étendent démesurément, soit à cause de l’exode
rural, dans les pays en voie de développement, soit
à cause de l’exode urbain, dans les pays déjà développés... Les modes de vie en sont profondément
transformés. Les villes petites et moyennes affrontent avec difficulté les puissants conglomérats économico-urbains. Certaines sont satellisées ou tombent en désuétude lorsqu’elles sont à l’écart des
axes de développement. Nombre de villes industrielles s’effondrent dans les pays occidentaux, en
proie au chômage et à la paupérisation.
La révolution urbaine nourrit surtout quelques
arcs de force, villes globales ou conurbations, dessinant des archipels de prospérité à la surface de la
terre39 et au sein même de ces agglomérations40. Si
J-P. Deléage, 1998, op. cit.
D. Elsom, 1996. Smog alert. Managing urban air quality, Earthscan,
Londres.
36
Les maladies respiratoires sont la première cause de mortalité urbaine en Chine. A Bangkok, un habitant sur six souffre d'allergies respiratoires et les taux de plomb dans le sang sont élevés. En Indonésie, un
enfant sur six mourant avant l'âge de cinq ans décède à cause de la pollution atmosphérique. Asie : le désastre écologique. Des villes au bord
de l'asphyxie, Courrier International, 26 sept-2 oct 96.
37
G. Haughton, C. Hunter, 1994. Sustainable cities, Jessica Kingsley
Publishers, Londres et Bristol, Pennsylvanie.
38
G. Haughton, C. Hunter, 1994. Sustainable cities, op. cit.
39
P. Veltz, 1996. Mondialisation, villes et territoires. L'économie d'archipel. PUF.
40
S. Sassen, 1996. La ville globale. New York, Londres, Tokyo.
Descartes & Cie, Paris.
34
35
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
nous regardons l’avenir à partir des situations
urbaines de par le monde, une triple crise apparaît,
mondiale, sur fond de mutations rapides qui menacent les facultés d’adaptation et de réponse des écosystèmes, des systèmes de protection sociale et des
organisations politiques.
Trois avenirs en crise
Une crise écologique globale a été diagnostiquée lors du Sommet de la Terre, tenu à Rio en
1992. Les villes y contribuent activement en raison
de leurs dépenses énergétiques et hydriques, de
leurs rejets solides, liquides et gazeux, des pratiques agricoles induites par les fortes concentrations humaines, des modes de vie générés enfin par
la vie urbaine, dont la reproduction ne peut être
assurée à l’échelle planétaire41.
Une crise sociale s’exprime également à
l’échelle mondiale par l’accroissement des disparités. Le Nord n’est plus épargné par la misère, ni par
la malnutrition ou l’analphabétisme. Les murs ne
départagent plus deux modèles politiques et économiques – l’Est et l’Ouest –, mais contrôlent l’accès
aux ressources à l’intérieur d’un seul modèle. Les
quartiers fortifiés de prospérité se font l’écho de
cette partition. Dans une analyse remarquée42,
Saskia Sassen a montré le rôle des villes “globales”
dans la constitution d’une société en sablier. Ces
villes génèrent des disparités sociales parce
qu’elles sont le siège d’activités économiques à très
forte valeur ajoutée dont les bénéfices se redistribuent mal, comme en témoigne la croissance parallèle du nombre de personnes précaires43 et d’une
classe très favorisée. Même si l’affaiblissement des
classes moyennes ne se vérifie pas partout44 et n’est
pas actuellement généralisable, les évolutions
observées par Saskia Sassen sont inquiétantes.
Une crise globale des pouvoirs publics
accompagne ces problèmes ou ces mutations écologiques et sociales, qui affecte la légitimité du pouvoir politique. Les Etats nations sont sévèrement
remis en question par le pouvoir croissant des marchés financiers, des entreprises transnationales et
Le nombre de véhicules en Ile-de-France est par exemple équivalent
à celui de l'ensemble de la Chine. La généralisation du niveau de motorisation des franciliens est simplement impossible : congestion, changement climatique abrupt, pollutions démultipliées...
42
S. Sassen, 1996, op. cit.
43
Environ 11 % de la population européenne vit sous le seuil de pauvreté, 14 % pour les Etats-Unis, d'après les évaluations de la Banque
Mondiale.
44
E. Preteceille, 1997. Ségrégation, classes et politique dans la grande ville, Villes en Europe, op. cit. pp. 99-127.
des mégapoles. Les électeurs ont clairement
conscience que les lois du marché ou les fluctuations de la bourse prévalent sur les choix politiques.
L’autorité des élus en est amoindrie.
Il est à noter que ces trois crises ne s’accompagnent pas d’une crise économique dans les pays
occidentaux, qui connaissent au contraire une reprise économique, peut-être conjoncturelle. Ce développement n’est pas partagé puisque l’Asie,
l’Afrique, les régions latino-américaine et est-européenne rencontrent de sérieuses difficultés financières et structurelles, qui se traduisent, notamment,
par le développement des économies parallèles. Les
flux monétaires se déversent sans trop de retenue
d’une économie à l’autre.
Chacune de ces crises s’emploie à ignorer
l’avenir. Les problèmes d’environnement global
débordent sur l’échelle des temps, mettant en cause
la reproductibilité, à terme, de notre modèle de
développement. L’épuisement de certaines ressources, à des cadences supérieures à celles de leur
renouvellement45, la réduction de la biodiversité et
du capital naturel, nous conduisant à la sixième
extinction en masse d’espèces vivantes depuis
l’origine de la Terre46, la transformation du climat,
des couverts végétaux, des sols, le largage de
déchets à très longue durée de vie, suppriment des
possibilités d’évolution (voir encart en fin de texte).
Une deuxième négation de l’avenir s’opère par
la multiplication des fuites en avant, le refus de
mesurer la portée des mutations en cours, ou bien la
peur expiatoire de l’immigration. La réorganisation
trop hésitante des temps de travail, les industries
que l’on ne se résout pas à reconvertir, telle l’industrie automobile, la focalisation sur la croissance
économique, détournant les sociétés d’autres
formes de développement, sont à nos yeux des facteurs d’enlisement. La croissance n’a pas réussi à
endiguer la pauvreté47, ni les malaises culturels, ni
la violence urbaine.
La génération future est déjà privée d’horizon
socioprofessionnel, remarque Jean-Paul Deléage,
l’ascension sociale ou la stabilité de l’emploi
n’ayant plus cours sur le marché du travail48.
41
Eaux des nappes phréatiques, stocks halieutiques, énergies fossiles,
bois précieux, minerais, sols...
R. Leakey, R. Lewin, 1997. La sixième extinction. Flammarion.
47
Que l'on réduit souvent à un niveau "objectif" de ressources, alors
qu'elle est perçue essentiellement en fonction des différentiels existants dans une société.
48
Séminaire de l'Institut Français de l'Environnement sur les indicateurs de développement durable, 5 février 1998, groupe nord.
45
46
161
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
L’avenir est encore plus opaque pour les jeunes des
cités d’habitat social, devenues au fil du temps des
cités de confinement. Quel avenir attend ces quartiers, cette génération décimée par la drogue et le
désoeuvrement ?
Le retrait du politique, l’absence de responsabilité face aux problèmes mentionnés, la démobilisation des citadins constituent une troisième façon de
ne pas regarder l’avenir. La crise de légitimité de
l’Etat, de la démocratie représentative, est consommée. Au fil de l’histoire, nous nous sommes libérés
de l’autorité de la nature, grâce à la science et à la
technique, de l’autorité de la religion, principalement à cause de la science, de l’autorité du père, en
fondant des familles mononucléaires, puis monoparentales, de l’autorité du roi, en instituant la
République, de l’autorité de la communauté, grâce
à la vie urbaine, et aujourd’hui nous aspirons à nous
libérer de l’autorité étatique. Il est pourtant une
autorité que nous acceptons sans ciller : celle du
marché. La monarchie était fondée sur un consentement religieux, l’Etat, sur un consentement idéologique, le marché repose sur un consentement économique : la consommation de masse des individus. Sans ce consentement, cette forme d’autorité49serait à son tour menacée.
Le politique n’est plus perçu comme une force
capable de changer l’avenir, ses marges de
manoeuvre sont jugées trop étroites. Le pouvoir
s’est déplacé, mais les citoyens se jugent impuissants à le contrôler. L’économie impose le plus souvent sa voie, laissant au politique des aménagements à la marge, des effets correctifs. La puissance publique peut jouer un rôle économique encore
important50, mais de nombreux choix de société lui
échappent. Les alternatives politiques sont marquées du sceau de l’utopie, décrétées irréalistes, les
résistances étatiques sont balayées d’un revers de
main. L’avenir appartient au marché, les villes en
sont souvent les jouets et les vitrines.
Les villes ont été le creuset de la culture occidentale, qui s’est exportée par le biais des colonisations territoriales puis économiques. Ont-elles
jamais été durables, au sens de “sustainable” ? Rien
n’est moins sûr. On peut considérer que les villes ne
sont pas durables lorsque leurs coûts de développement sont supportés par d’autres populations, pays,
49
Travailler pour consommer, utiliser le temps d'une vie pour accumuler un capital.
50
L'emploi public, par exemple, représente entre un quart et un tiers
des emplois urbains en Europe. A. Bagnasco, P. Le Galès, 1997. Villes
en Europe, op. cit.
162
écosystèmes, générations futures, comme le souligne David Satterthwaite51. Un développement
durable est précisément un développement qui ne
se fait pas au prix d’un changement d’échelle, d’un
débordement, à l’heure de la mondialisation, sur
l’échelle des temps, profilant des irréversibilités
majeures.
III. Pages blanches
pour un développement durable
Est-il possible d’écrire pour l’avenir une autre
histoire, d’ouvrir un livre blanc, d’imaginer une
ville qui pourrait durer sans asservir des populations et éteindre le vivant. Est-il possible de tourner
une page, de prendre d’autres plumes, d’écrire une
autre ville sur la ville, comme ces mots bombés sur
l’asphalte, “l’homme est un roseau bombeur”, ou le
béton, “celui qui aime écrit sur les murs. Aragon” ?
Peut-on concevoir des villes à l’image des arbres,
vibrantes de feuilles, de pages blanches, des villes
expressives des sentiments de leurs auteurs ? Nous
préférons le mot auteur à acteur.
Si chaque homme écrit une page d’une ville,
par ses pas, ses tracés, maussades ou enjouées,
selon l’humeur du temps ; si ses yeux distendent
l’horizon, glissent sur des lignes de fuite et s’absorbent sur des points fixes ; si sa bouche s’ouvre et se
referme pour n’avoir pas été muette ; si sa tête,
hochant ou opinant, s’écarte du tracé de sa vie,
chaque page de cette vie est à écrire pour désarçonner les certitudes immédiates et insérer des pages
blanches dans un avenir que le marché contrit,
étrangle, comble d’inexpressivité, domestique et
apeure.
Sur la page de garde de ce livre ouvert, on pourrait lire ce mot d’Ivan Illich : libérez l’avenir...
Viendraient ensuite des pages interrompues ou
ininterrompues d’alternatives, un mince revêtement
de mots pour transcrire des milliers d’actions, de
voix bruissantes, de politiques informelles plus
efficientes que les politiques de la ville, de politiques existantes aspirant à être reconnues et diffusées. Afin que ces pages parallèles ne s’écrivent pas
dans le silence, nous avons choisi d’en rapporter
quelques unes.
D. Satterthwaite, D. Mitlin, 1994. Cities and sustainable development. A Guide to the main issues for implementing Agenda 21 in
cities. Human Settlements Programme, IIED.
51
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Pour une politique des lieux
Nos villes sont trouées de disparités. La traversée d’une agglomération conduit à des cités sans
rues, sans commerces ni cafés, sans marchés, sans
davantage de bois ni de jardins, sans possibilités de
découvertes. Des façades inexpressives et sérielles,
blanches ou roses, des peintures en trompe l’oeil,
des espaces verts ou jaunis invitent à l’enfermement ou à la fuite. Comment habiter un lieu où l’environnement est un désert ? Ces lieux s’éveillent
pourtant, s’embrasent ou se révoltent par intermittence, s’organisent quotidiennement pour vivre
dans la solitude sociétale.
Le regard engoncé sur la ville diagnostiquera
peut-être l’insuffisance des équipements culturels,
le mauvais état de la chaussée, ordonnera le rafraîchissement de la pelouse, le ravalement des cages
d’escalier, l’ouverture de quelques antennes et institutions de quartier. La politique française de la
ville est allée à la rencontre des quartiers munie de
plans, de contrats, de zones franches, sans parvenir
à raviver l’espoir des habitants, dont le sentiment
d’abandon s’accroît.
La politique de la ville s’occupe de chômeurs,
de primo-demandeurs, de CES, de CEC, de CIE, de
RMIstes, de SDF52, de familles monoparentales, ou,
comme le précise un jeune pour se définir, “ici il y
en a peu qui travaillent. On est des précaires, des
étudiants longue durée, des pions...”53. La ville
parle encore de zones, de ZUP, à urbaniser en priorité, de ZEP, à éduquer en priorité, de ZAC, à aménager de façon concertée...
Cette politique de la ville peut-elle laisser
place à une politique des lieux, reprendre à ses
débuts l’histoire d’une construction urbaine ? La
ville ne peut se passer de lieux, de lieux qui ne
soient pas des centres, des missions, des permanences, des antennes, mais des maisons, des cafés,
des restaurants, des commerces, des rues, des
places, c’est-à-dire la ville. La ville est un lieu
avant de remplir une fonction, un lieu que chacun
s’approprie : espace public, espace sans voiture,
lieu de rencontre ... A la différence des structures,
des dispositifs ou des plans, le lieu mêle les fonctions et les usages, il mêle les gens.
Cette politique existe déjà, menée en silence
par le secteur associatif. La Maison de l’association
Contrat-Emploi-Solidarité, Contrat-Emploi-Consolidé, ContratInitiative-Emploi, Revenu Minimum d'Insertion, Sans Domicile Fixe...
53
Entretien avec l'association Molodoï, Strasbourg, janvier 1996.
52
de quartier se substitue ici ou là au Centre socioculturel, le café-musiques, à la Maison des Jeunes,
les repas du restaurant associatif, aux réunions de
concertation des partenaires du quartier. La Maison
de l’économie solidaire, si elle parvenait à ouvrir
ses portes, serait en elle-même un pan du plan local
d’iInsertion par l’économique. L’université alternative et l’école populaire remplaceraient les stages
de formation des ASSEDIC...
Dans cet univers, des lieux sont identifiés, non
pour prendre la file d’attente, prétendre à une assistance, mais pour manger, boire, discuter, réaliser des
projets, créer des espaces de sociabilité et d’activités
dans un monde que le marché déserte. A la Laiterie,
à l’ARAN, chez Mosaïque, à Strasbourg54 et ailleurs,
de nouvelles ambitions pour la ville de demain
voient le jour. Ces lieux dessinent un monde où
l’utopie n’est pas absente, où l’étranger se sent bien,
où chacun est accueilli, où les projets sont favorisés.
Les lieux fonctionnent peut-être mieux que les
structures, marquées par les stigmates des soins
sociaux. Les cités ont besoin d’espaces de vie en
grand nombre, afin que l’accaparement de l’un par
un groupe n’interdise pas aux autres d’exister. Il est
nécessaire d’ouvrir des portes dans l’enfermement,
de laisser vivre des lieux associatifs pour instaurer
un espace public : non pas le local jeune disputé par
tous puis rejeté par tous, mais mille lieux associatifs. Face aux frustrations économiques, aux
détresses familiales individuelles, ces espaces sont
des respirations, des bouffées d’espoir. Ils sont bien
davantage : le lieu d’initiatives et d’actions redevenues possibles, d’une reconnaissance collective,
d’une réalisation de soi.
La politique de la ville ne doit-elle pas commencer par bâtir une ville ? Si les populations sont
non solvables et si les politiques publiques concentrent ailleurs leurs fonds, la ville doit être bâtie avec
d’autres moyens55. Deux politiques et deux visions
Laiterie : Centre de la Jeune Création Culturelle, voué notamment à
la reconnaissance des cultures de banlieue et à ce que l'on peut appeler maladroitement “l'insertion par le culturel”, animé par Jean Hurstel,
l'instigateur des cafés-musiques.
ARAN : Association des Résidents et Amis du Neudorf, porteuse d'une
multiplicité d'actions et de projets pour le faubourg du Neudorf et audelà, animée par Michel Mac Gee.
Mosaïque : restaurant associatif initié par quelques femmes de la cité
du Neuhof et appuyé par une association de quartier, qui, après
maintes difficultés pour l'obtention d'un local, est parvenu à faire vivre
un pôle de convivialité à l'intérieur d'une des cités les plus paupérisées
de l'agglomération strasbourgeoise. Saluons la persévérance de
Gabrielle Gramont et Leïla Hamoud.
55
Comme y invitent depuis plusieurs années des auteurs tels que JeanLouis Laville ou Jeremy Rifkin. Voir par exemple J-L Laville (dir.),
1994. L'économie solidaire, Desclée de Brouwer, Paris. G. Aznar, A.
Caillé, J-L Laville, J. Robin, R. Sue, 1997. Vers une économie plurielle, Syros, Paris. J. Rifkin, 1997. La fin du travail, op. cit.
54
163
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
de la ville s’affrontent dans les quartiers. La première, celle des structures et des plans, semble
moins efficiente que la seconde, informelle et spontanée, oeuvrant à peu de frais, ou à ses propres
frais, tissant seule des liens dans les quartiers, du
sens dans le non-sens, des espaces humains dans
des zones bâties, des cafés éclairés dans la froideur
des cités. La politique de la ville gagnerait à devenir une politique de l’emploi associatif à l’échelon
européen, recréant des pôles d’activités et de vie
urbaine, des pôles autonomes de solidarité.
Quelle est l’intensité des volontés politiques à
cet égard ? Les villes reposent sur une image, celle
de leur centre, étroit, exigu, elliptique, attirant les
principaux aménagements et investisseurs, avec sa
desserte de rocades. Les quarante ou vingt pour
cent d’habitat précaire ou social, selon les continents, forment des villes parallèles incomparables à
celles du premier monde, en termes de trajectoires
professionnelles, de qualité de vie, de bonheur ou
de mal de vivre. Sont-elles le pendant nécessaire du
développement économique, comme beaucoup tendent à le penser ; ou y a t’il place pour des villes
sans ghetto ?
Des pauses végétales en milieu urbain
La visite attentive d’une agglomération dévoile
d’autres espaces insoupçonnés, résiduels, abandonnés ou en attente, lieux de prédilection des reconquêtes végétales, des froissements d’ailes, des
miroitements et passages furtifs de têtards... La
nature résiduelle s’ingénie à faire renaître la biodiversité dans les espaces interstitiels des villes et des
campagnes d’où nous l’avons chassée. Ses niches
sont aussi inattendues qu’inaccessibles : mares de
décantation des autoroutes56, délaissés des terrepleins routiers, pelouses des aéroports... Cette biogéographie peu ordinaire57 peut aider à ajuster notre
vision de la nature à sa réalité contemporaine.
La nature en ville ne saurait se réduire à une
nature jardinée, pas plus que la ville ne peut être
assimilée au centre ville, ou la culture urbaine, à la
culture reconnue. C’est dans les friches que la biodiversité a ses plus grandes chances. Le rapport à la
nature évolue rapidement sous l’effet conjugué de
l’urbanisation et de la crise écologique. L’herbe
B. Sajaloli, 1996. Les mares : des potentialités environnementales
revalorisées, Programme National de Recherche sur les Zones
Humides, UMR 180 du CNRS.
57
A. Da Lage, 1995. Regards sur la forêt dans le Vexin français et le
pays de Thelle : espaces, milieux et empreintes de l'action humaine.
Thèse de géographie, Université Paris X, 2 vol.
56
164
haute, les arbres laissés à leurs architectures évolutives, les fleurs de prairie commencent à être plus
appréciés que le gazon ras, les coupes au carré, les
jardinières ou les motifs fleuris des ronds points et
des squares. La fréquentation réduite des campagnes induit de nouvelles demandes de nature in
situ. Les concepts de gestion différenciée des
espaces verts ou de parcs naturels urbains traduisent le désir d’une nature plus libre.
La gestion différenciée modère l’intervention
humaine, selon les lieux où elle prend place. Les
parcs naturels urbains réitèrent ces traitements
légers du végétal, avec la vocation de relier les écosystèmes urbains et ruraux. Ils tentent de mettre en
place une trame écologique et paysagère, une infrastructure naturelle selon le concept en vigueur dans
le nord de l’Europe, épousant les cours d’eau et les
zones inondables. Ces parcs sont encore à inventer,
pour la plupart, mêlant les attraits des jardins, de la
nature rurale, des délaissés, tout en répondant à de
multiples demandes urbaines : art, loisirs, écologie,
paysagisme, espace d’épanchement pour les
enfants...
La renaturation, bien qu’artificielle, offre un
dépaysement, un espace d’étonnement, de contemplation, d’arrêt. Lorsque l’horizon humain devient
urbain, la ville peut tendre la main à la nature, lui
ouvrir un couloir, une trame. Les villes ne se
nichent plus dans une nature immense. Dans les
régions densément peuplées, c’est au contraire la
nature menacée qui niche au coeur de la ville.
L’homme de la campagne qui venait à la ville était
fasciné d’y trouver la minéralité, la densité, l’agitation, la rumeur. L’homme de la ville qui ne va plus
à la campagne, l’homme des métropoles, a besoin
de retrouver la nature. Non pas un modèle réduit ou
contraint de la nature, mais un espace de liberté, un
espace qui, bien qu’anthropisé, ne signifie pas l’humain. Loin d’une surdétermination du sens, certains lieux peuvent être laissés à leurs géométries
évolutives, aux surprises du végétal, à la spontanéité des éléments mêlés.
Actuellement, le désir d’espace naturel se
conjugue peut-être au désir d’espace non saturé par
les signes. Dans des univers bâtis, les parenthèses
végétales sont aussi des poches d’abandon : des
moments de distanciation, de respiration, des
pauses très précieuses dans nos vies syncopées, qui
ne s’arrêtent plus sur le monde. A Rennes ou à
Melbourne, les prairies investissent l’espace
urbain, ouvrant un espace simple, horizontal, un
dialogue avec le ciel, face à la ville si haute, si
dense. Elles déploient un horizon. Les paysagistes
contemporains, comme des musiciens, devront
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
savoir donner des espaces à l’improvisation, bâtir
des silences et composer avec l’aléatoire. Afin que
les enfants se mêlent un jour à la ville, que les piétons aient raison des rugissements automobiles, que
les villes donnent enfin à respirer, que nous abandonnions nos raisons de fuir...
Cultures plurielles
Au-delà des lieux de socialisation et des lieux
de nature, les villes du XXIe siècle auront besoin
d’espaces cognitifs ouverts à tous, clef de voûte du
développement à venir, sésame de la réussite économique ou de la reconnaissance sociale, de l’intégration culturelle ou du développement personnel.
Les politiques de la ville ne peuvent se contenter
d’aménager l’espace physique car nombre d’enjeux
se jouent désormais ailleurs : les sociabilités, en
partie, la communication, l’accès à l’information et
au savoir, et différentes activités économiques.
Une incertitude caractérise les usages à venir de
l’espace informatique, considéré tantôt comme une
opportunité pour diffuser la démocratie et le savoir,
tantôt comme un espace voué à la marchandisation
et aux pratiques illégales. Le réseau ne porte pas en
lui-même une expression démocratique et multiculturelle, mais est susceptible de l’autoriser en raison
de son caractère décentralisé. Les mondes parallèles d’Internet offrent actuellement quelques
espaces de liberté d’expression et de créativité, à
côté des espaces de consommation de tous ordres
qui envahissent le réseau. Ces usages ne sont
cependant pas démocratisés.
Les réseaux informatiques transforment la ville
contemporaine. L’investissement dans des mondes
virtuels retire aux territoires un peu de leur substance. La ville est en partie désincarnée puisque
des activités de loisirs, travail, consommation, formation, communication se déplacent vers les
canaux informatiques. Elle peut parfois donner
l’impression d’être un support lisse pour des
hommes déambulant dans des univers parallèles, un
simple cadre de déplacements pour informaticiens,
travailleurs nomades et internautes, à ceci près
qu’elle reste une matrice culturelle fort influente.
Une partie de la population, une centaine de millions d’habitants dans le monde58, confère à l’espace informatique une fonction de rencontre, d’expression et d’échange. Comment amarrer ces activités virtuelles à la ville ?
58
Nombre d'utilisateurs d'Internet, croissant toutefois très rapidement.
Les passerelles existent dans certains cas. Les
réseaux d’échanges de services et de savoirs permettent à leurs usagers de se connaître. Les groupes
de discussion télématique prolongent leurs dialogues par des rencontres physiques. Les clans
informatiques sont plus soudés que les familles...
Ce vaste échange d’informations, de diffusion et de
partage des idées, est-il en mesure de freiner un peu
la destruction écologique de la Terre ou d’influer
sur la redistribution des ressources, deux enjeux
vitaux pour une partie importante de l’humanité ?
Il appartient peut-être aux villes de jeter des
ponts entre ces prises de conscience diverses, ces
espaces de développement personnel, et des formes
de mobilisation politique ou associative visant à
transformer l’espace concret. L’espace politique
naissant sur Internet est à l’étude mais ne semble
pas avoir donné lieu à des mobilisations d’envergure, au-delà de l’expression de groupuscules de
diverses tendances59.
Le développement des technologies de l’information défie les politiques urbaines. Faut-il, tel que
le pratique Bologne60, tenter de démocratiser l’accès à Internet, en alphabétisant la population et en
mettant des ordinateurs à la disposition de tous ?
Faut-il ouvrir en grand ces fenêtres, désinvestir
pour un temps le bâti ? La communication télématique parviendra-t-elle à relancer la participation
citoyenne ? La ville est moins un ensemble de
façades que de réseaux, ce qui ne condamne pas
pour autant les lieux de rencontre physique, les
espaces publics, vecteurs essentiels d’urbanité, de
savoir-vivre collectif.
L’investissement dans l’éducation est sans doute
l’investissement majeur à court et à long terme. Les
villes du prochain siècle seront régies par l’accès au
savoir, défensif ou ouvert, interculturel ou ethnocentré, corporatiste ou pluriel, instrument de pouvoir ou de résistance. Le zonage actuel des infrastructures cognitives n’annonce pas un partage des
connaissances. Des outils tels qu’Internet peuvent
assurer un rôle de redistribution à condition que
l’accès en soit démocratisé, que les espaces pluriels
prennent le pas sur les espaces marchands.
Itinéraires de villes durables
La durabilité des villes dépend peut-être de
l’ouverture de nouveaux espaces d’expression
59
Voir par exemple Bruce Brimber, De l'usage politique d'Internet,
http: //www.sscf.ucsb.edu/~survey1/
60
http://www.comune.bologna.it/
165
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Tableau 1
LES PRINCIPAUX TRAITS DE LA VILLE DUIRABLE
POUR LE GROUPE D’EXPERTS EUROPÉENS SUR L’ENVIRONNEMENT URBAIN,
L’OCDE ET LA COMMISSION FRANÇAISE DU DÉVELOPPEMENT DURABLE.
CARACTÉRISTIQUES PRINCIPALES
D’UNE “VILLE DURABLE”
UNION
EUROPÉENNE
OCDE
CFDD
• Mixité fonctionnelle et sociale
xx
x
xx
• Maîtrise et réduction de la mobilité
xx
xx
xx
• Démocratie participative
xx
x
xx
• Gestion économe
x
x
x
• Gestion “écosystémique”
xx
_
_
• Ville patrimoniale, recyclable
xx
x
x
• Ville adaptable, flexible
x
xx
x
• Ville plus compacte
xx
x
x
UNION
EUROPÉENNE
OCDE
CFDD
• Fiscalité écologique
x
x
• Innovation
x
xx
x
• Décentralisation politique
xx
x
x
• Planification
xx
x
xx
• Information/évaluation
x
x
xx
• Réseaux d’échange
x
_
_
• Réglementations
x
_
_
LEVIERS D’ACTION
x = politique conseillée
xx = politique prioritaire
166
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
sociale, végétale, cognitive, fonction d’un accès
délivré à l’information et au savoir, fonction également de la reconquête du temps nécessaire à la
réflexion collective. La difficulté n’est pas tant de
définir une ville durable61, dont on voit à peu près
quels travers elle devra éviter – croissance de la
précarité et des inégalités, intolérances et replis
sécuritaires, asphyxie automobile et dégradation de
la qualité de vie –, mais plutôt de savoir sur quelles
mobilisations s’appuyer.
Le marché semble difficilement capable de
résorber des coûts sociaux et écologiques que son
fonctionnement même génère62. La puissance
publique dispose encore de moyens importants
(fiscaux,fonciers) mais elle souffre d’un discrédit
qui en réduit, de fait, la mise en œuvre. La société
civile, en revanche, dispose de marges de
manoeuvre et de réserve, elle n’est pas obligée
d’accepter l’ensemble des contraintes que la vie
économique fait peser sur elle. Les consommateurs
occidentaux pourraient consommer moins, maîtriser davantage l’occupation de leur temps, privilégier des projets de vie multidimensionnels, attitudes qui supposent diverses prises de conscience.
Les politiques de développement durable sont
animées par une exigence de responsabilisation collective et individuelle. Le prisme urbain peut être vu
pour ce qu’il est : un volume déformant. Quelle part
de captivité réside, par exemple, dans la mobilité
quotidienne, dans la consommation courante ?
Quelle part d’évasion dans la fréquentation assidue
des réseaux informatiques ? Des villes âcres sont en
voie de gestation, envahies par les fumées et les rancoeurs des laissés pour compte, ce qui est particulièrement manifeste à l’échelle du monde.
Pour instaurer d’autres climats, il est important
de promouvoir une mixité sociale, culturelle, générationnelle, une certaine mixité entre nature et ville.
Les politiques de développement durable urbain
peuvent être définies comme des politiques de
mixité et de brassage, s’opposant à la fragmentation
de l’espace, à la partition des villes, au confinement
de la nature bridée dans la plupart des espaces.
Le réseau européen des villes durables s’efforce de tracer les linéaments de cette politique. Mis
C. Emelianoff, 1998. Quel développement durable pour les villes
européennes ? Scénarios alternatifs et pivots. Quel environnement au
XXIe siècle ? Environnement, maîtrise du long terme et démocratie,
Acte du colloque international du 8-11 sept. 96, Fontevraud. Vol. 2. A
paraître.
62
Certaines améliorations techniques peuvent être apportées sur un
plan environnemental mais le bilan global se détériore.
en place en 1994 grâce à l’appui de la Commission
Européenne, il regroupe plus de 250 collectivités
locales, de diverses tailles63. Confortée par le
Sommet des Villes, Habitat II, organisé autour des
thèmes du droit au logement et du développement
durable en juin 1996, cette initiative s’élargit
actuellement par la mise en place de campagnes
nationales d’agendas 21 locaux, qui sont des traductions à l’échelon local de l’agenda pour le XXIe
siècle défini à Rio. Toutefois, la progression est
lente et se heurte à de nombreux obstacles, précédemment analysés. Les lignes directrices définies
par les agendas 21 locaux ne pourront être suivies
pour la plupart faute de marges de manoeuvre. Les
actions innovantes menées dans le cadre des agendas ne parviennent pas souvent à se positionner au
coeur de la politique urbaine.
La possibilité d’un développement durable
urbain repose sur l’existence d’un vaste débat
public et d’une mobilisation publique, conduisant à
la discussion collective des orientations politiques,
technologiques, économiques et sociales d’une
société. La prise de conscience des citadins et la
redéfinition de leurs pouvoirs d’action sont
requises. On peut tenter d’identifier, à ce propos,
quelques formes de mobilisation émergentes,
quelques pistes permettant de travailler concrètement à un développement durable.
Infléchir les modes de vie
et l’usage du temps
Registre classique de la pensée écologiste, le
refus des consommations destructrices pour l’environnement, des modes de transport polluants, le
soutien à l’agriculture biologique et aux produits
fabriqués dans des conditions socialement acceptables, sont des leviers puissants pour réorganiser
l’offre de biens de consommation. Un changement
culturel s’esquisse en ce domaine, encore timide et
fondé sur des préoccupations individuelles64.
Dans les pays nordiques, les styles de vie sont
au coeur des questions de développement durable
urbain en particulier sur le théme de la mobilité.
Une ville durable est une ville qui génère un autre
modèle de consommation et de production, responsable, lucide. Les pouvoirs municipaux scandinaves appuient cette orientation par un travail de
61
Commission des Communautés Européennes, 1996. European sustainable cities. Rapport du Groupe d'experts sur l'environnement
urbain.
64
Ce dont témoigne la forte croissance des secteurs de l'agriculture
biologique et de l'homéopathie.
63
167
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
sensibilisation des populations, axé sur des campagnes d’information, des programmes scolaires,
ou encore, à Stockholm, sur l’évaluation des
impacts environnementaux de chacun65. Les incitations s’adressent aussi aux entreprises, par le biais
des clauses écologiques pour les marchés publics
par exemple. Ces initiatives tendent à rendre plus
écologiques les biens de consommation sans forcément promouvoir l’idée de leur réduction.
La remise en question de notre modèle de
consommation est un sujet tabou en raison de son
fort pouvoir déstabilisateur pour l’économie. Le
devoir de consommer davantage, s’est substitué en
partie aux obligations morales ou citoyennes.
Jeremy Rifkin démonte la fabrication du besoin de
consommation par les stratégies de marketing dans
les années vingt, qui s’est heurtée aux résistances
des futurs “consommateurs”66. Le mode de vie
pavillonnaire, la motorisation, les crédits à la
consommation ont permis de démultiplier les
consommations et ont été fortement encouragés à
ce titre. Le travail des publicitaires attise depuis
sans relâche le désir de nouveaux produits, les
grandes surfaces et la “edge city” créent les conditions de la croissance.
Les résistances à la consommation, la “grève
des achats”, si redoutée dans les années 1920, les
boycotts multiples confèrent à la société civile un
pouvoir important, mais difficilement mobilisable.
Le pouvoir de réorienter l’offre, de sanctionner les
produits fabriqués dans des conditions écologiques
ou sociales inacceptables, de contrer des choix économiques est pourtant entre les mains des consommateurs. Le pouvoir s’étant déplacé de la sphère
politique à la sphère économique, les leviers de la
démocratie sont appelés à évoluer et à investir
davantage le champ économique.
Ce type de mobilisation, ou de pression, suppose un bien meilleur niveau d’information. Eclairer
les choix de consommation et de modes de vie,
éveiller les consommateurs aux enjeux qui les soustendent, peut être une mission politique. De nombreux problèmes écologiques, sociaux gisent au
coeur de la production et de la consommation,.mais
résultent aussi souvent d’une mauvaise distribution
de l’information sur les coûts , la qualité, les solutions alternatives...Les processus de production
peuvent être rendus beaucoup plus écologiques par
l’écologie industrielle, par exemple, ou la dématé-
65
66
European sustainable city award, 1996. Ville de Stockholm.
J. Rifkin, op. cit.
168
rialisation des biens de consommation67, deux courants très prometteurs (bien qu’ils laissent intacts
certains problèmes sociaux) : encore faut-il que le
consommateur en soit informé.
En fait le levier d’action qui semble le plus efficace à moyen terme
est peut être celui des usages du temps : à travers
les négociations qui vont s’engager, partout en
Europe, sur la réduction du temps de travail, c’est
une opportunité qui s’ouvre pour réorienter les
modes de vie vers des formes plus durables, correspondant mieux aux aspirations des habitants ;
même si certains peuvent craindren que cela
conduise, au contraire, à une précarisation accrue.
Transformer l’action politique
Un second levier est le forçage de l’information,
symétrique à celui qui peut être opéré par les firmes
transnationales68. Face au déficit d’informations et
devant le pouvoir de censure des forces économiques, certaines ONG, ou de simples groupes de
citoyens, impulsent des actions très médiatiques
afin de révéler certains problèmes écologiques. Les
“écowarriors”69, dont on peut critiquer les excés, traquent les pollueurs privés ou publics et mettent à
jour leurs pratiques. Internet est leur média, donnant
une cohérence à ces actions éparses en les inscrivant
dans des stratégies pacifiques de résistance.
La démocratie directe est un contrepoids précieux à la démocratie représentative. L’action politique semble en voie de s’individualiser, moins
contrôlée par des partis dont la légitimité s’affaiblit.
Une conviction voit le jour dans certains groupes
de la population : la société civile, chacun de nous
doit prendre ses responsabilités, que ce soit par des
actions de protestation ou par des choix de consommation, de déplacements, de loisirs, etc. Après l’ascension très rapide de l’individualisme, on assiste,
dans des situations bien définies, à l’affirmation
d’une responsabilité individuelle, où l’individu est
compris comme co-producteur de la société dans
laquelle il vit et non comme victime de cette société, à moins d’en être réellement exclu.
S. Erkman, 1998. Vers une écologie industrielle. Ed. Charles Léopold
Mayer, Paris. E. U. von Weizsäcker, A. B. Lovins, L. H. Lovins, 1997.
Facteur 4. Un rapport au Club de Rome. Ed. Terre vivante.
68
Les firmes de biotechnologies tentent par exemple d'interdire l'étiquetage des produits transgéniques en multipliant les pressions sur les
gouvernements.
69
Dénommés ainsi au Royaume-Uni, ces “écoguerriers” pacifiques, de
tous âges et de toutes conditions, s'opposent par des actions spectaculaires à des projets politiques ou économiques et sensibilisent l'opinion
publique, dont ils ont acquis la sympathie.
67
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Le projet des villes durables s’inscrit dans cette
évolution, refusant de déléguer toutes les décisions
aux seuls experts ou hommes politiques, travaillant
à ce que les habitants soient entendus et sortent de
leur mutisme. Si l’action politique se réduit à une
simple action corrective, abandonnant ses visions
du monde pour épouser les perspectives du marché,
elle se prive conjointement de la possibilité de
mobiliser les citoyens. Sa dynamique semble
dépendre au contraire d’une réforme de l’intervention politique70, des alliances passées entre l’Etat et
la société civile, de la reconnaissance des résistances actuellement diffluses et des modes d’expression politique innovants.
Désenclaver les points de vue
Les initiatives qui incitent à un désenclavement
culturel, tels les réseaux d’échanges de services et
de savoirs et certains groupes de discussion télématique, sont une troisième forme de mobilisation à
l’appui d’un développement durable. L’histoire, la
culture, le savoir, l’expertise ne sont pas l’apanage
de ceux qui en font profession. Une lecture pluraliste du monde semble plus adaptée pour faire face
aux mutations sociétales.
La possibilité d’un développement durable
repose actuellement sur un accès différent à l’information, au savoir, à l’éducation, qui, d’une part, ne
sont pas assez ouverts aux visions multiculturelles,
anthropologiques, d’autre part, ne prennent pas
bien en compte les thèmes centraux du développement durable. L’avènement d’une société multiculturelle, où chacun est capable de s’ouvrir à diverses
valeurs, de se distancier de sa propre culture, de
devenir soi-même un peu multiculturel, au terme
d’un long parcours éducatif sans doute, semble le
meilleur outil pour forger des perspectives communes d’avenir. Le métissage croissant de nos
sociétés est seul capable d’établir progressivement
un mode d’être ensemble qui ne porte pas préjudice à l’une ou l’autre culture71.
La diversité culturelle est d’une importance
majeure pour le monde que nous laissons aux générations futures, un peu comme la biodiversité, afin
de garder ouvert un éventail de potentialités pour
l’évolution des sociétés. Le multiculturalisme peut
être complémentaire de l’écologie, dans la mesure
où chaque culture a un rapport unique à la nature et
70
Voir aussi P. Calame, A. Talmant, 1997. L'Etat au coeur, le mécano
de la gouvernance. Desclée de Brouwer, Paris.
71
M. Serres, 1991. Le Tiers-instruit. Ed. François Bourin.
un apport spécifique quant aux modes de gestion de
cette nature. Par ailleurs, le multiculturalisme72
favorise l’intégration de chacun et la cohésion
sociale, et peut amender les relations géopolitiques.
Enfin, la reconnaissance des multiples formes de
savoirs et de cultures est le pilier d’une démocratisation de la société, d’un épanouissement de ses
membres et de leur développement cognitif73.
Les budgets culturels des villes, assez importants, peuvent être orientés vers une éducation au
pluralisme, vers la découverte des cultures des
populations immigrées, des jeunes, des internautes,
ou de tous ceux qui construisent l’espace urbain en
marge de la culture dominante. Des budgets éducatifs peuvent être également dégagés au niveau local
si on prend conscience que la répartition du savoir
sera sans doute l’inégalité majeure du XXIe siècle.
Une approche territoriale peut s’avérer pertinente
pour combattre ce qui a souvent constitué la racine
de l’inégalité, le déficit de connaissances, qu’elles
soient intellectuelles ou pratiques. Des programmes
éducatifs multiformes, associés notamment aux loisirs, peuvent secourir l’enseignement scolaire, qui
est impuissant à “lisser” les disparités cognitives et
dispense un savoir trop monocorde.
Les “experts”
au service des contre-expertises
Une quatrième piste consisterait à rendre systématiques les contre-expertises. Une partie du corps
enseignant et chercheur pourrait se mobiliser non
plus seulement sur la base de contrats financés par
des entreprises ou des institutions, mais en appui à
des actions associatives nécessitant des expertises
précises. Le savoir sert aujourd’hui trop rarement
des visions alternatives,innovatrices, citoyennes.
Détourner une partie de l’activité scientifique pour
des usages associatifs permettrait une meilleure
distribution des flux de connaissances.
La communauté scientifique serait ainsi impliquée dans une forme à peu près inédite d’application de ses recherches, ce qui peut rendre les
connaissances plus fertiles, plus diversifiées et
mieux ajustées aux nombreux problèmes de société. Ce levier d’action nécessite l’attribution de
financements pour la réalisation de contre-expertises et l’affectation de temps de recherche spécifiques. Des passerelles plus nombreuses demandent
72
73
Et non le multi-ethnicisme caractéristique de la société américaine.
P. Lévy, 1994, op. cit.
169
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
à être établies entre la genèse des connaissances et
leur mobilisation pluraliste, préservant d’une par, la
liberté de la recherche, bénéficiant d’autre part, à
toutes les composantes de la société.
Au delà, c’est un meilleur transfert de l’expertise publique qu’il faut organiser pour alimenter, au
niveau de chaque ville, le débat public sur les alternatives à long terme.
Conclusion
Les impasses économiques et humaines de vies
orientées par la consommation, dont la seule pro-
messe d’avenir est l’avènement d’un monde “où la
vie est moins chère”, la crise politique que les institutions ne parviennent pas à dénouer, générant un
déficit d’avenir et une imprévoyance majeure à
l’égard de nombreux problèmes écologiques et
sociaux74, l’enclavement culturel, la polarisation
des expertises et des savoirs en fonction d’une seule
vision du monde, sont peut-être des thèmes qui doivent être posés à plat, explicités, analysés et largement diffusés si le XXIe siècle doit prendre le chemin du développement durable. Contrevenant aux
principes économiques actuels, à une culture qui
leur est largement redevable, les politiques naissantes des villes “durables” sont d’autant plus méritoires que les obstacles sont nombreux, d’autant
plus fragiles qu’exposées à diverses formes de
récupération,mais c’est peut être à. travers elles que
se joue l’avenir de nos démocraties.
ENCART
URBANISATION ET CONSOMMATION DE RESSOURCES
C’est volontairement que l’article précédent n’aborde que de manière très marginale la question des
ressources : celle-ci a, en effet, déjà fait l’objet de multiples analyses et propositions et il a semblé plus
original d’insister sur les dimensions sociales du développement durable.
Rappelons seulement un chiffre : en Californie, où l’on suppose que la population triplera d’ici 2040,
et où l’expansion urbaine se fait actuellement selon une “densité” de sept maisons par hectare, c’est
environ 1,5 millions d’hectares qui seront consommés ou rendus non cultivables par l’urbanisation.
Une ville comme PHOENIX, en Arizona, “consomme” un hectare toutes les deux heures, et avec à
peine un peu plus d’un million d’habitants dépasse en superficie un petit département français (1500
km2). Il y a naturellement, de fortes relations entre consommation d’espace et mobilité automobile, et
donc pollution de l’air ou bruit.
A travers ces exemples extrêmes ou mesure l’importance d’une maitrîse raisonnée de l’urbanisation
comme tentent de le faire la plupart des pays européens et en particulier les Pays Bas, l’Angleterre, la
Norvège, ou l’Allemagne.
74
Dont les fonds de retraite par exemple.
170
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Pour un développement social urbain durable
au XXIe siècle1
Antoine S. Bailly
Professeur, université de Genève
Réfléchir en termes de durabilité
A une époque où plus de la moitié de la population mondiale vit dans des villes, la question de la
qualité de vie urbaine devient primordiale. Que ce
soit dans les pays développés où la population
urbaine peut atteindre 80 % de la population totale,
ou dans les pays du Sud où l’afflux vers les centres
urbains se poursuit à un rythme rapide (2 milliards
de citadins prévus pour l’an 2000), la gestion de la
vie urbaine et de sa qualité constitue un problème
majeur des politiques publiques. Prévoir les infrastructures du futur, éviter la dégradation des quartiers anciens, planifier l’emploi, améliorer la qualité de l’environnement, en d’autres termes envisager
un développement social urbain durable, tel est
l’enjeu des politiques urbaines pour le XXIe siècle.
Pourtant, si l’on évoque souvent le développement économique ou environnemental durable
depuis le rapport de la Commission Bruntlandt, on
ne parle que peu de développement urbain social
durable. Or, dans la réflexion sur l’avenir des villes,
comme dans celle sur tous les milieux humains, il
est indispensable de réfléchir en terme de durabilité : satisfaire aux besoins des populations urbaines
1
Ce texte constitue une synthèse des axes de recherche du projet
UNESCO/MOST sur le développement social urbain durable (voir
annexe) pour le Colloque “Villes du XXIe siècle”, La Rochelle, 19-20
octobre 1998.
actuelles sans compromettre la qualité de vie des
générations futures. Est-ce une mission impossible ?
Les dimensions complexes de cette réflexion urbanistique, économique, géographique et sociale,
nous amènent à nous poser une autre question
essentielle : pourquoi certaines villes sont-elles
considérées comme agréables et attrayantes, alors
que d’autres sont mal perçues ? La réponse n’est
pas aisée car la qualité de vie et ses représentations
constituent un ensemble à facettes multiples; une
ville pauvre peut être attrayante grâce à ses valeurs
sociales et son ambiance, alors qu’à l’inverse une
ville riche peut être considérée comme froide et à
image négative. Et les valorisations attribuées aux
villes évoluent dans le temps, en fonction des composantes de la dynamique urbaine et du marketing
urbain...
Pour une nouvelle gestion sociale
des villes
Ainsi les villes, miroirs des sociétés, concentrent-elles leurs dynamiques et leurs contradictions.
Attrayantes elles favorisent l’immigration de populations de plus en plus nombreuses qui n’y trouvent
pas nécessairement la terre promise. Alors que les
campagnes se vident, des espaces restreints accumulent habitants, activités et problèmes sociaux.
Que ce soit dans les pays de vieille urbanisation,
171
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
avec leurs quartiers bourgeois et leurs ghettos, ou
dans les villes du Tiers-Monde, avec leurs bidonvilles de misères et leurs centres de prestige, la
même question se pose : comment rendre ces villes
plus humaines tout en conservant leur diversité culturelle ? Des politiques urbaines sont élaborées au
niveau local pour faire face à ces défis. Mettre en
valeur celles qui favorisent une qualité de vie
durable, tel est l’objectif de cet article.
la philosophie du projet UNESCO/MOST qui souhaite traiter, au-delà des différences contextuelles,
des politiques locales selon six axes majeurs : la
gestion territoriale, les politiques sociales et culturelles, les services publics, les politiques foncières
et d’habitat, les transports urbains, la revitalisation
économique et l’emploi. Sans prétendre couvrir la
totalité des politiques urbaines, l’analyse comparative de ces six domaines permet de réfléchir aux
moyens à mettre en oeuvre pour un développement
urbain social durable.
Une nouvelle éthique urbaine
Une nouvelle gestion territoriale
Ces objectifs sont clairement développés dans
plusieurs textes fondateurs : ceux de l’OCDE
(1994) proposant des pistes de réflexion sur la régénération urbaine, l’intégration sociale et la création
d’environnements plus vivables, ceux de I. Sachs
(1993) sur la valorisation culturelle des villes, et
ceux de M. Polese et R. Stren (1995) sur le management urbain durable pour le XXIe siècle. Tous
évoquent le besoin d’une nouvelle éthique urbaine,
fondée sur le concept de développement social
durable intégrant les notions d’équité sociale, de
durabilité environnementale, d’efficience économique, d’intégration sociale dans un contexte de
pluralité culturelle... Le programme est vaste et
complexe à mettre en oeuvre.
Le groupe MOST2 (Management of Social
Transformations) de l’UNESCO a décidé de le traiter en proposant à des villes partenaires (Montréal,
Toronto, Nairobi, Sao Paulo, Genève, Vienne,
Budapest, Le Cap, Miami, Baltimore, San
Salvador...) de réfléchir à une gestion sociale urbaine pour le XXIe siècle en comparant leurs politiques
locales. D’autres programmes existent sur la multiplicité des projets abordant les contradictions
urbaines actuelles pour envisager une meilleure
gestion dans l’avenir : programmes de la Banque
Mondiale, d’Habitat, des Mega-cities... utilisant les
savoir-faire de disciplines scientifiques variées,
architecture, géographie, sociologie... Dans chaque
cas la question centrale est celle de solutions pour
le développement social urbain durable et des politiques à mettre en oeuvre. Mais peu de projets sont
orientés vers les politiques locales : comparer ces
politiques métropolitaines et leurs résultats, telle est
2
Le groupe MOST a été dirigé en 1995-1996 par l’équipe canadienne
(Mario Polese et Richard Stren) et en 1997-1998 par l’équipe de
Genève (Antoine Bailly et le Département des Travaux Publics et de
l’Energie de Genève).
172
Comment mieux gérer des villes découpées
selon de multiples structures institutionnelles et
spatiales héritées du passé, avec leurs compétences
et leurs intérêts divergents ? Les formes de l’“urban
management” et de la “local governance” sont au
centre de débats multiples sur la nécessité de politiques urbaines cohérentes et globales, respectueuses de la diversité des communautés urbaines.
Y-a-t’il des contradictions insolubles entre les
oppositions centre-banlieues, concentration-déconcentration, équité territoriale – disparités économiques ? Les modes de gestion métropolitains centralisés permettent-ils de mieux gérer les métropoles que ceux démocratiques et décentralisés ?
L’émergence de mouvements sociaux et de
groupes communautaires défendant des intérêts
précis constitue le signe d’un mécontentement face
à la gestion actuelle de nombreuses villes. Ils
posent la question de l’efficacité des gouvernements locaux et de leur potentiel à résoudre des
problèmes généraux ou locaux, tels ceux de l’exclusion du chômage et de la réhabilitation urbaine.
La façon de gérer les villes évolue donc rapidement du fait des contradictions dans le système
urbain : peut-on laisser des banlieues opulentes ne
financer que leurs services, sans se soucier des
centres qui se dégradent faute d’emploi et de ressources ? Le modèle américain urbain a fait faillite
et l’émergence des “edge cities”, ces nouvelles
villes périphériques, traduit l’abandon des centrevilles par une partie des forces économiques et
sociales. Le modèle européen, avec ses banlieues
de HLM jouxtant les centres bourgeois, montre
aussi ses faiblesses. Quant aux villes du TiersMonde, éclatées en quartiers d’immigration rapide,
autour de centres qui se dégradent, elles n’ont pas
trouvé d’unité de gestion durable.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Une nouvelle gouvernance globale des villes
est devenue indispensable pour mieux répartir les
richesses. Cette gouvernance suppose des approches transversales entre les différentes politiques, des réflexions à plusieurs échelles géographiques et la formalisation de règles de mise en
oeuvre des politiques entre partenaires. Il est alors
indispensable de réfléchir en termes d’acteurs,
d’échelles, et de contextes pour promouvoir dans
chaque cas l’équité, l’efficacité et la durabilité.
C’est ainsi que peuvent être dégagées des priorités
de planification “articulant et associant des institutions politiques, des acteurs sociaux et des organisations privées, dans des processus d’élaboration et
de mise en oeuvre de choix collectifs capables de
provoquer une adhésion action des citoyens”
(Ascher, 1995, p. 269).
Des politiques sociales
et culturelles explicites
Un volet particulièrement important dans les
politiques urbaines concerne ses aspects sociaux et
culturels, souvent mis au deuxième plan derrière
des logiques économiques et budgétaires. Pourtant,
le capital social existe avec ses modes de fonctionnement, ses règles, ses réseaux indispensables à la
qualité de vie ; il permet la valorisation des spécificités locales et du sens communautaire. Les institutions sociales servent ainsi à l’intégration de ceux
qui pourraient être exclus des sociétés urbaines
modernes et à la valorisation de chaque citadin.
Dans des sociétés urbaines où le rôle de la
famille s’estompe, où l’appartenance communautaire est remplacée par des réseaux fonctionnels, les
politiques sociales et culturelles jouent un rôle
majeur dans la lutte contre l’exclusion, la valorisation des identités locales et la mise en lumière du
caractère ludique de la ville. Doit-on favoriser cette
coopération sociale et culturelle au niveau des
quartiers, ou de la ville entière ? Telle est la question souvent posée. Les réponses ne sont pas univoques. Selon la tradition urbaine la gestion peut
être faite par le bas ou par le haut, mais le choix doit
être clairement explicité : valorisation du local pour
l’intégration au niveau du quartier, valorisation du
métropolitain pour créer une qualité de vie et une
image urbaine positive dans un ensemble cohérent.
Il s’agit dans chaque cas de prendre en compte la
dimension territoriale des politiques, d’intégrer
l’ensemble des acteurs à des échelles géographiques différentes et de prévoir les politiques en
termes d’équité et de durabilité. Au lieu d’une gestion verticale descendant des élus et de l’administration vers les citadins, les politiques sociales et
culturelles peuvent être assises sur la vitalité du
local et associer la société civile à l’action publique.
Dans cette perspective, ces politiques peuvent jouer
un rôle moteur sur le dynamisme social et l’intégration des citadins dans le corps urbain.
Des services publics de qualité
Le bon fonctionnement des services publics
constitue une autre composante majeure de la qualité de vie urbaine. Non seulement il contribue à
l’attrait urbain, mais il génère des effets économiques : de bons services comme de bonnes infrastructures favorisent la marche des entreprises et
réduisent leurs coûts de fonctionnement.
A une époque où la gestion municipale est
confrontée à de graves pressions financières, les
autorités font face à des demandes croissantes des
citadins et des acteurs économiques. Pour le secteur
public le défi est difficile : fournir des services de
qualité, selon des critères précis, avec des ressources en baisse. Et si ces services n’atteignent pas
les niveaux de qualité, la légitimité même des collectivités publiques est mise en question.
“Faire plus avec moins” ou “faire autrement”,
tels sont les éléments de ce défi urbain. De ce point
de vue il faudrait que les services publics se comportent comme des entreprises privées ; mais leur
mission est très souvent non rentable. Il faut donc
dissocier les services susceptibles d’être lucratifs,
de ceux qui ne peuvent l’être. Pour les entreprises
publiques qui fonctionnent de manière compétitive,
une réorganisation est nécessaire ; pour celles qui
ne le peuvent pas, il devient nécessaire de réfléchir
à leur culture organisationnelle et à leur légitimité.
Tel est le cas, par exemple, des services régaliens et
des services sociaux.
Pour définir des services publics de qualité il
est nécessaire de préciser leurs domaines d’intervention, les résultats attendus, ainsi que les ressources financières à mobiliser. Des contrats peuvent être passés avec les services concernés pour
évaluer les niveaux de réalisation des objectifs. Il
s’agit de valoriser la notion de service public et de
dynamiser son image : efficacité, flexibilité, cohésion de l’organisation, capacité de créativité constituent des éléments de cette valorisation, dans un
173
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
contexte d’équité sociale et spatiale et de respect
des intérêts de la société civile. En effet, éviter la
création d’une société duale, soit sur le plan social,
soit sur le plan spatial (ghettos et quartiers aisés)
pourrait constituer l’objectif majeur des politiques
de services publics.
Politiques foncières et habitat
Toute création d’infrastructure s’inscrit à la fois
dans des tendances structurelles longues et dans des
stratégies d’acteurs qui s’adaptent ou qui modifient
ces évolutions. Cette notion de congruence est fondamentale pour une vision sociale durable du développement urbain, car les effets structurants des
infrastructures se produisent dans un système économique et social qu’elles vont modifier. Déplacements de personnes, d’informations et de marchandises, relations de proximité vont être transformés, influençant le développement de certains secteurs et retardant celui d’autres quartiers.
Dans la gestion de la vie urbaine les politiques
foncières et d’habitat constituent, de longue date,
un autre élément de l’intervention publique influençant la forme et la structure urbaine. C’est également un domaine de planification, dans la durée,
des interventions publiques : des mesures de zonage et d’affectation spatiale ont ainsi été utilisées
pour la régulation de l’exclusion dans la ville. Des
expériences multiples permettent de suivre les
effets des mesures de contrôle du domaine foncier
et de l’habitat sur les dynamiques urbaines.
Pourtant les différents systèmes de transport
sont gérés par des acteurs multiples privilégiant des
logiques propres. Certains se donnent des objectifs
de rentabilité, d’autres des logiques sociales pour
améliorer l’accessibilité socio-spatiale dans la ville.
L’usage des infrastructures et les avantages-inconvénients retirés par la population, à court, moyen et
long terme, et selon des échelles géographiques différentes (quartier, ville, métropole...) sont au centre
des problématiques d’autres acteurs qui privilégient
les questions de bonne gestion et de qualité de vie.
A une période d’arrivée massive de populations
dans les villes et d’exclusions de certains groupes,
ces politiques prennent une ampleur nouvelle pour
éviter le développement anarchique de la ville et la
création de ghettos. Elles s’inscrivent nécessairement dans un contexte urbain global : le système
habitat est très dépendant des autres systèmes en
interaction, économiques, sociaux, institutionnels...
Le rôle des acteurs publics est donc restreint à court
terme ; mais en terme de prospective, il est possible
d’envisager des effets durables. Planifier l’habitat
signifie évaluer le système actuel, envisager son
évolution en fonction des interactions avec d’autres
systèmes, et penser aux futurs possibles dans un
contexte durable.
Une gestion sociale durable des transports
urbains serait ainsi celle qui réfléchit à la bonne
mobilité des personnes, à l’accessibilité à tous les
secteurs urbains et aux répercussions de la création
d’infrastructures sur la qualité de la vie urbaine.
Transport et qualité de vie
A la vision fonctionnaliste des transports
urbains, reposant essentiellement sur le concept
d’effet structurant, se substitue progressivement
une conception urbanistique et sociale des déplacements urbains. Dans quelle mesure les transports,
en particulier collectifs, permettent-ils une meilleure accessibilité de tous les citadins dans un contexte de dynamique urbaine globale ? Accessibilité
depuis les quartiers les plus défavorisés, accessibilité aux aires d’emplois...
174
La revitalisation économique
et l’emploi
Voir la ville comme une ressource économique,
produit et producteur de richesses du fait des relations entre acteurs, éléments matériels et immatériels, telle est la vision développées dans l’approche
territoriale durable du développement urbain. Audelà des pures logiques fonctionnelles, cette vision
part de la volonté des acteurs locaux et du potentiel
de ressources à gérer. C’est dans ce territoire que
sont conçues des politiques d’emploi tenant compte du potentiel des systèmes de production.
Acteurs et territoires sont liés lors de la mise en
place de projets de revitalisation et de développement pour les réaliser au niveau local. Les chances
de conserver et d’attirer de façon durable l’emploi
sont liées à ce contexte dynamique et coopératif.
L’ensemble des autres politiques, décrites précédemment, contribue également à ce dynamisme,
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
car il n’y a pas de développement économique sans
services publics ou infrastructures de qualité...
Les modifications économiques récentes remettent en cause bien des implantations actuelles et
l’évolution de l’emploi nécessite une capacité d’innovation permanente. En favorisant la création de
véritables milieux dans lesquels entrepreneurs,
acteurs politiques et sociaux, formateurs, oeuvrent
en commun, selon des règles acceptées, pour définir des projets, les villes peuvent se positionner
face au système-monde et aux logiques de la globalisation. Chacune, en offrant des avantages comparatifs, trouve une niche dans le système mondial,
adaptée aux ressources et aux conditions locales.
Des politiques de conception et de promotion peuvent être proposées dans ce contexte de coopération
territoire-entreprises.
Des pistes de réflexion pour l’avenir
Les réflexions proposées dans ce texte ne
constituent pas des recettes, mais des pistes apparues suite aux débats tenus lors des colloques
UNESCO-MOST de Montréal et de Genève. Elles
ont pour objectif de clarifier les besoins actuels et
futurs des villes pour envisager la mise en place de
politiques concrètes dans un contexte de développement social durable. Elles visent aussi à dépasser
les pratiques non adaptées à ce contexte pour maîtriser le changement. Que signifie concrètement
développement social urbain durable ? Que fait-on
pour améliorer les conditions sociales, économiques, d’habitat et de transport dans les villes ?
Autant de questions qui nous poussent, dans le projet UNESCO/MOST à définir des politiques
urbaines lisibles, à enrichir le débat démocratique
et à faciliter l’exercice des responsabilités présentes
et futures.
Les pouvoirs urbains sont plus que jamais mis
au défi d’agir efficacement dans une conjoncture
incertaine. Pourtant, nul ne peut plus décider sans
s’être assuré des conséquences futures des choix et
sans y associer l’ensemble des acteurs urbains qui
concourent à ce destin collectif. La responsabilité et
la légitimité des pouvoirs urbains dépend de leur
potentiel à maîtriser l’avenir des villes ; le projet
UNESCO-MOST doit y contribuer en améliorant la
connaissance comparative des actions publiques et
en les évaluant pour éclairer la pertinence des
choix.
175
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
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De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Vers la ville durable et citoyenne :
un kaleïdoscope d'innovations européennes
à l'aube du XXIe siècle
Voula Mega
Directeur de Recherche
Fondation Européenne pour l’amélioration des conditions de vie*
A. Les villes européennes
Problèmes et perspectives
à l’aube du XXIe siècle
mentaire, l’âme et l’essence d’une cité ; elle définit
la ville comme l’établissement humain qui produit
constamment son développement économique à
partir de son économie locale3. Enfin, Geddes décrit
la ville comme un “Acte dramatique”.
La société, la culture et la civilisation européennes sont essentiellement urbaines. L’Europe
est le continent où la ville et la cité ont atteint leurs
formes les plus avancées. Les villes européennes,
appelées par Braudel “serres chaudes” de la civilisation, ont souvent contribué à la construction de
l’entité éthique de la cité. Selon Aristote, la ville est
une construction politique1 : sa forme reflète les
valeurs politiques qui président à sa gestion. Borgès
écrit que “La ville est également l’autre rue, celle
que l’on n’emprunte jamais, elle est le centre secret
des îlots, l’ultime cour, elle est ce que cèlent les
façades, elle est mon ennemi si j’en ai un, elle est
l’autre qui n’aime pas mes vers, elle est ce qui est
perdu et ce qui sera, elle est l’ultérieur, le différent,
le latéral, le quartier qui n’est pas vôtre, ni unique,
celle que nous ignorons et que nous aimons”2
J. Jacobs aborde de façon différente, mais complé-
L’importance de la ville et de la cité semble être
redécouverte pendant les années 1990 (EC 1994a ;
Harding et al. 1994). Après les hypothèses sur
l’avènement de la ville “évanouissante”, la ville
omniprésente revient sur la scène européenne.
C’est la ville qui inclut mais qui exclut aussi, qui
rassemble et qui divise, la ville des libertés et des
esclavages, des égalités et des inégalités ; c’est toujours ce que Lewis Mumford a appelé “L’oeuvre
d’art collective la plus achevée de l’humanité”. Il y
a un accord général pour affirmer que les villes sont
le coeur de la civilisation, le grand lieu de la sociabilité, de la confrontation, de la dialectique et de
l’émotion. Mais il y a également une prise de
conscience croissante des crises sociales et environnementales qui rendent l’écosystème urbain
plus fragile. Il y a des vagues de choc que les villes
ne peuvent plus absorber. La congestion et la ségrégation frappent de plein fouet de nombreuses villes
européennes et les rendent moins attrayantes pour
les individus et les capitaux. Les villes moyennes
*
Le texte traduit de l’anglais par son auteur n’a pas été corrigé ou
modifié
1
Dans “Politics” vers 340 av. J.-C.
2
Texte inclus dans le catalogue de l'exposition “La Ville: Art et
Architecture en Europe 1870-1993” (Centre Georges Pompidou,
1994).
3
Dans “L'Economie des Villes” (1969).
177
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
semblent apporter à la scène urbaine européenne un
élément d’harmonie. La solidarité, l’urbanité et la
citoyenneté semblent enfin des défis réactualisés
(DIV 1995 ; EF 1994a, 1997 a,f ; Hall 1995 ;
MOPTMA 1995 ; OCDE 1994 ; 1996b ; Rautsi
1993 ; UNESCO 1995).
Chaque ville est unique et défie la généralisation. Et même si toutes ne sont pas en progrès
continu, toutes semblent contribuer à la “redécouverte” du système urbain européen, qui, tout
comme le système circulatoire humain, véhicule
vie et vitalité. Alors que nous nous acheminons vers
le XXIe siècle, les villes continueront à être les principaux centres de l’activité économique, de l’innovation et de la culture (EC 1994a, 1996a ; EF
1997c). De nombreuses études et conférences
nationales et internationales sont consacrées à la
ville européenne, à sa renaissance et à ses perspectives (OECD 1994, EF 1996a, 1997c). Quant aux
études de l’Union européenne (EC 1991, 1992a/d,
1993a, 1994a, 1995a, 1997a), au seuil du nouveau
millénaire, elles font état des tendances suivantes :
– Le système urbain européen apparaît plus équilibré en termes de croissance, et les possibilités des
villes moyennes et petites se sont accrues. En l’an
2000, aucune des 20 plus grandes villes mondiales
ne sera en Europe.
– Les villes sont confrontées à des défis importants
en termes d’environnement.
– L’exclusion et la ségrégation sociales qui touchent de plus en plus les populations urbaines
constituent une tendance urbaine préoccupante :
elles deviennent le talon d’Achille des villes.
– La concurrence entre les villes est plus vive et
doit être contrebalancée par un renforcement des
complémentarités et la mise en place de réseaux de
coopération.
– Le développement de nouvelles liaisons de transports (surtout des trains à grande vitesse) aura un
impact majeur sur les villes.
– De nombreuses villes essaient d’élaborer une
vision stratégique pour faire face à l’ampleur croissante des défis sociaux, économiques et environnementaux, et la synergie entre les acteurs privés et
publics s’est révélée déterminante au cours de ce
processus.
La globalisation progressive de l’économie et
l’internationalisation de la division du travail ont eu
des conséquences aussi bien pour la géographie
interne des villes que pour l’articulation du système
urbain européen (Hall 1995). La quête du développement durable, qui a marqué les débats du début
178
des années 1990, a également touché les villes et
leur conscience universelle4. Les nouveaux défis
créent de nouveaux liens entre le local et le global,
et de nouvelles quêtes d’harmonie entre le lieu
matériel (localité, ressources humaines, infrastructures) et le lien immatériel (capital, information,
réseaux). Des experts soutiennent la thèse5, apparemment paradoxale, selon laquelle nous nous
acheminerions vers une société où les villes et les
régions verraient croître leur influence au détriment
des Etats6. La réémergence du local et la grande
persistance de “l’urbain” dans l’histoire sont objets
de nombreuses explications. L’une de celle-ci voudrait que les villes aient toujours promu des sociétés libres et démocratiques7, et cela avant même
qu’Aristote n’ait défini la ville comme “politique
construite” et bien avant que la pluie acide ne
détruise le visage des Cariatides.
Avec HABITAT II, la question du développement urbain à long terme est devenue omniprésente. L’expression “durabilité urbaine” peut apparaître
contradictoire dans les termes, et des experts suggèrent que le seul modèle durable (ou celui qui soit le
moins insoutenable) pour la planète Terre consisterait à répartir la population sur le globe de façon
égale et non pas à la concentrer dans les villes
(OCDE 1996). Toutefois, un consensus général
existe sur le fait qu’un “développement durable” ne
devrait pas seulement limiter les options en matière
d’environnement aux générations futures, mais
devrait aussi améliorer la qualité actuelle de la vie,
et particulièrement la qualité de la vie des plus défavorisés (EC 1997a, EF 1992c, 1997a, f). Le capital
naturel est devenu un facteur limitatif pour le développement économique et les économies urbaines
devraient désormais investir pour la préservation de
ce capital (OECD 1996b, Girardet 1992). L’égalité
sociale est finalement reconnue comme une précondition pour le développement à long terme.
Selon la Commission européenne, le “développement durable est un défi de changement social”8.
4
La quête de la ville durable a été l'objet d'un grand nombre de conférences et de publications. Citons ici la première conférence sur les
villes durables (Aalborg, mai 1994), la deuxième à Lisbonne (septembre 1996) et une conférence spécifique pour la durabilité des villes
méditerranéennes, organisée à Rome (novembre 1995). Voir aussi les
publications Alberti 1994, EC 1994a, 1994b, Municipality of Athens
1994, Nijkamp 1994, TPWIA 1993.
5
Intervention de Manuel Castells à la conférence “European Cities:
Growth and Decline” (La Haie, avril 1992).
6
Une des conclusions de la conférence “Europerspectives”, organisée
par le programme FAST de la Commission européenne, à Namur, en
avril 1991.
7
Proposé dans l'enquête “Cities” du magazine international “The
Economist” (29 juillet 1995).
8
Définition donnée par le Commissaire de l'Environnement à la conférence Delors I (Bruxelles, novembre 1993).
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
La conférence d’Aalborg a suivi ces lignes
directrices et la “Charte des villes européennes
durables” a ensuite été signé par des villes désireuses de transmettre aux générations futures un
capital urbain précieux.
C’est en Europe que les signataires de la charte
ont été les plus nombreux9. La Charte se veut la version européenne de l’Agenda 21. La déclaration initiale insiste sur la responsabilité des villes européennes pour les problèmes environnementaux de la
planète. Les modes de division du travail, de transport, d’occupation du sol, d’industrie, de consommation et de loisirs et donc les valeurs et les genres
de vie, ne sont pas étrangers aux problèmes d’environnement globaux. Le développement viable ne
peut donc être réussi sans communautés locales
“durables” et sans autorités locales et citoyens décidés à répondre aux défis de l’avenir (ICLEI 1995).
La durabilité est perçue comme un processus
socio-économique et environnemental, créatif et
dynamique, en quête d’équilibre. Il concerne tous
les domaines de prise de décisions locales. Chaque
ville est unique et doit trouver ses propres voies
vers la durabilité. L’intégration des principes de la
Charte dans leurs politiques renforce leur vigueur
et forme une base commune de progrès. La durabilité environnementale est reconnue comme la préservation du capital naturel et l’ajustement de nos
modes de vie aux capacités de la nature. Cela
demande à ce que le taux de consommation des ressources renouvelables ne dépasse pas le taux de
leur renouvellement et que la consommation des
ressources non renouvelables ne dépasse pas le
taux de leur remplacement par des ressources
renouvelables à travers la recherche et l’innovation
(Friends of the Earth 1995).
Les villes signataires de la Charte reconnaissent
qu’elles ne doivent plus exporter leurs nuisances,
que ce soit dans l’espace où dans le temps. La priorité devrait être donnée aux transports qui ne nuisent pas à l’environnement et aux fonctions
urbaines qui ne provoquent pas de mobilité inutile.
Les villes devraient créer la base économique
nécessaire à leur quête de durabilité, diminuer le
taux d’émission des gaz toxiques et prévenir la
détérioration des écosystèmes. La Charte reconnaît
que la plus grande difficulté réside dans la diminution de la consommation. Le mot-clé est le changement de mode de vie, à travers l’éducation et la
prise de conscience. Il faut vivre mieux sans avoir
183 villes participaient déjà au mouvement en janvier 1996. Voir la
présentation du mouvement par son président, Jan Ipland, à la conférence “Mediterranean Agenda 21” (Rome, 22-24 novembre 1995).
9
à consommer plus. Enfin, la Charte plaide pour le
développement d’indicateurs de durabilité pour le
contrôle des efforts et le fondement des politiques.
B. Le front des innovations urbaines
en Europe
En 1993, la Fondation européenne lança un
projet d’innovations urbaines conduisant à (et
nécessaires à) la ville durable. La première phase
du projet consista à recenser les projets urbains
novateurs chez les Etats membres de l’UE. Les projets identifiés firent l’objet d’une publication et
d’une conférence organisée à Séville en octobre
1993 (EF 1993a, 1994a). Le tour d’horizon a été
complété en 1996 par des innovations provenant
des nouveaux Etats membres de l’UE (EF 1996c).
La deuxième phase du projet s’est concentrée sur
l’analyse de quatre axes majeurs, constituant une
“tétralogie” pour la perception, la conception et la
recherche de la ville durable. Les quatre axes, largement inspirés du tour d’horizon européen, ont
été strusturés comme suit :
– Eco-audits urbains et autorités locales en Europe ;
– les PME et la revitalisation des villes européennes ;
– les espaces de transports et les lieux publics : le
tissu conjonctif de la ville durable ;
– la fonctionnalité, l’esthétique et la “désirabilité”
de la ville durable (EF 1995a-d).
Il ne fait aucun doute, qu’il est difficile de rassembler un échantillon d’innovations qui soit véritablement représentatif de la scène européenne.
L’innovation est une notion relative et éphémère.
Certains pays sont à l’origine de l’innovation et
d’autres en sont les bénéficiaires. Des actions qui
pour de nombreux pays et villes sont novatrices
sont déjà, pour d’autres, des pratiques conventionnelles. Par ailleurs, il existe des actions novatrices,
moins nombreuses, mais plus révolutionnaires et
moins généralisées. Les premières ont l’avantage
d’avoir déjà été appliquées et adaptées de façon
réussie. Les secondes sont un potentiel de progrès.
Etant donné que le recensement a été effectué pour
chaque pays, les innovations identifiées ici appartiennent aux deux catégories. Lors de la définition
des critères, nous avons cru nécessaire d’identifier :
– des projets ayant un sens collectif, et significatifs
pour une ville ;
179
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
– des projets à l’épreuve du temps ;
– des projets favorisant la démocratie locale et la
participation aux phases de conception, décision et
exécution ;
– des projets écologiques utilisant des techniques et
matériaux nouveaux ;
– des projets engendrant une culture générale ;
– des projets transférables ailleurs ;
– des projets novateurs non seulement dans leurs
résultats mais également dans leurs processus ;
– des innovations incluses dans des micro-projets,
projets dont les conséquences sont contrôlées.
Le panorama européen établi à partir des critères ci-dessus comprend des projets déjà réalisés
ou fermement décidés, qui ont réussi à améliorer
les éléments les plus vulnérables de l’environnement urbain et à renforcer le rôle des populations
fragiles. L’utilisation de techniques de pointe destinés à améliorer les infrastructures urbaines et/ou à
gérer la ville a été prise en considération, surtout
dans ses dimensions socio-économiques et environnementales. Cependant, des politiques novatrices
ne sont pas nécessairement synonymes de politiques impliquant l’utilisation sophistiquée de nouvelles techniques. Des politiques novatrices utilisant des méthodes plus traditionnelles qui respectent la culture des habitants, qui ne sont pas toujours au fait des nouveautés, ont également été
prises en considération. Un exercice plus récent a
cherché à identifier les projets qui, après un investissement social minime, ont provoqué le plus de
changements, des mega-changements résultants
des micro-projets.
Les projets identifiés reflètent des politiques
intégrées novatrices pour l’espace urbain, multifonctionnel et pluriculturel par essence, où, le plus
souvent, croissance et déclin coexistent. Aucun secteur urbain ne peut exister de façon indépendante, il
ne représente qu’un atome dans la molécule complexe qu’est une ville. Les projets les plus réussis
s’avérèrent être ceux qui résultèrent de démarches
bien intégrées et de l’alliance de réussites environnementales et de bénéfices économiques, tout en
favorisant l’intégration sociale et la démocratie
locale. Pour tous les acteurs qui cherchent à améliorer l’espace urbain, le transfert et la transplantation intelligente des innovations sont essentiels. Le
grand apport des guides de bonne pratique est
d’inspirer et non pas de servir de prêt-à-penser. Le
respect de la différence est la première règle d’or
(EF 1993a, 1996c, 1997a).
180
C. Innovations environnementales
pour la ville durable
Dans les villes, de nombreuses innovations
importantes proviennent d’une prise de conscience
environnementale croissante. On se rend de plus en
plus compte que les politiques de prévention,
concentrées sur les sources de pollution, conduisent
nécessairement à la conception de nouveaux systèmes de transport, de production et de consommation dans les villes. Des actions novatrices se
concentrent sur l’amélioration des systèmes urbains
et impliquent la sélection du type et du niveau de
consommation d’énergie et de ressources et la
réduction des déchets par l’intermédiaire de la prévention, du recyclage, de la réutilisation et de la
récupération. Ce n’est pas uniquement une question
de technologie ou de planification, mais également
de changement culturel et d’éducation en matière
d’environnement (Friends of the Earth 1995).
Des acteurs forment des partenariats pour s’engager à la création d’un meilleur environnement
urbain. Agendas locaux 21, Plans et Chartes de
l’environnement introduisent de nouvelles formes
de partenariat. De nombreuses villes ont préparé un
plan environnemental, un diagnostic exhaustif de la
situation présente et des suggestions pour améliorer
l’environnement. De Dublin jusqu’à Athènes, la
prise de conscience de la qualité de l’environnement est considérée comme une valeur civique et
différentes actions sont entreprises pour modifier
les comportements à cet égard. Les imperfections
du marché sont également des causes de dégradation environnementale et des mesures économiques
sont envisagées pour modifier les attitudes vis-à-vis
de l’environnement. Lors d’une conférence organisée par la Fondation, le groupe de travail approprié
fut unanime dans sa suggestion de remplacer le
principe “pollueur-payeur” par le suivant : “le pollueur potentiel paye pour la prévention de la pollution” (EF 1992a).
Au Royaume-Uni, le projet de villes et de communautés durables lancé à la suite du sommet de
Rio, se concentre sur un processus plutôt que sur un
plan statique et sur la définition d’une série d’indices environnementaux pour mesurer les performances environnementales d’une ville. De plus en
plus de villes essayent d’être “saines” (niveau de
pollution réduit au maximum) et établissent des
“systèmes d’alerte rapides” comme en donne
l’exemple la ville de Horsens, au Danemark (nouveau quartier de Torsted Vest) (EF 1993a).
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Au cours de la dernière décennie, on a assisté à
une prise de conscience écologique croissante en
Allemagne. Celle-ci conduisit à l’adoption de politiques de développement durable, principalement
dans les villes qui furent le théâtre de nombreuses
mutations socio-politiques. A Berlin, placée face
aux défis de la réunification, le concept de “restructuration écologique” a pris une grande importance.
Celui-ci propose une symbiose durable entre l’économie et l’écologie en contexte urbain et insiste sur
des politiques environnementales préventives afin
de s’attaquer aux racines “anthropologiques” des
problèmes. Il comprend un ensemble de lignes
directrices, un modèle d’action, le concept de quartier écologique et le concept d’éco-stations, la participation des habitants étant indispensable à tous
les niveaux et à toutes les étapes.
Souvent citée comme “la ville recyclée”, Berlin
offre divers exemples concrets de restructuration
écologique. Moritzplatz, une ancienne place centrale, laissée à l’abandon après la guerre et la
construction du mur, en est un. Le quartier connaissait les problèmes sociaux et environnementaux
caractéristiques de Kreuzberg (pollution atmosphérique, manque d’espaces verts, groupes vulnérables). Après l’unification, elle redevient un centre
d’activités, au fur et à mesure de la réalisation de
divers projets écologiques. La zone sert de laboratoire et de pépinière d’idées écologiques10.
Deux îlots, à Kreuzberg, offrent des pratiques
exemplaires. Dans “l’îlot 103”, on proposa à d’anciens squatters de devenir propriétaire de l’espace
qu’ils occupaient et on leur apprit à convertir les
habitations en bâtiments écologiques modernes. Le
projet se concentra particulièrement sur l’énergie,
l’eau, les espaces verts et les nouveaux matériaux et
techniques. Un autre complexe, “l’îlot 6”, a été utilisé pour tester de nouveaux systèmes de traitement
des eaux usées. Le système est basé sur un mélange de techniques de recyclage de l’eau en fonction
de son origine, de son utilisation et de sa destination. Le projet insiste sur le processus d’apprentissage et de communication. Le système permet
d’économiser 50 % d’eau, et le comité des habitants de l’immeuble participe au contrôle technique
(Gelford 1992).
A l’échelle de la ville, Schwabach offre un
modèle de stratégie de planification écologique
urbaine. La ville a été sélectionnée par le Ministère
fédéral “pour jouer un jeu écologique”, à cause de
son gouvernement local dynamique et unifié et de
ses réussites écologiques, en particulier dans le
domaine de la gestion des déchets. L’objectif de
l’étude pilote était d’introduire des concepts et des
mesures écologiques dans une ville “normale”, dans
des conditions “normales” et avec un financement
“normal”. Après étude, le conseil municipal publia
des lignes directrices pour passer à la pratique et les
traduisit en un programme concret dans sa stratégie
d’aménagement urbain pour 1993-2003. Comme les
détracteurs du projet voulaient des résultats écologiques visibles et rapides, le ministère accepta de
financer la création d’un bâtiment écologique pour
l’Hôtel de Ville (Schmidt-Eichstaedt 1993).
Des collectivités locales expérimentent de nouveaux types de gestion, en mettant l’accent sur la
qualité de l’environnement local quotidien. Un
quartier de Harlem offre un bon exemple de gestion
écologique ; en effet, les gens participent à la planification et à la réalisation du quartier ainsi qu’à la
construction des maisons (constructions en bois,
toits en gazon, systèmes énergétiques hautement
performants). “Vivre sur l’eau” fut le slogan utilisé
pour la promotion de la zone résidentielle
d’Allermöhe à Hambourg ; il s’agit en fait, de vivre
dans un environnement naturel bien conçu, orienté
vers la famille et les enfants, respectant les piétons
et les cyclistes, rentable et utilisant efficacement
l’espace (EF 1993a).
Leipzig a été une ville très active dans ce tournant politique. A la suite des bouleversements, de
nombreuses organisations non-gouvernementales,
en coopération avec le gouvernement de la ville et
les habitants, lancèrent des projets environnementaux pour améliorer les conditions de vie. L’écologie fut utilisée comme un moyen d’aboutir au
changement socio-économique. La restructuration
écologique de la partie est de Leipzig en est un très
bon exemple : elle partit de divers projets écologiques et de l’établissement de liens durables entre
la ville et la campagne. Beaucoup de ces projets
sont déjà appliqués. Le transport et la circulation se
sont améliorés et des couloirs de verdure attrayants
relient les espaces naturels à l’intérieur et à l’extérieur de la ville11.
Dans les zones métropolitaines, la production
n’est pas la cause principale des problèmes environnementaux; ils sont dûs à la consommation et
principalement à la circulation. Le transport urbain
Voir “Leipziger Ostraum”, Vorstudie von E. Hahn & C. Richter,
février 1993. Voir également: Bundesministerium für Raumordnung,
Bauwesen und Städtebau, “Stadterneuerung in den neuen Ländern”
(Dokumentation des 2. Modellstadt Kongresses Naumbourg, 29-30
avril 1992).
11
10
Information donnée par l'architecte E. Hahn (Berlin, 5 juillet 1993).
181
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
motorisé est l’un des grands responsables des
pluies acides et de l’effet de serre. L’OCDE estime
que la congestion de la circulation urbaine coûte –
en énergie, pollution et temps – 5 % du PIB des
pays membres (OECD-ECMT 1994). Les innovations en matière de mobilité urbaine sont donc
essentielles. L’accent mis sur l’accessibilité urbaine et les liaisons entre les différents modes de transport, offrent de nouvelles opportunités.
De nombreuses expériences sont tentées afin de
favoriser les transports en commun et la bicyclette
au détriment de la voiture particulière et de donner
la priorité aux piétons. Diverses politiques et
contraintes fiscales et tarifaires sur l’utilisation de
la voiture particulière ont été imposées. La mise au
point de véhicules qui ne nuisent pas à l’environnement reste un objectif étroitement lié à la modification du comportement de l’utilisateur en matière de
transport. La voiture électrique suscite éloges et critiques : elle conduirait à la décongestion ou, au
contraire à l’électrification de la congestion.
Influencer le comportement des usagers par des
péages urbains paraît créer autant de résistances
que l’introduction du paiement pour le stationnement des voitures dans les années 1960. En
Scandinavie, on a pourtant fait le pas.
Dans les villes historiques, les restrictions
imposées à l’usage de la voiture particulière répondent à un objectif double : améliorer l’environnement et préserver le tissu historique de la ville. A
Milan, Florence et Bologne près de 300 hectares
sont interdits aux voitures. Spoleto et Evora testent
de nouveaux systèmes de parcs de dissuasion. Le
temps et l’espace sont des denrées rares dans les
villes et les innovations dans le domaine de la
mobilité urbaine touchent à la fois la gestion de
l’espace et du temps. La restriction de la voiture
privée, à certaines heures et jours de la semaine, au
centres historiques de Naples ou de Rome, en
témoigne (EF 1993a, 1995c).
Parmi les moyens de transport en commun, le
tramway est souvent perçu comme le plus novateur.
A Nantes (où le premier tramway français moderne
fut mis en service en 1985), le réseau de transports
en commun est fondé sur deux lignes de tramway
léger, la réorganisation et l’extension de pistes
cyclables et piétonnes et la restructuration des
espaces urbains. A Grenoble, il s’avéra être une
alternative crédible et l’utilisation des transports en
commun augmenta de près de 50 % dans les quatre
ans qui suivirent son introduction en 1987. Une
troisième génération de tramway a été introduite à
Strasbourg. On s’attend à leur retour à Athènes,
quarante ans après leur abolition, et à ce qu’ils
182
représentent, ainsi que le nouveau métro, le principal moyen de transport (EF 1993a).
Le système de transports en commun de Zurich
est un bon exemple de volonté politique (non pas
celle des hommes politiques, mais celle des habitants qui réclament des transports en commun), de
la compatibilité entre économie et écologie et de
gestion exemplaire des flux de circulation urbaine.
Le système obtient un record de voyages par personne et par an (470) et ses infrastructures de surface sont aussi rapides et fiables que les modes de
transport souterrain qui sont dix fois plus chers. Le
système de gestion fut fondé sur la réorganisation
des systèmes existants et réussit à obtenir un temps
d’attente zéro aux intersections pour les tramways
et les autobus.
A Pérouse, le service de télébus, lancé en 1985,
dessert un itinéraire principal auquel viennent
s’ajouter des itinéraires collatéraux qui ne sont desservis que sur demande. Cela est rendu possible
grâce à une carte magnétique distribuée aux utilisateurs et à un centre de communications. Le système
s’est avéré très efficace (22 % d’économies), il est
particulièrement intéressant dans les zones où la
population est clairsemée. Une plus grande flexibilité dans l’organisation des opérateurs de transports
en commun permet de mieux adapter l’offre à la
demande et aux besoins changeants des usagers. De
plus, ce type de système permet aux personnes à
mobilité réduite d’avoir accès aux transports (EF
1992c).
La recherche de la Commission européenne
“Une ville sans voiture” suggère que la ville pourrait être réétudiée et reconçue en fonction des piétons. Une ville sans voiture pourrait être constituée
de diverses petites unités à échelle humaine qui
seraient reliées entre elles par des moyens de transport en commun ultra-rapides. Il semble que la ville
sans voiture serait non seulement efficace sur le
plan écologique, mais également sur le plan économique, puisque l’étude démontre qu’elle serait de 2
à 5 fois moins chère, selon la densité (EC 1992a).
Suite à cette étude, la municipalité
d’Amsterdam, une des villes qui avaient organisé
des référendums sur la restriction de la voiture privée, a accueilli une conférence “Villes sans voitures ?” (Municipality of Amsterdam 1994).
L’intérêt de celle-ci réside aussi bien dans le titre
que sur le point d’interrogation qui suit. Le club des
villes sans Voitures a été créé à ce moment-là.
L’adaptation du modèle théorique offert par cette
étude aux conditions réelles des villes européennes,
lie pertinemment les espaces de transports avec les
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
espaces publics et met l’accent sur des efforts de
création de quartiers sans voitures (EF 1995c).
Des expériences de quartiers où seuls des
ménages sans voiture peuvent résider, se font jour
dans plusieurs villes. Dans une zone résidentielle
de ce genre à Brème, deux cent cinquante familles
ont accepté d’y habiter et les 2/3 d’entre elles ne
possèdent plus de voiture. Dans la même ville,
7 familles (avec enfants, vivant dans divers quartiers de la ville) ont été choisies, pour participer à
une expérience novatrice : arrêter d’utiliser leur
voiture pendant quatre semaines et tenir un journal
sur les changements qu’apporterait cette expérience dans leur vie. Douze journaux ont été finalement
analysés. Il en ressort principalement que personne
ne s’est senti restreint dans ses mouvements journaliers, sauf pour les excursions de la fin de semaine, hors de la ville. Tous ont mentionné le rôle de
leur marche quotidienne dans un espace social (par
opposition à la voiture, espace privé) et la perception sensorielle de l’espace environnant qu’ils
avaient commencé à développer (EF 1995c).
En ce qui concerne la production urbaine, l’organisation de zones industrielles et de technopôles
répond au double objectif d’améliorer l’économie et
l’environnement. Il en existe de nombreux en
Europe et leur succès varie en fonction de leur intégration dans le tissu socio-économique local et de
leurs préoccupations environnementales. Le parc
d’activités de Málaga est un bon exemple d’esprit
d’entreprise dans une région touristique. Dans le
grand Londres, le Stockley Park montre comment il
est possible de transformer une zone dégradée en un
espace de profit économique et environnemental.
Le réseau des parcs scientifiques/pépinières d’entreprises en Grèce semble être un pas important vers la
modernisation, l’efficacité et l’amélioration des
conditions de travail dans les villes (EF 1993a).
La ville italienne de Bari joua un rôle de pionnier lors de la création d’un parc scientifique et
technique. Le technopôle cherche à attirer de
grandes sociétés de pointe nationales et multinationales, afin que la région de Bari puisse s’enrichir de
nouvelles connaissances commerciales et que l’innovation soit diffusée dans la région. Les premiers
résultats furent positifs : Olivetti y créa un centre de
recherche sur la bureautique multimédia et Finsiel,
une société de génie logiciel, y installa son centre
de recherche. De nombreuses industries nouvelles
ont vu le jour dans la région et plusieurs sociétés
locales bénéficient des services offerts par le parc
scientifique (EF 1993a).
En Allemagne, à une échelle régionale, l’IBAEmscher Park a été un pôle important de développement urbain et de renaissance écologique dans la
Ruhr du nord (zone de 75 km le long de la rivière
Emscher). Des experts européens, ainsi que les
municipalités de quinze villes de taille moyenne et
de deux grandes villes de la région d’Emscher, travaillent ensemble pour le renouveau écologique,
économique et social de la région. De nouveaux
logements ont été construits sur les terrains inexploités en matériaux écologiques. Des sites de
haute qualité pour l’industrie et les services ont été
mis en valeur. Les zones contaminées ont été nettoyées, isolées et réutilisées. “Travailler dans le
parc” est possible grâce à l’accroissement de sa
qualité et de son caractère attractif. Les anciens
bâtiments des mines ont été restaurés de façon à
leur conférer une nouvelle place dans le paysage
construit et dans le tissu économique. Le projet
peut servir d’exemple à des villes qui ont à relever
le défi de leur reconversion industrielle (EF 1993a).
A Dessau, la reconstitution du tissu industriel et
le maintien de l’équilibre entre la ville et la campagne sont essentiels. La ville a pour objectif déclaré de préserver l’environnement et de laisser les
banlieues jouer leur rôle de communautés distinctes. Les autorités locales investissent dans la
reconversion industrielle et la qualité de l’environnement12. Il semble qu’il y ait consensus sur le fait
que la ville ne devrait pas s’étendre mais réhabiliter
les terrains abandonnées et les affecter à des activités industrielles et commerciales (EF 1997d).
Les actions en faveur de l’environnement dans
les villes sont rarement entreprises par un seul partenaire. La municipalité, les collectivités locales,
l’industrie, les partenaires sociaux et les citadins
s’associent le plus souvent pour renforcer la sensibilisation à l’environnement et aux pratiques en sa
faveur. La nouvelle éthique, lancée par le
Cinquième programme d’action de la Commission
européenne (EC 1992d), a introduit le concept du
partage des responsabilités et l’intégration des
mesures en matière d’environnement. Des programmes spéciaux de conseil et d’assistance sont
mis en place pour aider les entreprises à prendre
conscience des mesures nécessaires à la qualité de
l’environnement. Les autorités locales ont là un
nouveau rôle de pionnier à jouer.
De nombreuses innovations concernent la gestion des ressources et plusieurs mesures sont prises
12
Le projet de la Fondation sur les villes moyennes a inclus une étude
de cas sur Dessau, faite par BAUHAUS Dessau (WP/95/78/EN).
183
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
pour éviter les déchets industriels et pour prévenir,
réutiliser et recycler les déchets domestiques. Dans
toute l’Europe, on a commencé à considérer les
déchets comme une ressource précieuse. Des villes
comme Aarhus et Sheffield investissent dans la gestion des flux d’approvisionnement et de déchets.
Des campagnes de sensibilisation du public se multiplient. La Municipalité d’Oeiras dans la zone
métropolitaine de Lisbonne organisa un programme de compostage des déchets organiques pour les
particuliers. Le projet, très novateur dans le contexte portugais, a pour but de réduire considérablement la quantité de déchets que les services municipaux collectent, transportent, traitent et éliminent,
en donnant aux habitants la possibilité de produire
par eux-mêmes un engrais d’excellente qualité pour
leurs jardins (EF 1993a).
D. Innovations pour prévenir
et combattre la détresse urbaine
Les villes ont souvent été décrites comme des
tourbillons stimulants et passionnants de conflits et
d’évolutions culturels, “une scène géante où de
nombreux discours se côtoient, où la différence,
souvent, n’est pas assimilée”. Au-delà des considérations environnementales, la justice sociale est un
critère important de remise en question des qualités
globales de la ville en tant que système social.
Cependant, il y a autant de théories sur la justice
sociale qu’il y a de groupes qui s’opposent et il est
important d’observer comment une société urbaine
particulière produit des concepts si différents. Les
points de vue égalitaires pourraient également être
erronés, car “il n’y a rien de plus inégal que le traitement égalitaire des inégaux” (EF 1992b).
Les experts qui analysent les problèmes urbains
signalent comme problème majeur la schizophrénie
urbaine (Hall 1995), la dualité des espaces et des
temps entre les centre-villes denses (et leur sacralisation) et les périphéries déshéritées (et leur banalisation), la séparation entre ville (entité matérielle)
et cité (entité morale), esthétique et éthique. Les
centre-villes sont le résultat de sédimentations historiques et la scène traditionnelle de diverses activités économiques productives. De haute densité,
ils ont permis le développement de moyens de
transport en commun et dans plusieurs cas la promotion de zones piétonnes et de pistes cyclables.
Les périphéries anonymes sont accusées d’être des
lieux sans âme, des espaces où on ne sait pas si on
appartient ou pas à la ville (Touraine 1997). Elles
184
sont marquées par la faible densité, la fonction résidentielle et la dépendance de la voiture privée. Les
périphéries de pointe, ce que les géographes américains appellent “edge cities”13, rivalisent avec téléports et parcs scientifiques en tant qu’espaces du
futur14. Les trois espaces (centres, périphéries de
pointe et périphéries déshéritées) semblent ne pas
appartenir à la même ville et obéir à des logiques et
des vitesses différentes qui menacent la cohérence
de l’ensemble. Mais tout problème cache des
opportunités et l’échec des modèles du présent doit
donner naissance à un nouveau monde.
Les concepts de stress15 ou de détresse urbaine
reviennent de plus en plus souvent dans la littérature urbaine. Ils pourraient être définis comme le
dépassement de la capacité de systèmes urbains à
s’adapter au changement, à innover et à inventer. Le
renouvellement des cellules urbaines se ralentit16.
Les symptômes sont visibles : les îlots de détresse
sont des lieux de dégradation environnementale,
d’isolement physique, d’abandon des espaces
publics. Très souvent les fractures sont matérialisées par des infrastructures de transports, en fonction ou abandonnées, qui coupent la continuité et
refusent l’accès au centre. Ce n’est sûrement pas
une coïncidence si les caractéristiques sociales de
ces zones sont le chômage, la pauvreté, l’appauvrissement fonctionnel, le logement de basse qualité, la
faible mobilité, le manque d’accès à l’éducation,
l’information et la création culturelle.
Avant de procéder à la description de certains
des projets novateurs répertoriés et leur signification pour l’avenir de la ville, on devrait se référer à
la typologie des zones urbaines en détresse. La localisation et la fonctionnalité nous semblent des facteurs critiques. Les centres-ville multifonctionnels
délabrés qui ont, dans le passé, abrité d’importantes
activités économiques, ont des problèmes très différents des périphéries monofonctionnelles résidentielles. La banlieue en crise (qui justement bannit le
lieu), c’est ce que J. Chesneaux a appelé “cet hybride amnésique de la ville et de la campagne qui n’a
plus les charmes et la richesse de la ville ni les vertus naturelles de la campagne”17. La nature et les
dimensions de la détresse sont très différentes,
Voir Joel Garreau “Edge City: Life on the New Frontier” (New York,
Doubleday, 1991).
14
Voir les documents de la conférence du CNRS & IFRESI “Villes,
entreprises et société à la veille du 21ème siècle” (Lille, mars 1994).
15
Pour une définition plus environnementale, voir la publication récente de l'Agence Européenne de l'Environnement “Europe's Environment:
The Dobris Report” (Copenhague 1995).
16
Définition proposée par V. Mega dans “Marché et Agora” présenté
lors de la réunion du groupe des affaires urbaines (janvier 1996).
17
In “La Revue Moderne”, Bruxelles, février-mars 1992.
13
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
même si dans les deux cas les objectifs de l’amélioration de la qualité de vie et de travail se rejoignent
dans des objectifs de mixité et d’urbanité.
S’il est vrai que “le centre est partout et la périphérie est nulle part” (Pascal), tous les centresville ne se valent pas. Mais si ce sont les centresville qui ont traditionnellement été la matrice et le
moteur économique de la ville, ce rôle a été contesté récemment avec la relocalisation d’entreprises à
la périphérie ou la recréation de zones portuaires
hors la ville. Des quartiers centraux se sont transformés en coquilles vides en quête des fonctions du
futur. Des interventions concertées, répertoriées,
soulignent deux perspectives : la restructuration
écologique du hardware et la revitalisation économique du software. D’excellentes interventions se
situent à l’interface de l’économique, de l’écologique et du social, répondant à la complexité de
l’ensemble (EF 1992b).
Le programme de revitalisation et de régénération du centre ville de Dublin avait comme objectif
la réhabilitation de zones délaissées, l’arrêt du
déclin radical de la population, la consolidation du
centre-ville comme centre de commerce et de services et la création d’un climat de confiance pour
stimuler et attirer les investissements. Cela faisait
plus de 20 ans que les investissements privés
avaient déserté les berges de la Liffey. Le “Dublin
City Development Plan” a été publié en 1991, après
6 ans de préparation et concertation. La coordination avec le programme gouvernemental de désignation des zones prioritaires pour les aides au
développement a porté ses fruits. Parmi les projets
emblématiques de la ville on compte aussi le développement du Centre International Financier sur
une zone portuaire délaissée et le quartier culturel
de Temple Bar. Ce programme a su allier l’approche intégrée entre autorités locale et gouvernementale et la participation de tous les acteurs
concernés. Les points faibles sont liés à la vaste
étendue des zones désignées et la dispersion des
micro-projets, sans réel impact sur l’ensemble. Les
mesures économiques ont favorisé les constructions nouvelles au détriment des réhabilitations et
il n’y a pas eu des mesures spécifiques pour promouvoir la mixité (EF 1993a ; INTA 1995).
La réhabilitation de la zone commerciale et portuaire de Galway offre également des leçons intéressantes. La relocalisation des activités de la zone
à l’extérieur de la ville (ou leur disparition) ont laissé une zone en détresse et à l’abandon, proie d’activités marginales (dépôts et parkings ouverts) en
plein centre ville. L’Acte de Réhabilitation Urbaine
de 1986 a désigné cet espace comme zone bénéfi-
ciaire des aides prioritaires au développement. Des
mesures économiques analogues à celles de Dublin
ont été lancées, favorisant cette fois-ci la réhabilitation aussi bien que la reconstruction. L’objectif
majeur était de reflèter le caractère et l’atmosphère
unique de Galway et de favoriser la mixité fonctionnelle, jugée essentielle pour la vitalité du centre
ville. A la fin de 1992, tout l’espace délaissé était
réhabilité. Le développement reflète un équilibre
entre les activités commerciales, les services, les
bureaux et l’habitat. La création d’unités résidentielles (beaucoup plus adaptées à la culture irlandaise que les appartements), sur la terrasse du principal centre commercial de la ville, offre un bon
exemple de mixité à l’échelle d’un bâtiment (EF
1993a).
La reconversion des zones portuaires est une
préoccupation majeure pour de nombreuses villes
européennes. Les réformes économiques et techniques des dernières années amènent les ports à
quitter les centres villes en laissant derrière eux des
infrastructures, des fossiles vides en quête d’activités. Gênes est un exemple de transformations intéressantes. Les structures portuaires abandonnées
ont été transformées en salles d’exposition pour
abriter l’exposition de Colomb de 1992, avec une
utilisation progressive à des fins commerciales,
artisanales et culturelles, commencées au lendemain de l’exposition. La méthode suivie a été celle
qui a été jugée la moins traumatisante pour la ville,
celle qui réconcilie les espaces et les fonctions. La
reconversion de Salford Quays sur le canal de
Manchester, témoigne de la volonté de transformer
un espace abandonné en zone culturelle et de loisirs
respectant l’environnement (EF 1993a).
Transformer des périphéries déshéritées en
périphéries de pointe peut aussi offrir des perspectives, Turin en offre un exemple intéressant. Le
plan de ville, adopté en 1993, après 6 ans de préparation, vise à instaurer une relation effective et
transparente avec les investisseurs privés (élément
très important après les effets de Tangentopoli), une
cohérence et un équilibre entre les résultats économiques et sociaux. Le quartier périphérique de
Lingotto vit une transformation d’envergure.
L’usine impressionnante de FIAT, inauguré en
1920, a dû arrêter ses activités au début des années
1980. Le propriétaire (FIAT) a désiré la transformation de l’usine en centre multifonctionnel et
centre d’expositions. Un concours international
d’architecture a eu lieu et les idées soumises ont été
exposées dans ce même espace (attirant 140 000
habitants). La société “Lingotto Srl” (partenariat de
Fiat à 94 % et de la ville de Turin à 6 %) a eu la
tâche de créer et de développer un centre périphé-
185
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
rique multifonctionnel, comprenant un centre de
conférences, un centre d’expositions, un auditorium et une galerie commerciale. C’est cet espace
qui a accueilli la conférence Intergouvernementale
de 1996 pour la révision du Traité de Maastricht18.
Les innovations en matière de logement se sont
avérées être un facteur d’intégration sociale essentiel. Les quartiers d’habitat social ont souvent créé
des tensions sociales à la périphérie des villes. Les
pressions de l’après guerre ont abouti à des bâtiments souvent paternalistes, massifs, hauts, éloignés, uniformes, collectifs, réactifs, anonymes, et
très mal gérés. Ils commencent maintenant à être
auto-réglementés, personnels, individualisés, avec
un espace de voisinage collectif et une gestion véritablement locale. Ils doivent démontrer la vitalité et
l’esprit d’entreprise et permettre l’identification
personnelle. Des communautés locales vivantes
remplacent des quartiers vides.
A l’est de Londres, la reconstruction de Holly
Street Estate est un exemple remarquable de création d’un espace vivant, à partir d’un tissu résidentiel dévitalisé. Ce grand ensemble de tours a été
construit dans les années 1960 et 1970, dans le
cadre du programme national de logement social
(et de nettoyage des bidonvilles). L’ensemble est
vite devenu synonyme de pauvreté, crime et délinquance et 20 ans après sa création l’autorité locale
reconnaît qu’il n’y a pas d’autre moyen de faire
face aux problèmes extrêmes que la démolition et la
reconstruction. Le programme de reconstruction
s’inscrit dans le cadre de l’initiative gouvernementale “Comprehensive Estates Initiatives” (CEI), qui
finance le redéveloppement des grands ensembles
en état de détresse ultime ; il a été également financé par “City Challenge”. Après consultation avec
les habitants, l’ensemble se reconstruit sous formes
de maisons traditionnelles à terrasse ou jardin
privé. Des actions pour la formation professionnelle et l’emploi favoriseront aussi bien l’emploi de la
population locale pendant les travaux, que la création d’entreprises par les habitants (EF 1993a).
Des projets analogues se font jour également
dans le sud de l’Europe. L’ensemble de Mascagni à
Reggio Emilia offre un exemple de création d’un
espace urbain multifonctionnel à partir de séries
rigides de bâtiments anonymes, un mariage fonctionnel entre l’ancien et le nouveau, avec des services publics intégrés et des mesures pour la créa-
18
Le cas a été présenté pendant la conférence récente de la présidence
espagnole “La Ville Européenne: Problèmes et Opportunités” (Madrid,
novembre 1995).
186
tion d’entreprises locales (EF 1993a). A Alicante, le
“Barrio de Mil Viviendas” (ensemble résidentiel de
1000 unités) a été l’objet d’un projet ambitieux. Le
nouveau plan du quartier a été réformé, après la
consultation des habitants qui demandaient des
espaces plus ouverts, plus souples, plus beaux. Les
habitants chômeurs ont été engagés pour les travaux de reconstruction et il y a quelques espoirs
pour que s’enracinent de petites entreprises qui,
avec les petits magasins et les services, assureront
la mixité et l’autonomie du quartier (EF 1994b).
La démographie et la géographie européennes
créent de nouveaux besoins en matière de logements. Aujourd’hui, les familles sont plus petites,
mais la surface d’habitation par tête augmente. Au
centre de l’Union européenne (la fameuse zone en
forme de “banane”), il n’y a pas de problèmes de
logements vétustes, mais des problèmes de loyers.
La crise du logement social la plus inattendue est
celle qui est due aux grandes vagues migratoires.
L’Allemagne est un bon exemple de ces problèmes.
Il est intéressant de noter qu’un an après la chute du
mur de Berlin, 15 % des allemands de l’est travaillaient déjà dans l’ancienne RFA (gagnant 60 %
des salaires occidentaux), même s’ils avaient à faire
face à des problèmes de logement considérables.
D’un autre côté, dans les pays de l’est, il y a une
tendance à libéraliser le marché du logement social,
même si ce secteur, a toujours été contrôlé à
l’ouest. En tout cas, des logements bien planifiés
s’avérèrent être un important facteur d’intégration
sociale19.
Des zones d’habitat “illégal” à la périphérie des
villes et même des capitales européennes (Athènes,
Lisbonne) sont confrontées à de nouveaux défis
d’intégration. A Lisbonne, la ville et l’université
ont travaillé ensemble pour établir un programme
fonctionnel d’insertion pour les espaces et les individus. Ils ont convaincu les habitants de travailler
ensemble pour transformer profondément leurs
quartiers, leur donner l’identité et l’urbanité désirées.
Un bon exemple de création d’un nouveau type
de logements sociaux est celui de l’action du grou-
19
Trois études très intéressantes ont été préparées pour la Commission
européenne (DG V) en 1990-1991 sur le rôle de l'habitat en tant que
facteur d'intégration sociale:
– Stewart, M. et Carew-Wood, J., Mobility, urban change and housing
needs in the European Community (La mobilité, le changement urbain
et les besoins de logement dans la Communauté européenne);
– Tsiomis, Y., Le logement comme facteur d'insertion en milieu
urbain;
– Wullkopf, U., The integration of ethnic German immigrants from
Eastern Europe and migrants from the former GDR in the labour and
housing market of the former FRG.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
pe bénévole irlandais RESPOND. En collaboration
avec les collectivités locales, RESPOND contribua
non seulement à l’augmentation spectaculaire du
nombre des logements sociaux, mais il favorisa
également un environnement communautaire. Les
habitants des Programmes de logement de Respond
contrôlent la gestion et l’entretien de leurs propres
cités (après avoir suivi un programme de formation), tandis que des mesures particulières sont
prises pour ouvrir les ensembles à la communauté
urbaine. La cité-jardin “Montes del Canal” de
Saragosse est un autre projet novateur de ce type
dans lequel les syndicats ont joué un rôle important
(EF 1993a).
Les exigences actuelles en matière d’énergie et
d’environnement créent de nouveaux besoins en
matière d’aménagement. Il faut des bâtiments et
des paysages intelligents. En Grèce, l’Association
des logements sociaux a créé un village résidentiel
original pour les foyers à faibles revenus, qui s’appelle le “Village solaire”. La conception et la planification de la zone constitue une expérience environnementale avancée, elle exploite la lumière du
soleil au maximum et offre de nombreux bénéfices
en matière d’énergie et de qualité de zones vertes
(EF 1993a).
Le concept danois de cohabitation offre une
solution nouvelle qui réconcilie le besoin de nouvelles formes de logement avec la demande de
développement durable. Il y a au Danemark environ 30 communautés qui cohabitent, comprenant
chacune de 20 à 50 familles. Elles vivent dans des
maisons individuelles, conçues et occupées par
leurs propriétaires. Elles se composent d’une maison commune avec une salle à manger communale
et divers ateliers et infrastructures de toutes sortes:
terrain de jeux, jardin organique, ainsi que deux turbines à vent produisant de l’électricité20.
Prévenir la délinquance et renforcer un climat
de confiance est essentiel pour des quartiers qui
cherchent à devenir plus attrayants pour les personnes et les capitaux. La sécurité urbaine est une
valeur ajoutée de l’espace. Les attaques de la propriété publique revêtent plusieurs formes, la plus
récente et post-moderne étant celle du graffiti. La
réparation des lieux touchés est une procédure très
coûteuse et de nombreuses administrations et entreprises de transports publics cherchent des solutions
novatrices21. La ville de Maastricht a choisi une
Présentation dans “Housing the Community 2000” (Dublin, juillet
1991).
21
Thème souligné à la conférence “Transports publics, sécurité et environnement” (UITP-RATP, Paris, mai 1992).
20
approche intégrée hautement préventive. La création du bus “anti-graffiti” employant d’anciens
chômeurs, spécialisés dans l’effacement des graffitis (quelques-uns des anciens prédateurs des
espaces publics), des moyens supplémentaires pour
découvrir l’identité des coupables, des programmes
éducatifs pour améliorer les talents des “artistes” de
graffiti et un mur où chaque citoyen peut s’exercer
au graffiti, constituent les éléments principaux de
cette approche. Les résultats parlent : diminution
drastique de la pollution visuelle due aux graffitis
(90 % de moins de graffiti sur la Gare Centrale en
deux ans) (EF 1993a). Après cette réussite, plusieurs bus anti-graffiti, autofinancés, circulent dans
la région de Maastricht.
E. L’art de bâtir la ville citoyenne,
chef-d’oeuvre humain
La ville devient de plus en plus complexe et la
planification urbaine a de nouveaux défis à relever
(Hall 1988). La réalité urbaine a beaucoup souffert
de la classification rigide des fonctions urbaines et
de la monofonctionnalité. Il y a une tendance européenne à définir la mixité et la coexistence de fonctions comme des caractéristiques-clefs du caractère
urbain ; beaucoup d’experts et de décideurs défendent l’idée que la ville cesserait d’exister si la
diversité et la mixité disparaissaient. Mais si tout le
monde est d’accord au sujet de la diversité, la principale question demeure “Quelle devrait être l’articulation optimale des fonctions urbaines ?” (EF
1992b).
Le transport et l’occupation des sols sont toujours des outils puissants pour améliorer la ville.
Une nouvelle articulation et mixité d’activités compatibles peuvent réduire de façon spectaculaire les
flux de transport et la détérioration de l’environnement et promouvoir l’emploi, l’accès et la mobilité
pour les groupes sociaux défavorisés. Les deux
outils devraient être envisagés comme faisant un
tout et tous les sites suscitant d’importants déplacements de populations devraient être localisés à
proximité des services de transports en commun.
De nombreux concepts et programmes urbains,
tels que le village urbain, prônent l’articulation harmonieuse des fonctions urbaines (EF 1994a). Les
fonctions et services urbains nécessaires à la vie
quotidienne et garantissant l’art de vivre dans les
villes devraient être présents dans chaque quartier,
187
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
où chaque habitant devrait également pouvoir trouver du travail. Serait-on loin de la réalité ? Les gisements d’emplois sont rares et dans un des pays les
plus prospères et écologiques, le Danemark, la distance moyenne des déplacements domicile-travail
est passée de 9,9 km en 1981 à 13,3 km en 19921993. Les trois cinquièmes des nouveaux bureaux
construits pendant cette période dans le Grand
Copenhague, l’ont été à plus d’un kilomètre d’une
gare ferroviaire. Les plans d’aménagement régional
stipulent désormais que la distance maximale
devrait être 500 m.
La rénovation et la réhabilitation urbaines
apparaissent comme l’alternative forte à l’extension urbaine et sont souvent étroitement liées à
l’amélioration du cadre de vie et à la participation
des citadins. La réhabilitation de la “Ciutat Vella” à
Barcelone suit les priorités multiples : améliorer les
conditions de vie de la zone, lutter contre les inégalités sociales, promouvoir la réhabilitation de l’habitat, rénover des lieux publics et encourager la participation des habitants (EF 1993a). Les programmes de rénovation urbaine qui recherchent
une dimension humaine pourraient s’inspirer du cas
d’Elsinore, où un tiers du centre-ville médiéval a
déjà été réhabilité. La municipalité souhaitait restaurer et reconstruire le centre historique en collaboration avec les habitants. Le nouveau projet
d’aménagement d’Aalborg comprend des éléments
novateurs inclus dans une base de données, accessible à tous. Ils mettent en valeur la qualité de la
ville en valorisant l’ancien mais en produisant également du neuf (tout en respectant les vieilles structures), en créant une épine verte et en intégrant la
ville et la mer (EF 1993a).
La mise en valeur des espaces publics et monumentaux, appelés par R. Koolhas “Iles de libertés
dans l’archipel de la ville”, prend de plus en plus
d’importance dans les villes européennes. La
Charte urbaine européenne, émise par le conseil de
l’Europe, déclare que la rue doit redevenir une
arène sociale. De plus, un des principes de la Charte
veut que les villes soient conçues d’une façon telle
que tous puissent avoir accès à tous les espaces
publics et qu’ils participent à la gestion urbaine
(EC 1992). De nombreuses innovations s’intéressent à la réorganisation des espaces libres dans les
villes. Le projet “définir la qualité des lieux
publics” à Bruxelles est un bon exemple de mise en
valeur des espaces publics (et de lutte contre la
standardisation), tandis qu’à Salamanque on fait un
effort pour détruire tous les obstacles architectoniques et pour encourager l’accessibilité dans la
ville. L’unification des espaces archéologiques à
Athènes représente un effort important de valorisa-
188
tion des espaces antiques et de leur insertion dans la
vie quotidienne des habitants. Dans une des banlieues d’Athènes, à Phaliro, le projet “l’Art dans la
ville” introduit la sculpture dans un vide urbain,
dans une zone de problèmes de circulation intense
et d’obstruction de la vue sur la mer.
Toutes les politiques et actions sociales
urbaines novatrices semblent avoir un important
dénominateur commun : la participation citoyenne.
Les organisations environnementales et non-gouvernementales et les associations de citadins sont
de plus en plus souvent invitées à agir en tant que
partenaires plutôt qu’en tant que contestataires.
Les ressources humaines cachées de chaque quartier sont toujours à redécouvrir. Mais les habitants,
les travailleurs, les consommateurs jouent un rôle
de plus en plus actif dans la prise de décision urbaine. Ils forment des groupes de pression. Ils tentent
d’informer les moins bien informés. Ils mobilisent
les exclus, ils leur font prendre conscience des possibilités d’améliorer leurs conditions urbaines. Le
désir de la ville partagée paraît fort (Abbott 1996).
Les types de communication et de collaboration
entre l’Etat, les habitants et le marché pour un fonctionnement efficace et équitable de la ville sont très
importants pour la durabilité de l’europaysage
urbain. Des associations sont actuellement institutionnalisées et les collectivités locales sont encouragées à relever le défi de la gestion des villes
d’Europe en association avec leurs habitants. La
collaboration avec le secteur privé permet de partager les coûts et d’optimiser le bien social. La participation du public qui représente de toute évidence
une rupture par rapport à la tradition participative
incarnée par les mouvements sociaux des années
1960 est en train de conduire à la création d’un nouveau système de valeurs urbaines (EF 1992c ;
TPWIA 1996).
Un consensus civil bien défini est nécessaire
pour des décisions importantes concernant l’avenir
des villes. A Barcelone, des centaines d’associations urbaines ont participé à la préparation d’un
plan stratégique économique et social, instrument
de base du changement urbain. A Bruxelles, les
procédures de concertation pour la planification
introduisent de nouveaux concepts participatifs. En
Reggio Emilia, les habitants participent à la compilation du budget de la ville à l’aide des nouvelles
technologies. A Valence, les habitants ont participé
à l’établissement du tracé de nouvelles lignes de
métro (ALFOZ 1995).
La démocratie locale et la communication ont
été une préoccupation prioritaire dans le projet de
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Moritzplatz. Un programme environnemental
consultatif fut prévu afin d’accroître la prise de
conscience écologique des habitants. Ils ont ainsi
participé au développement et à la réalisation pas à
pas de concepts liés à l’énergie, l’eau et les déchets.
Les jeunes et les enfants y participèrent autant que
possible. On organisa un festival de rue sur le thème
de l’environnement, au cours duquel les enfants
pouvaient expérimenter et jouer avec des matériaux
naturels et construire un “monstre d’ordures” en utilisant divers matériaux de rebut (EF 1993a).
A Amsterdam, un programme de consultation
de quartier prit forme à la suite de l’initiative d’un
seul habitant. Il commença à organiser des réunions
de quartier pour discuter librement des problèmes
de Heesterveld, une banlieue multiculturelle nouvelle (1983) aux problèmes de chômage élevé, de
toxicomanie et de saleté des lieux publics
(EF 1993a).
Les habitants participent activement à la mise
en valeur de centres historiques importants à l’architecture vernaculaire exceptionnelle, comme
celui d’Otranto, ou simplement de leur rue comme
à Vieira Portuense à Belem. A Otranto et Bari, une
société de construction privée a développé un intéressant laboratoire de quartier. L’objectif est d’encourager les habitants à participer à l’entretien des
bâtiments et des espaces publics (EF 1993a). La
quête de formes urbaines optimales a donné lieu à
plusieurs réflexions (Petrella 1993) et réalisations
(EF 1995d) et le terme “Renaissance urbaine”
devient de plus en plus d’actualité22. La réinvention
de la ville traditionnelle aux contours précis, aux
fonctions mixtes, aux espaces harmonieux et aux
lieux publics nobles est annoncée (Tagliaventi
1992 ; TPWIA 1993). L’étude de la Fondation
européenne sur l’esthétique, la fonctionnalité et la
désirabilité des villes européennes condamne le
fonctionnalisme comme vecteur de fragmentations
urbaines. Le zoning rigide et son cortège de plaies
(exclusion, circulation) ont généré plus de problèmes que les problèmes qu’ils étaient censés
résoudre. Ils n’ont pas pu faire face à la complexité. Or, toute simplification est une fraude. Une ville
ne se résout pas dans la somme de ses quartiers ou
de ses faits historiques (EF 1995d).
Tous les lieux urbains ne se valent pas et plusieurs sont les experts qui soulignent qu’il y a un
urbanisme producteur de gaspillage et de violence,
fléau largement induit par la dégradation de l’urba22
Renaissance Urbaine est le titre d'une série de conférences organisées sous forme de triennale par l'organisation italienne “A Vision for
Europe”.
nité (EF 1995b). Y-a-t’il vraiment des formes criminogènes ?23 Est-ce qu’il y a des formes urbaines
prégnantes de félicité ; de percolation sociale, de
péréquation, de solidarité ? Des formes préventives
et dissuasives de détresse ? Est-ce qu’il y a des
formes heureuses contre la déchirure ? Des formes
qui mettent en valeur les denrées rares de l’espace
et du temps urbain ? Des formes urbaines qui refusent les rapports suzerains et vassaux ? S’il est sûr
que le fonctionnalisme de la Charte d’Athènes24 n’a
pas apporté des lendemains qui chantent (Municipality of Athens 1994), est-ce qu’il y a des alternatives valables ?
Le débat semble se concentrer de plus en plus
sur la quête d’une ville citoyenne et métisse
(UNESCO 1995) qui puisse produire ses richesses
(EF 1995a), avec des citoyens ayant droit de cité,
qui puissent se sentir responsables de l’avenir de
leur ville. Des citadins qui refont chaque jour la
ville avec leur travail et leur participation à la réinvention de l’art de gouverner, qui font de la ville un
territoire d’héritage. Avec des espaces qui projettent la liberté et qui offrent des repères pour la
mémoire collective. Des espaces qui favorisent la
création artistique, souvent considérée comme
superflue (mais combien nécessaire !), et les
espaces monumentaux d’identification et de désir.
Une ville n’est substituable à aucune autre ville.
Chaque ville est un phénomène multisensoriel
propre, elle a sa propre urbanité. Tout modèle est
réducteur. Prendre la mesure de la ville, évaluer sa
signification symbolique et son pouvoir de suggestion est essentiel et ne peut être fait que par les
habitants qui projettent sur la ville leurs espoirs et
leurs désirs. Le dernier rapport de la Fondation
européenne offre une série d’itinéraires, où l’âme
d’une ville peut être saisie, des passages – épines
dorsales du désir, métronomes du coeur battant. De
Fornovo di Taro à Poundberry, tous les cas présentés ont comme axe commun la quête de la beauté
urbaine. Longtemps rejetée comme signe de frivolité ou d’élitisme, la beauté des villes, faite d’asymétries, d’antinomies et de contradictions, revient
sur la scène urbaine25 (EF 1995d).
Le débat lors du colloque de l'ENA-Recherche “La ville et ses usagers” (Paris, octobre 1995) a laissé plus d'interrogations que de confirmations. Il y a certainement plus de correlation que de relations de
causalité.
24
La Municipalité d'Athènes a organisé un colloque pour “l'enterrement” de la Charte d'Athènes sous le titre significatif: “De la ville
organique à la ville des citoyens” (Athènes, juin 1994).
25
La conférence “The Art of Building Cities” (Chicago, juillet 1995),
au même titre que l'ouvrage classique de C. Sitte “L'art de bâtir les
villes” et organisée par la Classical Architectural League, est assez
significative dans ce domaine.
23
189
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Evidemment, on a besoin d’urgence de nouveaux emplois et c’est là que la plupart des villes et
des acteurs concentrent leurs efforts. Des études
identifient des domaines de potentiel important pour
la création d’emplois (EC 1995b). L’étude de la
Fondation sur le rôle des PME suggère que les
petites et moyennes entreprises s’adaptent mieux au
changement (EF 1995b) et peuvent mieux répondre
aux défis de mixité et d’urbanité. Mais il y aura toujours des chômeurs... Peut-on toujours réussir une
ville qui intègre au lieu de reléguer, qui enrichit au
lieu d’appauvrir ? La beauté des villes est-elle
rédemptrice ? Y a-t-il une beauté consensuelle, unanimement saluée, où l’avenir puisse être inséminé ?
Depuis la chute du mur de Berlin, l’Europe
s’est réconciliée avec sa géographie. L’élargissement de l’Union européenne enrichit le paysage
190
et le réseau urbains. Elle devient un espace dynamique à géométrie variable. L’Europe a tendance à
être un réseau de régions urbaines ou de villes
régionales qui relie système économique et socioculturel, à l’image de la Randstad hollandaise. Il
peut s’agir d’une Europe de territoires en concurrence ou en coopération. Ce nouveau territoire ne
peut être isotrope. Les disparités augmentent et
combiner des politiques – dynamiques dans certaines régions et restrictives dans d’autres – semble
assez difficile. Il y a de nombreux obstacles à surmonter provenant de cultures et d’intérêts différents. Les innovations doivent être conçues et adaptées comme des outils solides, transparents et légitimes pour façonner l’avenir européen. Les villes
deviendront alors des laboratoires de l’avenir.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
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Cinquième partie
DÉBATS ET POLÉMIQUES
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Débats et polémiques
Une grande partie des débats sur la ville s’est focalisée, en France, sur l’opposition entre le modèle de la ville européenne traditionnelle, dense, compacte, hypercentrée et le modèle de la “ville émergente”, décrit par Geneviève Dubois-Taine,
qui englobe tous les lieux pratiqués chaque jour, chaque semaine ou chaque mois
par les usagers : centres anciens, centres commerciaux, secteurs résidentiels,
parcs de loisirs, campagne environnante, équipements publics...
Les articles présentés ici explicitent cette opposition.
Geneviève Dubois-Taine réfère la ville émergente, cette “autre ville” essentiellement à l’évolution des modes de vie : la mobilité généralisée a ouvert une possibilité de choix multiples de lieux de vie, la demande de nature devient prééminente, et peut tout à fait se coupler avec d’autres lieux de services quotidiens ou hebdomadaires. Il y a en quelque sorte “décollage” entre la ville physique ancienne
et la ville de pratique des habitants. Ceux-ci se servent de la ville physique comme
d’une offre de service entre lesquels ils choisiraient. Elle plaide pour une reconnaissance de cet état de fait
Jean-Loup Gourdon stigmatise le laissez-faire qui a rendu possible cette “ville
émergente” et revendique une “organisation” de l’espace, qui prenne en compte,
intègre et articule ses différents éléments dans une forme générale. S’il admet qu’il
n’existe pas de “modèle” de ville à prôner, il suggère de partir de notre propre
civilisation, de notre propre histoire et de notre territoire pour transformer nos
villes actuelles.
Bruno Fortier montre comment à travers la continuité historique, les villes ont
acquis une cohérence générale. Il souligne leur attrait, à travers leur “rugueuse
diversité” et propose de continuer le travail amorcé “avec pour arme des projets”
et pour médium la liberté.
L’article de Jean-Claude Burdèse part d’à priori opposés à ceux de Jean-Loup
Gourdon et de Bruno Fortier. Pour lui, il n’existe pas d’organisation “a priori” de
l’espace, l’unité urbaine n’a jamais existé. “La ville, avec laquelle il faut bien se
débrouiller, écrit-il, est faite de fragments, de bribes, de collages fascinants d’histoires et d’échelles multiples, de matériaux et d’imaginaires contradictoires”. Il
s’insurge contre “le paradigme le plus répandu en Europe” de refaire de la ville
conformément à un “génie du lieu”. Il propose de guider le travail de l’architecte
et de l’urbaniste, non pas à partir du “génie du lieu” mais du “génie du temps...
de chaque temps”.
197
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
La ville émergente
Geneviève Dubois-Taine
Plan Urbanisme, Construction et Architecture
DUHC1
Les territoires contemporains
La ville contemporaine, le ville émergente,
“l’autre ville”, comme l’appellent déjà certains
citadins, reconnaissant que là aussi ville il y a, sont
des notions qui percent peu à peu dans les écrits,
dans des séminaires, dans des articles et livres. Que
recouvrent-elles ? Le séminaire “ville émergente”
tente de connaître et reconnaître les forces et
valeurs portées par les territoires contemporains”.
Les promoteurs de cette problématique font l’hypothèse que les régions urbaines recèlent des valeurs,
des ingrédients qu’il est nécessaire de comprendre
pour pouvoir intervenir à bon escient. A partir d’observations, ils essayent d’en déchiffrer les différents aspects, les multiples facettes, les composantes, à gros traits, de manière pointilliste dans un
premier temps, avec précision et sans jugement de
valeur vis-à-vis des territoires concernés et des
hommes qui les vivent. Une certaine prise de recul,
un regard légèrement iconoclaste par rapport à la
“ville d’hier”, comme la nomme Yves Chalas, sont
de rigueur. Iconoclaste, car, précisément, les
modèles de la ville d’hier sont ceux qui obscurcissent la vue pour bien percevoir ce qui est en train de
se jouer actuellement. Point de modèle préétabli, du
regard, de l’écoute, le moins possible d’a priori,
sauf celui de dire que toute anecdote, tout lapsus,
toute allusion peut ouvrir des pistes lumineuses,
pour autant que l’on se libère des anciennes figures.
Pour ce faire, le Plan Construction et
Architecture2, en collaboration avec la Fédération
Nationale des Agences d’Urbanisme, et l’Association des Maires “Villes et Banlieues” de France,
a donc mis en place, en 1996, un séminaire intitulé
“ville émergente”. L’essentiel des contributions y a
été faite par des opérateurs et acteurs de la ville :
élus, acteurs économiques, promoteurs de centres
commerciaux et de multiplexes, responsables d’associations travaillant en banlieue, ... Tous ces
acteurs de la ville, car ce sont eux qui, en partie,
“font” la ville, nous ont fait partager leurs
approches, leurs visions des agglomérations et de
notre société contemporaine, les observations à partir desquelles ils programment leurs localisations et
les activités qu’ils implantent. La confrontation
entre ces faits et le discours des chercheurs a ainsi
permis au Plan Construction et Architecture de proposer quelques hypothèses concernant nos territoires contemporains.
De la ville dispersée...
De nombreux analystes, géographes, urbanistes, élus locaux ont constaté depuis quelques
décennies, l’étalement urbain, les lotissements,
l’impact des réseaux de déplacement sur l’expansion de la ville, les difficultés de contrôles de cet
urbanisme décousu. Certains en ont analysé les
causes ; ainsi, par exemple, on a noté le désir de
Direction de la Construction, Ministère de L’Equipement des
Transports et du Logement.
2
1
Direction de l’urbanisme de l’Habitat et de la Construction
199
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
rapprochement de la nature et le souhait d’un urbanisme dédensifié, allié à des questions de coûts,
pour expliquer la dispersion du logement individuel ; on a analysé le poids de la fiscalité locale et
les choix d’implantation près des grandes infrastructures pour les acteurs économiques et les
grandes surfaces commerçantes ; on a regardé les
effets majeurs des réseaux de transport non seulement sur les choix de localisation mais aussi sur les
modes de vie des habitants, sur la croissance des
motifs de déplacement, leur plus grande répartition
dans l’espace et dans le temps,...
Nombreux se sont insurgés, s’insurgent contre
ces phénomènes : la ville chaos, la ville éclatée, la
ville ghetto, la ville disséminée sont autant de qualificatifs qui dénoncent ces faits urbains. Les journaux, les médias n’ont de cesse, en général, d’utiliser ces expressions pour dénoncer la “ville moderne”, la ville de tous les maux. Une grande quantité
de chercheurs, est-ce l’effet de la commande, est-ce
l’effet de leurs propres regards, se sont souvent
penchés sur les quartiers en difficulté, les “banlieues” (sous entendu “le mal des banlieues”), les
exclusions sociales, les non-lieux,... Ces multiples
recherches ont souvent constitué la base à partir de
laquelle ils ont élaboré leurs théories urbaines, leurs
théories sur la ville. Mal nous en a pris lorsque nous
avons tenté de recueillir des recherches sur des
quartiers sans problèmes. Elles étaient rarissimes.
Alors que 90, voire 95 % de la population vit
“bien” et agréablement dans son territoire, cette
grande majorité est absente des écrits, ignorée ; ses
points de vue ne sont pas révélés. Or, elle constitue
la “masse” dont il faut aussi partir pour comprendre
ce qui se passe réellement sur nos territoires métropolitains. C’est le parti qui a été pris dans le séminaire “ville émergente” : connaître et reconnaître
les qualités et ressorts de ces territoires contemporains, tels qu’ils sont forgés, tels qu’ils sont vécus
par les habitants, afin de tenter de décoder les fondements des organisations sociales et territoriales
actuelles. Cette base de connaissance est nécessaire
pour pouvoir produire des projets cohérents avec
les territoires auxquels ils sont censés s’appliquer.
... aux territoires contemporains
Quelles acceptions donner alors au mot “territoires contemporains” ? Ce ne sont pas les périphéries, bien que celles ci en fassent partie, ce ne sont
pas les grands ensembles, centres commerciaux et
autres “entrées de ville”. Ces territoires sont des
territoires de pratique, d’usage des habitants : ils
englobent tous ces lieux pratiqués chaque jour,
chaque semaine ou chaque mois par les usagers :
200
centres anciens, centres commerciaux, secteurs
résidentiels, parcs de loisirs, campagne environnante, équipements publics,... Ils recouvrent de larges
territoires, anciennement dénommés urbains et
ruraux, qui font partie de la vie et des représentations mentales des usagers et acteurs de la ville.
Tous ces lieux forment système entre eux et constituent ce que le séminaire “ville émergente” a appelé les “territoires contemporains”. Il y aurait, en
quelque sorte, un “décollage” entre la ville physique, avec ses quartiers, ses polarités, ses continuités,...(une offre de lieux) et la ville de la pratique
des habitants qui se “serviraient” de la ville physique comme d’une offre de services entre lesquels
ils choisiraient leurs différents lieux de destination
quotidiens, hebdomadaires, et à plus long terme.
Aussi, les territoires contemporains sont ils un système de lieux, un système de points, tels que les
usagers les pratiquent et se les représentent.
Grâce à la mobilité généralisée, ces territoires
contemporains ont permis à de nouveaux modes de
vie de se mettre en place (généralisation à toute la
France des modes de vie urbains, multi-appartenance, multi-identités,...) ; les usagers sont de plus en
plus compétents et sélectionnent les lieux et places
qu’ils entendent fréquenter, les modes de vie qu’ils
comptent avoir ; de nouvelles polarités urbaines se
dessinent, les pratiques sociales évoluent ; la
demande de nature devient prééminente, avec ses
conséquences sur les densités ; les structures et
morphologies urbaines nous questionnent, certains
proposant les vides comme figures majeures de nos
géographies urbaines. Mais alors, comment replacer ces constats dans une vision plus large ?
Les urbanistes face aux limites
des modes de faire antérieurs
Nous nous situons dans une période
de transition ou de renaissance
Dans toutes les périodes d’évolution de la
société, à la renaissance, au début de l’ère industrielle, des reconversions, des changements de sens
profond se sont opérés. Nous sommes vraisemblablement à un de ces moments. Ces périodes sont
des périodes de flou, de recherche, d’incertitudes,
pendant lesquelles certains avancent des hypothèses, mais celles ci ne sont pas toujours reprises,
exploitées, mises en valeur. Ainsi, comme le mentionne Gabriel Dupuy, dans son introduction à “la
ville émergente”, (livre dirigé par Geneviève
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Dubois-Taine et Yves Chalas, édité aux Editions de
l’Aube en 1997), à notre époque et en ce qui
concerne “la ville”, cette question a été ouverte en
France par le rapport Mayoux, dans un ouvrage
important intitulé “Demain l’espace. L’habitat individuel périurbain” (La Documentation Française,
1979). Mais, cette première analyse est restée dans
l’oubli. Un mouvement s’est amorcé plus tard
grâce, entre autres, aux travaux de Guy Burgel,
dont témoigne sa revue “Villes en parallèle”, et
aussi par exemple, ceux de Cynthia Ghorra Gobin
qui a fait paraître aux éditions de L’Harmattan:
“Penser la ville de demain : Qu’est ce qui institue la
ville ?”
Pourquoi est-elle restée peu ou prou dans l’oubli ? Et alors, pourquoi cette démarche est-elle
maintenant possible, pourquoi peut-on, ici et là,
dépasser cette attitude critique vis-à-vis de la ville
contemporaine ? Peut-être peut-on rappeler ici les
constats faits lors des recherches préalables au lancement du séminaire “ville émergente”. Les
enquêtes menées alors, décrivaient de nombreux
urbanistes et décideurs locaux comme étant en
proie à une véritable “schizophrénie”. Dans un premier temps, les interviewés insistaient sur l’analyse, lucide, pointilleuse, basée sur des observations,
qu’ils pouvaient faire des territoires contemporains : ils y reconnaissaient une nouvelle manière
de vivre, de s’approprier les territoires, ils identifiaient la marque et la place majeure des stratégies
économiques dans l’organisation des territoires, ils
avalisaient le fait que de très nombreux français
préfèrent vivre près de la nature, hors des nuisances
et contraintes de la vie urbaine dense, ils acceptaient de regarder en face toutes ces réalités. Mais,
dans un même temps, dans un second temps, ils
disaient l’incapacité, au niveau du faire, au niveau
des propositions à présenter aux élus locaux, de ne
pas se référer à la “ville ancienne”, à la “ville
d’hier”, pour se faire comprendre, pour tenter de
faire adhérer à leurs propositions.
Les anciens moyens de faire la ville
montrent certaines limites
Pourquoi, alors, un certain revirement est-il
perceptible ça et là ? Il semblerait d’abord que
nombreux maintenant sont ceux qui dressent le
constat de ce qu’ils estiment être l’échec, plutôt
l’impuissance des politiques urbaines menées
depuis trente ans contre l’étalement urbain, et pour
la constitution de centres urbains denses où tout le
monde aimerait vivre, pour des continuités urbaines
et pour un urbanisme haussmanien. Et devant cette
impuissance, ces discours incantatoires, certains
tentent de voir les choses en face, tentent de comprendre à quelles forces ils se heurtent, tentent de
décoder les ressorts de cette ville qui se fait sans
eux, malgré eux, qui leur “file entre les doigts”.
Alors, pour être positif, pour pouvoir continuer à
proposer, à convaincre, il faut avoir une meilleure
connaissance du milieu auquel on a affaire, il faut
avoir une vue plus objective des forces avec lesquelles il faudra composer, il faut se doter d’objectifs réalistes par rapport à la matière sur laquelle on
travaille. Car à vouloir trop forcer un territoire à
devenir ce pour quoi il ne peut pas être fait, on va
d’échec en échec. Le constat est là. La voie alors
proposée par certains consiste à connaître ces
forces, à composer avec elles, à s’appuyer sur elles
pour proposer des régulations, des arbitrages,
concrets, faisables et réalisables, qui sont bien du
ressort de l’aménageur urbain et du politique dans
les choix qu’il fait.
La posture est difficile. Elle est faite, à l’image
de notre monde actuel, d’incertitude. Elle ne peut
s’appuyer sur des modèles préétablis, des certitudes. Les idées directrices sont à construire.
Une autre raison possible de ce revirement a
trait au “succès” d’un certain nombre d’implantations urbaines, non totalement programmées par les
autorités locales et qui rencontrent un très vif soutien de la part des populations. Centres commerciaux, multiplex de cinéma, regroupements commerciaux en périphérie, parcs de loisirs, sont plébiscités par les usagers. Cette attitude généralisée
ne peut qu’interroger. On peut certes décrier cet
attrait, critiquer l’ensemble de la population dans
ses choix, mais cette attitude n’a qu’un temps. Au
bout du compte, on ne peut que s’interroger, analyser les composantes et mesurer les conséquences de
ces préférences des usagers : mobilité, libre choix
généralisé des lieux de destination, hyperchoix, qui
entraînent une certaine récession des centres
anciens, une nécessaire redéfinition de leur rôle
dans les structures territoriales, une interrogation
profonde sur “la ville” et les évolutions globales à
l’intérieur desquelles elle se modifie.
Car, en effet, et c’est vraisemblablement un
autre aspect de ce revirement, la ville n’est pas
seule à osciller sur son socle. L’ensemble de notre
société, au niveau mondial, tente de se redéfinir. Et
cet environnement global, de remise en cause, de
recherche de nouveaux fondements, entoure l’ensemble de la réflexion sur la ville, la facilite, la rend
possible. Que retenir, alors de cet environnement
général qui stimulerait la réflexion au niveau
urbain, au niveau des territoires, dans lequel toute
réflexion urbaine ne peut que s’insérer ?
201
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Nos sociétés sont en profonde
évolution
La société en quête de nouveaux repères
D’abord, comme l’indique avec force Jean
Viard, notre société n’a plus comme image fédératrice, comme idéal, l’idée de conquête. Depuis sa
création notre monde assimilait progrès à conquête.
L’extension des territoires, les conquêtes
d’Alexandre le Grand, la découverte de
l’Amérique, sont autant de référents qui ont profondément structuré nos esprits. Les extensions
urbaines sont du même ordre. Or, depuis les premiers pas sur la lune, ce mythe est achevé. La
conquête est terminée. Nous sommes désormais
dans un univers clos, dans la planète terre, limitée à
sa seule sphère. Cette planète représente une entité,
unique, mais, désormais, seul lieu d’expression et
de vie de l’ensemble de l’humanité. Cette révolution change tout. Nous ne sommes plus dans une
civilisation de conquête, de découverte de l’inconnu, nous sommes dans la nécessité de gérer, d’organiser ce qui existe, les territoires, les hommes. En
même temps que cet enfermement sur notre terre,
c’est à l’effondrement des repères que nous assistons : quels projets collectifs, mondiaux, locaux,
nous mobilisent encore ? Quelles utopies façonnent
notre société ? Quelles sont nos nouvelles utopies ?
Quels sont les repères collectifs ? Et au delà, nos
sociétés sont-elles capables, précisément, de gérer
notre terre, de la mener à bon terme ? Les débats
sur l’écologie, sur le développement durable sont là
pour rappeler constamment notre faiblesse globale
à maintenir notre monde en bon ordre. La crise
identitaire est donc profonde. Elle a ses répercussions, lourdes, sur l’ensemble des systèmes.
Qu’en est-il pour l’individu ?
Au niveau individuel, aussi, cette perte de repère pour le futur, l’absence d’utopies mobilisatrices
a des conséquences. Quel regard porter sur l’avenir ? Une césure s’effectue alors entre différentes
parts de la société. Pour certains, (Daniel Mercure)
on assistera à un renforcement de tout ce qui est
vécu au quotidien, dans l’immédiateté : l’”Ici et
Maintenant” de certaines écoles psychanalytiques
peuvent y trouver tout leur épanouissement.
L’immédiat, l’instantané, la valorisation de l’imprévu et l’imprévisible de chaque jour qui vient et qui
passe y est sublimé, on assiste à une recherche de la
densité et de la richesse de chaque instant vécu, on
est à l’affût des opportunités qui se présentent et on
202
sait s’en saisir. Pour les autres, au contraire, une
peur de l’inconnu, de l’imprévisible, de tout ce que
l’on ne peut cadrer dans un objectif futur bien
déterminé, s’installe : on assiste alors à un repli sur
soi, à la recherche d’une sécurité déjà vécue, identifiée, intégrée. L’ancrage local, la recherche d’un
lieu personnel appropriable, la recherche nostalgique du clocher est survalorisée, est quémandée.
Quelle définition donner alors au mot “lieu” ? Cette
césure ne recoupe pas les catégories sociales, elle
s’installe dans les diverses couches de la société.
Elle explique un certain nombre de faits politiques.
La mobilité modifie profondément
les territoires et les sens des territoires
Réciproquement, dans ce contexte restreint à la
Terre, la mobilité a fait éclater toutes les limites. La
mobilité est généralisée. Dans son corps, dans sa
tête, en avion, en voiture, par Internet, chaque point
du Monde est à tout le monde. On a accès à tout. Où
que l’on soit, on peut joindre tout point de notre
sphère. Certes, cette mobilité, composante essentielle de nos territoires et de notre vie actuelle, a ses
laissés pour compte : c’est alors qu’Olivier Piron
parle de “droit au transport”, au même titre que de
droit au logement. Cette mobilité a aussi ses effets
pervers de sélection sociale : en effet, plus on se
déplace facilement, plus on choisit son lieu, ses
lieux.
Dans ce contexte généralisé de mobilité, les
lieux, leurs significations, les “ancrages” qu’ils permettent ou suscitent sont en profonde évolution.
Puisque l’on peut être partout, aller partout, choisir
où l’on va, décider qui on veut voir ou ne pas voir,
alors, le lieu, sa définition, les identités qu’on lui
attribue ne peuvent que reposer sur des composantes à inventer. Ce lieu que l’on a tenté de “quitter” ou sur lequel ou s’appuie pour accéder à cette
vie au choix, cette ville au choix, ne peut que revêtir alors de nouvelles définitions. De quels attributs
peut il se parer maintenant ? La qualité même de
l’idée de lieu doit être bousculée.
Un système composé de mégapoles
et d’une pluralité de villes moyennes
et petites
La mobilité étant une composante majeure de
notre pratique et de notre appréhension globale des
territoires, l’ancienne différenciation ville-campagne est à revoir. On peut habiter “à la campagne”
et vivre en articulation étroite avec la ville, les
modes de vie des “ruraux” et des “urbains” se sont
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
largement homogénéisés. Une métaculture commune se dessine, qui concerne l’ensemble des habitants de notre pays, et plus largement d’une partie
du monde. Alors, coexistent à leur place, deux
types majeurs d’implantations humaines, de représentation des territoires : les mégapoles, villes
mondiales, lieux de la richesse économique, de
l’échange, de la créativité, lieux de la décision, longuement décrites par Saskia Sassen, et le reste du
pays, fait de villes moyennes et petites, sur lequel
investissent les hommes pour donner du sens à eux
mêmes, à leur existence, à leurs appartenances. Ces
deux types de lieux coexistent constituant ce que
Jean Viard et Pierre Veltz dénomment la société
archipel. Ainsi, nous dit Jean Viard, “la figure de
l’archipel semble bien caractériser notre époque :
une mondialisation des économies, des savoir faire,
des informations, des imaginaires et des cultures
liées à un repli sur la sphère privée, la maison, le
corps, le moi”.
La ville archipel
Au niveau des agglomérations, aussi, la figure
de l’archipel a toute sa signification. Les territoires
de pratiques contemporaines sont des systèmes de
lieux choisis par les habitants pour mener leur vie
comme ils l’entendent. Cette pratique leur permet
de s’ancrer, de manière différenciée, dans diverses
parties du territoire. Des identités multiples peuvent
alors être revêtues par les usagers. La résidence
devient le “pivot” à partir duquel chacun organise
les nombreux sites auxquels il veut appartenir,
composant lui même ainsi les différentes mixités
qu’il a envie de partager avec d’autres. Le territoire, alors, se recompose ; les lieux sont complémentaires les uns des autres et non plus hiérarchisés les
uns par rapport aux autres. Centres anciens, centres
commerciaux, lieux du travail, lieux de détente et
de loisirs, campagne, sont autant de lieux qui
constituent l’offre globale au service des habitants
et des acteurs économiques. Chaque lieu est choisi
par les usagers pour sa spécificité et pour ses qualités propres : très grossièrement, le centre ancien
pour ses valeurs patrimoniales, le centre commercial (et ses espaces de récréation), pour sa modernité, les espaces de loisirs pour la qualité de détente
qu’ils offrent, les espaces résidentiels pour leur rapport à la tranquillité et à la nature,... Une ville archipel se constitue alors, faite de pleins et de “vides”,
les “vides” contribuant alors largement à la lisibilité de l’ensemble.
La ville du temps
Si la mobilité évolue et recompose la notion de
lieu, la “ville du temps” ne peut qu’affecter profon-
dément cette même notion. Les rythmes quotidiens,
hebdomadaires, mensuels et annuels de la population sont en constante évolution, en se différenciant
suivant les âges des usagers. Les heures d’ouverture des magasins ne cessent de s’étaler, les horaires
de travail sont souvent “à la carte”, on prend ses
vacances en plusieurs semaines réparties tout au
long de l’année,... On peut choisir les moments
pendant lesquels on souhaite faire telle ou telle
chose. Bison futé, en nous indiquant les heures
saturées nous incite à décaler notre départ en week
end, les heures de pointe des transports dans les
grandes agglomérations occupent une plage de plus
en plus grande... On assiste à une individuation
croissante des pratiques sociales. Le temps est
maintenant quelque chose que tout un chacun gère.
Comme le remarque François Ascher, nous
sommes dans l’ère des agendas électroniques. En
Italie, se réunissent régulièrement les “conseils
urbains du temps”. Ce phénomène agit dans le
même sens que la mobilité. On assiste à un élargissement du champ des possibles, du champ des
choix. Que devient, encore une fois, la notion de
lieu dans ce contexte ? Ceux ci peuvent avoir des
utilisations contrastées dans le temps, ne pas être
appropriés par les mêmes usagers à différents
moments, se voir attribuer des identités contrastées
par les uns puis par les autres. La notion de lieu se
doit d’évoluer.
Le monde du travail se modifie
Le monde économique évolue, lui aussi, fondamentalement. Depuis quelques siècles, le travail a
structuré la vie sociale. Il permet (a permis ?) à l’individu de se positionner, d’appartenir à un milieu,
voire d’habiter dans un quartier où il retrouve ses
proches. Tout ceci n’était pas sans ambiguïtés, mais
le travail structurait la vie sociale. Nul ne peut ignorer les bouleversements profonds qui surviennent
au niveau des structures économiques. La mondialisation, la concurrence entre grandes firmes, le
poids des marchés financiers par rapport aux activités de production, l’externalisation croissante des
activités bouleversent le monde du travail. Le chômage, le maintien, à un très bas niveau de certains
salaires en sont certaines des conséquences les plus
dramatiques pour l’individu. Dans cet environnement, nombreux sont ceux qui ne croient pas au
retour du plein emploi, et qui prédisent, alors, le
déclin de la place du travail comme élément structurant de notre société. Alors, le travail participerait
dans une moindre mesure à la construction de l’appartenance ? Pour Olivier Mongin et Guy Aznar, il
va se produire une “réinvention du travail et non la
fin du travail”. Le travailleur du futur serait alors
203
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
une personne autonome, un polyactif et un networker. Il se construirait une vie à trois temps : une vie
liée au secteur productif, une autre liée au secteur
social et enfin, il se réserverait un temps pour lui
même, pour la créativité et pour le savoir.
Le temps hors travail ne cesse d’augmenter
Parallèlement à l’évolution des modes de travail, les temps libérés, les temps de loisir ne cessent
d’augmenter. Vies familiales sous leurs multiples
formes, vie associative, sportive, flânerie dans les
rues du centre ville ou bien dans les centres commerciaux, détente dans des parcs ou à la campagne,
voyages en fin de semaine ou bien pour des séjours
de plus ou moins longue durée, prennent une place
sans cesse croissante dans la vie de tous. Très globalement, les motifs en sont les satisfactions de
l’affect, des sens ou bien encore l’épanouissement
du corps. Nos structurations urbaines risquent d’en
être profondément affectées. Alors que celles-ci ont
depuis longtemps été pensées autour du bipôle
“domicile - travail”, une autre composante, désormais prééminente en termes de nombre de lieux et
de quantité de déplacements est en train de se dessiner. La prise en compte des temps et lieux du
temps libre risque de modifier fondamentalement
l’appréhension que nous pouvons avoir des territoires urbains et de ses futures nécessaires restructurations.
La montée de l’individu entrepreneur
On voit bien, derrière tous ces faits, se dessiner
une césure, non pas, de nouveau entre classes
sociales, mais, à l’intérieur d’elles mêmes, entre les
“individus-entrepreneurs” dont parle Robert
Rochefort et ceux qui n’en ont pas les capacités, la
volonté ou la culture. Emmanuel Letourneux est
péremptoire sur cette question. Il prédit un avenir
beaucoup plus facile pour le jeune des banlieues
(des filous, dit-il, mais des filous qui “ont les
crocs”, qui se débrouilleront toujours, qui ne baisseront pas les bras et qui survivront), que pour le
jeune bourgeois, bardé de diplômes, mais peu habitué à se battre. Cette montée de l’esprit d’entreprise, du dynamisme individuel sur lequel reposerait
la “survie”, n’est pas indépendante d’une montée
de l’individualisme, noté depuis un certain temps
déjà. L’“autonomie de soi”, dont parle Marie
Christine Jaillet, monte en puissance, se répand, et
s’érige en nécessité pour survivre actuellement.
Elle a pour corollaire un moindre contrôle des
groupes sur leur proximité. Mais elle génère aussi
des laissés pour compte.
204
Conclusions
Comment, alors, faire société ensemble ?
Une première question, sous jacente, est alors
la suivante. Etant donné ces divers mouvements de
fond qui structurent et dynamisent notre société,
comment faire société ensemble ? Les lieux qui
constituent les territoires des pratiques contemporaines, sont des lieux multiples et variés, des lieux
d’usage et de représentation, choisis par la population. Ils sont dispersés et sont recomposés par tout
un chacun afin d’organiser une multitude de territoires d’appartenance personnels. Comment être
citoyen sur chacun des lieux ainsi choisis ? comment participer à l’évolution tant des lieux dans lesquels on réside que dans ceux où l’on travaille, où
l’on se divertit, où l’on se détend, où l’on fait ses
achats, où l’on a ses racines ? Comment être
concerné et participer à l’ensemble de la structuration de ces sites ?
Au-delà des lieux et avec ces mêmes lieux,
penser la ville de demain
On l’a noté tout au long de cet article, les
“lieux” sont profondément questionnés par ces évolutions globales de la société. Le “décollage” entre
la réalité physique des lieux et leur pratique et
représentations que nous nommons territoires
contemporains, pose fondamentalement la question
des lieux : lieux de résidence où l’on recherche
avant tout la tranquillité, le rapport à la nature, et
qui constituent un pivot à partir duquel on cherche
à rayonner dans l’ensemble du territoire ; lieux
questionnés par le libre choix qu’ont les usagers de
pratiquer ceux qui leur conviennent le mieux (donc
lieux en compétition, en complémentarité, qui tous,
en eux mêmes, doivent répondre à une haute qualité) ; lieux qui peuvent revêtir tout au long de la
journée, de la semaine, de l’année, des identités différentes, accueillir des populations et des activités
différentes : certains vivront 24 heures sur 24 alors
que d’autres seront épanouis à n’être fréquentés
que quelques heures par jour ; lieux extrêmement
fréquentés alors que d’autres seront recherchés
pour leur intimité ; lieux de l’éphémère, de la
modernité, en complémentarité à des lieux de
mémoire, du temps long de l’histoire de la ville...
Tous ces lieux sont juxtaposés dans la ville archipel, forment système et sont recherchés, chacun,
pour leurs qualités propres, pour leur spécificité et
leur individualité.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Comment alors, penser une ville qui tienne
compte de tous ces lieux dans leurs diversité et
leurs complémentarités ? Cela ne se fera pas en tentant de revenir uniquement aux structures
anciennes, on l’a vu, mais en s’appuyant sur ces
nouvelles dynamiques, en les faisant agir dans un
sens souhaité et à inventer. Dans un même temps, il
est nécessaire de se situer sur l’histoire pluriséculaire de notre société et profiter de ses acquis, de sa
culture. Pour qui et au nom de quelles valeurs proposer alors des objectifs et des actions ? Quelles
seront les occasions (et non pas forcément les lieux)
d’édification du lien social et de quelle nature serat-il ? Quels en seront les promoteurs et les chevilles
ouvrières ? En tout état de causes, la ville ne pourra se faire durablement sans composer avec les
forces et les valeurs qui agissent profondément sur
elle.
205
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
La ville et son double :
réflexion autour de “La ville émergente”1
Jean-Loup Gourdon2
Urbanologue
Plan Urbanisme, Construction et Architecture
Direction de l’Urbanisme, de l’Habitat et de la Construction
“La ville émergente”, livre publié par
Geneviève Dubois-Taine et Yves Chalas (Ed. de
l’Aube, 1997), est d’abord le compte-rendu et la
synthèse d’un séminaire tenu en 1996 au “Plan
Construction et Architecture”3. La façon dont s’y
trouve abordée la forme dominante du développement urbain contemporain n’est pas si limpide qu’il
ne soit utile de se demander s’il s’agit d’un essai
d’utopie libérale, d’une théorie du laisser-faire
urbain, ou de la poursuite d’une interrogation de
fond sur l’évolution de la forme urbaine. Les
réflexions qui suivent ont pour objet, tout en faisant
ressortir certains éléments intéressants de ce livre,
d’éclairer ses fondements et perspectives parfois
simplificateurs.
1. La ville et son double
“Ville d’hier” ou “ville émergente”, ville fermée ou ville ouverte, dans les murs ou hors les
murs, établie ou précaire... La ville a toujours été les
1
(Article reproduit avec l'aimable autorisation de la revue Flux, revue
du GDR-Réseaux, LATTS/ENPC, N° 30 Octobre-Décembre 1997).
2
Une trentaine d'articles dans Urbanisme, Metropolis, Etudes foncières, Le Moniteur, H, Le Monde, Libération, Flux... Ouvrages collectifs en codirection : “Ville, espace et valeurs” (L'Harmattan, 1995),
“Ville et Transports” (Plan urbain, 1995), “Du faubourg à la ville”
(en préparation)... Thèmes de travail : économie de l'aménagement/économie de la forme urbaine, la rue...
3
Direction de la Construction, Ministère de l'Equipement des transports et du Logement
deux à la fois. Opposer les représentations n’est
donc pas un enjeu pour un débat. Romulus et
Remus, fils jumeaux de la Louve, sont les faces de
cette réalité double déjà présente dans la cité
antique, Romulus le fondateur en traçant l’enceinte,
Rémus, le transgresseur en la franchissant. N’est-ce
pas pourtant Romulus lui-même qui, dès la ville
fondée, ouvre aux portes de Rome un territoire d’accueil pour tous ceux qui se présentent : l’asylum,
“sorte de hameau ou de faubourg où les cabanes se
bâtissent au hasard et sans règles” (Fustel de
Coulanges). Et dans les miniatures des Riches
Heures du Duc de Berry, qui n’aperçoit à la fois les
champs où se profilent, silhouettes gracieuses, les
rangs de faucheurs et les botteleuses, mais surtout,
au pied des remparts, le tangentement d’une grappe
de maisons qui à elles seules figurent les faubourgs,
parfois très étendus, même au Moyen Age ?
Ces quelques images héritées de nos leçons
d’histoire ne sauraient cependant tout dire à elles
seules, les choses, comme toujours, étant plus compliquées, et les périodes concernées immenses.
Ainsi, au début du Moyen Age, c’est la campagne
qui est structurée, économiquement, socialement,
institutionnellement, avec l’enchevêtrement des
liens féodaux et des domaines seigneuriaux et serviles. “La ville qui grandit à son ombre”4 n’étendra
Cf. le livre collectif de Sansot P., Strohl H., Torgue H., Verdillon C.
1978, L'espace et son double, De la résidence secondaire aux autres
formes secondaires de la vie sociale, Editions du Champ urbain, dont
s'inspire l'ensemble de ce paragraphe.
4
207
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
son emprise qu’à partir du quinzième siècle : alors,
les bourgeois acquerront peu à peu sur les paysans
l’autorité des seigneurs grâce à leur politique
d’achat des terres. En fin de compte, ce qui importe, au Moyen Age comme à toute époque et à la
nôtre, est l’existence même d’espaces antithétiques
et même d’idéaux contradictoires. Ville/campagne,
travail/loisir, résidence principale/résidence secondaire, semaine/week-end, enfance/vie active/retraite, etc. A quoi servent et que signifient ces différenciations objectives autant qu’imaginaires, ces localisations et temporalisations concrètes autant
qu’existentielles : “recherche de formalisation de
l’autre dans l’un” ? Identification des traces et des
bases fondatrices d’un monde qui n’est pas achevé... ?
Du développement urbain, une expérience millénaire nous révèle répétitivement la double période : régulations et limites, puis débordements.
Nouvelles règles et limites, puis de nouveaux débordements, etc. La science des gouvernants trace des
bornes et des règles dont ils devinent qu’elles sont
appelées tôt ou tard à être dépassées. Instables,
contradictoires sont les conditions mêmes du développement de la ville, qui confirme et déstabilise à
la fois les deux valeurs relatives que son double
mouvement s’emploie à susciter : valeurs établies
de “l’intérieur”, valeurs de marge de “l’extèrieur”
(réinvention, innovation, création de valeur à partir
de rien, etc.). Ainsi les limites fixées par le pouvoir
sont-elles plus temporelles que territoriales : aux
nouveaux arrivants de se faire de la place ; on verra
plus tard... Certes, au premier abord, les banlieues,
bien qu’elles représentent l’essentiel du territoire
urbanisé, “semblent n’offrir prise à aucune théorie
d’ensemble”5. Cependant, la diversité même de
leurs formes est en elle-même un enseignement,
même si elle rend plus complexe la question de leur
relation à la ville : banc d’essai, absorption, articulation, concurrence mimétique, ignorance ou
conversion réciproques, opposition... ?
Introduisant un séminaire sur la micro-production de la ville6, Evelyne Perrin soulignait que les
faubourgs ont souvent accueilli aux marges de la
ville toute une série d’activités qui lui étaient nécessaires : artisanat, petites industries, réparation, activités nuisantes ou “sales”; maraîchage, jardins
ouvriers, relations du rural à l’urbain ; petits commerces, cafés, hôtellerie, restauration ; adossés à
des jardins, des maisons de rue en bordure des
Malverti X.(dir.) 1996, Banlieues, Les cahiers de la recherche architecturale N° 38-39, 3è trim. 1996, éd. Parenthèse
6
In Du faubourg à la ville, séminaire du Plan urbain, cinquième séance, juin 1996
5
208
nationales, des ateliers, garages, logements
modestes loués à prix bas et sans confort pour premiers arrivants, etc. “Il ne s’agit pas d’ériger en
modèle une forme historique particulière de la formation et de l’extension des villes mais, tirant le
meilleur parti de la métaphore du faubourg, de soulever plusieurs questions. Quels espaces tiennent
aujourd’hui la même fonction que les faubourgs ?
Quelles morphologies sont le plus propices à l’accès à l’économie, ou à l’innovation et à la création
d’activités ? De quels aspects de gestion urbaine
relève ce foisonnement de micro-initiatives économiques, résidentielles ou culturelles ? En quoi ces
espaces mineurs (marges, creux, interstices, selon
Jean Rémy7) participent-ils à l’atmosphère culturelle de la ville et à sa capacité d’innovation économique ?”
2. Une interrogation de fond
A cet égard, le livre dirigé par Geneviève
Dubois-Taine et Yves Chalas est riche de questions
qui s’inscrivent déjà dans un long débat francoaméricain (Melvin Webber, Jean Gottmann, etc.),
que Françoise Choay a fait connaître en France de
multiples façons8. En même temps ce livre, disonsle d’emblée, semble placé sous le signe de l’ambivalence et fonctionner sur deux plans. Un plan de
recherche et de débats autour d’une “volonté de
décrypter” des territoires urbains “en train de se
former en cette fin du vingtième siècle”. Un plan de
proclamation et de légitimation de ce que représenterait, par rapport à la “ville d’hier”, une “ville
émergente”... Position surprenante dans une
démarche de connaissance, position par ailleurs
nuancée, au moins contredite en principe d’entrée
de jeu : “dire ce que serait le “nouveau modèle” de
la ville serait illusoire”. Quoiqu’il en soit, la présence d’entrepreneurs (directeurs d’hypermarchés
et de multiplexes, promoteurs, etc.) a dans ce séminaire un statut mal défini, dans la mesure où leur
discours est gratifié d’une sorte de caractère d’infaillibilité, par la raison qu’une erreur de leur part
dans leurs choix d’investissement “signifierait la
faillite de leur entreprise”. Appréciation qui ne
vaut que pour le petit périmètre des emprises et les
7
Rémy J., Voyé L. 1992, Vers une nouvelle définition de la ville,
L'Harmattan, Paris, 1992.
8
Notamment dans un remarquable article : Choay F. 1994, “Le règne
de l'urbain et la mort de la ville”, in La Ville, Art et Architecture en
Europe 1870-1993, centre Georges-Pompidou. Texte de référence.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
durées des risques encourus : deux à trois ans pour
le risque de promotion d’un nouveau village ; faible
durée d’amortissement d’un hyper ou d’autres
entreprises, qui quitteront la place dès que des
signes de fléchissement les préviendront de le
faire... Par qui, par quoi seront-ils remplacés ?
Telles ne sont pas les dimensions spatio-temporelles, et surtout sociales, économiques de la ville.
Le véritable risque est pris par les collectivités
locales. Et par les acquéreurs : quinze ans de remboursement lourd et de réparations d’un bâti souvent déficient, et la revente difficile à ce terme en
cas de nécessité, sauf perte de 30 % de la valeur
patrimoniale...
La synthèse objective de Geneviève DuboisTaine, en introduction, rend compte d’exposés n’allant pas nécessairement dans le sens des orientations initiales très volontaristes du séminaire. Ainsi
se trouve justifié a posteriori le propos, non pas
“d’affirmer un tout cohérent”, mais d’essayer de
“révéler quelques traits qui semblent précurseurs
de changements de fond de notre société et de la
“ville” qui l’abritera”, ainsi à propos du rapport
entre nature et ville, du bouleversement du rapport
ville-campagne, etc. Certes “le temporaire, le transitoire, l’éphémère” y accèdent-ils au rang de
valeurs majeures, de même que la figure du “labyrinthe”. Quant à la préoccupation de ce qu’on
appelle “développement durable”, elle n’encombre
pas exagérément la réflexion sur cette “ville émergente”, qui n’a que faire des espaces délaissés, des
discontinuités, des failles et des vides qui, bien au
contraire, la composent aussi”... Autre valeur promue, la mobilité pour elle-même, laquelle nous
offrirait une “ville au choix”, voire un “hyperchoix”, dont le menu fonctionnaliste, avouons-le,
ne déclenche pas le désir fou : “Le territoire serait
une série de lieux de destination (quartier résidentiel, secteur commerçant, lieu de travail... composant, à la grande échelle, c’est-à-dire à l’échelle de
la voiture, une ville mixte, riche, au choix)”...
3. Banc d’essai
moderne du plan libre, “ils utilisent les couleurs,
les graphismes, les sigles, avec maladresse souvent, innocence parfois, mais toujours avec optimisme... C’est un terrain vierge à explorer, traversé parfois d’éclairs de génie”. Et de constater :
“C’est un raz de marée... Aucune ville n’y échappe... Posséder une telle zone, c’est attester du dynamisme de son économie, donc de sa qualité de
vie !”. Pour l’auteur, “il est évident qu’il existe un
rapport entre la protection des centre-villes et la
métamorphose des périphéries. Plus la ville se fige,
plus la banlieue explose” Entre protection du patrimoine, considérée négativement, et développement
des entrées de villes, marquées positivement, il y
aurait “connivence, complicité”.
Au-delà de sa part de vérité, ce constat doit être
modéré en soulignant d’abord que les aménagements seraient moins ravageurs si les terrains à
construire étaient eux aussi considérés a priori
comme un patrimoine, riche des réalités sociales et
physiques antérieures, porteurs de ressources naturelles, géographiques, historiques, humaines, préexistantes, sans parler du voisinage immédiat de
l’économie agricole, – et non comme un “bien
intermédiaire” destiné à entrer dans la fabrication
d’un centre commercial ou de tous autres “produits
finaux”, par l’effet d’une sorte de logique industrielle qui fait de l’espace une “matière première”
privée de valeur en soi, ne la trouvant que dans sa
transformation, et faisant de toute superficie non
utilisée un déchet. Il faut également souligner que
la spécialisation automobile de la voirie rapide et
de ses appendices d’une part, la prégnance réglementaire du zoning d’autre part, n’ouvrent pas
d’autres possibilités. Enfin, des débuts pauvres,
inesthétiques, brouillons sont souvent la marque
inévitable du dynamisme d’un développement
urbain, sa signature “pionnière”10. S’ils ne doivent
pas faire l’objet d’un rejet au nom d’une idée rigide et élitiste de la ville, l’économie d’un développement qui ne vise pas la friche comme avenir
implique un principe permanent de réorganisation
physique de l’espace et de réinvestissement immobilier, dont le système de la rue, rappelons-le,
détient les mécanismes11.
Il y a dans les banlieues, dit Emmanuel
Letourneux, “la possibilité d’émergence de choses
Dans cet ensemble, réunissons d’abord
quelques interventions centrées sur l’idée de banc
d’essai, d’émergence, de laboratoire...
“Lieux d’initiation à la nouveauté” (Y. Chalas),
les “hangars décorés” (Venturi) des périphéries
sont pour Patrice Goulet “des objets passionnants”. Séparant le faire et le paraître, selon l’art
Cf. Gourdon J.-L. 1987, “Des boulevards pour l'an 2000”,
Urbanisme n° 217, janvier 1987.
Tous ces constats mettent d'ailleurs en évidence les contradictions
des politiques et réglementations récentes sur les “entrées de ville”.
11
“La banlieue”, soulignons-le, assimilable à et par la ville, – ce que
n'est pas l'espace de la vitesse automobile et de l'éparpillement urbain.
La sub-urbia n'est pas l'ex-urbia.
9
10
209
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
qui ne peuvent pas émerger dans les centresvilles”. Les ressources de la banlieue12 sont ainsi la
facilité d’accès à l’espace (le coût du mètre carré
n’est pas le même), la possibilité pour tout un tissu
associatif de prospérer, la fluidité des cadres
d’identification aussi bien personnels que sociaux.
L’existence de solidarités. D’une façon générale,
“les périphéries des grandes villes ont cet avantage qu’elles participent complètement”, par leur
proximité, “du mouvement de la modernité” (?), et
aussi parce que “maltraitées, elles laissent en place
des espèces de friches, aussi bien des friches matérielles géographiques, que des lacunes dans l’organisation de la vie sociale et de la vie culturelle ou
familiale”. Cependant, l’’instable, le transitoire, ne
sont pas des valeurs en soi sur lesquelles fonder la
ville, comme il est posé sans doute un peu vite en
introduction de l’ouvrage. Il en est de ces ressources, paradoxales ou ordinaires, comme de toute
autre : les capacités de s’en saisir sont variables et
aléatoires. Les “chances” d’avenir du petit
débrouillard de la cité revendeur de shit montré en
exemple, par opposition au jeune diplômé sans projet des classes moyennes urbaines, sont autant de
“rebondir” que de se tordre le pied et d’aller en prison.
La suburbia, un “laboratoire de l’urbanisme” ?
La suburbia n’est pas en soi un phénomène nouveau, nous dit Sébastien Marot : “Aussi loin que
l’on trouve des villes dans le passé, on trouve aussi
des banlieues... Spécifiquement “suburbains”
furent, à diverses époques, certains dispositifs,
équipements, établissements ou pratiques, non seulement de loisirs, mais aussi de travail, de production, de méditation, etc.” Ainsi “l’histoire de la villégiature et des grands jardins conçus à l’époque
classique” est particulièrement illustratrice des
“occurrences où des projets suburbains ont été aux
avant-postes des pratiques d’aménagement”. Nous
voici donc invités à considérer ces structures paysagères suburbaines comme “les authentiques ateliers où furent initialement expérimentées et mises
en oeuvre les diverses techniques (de tracé, de
plantation, d’adduction, de nivellement, de décoration et de scénographie...) qui devaient être mobilisées ensuite pour l’embellissement des villes et
l’aménagement du territoire”.
4. Figures de la “ville émergente”
S’agirait-il d’opposer la “ville d’hier” et la
“ville émergente”, la seconde devant, au nom d’on
ne sait quel fatum (“irrémédiablement” p. 239), ni
de quelle autorité (“infailliblement” p. 265), succéder à la première ? Il est vrai que la répétition des
termes fait parfois fonctionner la comparaison
comme un slogan. En fait, cette “ville d’hier” n’est
rien d’autre qu’une création de l’imaginaire
urbain12, construction idéaliste plaquée par certains
professionnels de l’urbain, sociologues, architectes
ou urbanistes peu amateurs d’histoire.
La “ville-mobile” est l’une des six figures13
sous lesquelles est présentée la “ville émergente”.
Contrairement à ce qui est affirmé, la pensée urbaine n’a eu aucun mal à penser “l’interrelation ou
l’interaction sur le fond du mouvement avec l’habiter”, car voilà plus de cent cinquante ans qu’elle est
théorisée par Cerda sous le concept de “viabilité
universelle” avec la figure répétée à l’infini du
couple mouvement-séjour, depuis les couloirs des
habitations jusqu’aux voies “transcendentales” qui
traversent les villes et les continents. A cette théorie, la forme millénaire de la rue, où le circulé est
construit et le construit circulé, offre d’ailleurs un
modèle dont on ne sache pas à ce jour qu’il soit
dépassé. Pour Braudel, Thomas Reggazzola, et
d’autres14, la mobilité est fondatrice de la ville. Or
il s’agirait d’une nouveauté radicale, constitutive de
la “ville émergente”... N’aurait-il pas mieux valu
parler de formes nouvelles de la mobilité, appelées
à faire place demain à de nouvelles encore ? Quant
au “nomade”, auquel la “ville émergente” offrirait
une “revanche” (?), voilà bien un de ces termes
dont un emploi excessif oblige ici à préciser la
notion. Au nomade en tant que personne est associé, comme on sait, un campement mobile et un territoire extensif et pauvrement pourvu de ressources,
fort éloignées de surcroît les unes des autres . Le
fait de parcourir cet espace à grande distance et à
grande vitesse pour rejoindre finalement un campement fixe n’assimilerait-il pas davantage l’habitant
de la “ville émergente”, plutôt qu’à un “nomade”,
à un “sédentaire” quotidiennement mobilisé à l’excès ?
Sous la figure de la “ville-territoire”, l’une des
configurations qui se dessinent vise “l’étendue ter-
Chalas Y., 1989, “L'imaginaire aménageur ou le complexe de Noé”,
Les Annales de la recherche urbaine N° 42.
12
210
13
Avec celles de ville-nature, ville-territoire, ville polycentrique, ville
au choix, ville vide.
14
Cf. Villes et transports, séminaire du Plan urbain, t. 1 et 2, 1994.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
ritoriale à l’intérieur de laquelle tout le monde est
en mesure de faire ce qu’il a à faire quotidiennement... en une journée ... à savoir, se loger, travailler, consommer et se divertir, en se déplaçant
d’un pôle à l’autre de ces fonctions”. Ce qui valoriserait alors de façon radicalement nouvelle ce
schéma de vie quelque peu fonctionnaliste serait la
capacité de l’accomplir “toujours plus loin dans
l’espace”. Quant au bénéfice à retirer de distances
“toujours plus vastes”, on ne le dit pas... “La ville
au choix” : Excepté le fait que beaucoup de kilomètres sont nécessaires à la parcourir, qu’est-ce qui
caractérise donc cette “nouvelle culture urbaine
fondée sur le libre choix” dont témoignerait “cette
femme qui choisit un dentiste là, une boulangerie
ici, une galerie marchande ou une boutique
ailleurs” ? Ne fait-on pas depuis toujours ainsi en
ville? N’est-ce pas le propre de la ville de “déterritorialiser les rapports sociaux” ? D’offrir les possibilités de l’anonymat mises en évidence depuis
l’école de Chicago, encore explorées de nos jours
par Colette Pétonnet ?
5. Qui veut faire l’ange fait la bête
Au total, la variété et l’intérêt fréquent des
angles d’approche de ce dossier sur notre forme
dominante d’urbanisation ne parviennent pas à en
cacher deux importantes lacunes. La première est
l’absence de tout développement sur le mouvement
et les moyens de déplacement. Aurions-nous des
ailes ? Une telle oblitération rapproche cette
démarche de celle du rapport Mayoux sur le développement de l’habitat individuel, lequel ne consacrait aux transports qu’une faible page (sur quatre
vingt-huit...) : un comble au regard de développements sans fin sur la “ville-mobile”... Deuxième
lacune : la formulation d’une problématique autour
de laquelle ordonner et cerner les questions de travaux à venir, et sans laquelle nul débat ne pourrait
se développer (cf. pour les mêmes raisons sans
doute, l’absence de suites données au rapport
Mayoux).
Le thème de la “Ville émergente” ne risqueraitil pas alors de fonctionner comme une construction
idéologique, expression d’une sorte de néo-fonctionnalisme au service tout à la fois de l’étalement
urbain, du syndrome voirie-voiture et de la dispersion informe du bâti ? De la construction d’une illusion, disons d’une utopie, le séminaire livre en effet
quelques indices.
C’est d’abord l’absence flagrante de dimension
historique, exceptée l’intervention de Cynthia
Ghorra-Gobin, présentée plus loin : l’exemple de
l’Amérique (celle de Los Angeles et non celle de
New-York) comportant l’éventualité, évitée en
l’occurrence, de faire aussi fonctionner encore plus
fort l’utopie. Or, l’avenir d’une innovation réside
dans son rapport même à l’histoire. Plutôt qu’à une
“fin de l’histoire”, c’est évidemment à une tentative incessante de son effacement qu’il faut réellement prendre garde...
Second indice, l’ouverture sans arguments aux
catégories de “l’éphémère” et du “vide”. Certes la
ville est faite de plus de vide que de plein, les bâtiments eux-mêmes n’étant que des enveloppes.
Mais le vide en soi n’est pas plus une garantie pour
la ville que pour l’espace naturel ou cultivé, dont
seule une économie peut soutenir l’existence. C’est
pourquoi le “vide”, c’est bien, mais ce n’est pas
suffisant (sauf à prendre pour référence fondatrice
le “Trou” autour duquel s’édifie la société soviétique, aujourd’hui en ruines, des “Hauteurs
béantes” d’Alexandre Zinoviev)... Ne faut-il pas
s’interroger sur le rôle idéologique de ces catégories de “l’éphémère”, du “vide”, du “non-lieu”
(Melvin Webber) ? Ne seraient-ils pas les prodromes nihilistes autant que décadents d’un formidable et définitif “emparement” des territoires,
réduits à n’être plus qu’une superficie-support pour
la mise en oeuvre capitaliste, “sans nom, sans lieu,
sans bornes”, des mécanismes matériels et préréglés du loisir, de l’habiter, du circuler, du
consommer ? Après la “Cité radieuse”, mère des
grands ensembles, viendrait-il un temps de la “Ville
émergente”, fileuse de kilomètres ? Le “vide”,
c’est bien, mais il est à parcourir...
Le troisième indice du tissage d’une illusion
serait l’investissement du champ esthétique et
l’usage surabondant autant que forcé de la métaphore artistique, notamment dans le domaine des
références picturales. Il faut donc rappeler que dans
le monde des formes utilitaires, qui est aussi celui
de la ville, le cheminement vers la beauté est d’un
ordre différent de celui des oeuvres créées. Certes
ces deux mondes communiquent dans l’univers des
signes, à la manière du dialogue institué par Bruno
Fortier15, dialogue non dénué d’ailleurs du double
risque d’une hypostasie de la ville et de son exclusion du champ expérimental. Mais il y aurait une
très grande naïveté à calquer ou superposer les processus. Et surtout une très grande méconnaissance,
et(ou) de la ville, et(ou) de l’art.
15
C.f. Fortier B., 1995, L'amour des villes, Mardaga, IFA, 1995.
211
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
L’avertissement de Pascal vaut encore : “qui
veut faire l’ange, fait la bête”. Combien, parmi
ceux qui verraient se dessiner la ville au travers des
visions d’un Malevitch ou d’un Kandinsky accepteraient pour eux-mêmes, pour les formes immédiates de leur vie, leur corps, leur espace existentiel, des confusions de ce type ? Il y a fort à parier
d’ailleurs que bon nombre d’entre eux, qui évoquent avec tant de facilité la “dispersion”, le
“nomadisme”, le “transitoire”, le “chaos”, le
“vide”, habitent en centre-ville, dans des appartements bien rangés. Que les choix qu’ils font pour
eux-mêmes ou leurs enfants eu égard à l’acquisition de diplômes ou l’occupation d’emplois stables
ne sont pas vraiment de l’ordre du “transitoire”
tant prôné. Et il serait surprenant que ces mêmes
thuriféraires de “l’éphémère” soient, en ce qui les
concerne, tout à fait ignorants des conditions
concrètes et durables de valorisation d’un capital
social, culturel, et même immobilier...
6. Vers un questionnement
Malgré ces travers, ce livre fournit des éléments
pour une problématique dont la définition pourrait
être formulée autour de premières questions
comme : économie de la forme urbaine, ville-territoire, projet social.
a. Forme et économie de la forme urbaine
Geneviève Dubois-Taine attire l’attention sur le
fait que “les urbanités qui se regroupent autour des
centres commerciaux sont... simples à produire”,
par comparaison avec “les entreprises compliquées” que sont les “opérations d’aménagement”
(référence faite à la Défense, à son projet de
“Complexe d’échanges”). “Une fois réalisées, on
revient très difficilement dessus, tous les vingt à
trente ans”. D’où la préoccupation, tout en confirmant la liberté et la facilité des implantations, d’une
“intégration” des “centralités produites par le
privé”, la nécessité de trouver des “articulations”.
A Rezé, nous dit Philippe Bataille, tout se passe
comme si l’existence même d’un centre commercial, situé en quasi-contiguïté du bourg et attirant
une population importante de l’aire urbaine et des
Rezéens – était “niée”. Longé par un système
d’axes et de lieux remarquables, partie intégrante
de la perspective historique, ce centre n’apparaît
pas lui-même ni n’est mentionné dans le dossier
212
d’un concours. Est-ce bien la route qui constituerait
“une coupure visuelle irrémédiable”, ou le centre
commercial qui se serait “distrait” de l’espace
environnant ? Autant l’un que l’autre sans doute.
Posons surtout ici l’hypothèse d’un effet de
redoublement généralisé, de singularisation mimétique, dont la voirie spécialisée engagerait le processus. Ainsi l’autonomie de la voirie engendre
celle des lieux d’habitation, “nouveaux villages”,
centres commerciaux, parcs industriels, centres de
services et d’administration, etc., chacun ayant sa
logique de construction et sa viabilité propres.
Comme le dit ailleurs Philippe Panerai : “l’excès de
fonctionnalisme des aménagements de voirie stimule l’excès de formalisme des constructions pour
entraîner la dislocation du tissu et la perte de la
forme urbaine”16. Au dernier bout de la chaîne, la
difficulté d’intégrer ces éléments autonomes trouverait auprès des rhétoriciens du “chaos” les éléments de formulation et de “validation” du
désordre établi.
Bruno Fortier souligne de son côté l’incertitude
formelle du développement urbain contemporain...
“Aucune règle descriptible ne paraît avoir émergé
qui permette de manipuler, encore moins de stabiliser une grammaire morphologique fondée sur la
distribution d’objets architecturaux séparés”.
Dans ces conditions, peut-on faire l’économie de
l’économie ? N’y a-t-il pas une nécessité à organiser l’espace et quels seraient les principes d’une telle
organisation : articulation, assemblage, homogénéité
ou hétérogénéité des échelles ? La voirie rapide et
ses appendices (voies de raccordement, rondspoints...) doit-elle rester un élément distinct ou au
contraire un élément constituant de la composition
d’ensemble ? Les éléments matériels d’une organisation complexe peuvent-ils fonctionner entre eux
indépendamment de l’existence d’une forme générale qui les intègre et les articule au fur et à mesure de
leurs formations, développements et transformations
respectifs ?17 Enfin, l’économie de l’espace formé
doit-elle relever d’un mode de gestion patrimoniale
ou de gestion de capital, selon la formulation qu’en
a faite Yves Barel18 et les développements récents
donnés à cette approche par Yves Janvier19.
Panerai Ph., 1993, “Forme urbaine, voirie et architecture”, in DVA,
enjeux et réflexions, Cetur.
17
Cf Gourdon J.-L., 1997, De la voirie à la rue, Urbanisme N° 292,
janvier-février 1997.
18
Barel Y., 1981, “Modernité, code, territoire”, Annales de la
recherche urbaine N° 10-11, 1981.
19
In L'aménagement en questions, sous la direction de Claude
Martinand et Josée Landrieu (François Baraize, Yves Janvier, Michel
Lacave, Mireille Lacave-Allemand, Olivier Piron, Thierry Vilmin),
DAEI, ADEF, Paris 1996, 242 p.
16
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
b. Ville et territoire ou ville-territoire ?
Une première configuration de la relation entre
ville et territoire apparaît dans la forme de ville-territoire. Il s’agirait de territoires de contiguïté du
bâti et de terres cultivées souvent de haute valeur
(vignes, horticulture) dans un contexte de haute
valorisation foncière, qui semblent concerner des
situations territoriales exceptionnelles à niveau
économique élevé comme celle de la Suisse, la
région des Lacs en Italie, ou la région niçoise, etc.
Espaces resserrés faits de continuités urbaines, de
cultures, d’activités, étroitement imbriquées et articulées selon une très grande économie d’espace et
une grande finesse des articulations viaires. Il s’agit
là d’exemples de combinaison et de coexistence
d’usages de l’espace dont l’indéniable intérêt justifierait un développement des connaissances et références, comme celle du territoire dont Jacques
Beauchard décrit la formation autour du Bassin
d’Antioche.
La relation problématique de la ville et du territoire présentée par Sébastien Marot vise la situation
générale où d’une part les nouveaux moyens de
transports “ont permis de s’affranchir de la
contrainte de proximité qui a structuré l’âge des
villes centres”, faisant exploser le marché et la
consommation de l’espace, où d’autre part “la
campagne ne parvient plus à résister à ces expansions en leur imposant ses propres lois, sa propre
structure, sa propre valeur”. D’où la nécessité
d’une nouvelle donne économique fondée sur la
valorisation réciproque des éléments naturels et
artificiels de la ville et de la campagne, et l’esquisse d’une double recherche croisée : “Côté champs”,
l’économie de l’ex-campagne trouverait dans l’accompagnement et l’installation des économies de
transport, de tourisme, de loisirs, les nouveaux ressorts de sa propre valeur. De son côté la ville est
également invitée “à chercher en elle-même
“l’ailleurs” naturel qu’elle pouvait trouver naguère au-delà de ses murs.”
c. Projet de société
Il n’est de ville matérielle sans projet social
implicite. Le projet social (civitas) précède la ville
construite (urbs). Ainsi, comme le dit Bruno
Fortier, une ville ne saurait affirmer une vocation
naturelle “dans une nature qu’elle contribuerait à
altérer”. La définition d’un nouveau projet économique reposant sur un contrat de mariage villecampagne suppose donc une conversion profonde
des économies de l’habitat, des loisirs, du tourisme,
des transports, fondées sur l’occupation de pay-
sages et la consommation de territoires qu’elles
contribuent très inégalement à produire et à entretenir.
Il n’y a donc pas de modèle, et nous ne pouvons
partir que des données de notre propre civilisation,
de notre histoire et de notre territoire, si nous voulons les transformer. C’est l’intérêt de l’exemple de
Los Angeles présenté par Cynthia Ghorra-Gobin de
montrer à la fois les différences des options, et leur
cohérence insubstituable.
Los Angeles, ville verte, est “située dans une
région pratiquement désertique où les arbres
comme la pelouse ont été importées” parallèlement
aux réseaux d’eau en provenance des Sierras
Nevada et du Colorado. On est donc “dans un processus d’artificialisation du milieu naturel” qui
n’est pas à proprement parler la relation ville-campagne qui caractérise le territoire européen et qu’il
s’agirait de redéfinir en en conservant la richesse
patrimoniale. Autrement, ne serait-ce pas ruiner les
européens que de les faire consentir à une telle rupture ? Au nom de quel impératif culturel et économique ?
Le second élément tiré de la référence à Los
Angeles : la valorisation de l’espace domestique
(qui serait particulièrement propre au développement des nouvelles technologies). Serait-elle la
plus proche des aspirations européennes ? C’est
probable. Quelle modification radicale du schéma
financier d’acquisition et de valorisation patrimoniale serait-il alors susceptible de l’implanter durablement ?
Reste la question de “la sédimentation (processus qui a toujours caractérisé la ville20), soit le rapport entre le spatial et le temporel”, et une éventuelle “reformalisation du rapport entre historicité
et espace”. Remarquons qu’il y a d’autres effets à
la sédimentation : mémoire (qui est réserve inépuisable d’informations), valeur21... Sinon, quel formidable bond vers un avenir inconnaissable, quelle
projection illimitée sans retour en arrière vers de
nouvelles valeurs de “l’éphémère” et du “transitoire” seraient-ils susceptibles, là encore, de nous
faire consentir à l’abandon de notre mémoire, de
notre culture ?
Cf “cette propriété merveilleuse de contenir le temps, qui définit la
ville”, dont parle Christian de Portzamparc, in Olivier Mongin (préface de Christian de Portzamparc), “Vers la troisième ville ?” Hachette,
1995.
21
Cf. Gourdon J.-L.,Perrin E., Tarrius A. (sous la direction de), “Ville,
espace et valeurs”, L'Harmattan, 1995.
20
213
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Il s’agit là de premières questions, et la réflexion
qui doit s’ouvrir en comprend bien d’autres. La
tâche est grande car la rupture sans cause et sans
débat politique opérée au milieu du vingtième siècle
avec la tradition urbaine millénaire nous prive d’une
culture de référence, tandis que cette fin de siècle
nous révèle que la majeure partie de ce qui vient
d’être édifié demeure difficile à intégrer dans un
ordre spatial où inscrire développement et innovation, sans laisser d’autres choix que de coloniser
toujours plus loin de nouvelles étendues territoriales. Au premier plan des questions à poser, il faut
sans doute placer celle de l’économie du mouvement, inséparable de celle de la forme urbaine22.
Celle aussi de la relation entre aménagement et
patrimoine, à partir notamment des travaux de
Françoise Choay23, Yves Janvier24, Claude Soucy25.
Enfin et surtout, celle d’une conception non dissociée de l’échelle territoriale et de l’échelle locale. Au lieu de penser séparément ces deux espaces,
il faut envisager leur interrelation constante et leur
valorisation réciproque. C’est ce que Cerda avait en
vue, considérant chacune des échelles comme aussi
structurante l’une que l’autre pour l’ensemble de
notre vie sociale, économique et culturelle, chacune
civilisant et enrichissant l’autre. Car c’est bien “au
lieu de l’articulation entre les parties et le tout que
réside le fait qu’un système est organisé”, c’est bien
là que “se localisent les créations de signification
de l’information”26.
Olivier Mongin27 a raison d’appeler de ses souhaits une urbanité du local “qui ne soit pas une
Cf. “Villes et transports” (l), sous la direction de Duhem B.,
Gourdon J.-L., Lassave P., Ostrowetsky S., avec la participation de
Enel F. tome I ; Plan urbain, juillet 1994 ; 442 p. tome II, Plan urbain,
sept. 1995, 415 p.
23
Choay F, L'Allégorie du patrimoine, Seuil, 1992.
24
In L'aménagement en questions, op.cité.
25
Soucy C. 1995, Pour en finir avec le patrimoine, rapport au directeur de l'Architecture et de l'Urbanisme, CGPC.
26
Communication d'Atlan H., 1981, L'auto-organisation, colloque de
Cerisy.
27
Mongin O., op. cité.
simple contre-partie du développement de la technique sur le plan d’une organisation mondiale de
l’espace”. Faut-il pour autant se confier à une nouvelle utopie urbaine ? Avons-nous seulement tiré
les leçons de la rupture traditionnelle infructueusement opérée au travers du fonctionnalisme capitaliste et industriel des grands ensembles, des villes
nouvelles et des voiries spécifiées par la vitesse ?
Faut-il, – pas encore sortis d’une utopie improductive et coûteuse –, en rechercher une autre ? Ce
serait vraiment à désespérer de la démocratie, des
capacités de notre société à accomplir un travail de
mémoire et d’invention, de réflexion, de connaissance et de débat. Sommes-nous à la recherche
d’une civilité ? Nous savons qu’elle ne provient pas
de la séparation mécanique des flux et des fonctions, mais de l’invention (par la règle et le consensus) d’un mode de résolution de chaque instant des
conflits surgis de l’antagonisme et de la proximité
nécessaires des usages de l’espace. A la recherche
d’une urbanité ? Elle est, nous le savons bien,
“ajustement réciproque d’une forme de tissu
urbain et d’une forme de convivialité”28, où puisse
s’investir “notre corps entier”. Or, “la ville européenne”, nous dit aussi Françoise Choay, “encore
si massivement présente... doit et pourrait être à la
fois préservée et utilisée comme oeuvre d’art,
comme patrimoine social et comme incitation à des
retrouvailles avec les échelles de l’urbanité”.
Notons que le nouvel essor urbain et la modernisation de Barcelone n’ont pas pris un autre chemin.
“La production du réel à partir de l’expérience
elle-même” (E. Balibar) mêle indissociablement
connaissance et action.
22
214
28
Choay F., article cité.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Oublier Koolhaas
Bruno Fortier
Architecte
L’utopie, en matière d’urbanisme, a longtemps
été un repère. Une archive un peu décalée, jouant à
la surface de villes lentes, impossibles à résumer.
Voulait-on les comprendre, voulait-on accéder à ce
qui, par avance, avait dû être leur projet ? C’est
vers elle que l’on se tournait ; son histoire devenant
leur histoire, ses inflexions leur aventure, son ordre
ce qu’au fond elles cherchaient... Collection un peu
courte, peut-être, où l’idée de ville se rangeait sans
trop d’inattendu selon qu’elle avait adhéré à ses
murs, s’était ouverte au mouvement, ou s’y était
noyée, mais qui jalonnait un parcours dont nul ne
pensait sérieusement qu’il ait pu se passer d’idées
ou de projets.
Que ce “sérieusement” soit précisément un problème n’est pourtant plus un grand secret. L’utopie
peut être savante – et l’on trouverait difficilement
exemple plus parfait que la Milan aux mille
colonnes que Filarete avait imaginée. Elle peut
avoir été cent fois tout près de se réaliser : qui donc
saurait tracer une frontière bien nette entre la Cité
linéaire de Soria y Mata et la Barcelone effrangée,
sculptée par le mouvements de ses tramways que
Cerdà venait d’inventer ?. Elle peut avoir été un
drame – une erreur si limpide que l’on peine à la
contourner –, l’air du temps aujourd’hui n’en est
pas moins à l’oublier.
Car si clairs qu’aient été ses chemins, si troublantes retrospectivement les voies qu’elle indiquait (et l’on pourra toujours dire de Boullée qu’il
ne lui manquait que le fer – vingt ou trente ans à
peine – pour que le hors d’échelle qui le hantait se
soit finalement incarné ; de Sant’Elia que le mikado de ses gares, a été – en volume – ce que le
XXe siècle, à plat, a fini par réaliser), l’utopie, et en
elle l’idée même de projet, ne peut plus guère
cacher à quel point est fragile cette hypothèse d’une
impulsion que les villes n’ont jamais respectée que
dans les gravures des Traités. La Renaissance – qui
ne le sait ? – a bien moins obéi aux perspectives
profondes que la peinture lui proposait qu’au pas à
pas d’origine plus ancienne que la minéralité de ses
murs continuait de lui opposer ; pour ne rien dire
d’un XXe siècle dont on ne sait plus aujourd’hui s’il
a suivi ou s’est moqué d’une utopie constamment
désurbanisante face à laquelle les villes, de
Frederick Kiesler à Archigram, n’ont jamais “voyagé” qu’en idées. Fragilité du rêve ? Nécessité plutôt
d’observer la ville qui se fait et de se souvenir
qu’entre elle et ses dessins se sont imperturbablement glissés des milliers de projets ; un temps et
des acteurs qui les contredisaient. L’objection a
beau être ancienne, elle s’est faite récemment plus
précise qu’elle n’était.
Sans doute l’histoire peut-elle continuer à
s’écrire comme on l’a toujours fait : en mettant
entre parenthèses le pas à pas des villes, les aléas de
leur fabrique et leur rugueuse diversité ; Fourier
annonçant Manchester, Vilalpanda Babel, et
Wright, avec Broadacre City, l’étendue qu’elles
allaient occuper, cette recherche éperdue de ce qui,
se situant avant, a bien dû peser sur les choses,
orienter ce qu’elles devenaient, n’en constitue pas
moins un biais où continue de se survivre l’illusion
héraldique d’une forme suffisamment simple pour
gouverner les villes et s’y réaliser : prisonnière
d’un dessin que l’on ne peut pas oublier, repliée sur
elle-même (comme l’était le Berlin des Smithson)
en un entrelac de réseaux auquel des gratte-ciel en
215
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
forme de galets se seraient amarrés, l’utopie, même
ouverte, n’est jamais très loin de ces sceaux où un
dôme et des murs suffisaient à la résumer.
Sans doute aussi peut-on toujours jeter des
ponts entre les villes réelles et ces villes de papier
et voir dans ces dessins de la fin du XVIIe siècle où
Carlo Fontana effaçait monuments et palais au profit d’une “forme” unitaire, ce qu’Odessa et Nantes
allaient finir par imposer – une ville fluide, uniforme où rues et bâtiments se répondaient, l’un formant le décalque de l’autre (image que le Paris
d’haussmann allait, de son côté, entièrement intérioriser). Il reste que cette prétention à voir dans les
projets des guides et dans leurs embardées ce qui,
de toutes façons, devait finir par émerger, mériterait
elle aussi d’être sérieusement bousculée : au nom
de toutes les villes sans plan, au nom de ceux – bien
plus nombreux – qu’elles n’ont cessé de rejeter, et
d’équilibres bien réels, mais dont les voies, le
temps faisant, semblent moins que jamais celles
que supposait jusque-là la maîtrise des spatialités.
Schindler, Neutra et Eames ont beau y avoir édifié
des maisons à couper le souffle – merveilles à peu
près introuvables au milieu de centaines de milliers –, c’est Simmel annonçant que ses montres (si
elles venaient à s’arrêter), étaient bien la seule
chose qui puisse jamais la menacer que Los
Angeles, aujourd’hui, continue d’écouter.
Loin de cette collection de plans, il serait donc
tout à fait temps de remettre à sa place tout cet univers de papier. D’y voir, si l’on y tient, un signe et
un indice, mais surtout un ailleurs face auquel les
villes, elles, ont bien du se frayer un chemin ; perdant peu à peu ces frontières, ou tout du moins cette
unité, que les fictions les plus récentes ont à tout
prix tenté de conserver, pour être aujourd’hui plus
qu’hier (mais comme hier sans doute), ce qu’elles
avaient toujours été. Un parcours et une aventure,
dont le cours nous échappe d’autant plus que nous
nous accrochons à l’hypothèse d’un équilibre où le
visible seul aurait encore priorité. Houle et flux,
réseau immatériel et de moins en moins encombré
par sa propre spatialité, la ville – de toute urgence –
demanderait donc que d’autres cartographes acceptent de la parcourir : spécialistes de ses arcanes,
surfeurs capables d’en aimer les rythmes, d’en goûter la diversité, mais que ne hanterait plus, cette
fois, l’idée qu’elle puisse être sculptée.
Peut-être. Peut-être en effet cette vision d’une
agglomération où, d’avance, tout projet s’annulerait, a-t-elle pour elle plus de fécondité que le
recherche nostalgique de ce qui pourrait la ployer...
Qu’elle soit aujourd’hui dominante, inutile de le
souligner : pas un texte, plus un livre qui ne s’écar-
216
te de cette pente où la ville paraît se venger de ceux
qui voudraient la penser. Et guère même de projet
qui ne prétende plus la construire, mais plus simplement l’occuper. Faut-il pour autant l’accepter ?
C’est une tout autre affaire. Et fiction pour fiction si du moins ce sont ses énigmes qu’il faut aujourd’hui demêler – il y a fort à parier que celle-ci ne
vaut pas beaucoup mieux que celle d’une agglomération réglée, au millimètre près, par la force de ses
projets.
Car l’on peut bien, une fois de plus, rouvrir le
grand livre d’images dont Halbwachs s’était
moqué, mettre à plat ce qui relierait l’urbanisme
baroque aux dessins de villes étoilées que Dürer
avait proposées, dire ou bien ne pas dire que d’elles
au plan de Washington, d’Haussmann se souvenant
de Sixte-Quint, au Paris de Le Corbusier, c’est toujours la même illusion, le même désir d’une ville
parfaite qui s’est simplement déplacé. Il n’en
demeure pas moins que cet a priori du plan, aujourd’hui retourné comme un gant dans l’éloge de son
abandon programmé, est sans doute – parmi toutes
les formes possibles d’intentionnalité – celle dont
la ville classique s’est le plus constamment passée.
Pas de “plans” à la Renaissance (Ferrare restant une
exception). Guère d’utopies non plus – à moins
d’appeler utopie ce domaine très particulier que
Vinci, Scamozzi ou encore Francesco di Giorgio
sont, en effet, venus théoriser dans des forteresses
idéales que le lent abandon de leurs murs par la plupart des villes imposaient d’explorer... Pas de plans,
mais plutôt un espace de projet qui, pour la première fois depuis l’Antiquité, n’a plus été celui de
ces villes hautes où l’on se protégeait avant de s’entretuer, et dont l’utopie, en revanche, a vraisemblablement tenu dans cette phrase d’Alberti disant que
s’il leur fallait des armes, c’était dans leur architecture et du côté de leur beauté que les villes devaient
les chercher. Théorème extraordinaire, que le fonctionalisme du XIXe siècle n’a jamais tout à fait
écarté (Burnham à Chicago, Kahn à Philadelphie
n’ont pas prétendu autre chose), et qu’il faut vraisemblablement comprendre comme une première
rupture dans l’image pleine et continue que nous
nous faisons des agglomérations que nous avons
quittées : villes ouvertes, au contraire, dont le
domaine des forteresses s’est progressivement
détaché (c’est Sparte citée par Machiavel – ville
sans autre défense que celle de sa volonté d’exister –, ce sont Bologne, Ferrare et puis Venise luttant
pour qu’aucune citadelle ne leur soit imposée...), et
dans lesquelles le fait du mur se sera retourné du
côté de ses rues, au socle de ses monuments et dans
les néo-forteresses qu’ont longtemps été ses palais,
au profit d’une profondeur à peine sensible encore
dans la Sienne hérissée de tours où l’oeil pré-
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
renaissant d’Ambrogio Lorenzetti commençait à se
promener, mais évidente à peine un siècle après.
Chacune des trois “scènes” de Serlio (la
“comique”, la “tragique” et la “pastorale”), chacune de ces Villes idéales (celles de Munich, de
Baltimore et de Berlin) où toute la première
Renaissance semble s’être cristallisée, permettant
de l’appréhender. L’espace s’y installant, s’y creusant en effet ; la ville gagnant en profondeur ce
qu’elle venait de perdre en unité..., dans une succession de tableaux où l’on peut voir, au choix, la
première “prison perspective” (Lissitsky), ou au
contraire un territoire mobile, un salon intérieur
dans lequel, pour la première fois, des projets pouvaient être agencés (Panofsky), mais dont le secret
est bien moins d’annoncer un contrôle que d’avoir
formé – pour longtemps – un extraordinaire parlement de projets. Mélange (si l’on suit Manfredo
Tafuri) du cloître et du château à l’intérieur d’une
ville où ses palais les auraient rassemblés ; restes de
basiliques reprenant, après Sangallo l’antique
thème du forum dans des cours tour à tour ouvertes
ou couvertes, transparentes ou fermées ; martyria
dont seraient dérivés – de Vinci à Bramante – la
longue liste des églises à plan centré... Richard
Krautheimer peut bien, à cet égard, avoir pensé
s’être trompé face à des vues dont on ne sait quelle
main a pu les dessiner, il n’en aura pas moins fourni la clé d’une urbanisation, dont l’extraordinaire
cohérence serait impossible à comprendre sans
qu’un jour, et le plus souvent sans projet, se soient
installés des projets : ensembles, dans ce cas, auxquels il faudrait ajouter chez Masaccio le dessin
d’une voûte (Trinité), chez Vinci et Titien, ceux
d’un simple escalier, chez Bramante des espaces
tour à tour emboîtés (S. Pietro in Montorio), dilatés
(les cours du Belvédère) ou encore combinés
(Saint-Pierre), et au milieu desquels les villes
allaient commencer à puiser. Explorant leur géométrie, la codifiant aussi (à partir de Serlio) à l’intérieur de livres qui allaient la diffuser ; Palladio
s’amusant, cherchant à en cerner la perfection et la
plasticité, et Mies van der Rohe, près de nous, se
demandant quelles créatures nouvelles (un gratteciel, des maisons, des bureaux ?) la métropole
moderne pouvait bien impliquer. Et tout cela sans
ordre. Ou plus exactement dans un désordre auquel
sa cohérence allait permettre de se déplacer, de
voyager de ville à ville (Rossi et sa Ville analogue
sont, à cet égard dans le vrai), sans pour autant que
l’épaisseur du temps ou la foule de ses acteurs aient
jamais empêché que des projets partiels et toujours
limités ne viennent finalement la tisser.
Plutôt qu’à ce modèle facile d’une ville classique que sa continuité aurait, a priori, permis de
modeler, faisant d’elle le terrain d’aventures d’un
“projet urbain” qui, aujourd’hui, disparaîtrait, c’est
donc à une tout autre trajectoire que les villes
actuelles mériteraient d’être comparées. A des
villes dont les armatures demeuraient largement en
retrait, où l’anticipation n’avait jamais à se montrer
(comme dans cet axe parisien allant des Tuileries
au Louvre, dont Bernard Huet notait tout récemment qu’il n’avait jamais été dessiné). Ni l’absence,
ni, plus tard, la présence de plans plus complets,
n’infirmant un parcours qui resterait sans solution
si leur image, d’une manière ou d’une autre, n’avait
été anticipée dans un univers de projets dont la synthèse pouvait attendre, prendre par accident le visage d’utopies trop faciles à déjouer, pour aboutir un
jour sans – à aucun moment – avoir été préfigurée.
Resterait donc alors, parallèlement à ce problème du temps, celui d’une étendue si différente que
l’idée de projet, là encore, deviendrait imposible à
cerner. Non plus tant, cette fois, celle de la difficulté qu’il y aurait à installer dans la durée des mécanismes d’invention qui n’y soient aussitôt dépassés
que celle d’un changement de taille que le
XIXe siècle avait partiellement entrevu (le contenant, tant bien que mal dans une ville largement
continuée), et dans lequel de leur côté les grands
modèles rationalistes du début de ce siècle auraient
eux-mêmes fini par se noyer... Passage d’une ville
à une autre, que l’on peut – si l’on veut – analyser
sur le seul plan de sa spatialité : du continu vers le
discontinu, d’un univers plissé à un autre entièrement déployé (soit à peu près les termes dans lesquels les mouvements du début de ce siècle se
l’étaient représenté), mais que l’impossibilité de lui
assigner une fin permettrait seule de caractériser.
Mais est-il vrai que l’étendue ait été pour les
villes une telle nouveauté ? Est-il vrai que
l’Europe, l’ait si tardivement intégrée ? Et, sinon,
que s’est-il passé ?
– Une longue glaciation ? Un surplace amorcé au
Quattrocento dans une Europe urbaine qui n’aurait
retrouvé ses limites médiévales que trois ou quatre
siècles après ? Ce serait ne pas voir à quel point, et
très tôt, les villes se sont ouvertes, ou plus exactement creusées, sur un modèle en effet dominé par
une distinction plus claire entre espaces publics et
privés (là encore les “trois rues” de Serlio ; là encore ces vues idéales et cette fontaine de Baltimore
autour de laquelle un dallage – trame pleine et
transparente – se prolongeait à la verticale de palais
dont les socles et les baies semblent logiquement
résulter), mais que symbolise, mieux que tout, le
projet où Bramante installait, au milieu d’une cour
circulaire, dans un cloître ambigu lui-même sans
doute inscrit dans un dehors que sa gravure, au
217
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
VIe Livre de Serlio, oubliait de représenter, le volume “extérieur”, et parfaitement homothétique de la
petite de chapelle San pietro in Montorio : image
d’une ville intérieure non plus opaque, mais perméable, profonde, et que ses limites d’autrefois
avaient cessé de contenir pour mieux la démultiplier.
– Ou sinon cette glaciation, du moins une crue si
brusque, que c’est tout près de nous qu’il faudrait la
situer ; non pas tant au XIXe siècle, dans la New
York coloniale du Plan des Commissaires que dans
celle, éclatée, d’un homme comme Robert Moses :
du côté de ses autoroutes et là où ses premiers parkways avaient fini par s’épuiser : reculant au profit
d’un zoning qui, face à Manhattan, impliquait une
dispersion toujours plus accentuée... Mais que penser alors de l’étendue dont tant de plans, auparavant, semblent s’être emparée ? De la terre soudain
mesurée (à partir de Picard, chez Clairaut,
Maupertuis et Bouguer) et de cette passion des
voyages dont Turner, au XIXe siècle, n’est que le
tout dernier reflet ? Que penser de ce territoire que
les villes renaissantes situaient, ou trop loin, ou trop
près, mais que les Lumières auront à la fois parcouru et métamorphosé ? Espace neuf, où – pas
plus qu’autrefois – les villes ne pouvaient voyager,
mais où, depuis, elles ne cessent de peser leurs
chances et de se mesurer, délaissant leur statut de
merveilles au profit de celui – plus actuel – d’obstacle et de foyer. Bref que penser d’un mouvement
si pleinement intégré à leur réalité que leurs dessins, à partir du XVIIIe siècle, n’auront guère été
qu’un moyen d’y prolonger des routes qui désormais n’étaient plus inondées et de s’adresser à des
ponts (ceux de Prony, de Telford et de Perronnet)
qui, pour la première fois, “tenaient” ? Villesréseaux dont les franges, conçues comme autant
d’archipels, allaient se retrouver au coeur de capitales où les gares, tout à coup, allaient tenir lieu de
palais et où l’Arcadie pastorale au milieu de laquelle le néoclassicisme s’était avancé allait se transformer en parcs : armature végétale d’une agglomération que la perspective renaissante avait contribué à
creuser ; y cherchant un lointain qui, désormais, s’y
diffusait.
Que ce seuil du mouvement n’ait jamais existé ;
qu’il faille, en tout les cas, le repérer ailleurs, et
bien plus tôt qu’on ne l’imaginerait – dans une
technologie de l’étendue aussi sensible chez
Hopper qu’elle l’était dans les Ports de Vernet –,
est donc une évidence : un trait constitutif de notre
actualité, mais dont on peut douter qu’il soit le
grand point de partage, ou tout du moins le seul,
autour duquel l’urbain – et non plus la ville, cette
fois (Françoise Choay) – aurait fini par émerger.
218
Car l’on peut, comme le fait Rem Koolhaas,
décrire mieux que personne (et après lui beaucoup
moins bien que lui) le destin-automate de villes
génialement déglinguées, dire de l’urbain qu’étant
partout, il n’a plus nulle part à être élaboré..., il
manque à ce genre d’énoncé (totalement impensable en musique, dans les arts de l’image, dans le
dessin du moindre objet...) l’étape qui l’a conditionné. Un morceau d’histoire là encore, qui a séparé Mondrian (au moins celui des tableaux New-yorkais) de ses comparses hollandais, Mies van der
Rohe des CIAM, Kahn des désurbanistes du Team
Ten, et très probablement Le Corbusier de Le
Corbusier... Une histoire, que la ville générique ne
permet pas de lire tant elle en est captive, habillant
du même or les occasions perdues et celles qui, par
hasard, n’ont pas encore sombré. Et qui tient toute
entière dans la peur et dans la manière dont la ville,
récemment, a si bien pris congé d’elle-même qu’elle paraît, depuis lors, tout à fait incapable de se
localiser. Rejetant la lenteur qui nous permet de
l’habiter, niant sous prétexte de devenir monde, un
lieu que pas un seul instant elle ne cesse pourtant
d’occuper, au fil d’un déplacement, dont la première étape remonte très vraisemblablement à la résurrection par le XIXe siècle d’un noyau historique que
l’on a voulu protéger (c’est Ruskin effrayé, voyant
dans le Crystal Palace l’ovni qui allait tout broyer ;
c’est toute une pragmatique de modification tout à
coup opposée à la conservation de villes dont les
acteurs devaient être formés. Et finalement – là où
la Renaissance, par un tour de magie, réussissait
partout à rajeunir ce qu’elle touchait, là où le classicisme avait instillé avec Rome un futur archaïque
et toujours antérieur ce qu’il remplaçait – ce thème
tout récent des deux villes : l’une ancienne et l’autre
moderne ; la première révolue et lentement sédimentée, la seconde, au contraire, en attente de projets dont les deux premiers tiers de ce siècle se sont
fait une spécialité – comment comprendre, sans
cela, la référence constante des traités d’Urbanisme
aux villes neuves de l’Antiquité ? Comment comprendre les mégastructures succédant à la “ville
dans le parc” ; les “rues dans le ciel” du Team Ten
précédant de dix ans seulement celles qui auraient
dû disparaître (Superstudio) ou qui se seraient
déplacées (Archigram) ? Pulsion utopique en effet,
mais dont la trajectoire ne peut pas être dissociée de
l’ailleurs obsédant où la crainte de la métropole est
venue la localiser. La ville noire du XIXe siècle et
surtout cette autre Nature à quoi elle finissait par
ressembler, inaugurant une pente où c’est contre la
ville – là où elle ne pouvait exister – que la ville
contemporaine aura été imaginée. Comme un espace où tout, toujours, serait recommencé ; où la
proximité serait la dernière chose que l’on puisse
désirer (obsession du lointain que l’automobile
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
continuerait d’incarner si l’agilité des réseaux ne
l’avaient remplacée) et où l’architecture – à l’opposé exactement de ce qu’Alberti avait imaginé –
allait devoir sa liberté au fait de n’avoir plus à se
situer.
Projet toujours, mais projet du dehors, s’adressant à des villes plus présentes que jamais, mais se
refusant à lui-même la possibilité de les réaliser, et
dont le double paradoxe – d’utopies semi-denses
(l’anti New York qu’était à ses yeux la Ville
Contemporaine de Le Corbusier) à d’autres, plus
diffuses et conçues pour s’évaporer (l’a-maison de
Reyner Banham, le Nevada de Ron Herron) – est
vraisemblablement d’avoir donné raison à ce qui
reste, chez Patrick Geddes, l’intuition la plus fausse et la plus fascinante d’un commencement de
siècle qui n’en a pourtant pas manqué : l’approuvant, sans pouvoir le suivre, dans l’image d’une
Norvège intouchée où le fait même des villes aurait
fini par s’annuler ; ses vallées accueillant Aalto, ses
lacs Futur System, ses fjords, les maisons en lévitation dont Mike Webb allait rêver. Et conférant par
là, à des projets par nécessité plus concrets, le statut d’occupants indiscrets d’un lieu qu’ils n’avaient
pu circonscrire et d’objets qui – si beaux fussent-ils
– étaient toujours de trop face à une Nature que la
ville devait impérativement retrouver. D’où ce partage continuellement irrésolu entre ceux chez qui,
malgré tout, la ville réelle a continué de s’imposer
(Asplund à Göteborg, Mondrian en danseur de Fox
Trot, disant dans ses derniers tableaux, que
Manhattan n’avait décidément aucun besoin d’être
réinventée) et ceux pour qui elle ne devait plus
exister, et ces objets nomades rêvant qu’ils s’envolaient (Malevitch), à même de danser mieux que
Pise ou Athènes ne l’avaient jamais fait ; enfin cette
obsession de la sculpture (Starck loin devant
Chandigarh et ses objets trouvés) et cette plasticité
à laquelle continue de manquer l’idée qu’elle puisse se composer et trouver, dans une ville par principe oubliée, un sol où parler.
Voici pourquoi Koolhhas se trompe (SLMXL) et
en quoi, paradoxalement, il aura été le premier
(New York Delire) à débusquer l’erreur dans une
utopie dont l’impasse n’annule pas la nécessité. Car
si la ville contemporaine (Âge II et III des villes
chez Christian de Portzamparc, Métropole froide
chez Andréa Branzi...) n’est pas seulement une ville
ouverte face à une ville classique qui jamais n’a été
fermée, si elle n’est pas – première du genre – cette
agglomération sans plan allant de merveilles en
désastres, comparée à des villes antérieures qui,
elles, avaient fait du hasard un art pour le moment
insurpassé, mais le produit d’un songe idiot : miroir
exact de celui où la sortie du Moyen Age nous avait
installé. Bref si nous disposons tant bien que mal,
dans des villes qui, depuis, se sont constamment
affirmées, de l’irréalité du rêve et de ses résultats
les plus concrets – centralités fragiles et périphéries
obsédantes, bric-à-brac illisible que le fin du fin
(architectural hier, urbanistique soudain...) serait
tout à coup de mimer, rien n’indique – au contraire – que cette partie perdue ne doive pas être
rejouée. Qu’il ne faille pas, plutôt, se souvenir de
Manhattan (plus libre qu’Osaka dans un surgissement que l’on ne lit si bien que parce qu’il est très
profondément programmé), comprendre que Kyoto
n’est si intéressante que parce que le silence de son
architecture y fait écho au charivari coloré de ses
soies et de ses objets. De même, que rien ne dit
qu’il n’y ait rien à tirer d’une spatialité contemporaine où les années soixante n’ont si peu brillé
(sinon dans les patios de Noguchi, dans ce parvis
que Kahn avait ouvert sur l’Océan, là où la
Frontière s’arrêtait...) que parce que ses tensions y
étaient sans objet. Tout se conjuguant, en effet, pour
que l’élaboration de l’espace soit la grande absente
d’un espace que l’information ne cesse de contourner, pour que le lointain désormais l’emporte sur le
proche, l’envers de nos écrans sur l’endroit plus
concret où ce sont des trottoirs qu’il faut un peu
mieux dessiner : scénario noir, vieux de cinquante
ans désormais, où l’absence de projet tiendrait lieu
de projet, et dans lequel l’architecture néo ou sur
moderne du Lissitsky de l’Histoire des Deux
Carrés palpiterait à l’ombre d’une ville, une
deuxième fois désertée. Et cela au moment précis
où lui est rendue la grandeur d’être lente (Virilio) et
de n’avoir pas, elle, à voyager.
L’impossible horizon d’une ville recommencée,
la fable d’une cité virtuelle qui nous éviterait d’habiter, s’annulant d’elle-même devant un déplacement qui, pour la première fois depuis deux siècles,
est à même de ne plus la blesser et devant un départ
qui, via l’information, ne cesse de reposer, et à
chaque coin de rue, la question de son arrivée.
Nous laissant là, avec ce feuilleté de villes à infléchir et à redessiner ; avec pour armes des projets
auxquels on ne voit plus pourquoi il faudrait renoncer, et pour médium une liberté dont chacun – sinon
nous – sait bien que c’est ici, à la verticale de la
ville, qu’elle doit désormais s’exercer.
219
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Vers une reconception de la pensée urbaine ?
Jean-Claude Burdèse
Architecte, professeur à l'Ecole d'architecture de Lille
“Et maintenant , si je disais : “c’est ma conviction
inébranlable que, etc...”, cela veut dire , dans le cas
présent aussi, que je ne suis pas parvenu à cette
conviction consciemment en suivant un processus de
pensée déterminé, mais qu’elle est à tel point ancrée
dans toutes mes questions et réponses que je ne peux
pas y toucher”.
L. Wittgenstein, “De la certitude”
Ed. Gallimard.
“...Un plan urbain n'est pas seulement un instrument technique d'organisation de la ville, c'est un
document d'organisation de la société dans son
ensemble . C'est un outil philosophique et social qui
définit comment les gens vivent et se comportent...”1
Qui oserait se risquer à dater la décennie au
cours de laquelle a été prononcée cette pétition de
principe nous rappelant à “l’ardente obligation du
plan” urbain. A la fin du siècle dernier, époque
bénie de la naissance de la pensée urbaine, écho
d’un orgueil de précurseurs nécessairement naïfs et
ambitieux ?
Eh bien non, ceci est édicté en 1994 et ouvre un
entretien sur la ville de Léon Krier, architecte-urbaniste Luxembourgeois à l’occasion de l’exposition
sur La Ville au Centre Pompidou. Passé le premier
mouvement d’étonnement admiratif face à une si
docte certitude, force nous est de nous interroger :
cette certitude de la toute puissance du “plan
urbain” n’est-elle pas – silencieusement, tacitement
1
Léon Krier, La ville, Six interviews d’architectes, Centre Pompidou.
1994, p. 39.
certes – le cœur même de la pensée des urbanistes
sur la ville ?
Sous ce vocable générique d’“urbanistes”, nous
désignons ici de nombreuses professions et statuts
qui ont à faire avec la ville : concepteurs, décideurs
(administratifs ou élus), gestionnaires..., dont les
paradigmes et façons de voir trouveraient leur origine dans la pensée de la Renaissance ; grosso
modo, et non sans forcer le trait, avouons-le : des
images, des visions, des modèles issus de la
Renaissance, des outils intellectuels empruntés au
XVIIIe siècle, des valeurs héritées du XIXe.
La ville comme totalité,
le projet comme solution
Pour la pensée urbaine, la ville est et reste un
objet, une totalité à projeter et à concevoir sur un
double plan, fonctionnel et esthétique, dont la composition urbaine – par delà les divergences d’école
et de doctrine, par delà les masques rationalistes ou
esthétiques qui l’affublent – est la seule, l’unique
référence.
“...Je ne peux évidemment aborder une question
aussi complexe dans ses divers aspects en aussi peu
de temps. Je resterai, par conséquent, dans le champ
qui est le nôtre, celui de la composition urbaine.”2
Pierre Riboulet, La Ville comme œuvre, Les mini PA, Pavillon de
l’Arsenal, Paris, 1994. p. 53.
2
221
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
La complexité de la ville concrète, dès lors
qu’elle met en péril l’objet total et unitaire, est
considérée comme une décadence, un malheur qui
ne pourrait s’expliquer que par l’abandon du projet
global, du projet urbain.
“...Qu’est-ce qui caractérise notre situation aujourd’hui. La fin d’une ambition théorique générale de
la question urbaine, la fin de tout projet global ?”3
Les courants “urbanistiques” s’avèrent impuissants – mais qui songerait sérieusement à le leur
reprocher – à affronter les problèmes concrets de la
ville réelle, de la ville telle qu’elle est, en particulier
ceux, aujourd’hui cruciaux, de la périphérie.
Comme Bruno Fortier le remarque, il se trouvera
toujours des architectes qui ont le goût et le talent
pour “dialoguer avec la ville ancienne”, ciseler en
lisière des centre historiques des projets urbains
délicatement ourlés. Mais la ville avec laquelle il
faut bien se débrouiller est faite de fragments, de
bribes, de collages fascinants d’histoires et
d’échelles multiples, de matériaux et d’imaginaires
contradictoires. La ville telle qu’elle est, la ville en
mouvement est niée, contrainte au profit d’un retour
mythique aux ruses architecturales mises en œuvre
dans la proximité immédiate des lieux historiques :
hypostasier un contexte et un vocabulaire formel
pour en faire la langue même de la ville. Elire des
signes formels historiques, datés comme un contexte urbain qui deviendra de sa seule présence, du seul
fait d’être déjà là, argument essentiel, sinon unique
caution, pour reproduire, répéter, mimer, “cohérer”,
plutôt que proposer. Le projet urbain – c’est de cela
qu’il s’agit – projet sous influence, à mains guidées,
devient le dernier recours pour “reconsolider” une
ville qui se fragmente, “s’hétérogénéise”.
La ZAC de Bercy nous semble, à cet égard,
paradigmatique, d’autant qu’elle est perçue comme
une réussite architecturale et urbaine.
”...Tout le monde disait que faire un ensemble
urbain à la fois complexe et cohérent comme Bercy
était devenu impossible. On a vu que, quand il y a
une volonté de faire, quand il y a des gens compétents, quand on a choisi de bons architectes, on est
capable de se payer ce luxe, presque impensable
aujourd’hui, de fabriquer un bel espace public et
des architectures cohérentes avec lui”.4
Paradigme de l’arrêt sur image que nous proposent aujourd’hui les plans d’urbanisme ; paradigmes encore, parce que les architectes “parmi les
meilleurs” ont été convoqués pour cette opération.
Pierre Riboulet, op.cit., p. 63.
Christian Devillers, Le projet urbain, Les mini PA, Pavillon de
l’Arsenal, Paris, 1994, p. 46.
3
4
222
L’urbanisme est ici recherche obstinément nostalgique des règles d’une unité urbaine perdue.
Unité urbaine pour le moins paradoxale, car,
qu’était Bercy ? Comme tous les quartiers laborieux, il était fait d’une juxtaposition anarchique de
lieux de travail et de lieux de logement, de réseaux
divers, d’espaces de friches – ici très riches d’un
point de vue paysager.
De quoi héritons-nous ? D’une ville recomposée, d’une pièce urbaine dont les formes sont puisées dans le répertoire de la ville classique – unité,
hiérarchie, savantes variations sur l’inscription et la
différence. Enclave “esthétisée” qui nous semble en
effet révéler – manifestons ici notre total accord
avec Christian Devillers – le meilleur de ce que le
“projet urbain” peut aujourd’hui produire5.
“Le souci du contexte comme unique argument, le
contrôle de la forme comme unique processus principal et la revalorisation de la Rue comme événement central”6.
La ville européenne reste pour beaucoup de
concepteurs une utopie inachevée, une totalité qui
s’effrite, s’altère sans cesse, et qu’il faut sans cesse
réparer, colmater, ravauder. Un bien, une propriété
collective – délicieuse ambiguïté du terme patrimoine – dont il faut assurer la maintenance et l’embellissement.
“...Dans le répertoire conceptuel barcelonais, la
Rédemption et l’embellissement cosmétique d’un
espace conflictuel traversé de failles et de tensions,
allaient reposer, de façon pragmatique, sur de
petites opérations de suture, des projets ponctuels
susceptibles de réparer par sympathie – par “métastase” – les tissus voisins afin d’en améliorer
l’état”... “Equipements qui répondaient le plus souvent à des modèles typologiques orthodoxes (écoles,
logements, centres d’assistance, espaces verts...),
dérivés d’une conception civique de la discipline
susceptible de rendre à la ville des fragments d’une
continuité déjà définitivement hors d’atteinte, mais
toujours désirée”7.
5
Pour approfondir cette rapide évocation du projet de Bercy, il
conviendrait de lire l’article publié dans AA par Didier Rebois, et aussi
le tollé et la réprobation générale que cet article avaient provoqués
dans le landernau architectural.
6
Manuel Gausa Navarro, Barcelone, La ville, Art et architecture en
Europe 1987-1993, Centre Pompidou, Paris, 1994, p. 455.
7
Manuel Gausa Navarro, op.cit., p. 455. Ce n’est pas sans malignité,
ni sans arrière-pensée, que nous illustrons ce commentaire de Bercy
par deux citations qui s’adressent au travail de Bohigas à Barcelone.
Les mêmes discours, les mêmes stratégies, les mêmes modes de pensée et habitus s’appliquent indifféremment à la ville européenne sans
grand souci des spécificités historiques ou géographiques. On glisse
ainsi insensiblement de Paris à Barcelone, de Barcelone à Berlin ou
Milan sans grands frais... en tout cas théoriques. Comme l’écrit le
directeur du Pavillon de l’Arsenal, “certaines préoccupations sont universelles, elles font référence à la culture urbaine et architecturale qui
enrichit le débat international”. (Mini PA n° 6 )
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Continuité urbaine, cohérence formelle apparaissent être les figures canoniques du savoir traditionnel sur la ville. Ces figures sont incluses dans
l’idée même de projet urbain, succédané du projet
architectural auquel il emprunte la légitimation culturelle et l’arsenal des “formalités” opératoires.
“...Si l’on veut reconstruire des villes ou même ne
pas détruire celles qui existent, il faut se donner les
instruments conceptuels pour penser cet embrayage.
Nous en proposons trois qui répondent aux critères
suivants : permettre effectivement au travail architectural de se développer pleinement pour qualifier
l’espace urbain et le rapport aux autres architectures. Ces trois concepts, ou plutôt ces trois modes
opératoires, sont assez banals, mais je ne pense pas
qu’il y en ait beaucoup d’autres. C’est l’îlot parcellaire, la pièce urbaine, et l’ordonnancement.”8.
L’imperium architectural
Depuis 1993, le Pavillon de l’Arsenal organise
un cycle de conférences consacré à débattre de
“l’architecture de la ville”. De “grands faiseurs de
ville” – architectes français et étrangers y sont invités à exposer “la démarche urbaine” (c’est nous qui
soulignons). Ces interventions, aujourd’hui
publiées, attestent à l’évidence que la plupart des
conférenciers s’en tiennent à l’exposé des injonctions doctrinales de l’architecture, réarticulés
autour de la posture du “projet urbain”. Le cas le
plus patent est celui de Vittorio Gregotti, l’un des
premiers architectes pourtant à s’être intéressé à la
problématique du territoire. Il “ouvre” en disant
que le “projet urbain” lui servira à démontrer le
bien-fondé des vertus canoniques de la posture
architecturale.
“...Je voudrais consacrer la conférence de ce soir à
quatre vertus démodées que l’architecture à succès
de ces dernières années semble avoir oubliées – par
architecture à succès, j’entends celle que les revues
spécialisées et les médias font circuler comme la
dernière nouveauté à la mode. Ces vertus sont la
simplicité, la précision, l’organicité et l’ordre.
Je vous parlerai de ces vertus à travers les questions
du projet urbain et du territoire, non pas en tant
qu’activités propres à l’architecture, mais plutôt
comme représentants d’une vision aujourd’hui
importante dans l’architecture en général”.9
angoissée : y a-t-il (encore) un urbaniste dans la
salle ? Elles s’attachent toutes à démontrer que la
pensée urbaine n’existe plus, qu’en tout cas, elle est
aujourd’hui impuissante à produire des paradigmes
et des problématiques propres à fonder des savoirs,
des outils intellectuels et des pratiques autonomes.
C’est Christian Devillers qui lève le lièvre dans son
intervention : “la demande de projet urbain résulte
d’une faillite de l’urbanisme”... Dont acte.
Les problématiques urbaines ne semblent avoir
de sens que lorsqu'elles s'affrontent sur des questions des forme, de stylistique, de degré d’intégration ou de subversion d'un contexte promu comme
identitaire, collectif. L’architecture se trouve alors
condamnée parce que désignée comme le matériau
d'excellence de la fabrication des villes, aux débats
académiques, aux querelles d’écoles et de mouvements. En charge de la ville, l’architecture se voit
confier la mission de la poursuivre ou de la sauver.
Cet état de fait imbrique architecture et ville en une
rhétorique moralisante, élitaire ; une critique esthétique : la ville est affaire de formes qui, d’architecturales, transmutent en urbaines. La ville idéale,
celle à laquelle œuvrent des personnalités talentueuses, c’est cette image accomplie, totale. Seuls
les paradigmes architecturaux peuvent la porter, la
parachever..
La ville trouverait un “style”, un timbre particulier, une langue impérative, essentiellement par
la qualité architecturale et la cohérence, l’unité formelle que cette qualité dispense. La ville s’équilibre dans un jeu subtil entre les variations architecturales et la continuité formelle qui les autorise.
“...L’observation empirique, la moindre promenade
dans le cœur des villes anciennes, quand elles sont
bien conservées, nous montrent des choses étonnantes. Une sorte d’unité de l’ensemble des quartiers, bien réelle et perceptible, est obtenue en fait à
partir de parties qui sont toutes différentes...”10.
La ville traditionnelle, sauvegardée des contaminations qui pourraient entacher l’unité de son
image, est aussi le paradigme de la réussite (cohérence, harmonie) d’une civilisation. Les anomalies
formelles, les accidents, les dissidences stigmatisent l’érosion du temps, la déliquescence du lien
social, si ce n’est de la démocratie.
“...La ville traditionnelle reste pour moi l’instrument le plus efficace pour organiser l’espace et la
société démocratique, alors que, au contraire, la
banlieue moderne est devenue le symbole de la
société en crise”.11
L’ensemble de ces conférences – invraisemblablement consensuelles – ne devrait susciter, nous
semble-t-il, qu’une seule question, lancinante et
Christian Devillers, op.cit., p. 44.
Vittorio Gregotti, Simplicité, ordre, organicité, précision, Les mini
PA, Pavillon de l’Arsenal, Paris, 1995, p. 49.
Pierre Riboulet, op.cit., p. 53.
Léon KRIER. La ville, Six interviews d’architectes, Centre
Pompidou, Paris, 1994, p. 39.
8
10
9
11
223
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Pour la pensée urbaine dominante, le présent
est souvent insupportable : ce n’importe quoi coincé entre l’image vertueuse d’un passé idyllique et le
futur à construire au sein du projet “global”.
Symétrie où les “visions” s’articulent, s’épaulent
pour dénoncer un présent dévastateur. Ce recours
constant à la posture architecturale ne signifie pas
pour autant qu’il s’agit d’accorder une confiance
aveugle à l’ego des architectes, au contraire. On
connaît leur désir de singularité, leur envie de morceaux de bravoure et d’actes plus ou moins
héroïques qui compromettraient la cohérence,
l’unité formelle. Le projet urbain fait de l’architecture une discipline d’application (art appliqué),
figure imposée plutôt que figure libre, un art tout
entier d’exécution12.
Paradoxe 1
Le paradigme le plus répandu en Europe
aujourd’hui est celui du genius loci. Il existerait une
manière de faire la ville conforme à un génie du
lieu. La mission de l’architecte est alors de parachever un contexte spécifique vénérable en ce
qu’il est directement inspiré par les faits d’histoire,
de culture, par les aspirations des autochtones dont
il structure pour partie la mémoire. La ville/lieu
fonctionne dès lors comme un répertoire, une grammaire formelle générative, seule authentique (les
italiens disent une langue) obligeant à un travail
respectueux. Toute singularité doit être bannie au
profit d’un “retrait”, la conception architecturale
étant inscrite dans un jeu serré d’obligations formelles et dans l’interprétation d’une demande culturelle, spécifiée, locale, le plus souvent diffuse.
ne. Comme si les conditions intellectuelles et économiques actuelles confinaient l’interprétation
contemporaine de la ville ancienne à une grammaire indifférente aux lieux, comme si la posture, faite
d’objection de conscience nostalgique aux paradigmes du moment, l’emportait sur le contexte local
qui lui confère pourtant sa légitimité doctrinale.
Place, placette, square, architecture de façade,
ordonnancement, modénature, pittoresque réévalué, gamme chromatique “soft” : la profusion du
vocabulaire urbain et architectural , naturellement
formel quels que soient les prétextes sociologiques,
historiques, quelles que soient les sensibles évocations nostalgiques, accouche d’un conformisme
consensuel qui pourrait très bien échanger entre
villes européennes, “îlots, pièces urbaines et ordonnancement”, à quelques adaptations mineures près.
Comme si le refus du “maintenant” inhibait toute
réponse contemporaine, donc pertinente pour la
ville, comme si le génie du lieu était devenu une
incantation inopérante, comme si le génie du lieu
ne pouvait convoquer que des postures, des attitudes et des talents inexorablement hors du temps ,
repliés, ancrés sur la célébration d’un savoir-faire,
sur la voluptueuse immobilité des pratiques toujours recommencées.
Barcelone est souvent citée comme le paradigme de la médecine douce, lente et patiente, sous
l’impulsion d’Oriol Bohigas ; homéopathie urbanistique, acupuncture, pourrait-on dire, puisqu’il
s’agit d’interventions ponctuelles dont on attend le
renouveau de la ville. Car la beauté, l’ordre,
auraient aussi leurs métastases. C’est un urbanisme
artisanal que d’aucun qualifient de sentimental.
“...L’incorporation de sculptures et autres œuvres
d’art, ainsi que la prolifération d’un répertoire
varié d’objets de design (marquises, pergolas,
bancs, bacs à fleurs, lampadaires) obéissaient à un
modus operandi particulier et partagé, destiné à fermer, une fois de plus, l’espace en l’enchâssant dans
un refuge rassurant ; une atmosphère familiale
recréée par la profusion de petites vicissitudes
domestiques et révélatrices elles aussi de cette préférence pour le substantif plutôt que pour le général.
Un tel discours devrait avoir pour effet de revaloriser les aspects les plus sentimentaux et les plus évocateurs de la forme par le souci exquis du détail,
l’élégante mesure formelle, la convergence entre
petite innovation technique et construction quasi
artisanale, cultivant ainsi l’aimable logique d’un
éclectisme recherché, intemporel et gracieusement
décadent”.13
Le paradoxe que nous voulons mettre ici en évidence se révèle dans les productions urbaines et
architecturales de ce paradigme : ce qui devrait
conduire à des productions singulières marquées par
une langue spécifique à chaque lieu se solde finalement par des réponses très peu différenciées .
Comme si la volonté de parler la langue propre de
chaque lieu se traduisait aujourd’hui par des variations sur un espéranto, plus international, plus indifférencié que ne le fut jamais le mouvement moder-
12
Bernard Huet, dans l’un de ses grands articles : “L’architecture
contre la ville” (Architecture, mouvement, continuité, n° 14 décembre
1986), dénonce l’apocalypse urbaine : une architecture “privée du support de la typologique, isolée de tout contexte, libérée des contraintes
imposées par les conventions et les règles urbaines”, la ville devenant
alors, comme la périphérie, “un musée sans ordre, sans cadre et sans
plan muséographique, où les œuvres d’art les plus hétéroclites se
détruiraient mutuellement par le simple effet de leur accumulation et
de leur juxtaposition.
224
13
Manuel Gausa Navarro, op. cit., p. 455.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Le paradoxe du “génie du lieu” est donc
double :
1. le souci exacerbé de l’ici précipite naturellement
ipso facto dans un refus du maintenant qui, seul,
marque, caractérise et qualifie les produits. Ils sont
inexorablement et pathétiquement hors du temps.
De tous temps. Produits intemporels d’une posture
mentale intemporelle : les temps sont toujours difficiles.
2. Lorsque le génie du lieu réussit à produire une
urbanisation en propre, celle-ci reste apparence,
extériorité, puisqu’elle s’attache au respect d’une
forme dont les raisons sont probablement disparues
ou aujourd’hui inopérantes. Commémoration formelle, ce paradigme refuse la ville en tant que mouvement, devenir ; c’est une urbanisation non effective ; elle opère là où rien n’est transformé ou
inventé, là où rien n’est mis en jeu. Elle ne fait pas
ville.
Notre responsabilité face à l’avenir a bizarrement “précipité” en une responsabilité face à la
mémoire. L’heure ne serait plus à l’invention, mais
exclusivement à la préservation, voire la restauration. Notre fonction essentielle serait désormais
d’entretenir et transmettre la mémoire. Et, lorsqu’il
nous faut bien construire, aménager, bâtir, sous prétexte de la respecter et de l’honorer, la mimer, la
singer, la répéter. L’inscription de l’architecture
dans ce que les sociologues appellent les processus
identitaires induit une vision culturellement “fixiste” de la ville – totalement anti-darwinienne – qui,
sans cesse, privilégie la continuité culturelle, l’héritage, et rend impossible l’adoption des signes
urbains de la modernité, du contemporain. Au
contraire, le culte nostalgique du genius loci oblige
à hypostasier la moindre différence, le moindre particularisme comme une qualité culturelle essentielle, une parcelle d’identité à préserver, comme une
caractéristique vitale du biotope local. On invoque
souvent Adolf Loos pour justifier le respect de la
tradition dans l’architecture de l’ordinaire, mais sa
position ne saurait être résumée au maintien d’un
génie du lieu.
“La tradition avait fixé les formes. Ce n’étaient pas
les formes qui modifiaient la tradition. Mais les
vieux maîtres ne respectaient pas la tradition en
aveugles et à tout prix. De nouveaux besoins, de
nouveaux problèmes, de nouvelles techniques
venaient briser les règles et renouveler les formes.
Mais les hommes de chaque temps étaient d’accord
avec l’architecture de ce temps”.14
Adolf Loos, “Paroles dans le vide”, Vienne, 1898, Ed. Champs
Libre, Paris, 1979.
S’il y a un génie qui doit guider le travail de
l’architecte mais aussi de l’urbaniste, ce n’est pas le
génie du lieu, mais le génie du temps... de chaque
temps. La moindre des choses que l’on doit leur
demander, c’est d’être de leur temps, de leur
époque.
Paradoxe 2
Les caractéristiques le plus généralement évoquées pour définir la ville traditionnelle, le centre
historique des villes européennes sont, et nous
l’avons à plusieurs reprises souligné, l’unité et la
cohérence du langage formel.
“...C’est un mouvement ascendant, en référence à,
et c’est là, me semble-t-il ce qui fait que chacune des
parties différentes sont aptes à entretenir des rapports de fusion avec les autres parties, à former un
tout .
C’est ce rapport latéral, ces influences réciproques,
ces affinités, qui sont incluses dans l’acte de création même, qui sont à la source de ces remarquables
qualités. C’est ainsi que, par agrégations successives, la ville se compose, c’est-à-dire que les rapports existent entre les parties et l’ensemble qu’elles
forment”.15
La cohérence formelle de la ville traditionnelle
est naturellement assurée par l’architecture de ville.
Exceptées quelques pièces urbaines importantes
livrées en bloc par l’histoire, cette cohérence est
une reconstruction à rebours, un travail d’exhumation archéologique, de nettoyage, curetage, décontamination. Et l’on peut se poser la question de
l’adéquation de ce processus de reconstitution historique au processus urbain.
Combien de belles provinciales ainsi récurées
semblent avoir définitivement abandonné toute
opportunité à devenir des villes, ou tout au moins
avoir évacué du processus d’urbanisation leur
centre historique, magnifique réserve “muséale”.
Le paradoxe est ici que le processus de transformation et d’homogénéisation de l’architecture
historique, l’activisme identitaire ne peuvent être
tenus pour des processus d’urbanisation qui, pour
nous, est dans ce que Koolhaas appelle le saut
quantique, sans doute pour l’opposer à l’illusion du
saut qualitatif. Parfois, l’unité et la cohérence de la
ville traditionnelle est un leurre, un regard sélectif
ou une tromperie des sens.
14
15
P. Riboulet, op. cit., p. 55.
225
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Il n’est qu’à regarder les quartiers de cathédrale (Strasbourg, notamment) pour se rendre à l’évidence : les “hors-d’échelle”, les juxtapositions brutales, le mélange des genres, les télescopages historiques : tout ce qui est désigné de nos jours comme
incohérent, irresponsable, chaotique, est ici concentré. Pourtant, on ne retiendra du vieux Strasbourg
que les quelques rangs de maisons homogènes pour
repérer le centre traditionnel.
En d’autres termes, la notion de chaos, utilisée
abusivement comme l’opposé de l’ordre, de la
cohérence, de l’unité, conduit à des contresens dès
lors qu’on s’en tient à une critique académique des
formes. Il faudrait alors comprendre les raisons du
chaos des formes, quels autres ordres font la ville.
La pensée urbaine traditionnelle invoque la dimension historique pour légitimer les projets qui
devraient poursuivre ce que l’histoire aurait jusqu’alors échafaudé.
“...Oui, une ville a toujours été une sédimentation
historique, constituée à un rythme très lent. Avant, il
fallait des siècles pour faire une grande ville européenne”.16
La reconstitution historique des villes pourrait
donner l’illusion qu’elles se sont bâties en préservant à chaque étape les acquis précédents.
L’histoire des villes européennes est faite d’àcoups, de ruptures, de fractures, voire de barbaries :
tel quartier, tel bâtiment aujourd’hui emblématiques, représentatifs, ont pu souvent avoir été
négligés, oubliés, endommagés, n’ont parfois joué
par le passé aucun rôle identitaire pour la ville. La
contemporanéité opère un écrasement des chronologies, superpose en tableaux synoptiques les
époques les plus diverses. Les projets urbains, dès
lors qu’ils sont traditionnels privilégient une interprétation historique et prétendent ainsi renouer
avec ce qui serait le fil du temps de la ville globale.
Il est étonnant de constater que la ville de
Barcelone, au travers de ses projets “métastasiques”, veuille consolider une histoire, une identité que les barcelonais seraient particulièrement soucieux de sauvegarder, alors même qu’on sait que
c’est la plus jeune des grandes villes européennes :
elle est née à la fin du siècle dernier.
“...Nostalgie : celle de l’harmonie perdue d’une
placide bourgade provinciale faite d’une grand’rue,
de “ramblas” et de petits monuments, cultivée des
années durant pour répondre à la transformation
morphologique d’une ville qui devait connaître une
forte croissance immobilière et d’importants déséquilibres urbains”.17
La crise de la pensée urbaine
Car il faut constater aujourd’hui que la pensée
urbaine est en panne. Il suffirait, pour s’en
convaincre, de lire le remarquable résumé – véritable état des lieux de l’urbanisme contemporain –
que Françoise Choay a écrit sous le titre “Le règne
urbain et la mort de la ville”. Les courants doctrinaux majeurs de cette pensée – schématiquement,
un courant “progressiste” fondé sur la volonté
obsessionnelle de modernité, de progrès technologique, et un courant que l’on peut nommer “culturaliste”, voué à restaurer une écologie urbaine fondée sur l’échelle de proximité, la recherche et la
conservation des aménités du voisinage18 – s’avèrent également impuissants devant les trois enjeux
majeurs de la ville :
1. Impossibilité à produire des réponses et des
objectifs de développement contemporains (et
encore moins, prospectifs) .
La seule légitimité consensuelle, c’est l'histoire,
la mémoire. En quelque sorte, l’arrêt sur image,
s’agissant d’une image choisie, élue, plus fréquemment mythique qu’historique.
Le contexte, la ville déjà là, sont alors le seul
matériau et le seul critère de légitimation possible
du travail de conception (urbanistique ou architectural). Du fait de sa seule présence, le contexte
architectural et urbain devient argument essentiel,
sinon unique caution, censurant toute invention du
contemporain .
2. La ville européenne joue un rôle déterminant
dans les processus d’acculturation et de recherche
d’identité individuelle et de groupe. D’où l’enjeu
majeur de ce que Richard Sennet, sociologue,
appelle la lisibilité19.
La ville est exercice d’apprentissage, d’inculcation des valeurs, des institutions, des rapports de
force, des distinctions culturelles (au sens
Bourdieusien du terme...).
Manuel Gausa Navarro, op. cit., p. 455.
Françoise Choay, Le règne de l’urbain et la mort de la ville, in La
ville, Paris, Centre Pompidou,1994.
19
Richard Sennet, La ville à vue d’œil, Ed. Plon, Paris, 199.
17
18
16
Oriol Bohigas, La ville, op.cit., p. 14.
226
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Ce n’est pas en cherchant dans la grammaire
formelle de l’âge classique qu’il est possible de restaurer cette lisibilité, de refaire de la ville une leçon
de vie en société, une didactique du vivre ensemble
nécessaires au fonctionnement du corps social.
3. Surtout, car c’est là, nous semble-t-il, le point
rédhibitoire, les courants “urbanistiques” s’avèrent
impuissants à affronter les problèmes de la ville
concrète, de la ville contemporaine, en particulier
ceux de la périphérie.
Il nous faut ici nous expliquer sur notre acharnement contre le projet urbain. En effet, cette pensée – ses valeurs, ses instruments de travail – tend
à embellir la ville, pour le moins à la maintenir
(dans des limites décentes de cohérence, d’unité
formelle), et elle occupe le terrain d’une pensée
urbaine effectivement défaillante. Mais elle postule
de fait que l’on peut se passer d’un urbanisme qui
penserait la ville réelle, la ville qu’il faut se mettre
à penser, faite d’anomalies, de barbarismes, de
contaminations les plus divers ; la ville qu’on ne
peut plus réduire aux seuls malheurs de l’architecture et des formes urbaines.
Mais c’est aussi la ville des potentiels, des devenir. La ville qui fait éclater l’espace euclidien, l’espace des “solides”, des échelles, des perspectives.
La ville des flux et des dynamiques, de la discontinuité. Il nous faut la penser, non plus depuis la ville
traditionnelle, comme un “chaos”, mais plutôt selon
la superbe formule de Deleuze, comme un “chaosmos”. C’est-à-dire, introduire dans les lieux et territoires, non le temps inerte et amorphe, homogène de
la métaphysique et des abscisses de la mécanique
classique, mais la turbulence, l’événement, le processus, en d’autres termes, le contemporain. En
effet, le projet urbain s’est légitimé par ses performances dans le traitement des lieux, espaces,
formes et territoires, dans le traitement de l’“ici”.
Or, peut-on encore – doit-on encore – considérer la
ville comme “objet”, comme “lieu” ? Ne faudrait-il
pas plutôt la lire comme un complexe de processus
divers, un entrelacs de temporalités contrastées, de
réseaux de flux qui la font et la défont par des jeux
de télescopages, de résonance, de concentration, de
“congestion”, “d’imprédictibilité” ? Ne faudrait-il
pas plutôt la lire comme un “maintenant” ?
“...Il y a eu, depuis quinze ans, toute une production
d’images, des centaines de propositions de quartiers
ou de morceaux de ville qui, denses ou pas, ont une
force que je ne discute pas. Le problème est qu’elles
ont été prises dans une sorte d’utopie inconsciente et
qu’elles ont fait “comme si” les forces, les systèmes
de décision, les moyens réellement disponibles pouvaient être enchantés par la beauté ou l’intérêt
qu’elles présentaient. Comme si la réalité allait les
suivre et se laisser convaincre qu’il était important
de les réaliser : ce qui, autant que je sache, ne se
produit toujours pas. Plutôt que de présupposer une
telle fascination, de parier sur un “imperium” de
l’architecture qui tarde à se concrétiser, je crois qu’il
faut plutôt se demander dans quel sens vont les
forces qui contribuent à dessiner l’espace”.20
Les symptômes de cette triple panne peuvent
être constatés dans les lieux mêmes où le travail des
urbanistes semble encore le plus fécond et le plus
vivace.
Barcelone, déjà évoquée, souvent citée comme
exemple d’urbanisme “soft”, de proximité : mais
que donne à penser, pour le devenir des villes, ce
ravaudage patient et méticuleux, cette urbanisation
“cultivée” face aux travaux d’aménagement qui en
structurent la périphérie – terrains délaissés aux
interventions “progressistes”, selon la terminologie
de Choay –, travaux d’équipement et d’infrastructure d’une neutralité esthétique et historique totale ,
et qui modifient de fait profondément le fonctionnement de la cité. Par leur caractère esthétiquement
et historiquement iconoclaste, ces travaux réinventent la ville à la périphérie, la dotent d’une nouvelle structure et d’une nouvelle logique territoriale, et
retrouvent de fait valeur de contemporanéité, d’utopie (ou plus simplement, de perspective, d’avenir).
“...Une nouvelle ville s’édifie ainsi, moins sur le
souci évocateur et figuratif des éléments qui la colmatent, que sur le caractère neutre et contondant des
systèmes qui la structurent, ou sur la variation et
l’accumulation de ces grandes constructions – individuelles, autonomes, aux fonctions parfois imprécises – qui stimulent son développement. Nouvelles
typologies sans tradition (conteneurs plurifonctionnels, parkings métropolitains, parcs thématiques,
grandes surfaces commerciales ou complexes d’activité) qui correspondent à de grands projets mixtes où
s’établit aujourd’hui le nouvel espace collectif, et qui
définissent d’autres stratégies que celles des modèles
urbanistiques anciens. Stratégies qui proclament la
disparition de l’histoire comme référence et l’évacuation du contexte comme argument ; mais stratégies qui proclament aussi l’avènement de la technique comme instrument propre à définir de puissants systèmes abstraits destinés à supporter l’accumulation progressive de mécanismes formellement
incontrôlables, apparemment aléatoires et fonctionnellement indéterminés”.21
Aucune de ces médecines : douces (Barcelone)
20
Rem Koolhaas, Article dans “Architecture d'aujourd'hui”, n° 262,
Avril 1989, p. 91.
21
Manuel Gausa Navarro, op. cit., p. 455.
227
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
ou drastiques (Bercy), n’est en mesure d’affronter
les problèmes de la ville concrète. Réponses formelles convenues, elles peuvent générer quelques
oasis centrales, réserves architecturales (de la
même essence que les parcs à thème, en réalité)
qu’il convient, bien sûr, de ne pas bouder : certaines
sont remarquablement réussies, mais elles ne nous
font en aucun cas progresser dans la définition d’un
vouloir pour la ville de demain, d’une vision
enthousiasmante renouvelant avec le souffle utopiste ; aucune ne nous aidera à combler le fossé,
l’abîme qui s’est creusé entre l’imaginaire technique et esthétique des décideurs, des professionnels, et l’imaginaire, l’appétit esthétique des gens
ordinaires, pour reprendre une remarque fort pertinente de Richard Sennet .
réclame-t-elle pas une intelligence nouvelle de son
devenir ? Le plan reste-t-il la bonne réponse aux
questions qu’elle pose ? Le “consensus” que celuici réclame est-il toujours opérant, voire réaliste ?
La ville n’exige-t-elle pas d’autres “diplomaties”,
d’autres transactions ?
Questions et tentatives
2. Surtout, et c’est là l’objet majeur de cette
réflexion, se détourner de notre patrimoine disciplinaire (paradigmes, outils, valeurs, habitus...) pour
entendre les mutations qui parcourent aujourd’hui
les champs scientifiques et les domaines de la création : mathématiques (ordre et chaos, rationalité et
irrationalités, catastrophes, idée même de loi
mathématique...), physique et physiologie (processus, rythme, temporalité, dissipation, turbulence,
régulation, complexité, contingence et nécessité...),
philosophie (la fin des “pensées dures”, des systèmes, au profit d’une écoute et d’une fidélité à la
rencontre, à l’événement, à l’occurrence...), mais
aussi cinéma, scénographie, musique, roman...
Nous voudrions résolument nous placer dans
une perspective polémique. Voir, c’est distinguer,
produire de nouveaux partages, donc – corollairement – se distinguer, s’inscrire en faux, “dissider”.
Et surtout, poser quelques points d’interrogation
cruciaux dans les fondements mêmes de la pensée
urbaine. La pensée urbaine est faite, moins de questions sans réponse, que de réponses sans question
– convictions, certitudes, manières et méthodes qui
n’ont jamais été rigoureusement questionnées, ou
qui ne l’ont plus été depuis des lustres. Certitudes
et convictions dont la familiarité, la prégnance font
qu’il n’apparaît plus possible aujourd’hui de les
interroger de l’intérieur. L’expansion urbaine,
métropolitaine, n’est-elle pas portée par des opportunités, des migrations “d’étranges attracteurs”
souvent “imprédictibles” ? L’utopie serait désormais dans une “vision” globale, harmonieuse, intégrative et arrêtée de la ville, refusant d’assumer
l’instable, le mobile, les processus de dégradation,
les ruptures, tout ce qui contrarie un “projet”, perturbe une cohérence, en retarde indéfiniment
l’achèvement. Corollairement, le culte nostalgique
du genius loci, dans son acception concrète, visible,
formelle, oblige à exhumer et hypostasier la
moindre différence, le moindre particularisme
comme une qualité essentielle du lieu, une parcelle
d’identité à préserver comme une caractéristique
vitale du biotope local.
Est-il possible de maîtriser les processus d’expansion et de déréliction ? Les migrations des centralités globales et locales ? La ville est-elle encore
“prévisible” ? N’est-elle pas une “empirie”
instable ? Ne s’agit-il pas de penser autrement sa
“réalisation” ? N’y a-t-il pas place, entre le plan et
le laisser-faire, pour un “laisser-être” ? La ville ne
228
C’est pourquoi nous proposons une double
défocalisation :
1. Se détourner de la ville européenne, poser un
regard vers d’autres cieux, d’autres lieux, vers des
métropoles que nous lisons comme des non-villes,
des non-lieux, négations mêmes de notre cité, lieux
de chaos, de métamorphose permanente, et qui
pourtant vivent, se développent, “s’équilibrent” :
Tokyo, Le Caire, Istanbul, Séoul, Atlanta ...
La pensée urbaine a beaucoup emprunté aux
concepts et postures des sciences et techniques. S’il
lui faut aujourd’hui se refonder, c’est en renouant
ce lien, mais avec des conceptions scientifiques,
philosophiques et techniques contemporaines, avec
les paris scientifiques de son époque.
Ce double détour n’est ni purement spéculatif,
ni gratuit. Nous nous trouvons à l’évidence devant
une exigence de relecture radicale de notre expérience, dont il nous semble à la fois l’instrument et
le prix.
L’exposition du Centre Pompidou sur la Ville
est, à ce point de vue, significative. D’une part, la
ville est considérée comme une entité historique
– culturelle et technique – que les connaissances,
les savoirs et les conceptions semblent pouvoir
maîtriser, anticiper, “rêver”. D’autre part, pour
quelques uns, la ville contemporaine semble étrangère à ces paradigmes “éternels”. Toute conception,
visualisation, imagination apparaissent désormais
impossibles devant l’émergence de processus complexes, variés, instables.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
“...Dans le monde contemporain, les programmes
deviennent abstraits en ce sens qu’ils ne sont pas
désormais liés à un endroit ou une ville spécifique :
ils flottent de manière opportuniste autour du lieu
qui offre le maximum de connexions”.22
Rem Koolhaas pointe les trois raisons du dysfonctionnement de la pensée traditionnelle face à
l’expansion métropolitaine :
– les changements programmatiques ;
– le rôle surdéterminant des réseaux ;
– l’indifférenciation du lieu.
Une telle citation fonctionne comme un manifeste, une véritable provocation pour la pensée urbaine
dominante, indéfectiblement liée aux paradigmes de
la ville européenne, son déjà-là comme substrat culturel, ses processus de développement intrinsèque
comme modélisation de l’action pour l’avenir.
L’urbanisme et l’architecture ont été habités,
depuis la Renaissance, par cette croyance en la maîtrise de la totalité et du temps par le truchement de
quelques lois fondamentales : ce qui avait si bien
réussi à Newton, ce qui avait été à l’origine d’une
nouvelle expansion des connaissances s’est exporté
en figures de pensée paradigmatiques : elles furent
longtemps partagées sans que leur remise en question fût même envisageable.
Mais, depuis plus d’un siècle, la philosophie,
l’art se sont interrogés sur la fécondité et la pertinence de figures fondées sur la Totalité, la prédictibilité, l’harmonie... La peinture, la musique ont
exploré d’autres visions du monde, invoqué et provoqué d’autres postures. Les mathématiques, la
physique ont, depuis quelques décennies, pris le
relais et bousculent méchamment les anciens paradigmes.
“...La relativité a éliminé l’illusion newtonienne
d’un espace et temps absolus ; la théorie quantique
a supprimé le rêve newtonien d’un processus de
mesure contrôlable ; le chaos, lui, élimine l’utopie
laplacienne d’une prédictibilité déterministe (...)
L’expérience quotidienne et les images réelles du
monde sont devenues des objets d’étude légitimes.”24
Nouvelles figures du savoir ?
Tout système de pensée s’inscrit dans un fond
commun de figures du savoir canonique, évidences
collectives paradigmatiques. La pensée urbaine traditionnelle ne saurait échapper à la règle. Elle dispose de son “logos” métaphysique – pour
reprendre, en la déplaçant légèrement, une expression de Derrida – fait de totalité (unité, cohérence,
harmonie, composition), d’une vision du temps
comme d’un continuum harmonieux.
Ivar Ekeland23, dans son ouvrage sur les figures
du temps, nous montre que l’équation différentielle, par exemple, n’est pas seulement un mode de
calcul, mais une figure de pensée qui interprète le
déroulement du temps comme linéaire et continu, et
définit donc le présent comme transition entre
passé et futur. L’abstraction et la rigueur mathématiques lui confèrent valeur de preuve, de démonstration ; une légitimité irréfragable.
L’imprédictibilité
Le temps “classique” est un temps continu,
accumulé ; c’est un temps qui engrange, thésaurise
(hormis les phases de temps “perdu” ou de “retour
en arrière” : la barbarie) ; le “bon” temps est celui
du progrès, de l’histoire, des plans qui s’accomplissent, des desseins aboutis, celui-là même sans
lequel l’idée de projet n’aurait aucun sens.
La biologie utilise, au travers de ce principe de
viabilité, une théorie intéressante qui n’affecte plus
mécaniquement le temps de cette qualité d’harmonieux “lieur” d’événements.
“La théorie de la viabilité modélise de tels systèmes.
Ils ne sont ni déterministes, ni finalistes, ni chaotiques ; ils sont darwiniens. A chaque stade de leur
évolution, leur état actuel apparaît comme le terme
naturel vers lequel tendaient les états antérieurs,
sans toutefois être déterminés par eux. Mais cet état
d’apparent achèvement est fallacieux, car il est inéluctablement dépassé au stade suivant de l’évolution, qui le fera paraître comme un moment dans
une marche sans fin, ni but , où chaque étape se suffit à elle-même...”25
(à propos de Newton et de son temps)
“... Un peu plus tard, ils apprendront que la solution
d’une équation différentielle est entièrement déterminée par l’état initial. Ainsi, on leur a inculqué,
sous forme de théorèmes mathématiques, l’idée que
le passé et le futur sont totalement inscrits dans la
configuration à l’instant du présent.”23
22
Rem Koolhaas, Article dans “Architecture d'aujourd'hui”, n° 262,
Avril 1989.
23
Ivar Ekeland, Le calcul, l’imprévu. Les figures du temps, de Kepler
à Thom, Ed Seuil, Paris, 1984, p. 37.
24
25
Ivar Ekeland, op. cit., p. 37.
Id., p. 143.
229
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Un état ne serait pas une “stabilité”, mais l’instant d’un mouvement dont il signifie aussi l’évolution inéluctable. Il est inscrit dans un contexte qu’il
contribue pour un temps à définir, mais aussi à faire
évoluer. Le mouvement serait mu par le principe de
viabilité : il connaît une naissance et une mort. Sa
dynamique s’épuise dans la transformation du
contexte. Cet autre contexte suscitera d’autres
dynamiques. L’idée même de modernité fonctionne
selon le principe de viabilité : dynamique précaire,
étape. Les nouvelles dynamiques – celles qui expriment dans l’instant la modernité – transforment le
contexte jusqu’à lui devenir inutiles, voire même
encombrantes. Les modernités se succèdent sans
être pour autant déterminées les unes par les autres.
Elles ont un précédent qui n’en constitue pas pour
autant un passé ; elles ont un devenir, ce qui ne
signifie pas pour autant un avenir.
Gilles Deleuze évoque en des termes proches
les nouveaux sports : glisse, surf, voile... Il s’agit de
savoir identifier les flux, les mouvements, et de se
laisser porter pour inventer des trajectoires pertinentes, intéressantes.
“On a vécu longtemps sur une conception énergétique du mouvement : il y a un point d’appui, ou bien
on est source d’un mouvement. Courir, lancer le
poids, etc. : c’est effort, résistance, avec un point
d’origine, un levier. Or aujourd’hui, on voit que le
mouvement se définit de moins en moins à partir de
l’insertion d’un point de levier.
Tous les nouveaux sports – surf, planche à voile, deltaplane... – sont du type : insertion sur une onde
préexistante. Ce n’est plus une origine comme point
de départ, c’est une manière de mise en orbite.
Comment se faire accepter dans le mouvement
d’une grande vague, d’une colonne d’air ascendante, “arriver entre” au lieu d’être origine d’un effort,
c’est fondamental”.26
En d’autres termes, le principe de viabilité évacuerait la notion de projet global pour celle d’opportunité : “faire avec” et le temps dont on dispose.
Penser les mouvements, les dynamiques comme
précarité et autonomie, mais aussi comme constitutifs d’un contexte considéré comme complexe et
instable. Autrement dit, être “entre”, se laisser porter et recontextualiser. Le mouvement local déplace, déforme le contexte global ; le contexte évolue
sans progrès, il connaît des étapes sans leur accumulation. Ni passé, ni futur, il est pourtant redevable d’une autorité et est devenir.
“Un modèle mathématique, même exact, peut n’être
pas prédictif”27.
26
27
G. Deleuze, “Pourparlers”, Editions de Minuit, Paris, 1990, p. 165.
I. Ekeland, op. cit., p. 98.
230
La prédictibilité paraissait le mieux modélisée
dans les mathématiques, dont les équations ne semblaient pouvoir être soumises à de quelconques
inférences non contrôlées. Or, il s’avère que les
systèmes d’équations non linéaires ont des évolutions extrêmement sensibles aux conditions initiales. L’évolution de tels systèmes pouvait être
totalement imprédictible (d’où leur apparent
“chaos”). Néanmoins, l’imprédictibilté n’exclut pas
le déterminisme ; on peut évoquer un déterminisme
“rétroactif” : une fois l’imprévu advenu, il est possible, à rebours, de l’expliquer, d’en donner les raisons. Si l’on ose une extrapolation métaphorique à
partir des équations non linéaires, on peut avancer
que les “variables” initiaux, infimes, ont un rôle
essentiel pour déjouer le futur : dans un contexte
supposé complexe, entrelacé, où les mouvements
sont faits de variables multiples, l’apparente unité
de la dynamique cache – selon le principe de viabilité – une instabilité précairement “canalisée”. La
moindre variation peut avoir à terme des répercussions, des résonances, des échos qui soudain rendent divergents, opposés, dominants, inversés l’un
ou plusieurs entrelacs de complexes, et le mouvement prend alors un tour surprenant, que le lissage
de sa dynamique ne laissait pas présager. Des événements pourtant prévus n’apparaissent jamais,
d’autres apparaissent, apériodiques, aléatoires, lentement ou soudainement.
L’imprédictibilité suppose, évidemment, le
caractère endogène de la formation des phénomènes. Pour qu’il y ait imprédictibilité, il faut un
contexte de “devenir” et un jeu de variables
“infimes”. Le tremblement de terre de Kobé, malgré le caractère violemment “imprévu” de sa survenance, ne constitue pas un phénomène d’imprédictibilité. D’une part, il peut n’infléchir en rien la prédictibilité urbaine de Kobé, d’autre part, il n’est
qu’une variable infime qui œuvre au sein de la
complexité.
Reconnaître l’imprédictible n’est pas, comme
les sciences classiques nous le feraient penser, un
aveu d’impuissance. Penser la ville comme processus imprédictible nous oblige à abandonner la prétention à maîtriser, contrôler, planifier, projeter :
toutes postures qui ont conduit à dramatiser l’imprédictible, à le désigner comme erreur, faute ou
accident, puisqu’il perturbe tant le contexte que le
projet. En d’autres termes, il s’agit de renouer avec
l’imprédictible comme matière même du travail,
transformer l’horizon non plus en projet, plan,
image, mais en devenir, en potentiel contraint à
réajuster, corriger, adapter les manifestations de
l’imprédictible comme inhérentes aux processus.
Au-delà du projet, l’imprédictible réclame l’à-pro-
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
pos, c’est à dire aussi l’improvisation, le bricolage.
Aux planifications, on pourrait opposer les “possibles”, aux prévisions, schémas et supputations,
l’art de l’opportunité, de la préhension, de la “capture”.28
Les systèmes dissipatifs
Les systèmes dissipatifs sont des émergences
équilibrées dans un contexte d’éléments discrets en
mouvement. Cet équilibre est maintenu par un
apport de matière et d’énergie échangées avec le
contexte.
C’est un équilibre précaire entretenu par un flux
exogène. Il implique une “brisure de symétrie”
d’un ensemble homogène et indifférencié. Les systèmes dissipatifs sont des systèmes qui s’équilibrent des “frottements” occasionnés par l’écoulement différentiel des flux.
“Il s’agit d’abord de processus “globaux” au cours
desquels un grand nombre de molécules “coopèrent”, de façon tout à fait spectaculaire, pour former
un ordre de dimension “supramoléculaire”. Ce
mode d’organisation de la matière est inverse de
celui qui préside à la formation des structures
d’équilibre, comme les cristaux par exemple, où
l’ordre, de dimension “moléculaire”, résulte de
l’agencement local des atomes qui le composent”.29
Le projet d’Euralille, par exemple, pourrait
représenter, dans l’ordre de l’urbain, un système
dissipatif. L’arrivée du TGV est une “brisure de
symétrie” qui entraîne avec elle l’activation du
métro, du périphérique. Euralille s’équilibre de ces
flux exogènes, et le projet de Koolhaas consiste à
parier sur les “frottements” pour faire de la ville. La
“tresse” des flux, leur différentiel, mettent en mouvement, nourrissent un équilibre stable qui est l’essence même du projet et qui informe sur le processus global de métropolisation. Euralille est à l’opposé de l’équilibre “cristallin” du vieux Lille, quartier “discret”, indifférent, étranger aux flux et mouvements qui agitent la ville
Toute métropole recèle de telles “brisures de
symétrie” (les quartiers de gare, par exemple), c’est
ce qui les condamne sans doute à exploiter au maximum les équilibrages précaires des structures dissipatives. Des quartiers “d’équilibre” se créent autour
Gaston Bardet, “L’urbanisme, ça avait moins à voir avec l’architecture qu’avec la stratégie l’art militaire”.
29
Alain Boutot, “L’invention des formes”, Odile Jacob, Paris, 1993,
p. 51.
de connexions de réseaux, de “monstres” programmatiques qui ne doivent leur vie qu’à un échange
“hystérique”, tendu et continu avec le contexte global. Ce sont ces systèmes qui entretiennent le processus global de métropolisation. La métropolisation pourrait être définie comme l’exacerbation et
la mise en tension de différences de potentiel de la
ville, alors que la stratégie urbaine classique est de
les considérer comme un dysfonctionnement, un
dommage qu’il convient de sans cesse atténuer,
réparer.
L’instabilité
“Ceux qui étudiaient la dynamique du chaos découvrirent que le comportement désordonné des systèmes simples agissait comme un processus “créatif”. Il engendrait la complexité : des formes richement organisées, tantôt stables, tantôt instables, tantôt finies, tantôt infinies, mais exerçant toujours la
fascination du vivant”.30
L’instabilité, loin d’être négative, fabrique de
l’ordre de “contingence”, de l’ordre “à propos”.
Les dynamiques complexes et multiples qu’elle
entretient favorise les “agglomérats” pertinents,
puisque les éléments ont acquis dans l’instabilité
une autonomie dégagée des structures, ils sont “discrets”. Lorsqu’ils s’agencent, c’est pour des “raisons” du moment, des rencontres opportunes, des
frontières “visqueuses” ou accrocheuses, des frottements.
L’instabilité permet la possibilité de morphogenèses souvent décrites comme étranges ou étrangères parce que, issues d’un contexte instable, elles
sont imprévisibles (non simplement déductibles de
données issues de ce contexte). La coagulation, le
précipité, les congruences, les conjonctions sont
autant de réponses “spontanées” que le chaos génère et qui, par effet de feed back, le désigne, le définit.
“Au cœur de ce nouveau modèle du flocon de neige,
on retrouve l’essence du chaos : un équilibre délicat
entre des forces de stabilité et des forces d’instabilité ; une interaction féconde entre des forces à
l’échelle atomique et des forces aux échelles ordinaires”31.
L’instabilité fabrique des ordres, noyaux autonomes du contexte global bien que déterminés par
28
30
J. Gleick, “La théorie du chaos”, .Ed. Albin Michel, Paris, 1989,
p. 21.
31
J. Gleick, op. cit. p. 389.
231
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
lui. Aucun de ces noyaux ne peut prétendre à l’hégémonie sur le processus. La métropolisation pourrait aussi se définir par l’instabilité programmatique : les processus sont multiples, les potentiels
qu’ils génèrent se développent et s’épuisent.
L’instabilité interdit toute propension à l’hégémonie. Les potentiels unissent en une dynamique vectorisée ce que le contexte global laisse se discréditer.
Les potentiels que fabrique l’instable n’ont pas
pour objet la transformation radicale du contexte,
mais son maintien sous de nouvelles formes. C’est
ce qu’on pourrait appeler le paradigme du
Guépard : il faut que tout change pour que tout
puisse rester comme avant...
Le principe d’optimalité
“Les abeilles sont, dit-on, plus ingénieuses que les
guêpes, que les frelons, etc., qui savent aussi l’architecture, mais dont les constructions sont plus
grossières et plus irrégulières que celles des
abeilles ; on ne veut pas voir, ou l’on ne se doute
pas, que cette régularité, plus ou moins grande,
dépend uniquement du nombre et de la figure, et nullement de l’intelligence de ces petites bêtes ; plus
elles sont nombreuses, plus il y a de forces qui agissent également et s’opposent de même, plus il y a
par conséquent de contrainte mécanique, de régularité forcée, et de perfection apparente dans leurs
productions.”32
Le principe d’extrémalité ou d'optimalité selon
Boutot a été proposé au début du siècle par d’Arcy
Thompson qui expliquait ainsi la structure et la
croissance d’un certain nombre d’animaux et de
végétaux : la matière prend la place minimale que
lui confèrent les tensions auxquelles elle est soumise. Par exemple, la structure hexagonale des
abeilles permet d’occuper le plus d’espace possible
à l’intérieur d’un périmètre donné.
La carte des voies rapides de Tokyo peut être
lue en ces termes. Le réseau, certes, dessert la ville,
mais il la traverse comme si elle n’existait pas. Il
apparaît obéir au principe d’extrémalité : un minimum de tracé pour un maximum d’efficacité. En
d’autres termes, le réseau viaire rapide est inscrit
dans un contexte, mais il en abolit tout “localisme”,
tout “génie spécifique” pour assurer une hyperfonctionnalité extrême. La métropole japonaise
juxtapose de façon brutale les lieux du bâti, leur
desserte de proximité et un réseau de voies rapides
A. Boutot, op. cit., Expérience décrite par Buffon dans son Histoire
naturelle (cf. D’Arcy Thompson “On growth & Form” p. 333-334).
totalement indifférent. Cette confrontation n’est
pas, “sur le plan” urbain, sans intérêt : elle fabrique
une multitude de lieux étranges dans l’entre-deux
de ces mondes si antithétiques. La métropolisation
peut ainsi mettre en pratique le principe d'optimalité dès lors que le contexte (la ville) est “servi” tout
en restant “insignifiant”.
Vers d’autres paradigmes ?
Les vieux paradigmes ont une langue en propre.
L’équilibre interne spécifique, la logique implacable du déroulement de la raison, la morale des
frontières qu’elle instaure en font un “logos métaphysique” : il règne sur l’ordre des choses, son
règne met un ordre au chaos. Aussi, le renversement des paradigmes ne peut se faire “de l’intérieur” : tout débat, toute critique, toute contestation
sont amplement “rhétorisés”, intégrés ; même la
transgression est admise puisqu’elle indique d’où
elle opère. Tout changement de paradigmes se fait
dans la dissidence, le refus, non dans la mauvaise
foi de ce qui précède. Et aux travaux de la raison,
les commencements préfèrent souvent ceux de la
“croyance”, de l’espoir, de la fabulation. Les nouveaux paradigmes ont à s’inventer une langue, et
c’est le moteur d’une sorte de foi, de mystique, qui
donne ce ton épique aux naissances.
“Un Ptolémée ou un Kepler n’ont pour soutenir leur
effort qu’une foi conquérante en l’harmonie cachée
du cosmos”33.
Pour penser la ville aujourd’hui, il faut avoir foi
en la métropole, regarder d’un œil attentif Mexico,
Le Caire ou Tokyo comme des expérimentations
urbaines du contemporain. Délestées du poids de
nos villes européennes, ces métropoles sont pour
nous des laboratoires d’observation. Laissons-nous
fasciner par ce qu’elles réunissent pour recommencer à penser nos villes, ne nous laissons pas décourager par les explications, les raisons et les raisonnements sur le déjà-là, nos expériences passées, par
notre culture même. La pensée urbaine est devenue
inadaptée. Penser métropolisation aujourd’hui, ce
n’est pas seulement faire référence à l’échelle ou au
gigantisme. Toutes les villes sont atteintes par le
phénomène de “métropolisation”, chacune possède
une périphérie intégrant des programmes que la
formalisation urbaine traditionnelle ne saurait intégrer, des programmes indifférents au contexte,
“translocaux” ; une périphérie longtemps dédaignée et qui, soudain, entre par effraction dans un
32
232
33
Ivar Ekeland, op. cit., p. 18.
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
maintenant incompréhensible, voire dramatique. Il
n’est plus l’heure de refuser à la périphérie le statut
d'urbain ou de ville, d’encore tenter, pathétiquement, de calmer le jeu, de freiner le processus périphérique ou de le couler dans une forme issue du
centre “historique”. La métropole déconnecte le
temps du lieu en multipliant les vitesses d’horloges,
en le fragmentant. Les temps sont discontinus,
accélérés, ralentis ou morts, ce n’est pas un ample
mouvement, le support d’un progrès, d’une élévation, mais un entrelacs complexe qui fait sens,
“existe”, hors du passé et du futur, dans le “maintenant”.
“Le Corbusier espérait provoquer une nouvelle
conscience du temps, un sentiment du maintenant“.34
Conclusion
Confronter l’épaisseur historique, culturelle,
qu’est la ville européenne et l’émergence des processus métropolitains souvent imprévisibles,
devrait susciter des interrogations, stimuler la pensée urbaine, réévaluer ses pertinences, ses modalités d’effectuation dès lors que l’on refuse de considérer la métropolisation comme une iconoclastie,
un parasitage mortel, et qu’on l’accepte comme
l’avènement de la ville traditionnelle au contemporain. La métropolisation ne serait donc pas la dégénérescence, la décadence de la ville, mais plutôt un
complexe de crise, de mutation, d’“à-coup” provoqués par le frottement entre l’inertie d’un déjà-là
urbain et des processus de développement commandés par un contemporain global insensible au
local. Plus précisément, la métropolisation oblige à
poser la multiplicité, l’hétérogénéité comme catégories fondamentales de sa conception, comme
source de nouvelles potentialités, et comme catalyse transformant la nature même des éléments qu’elle imbrique.
En effet, la métropolisation décompose, démultiplie, autonomise pour des agrégats, des coagulations, des nœuds, et prend son sens de ce qu’elle les
favorise, assure leur viabilité, et s’oppose à l’urbain
réduit à résister en image , en histoire . La ville se
raconte comme l’utopie défaite, la perspective
inversée de la métropole que l’on rechigne à recon-
34
Richard Sennet, op. cit., p. 212.
naître comme autre monde, comme si elle était la
déchéance d’un organisme qu’on eût connu parfait.
Pour la pensée urbaine traditionnelle, la ville
est et reste un objet, une totalité à projeter et concevoir sur un double plan – fonctionnel et esthétique – dont la composition urbaine, par-delà les
divergences d’école et de doctrine, par-delà les
masques rationalistes qui l’affublent, est la seule,
l’unique référence. Au fil du temps, la ville européenne s’est forgé le contexte quasi naturel de ses
projets, se retournant inlassablement sur elle-même
pour les horizons de son développement. Le
contexte Ville s’est appauvri en contraintes et formalités, abandonnant à l’architecture le concret et
la qualité de sa propension.
Ce que l’on désigne aujourd’hui par projet
urbain serait, en fait, l’ossification ultime de la ville
classique, définitivement contaminée par les paradigmes de l’architecture, renonçant aux tensions
dynamiques que ville et architecture ont pu entretenir d’avoir à répondre au réel autrement que par le
visuel, le spectaculaire.
Les doctrines issues du Mouvement Moderne
(l’imperium architectural, le projet urbain) proposent de concevoir l’urbanisme comme un instrument d’intervention périodique devant corriger le
présent comme anomalie, turbulence, en regard de
ce que la doctrine a prévu de construire comme
lignée directe entre passé et futur. Tout occupé à lisser le réel, projet après projet, on n’a pas voulu voir
arriver, ni entendre sourdre un présent qui finit par
surgir tel quel, comme un chaos inintelligible,
impossible à contextualiser. Aujourd’hui, l’ampleur
de ce “hors contexte”, l’imprédicibilité, l’incertitude des géographies, l’accroissement rhizomique
des réseaux, abolissent toute tentative de recourir à
la Tabula Rasa, de prétendre à l’édification de
modèles, la réactivation d’archétypes, les mises en
perspective collectives.
Projeter la métropole, ne serait-ce pas vouloir
pérenniser une démarche devenue utopique ? Ne
faut-il pas, aujourd’hui, admettre la stérilité du projet, sinon son inadéquation à ce qu’exige l’action
métropolitaine ?
Le projet se fonde, s’échafaude, s’argumente,
se raisonne d’un contexte sur mesure. La contextualisation, en même temps qu’elle assure l’intelligibilité de la ville, opacifie la montée en puissance
des phénomènes qu’elle doit laisser hors champ. La
volonté de lire une part du réel se paie ailleurs de
cécité.
233
De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle
Les processus métropolitains décontextualisent
le réel : la fragmentation généralisée, l’hétérogénéité des choses et des temporalités, la perte d’une
géométrie au profit d’une physique, font que rien
ne peut plus “tenir ensemble” pour faire “Texte”.
Aucune situation, aucun répertoire ne peuvent se
prévaloir de canoniques puisqu’il ne sont plus soustendus par un point de vue collectif de leur appréciation.
La métropolisation ne se modélise pas. Les
variables mises en jeu sont trop nombreuses et se
multiplient de l’intéraction des processus, de l’intrusion des flux et des mouvements dans la texture
des choses. Vouloir définir la métropole comme
complexe, c’est encore espérer une contextualisation possible, non plus greffée au projet, mais à des
techniques et des savoirs experts (méthodologismes, systémiques, etc...). C’est un déplacement
des tautologies, l’esquive du terrain. La métropole
ne serait pas complexe, mais confuse. La confusion
interdit toute possibilité de lecture panoramique,
mais aussi toute contraction signifiante, édifiante ,
du réel.
Or, aujourd’hui, la pensée urbaine semble planer sur les projets qu’elle construit, elle les traverse, indifférente aux avatars. S’il s’en trouve pour la
perturber, la pensée urbaine prend de la hauteur : le
changement d’échelle, le recul du point de vue,
l’extension territoriale aplanissent l’impossible
concret.
Et, si penser la métropole était aussi savoir s’arrêter sur le ténu, le cas par cas, cadrer sur les
insignes nucléosités qui se greffent sur les flux et
les dynamiques ? Plutôt que de s’évader dans l’espace et le temps, d’intégrer les projets, essayons
d’œuvrer avec ce qui se présente, de délimiter le
champ clos des multiples événements métropolitains, de ces naissances qu’il faudra bien finir par
reconnaître.
Aujourd’hui s’offre peut-être l’opportunité
d’une conjonction, d’un rendez-vous stimulant
pour s’essayer à reconcevoir la pensée urbaine
entre,d’une part, la contamination planétaire de la
métropolisation des villes, dont certains des phéno-
234
mènes concrets sont particulièrement développés
par François Ascher dans Métapolis, métropolisation comprise aussi comme l’émergence de dynamiques, de flux, de processus, comme l’expansion
croissante d’une physique bousculant le monde
géométrique, euclidien, de la ville traditionnelle ; et
d’autre part, l’intérêt des sciences pour les théories
du chaos : le chaos, non plus métaphore, mais
connaissance, savoir, regard, langue. Penser la
métropole, ne serait-ce pas devoir affronter le
chaos, c’est-à-dire refuser de classifier, séparer,
hiérarchiser sur le mode centrifuge, et d’évacuer le
réel vers le passé (mémoire, identité), vers le futur
(projet, utopie) ?
Penser la métropole, ne serait-ce pas s’obliger à
construire une langue, un regard pour entrer en
intelligence avec le “tel quel”, accepter de découvrir, là où on ne voit qu’anomie, anomalies et
écarts, des turbulences, des bifurcations, des brisures de symétrie, accepter de concevoir l’imprédictibilité : tout ce que les sciences nous décrivent
simultanément comme figures du chaos et figures
du savoir ?
Penser la métropole, ne serait-ce pas encore
d’accepter le présent comme un discontinu, un
temps “discret”, comme disent les mathématiciens,
la simultanéité d’événements hétérogènes, et non la
passation du passé au futur ?
Aussi, la pensée urbaine doit-elle se refonder, et
cela ne peut se faire qu’en prêtant attention aux
conceptions scientifiques, philosophiques, techniques réellement contemporaines, mais aussi en
interrogeant la configuration singulière des utopies
récentes pour tenter de comprendre ce qu’elles peuvent receler de puissance critique, de force de proposition.
Il s’agit bien d’abandonner la croyance qu’une
discipline contiendrait indéfiniment en elle-même
les possibilités de son renouvellement, au risque de
s’enfermer dans des énonciations “totalitaires” où
la rigueur intrinsèque des savoirs experts qu’elle
mobilise pourrait se raidir en une entreprise systématique d’évitement du réel.

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