De la ville à la civilisation urbaine
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De la ville à la civilisation urbaine
Sommaire pages Présentation par Thérèse Spector, Jacques Theys, Jean-Claude Burdèse, Marie-José Roussel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Introduction : “Invitation au voyage” par Marie-José Roussel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 7 Première partie : CONTINUITÉS ET RUPTURES Histoire des formes urbaines ou formes d’une histoire urbaine ? par Laurent Coudroy de Lille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La mégapolisation : Un autre monde, un nouvel apprentissage par Philippe Haeringer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une mutation à l’œuvre par Françoise Choay . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 27 43 Deuxième partie : PORTRAITS... Introduction à la diversité citadine par Philippe Haeringer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 Singapour, modèle de la métropolisation planifiée en Asie du Sud-Est par Charles Goldblum . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 Istanbul, métropole eurasienne en effervescence par Jean-François Pérouse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 De la ville à la civilisation urbaine : réflexion prospective sur l’urbanité à partir de Los Angeles par Cynthia Ghorra-Gobin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 Tokyo ou le champ du prédicat par Augustin Berque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 Euralille, tentative d’invention du contemporain par Gérard Engrand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 3 Troisième partie : FIN DES UTOPIES, RETOUR DE LA PROSPECTIVE ? L’utopie contemporaine par Dominique Rouillard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119 La défaite de l’imaginaire urbain par Jocelyn de Noblet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 Le prochain siècle sera-t-il celui des villes ou de la fin des villes ? par Thérèse Spector . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 Quatrième partie : LA VILLE DURABLE : UNE NOUVELLE UTOPIE ? Le prisme urbain : réalités incidentes et pages blanches pour un développement durable par Cyria Emilianoff . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153 Pour un développement social urbain durable au XXIe siècle par Antoine S. Bailly . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171 Vers la ville durable et citoyenne : Un kaléidoscope d’innovations européennes à l’aube du XXIe siècle par Voula Mega . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177 Cinquième partie : DÉBATS ET POLÉMIQUES La ville émergente par Geneviève Dubois-Taine ................................................................................... 199 La ville et son double par Jean-Loup Gourdon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207 Oublier Koolhaas par Bruno Fortier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215 Vers une reconception de la pensée urbaine par Jean-Claude Burdèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221 4 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Présentation Thérèse Spector, Jacques Theys, Jean-Claude Burdèse, Marie-José Roussel Ce numéro 35 de « Techniques, Territoires et Sociétés » sur la prospective des villes fait suite à un séminaire intitulé « Vers une reconception de la pensée urbaine », organisé en 96-97 par le Centre de Prospective et de Veille Scientifique de la DRAST, et animé par J. C. Burdèse, G. Engrand et S. Trelcat (du laboratoire « Et Caetera »). Il s’inscrit dans la continuité des initiatives lancées depuis deux ans par le Centre de Prospective sur le thème de la prospective urbaine1, et précède un colloque international qui aura lieu à la Rochelle, du 19 au 21 octobre 98, et qui aura comme titre « Villes du XXIe siècle : entre ville et métropole, rupture ou continuité ? »2 . Il a été conçu par Jean-Claude Burdèse, Marie-José Roussel, Thérèse Spector et Jacques Theys. Le document a été élaboré à partir d’une idée centrale : la ville de demain, celle qui a commencé à émerger à la fin de ce siècle, sera très différente de l’image que nous nous faisons de la ville « traditionnelle » ; mais il est encore trop tôt pour en dessiner les contours avec certitude. Comme l’écrit Françoise Choay « la mutation qui travaille la société planétaire, et qui pourrait bien - avec l’entrée dans l’ère électronique - équivaloir à un changement de civilisation », fait émerger l’angoisse et le doute plus que les certitudes, et attire les polémiques entre « classiques » et « modernes » (ou même « post modernes ») plus qu’elle ne crée des consensus. Dans cette situation, il nous a semblé nécessaire de privilégier l’ouverture, la diversité des approches et des conceptions, plus qu’un point de vue doctrinaire unique. L’ouvrage est structuré autour de cinq thèmes. Une partie introductive donne la mesure des bouleversements urbains à venir, en particulier dans les grandes métropoles. Philippe Haeringer parle de « mégapolisation » - qui « consacre un changement plus radical que les grandes ruptures du passé que furent, chez nous, le démantèlement des enceintes médiévales ou la révolution industrielle ». Françoise Choay interroge notre compétence future à « édifier », cette capacité qui a « contribué à fonder et refonder la relation des hommes avec le milieu naturel, comme les règles transcen- 1 Séminaire co-organisé avec la DAEI « La ville éclatée » (dont les actes sont parus aux éditions de l’Aube) ; Note du Centre de Prospective et de Veille Scientifique n° 7 sur la prospective urbaine ; Numéros 40, 42, 44 de 2001 + sur les villes allemandes en 2020, la prospective urbaine aux Etats-Unis, les politiques du logement en Europe ; Recherche exploratoire sur l’organisation du temps et ses conséquences sur les villes ; numéro de Techniques, Territoires et Sociétés sur les villes durables ; Participation au Club Bativille... 2 Colloque international et prospectif, co-organisé avec de multiples institutions, dans lequel 170 intervenants, 105 français et 65 étrangers, sont attendus. L’avenir des villes y sera débattu à partir de sept thématiques majeures : la mondialisation et la métropolisation ; les liens sociaux ; les modes et conditions de vie ; les formes et conceptions urbaines ; les innovations technologiques et les utopies urbaines ; villes durables, villes vulnérables ; gouverner les villes et les métropoles. 5 dantales qui les lient entre eux ». Laurent Coudray de Lille en appelle à l’urgence d’une adaptation profonde » et même d’une « mutation radicale » de la pensée urbaine. Pouvoir imaginer l’avenir des villes passe, peut-être, par l’aptitude à nous détourner de notre propre « patrimoine intellectuel » ; à poser un regard sur d’autres villes que les villes européennes, en nous attachant à « d’autres cieux », et « d’autres lieux », comme Tokyo, Istanbul, Los Angeles, Singapour... Ce détour, sans préjugés, sur d’autres métropoles, d’autres manières de vivre la ville, ou de vivre en ville, fait l’objet de la seconde partie : «Portraits de ville ». L’objectif, en déplaçant le regard, est de susciter, d’autres façons de réfléchir sur nos propres villes et leurs possibles évolutions. Les utopies urbaines sont elles en panne ? Apparemment non, à lire l’article de Dominique Rouillard. Ce qui n’est plus crédible, par contre, c’est l’idée même de « société idéale », de « modèle utopique ». C’est pourquoi, plus simplement, Jocelyn de Noblet aborde cette question des utopies urbaines à travers le thème des innovations techniques et de leur impact. Thérèse Spector, de son côté, dresse un bilan des travaux de prospective actuellement menés sur le thème des villes - en faisant, là encore, clairement la différence entre utopie et vision prospective. Le « développement durable » sera t-il l’utopie urbaine majeure du XXIe siècle ? Sans répondre directement à cette question, les contributions d’Antoine Bailly, de Cyria Emelianoff et Voula Mega, en explicitent le caractère à la fois profondément innovateur et contradictoire. Mais c’est sans doute un thème sur lequel il conviendra de revenir, avec des propositions de politiques publiques plus précises. En France, les polémiques sur la ville se sont focalisées sur l’opposition entre une image de la ville européenne traditionnelle et celle de la « ville émergente », que décrit Geneviève Dubois-Taine. Les transformations à venir des villes doivent elles s’enraciner dans la mémoire passée, dans notre patrimoine historique : ou ce conservatisme est-il déjà dépassé par l’organisation actuelle des activités et des modes de vie ? Doit-on continuer à « produire » de la ville et de « l’urbanité » conformément à un « génie des lieux », ou faut-il le faire en fonction du « génie du temps ... de chaque temps ? ». C’est un débat qui oppose J. L. Gourdon à J.C. Burdèse. Comme on le constate, toutes ces questions se situent très en amont des politiques publiques et du choix des instruments d’intervention - économiques, institutionnels ou juridiques. Au moment où se confirme, en France, le mouvement séculaire de concentration de la population dans les grandes villes , nous avons, simplement, pensé utile de présenter, sans parti pris, les points de vue qui s’opposent sur le sens à donner aux dynamiques d’urbanisation en cours. Les politiques urbaines sont sans doute, aujourd’hui, confrontées à un choix historique, à une « bifurcation » ; et le débat qui s’organise sur leur efficacité ne peut se développer sans commencer, d’abord, par clarifier les éléments de ce choix. Nous espérons que ce document, malgré (ou grâce à) sa diversité, y contribuera. Une étude récemment publiée par l’INSEE montre que la croissance démographique est sensiblement plus forte qu’en moyenne nationale dans une quarantaine d’aires métropolitaines de plus de 150 000 habitants - où vivent aujourd’hui plus de la moitié de la population française. La concentration autour de Paris a elle aussi tendance à s’accélérer : en trente ans, la population de l’agglomération parisienne est passée de 8,4 millions à 10,6, soit près de 20 % de la population française (plus précisément 18,5 %). 6 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Introduction “Invitation au voyage” Marie-José Roussel, Centre de Prospective et de Veille scientifique Direction de la Recherche et des Affaires scientifiques et techniques A travers ce texte introductif, c’est à une invitation au voyage que nous aimerions vous convier... En effet, plutôt que de chercher à expliquer et justifier l’ordre et le choix des textes, (non qu’il soit arbitraire, mais un choix différent, un ordre différent auraient été possibles...), nous voudrions permettre au lecteur une sorte de survol, de traversée, des approches et des thèmes traités. Toutefois, au delà du “pointillisme” de cette lecture, nous tenterons aussi à travers elle, de découvrir un sens, un ordre possible au delà du désordre... Le thème général, celui de la prospective des formes urbaines, nous a peut-être conduit à un regard décalé relativement aux thèmes prépondérants de la recherche urbaine. Celle-ci, nous semble-t-il, s’est focalisée ces dernières années, soit sur l’économie et les phénomènes de mondialisation, de globalisation et d’informatisation (avec leur corollaire fréquent, la “disparition” ou la mise entre parenthèse du “territoire”), soit sur l’envers de ces questions à savoir les problèmes sociaux de relégation et d’exclusion. Envers, en effet, car une économie axée sur la compétition engendre une masse de plus en plus considérable de “perdants”. Comme Bruno Fortier (Oublier Koolhaas) nous le rappelle opportunément, “la cité virtuelle qui nous éviterait d’habiter” n’est qu’une fable et nous avons toujours besoin d’un toit sur nos têtes ; pour les trois quarts de l’humanité cette préoccupation reste même vitale, et les campagnes ne cessant de se vider, c’est en “milieu urbain” que ce toit se construit... I. Questions sémantiques “Milieu urbain”, c’est à dessein que nous n’employons pas le terme de “ville” car en cette période de transformation accélérée, nous ne sommes plus certains de pouvoir encore parler de ville. C’est la raison pour laquelle ce numéro s’ouvre d’une part, sur une introduction historique qui permet de mettre en relief les continuités à l’œuvre dans le temps long, et d’autre part, sur une réflexion essentiellement sémantique. Celle-ci nous semble en effet indispensable si l’on désire progresser dans la réflexion et mettre de l’ordre dans le foisonnement des recherches actuelles. Pour Françoise Choay (“Une mutation à l’œuvre”), la multitude des formes prises désormais par les “zones urbaines”, invite à renoncer aux termes de ville et d’urbanisme qui pourraient se voir remplacer par urbain et aménagement du territoire ; elle nous rappelle, en outre, opportunément, à propos du terme technologie, toujours impropre- 7 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle ment utilisé, et qui signifie réflexion sur la technique, que les “confusions et glissements sémantiques” sont “à lire comme (des) carences de la réflexion”. C’est donc avec plaisir que nous saluons la tentative de Philippe Haeringer pour définir un cadre conceptuel à la fois simple, général, dynamique (il rend compte d’un processus), et clair. A travers les notions de mégapole, celle-ci étant uniquement définie par le nombre1, de mégapolisation (processus) et de système résidentiel majoritaire c’est en effet un cadre très général qui est proposé, car il vise à rendre compte du phénomène qui précipite la population de l’ensemble du monde vers les bassins d’urbanisation et ceci indépendamment du développement économique. En effet si les crises et les ralentissements de la croissance freinent légèrement le processus, elles ne l’arrêtent pas ; et si certains états (la Chine par exemple), tentent encore de freiner ce mouvement, ils ne peuvent l’empêcher ; celui-ci semble donc inéluctable à l’horizon du prochain siècle. L’urbanisation est devenue définitivement première relativement au développement économique. Enrichi des notions imagées de ruissellement et de floculation, la perspective définie par l’auteur, (perspective construite au fil des ans, à la suite d’observations patientes et précises menées aussi bien au sud qu’au nord et à l’est2), nous semble permettre le développement et la hiérarchisation de la réflexion. En effet, le cadre ainsi dessiné permet l’accueil et la prise en compte aussi bien des notions de métropole et métropolisation (qui évoquent la concentration et la mise en réseau hiérarchisé des villes) que de celles de “global cities” (Saskia Sassen) et de métapole (François Ascher). C’est, en quelque sorte, l’architecture générale de la maison qui est ainsi élégamment esquissée, permettant à la réflexion de s’ordonner, à la maison de se meubler, et de se personnaliser. Certains pourraient penser qu’un cadre théorique aussi global ne peut qu’être dépourvu de pertinence. A ceux-là nous rappellerons, avec Georges Devereux3 que la qualité d’une théorie se juge à sa “parcimonie” (au sens d’économie de moyens) et que plus elle est générale et plus elle se doit d’être simple... Ce ruissellement de la population mondiale vers les “bassins d’urbanisation” a été permise, ce n’est pas une grande découverte (!), par le développement des réseaux, (transports surtout, mais aussi eau, énergie, et désormais information) ce thème est donc bien évidemment présent dans plusieurs des articles présentés dans ce numéro. Dans l’introduction historique de Laurent Coudroy de Lille, bien sûr, mais aussi chez Geneviève Dubois-Taine (“Les territoires contemporains”) ou Françoise Choay qui note : “ils constituent le dispositif sur lequel il suffit à n’importe quel établissement humain – minuscule ou gigantesque – de se brancher pour pouvoir fonctionner”. Philippe Haeringer remarque que c’est la densité et la qualité de ses réseaux qui donne sa figure particulière à la mégapolisation du Nord. 2. Hégémonie des réseaux et crise de la pensée urbaine Cette hégémonie des réseaux “permet de s’affranchir des ancestrales contraintes spatiales (...). En promouvant un espace isotrope, ils permettent aussi bien une urbanisation diffuse et la rurbanisation que les nébuleuses métropolitaines, les agglomérations denses à périphérie concentriques que les formations tentaculaires ou linéaires (le long des vallées fluviales ou des littoraux), ou encore des formations ponctuelles et spécialisées sur des noeuds de transports ou de centres de recherche, d’équipements commerciaux ou de marché culturels” (Françoise Choay). Nous retrouvons bien là les diverses formes de ruissellement et de floculation décrites par Philippe Haeringer... Toutefois, cet affranchissement des contraintes reste essentiellement un “privilège” (ou un problème, selon le point de vue) des pays riches, car au Sud, si le développement des réseaux permet le développement de l’urbanisation, ceux-ci ne Ce qui ne signifie pas que la croissance démographique soit la cause ou la cause unique du phénomène. Les lecteurs que la méthode d’observation de l’auteur intéresserait pourront se reporter à “L’aventure herméneutique, récits d’explorations mégapolitaines en territoires inconnus” in “Les approches culturelles en géographie” actes du colloque UGI, Paris, 8-11décembre 1997, à paraître aux éditions Anthropos. 3 Georges Devereux, “De l’angoisse à la méthode”. 1 2 8 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle font bien souvent que suivre et accompagner tant bien que mal le mouvement. En effet, leur absence, leur insuffisance ou leur délabrement est un des grands problèmes qu’ont à affronter les responsables du Sud. Ce thème de la diversité des formes urbaines est donc au cœur de ce numéro et s’exprime principalement à travers la partie consacrée aux “portraits”. Elle prouve, s’il en était besoin, que cette hégémonie des réseaux ouvre à l’urbanisation un immense espace de liberté, espace de liberté qui suscite autant de problèmes qu’il n’en résout ; peut-être faudra-t-il à l’humanité aussi longtemps pour “domestiquer” l’urbain qu’il lui en a fallu pour domestiquer la nature et la transformer en campagnes... pour transformer finalement les mégapoles en villes... ou en autre chose que nous ne savons pas encore nommer (Philippe Haeringer propose : campagne mégapolitaine). Privilège ou problème disions nous à l’instant... Pour les promoteurs du séminaire sur la ville émergente il s’agit sinon d’une chance au moins d’une opportunité. Cet éclatement de la ville, cet étalement et cette extension de l’urbanisation alliée au développement de la mobilité mécanisée permettraient, à travers une certaine spécialisation des lieux, des choix multiples qui enrichiraient l’horizon des citadins. Cette ville émergente favoriserait également les valeurs de “l’ici et maintenant”, le “transitoire”, “l’imprévisible”, “l’éphémère”... Mais n’oublions pas que les villes du passé régulièrement ravagées par le feu étaient infiniment plus “éphémères” que les nôtres ! Notons également avec Jean-Loup Gourdon que la ville a toujours été symbole de liberté et de choix. Problème aussi, problème surtout, pour la plupart des auteurs de ce numéro. L’hégémonie des réseaux et la croissance des mégapoles met en crise aussi bien la pensée architecturale et urbaine que l’imaginaire et l’utopie. Traité par Jocelyn De Noblet (La défaite de l’imaginaire urbain) Dominique Rouillard (L’utopie contemporaine), le problème est parfaitement posé par Jean-Claude Burdèse : “Aucune vision enthousiasmante (...n’est venue) combler le fossé, l’abîme, qui s’est creusé entre l’imaginaire technique des décideurs, des professionnels et l’imaginaire, l’appétit esthétique des gens ordinaires.” Aussi nous invite-t-il à une “reconception de la pensée urbaine” à travers un regard “décalé” empruntant aussi bien à “l’ailleurs” des lieux qu’à celui de la pensée. Quant à Françoise Choay, elle note que les aménagements réticulés4 et leur logique de branchement, excluant la dimension du corps, entraînent une perte de la compétence d’édifier définie comme “la capacité à articuler entre eux et avec leur contexte, à l’échelle du corps, des éléments pleins ou vides, solidaires et jamais autonomes, dont le déploiement dans l’espace et dans la durée fait sens à la fois pour celui qui édifie et pour celui qui habite.” Le culte du patrimoine et la muséification des centres anciens vient alors remplacer cette compétence et se présente comme une réaction identitaire à cette perte, une opération de conjuration de l’angoisse. Cette crise de la pensée urbaine et cette perte de compétence renvoie peut-être à la question de savoir qui fait la ville aujourd’hui. N’est-il pas significatif de constater qu’au Nord, toute opération d’urbanisme d’une certaine ampleur commence par un processus d’expropriation (objet de luttes, de contestations et, trop rarement, de débat public) alors qu’au Sud, bien souvent, l’urbanisation progresse à coup “d’invasions” (appropriation), naguère parfois suivies d’opérations de “déguerpissements”, mais aujourd’hui plus souvent entérinées et régularisées par la puissance publique (cf. Jean-François Pérouse, “Istanbul...”). Ainsi les “dépossédés” du Sud seraient-ils riches d’une créativité et d’une certaine maîtrise de leur cadre de vie, que se voient refuser les populations plus favorisées du Nord, qui n’ont plus, dès lors, d’autre choix que de se crisper sur un passé révolu... Ce thème de l’appropriation et de l’organisation de l’espace, souvent présent dans les articles consacrés aux “portraits de villes” et évoqué par Philippe. Haeringer et pour le Sud et par Jean-Loup Gourdon pour le Nord, est évidemment essentiel quant au devenir des mégapoles. Il pourrait faire l’objet d’intéressants développements comparatifs mais n’est pas au centre de ce numéro. 4 Réticulé : en forme de réseau. 9 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle 3. La fragmentation de l’espace Au Nord comme au Sud cependant, la mégapolisation semble favoriser un processus de fragmentation de l’espace. Fragmentation liée à la spécialisation des lieux et territoires d’une part et à l’étalement dans l’espace d’autre part. Pour Philippe Haeringer, c’est en effet, “une condition biologique de survie de l’espèce. La géométrie infinie de la mégapole doit être corrigée par des espaces de vie perceptibles et identifiants, où les rapports sociaux et la relation au pouvoir peuvent s’inscrire clairement.” Et plus, les conditions économiques seront difficiles, plus cette fragmentation s’effectuera sur une base territoriale. L’étude des “unités de fragmentation” pourrait dés lors s’avérer féconde... Cette fragmentation peut être connotée positivement, c’est le cas chez les auteurs de “La ville émergente” pour qui la “ville archipel” est un facteur de choix et de liberté, ou négativement : monotonie des trajets qui relient les étroites bulles “domicile-travail-loisir”, esclavage automobile... Mais surtout, cet étalement indéfini des mégapoles suscite en retour un réflexe sécuritaire et la fragmentation, lorsque les conditions sociales se durcissent, débouche alors sur l’enfermement. “Parfois, ce sont des quartiers entiers qui s’emmurent, les uns pour se garder des voleurs, les autres pour se garder des gendarmes”. (Philippe Haeringer). Se pose alors la question de l’espace public et de son devenir. 4. L’espace public et la rue La notion d’espace public est définie par Cynthia Ghorra Gobin comme “un espace auquel tout individu, quelle que soit sa race, sa couleur, sa classe sociale a accès et (qu’il) est en mesure d’investir et de s’approprier à condition de reconnaître l’autre dans ses différences et ses ressemblances.” En Europe, c’est la rue qui est le symbole de cet espace et la figure traditionnelle de la ville. Alors, celle-ci survivra-t-elle au sein des mégapoles ? Philippe Haeringer note que “l’évolution générale tend à regrouper l’activité commerciale dans des “shopping centers” géants, aux architectures introverties, sorte de bulles échappant aux nuisances mégapolitaines, où la vie en société se réfugie progressivement.” En outre, L’urbanisme contemporain, héritier de la charte d’Athènes, tend à nier la rue, quant à l’urbanisation pavillonnaire elle ne lui concède guère de fonctions. Mais surtout, l’étalement des mégapoles, leur extension indéfinie dans l’espace disqualifie le piéton et favorise en même temps des phénomènes de fragmentation et de repliement. La multifonctionnalité de la rue disparaît et celle-ci n’a plus alors qu’une fonction de voisinage. Cette liaison, en Europe, de l’espace public et de la rue, mais aussi de l’espace public et de la démocratie (si l’on accepte la définition proposée plus haut par Cynthia Ghorra Gobin), rend probablement plus aiguë la perception de la crise urbaine, la disparition progressive des espaces publics renvoyant alors à la crise de la démocratie (qui tire ses racines de l’agora Athénienne) et de la représentation politique, ce qui n’est pas le cas en Amérique et plus particulièrement en Californie. La montée des préoccupations écologiques, l’apparition de la notion de développement durable et la fin probable (?) du “tout automobile” pourront-elles, à terme, redonner sens à ce vieux concept de la rue ? Notons au moins que les pays d’Europe à forte densité de population (Pays-Bas, Suisse, Allemagne) semblent mieux placés pour une inflexion de l’organisation de l’espace urbain que la France, toujours écartelée entre un modèle européen traditionnel et le modèle américain d’extension horizontale (d’où la force, chez nous, des “polémiques sur la ville”). Mais n’est-ce pas cet écartèlement même qui donne naissance à ce modèle saint-simonien (Jean-Pierre Orfeuil) conjugant étalement dans l’espace et force de la centralité et qui permet aux jeunes des “quartiers”, lorsque l’accès au centre ville est aisé, cet apprentissage des codes de l’urbain que décrit Pascal Bavoux pour Lyon. (Cf. Thérèse Spector) ? 10 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle 5. Les transports et la mobilité Décembre 1995, la mégapole parisienne, privée de transports, est en panne... Encore un signe de cette hégémonie des réseaux dont nous parle Françoise Choay. Quand les transports viennent à manquer c’est tout un système économique qui risque l’asphyxie, la vie entière d’un pays et même d’un continent qui en est affectée. Les transports et la mobilité tant des marchandises que des humains sont donc un des enjeux majeurs pour les mégapoles de demain et ce n’est pas un hasard si c’est ce thème que choisit Jocelyn De Noblet pour illustrer la crise de l’imaginaire urbain et les voies possibles pour y échapper ; pas un hasard non plus si c’est un spécialiste des transports, Jean Pierre Orfeuil, qui propose des modèles de développement urbain : saint-simonien, rhénan ou californien, évoqués par Thérèse Spector. C’est peut-être aussi dans ce domaine que les contrastes entre le Nord et le Sud resteront les plus forts et les plus prégnants. Il est peu probable, en effet, que les foules de l’Asie (Inde, Chine) puissent, un jour, accéder en masse à l’automobile qui restera le “privilège” (ou la croix !) des pays riches en espace et pauvres en population... Déjà les responsables de New Delhi se sont aperçus que les plans de circulation importés de l’Ouest s’avéraient inadéquats dans une mégapole où dominent les piétons, les rickshaws, et les deux roues ! Les morphologies urbaines s’en trouveront dès lors nécessairement affectées. La mobilité soulève également une question difficile, celle du “déversement des mégapoles du Sud dans celles du Nord” (Philippe Haeringer)... On peut, en effet, se demander, si l’on pourra longtemps maintenir un monde où marchandises et capitaux auraient un droit illimité à la mobilité mondiale alors que les hommes resteraient “assignés à résidence” dans leur pays d’origine... 6. La diversité urbaine Si toutes les mégapoles du monde ont à faire face à des problèmes communs (création et maintenance des réseaux, fragmentation, voire enfermement, mobilité et gestion des flux (des hommes et des marchandises...) comme ont tenté de le montrer les paragraphes qui précèdent, cela n’exclut nullement la diversité. La création urbaine est un processus complexe mettant en jeu à la fois des acteurs humains (individus ou groupes), des contraintes spatiales, Lima ne pourra jamais ressembler à Abidjan ou à Calcutta, des structures foncières et des régimes de propriétés, des systèmes économiques, et, sinon toujours une histoire, au moins des traditions culturelles et des habitudes... La ville est une création de la société, cet “ensemble des ensembles” pour reprendre une expression de Fernand Braudel, qui relie inextricablement la culture, la politique et l’économie. Même si l’économie se mondialise, ce qui croît, c’est l’interdépendance du monde, pas nécessairement son uniformisation et cette apparence d’homogénéisation (style Mac Do’ et Hilton) pourrait bien n’être que l’enfance ou l’adolescence du processus de mégapolisation. Cette diversité citadine, fort bien évoquée par Philippe. Haeringer à travers ses mini portraits, se confirme à la lecture des articles sur Tokyo (la force de la culture), Istanbul (“Profitopolis” et autoconstruction), Singapour (la métropolisation planifiée mais aussi la volonté affichée de “réasiatisation”) Los Angeles (“l’illimitée” privée d’espaces publics) ou Euralille... Elle confirme, s’il en était besoin, le caractère “sociétal” du mouvement actuel d’urbanisation. Si les mécanismes économiques et financiers sont les mêmes d’un bout à l’autre du monde, la création urbaine, création humaine, reste encore diverse ! 11 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle 7. Mégapoles et économie Et l’économie, quelle place tient-elle dans ce processus de mégapolisation ? La métropolisation, ce mouvement de concentration de la puissance économique et financière dans les agglomérations urbaines les plus importantes, accompagnées d’une mise en réseau (hiérarchisé et non égalitaire) des villes, en est-elle cause ou conséquence ? Nous l’avons dit plus haut, la création urbaine est un phénomène de société, et comme tel, il est la résultante de causes multiples, en isoler une serait donc faire preuve de simplification abusive et d’économisme simpliste ; mais ne peut-on, au moins, privilégier l’explication économique ? Ce problème n’est pas au centre de ce numéro et nous ne prétendrons pas trancher ici une question aussi controversée. Notons toutefois que la question est évoquée par Philippe Haeringer qui parle, à propos des mégapoles du Sud d’économie induite par l’urbanisation5. Elle est également posée dans l’article de Thérèse Spector qui fait le point de l’ensemble les questions de prospective urbaine. Notons également que cet “étage supérieur” de l’économie que Braudel nomme capitalisme reste relativement indifférent aux formes urbaines et que ses capacités inépuisables (jusqu’à ce jour du moins) d’adaptation, l’autorise à s’accomoder aussi bien des villes denses que de celles qui ne le sont pas, de l’habitat individuel que du collectif, des voiries rapides que des rues, des centres commerciaux que des “boutiques”... “Les civilisations ne disent pas toujours non”. Cette phrase de Fernand Braudel s’applique parfaitement au phénomène d’urbanisation massive qui se déroule sous nos yeux. Que l’économie s’en nourrisse ou le provoque plus ou moins, une chose est sûre, celui-ci recueille un assentiment massif du corps social qui explique l’ampleur du phénomène. Philippe Haeringer n’a probablement pas tort lorsqu’il pense que la mutation urbaine est un phénomène probablement aussi important que l’a été en son temps la naissance de l’agriculture. Assurément, quelque chose, “campagne mégapolitaine” (Philippe Haeringer) ou “milieu urbain” (Françoise Choay) est en train de naître sous nos yeux et ce “quelque chose” sera aussi divers que l’ont été les villes du passé. C’est ce “quelque chose”, les critiques et les interrogations qu’il suscite que nous avons tenté d’évoquer dans ce numéro. Avant de chercher les voies et les moyens qui permettront de l’accompagner, les politiques publiques à mettre en œuvre, il conviendra d’aller aussi loin que possible dans ce regard concret qui pourra nous rendre intelligible les morphologies urbaines. 5 Cette question de l'économie urbaine fera l'objet d'un numéro ultérieur de 2001 Plus. 12 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle MEGAPOLISATION, METROPOLISATION, MONDIALISATION Mégapolisation : processus qui précipite l'ensemble de la population mondiale vers les bassins d'urbanisation. Métropolisation : mouvement de concentration économique et financière accompagné d'une mise en réseau hiérarchisé des grandes agglomérations urbaines. Mondialisation : processus d'unification économique permis par la suppression progressive des barrières mises à la mobilité des capitaux des marchandises et de l'information,(mais non des hommes). Cette mobilité permet l'actuel mouvement de concentration du capital. Dans ce numéro de TTS, les termes de mégapolisation et de métropolisation sont souvent employé de manière indifférenciée ainsi par exemple J.F. Pérouse intitule son article "Istanbul, métropole Eurasienne en effervescence", mais évoque le terme mégapole en cours d'article et le processus qu'il décrit (extension de l'aire urbaine, peuplement par immigration à partir d'autres villes, auto-construction), relève bien de la mégapolisation, même si, au demeurant, Istanbul est incontestablement une métropole eurasienne. De même les phénomènes de crise, de mutation "d'à-coup", de décontextualisation du réel (fragmentation généralisée, hétérogénéité des choses et des temporalités, perte d'une géométrie au profit d'une physique), désignés par J.C.Burdèse en conclusion de son article comme relevant de la métropolisation relèvent davantage de la mégapolisation au sens défini ci-dessus. En revanche, le titre de l'article de C.Goldblum, "Singapour, modèle de la métropolisation planifiée en Asie du Sud Est" semble approprié, la stratégie mise en œuvre par les pouvoirs publics visant à développer la puissance économique et financière de l'île. Espérons, qu'au fil des débats, ces questions de vocabulaire se clarifient. M.J.R. 13 Première partie CONTINUITÉS ET RUPTURES De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Continuités et ruptures Peut-on encore parler de ville ? Ph. Haeringer et F. Choay en doutent. Pourtant, avant de discuter sémantique et concepts, il nous a semblé important d’interroger le passé, et c’est sur une introduction historique que s’ouvre cette première partie. Laurent Coudroy de Lille nous montre les continuités à l’œuvre dans le temps long et suggère que “la rupture à laquelle nous assistons n’est peut-être pas entièrement nouvelle ; elle fut du moins pressentie, observée, anticipée depuis plus longtemps qu’il n’y paraît, et pas seulement sur le mode utopiste (...) cette mutation fait étrangement corps avec la pensée urbaine dans les deux derniers siècle.” Pour Ph.Haeringer, ces étapes préalables franchies, “Les villes (...) sont devenues des univers dont on ne sort plus, elles sont devenues le monde”. Le mouvement qui précipite l’ensemble de la population mondiale vers les bassins d’urbanisation et qu’il nomme mégapolisation lui semble si déterminant qu’il nécessite la création de mots spécifiques pour désigner tant le processus que le résultat... La définition d’un cadre conceptuel simple et général, l’évocation du passé de la ville et le décryptage des principaux traits de la mégapolisation du monde, sont l’objet de cet article écrit dans une langue limpide. F. Choay, quant à elle, hésite devant l’emploi du mot mutation pour désigner la transformation profonde qui s’effectue sous nos yeux, mais, comme Ph. Haeringer elle pense qu’il est devenu impossible de parler de villes et propose le terme “milieu urbain”. A son sens, cette transformation est due à ce qu’elle nomme “l’hégémonie des réseaux” ceux-ci remettant en cause la compétence traditionnelle d’édifier qui a donné naissance aux villes du passé. 17 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Histoire des formes urbaines ou formes d’une histoire urbaine ? Laurent Coudroy de Lille Institut d’Urbanisme de Paris Métropolisation des villes ou de l’espace... L’ambivalence des usages du mot renvoie à celle du phénomène observé. Il semble, en effet, que la notion de métropole, dans son usage actuel, synthétise opportunément deux transformations majeures de nos espaces urbains, à savoir : – l’étalement qui entraîne des portions de territoire d’une ampleur inédite dans la dynamique urbaine, dans sa version contemporaine. – la globalisation qui semble balayer les situations, hiérarchies urbaines locales, nationales... Le fonctionnement urbain semble se dématérialiser, et l’espace urbain perdre ce qui faisait la différenciation territoriale de son fonctionnement. L’émergence des notions de “métropoles”, “métropolisation”, mais aussi toutes les tentatives lexicales approchantes, si elle ne clarifie pas toujours les termes du débat, doit être saisie comme une occasion de poser les questions. Les mutations désignées ainsi semblent structurelles : elles ne découlent pas principalement de l’accroissement progressif et cumulatif de la population urbaine, et de la taille des agglomérations, comme il fut possible de le croire assez tard en Europe. La métropolisation de l’espace n’est pas simplement l’extension démesurée de l’aire urbanisée ou de l’aire d’influence des grandes villes de toujours. De même, l’étalement urbain ne résulte pas non plus de la saturation des grandes villes, et de leur “éclatement”. D’ailleurs, cette redéfinition interne des espaces urbains semble s’opérer sans lien avec le critère traditionnel de la taille de la ville. Que ces transformations épousent des mutations sociétales, techniques ou économiques profondes, cela ne fait aucun doute. Les aspirations et pratiques sociales, mais aussi des mutations du système constructif, des modes de transports contribuent naturellement à faire émerger de nouveaux types d’espaces urbains. L’automobile est partout un vecteur important, support technique, économique ou socio-psychologique de la ville dont nous observons l’émergence. Mais l’introduction qui suit ne prétend pas établir un inventaire de ces transformations ; encore moins d’en inventorier les facteurs explicatifs. Il s’agit plutôt de les rattacher à une histoire plus longue, deux raisons justifiant cette démarche “régressive”. Tout d’abord, la conscience d’entrer dans un nouvel âge urbain s’alimente puissamment aux représentations issues de la ville passée, restreinte, unitaire, dense... Le diagnostic géographique qui peut être fait n’est pas sans rapport avec la nostalgie socialement partagée d’une urbanité rassurante empruntant aux idéaux “de toujours”. Ensuite, la rupture à laquelle nous assistons n’est peut être pas entièrement nouvelle ; elle fut du moins pressentie, observée, anticipée depuis plus longtemps qu’il n’y paraît, et pas seulement sur le mode utopiste. Cette introduction a pour objectif de montrer que l’observation de cette mutation fait étrangement corps avec la pensée urbaine durant les deux derniers siècles. 19 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Enfin, villes et systèmes urbains sont largement des héritages du passé : brosser les grands traits de ce phénomène revient à s’interroger sur les morphologies urbaines émergentes, mais aussi sur le poids formidable de l’héritage urbain. Ensemble de formes, mais aussi de réseaux, de localisations... I. Ville d’hier - ville d’aujourd’hui : anciennes et nouvelles densités De l’étalement à la dédensification, du desserrement à l’ex-, péri- et rurbanisation... la production lexicale française alimente abondamment la description de la ville en devenir. La définition de catégories statistiques ou géographiques fixes permet de clarifier le débat, mais elle n’annule pas le tableau plus impressionniste de la “ville éclatée”, “diluée”, “éparpillée” qui semble s’imposer progressivement. Les aspects quantitatifs et globaux Dans ses formes massives, le phénomène se produit relativement tard dans l’histoire et dans “l’évolution” des villes : c’est la deuxième moitié du vingtième siècle qui voit, à des moments différents selon les pays, les aires culturelles ou le niveau de développement, l’essor d’un habitat individuel non mitoyen et sur vastes parcelles. De façon emblématique ces morphologies urbaines semblent prendre à rebours les formes urbaines quelques peu caricaturales de l’immeuble collectif en “barre” ou “tour”, qui s’est imposé dans des contextes nationaux et économiques fort différents durant le XXe siècle : reconstructions d’après-guerre, régimes autoritaires ou collectivistes, action publique en faveur du logement... La conjoncture française est fort connue (du grand ensemble au pavillonnaire périurbain), mais bien d’autres pays suivent ce même chemin, notamment les anciens pays du bloc communiste, qui découvrent aujourd’hui les vertus de l’habitat individuel écarté des zones denses. Ces types urbains sont précédés dans la mémoire urbaine collective par des représentations de la densité. L’étape de la ville enclose est assez bien connue: les enceintes (aux fonctions multiples : défense, fiscalité...) ont constitué une limite nette à l’espace urbain jusqu’aux XVIIIe-XIXe siècles en Occident. Ces périmètres, malgré les interdits suc- 20 cessifs des pouvoirs en place, n’ont jamais constitué un obstacle absolu et définitif à l’extension urbaine : les faubourgs sont toujours parvenus à s’organiser hors les murs, dans la plupart des villes d’Europe. Cependant, l’opposition entre un “dedans” et un “dehors” entraînait des disparités profondes entre la ville et ses pourtours. Disparités en matière d’activité, de statut des habitants ou de richesse. Disparités aussi en matière de rente foncière, un des facteurs explicatifs de l’élévation des densités urbaines intra-muros. Ces périmètres, garants déjà d’une certaine continuité et compacité urbaine, fomentèrent l’accroissement des densités intra-muros : la “compression” urbaine est particulièrement sensible dans l’Europe médiévale et surtout classique. L’élévation des immeubles au fur et à mesure des rénovations urbaines et de l’amélioration des techniques constructives est observée. A Londres, Barcelone ou Saint-Pétersbourg, le lotissement des jardins conventuels ou aristocratiques accompagne l’essor d’un capitalisme urbain ainsi que la redéfinition des positions sociales dans la ville d’Ancien régime. Parallèlement à la mise en place de modèles de ségrégation urbaine dans les villes française du XVIIIe siècle, toutes les formes de spéculation sur l’habitat (foncière, immobilière, locative) contribuent à la saturation des espaces urbains. L’existence de limites défensives n’est donc pas seule en cause : les quartiers extérieurs, n’en sont pas moins fort denses. Les faubourgs de la ville préindustrielle, organisés souvent le long des sorties de ville, connaissent aussi une intensification qui les conduit à des niveaux de densités humaine et construite parfois supérieurs à ceux des quartiers centraux, occupés par l’élite sociale et ses institutions. La croissance urbaine se fait par agglutinement de quartiers denses, en continuité avec les tissus existants. La persistance de reliques défensives ou leur remplacement par des chemins de ceinture ne remet pas en question la continuité des tissus urbains. Densités et formes urbaines des villes non défendues (nord de l’Europe, Amérique) montrent le phénomène dans sa diversité. La ville traditionnelle comporte également sa diversité et ses discontinuités. Mais les disparités sociales, ethniques et religieuses, ou en matière d’activités semblent l’emporter sur celles relevant de la forme urbaine. Parfois isolés de l’agglomération principale à leur origine, les faubourgs ou noyaux satellites finissent en général assimilés, en continuité de cette agglomération, et viennent à en constituer une partie. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Les premières étapes de la planification urbaine ont formalisé cet aspect. Avant même que le XIXe siècle ne tente d’amoindrir les densités, les interventions urbaines de l’âge classique procèdent surtout par délimitation des futurs périmètres constructibles, que ce soit dans les fondations coloniales, les villes européennes après destruction des enceintes ou dans les premiers “plans” d’aménagement urbain. Développant des formules plus ou moins sophistiquées – rationalisation des parcellaires, prévision en matière de bâtiments publics, normalisation de la voirie, ordonnancements – le problème posé est en général celui de l’extension urbaine. La diversité des solutions déclinées pour apporter une nouvelle limite urbaine (canal, mur, boulevard) indique aussi la force des représentations “continuistes” et limitatives de l’espace urbain. A ces mécanismes sont liés ceux de la transformation progressive des espaces dernièrement urbanisés : à des rythmes différents, ceux-ci poursuivent leur densification, améliorent leur niveau d’équipement, bref “s’urbanisent”, c’est-à-dire qu’ils s’intègrent à la logique urbaine d’ensemble. Cette “consolidation” permet la contamination de ces quartiers par les activités centrales : l’habitat, au fil des rénovations, voit sa qualité augmenter ; des opérations d’aménagement peuvent accélérer ses processus. Le prix des terrains augmente, ainsi que celui des loyers ; autant de mécanismes qui frappent la génération des enquêteurs ou réformateurs sociaux du XIXe siècle, c’est-à-dire en fait les débuts des débats et travaux d’études urbaines. La remise en question de ce modèle se fait de façon progressive. Peuplement urbain et construction : vers la baisse des densités Ce modèle rapidement esquissé fonctionne dans ses grandes lignes jusqu’au XIXe siècle inclus, même si des facteurs locaux, ou une étude à plus grande échelle feraient apparaître des nuances. Ainsi, la baisse des densités construites fut un des objectifs les plus obstinés des analystes urbains du XIXe siècle, le socle le plus manifeste d’émergence d’une pensée urbaine dans l’histoire. Formalisée en différents modèles par les générations successives d’hygiénistes, plus ou moins connectée aux autres questions sociales, ou à un objectif plus global de réforme de la société, un fort courant idéologique se dessine en faveur d’une ville moins dense, compacte et encombrée. La question du logement des pauvres a attiré l’attention : elle donne lieu aux initiatives philanthropiques et publiques pionnières dans l’Angleterre victorienne. Mais les élargissements ou percées de rues, visent également à décongestionner – finalement dédensifier – les villes. L’espace public, ou libre, constitue un important levier de l’intervention publique en ville, même si ces notions ne sont pas explicitement présentes. Les projets d’extension urbaine ne se contente plus de juxtaposer des morceaux urbains identiques, mais de dégager de l’espace pour les usages collectifs ; la construction des bâtiments publics ou le dégagement des monuments, éléments majeurs des compositions urbaines du XIXe siècle, sont d’autres occasions de gagner des espaces publics. Ailleurs, en périphérie, la construction des réseaux ferrés urbains est immédiatement mise à profit pour la création de lotissements écartés des centres encombrés. Si en France il faut attendre le XXe siècle pour que les catégories moyennes accèdent à cette ex-urbanisation, en Angleterre, elle est rapide et immédiate. Les hygiénistes enthousiastes appellent à cet étalement urbain, à un éclatement urbain en petites unités et réaffirment les préceptes des traités de la Renaissance, favorables aux agglomérations limitées. Le catalogue des mesures pratiques adoptées en matière d’aménagement au XXe siècle prolongeant cette direction est tout aussi impressionnant : règlements de limitation des hauteurs d’immeubles ou cœfficients de construction, lois favorisant les lotissements, intégrés d’emblée à l’espace collectif de la ville, décongestion urbaine par des centres secondaires... A une autre échelle, on préserve les ceintures et zones vertes ou paysagères. Le grand mythe de la cité-jardin, qui traverse le monde occidental à la charnière du siècle, de la Russie au Brésil, s’alimente à des représentations présentes au siècle précédent. Grande cause d’humanité appuyée sur le “mouvement urbaniste”, ou argument de vente immédiatement saisi par les sociétés promotrices ? Le mythe, encore vivant, sous-tendra à ses débuts la production d’ensembles d’habitat collectif en France. Le grand ensemble proposant d’autres modalités de dédensification : des espaces publics distendus, une ville dissociée. La ville socialiste généralise de basses densités construites, même si les densités de peuplement des grands ensembles est nettement supérieure à celle des quartiers hérités des siècles précédents. Au XXe siècle surtout, ces pratiques entrent en concordance avec les transformations des pratiques constructives : la production immobilière change 21 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle peu à peu d’échelle, et permet de penser l’intervention sur l’espace urbain de façon plus globale, notamment par le dégagement d’espaces publics. La promotion individuelle, qui a pu marquer la constitution de la ville occidentale traditionnelle, devient peu à peu minoritaire, à des moments différents selon les pays. L’ouverture d’une rue-lotissement en Europe au XIXe siècle était déjà une pratique de promotion liée au dégagement d’un espace public ; la percée haussmannienne a porté l’intervention des sociétés immobilières à une échelle inédite en liaison avec un réseau de voirie à grand gabarit. Si la promotion individuelle se maintient cependant dans certaines situations – habitat autoconstruit des faubourgs marginaux, contrats passés directement entre un entrepreneur et un propriétaire foncier – les intermédiaires sont de plus en plus présents : rassembleurs de terres, grands propriétaires périurbains dans les pays méditerranéens ou lorsque la ville a déjà absorbé sa ceinture maraîchère. Les métiers de la construction et du bâtiment (architectes, entrepreneurs, maçons...) accèdent facilement et organisent cette commande. Ces opérations, qui structurent peu à peu depuis le XIXe siècle les rapports entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre, et intègrent la production urbaine au système capitaliste ou public entraîne un profond changement d’échelle, mais aussi un dégagement plus systématique des espaces collectifs. II. Enjeux techniques et productifs : fonctions urbaines et zonages La relégation des certaines activités productives polluantes, insalubres, bruyantes... ne date pas de la période contemporaine. Elle fut même un déterminants forts dans la naissance des faubourgs urbains, introduisant de sensibles disparités d’activité entre quartiers urbains. Pourquoi alors ne pas parler de “zonage” avant le XXe siècle ? Les activités dans la ville traditionnelle La première réponse est sans doute que les activités entretiennent un rapport de grande proximité avec l’espace urbain environnant. L’artisanat et les secteurs de production traditionnels, assez directement liés à la consommation, sont incrustés dans l’espace urbain. Les distances urbaines sont faibles (elles dépassent rarement le kilomètre) et travail et résidence demeurent proches. La concentration de 22 certaines activités (prenons l’exemple du commerce) se fait en intimité avec le voisinage urbain : la halle, haut lieu de vie urbaine à partir du Moyenâge, vit directement au rythme de la ville. L’essor du commerce maritime hanséatique ou méditerranéen ne contredit pas ce rapport entretenu entre la ville et ses activités. L’activité portuaire du XVIIIe siècle, malgré son changement d’échelle et sa rationalisation capitalistique, s’immisce encore dans toute l’épaisseur des quartiers de Marseille ou Cadix. Mais, s’il est difficile de dégager des spécialisations intra-urbaines avant le XVIIIe siècle, c’est aussi parce que la ville traditionnelle est toute entière conditionnée par de fortes spécialisations. Villesmarché, villes-port, villes-comptoir, villes-palais : leur mixité urbaine correspond aussi à des palettes d’activités qui, à l’échelle de la globalité urbaine, sont peu étendues. L’ère industrielle apporte peu de nouveauté à ces débuts à ce tableau. Si la recherche historique a montré à quel point l’activité industrielle d’avant le XIXe siècle n’est pas uniquement urbaine, mais aussi rurale, plus ou moins greffée sur un artisanat au service des populations paysannes, elle montre aussi à quel point l’industrialisation se fait à ces débuts de façon régionalisée et localisée. Certaines centres urbains, à la faveur de conditions favorables, d’initiatives individuelles ou collectives s’engagent très fortement dans l’aventure industrielle. D’autres, naissent et se développent sous l’impulsion de ces activités, en général dominées par un nombre limité de branches de production : la ville-manufacture de l’Europe classique, est relayée par la ville-usine textile, métallurgique ou minière. Les villes engendrées par la mutation industrielle à ses débuts, en Amérique ou en Europe, tributaires d’un type d’activité – villes monofonctionnelles diront les géographes – participent encore du modèle d’activités de la ville traditionnelle. Lieu de certaines filières artisanales ou manufacturières ; lieu du commerce ; siège du pouvoir religieux ou politique..., ces organismes urbains répercutent aussi les fortes fluctuations que connaissent ces activités. La fermeture d’une route commerciale, l’épuisement d’une ressource naturelle ou la concurrence de produits importés entraînent des déclassements spectaculaires. La décadence des villes castillanes au XVIIe siècle comme la promotion simultanée et rapide de Madrid relève de ces mécanismes. Si la promotion de SaintPétersbourg au XVIIIe siècle est remarquable, les sièges du pouvoir politique sont eux aussi soumis à ces aléas. Les redéploiements des pouvoirs politique et administratifs ont d’indéniables répercus- De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle sions sur les villes-capitales, villes-cour ou villesrésidences de l’Europe classique. Les élites sociales du moment le savent fort bien, et luttent pour que les centres urbains attachés aux constructions politiques d’Ancien régime reconvertissent leurs prérogatives dans le nouveau système, que ce soit à travers la Révolution française ou le processus de décolonisation espagnol. La relative pauvreté fonctionnelle de nombreuses villes traditionnelles explique l’instabilité des réseaux urbains. Les villes développées autour de l’industrie sont sujettes à des fluctuations équivalentes. La ville est pour quelques siècles “création”, geste et projet global, pari sur un avenir jamais acquis. Le chiffre de population atteint semble ne rien garantir. A une autre échelle et pour d’autres époques, ce destin rappelle celui de Bagdad, Constantinople, Cordoue ou mieux Rome, éclipsée durant plusieurs siècles du palmarès des plus grandes villes mondiales. Pour cette raison peut-être la notion de “mégapole” est préférée à celle de métropole pour désigner ces très grandes villes, tant qu’une stabilité des hiérarchies et réseaux urbains n’est pas établie. La métropole moderne est le résultat d’un long cumul Certains centres, à partir du XIXe siècle parviennent à capter des activités multiples, de rang supérieur et très différentes. C’est certainement le cas des vieilles capitales politiques européennes, qui, en même temps que les espaces nationaux sont forgés, unifiés, deviennent aussi de principaux centres des échanges et du commerce. Les réseaux de communication les placent au centre fonctionnel des territoires, et la production industrielle ellemême s’ajoute à la palette de leurs activités : Londres ou Berlin. Les progrès de l’administration publique et la hiérarchisation des niveaux ordonne les niveaux. La centralisation du commandement économique (grande banque, direction industrielle) qui a de plus en plus intérêt à se rapprocher des cadres politiques de la nation, confirme le mouvement. Si dans certains pays commandement économique et politique nationaux continuent de s’exclure (Etats-Unis, Italie, Espagne...), partout l’écart entre fait urbain et fait industriel se réduit. L’usine tend finalement à se rapprocher à la fois d’une main d’œuvre, que la taille des unités de productions veut de plus en plus nombreuse, de l’élite des techniciens, décideurs (le “tertiaire du secondaire”) mais aussi du consommateur : elle s’urbanise. La grande industrie et la rationalisation crois- sante de la production renforce ces tendances au XXe siècle. Paris est le meilleur exemple d’une vieille capitale politique, et surtout d’un gros centre de peuplement, devenant centre industriel de premier plan. Cette accumulation de la plupart des activités humaines dans certains centres, devenus hégémoniques et non spécialisés, est une des grandes observations développées à partir du XIXe siècle. La grande ville “métropolitaine”, c’est d’abord cette entité. S’instaure ainsi, dans les mentalités, l’idée que non seulement la grande ville n’est pas un mal, mais aussi qu’elle constitue la formule gagnante du monde moderne. La métropole est décrite comme le lieu de mécanismes d’entraînement, de reconversions et autres économies d’échelle ; elle est le lieu d’un fonctionnement, décliné selon toutes les métaphores de la machine ou de l’organisme. Spécialisation des espaces intra-urbains et zonage La concentration des activités dans certaines villes n’alimente pas immédiatement une réflexion sur leur association, juxtaposition, ou combinaison spatiale. Les discours du XIXe siècle restent très favorables à la mixité urbaine, notamment en raison des conséquences sociales qu’aurait une mise à l’écart des pauvres. La ségrégation urbaine est d’ailleurs davantage pensée en termes d’activités que de groupes sociaux (quartiers des affaires, quartiers industriels). Plus fondamentalement encore, la rhétorique libérale et la défense des droits du propriétaire poussent à une mise en concurrence indifférenciée des sols urbains. C’est bien sur le mode libéral que les grandes villes et métropoles voient s’accentuer les modèles de ségrégation, hérités ou non des siècles précédents. Mais les pratiques en matière d’aménagement sont décalées par rapport aux discours. Le XVIIIe siècle avait déjà amorcé cette tendance dans ses métropoles (?) les plus “modernes”, à savoir les grands centres portuaires. Ces villes-ports entreprennent des travaux tendant à spécialiser l’espace à usage commercial : construction de quais, de quartiers d’affaires liés au négoce, voire des tentatives d’avant-port. La séparation plus systématique de la “ville” et de son port se fera bien sûr au siècle suivant. La rationalité commerciale et technique (création de Saint-Nazaire) en sont l’argument, mais on repère ici un mouvement de spécialisation des espaces intra-urbains lourd de sens. Le développement des quartiers d’affaires branchés sur les gares 23 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle (City londonienne, quartier de l’Opéra à Paris) au XIXe siècle fourniront pour plusieurs décennies les images “métropolitaines” les plus populaires. La centralité commerciale s’organise autour des boutiques et de grands magasins, et les mutations du système des transports permettent de déconnecter davantage emploi et résidence. Le transport collectif – ferroviaire notamment – déstructure progressivement les bassins d’emplois traditionnels. Mais c’est la grande industrie urbaine qui portera le mieux les théories et pratiques de zonage au vingtième siècle. Quels que soient les arguments développés (rationalité productive ou hygiène reconvertie en sensibilité environnementale), il est certain que l’action publique les applique, avant que la Charte d’Athènes ne les grave dans le marbre. Mais les mutations de la seconde moitié du siècle confirment ces tendances : la voiture individuelle, servie par des voiries à grand gabarit, et par tout ce qui rend plus fluides les circulations urbaines, permet d’affiner les stratégies résidentielles des citadins. Le lieu d’emploi n’est plus le premier paramètre pour déterminer celui de l’habitation. La disjonction emploi/résidence, la différenciation entre activités tertiaires et industrielles, entre types d’industries, l’émergence d’un urbanisme spécifiquement commercial ou de récréation deviennent l’habitus du planificateur et de l’expert urbains. Même si ces paramètres varient dans l’histoire, les forces productives et le capitalisme libéral vont aussi dans ce sens : logique de production du bâti (immeubles de bureaux), mais aussi de commercialisation des logements, des surfaces commerciales et zones d’activité (terrains industriels). L’expression des doctrines fonctionnalistes n’est que la partie la plus manifeste d’une masse de pratiques aménageuses du XXe siècle, associant avec une certaine rigueur types d’activités et types d’espace, première rationalité appliquée à l’urbain et dont la remise en question théorique depuis plusieurs décennies n’est pas encore venue à bout. III. Dérapage des formes urbaines ? Il ne s’agit pas ici d’aborder les difficultés méthodologiques ou épistémologiques que rencontre l’analyse des formes urbaines, mais de montrer en quoi les quelques convictions fortes sur lesquelles elle se fonde traditionnellement peuvent aujourd’hui être remises en question. 24 La notion même de forme urbaine Cette notion est construite sur l’idée que la ville n’est pas une juxtaposition d’objets sans lien les uns avec les autres. Des logiques, des entités cohérentes existent à plusieurs niveaux : de l’immeuble à la ville entière, toutes les échelles sont possibles (le quartier, la rue, l’îlot, le centre historique, les banlieues pavillonnaires...). L’identification des échelles pertinentes est un des enjeux de l’analyse des formes urbaines. Ces logiques renvoient à la fois aux modes de production/transformation de l’urbain et à ses usages sociaux. Existe-t-il pour les morphologies urbaines émergentes des échelles formelles pertinentes ? Les territoires sont de plus en plus urbains dans leur fonctionnement... mais de moins en moins pas leurs formes. La ville n’est plus une unité territoriale indiscutée, et les phénomènes de rurbanisation en sont une manifestation. Un fonctionnement urbain s’introduit dans les paysages demeurés ruraux, paysages dont la ruralité même tend à devenir une des composantes de l’urbain. La diversité morphologique des villes L’identification de modes formels différents, à travers l’histoire ou à travers les civilisations, est un des enjeux de la morphologie urbaine. La ville médiévale observe ainsi, et à différentes échelles, certaines règles formelles, qu’une certaine histoire de l’urbanisme rationaliste a soulignée à gros trait. Les formes urbaines font plus que témoigner du passé des villes, elles entretiennent des liens complexes avec ce que peut être une identité urbaine. N’insistons pas sur les différences de civilisation (ville extrême-orientale, européenne, arabomusulmane...), pouvant porter sur le rapport entre espace public et privé, l’insertion du pouvoir politique et administratif... D’autres éléments participent de l’identité urbaine et conditionnent les aspects formels. Par exemple, la tailles des villes : la grande ville est celle ou les contrastes territoriaux sont accusés (contrastes sociaux, diversité des activités, mais aussi épaisseur de l’histoire urbaine) et les morphologies diversifiées se différencient dans son paysage d’organismes urbains plus banaux et homogènes. L’uniformisation des tissus urbains de par le monde remet petit à petit en question ces repères identitaires, qui donnaient, notamment aux individus, une place dans les hiérarchies territoriales. Ces mécanismes, qui ne se résument pas à une occidentalisation de la planète urbaine, conditionnent aussi les cycles de vie des individus et des De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle ménages, disons la mobilité et les stratégies territoriales des urbains. sont bien évidemment liés aux dispositifs formels. Ceux-ci conditionnent les usages et le vécu de l’espace urbain. Héritages et marquages historiques On peut se demander si ce lien ne s’atténue pas aujourd’hui. Des images spectaculaires nous viennent de la suburbia américaine, dont la forte ségrégation sociale s’accommode de paysages et de formes urbaines assez homogènes. Le périurbain des classes moyennes, qui put constituer en Europe un certain type social et formel, semble pouvoir se généraliser dans une société ou par ailleurs certains contrastes sociaux s’accentuent. En France, l’évolution divergente de quartiers de grands ensembles aux mêmes caractéristiques formelles remet en question le lien établi à un moment donné entre ce type d’habitat et certains traits sociaux. En témoignant du passé, la morphologie urbaine matérialise puissamment l’histoire (réelle ou mythique) de la collectivité urbaine. Elle contribue à son identité en fournissant un référent commun, une mémoire commune. Ce fait est bien connu, mais il faut souligner que ce référent n’a rien de figé, ou platement hérité. Ainsi, la plupart des paysages urbains sont constitués d’entités (immeubles, espaces publics...) d’époques différentes. Les approches classificatoires ou typo-morphologiques des formes urbaines ne rendent justement pas compte du caractère profondément hétéroclite du tissu urbain. Car ce dernier n’est pas un feuilletage resté sagement en place, même si les métaphores de la sédimentation ou de l’empilement des strates, peuvent contribuer à comprendre certains dispositifs. Les réemplois rénovations sont permanents et font partie de la fresque. La ville se rénove, se régénère et se refait sur elle-même, depuis ses origines. Cette recomposition possède ses propres logiques sélectives, et s’attaque prioritairement à certaines formes, qui disparaissent, alors que d’autres résistent mieux. La rénovation à la parcelle, qui caractérise la ville traditionnelle, conduit à la substitution systématique des certaines formes au profit des autres : les immeubles de construction précaire sont éliminés prioritairement dans les quartiers en cours d’intégration urbaine ; ceux attachés aux activités industrielles sont remplacés par de l’habitat ou des équipements. De façon générale, certains usages nobles ou “performants” se préservent mieux que les autres ; les pratiques de l’aménagement urbain allant souvent dans le même sens. Mais les grandes spéculations peuvent aussi se porter sur les espaces plutôt valorisés, ou en cours de valorisation (rente urbaine). Ces processus de sélection, insuffisamment étudiés et décrits, peuvent conduire à la régénération profonde de la ville traditionnelle. Les morphologies dépendent des usages et des fonctionnements urbains Les formes entrent en dialectique avec tous les autres aspects de l’espace urbain, notamment les disparités sociales ou fonctionnelles. Le paysage urbain, le marché immobilier ou les circulations Bien entendu les peuplements en banlieue ont considérablement évolué depuis les années 1960 : la population jeune en ascension sociale qui a fait les périphéries urbaines du monde développé des Trente glorieuses et autres miracles économiques a vieilli, s’est recomposée et a pu déménager. Si l’automobile et l’hypermarché ont gagné davantage de terrain, le redéploiement de la ville sur elle même entraîne aussi des reconversions en douceur, mais profondes. Il semblerait que le système de référents communs, d’identificateurs sociaux que constituaient les morphologies urbaines soient aujourd’hui passablement brouillés. On peut se demander si les entreprises de “patrimonialisation”, un peu systématiques en Europe aujourd’hui, ne sont pas destinées à compenser des images urbaines dont l’évidence est, par ailleurs, en train de faner. Mais la question des centres “anciens”, qui eut son heure en Europe, et, quel que soit le parti adopté, semble se résoudre : dans le modèle métropolitain, les espaces qui assumaient les fonctions centrales dans la ville traditionnelle semblent trouver leur place, au moins comme une pièce du puzzle polycentrique. Une certaine crispation patrimoniale sensible dans les sociétés développées, le maintien d’activités tertiaires, plus généralement d’un contrôle socio-politique sur ces territoires urbains “représentatifs” permet d’éviter leur déstabilisation. Il n’en va pas de même des espaces périphériques, beaucoup plus vastes et moins bien armés dans la concurrence accrue entre territoires urbains. Le recyclage des “vieilles” périphéries urbaines, est une des questions les plus difficiles posées à nos espaces métropolitains. Ces espaces – par exemple les différentes générations de “banlieue” en 25 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle France – sont fragilisés à tous les niveaux ; leur recyclage est un des enjeux urbains des prochaines décennies. Selon quelles logiques se déploie le processus d’obsolescence des périphéries urbaines d’avant la péri-urbanisation ? Leur devenir est-il encore conditionné par l’évolution des dynamiques de centralité, plus généralement les flux qui traversent les espaces “métropolisés” ? L’observation des mobilités urbaines aujourd’hui peut apporter des éléments de réponse. De façon générale, l’espace urbain en gestation est de plus en plus riche en hétérogénéités, collages... Mais par ailleurs, les tendances historicistes ou “patrimonialisantes” n’ont jamais été aussi fortes, notamment dans les sociétés développées. Cela se traduit, par exemple, par la cohabitation d’une esthétique urbaine exaltant le chaos postmoderne, et d’une esthétique kitsch des représentations archaïsantes, idéalisant la ville traditionnelle dans tous ses clichés. L’articulation des deux termes est un enjeux actuels de la pensée urbaine. Que la ville qui émerge soit très différente de celle que nous avons connue, cela fait peu de doutes. La “pensée urbaine” doit donc s’adapter, et même muter... Mais, un regard en arrière nous montre que cette même pensée s’est construite et développée dans la remise en question des référents urbains traditionnels. Il s’agit d’une pensée de crise, qui exprime les difficultés de maîtrise de l’urbain à l’époque contemporaine. Signalons tout de même la sensibilité particulière développée en France sur ces questions : vieux pays européen où le modèle traditionnel de ville compacte est fort, touché aujourd’hui par des dynamiques de périurbanisation et rurbanisation d’autant plus nettes que l’ensemble du territoire est resté peu densément peuplé et d’occupation lacunaire. L’urbanisation s’empare-t-elle des friches rurales, de la même façon qu’elle s’empare des friches industrielles ou portuaires ? La politique des villes nouvelles, ou la difficile remise en question de la formule du plan d’occupation des sols, montrent qu’il existe une idéologie forte en faveur de la continuité urbaine. Mais de nombreuses dynamiques (accession au logement individuel, concurrence entre les communes des zones urbaines pour attirer activités et habitants, tendances ségrégatives) vont dans un sens opposé. Les grands projets berlinois de capitale traditionnelle restaurée donnent aussi le ton, ainsi qu’une certaine réhabilitation de l’image des centres-villes américains, relayée par les Manhattan du Sud-est asiatique. Tout n’a donc pas été dit et conclu sur une centralité urbaine, qui d’ailleurs dans beaucoup de cas se divise plus qu’elle ne disparaît. Aujourd’hui, s’interroger sur la métropole, c’est aussi tenter de reformuler le lien entre l’échelle des phénomènes urbains. Le renforcement des niveaux supérieurs de la hiérarchie urbaine et l’étalement urbain ne sont pas des phénomènes nouveaux. Mais leur concomitance n’a pas été traitée comme telle par l’analyse urbaine ; or la conjonction des deux phénomènes s’impose de façon persistante, et finit par constituer un enjeu. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES BAIROCH P., Villes et économie dans l’histoire, Arcades, Gallimard, 1985, 700 p. BONNET J., “Les grandes métropoles mondiales”, Géographie d’aujourd’hui, Nathan, 1994, 191 p. CASTEX Ph., CASTEX J., DEPAULE J.-Ch., Formes urbaines de l’îlot à la barre, Dunod, 1980 (réédition : coll. Eupalinos, Parenthèses, 1997, 196 p.). HOHEMBERG P.M., HOLLEN LEES L., La formation de l’Europe urbaine (1000-1950), PUF, 1992. 26 INSEE, Trente ans de péri-urbanisation, octobre 1997. PAQUOT Th. (dir.), Le monde des villes. Panorama urbain de la planète, éd. Complexe, 1996, 700 p. RONCAYOLO M., La ville et ses territoires, Folio, Gallimard, 1990, 280 p. RONCAYOLO M. et PAQUOT Th. (dir), Ville et civilisation urbaine. XVIIIe-XXe siècle, Textes essentiels, Larousse, 1992, 687 p. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle La mégapolisation Un autre monde, un nouvel apprentissage* Philippe Haeringer Directeur de recherche à l’ORSTOM Depuis que l’explosion urbaine du second demi-siècle a confirmé son universalité et sa nonreversibilité, la nécessité de refonder l’interprétation générale du fait urbain s’impose de plus en plus. Ce sentiment est d’abord né de l’idée que le gigantisme urbain ne s’exprimait pas seulement par un changement quantitatif, mais aussi, à la longue, par un changement de nature et de sens. D’où le parti de porter un regard privilégié sur les situations urbaines paroxystiques – c’est-à-dire sur les mégapoles – où pourraient se lire les nouveaux rapports de l’homme à la ville, du pouvoir à la ville, de l’homme au pouvoir ; bref, les nouveaux contours d’une citadinité bouleversée par le gigantisme. Cependant, cette attention au symptôme – la mégapole – devait naturellement conduire à l’étude d’un processus : la mégapolisation du monde. C’est-à-dire à reconnaître que la dynamique de concentration mégapolitaine pouvait et devait s’observer à tous les échelons de l’espace d’un pays, d’une région, ou du monde. C’est ainsi que la notion de petite ville exigeait d’être reconsidérée à la lumière des nouvelles configurations spatiales par lesquelles elle participe au processus général. De même, devait-on constater une nouvelle donne de la relation ville-campagne, notamment par l’ef- * Les trois parties de cet article empruntent à trois publications antérieures de l’auteur, échelonnées de 1992 à 1997, et dont on trouvera les références au fur et à mesure. Certains thèmes y sont ainsi traités plusieurs fois, mais sous des éclairages différents. Quant au présent titre, il reprend l’intitulé d’un débat organisé récemment, sur une proposition de l’auteur, à la Cité des Sciences de La Villette (mars 1998). facement progressif du second terme. Enfin et surtout, on ne pouvait manquer de relier le processus de mégapolisation au renversement d’un rapport fondamental, celui de l’économique et du démographique. Le peuplement urbain prévaut désormais sur l’économie de la ville. Il la précède, et la nouvelle économie urbaine procède largement de ce fait accompli. (1995, “La mégapolisation”, contribution de l’auteur à la Déclaration des chercheurs français sur les villes du Sud, Sommet des villes, Istanbul, 1996) 1. De la ville a la mégapole Nos villes sont-elles encore des villes ? Oui sans doute si nous regardons les petites et moyennes villes de France. Mais nous voyons bien que le monde entier est en proie à une mégapolisation qui, de toute évidence, nous fait sortir du schéma classique de la ville. Même en France, si l’on y regarde bien. Parler de mégapolisation, c’est mettre en avant un changement d’échelle brutal. Sans cette brutalité, nous continuerions de parler de croissance urbaine. Et à nous en émerveiller. Si je dis : “cette ville croît”, c’est que je ne perçois pas un changement de nature du phénomène observé ; et c’est en outre que je tiens cette évolution comme positive, en première analyse. Au contraire, la soudaineté du 27 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle gonflement urbain contemporain engendre notre désarroi : nous savons bien qu’elle est le produit et la source de profonds déséquilibres. Surtout, nous ne savons plus que faire devant ces mégapoles, nous, les héritiers de tant de savoir urbain ! Le changement de vocable paraît donc justifié. Parler de grandes villes ne suffirait plus, même si ces mots ont pu désigner successivement, au cours de l’histoire, des agglomérations de dix mille, cent mille ou un million d’habitants, et que l’on pourrait, pourquoi pas, leur attribuer un ou deux zéros de plus. Nous ne sommes certes pas les premiers à nous émouvoir de la dimension de nos cités. Ni de leur puissance. Mais il ne s’agit plus, aujourd’hui, de saluer la montée de quelques capitales politiques ou de quelques métropoles économiques, ni de nous réjouir qu’elles entraînent derrière elles l’avancée de toute une région. La mégapolisation que nous vivons aujourd’hui sur les cinq continents, et qui se poursuivra au siècle prochain, revêt une signification toute autre que celle d’un simple franchissement de degré sur une courbe ascendante. Elle consacre un changement plus radical encore que les grandes ruptures du passé que furent, chez nous, le démantèlement des enceintes médiévales ou la révolution industrielle. La fin de la dialectique ville-campagne Voyons ce qui, désormais, éloigne nos cités du concept même de ville. La première observation qui s’impose est que le fait urbain ne s’inscrit plus ou ne s’inscrira plus dans une dialectique villecampagne. Soit parce que le monde rural disparaît ou disparaîtra. Soit parce que, sauf à en réceptionner le choc migratoire, la mégapole d’aujourd’hui ou de demain ne fonde plus ou ne fondera plus sa croissance sur une fonction de commandement, ni de structuration d’un espace rural qui aura perdu son statut de substrat de la société humaine. Rassemblant dès aujourd’hui la quasi totalité des Européens du Nord, mais aussi du Brésil tropical, etc., les agglomérations urbaines ne se définissent plus comme sièges des foires, des techniques ou du pouvoir. Même si elles les abritent encore par nécessité, elles voient souvent ces fonctions fuir les plus grandes d’entre elles. Bref, la ville n’est plus ce point d’excellence niché au cœur d’un paysage rural. Tous les humains sont ou seront urbains, ce qui ôte au fait urbain sa signification économique et distinctive première. Même si l’économique est le 28 mobile essentiel des migrations massives qui, depuis 1950, ont déclenché la mégapolisation du Sud et alimenté celle du Nord, force est de constater que, désormais irréversible, la mégapolisation est devenue une mécanique démographique. Les pires crises économiques ne l’arrêtent plus. Les villes fantômes des far west désenchantés, fièvre de l’or ou du caoutchouc retombée, appartiennent au passé. A présent, pour peu qu’elle ait dépassé un seuil critique aujourd’hui très vite atteint, et que l’on peut situer au million d’habitants, une ville n’échappe plus à la spirale de la mégapolisation. La voilà happée à jamais dans une logique sinon purement démographique, du moins sourde à tout facteur de freinage qui n’attenterait pas, justement, à la substance démographique, à la biologie des corps. Du chef-lieu au socio-système Les mégapoles d’aujourd’hui et de demain sont donc des lieux de vie obligés – en conséquence trivialisés – pour le plus gros de l’humanité. Tout le contraire de ces points d’excellence qu’un Vidal de la Blache pouvait, au début de ce siècle, amoureusement repérer, qualifier, classifier, en vantant leurs mérites régionaux. Entendons-nous bien. Les villes n’ont jamais été de purs édens, mais elles excellaient dans leur contexte, elles étaient des lieux de distinction, elles participaient d’une hiérarchie. Cela était vrai aussi dans les pays du Sud, colonies ou pas. Aujourd’hui, ces mêmes pays traînent leurs mégapoles comme d’insondables pesanteurs, car les peuples entiers s’y sont engouffrés, en sont restés captifs, englués dans cette multitude atone, anonyme et désespérante – du moins le croyons-nous – qu’il y ont formé. Dans le même temps, nous découvrons chaque jour davantage la crise identitaire des citadins du Nord. Les villes ont cessé d’être des chefs-lieux, des marchés, des centres d’innervation. Elles sont devenues des univers dont on ne sort plus. Elles sont devenue le monde. Que les chefs-lieux d’autrefois soient devenus le monde oblige à être optimistes. Le monde ne peut pas être en faillite. Il s’en sortira. Nous apprendrons à vivre dans les mégapoles en dépit de la brutalité du big bang qui les a produites. Mais ce n’est pas de chance : nous venions à peine de maîtriser la ville dans toutes ses dimensions, nous allions entrer en utopie avec l’avènement des becs de gaz et de l’électricité, du tram et du métro, de l’automobile, des cités-jardins et des squares, des grands boulevards, des grands magasins et de toutes sortes de De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle gadgets lorsque, le temps d’un souffle, elle nous a échappé. En même temps, il en fut de même de nos campagnes, que nos géographes et nos ethnologues venaient à peine d’identifier et de chanter. Au début ou au milieu de ce siècle, nous savions ce que ville et campagne voulaient dire. Quelques décennies de labeur plus tard, nous ne le savons plus. Le temps des démiurges est passé La ville, nos princes et leurs architectes pouvaient caresser le rêve de la dessiner à leur idée. Ils y parvenaient partiellement. Ils en inventaient d’autres. La mégapole, en revanche, est rebelle à ce jeu. Depuis les années 1950 elle galope dans la plaine, elle grimpe sur les morros, elle s’insinue dans les cerros. Que faire, sinon la rattraper avec quelques rocades, quelques conduites d’eau, la suivre par satellite ? De modernes démiurges nous ont fait perdre du temps, de l’argent et de l’énergie1. La dynamique mégapolitaine les a balayés. Dironsnous que l’initiative est passée aux masses ? A la société civile ? Caractériserons-nous cette urbanisation de sauvage, d’informelle, de spontanée ? Toujours est-il qu’elle échappe à la planification préalable. La mégapole ne se laisse pas dessiner. Elle ne se laisse pas connaître non plus. Bien qu’il ne faille pas désespérer des nouvelles et futures techniques de l’infographie (par exemple), elles ne sauraient être mises sur le même plan que la connaissance directe et charnelle que les édiles, les érudits, les citadins eux-mêmes pouvaient avoir d’une ville dont on pouvait faire le tour. Le temps des monographies intimistes est également terminé. La connaissance, d’expérience, de l’exhaustivité d’une mégapole est hors de portée de quiconque. Elle n’aurait d’ailleurs plus guère de sens car une mégapole n’est plus un espace fini. Certes, il y a longtemps que les villes sont sorties de leurs murs. Mais les faubourgs restaient accrochés à l’identité des portes dont ils étaient issus. D’un bout à l’autre d’une vie d’homme on conservait les mêmes repères : un aïeul pouvait faire rêver son petit-fils en lui apprenant que tel pont n’avait été qu’un passage à gué, que dans telle rue passaient encore les troupeaux. La vitesse mégapolitaine non seulement efface ces repères, mais supprime l’émerveillement du changement en en faisant un ingrédient de tous les jours. Il est continûment à l’œuvre sous nos yeux et paraît, à Michel Gérard, “La mort des démiurges”, Projet n° 162, fév. 1982, pp. 261-269. 1 cause de cette proximité temporelle, n’offrir que le spectacle d’une banale reproduction. On peut dire que la croissance mégapolitaine, en intensifiant le présent, fait perdre la conscience du passé et, symétriquement, celle de l’avenir. Une illustration concrète et globale de ce rétrécissement du temps sensible est, à l’amont, la disparition soudaine du patrimoine urbain ancien (cf. Le Caire, Sao Paulo) et, à l’aval, l’échec récurrent ou l’abandon des planifications prospectives. De l’enceinte à l’enfermement Pendant que le temps sensible se rétrécit, l’espace mégapolitain, à l’inverse, s’enfle. Serait-ce une compensation ? Certainement pas. Du point de vue des gouvernants ou des classes dirigeantes, la dimension mégapolitaine n’est plus un avantage mais un cauchemar. Quoique, par habitude, on s’enorgueillisse encore des scores démographiques atteints par une ville, on est de moins en moins sûr que cela représente un avantage économique, et de plus en plus certain de la formidable gêne que cela entraîne. Sur le plan des enjeux résidentiels, l’irrépressible course centrifuge, accompagnée d’une égale pression sur le centre, créent un constant sentiment d’insécurité entraînant des stratégies d’enfermement. Cette fragmentation sécuritaire concerne d’abord les classes riches et moyennes, mais gagne aussi les pauvres, accentuant les effets ségrégatifs de la marginalité ethnique ou économique. Si l’on se place du point de vue de l’habitant lambda, l’élargissement indéfini de l’espace mégapolitain entraîne, paradoxalement, son repli sur un espace minimal dont il ne s’échappe que pour une perception linéaire de l’espace global. Les dimensions mégapolitaines ayant disqualifié le piéton, seuls d’insipides et répétitifs trajets mécaniques relient les étroites bulles domicile-travail dans lesquelles il se meut. Même si d’autres bulles de loisir ou relationnelles diversifient quelque peu les trajets, ceux-ci s’effectuent toujours, pour l’essentiel, sur des voies balisées ou dans des transports collectifs qui font du voyageur un captif passif, indifférent et inattentif. Du temps quotidien à l’espace d’une vie, la mégapole n’offre que l’apparence d’un territoire ouvert, du moins si on la compare à ce que nous connaissons de la pratique d’une ville classique, d’une ville chef-lieu, comme il en existe heureusement encore sur les cinq continents. Quand l’échan- 29 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle ge ville-campagne n’est plus la base de la prospérité citadine, lorsque le cercle se referme sur le sociosystème mégapolitain, l’homme-habitant se retrouve plus solidement captif que par le simple jeu mécanique des grands distances urbaines. Le migrant rural n’en peut plus ressortir, le natif n’en conçoit pas l’idée, sauf à s’envoler, peut-être, vers une autre mégapole. En même temps que la réten2 tion urbaine se renforce comme une fatalité , la perception d’un ailleurs non mégapolitain s’estompe. Confusément, dans l’esprit de nombreux jeunes urbains, la campagne n’est plus qu’une vague périphérie, ce qui consacre une inversion du schéma classique où la ville n’est qu’un lieu d’exception dans un monde globalement rural. Dans le meilleur des cas, la campagne reste un espace de consommation touristique, mais, dans ces sociétés privilégiées, cette part consommée de la campagne n’est bien souvent qu’une annexe de la mégapole, avec les mêmes acteurs et les mêmes codes. Les remparts des villes ont disparu, mais du haut de ces murs on pouvait voir la campagne. Sur les boulevards qui leur ont succédé, on pouvait faire des tours de ville. Sans remparts et sans boulevards, les mégapoles d’aujourd’hui ou de demain sont plus enfermantes que jamais parce qu’elles ne sont plus des mondes finis. N’ayant pas de limites, elles n’ont plus de sorties. La ville cannibalisée Une ambiguïté demeure pourtant. La plupart des mégapoles ont succédé à des villes. Les ontelles seulement prolongées, démesurément gonflées ? Il faut se rendre à l’évidence : dans la plupart des cas, la mégapole a mangé la ville. La mutation est aussi complète que celle qui put consister, autrefois, à fonder une ville sur le site d’un village. On n’a pas agrandi un village, on a fondé une ville, changeant ainsi de genre. Les mégapoles n’ont certes pas d’actes fondateurs, elles ne sont pas le produit d’une décision ; mais en général on peut, a posteriori, dater le déclenchement du processus formateur, dater l’inflexion de la rupture. Pour beaucoup de pays du Sud, c’est 1950, l’après-guerre. Dans le Nord aussi, 1950 fut un tournant : le signal de la disparition d’un monde rural millénaire. Mais l’industrialisation avait déjà amorcé, au siècle précédent, un processus de pré-mégapolisa- 2 Salaam Bombay, film de Mira Nair (1988, Caméra d’or à Cannes), où l’on voit un jeune paysan piégé par la mégapole. 30 tion. A y bien regarder, une première étape dans ce sens avait été franchie antérieurement avec la naissance de l’Etat moderne, singulièrement dans sa version centraliste. Il faut évoquer le cas non pas unique, mais exemplaire, de Paris. Lutèce a aujourd’hui plus de dix millions d’habitants. C’est donc, sur ce critère du chiffre absolu, une mégapole. Toutefois, on ne peut dire que la dimension mégapolitaine ait tué la ville de Paris. Dans son périmètre historique, celleci reste la ville-ville, même si l’on peut déplorer la disparition partielle d’un petit peuple singulier, évincé précisément par une consolidation de la fonction de capitale. Cette cohabitation, à Paris, des dimensions ville et mégapole, doit être attribuée à la fois à la progressivité de la croissance urbaine sur de nombreux siècles, et à une solide tradition de maîtrise urbaine dont témoigne, par exemple, le remarquable emboîtement des enceintes ovoïdes de la Cité, de Philippe-Auguste, de Charles V, des Fermiers Généraux et de Thiers. Paris fut longtemps la plus grande ville d’Occident, une sorte de proto-mégapole qui aborda donc, relativement bien armée, le vrai temps des mégapoles. La genèse de la plupart des autres mégapoles fut toute autre. Bien que les situations de départ aient été très diverses, des capitales impériales d’Asie aux villes pionnières des plaines américaines, des postes coloniaux africains aux villes très latines de l’Amérique du Sud, la mégapolisation survint presque toujours brutalement. Et cette fulgurance ne permit pas de préserver les acquis d’une citadinité pré-mégapolitaine. L’exemple sud-américain, en raison de la qualité du modèle citadin qui prévalut avant la vague déferlante, est très démonstratif. São Paulo a perdu en trente ans l’immense patrimoine d’une grande ville baroque. L’ancien périmètre urbain a fait place à un chaos au double plan de sa morphologie et de son contenu social. Ce phénomène de chaos central se retrouve dans de nombreuses mégapoles du monde et semble symptomatique du processus de la mégapolisation. Il exprime de la façon la plus directe le cannibalisme de la mégapole à l’égard de la ville qui la précède. Le radicalisme du chaos pauliste témoigne d’une peu commune puissance des forces à l’œuvre et, plus généralement, de la vigueur de l’économie 3 Cf. la fin de la note 5. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle locale. A Lima, capitale du Pérou, le chaos central prend plutôt la forme d’une déprise. Le patrimoine de l’élégante et rigoureuse ville hispanique est encore visible pour sa plus grande part, mais dans un état de semi-ruine. La bourgeoisie liménienne l’a abandonné à des formes d’occupation populeuse, ainsi qu’à l’économie trouble qui caractérise le centre d’une mégapole miséreuse. Mais au-delà de cette substitution somme toute assez douce, les héritiers de la vieille cité ayant su pousser leurs neuves villas et leurs bureaux d’affaires sur la route des plages, la configuration générale de la mégapole péruvienne évoque encore plus sûrement qu’ailleurs un scénario de subversion. A une ville conçue pour l’oasis qu’elle s’était choisie comme écrin succède une mégapole du désert. A la belle ordonnance du carré royal, et des places et avenues républicaines qui le prolongeaient, succède une agglomération en lambeaux, parcourue de dunes et de ravins arides, s’insinuant dans les replis inquiétants des contreforts andins, et montant à l’assaut de pentes vertigineuses. A la ville créole cultivant son référent espagnol succède la mégapole des indiens andins. A la ville catholique prospère succède un océan de misère dépourvu d’eau, saisi de choléra, de terrorisme et d’obédiences subversives. La fragmentation de l’espace mégapolitain Tant pis donc pour la ville. Regardons la mégapole. Marquée au sceau de l’apocalypse de cette fin de millénaire, elle est tout de même notre avenir. Il va falloir apprendre à vivre avec elle, car nous savons bien que rien ne permettra de faire marche arrière. Ne nous aveuglons pas, ici, sur nos expériences de “délocalisation” de privilégiés occidentaux, pas plus que sur les perspectives ouvertes par les miracles de la télécommunication. Les technopoles à la campagne ne dépeupleront pas les mégapoles. Notre engouement pour les petites villes est inséparable de l’exceptionnelle qualité de nos réseaux, y compris de ceux qui assurent la circulation des hommes ou la distribution des biens matériels, ainsi que de l’énergie. Finalement, notre fuite de la grande ville ne nous conduit guère qu’à alimenter des chapelets de villes de toutes tailles (côte méditerranéenne, vallée du Rhône, piémont alsacien, etc.) qui participent, aussi efficacement que les grandes concentrations, à la désertification des arrière-pays (Préalpes du Sud, Vivarais et Cévennes, vallées vosgiennes). Et c’est ainsi que nos mégapoles régionales de demain se préparent, comme des suites ininterrompues d’entités locales. Voir déjà les nébuleuses de la moyenne Angleterre, des plats pays belges et néerlandais, des régions rhénanes et padanes. On pourrait aussi parler de mégapoles fragmentées. Sous ce jour elles illustrent, à leur façon, un thème central de l’analyse mégapolitaine. La fragmentation des mégapoles est, en effet, une clé précieuse pour interpréter ces constructions humaines d’un nouveau type et, surtout, pour y comprendre la survie de l’espèce. Elle n’est heureusement pas l’apanage de l’Europe des clochers. Elle n’est pas nécessairement liée au lent processus de mégapolisation en chapelet ou en grappe. La fragmentation est partout vérifiable, y compris dans le cas des mégapoles massives, historiquement mononucléaires comme Paris, bien sûr, mais aussi Bombay, Le Caire, Lagos ou Mexico. Elle est même présente dans les mégapoles qui s’avancent dans le désert. La fragmentation est alors particulièrement démonstrative d’un réflexe humain fondamental : celui de se mouvoir dans un espace physique et social fini, au périmètre repérable et aux leaders identifiables. Lorsque, comme dans le désert, l’avancée urbaine ne rencontre aucun découpage humain préexistant, aucune communauté rurale établie, c’est le processus d’urbanisation qui engendre à lui seul les identités locales. Et celles-ci perdurent, alimentées par une lutte constante pour un droit à la ville, c’est-à-dire à l’eau, à l’école, et finalement à un statut. On voit bien que la fragmentation mégapolitaine n’est pas réductible à une fonction régulatrice, à laquelle on pourrait rattacher la tendance générale des grandes agglomérations à se diviser en municipes autonomes et électifs. Loin de n’être que fonctionnelle, elle touche à l’essence même de la société mégapolitaine. Or l’essence de cette société tient d’abord, si l’on schématise, à la dimension et au processus de l’urbanisation. La dimension mégapolitaine, on l’a vu, est la cause d’un premier cloisonnement, observable même dans les villes où les transports urbains sont très développés. Quant au processus, il laisse le premier rôle à une masse de déshérités et, plus largement, à une initiative que l’on qualifiera de populaire, mais dont le principal caractère est d’être diffuse, non transparente, non contractuelle. On est loin du processus bourgeois, même relayé par le corporatisme ou par le paternalisme industriel et colonial. Il est vrai que sévissent d’autres paternalismes, maffieux ou autres, d’autres solidarités, ethniques ou autres, d’autres exploitations de classe, mais tous également diffus, non transparents, non contractuels au regard de l’état de droit. 31 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Dans un tel contexte, la dépendance de l’individu ou des familles à l’égard de l’espace local, de ses caciques, de ses luttes, est naturellement forte. De nombreux exemples montrent qu’elle augmente lorsque la mégapole se durcit, cette dépendance pouvant aller jusqu’au clientélisme le plus absolu dans les villes investies par le narco business. On voit alors dans une ville en paix (comme Rio de Janeiro) des quartiers se fermer à toute intrusion, même policière, comme le feraient, en temps de guerre, les villages d’une région insurgée. Sans aller jusqu’à ces symptômes de ville interdite (interdite par fragments), l’attachement à l’espace local se nourrit jour après jour de l’angoisse de la majorité des habitants d’avoir à se constituer, dans des conditions difficiles, un patrimoine bâti, une maison. La diversité citadine La maison est en effet devenue, dans un environnement où l’emploi n’est plus une valeur stable pour la majeure partie de la population, le principal étalon de la réussite urbaine ou, plus modestement, le signe tangible d’un droit acquis sur la ville. Plus humblement encore : la condition nécessaire d’une survie durable. Le luxe du pauvre. On observe que le paradigme de la maison individuelle gagne du terrain dans de nombreux pays où prévalaient, antérieurement, des modèles résidentiels plus collectifs, jugés plus urbains par les nostalgiques de la ville d’antan. Cette avancée de l’habitat individuel peut aussi bien résulter d’un enrichissement des ménages (en France par exemple) que de leur paupérisation, et prendre alors la forme des périphéries rampantes de tant de villes du Sud. Mais cette aspiration a ses avatars, ses dérives. Elles est contrariée en même temps que flattée par les jeux du marché foncier. Elle a été longuement combattue par les doctrines urbanistiques et sociales des Etats. En outre, elle n’est pas exclusive d’un appétit de rente locative, surtout chez les pauvres, pour qui cette rente est souvent la seule accessible : rente de l’antériorité, de l’ancienneté, qui se nourrit à la fois de l’explosion démographique et des résistances essentiellement mécaniques (tenant notamment aux techniques du transport urbain) qui s’opposent sourdement à la progression spatiale de la mégapole. Ces tendances générales, en réalité, cachent une diversité extrême des situations, des comportements, et finalement des modèles. Il existe même des cas notables de mégapoles où l’habitat individuel n’a pas 32 cours (Shanghaï après et avant la conquête communiste) ou n’a plus cours (Singapour, Le Caire, Abidjan), du moins si l’on s’attache à identifier, dans chacune de ces villes, le modèle résidentiel majoritaire, celui qui assume, jour après jour, l’essentiel de la reproduction de la mégapole. L’insolite du rapprochement des quatre agglomérations citées en dit long, déjà, sur la diversité citadine. Quoi de commun, en effet, entre la métropole chinoise, la ville-Etat des détroits malais, la plus grande ville du monde arabe, et le moderne fleuron de l’Afrique occidentale ? Elles ont toutes subi le ressac des courants mondiaux de l’histoire contemporaine, par exemple sous la forme de leçons d’urbanisme colonial ; mais les régions où elles s’inscrivent, les ethnicités dont elles se nourrissent, la nature des économies et des Etats, les péripéties de leur histoire locale et des politiques urbaines, ont forgé dans chacune d’elles des modèles résidentiels singuliers. (Pour une évocation de ces quatre modèles, on se reportera aux mini-portraits de villes présentés dans la seconde contribution de l’auteur à ce numéro : “Introduction à la diversité citadine”) La même diversité de formes et de compositions sociales pourrait être décrite, plus foisonnante encore, pour les mégapoles où la recherche d’un habitat individuel est restée (Jakarta) ou devenue (Lima) une préoccupation majoritaire. Or, cette diversité n’est pas anodine. Elle ne peut qu’être au cœur d’une réflexion sur les politiques mégapolitaines d’aujourd’hui et de demain4. Que faire de la mégapole ? On a vu que les successeurs des princes et de leurs architectes avaient peu de prise sur le développement mégapolitain. Leur présence, leur engagement, sont cependant plus nécessaires que jamais. Si l’on doit s’émerveiller de ces modèles topiques, synthèses de tous les paramètres locaux, qu’une société civile aux contours incertains (sauf à Singapour) met en œuvre jour après jour avec les moyens du bord, on doit aussi se rendre à une évidence : ces dynamiques locales ne peuvent maîtriser la mégapole prise comme un tout. C’est donc entre ces deux réalités que doit s’instaurer une réflexion pour l’action : l’impuissance du niveau global à maîtriser le local, l’inca4 Voir, dans le présent volume (article consacré à la diversité citadine), le texte d’un appel diffusé dans le cadre du “Sommet de la Terre” à Rio, en 1992. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle pacité du niveau local à rendre compte du fonctionnement du tout. Cette proposition peut paraître quelque peu tautologique, mais elle illustre typiquement la situation mégapolitaine, ou le passage de la ville à la mégapole. On le comprendra aisément en rappelant que, dans une ville moyenne du monde occidental, le global maîtrise le local ; et que dans une ville petite ou moyenne de l’Afrique profonde, le local parvient à s’accommoder d’une défaillance du niveau global. Par exemple, on parviendra toujours à y circuler, à trouver de l’eau, à évacuer les déchets ou à s’en arranger, à assurer l’approvisionnement vivrier, à construire un marché, une école, une église. Dans une mégapole, qu’elle soit occidentale ou tropicale, la circulation réclame des voies autoroutières, des métros, une politique énergétique ; l’approvisionnement en eau et l’évacuation des eaux usées exigent des dispositifs complexes et colossaux, et une programmation à long terme ; l’approvisionnement vivrier passe par l’organisation d’un marché central, par une politique agricole, des échanges internationaux, lesquels mettent en cause la balance des payements. On voit bien que les responsables du niveau global ont des tâches indispensables, et que personne ne peut les assumer à leur place. On notera que ces tâches ne sont pas toujours accomplies à la hauteur des besoins, loin s’en faut. Mais il faut qu’elles le soient, nous ne pouvons pas renoncer à ce qu’elles le soient, car les mégapoles sont des constructions humaines beaucoup trop monstrueuses pour qu’on les laisse aller à vau-l’eau. Il est donc urgent qu’on ne se trompe pas de chemin, qu’on ne confonde ni les genres, ni les tâches, ni les responsabilités. Tandis que la plupart des mégapoles souffrent d’un extraordinaire déficit en équipement et en gestion urbaine, et que les écosystèmes craquent, leurs dizaines de millions d’habitants survivent. C’est dire la force des modèles qui assurent cette survie dans la sphère du local, et donc l’attention que doivent leur porter les responsables du niveau global. Il faut bien qu’ils sachent qu’ils ne réformeront pas la mégapole, qu’ils ne la redessineront pas, que la seule issue est de construire à partir de ce qu’elle est et de prendre appui sur les modèles qui la font vivre, donc d’identifier ceux-ci de toute urgence. La diversité des modèles dans le monde est là pour dire le prix de chacun d’eux, sa singularité, son irremplaçable adéquation aux sociétés et situations locales. Cette diversité est là aussi pour rassurer : devant un phénomène mondial subi par tous les pays, imparable, engendré non pas par le développement inégal (comme on l’a cru), mais par une évolution plus profonde encore de notre société, devant un tel phénomène la diversité des réponses témoigne d’une bonne capacité de réaction du corps social. Bien qu’enfantée par la planète Monde, chaque mégapole possède son secret de fabrique. C’est la meilleure nouvelle pour le siècle prochain. (1992, “La mégapolisation du monde. Du concept de ville à la réalité des mégapoles”, Géographie et cultures, L’Harmattan, n° 6, 1993) 2. Sémantique et problématique Qu’est-ce que la mégapolisation ? En quoi cette 5 notion nouvelle , qu’il convient de distinguer de la métropolisation (cf. infra), éclaire-t-elle notre devenir urbain ? S’agit-il seulement de noter l’émergence de villes colossales ? Certainement pas. La croissance urbaine n’est pas un fait nouveau, et la perception du gigantisme est un sentiment très relatif. Il n’est pas davantage question, en évoquant la mégapolisation du monde, de prétendre ramener la question urbaine au seul examen des villes qu’un inévitable arbitraire aura classé comme mégapoles. On n’envisagera pas davantage que la mégapolisation puisse être exclusive de tout autre courant (cf. infra, la notion de floculation). Il s’agit pourtant d’identifier un mouvement de fond qui concerne l’ensemble de la population mondiale et qui, à terme, aura profondément transformé la société humaine. Sans nier certaines continuités avec les phases antérieures de l’urbanisation, il convient en effet de prendre acte non seulement Le mot paraissait encore étrange, quasiment imprononçable, lorsqu’en 1993 nous proposions d’ouvrir le cycle des rencontres Mégapolisation du monde et diversité citadine, qui prenait la suite des journées Mégapoles. Lancées en 1988 (collaboration ORSTOM/Institut français d’urbanisme/Ecole d’architecture de Paris-La Villette), celles-ci avaient elles-mêmes nécessité la promotion d’un mot peu utilisé, surclassé par un “mégalopole” lui-même assez rare et très inféodé à la “mégalopolis” américaine de Jean Gottmann. En 1991 encore, InterGéo organisait le très coté Festival International de Géographie (St-Dié) sur le thème des Mégalopoles et villes géantes. Toutefois, la quatrième de couverture des Actes du festival comporte une définition que nous avions suggérée et que l’on peut ainsi résumer : une mégapole est une très grande ville, une mégalopole est une très vaste chaîne de villes de toutes tailles. Etymologiquement, les deux préfixes sont équivalents. Mais mieux vaut profiter des deux pour forger deux concepts distincts et également utiles, plutôt que de les confondre ou de n’en choisir qu’un pour cause de doublon. Aujourd’hui, le mot mégapole est d’un usage courant, en voie d’être lavé d’une suspicion de sensationnalisme, tandis que “mégalopole” semble laisser la primeur à un “mégalopolis” délivré du tropisme est-américain. 5 33 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle d’un nouvel et spectaculaire changement d’échelle, mais aussi et surtout d’un changement de mécanisme, de valeur et de sens. La plupart des questions que l’on se pose, et que l’on exprime trop souvent par référence à une crise urbaine6, ne peuvent trouver leur réponse que dans cette mise en perspective. La mégapolisation n’est pas une crise Dans son sens premier (accumulation urbaine spectaculaire), la mégapole d’aujourd’hui eut des ancêtres : capitales d’empires ou d’Etats centralisés, métropoles marchandes, etc. La mégapolisation eut aussi des prémisses, avec l’industrialisation des deux derniers siècles. On peut même dire que cette explosion économique inédite déclencha la prolifération urbaine que nous connaissons de nos jours. Pourtant, la mégapolisation inaugure une autre phase de l’histoire humaine. Bien qu’on ne puisse totalement la distinguer d’une histoire industrielle qui n’est pas achevée, la mégapolisation est principalement la fille du renversement d’un rapport primordial : celui de l’économie à la démographie. Alors que la phase d’industrialisation avait clairement érigé l’initiative économique en facteur inducteur du peuplement urbain, l’essentiel de l’urbanisation mégapolitaine d’aujourd’hui s’effectue en marge de ce stimulus. La croissance urbaine s’accomplit quels que soient les indicateurs économiques. Nombre de situations montrent qu’elle peut se poursuivre à un rythme soutenu même lorsque tous les secteurs de l’emploi sont anéantis. Naturellement, il y a toujours une économie. Mais, cette fois, elle est le produit du fait accompli du rassemblement des hommes. Et cette économie induite par le peuplement urbain est d’une toute autre nature que l’économie inductrice du peuplement d’une ville industrielle, administrative ou marchande. Nous y reviendrons. Pourquoi ce renversement ? Il ne faut pas aller le chercher très loin. En gros, l’explication des avancées technologiques du XXe siècle suffit : les paysanneries ont été disqualifiées et leurs enfants irrésistiblement happés par les ondes et le bitume. Des enfants toujours plus nombreux en raison des progrès médicaux, pas toujours compensés par une 6 Ce texte reprend une communication faite lors d’une journée d’étude d’Interurba sur le thème “Existe-t-il une crise urbaine ?” (juin 1994). 34 révision des comportements de fécondité. Il eut fallu, pour cela, que le mieux-être citadin fût au rendez-vous. Il ne peut l’être car la boucle se referme : l’exode rural n’ayant pas été sollicité comme il l’avait été dans la phase précédente (mais seulement provoqué par un effet pervers des acquis industriels), la ville n’est plus qu’un réceptacle indifférent lorsqu’il n’est pas hostile. L’hostilité du milieu urbain a de quoi s’alimenter, en effet. Car le trop-plein de cet exode non désiré (et qui outrepasse à l’envi la fameuse armée de réserve de l’analyse marxiste) est encore et dramatiquement aggravé par une nouvelle disqualification technologique : celle qui frappe le salariat industriel et, par ricochet, le salariat de la fonction publique. Ce mécanisme est en outre marqué par une donnée nouvelle de notre temps : la vitesse. Peut-être est-ce là encore un autre effet d’inversion. Tandis que les lents progrès techniques de l’histoire humaine, au cours des derniers millénaires, paraissent avoir été davantage le produit que la source des transformations sociétales (cf. la ville romaine ou les grands travaux du colbertisme), les innovations technologiques de notre siècle l’emportent sur les empires et les révolutions. Car elles sont fulgurantes. La mégapolisation l’est donc aussi, même si quelques dictatures ont pu la retarder, la freiner quelque peu. La fulgurance du phénomène, ajoutée à l’indifférence de son réceptacle, a de multiples conséquences où se recrutent la plupart des pathologies urbaines qu’on se complaît à déplorer aujourd’hui. En relais, on peut identifier deux branches maîtresses, deux “mères de tous les vices” : la misère lancinante des majorités citadines et la perte de contrôle du gouvernement urbain. Nous y reviendrons aussi. Au-delà des pathologies, dont on peut imaginer qu’elles pourront un jour être dépassées, se dessinent d’autres réalités qui sont de l’ordre du sens. Passer du temps des villes à celui des mégapoles signifie que le monde ne fonctionnera plus, comme depuis si longtemps, sur la base d’une dialectique ville/campagne. Les villes, devenues fondamentalement des lieux de peuplement, voire de peuplement obligé, ne se définiront plus par leurs fonctions de chef-lieu d’un territoire. Elles seront l’essentiel de la terre des hommes ; et dans ces univers sans contours, le rapport de l’homme à l’espace, à la société et au pouvoir ne sera plus ce que nous avons connu. Nous ne vivons donc pas une crise, mais l’avènement d’un autre monde. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Le sentiment de crise nous tient cependant. C’est que, comme toujours, ce nouveau monde s’instaure sur les ruines du précédent. D’où les ruptures d’équilibre, les exclusions et les dysfonctionnements, d’où la remise en cause des modes de gouvernement et de régulation, d’où les symptômes d’anomie et d’errance. Malheureusement, il ne faut pas s’attendre à ce que nous atteignions, quelque part dans le siècle qui vient, une sorte de palier à partir duquel ce nouvel état du monde, enfin achevé et stabilisé, permettrait aux villes de couler des jours tranquilles et réglés. Une nouvelle séquence s’amorcera au moment même où, comme un mirage ou une utopie, un semblant de perfection se dessinera à l’horizon7. L’histoire des villes n’est qu’une succession de phases de construction-destruction, coupées de brutales remises en question de modèles inachevés. Précisions sémantiques Mégapolisation et métropolisation Seul le second terme est couramment utilisé. On y mêle malencontreusement les mécanismes de concentration d’une puissance urbaine régionale, et ceux du rassemblement des hommes. Or, la marque du temps tient à la subversion des premiers par les seconds, qui paraissent souvent poursuivre une courbe quasi autonome. Métropolisation (de mêtêr, mère) paraît bien convenir pour désigner un phénomène de polarisation, à contenu essentiellement économique et politique, se réalisant au profit partagé d’une région et de la ville qui la domine et la structure. La mégapolisation n’implique pas nécessairement cette dimension de fonctionnalité hiérarchique et de développement régional. Le préfixe “méga” ne fait référence, dans le vocabulaire scientifique, qu’à une dimension millionnaire (comme dans mégatonne), qui ne peut être en l’espèce que démographique. Le terme “mégapolisation” peut ainsi convenir à des situations, souvent observées, où la croissance exponentielle d’une ville s’effectue sans synergie régionale, voire dans un contexte de désertification ou de destruction de l’hinterland. 7 Nous ne saurions imaginer la séquence à venir, sinon nous l’amorcerions déjà. En revanche, nous pouvons constater chaque jour combien les séquences passées nous ont légué des images d’excellence dont nous ne parvenons pas à nous départir. Dans l’exemple français, l’architecture des siècles classiques reste inégalée pour le dessin de ses façades, tandis que l’on est régulièrement ramené au mobilier urbain 1900 si l’on veut être assuré de ne pas rater un aménagement d’espace public. Pourtant, l’histoire urbaine de Paris nous révèle les lourdes insuffisances de l’état des lieux aux époques de ces aboutissements créatifs. Elle nous apprend aussi combien proche était, à chaque fois, le temps du basculement dans un autre ordre urbain. Mieux encore, il ne contrevient pas à qualifier une accumulation urbaine économiquement impuissante et inapte à assumer sa propre construction. Mais il n’implique pas une telle déficience et sa neutralité convient aussi bien à une configuration urbaine prospère. Il n’exclut pas non plus que cette prospérité puisse procéder de la polarisation d’une région, mais il ne le suppose pas. En résumé, mégapole et mégapolisation sont deux vocables nécessaires pour que soit sanctionnée cette phase de l’urbanisation du monde où la ville cesse peu à peu de se définir dans un rapport de filiation ville/campagne ou ville/région, en même temps que s’inverse le sens de la causalité économie urbaine/peuplement urbain. Une phase où le nombre des urbains s’impose comme une donnée première et non dialectique. Le ruissellement et la floculation Tout va comme si la population mondiale, à l’instar des pluies d’orage, était engagée dans un immense ruissellement qui, de rigoles en ravins et de torrents en fleuves impétueux, la conduisait inexorablement vers les bassins mégapolitains. Ruissellement trop violent, ne laissant que désolation et déserts. Fruste hiérarchie des flux, avec dépôt d’épaves arrachées et de matériaux grossiers. Eaux troubles et bouillonnantes à l’arrivée, submergeant rives et prairies, villes et faubourgs. L’analogie permet d’emprunter d’autres termes au thème de l’eau. La mégapole a ses deltas et ses estuaires, les arrières-pays ont leurs couloirs, leurs cônes, cluses et entonnoirs. C’est dans ces formations linéaires ou triangulaires que se logent désormais les villes petites ou moyennes les plus dynamiques, tandis que les autres, celles que la géographie ou l’économie isolent, s’étiolent ou perdent de leur importance relative. A moins que, dans un contexte régional en rapide expansion démographique, ou lorsque les campagnes n’ont pas encore fait le vide, certains de ces centres isolés ne deviennent à leur tour des centres de polarisation et de mégapolisation. Car il est certain que le ruissellement planétaire, en même temps qu’il renforce les concentrations existantes, continue d’en créer de nouvelles. Il existe enfin des situations parfois résiduelles, parfois étendues à des sous-continents entiers (en Afrique et en Asie surtout) où, tout en alimentant le ruissellement mégapolitain, les campagnes conservent une forte capacité de rétention démographique. On observe alors, souvent, en amont du ruissellement, un curieux phénomène de “floculation”. On peut, en effet, désigner par ce terme la tendance des populations rurales à se regrouper de plus en plus en villages-centres, en bourgades, ou en alignements de villages le long des 35 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle routes. Ces concentrations locales sont au moins autant spontanées qu’autoritaires. L’avenir dira si elles sont une alternative à la mégapolisation ou un simple différé de celle-ci, voire son auxiliaire. La mégapole et la cité globale On ne souligne jamais assez, au risque de se tromper régulièrement de débat, le distinguo qu’il convient de faire entre, d’une part, l’hyper-concentration des places de commandement de l’économie mondiale et, d’autre part, la concentration mégapolitaine beaucoup plus dispersée – si l’on peut dire – à la surface du globe. Que les piliers de la global city (New York, Londres, Tokyo...), cités globales elles-mêmes, soient aussi des mégapoles n’est pas contestable. Mais cette coïncidence n’est qu’une scorie de l’Histoire. Le drame de la mégapole “ordinaire” est qu’elle n’est pas vraiment utile à la gloire de l’économie planétaire. Il faut ajouter que même à New York, Londres ou Tokyo, le phénomène global city est loin de rendre compte de toute la réalité urbaine, qui reste très largement étrangère au cercle d’excellence de la place internationale8. Malgré diverses imbrications entre l’économie locale et l’économie monde (une interdépendance d’ailleurs universelle), le contact entre cité globale et mégapole revêt plutôt la brutalité d’une juxtaposition malencontreuse. Quelques signes d’un divorce larvé existent déjà, et c’est la cité globale qui est demandeuse. La multiplication des technopoles et technopôles hors les murs, le fréquent dédoublement, voire le clonage des central business districts (CBD) américains loin des down-towns paupérisées, préfigurent peut-être des éloignements plus radicaux, à l’exemple de ce qu’ont voulu les pouvoirs politiques de certains pays en construisant des capitales dans les champs. On peut observer le même divorce entre la cité globale et les fonctions de métropole régionale ou nationale. Le fait que les administrations publiques et les centres d’affaires fassent rarement leurs migrations de conserve en est un signe parmi d’autres. Mais c’est incontestablement l’exemple de Singapour qui illustre le mieux, sur une île drastiquement soustraite au surpeuplement, la félicité d’une place internationale libre des contingences d’un espace régional, d’un bassin démographique, d’une vaste nation. 8 Le concept de ville globale de Saskia Sassen englobe beaucoup de choses, sauf les habitants de la ville, comme en convient Sassen ellemême, parlant notamment des classes moyennes écartées. En outre, même lorsqu’elles restent ancrées au cœur des métropoles, les villes globales “tendent à se dissocier de leur région”. New York (en fait Manhattan) est “quasiment une zone franche de la finance”, Londres (en fait la City) “fonctionne presque en apesanteur” (Saskia Sassen, propos recueillis par Sandrine Tolotti, Croissance, 405, juin 1997). 36 L’absolu et le relatif Au lieu de parler de mégapole, on pourrait dire “très grande ville”. Mais l’utilisation d’un vocable nouveau permet d’identifier le produit d’un processus nouveau dans une conjoncture nouvelle, laquelle bouleverse la signification du fait urbain au point qu’on ne sait si elle refonde la ville ou la dissout. L’innovation sémantique est encore plus nécessaire pour désigner le processus que pour désigner l’objet, le vocable mégapolisation économisant une très longue périphrase. Le processus prévalant sur le symptôme, on ne s’attardera pas à déterminer un seuil numérique pour s’autoriser à parler de mégapole, dès lors que ledit processus aura engendré un brutal changement d’échelle au creux d’un bassin d’urbanisation. Toutefois, pour ne pas trop heurter les définitions officielles (seuil arrêté à 5, puis à 8 millions d’habitants par l’ONU), on pourra parler de pré-mégapoles pour désigner des agglomérations présentant tout ou partie des stigmates de la mégapole sans accéder au livre des records de l’urbanisation mondiale. Ce vocable convient aussi bien pour des concentrations secondaires inscrites dans une nébuleuse, pour des agglomérations concurrentielles d’une mégapole primatiale, que pour des primatiales régionales commandant des bassins d’urbanisation modestes. Pour bien signifier que les chiffres valent moins par leur valeur absolue que par la part qu’ils prennent dans une dynamique démographique régionale, on se risquera à parler de micro-mégapoles, sans crainte du paradoxe, pour qualifier des villes petites ou moyennes qui, dans certaines niches, attirent à elles toutes les trajectoires humaines. On comprendra mieux, ainsi, que l’essoufflement démographique de certaines des plus grandes mégapoles n’est pas nécessairement le signe annonciateur d’une fin prématurée de la mégapolisation, mais bien plutôt le signe de sa démultiplication, de sa diffusion sur des sites de plus en plus nombreux. Il est du reste intéressant d’observer le moment à partir duquel le trop-plein d’une mégapole détourne les flux migratoires au profit d’autres pôles, et de relier cette évolution à l’efficacité des réseaux techniques et sociaux de la mobilité, évidemment très variable d’un pays à l’autre. Ce moment critique renseigne également sur la tolérance culturelle à la concentration urbaine. Mais, là encore, ce n’est pas la valeur absolue des chiffres qui compte, quoiqu’il soit légitime qu’elle nous intrigue. Le Nord, l’Est et le Sud Est-il légitime de tenir un discours sur la question urbaine à l’échelle du monde entier ? Certaine- De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle ment oui si l’on considère la nature des facteurs déclenchants de cette hégémonie urbaine qui prévaut partout. Pourtant, l’histoire différentielle du monde et l’énorme écart de développement existant entre les continents appellent une grande vigilance pour ne pas forcer les analogies. En réalité, ce n’est pas dans une communauté d’apparences que l’on va trouver les apparentements les plus signifiants. Il est clair que la mégapolisation, ayant saisi les continents dans des situations hautement contrastées, s’exprimera dans des formes et des modalités très différentes. La portée même des transformations n’y sera pas identique, ni les traumatismes, ni la dramatisation. C’est au Sud que la mégapolisation est la plus lisible ; sans doute parce que la séquence antérieure, celle de l’industrialisation, y fut généralement escamotée. Sur certains sous-continents, la mégapolisation se greffe même directement sur des embryons urbains de fraîche origine coloniale. En ce cas la surprise est totale, et tout est à inventer dans l’urgence et le dénuement (des Etats et des gens) : culture citadine, appareil de gestion, économie urbaine. En revanche, la souplesse des comportements est un atout inestimable. Au Nord, la phase industrielle avait déjà accompli une bonne moitié du transfert des populations rurales vers les villes. En outre, la prospérité relative qui en avait résulté, ajoutée à une tradition citadine ancienne, y avait largement amorcé la transition démographique (vers un taux de reproduction modéré) qu’on attend toujours au Sud. Mais la régulation très sophistiquée de la société urbaine, que ces conditions favorables et une longue histoire sociale avaient rendue possible, est à l’origine d’une grande sensibilité au changement. Malgré une transition mégapolitaine plus douce qu’au Sud, les déséquilibres causés y sont presqu’aussi durement ressentis. Une cause majeure de rigidité – donc de cassure douloureuse – est un héritage de la phase industrielle : le salariat. La remise en cause de celui-ci, lorsque la société s’est accoutumée à ce qu’il soit la norme de l’emploi, est la source de dérèglements en chaîne, qui menacent la cohésion du tout. La lisibilité de la mégapolisation au Sud n’est pas seulement due à ce qu’elle se détache bien dans le temps historique. Elle est également plus évidente dans l’espace que la mégapolisation du Nord. Outre la vitesse inédite de leur croissance, les mégapoles du Sud se distinguent clairement sur fond de continents immenses, aux campagnes souvent désertiques ou surpeuplées, à l’armature urbaine généralement peu structurée, et où la macrocé- phalie est de règle soit à l’échelle des nations, soit à celle de vastes régions fédérées. Au contraire, à l’exception de l’Amérique du Nord, les pays développés déroulent leurs paysages urbains sur des territoires exigus, au semis urbain dense et fortement hiérarchisé, où villes petites et moyennes semblent dominer. Peu de municipalités peuvent prendre rang dans la liste des villes géantes du monde. Mais la mégapolisation est bien là, décelable derrière des nébuleuses de villes diverses, derrière des couloirs d’urbanisation, des cônes, deltas et entonnoirs drainant les dernières populations rurales vers les métropoles régionales. La qualité des réseaux de communication permet à celles-ci de se desserrer à l’extrême, donnant l’illusion d’un renouveau des petites localités. Mais les vrais chefs-lieux, dans les arrière-pays, sont délaissés, et les villages ruinés ou “secondarisés”9. On pourrait croire que l’urbanisation de l’Europe occidentale est en phase terminale : campagnes vidées, fécondité d’étiage. Mais, désormais, les mégapoles du Sud se déversent dans celles du Nord, bravant des lois à la fois drastiques et dérisoires. La rencontre ne peut pas ne pas avoir lieu. Emblématique, l’extrême occident californien est pris d’assaut par l’Amérique latine et l’ExtrêmeOrient. Par demi-dérision, Los Angeles se proclame capitale du tiers-monde10. C’est plutôt d’une mégapole mondiale qu’il s’agit, ce qui n’est pas pareil que de parler de global city (cf. supra). L’Est vient de rejoindre ce concert. Après avoir poussé l’industrialisation de ses métropoles, l’ordre communiste était parvenu à contenir l’hémorragie paysanne. Pour quelques décennies. Aujourd’hui, derrière les murs abattus, on découvre une industrie brisée, des kolkhozes en ruine. Les villageois ont retrouvé leurs houes, les citadins aménagent des boutiques dans les cages d’escalier et les caves de leurs komplex corbuso-brejneviens (encore une utopie désenchantée...). On a retrouvé d’un seul coup l’auto-subsistance et l’auto-emploi. Et des rêves fous d’émigration. Ce qui était une partie occulte du Nord est donc devenu l’Est, qui fait la démonstration que la distance entre les réalités du Nord et celle du Sud ne sont pas si définitives qu’on le croit, et que certaines analogies sont légitimes au-delà des concepts. Toutefois, le poids de l’urbanisme communiste fut tel qu’il ne peut être exclu des redéfinitions d’aujourd’hui. Les komplex demeurent. Au sens de la résidence secondaire. RIEFF (D.), 1991. – Los Angeles : Capital of the Third World. New York, Touchstone, 276 p. 9 10 37 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Mais sur le thème des points cardinaux affolant les boussoles, il y a aussi un certain Sud qui est devenu le Sud-Est (asiatique), où les fameux dragons brouillent les cartes. Il y a l’Est de l’Est (la Chine), dont le faible taux d’urbanisation semblait infirmer la thèse de la mégapolisation du monde, mais qui a toute chance d’en devenir bientôt la plus éclatante démonstration, avec le réservoir humain qui est le sien et avec l’aiguillon de la diaspora triomphante. Il faudrait aussi parler de l’Ouest du Nord (Etats-Unis, Canada) et du Nord du soleil levant ; et ne pas oublier le Sud du Nord et le Nord du Sud, celui qui, justement, demande à adhérer au Nord tout court ! Dans le cas le plus général, et singulièrement au Sud qui est à lui seul majoritaire, les mécanismes générateurs de la mégapolisation produisent la pauvreté majoritaire. A moins que ça ne soit l’inverse. On peut, en effet, dire aussi que la pauvreté des peuples s’exprime dans des mégapoles à leur image. Les villes sont-elles faites par les pauvres ? Le secteur informel du foncier et de l’habitat est suffisamment développé pour qu’on soit tenté de l’affirmer. Surtout si l’on remarque le rôle pionnier joué par ce secteur. En effet, son importance n’est pas tant à évaluer selon la part de l’espace urbain qu’il régit au moment où l’on parle, que selon la part qu’il prit, prend et prendra dans la phase initiale de gestation de ce même espace. Pauvreté majoritaire et répartition des rôles C’est bien une caractéristique majeure de l’urbanisation actuelle du Sud qu’elle soit menée par ce que l’Amérique latine appelle des “invasions” ou des lotissements clandestins, qui ensuite évoluent peu à peu vers une intégration relative. Leur rapidité n’a d’égale que la faiblesse de réaction de la collectivité qui, rappelons-le, n’est pas “preneuse” de cette surcharge démographique sans cesse renouvelée. Grâce aux “luttes urbaines” ou par la force des choses, la puissance publique renoncera à pénaliser, amnistiera, puis apportera son écot. Elle le fera d’autant plus sereinement qu’elle ne sera pas démangée – comme trop souvent – par la volonté d’imposer, pour l’exemple, un urbanisme officiel où s’engloutiraient tous ses moyens financiers, au bénéfice ultime d’une minorité insatisfaite. Les différences entre le Sud, le Nord, l’Est et leurs diverses variantes sont trop considérables pour que l’on puisse, en quelques mots, pousser l’analyse parallèle jusqu’au domaine de la praxis. On s’en tiendra donc, ici, aux situations traditionnellement attribuées au Sud. S’interroger sur ce que devraient être les politiques publiques, ainsi que sur le jeu qui pourrait s’instaurer entre celles-ci et les pratiques sociales, impose assurément que l’on prenne conscience à la fois de la mutation mégapolitaine et de la diversité persistante des territoires. Car de cette mutation dépendra une nouvelle appréciation des rôles, et de cette diversité surgiront les meilleures leçons du terrain. Ainsi pourront être combattus – sans trop d’illusions à court terme – les méfaits d’une uniformisation des réponses institutionnelles, les dérives d’une internationalisation des acteurs et des actions, la dérision d’une myriade d’opérations pilotes sans lendemain, et bien d’autres travers entretenus par une logique d’auto-légitimation des divers cercles concernés : des banques internationales jusqu’aux ONG, en passant par les gouvernements et les collectivités locales, les coopérations bilatérales, les cabinets d’étude, etc. Prenons garde tout de même que l’incantation de ces anathèmes ne tienne lieu à son tour d’auto-légitimation et d’auto-satisfaction d’une recherche bien-pensante. Ni qu’elle s’apparente à un rejet de l’engagement de ces institutions, souvent très estimable, parfois irremplaçable. Il n’est pas douteux que devant l’ampleur des tâches à accomplir, toutes les énergies sont requises. Cependant, il importe qu’elles ne soient pas gaspillées par une mauvaise appréciation des rôles. 38 Un bon partage des rôles résultera toujours de la reconnaissance, par les pouvoirs publics et leurs contractants internationaux, des enseignements de la ville réelle. Celle-ci se fait malgré eux, mais tout de même avec eux, quoi qu’ils fassent. Elle est dominée par la pauvreté majoritaire qui se débrouille. Il faut se convaincre qu’à l’échelle d’une mégapole, et même d’une ville moindre, cette débrouille fait modèle car, étroitement dépendante des conditions locales, elle se structure et se colore de tous les caractères du site. Elle s’adapte, y compris à une réglementation diffuse, et à ce qui s’est fait avant. Elle se coule dans les rapports de force ou de solidarité établis entre groupes. Elle se plie à des obédiences, à des contrats imposés ou consentis par les plus riches, les plus charismatiques ou les plus anciens. Elle décline son ethnicité et d’autres héritages. Bref, elle fait la synthèse de tous les paramètres locaux (et cette synthèse est évidemment différente d’une ville à l’autre), ce qui lui donne sa tranquille force de reproduction. C’est aussi ce qui fait la différence avec les modèles importés clés en main, même s’ils ont été, De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle pour la circonstance, quelque peu indigénisés. Non pas qu’ils ne soient pas “digérables” par une population dont le pouvoir d’adaptation est sans limites, mais leur mode de production est exogène11 et fait appel à des intrants rares et coûteux, y compris en matière d’ingéniérie et de gestion. Or, s’ils ne sont pas reproductibles en proportion des besoins, leurs réalisations seront détournées de leur destination sociale première. Bien plus grave, chemin faisant, ils auront dissuadé les pouvoirs publics de porter attention aux filières majoritaires de production de l’habitat. Ils auront même nui à la représentation de ces filières, en se posant comme contre-modèles porteurs de modernité. Deux évidences doivent s’imposer. La première est qu’en-dessous d’un certain seuil d’indigence des institutions et des gens, ceux-ci sont beaucoup mieux placés que celles-là pour concevoir leur habitat. La deuxième est que cette urbanisation “populaire”, en dépit de ses vertus, a néanmoins grandement besoin que les pouvoirs publics lui prêtent assistance. Ce besoin sera d’autant plus pressant que l’agglomération sera grande. En effet, plus on entrera dans des échelles mégapolitaines, plus grande sera la distorsion entre les dynamiques micro-locales – qui sont le fondement de l’urbanisation populaire – et les moyens requis pour leur raccordement au fonctionnement général de l’ensemble urbain. On vérifiera aisément cette réalité en évoquant simplement le problème de l’accès à l’eau. Voilà pourquoi les instances du niveau global devraient se concentrer sur ce qu’elles seules peuvent faire, quitte à se reposer sur les dynamiques du niveau local pour ce que celles-ci savent mieux faire qu’elles. Ce dispositif indique tout naturellement la place qui revient aux intervenants extérieurs. Aux ONG la mise en relation (toujours défaillante) des niveaux locaux et globaux, aux financiers internationaux le coup de pouce (ou le plan Marshall) pour que les niveaux globaux (municipalités, gouvernements, agences techniques) puissent tenir leur rôle. Prolongements thématiques La diversité citadine Pourquoi la diversité citadine se durcit-elle à mesure que la mégapolisation avance ? C’est le résultat ambigu de la dureté croissante de la ville 11 Pas toujours en termes nationaux, mais au regard de la population cible. elle-même, ressentie à la fois au niveau de la population et à celui des responsabilités gestionnaires. La perte de contrôle de cette gestion renvoie la pauvreté majoritaire (cf. processus de mégapolisation) à ses propres ressources. Voici donc les gens acculés à leurs stratégies micro-locales, où la survie n’est possible que grâce à des relations symbiotiques. Dans cette situation, les modèles développés sont étroitement dépendants des éléments locaux (site, société, histoire, techniques, etc.). Leur espace de liberté se réduit au minimum. On puise dans le fond du sac des savoir-être et des savoir-faire. Sous le poids des paramètres locaux, les modèles (ou matrices) se recroquevillent. Une sorte de pluspetit-dénominateur-commun, sur lequel la ville va se reproduire à l’infini, en accusera les traits les plus singuliers jusqu’à la caricature. Mais ce patron du mimétisme mégapolitain sera nécessairement très différent d’une ville à l’autre, synthétisant la diversité des paramètres locaux. En ce sens, on peut dire que la mégapolisation mondiale n’abolit pas les territoires. Le local et le global En vertu de ce qui vient d’être dit, l’essence mondiale de la mégapolisation n’affranchit donc pas ses gestionnaires de l’urgent devoir d’observer de près les villes dont ils ont la charge. Identifier les modèles majoritaires de chacune d’elles, c’est découvrir le principal atout d’un avenir viable. En dépit d’apparences souvent peu engageantes, c’est ce qu’on a de mieux en magasin qui puisse tenir la longue route. Mais il faut travailler dessus. Pour les gestionnaires du global, c’est la base de travail imposée. A eux de trouver un partenariat à hauteur de leurs propres moyens, mais sans mélanger les rôles au risque de détruire la chimie du local. Chemin faisant, ils découvriront que la dualité n’est pas une coupure absolue. Dans les déterminants des modèles locaux entrent de nombreux éléments qui proviennent directement ou indirectement des politiques publiques et des réglementations, ainsi que de référents modernistes partagés. La voie est donc libre pour que cet interface soit conforté. Les habitants de base, leurs associations et leurs caciques y sont prêts. La fragmentation mégapolitaine C’est une condition biologique de survie de l’espèce. La géométrie infinie de la mégapole (infinie parce que non finie, non délimitée, et infinie parce que de dimensions qui échappent au pouvoir de perception et de connaissance de l’habitant) doit être corrigée par des espaces de vie perceptibles et identifiants, où les rapports sociaux et la relation au pouvoir peuvent s’inscrire clairement. C’est l’une 39 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle des vertus des modèles locaux d’offrir un tel découpage, issu de la lente genèse endogène des espaces. La diversité des modes de fragmentation est symptomatique de la diversité de ces modèles, donc de la diversité citadine. A ne pas confondre avec les fractionnements de ségrégation/exclusion, bien que l’on puisse souvent observer un recouvrement partiel des deux phénomènes. A noter que plus la majorité mégapolitaine est pauvre, plus la fragmentation s’effectue sur des bases territoriales. Lorsque la majorité est riche, la fragmentation peut s’exprimer davantage en réseaux. Mais il y a de notables exceptions dans les deux sens. A noter encore que la fragmentation “naturelle” des territoires peut grandement faciliter le partenariat global/local. l’exercice est ouvert à chacun, donc peu susceptibles d’inspirer des stratégies d’entreprise et la formation d’un salariat. L’apprenti s’émancipe sans même passer par le compagnonnage. A la limite, chaque habitant est l’initiateur de son propre emploi, même s’il obéit souvent à des réseaux. Dans son comportement s’entremêlent ainsi, naturellement, des logiques productives, sociales et domestiques. Au Nord, la compréhension de cette économie-là s’est améliorée depuis que l’autoemploi et les services rapprochés sont entrés dans le vocabulaire. Mais, avant même le trébuchage du salariat urbain, un parallélisme utile aurait pu être fait entre deux situations où les services prévalent désormais sur la production. L’enfermement mégapolitain Gisement chanté de la liberté et de la démocratie, la ville peut devenir un lieu d’enfermement et d’aliénation. C’est une pente sur laquelle la mégapolisation a grande chance de l’engager. Au Nord, le repliement de l’individu sur lui-même est une nouvelle prison lorsqu’un affaiblissement psychique (aujourd’hui aggravé par le chômage) empêche une adhésion volontaire aux réseaux de socialisation. Au Sud, où la socialisation par le territoire (donc plus immédiate) est dominante, le danger est autre. C’est celui de l’enfermement des territoires en ghettos, voire en îlots maffieux. Mais en-deçà même de ces évolutions extrêmes, l’état de symbiose micro-locale auquel accule la pauvreté majoritaire est aussi un enfermement. Par opposition, on peut évoquer la liberté biologique de la jet society, légère de toute pesanteur micro-locale, donc également parfaitement internationale, incolore, à rebours de la diversité culturelle des enfermements majoritaires. Cette comparaison montre toute l’ambivalence des valeurs humaines, que la mégapolisation, par sa monstruosité, accentue. Autres exacerbations aliénantes de la mégapole : l’enfermement sécuritaire et la nasse de la misère extrême. La nouvelle économie urbaine L’habitat n’est évidemment pas le seul domaine où des conceptions formelles de la ville s’opposent à des réalités “irrationnelles” d’abord taxées de marginalité, puis d’informalité. Enfin reconnue comme majoritaire, mais encore appréhendée comme un pis-aller obscur, l’économie informelle du Sud s’éclaire lorsqu’on la relie à la mutation mégapolitaine. Comme la mégapole, elle procède d’une inversion du rapport entre l’économie et la démographie. Désormais induite par le fait accompli de l’agglomération des hommes, la nouvelle économie urbaine est par nature proche des besoins immédiats des habitants. Services simples, dont 40 (1994, “La mégapolisation n’est pas une crise. Esquisse de mise au point sémantique et problématique”, Villes du Sud, Sur la route d’Istanbul, textes réunis pour le Sommet des villes (Istanbul, juin 1996), Editions de l’Orstom, et, pro parte, “La mégapolisation du monde. Un nouveau champ sémantique”, Urbanisme, 296, 1997) 3. En quelques mots Comment résumer ce nouveau champ sémantique ? La mégapolisation est un processus dont la mégapole n’est qu’un symptôme terminal. En amont de la mégapole, le processus de mégapolisation implique peu ou prou l’ensemble de l’écoumène. Depuis le milieu du vingtième siècle, on assiste à un ruissellement 12 généralisé de la population Les concepts soulignés sont quelques-uns de ceux qui ont été forgés et diffusés dans le cadre du séminaire “Mégapolisation du monde et diversité citadine” mentionné plus haut (note 5). Voir aussi, pour la définition de ce champ sémantique et problématique, Ph. Haeringer, “São Paulo. La fragmentation sécuritaire d’une mégapole”, L’homme et la société, 104, 1992; “Aujourd’hui dans cent ans. Essai sur les mégapoles du Sud”, Prospective des déséquilibres mondiaux. Rapport sur l’évolution du monde, Ministère de la Recherche, CPE/GRET, 1993 ; “La petite ville face au procès de mégapolisation”, Villes en parallèle, 22, 1995 ; “Petit glossaire de la mégapolisation”, La lettre du PIR-Villes, 4, 1995 ; “Eléments pour une théorie de la pauvreté majoritaire et pour son dépassement”, Orstom, Préparation du sommet mondial sur le développement social, Copenhague, mars 1995 ; “La campagne mégapolitaine”, L’environnement magazine, 1543, 1995 ; “La ville-ville et la campagne mégapolitaine”, La ville entre deux millénaires”, Villes et territoires méditerranéens, 1997 ; “Ne pas se tromper de projet. Remarques sur le positionnement des ONG dans la ville”, Ingénieurs sans frontières, janvier 1998 ; “Pesanteurs et plasticités des mégapoles du Sud. Que peut-on faire pour elles ?” Bulletin d’AMINTER, Groupe de la Caisse des Dépôts, avril 1998 ; “Les trois dimensions d’une rupture. La mégapolisation dans l’espace méditerranéen”, Entretiens 97, Villes et territoires méditerranéens, 1998 ; “Méga versus métro. De la confusion des concepts et des objet de la métropolisation”, communication au colloque international Villes du XXIe siècle, La Rochelle, octobre 1998. 12 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle mondiale vers les bassins d’urbanisation. A des vitesses diverses et en partant de situations très différenciées, un écoumène majoritairement paysan se mue en un monde majoritairement urbain. La ville n’est plus un lieu d’exception : elle devient l’essentiel du monde. Le tropisme urbain : un passage de l’histoire L’histoire a certes connu d’autres ruées vers la ville. Tout près de nous, la révolution industrielle provoqua déjà un formidable exode rural. C’est ainsi que lorsque l’épisode actuel démarra à l’échelle du monde entier, les premiers pays industrialisés avaient déjà réalisé une bonne moitié de leur transfert démographique de la campagne vers la ville. De ce fait, la lecture du processus de mégapolisation y est moins évidente. On le confond couramment avec la métropolisation. Or, la distinction entre métropolisation et mégapolisation peut être tout à fait éclairante pour comprendre la nouvelle donne urbaine. La métropole est étymologiquement et historiquement un phénomène de puissance. Puissance à l’égard d’une région dominée ou puissance au sommet d’une hiérarchie de villes, voire d’une filiation comme le suggère la racine mêtêr, mère. Les cas de figure sont nombreux à travers l’histoire et la période actuelle en fournit des exemples renouvelés, particulièrement spectaculaires. En effet, l’intensification des réseaux de communication et des processus d’intégration économiques donne une nouvelle vigueur aux polarisations urbaines. Cependant, aussi puissante soit-elle, l’intégration économique laisse une majorité des hommes hors-jeu, quoique soumis à une vague dépendance en qualité de consommateurs marginaux. Mieux, elle s’en trouve souvent encombrée, au point que les grands centres d’affaires, l’industrie nouvelle, la recherche, voire le pouvoir politique, tentent souvent de fuir le cœur des plus grandes concentrations urbaines. On connaît même des places mondiales off-shore. Mais le divorce entre l’économie dominante et la démographie urbaine est beaucoup plus saisissant lorsque l’on s’éloigne des places centrales. C’est dans les pays pauvres que la précipitation urbaine est la plus active, la plus rapide. Ce découplage, auquel un XIXe siècle à la fois industriel et paysan ne nous avait pas accoutumés, semble être la marque principale de la révolution urbaine d’aujourd’hui. L’économie mondiale et les avancées technologiques de cette fin de siècle restent à la source des causalités d’un peuplement urbain inédit, mais elles ne le commandent pas, ne l’appellent pas. La croissance urbaine n’est désormais plus désirée par aucun pouvoir. Elle se poursuit d’elle-même, y compris dans des lieux où l’économie mondiale est quasiment absente ou n’offre aucun emploi. Les mécanismes sont devenus plus culturels que proprement économiques13, et l’explosion démographique, qui se déclencha concurremment à cette révolution urbaine et procède du même bond technologique14, les alimentent puissamment. Nous sommes ainsi à peu près à mi-course d’une phase de l’histoire humaine où se seront additionnés un tropisme urbain impérieux et une inflation démographique sans précédent. L’un et l’autre phénomènes s’épuiseront sans doute de conserve avant le milieu du prochain siècle. Le premier parce qu’il sera allé jusqu’au bout15, le second parce que la mégapolisation elle-même aura eu raison des comportements de fécondité hérités du monde paysan. Mais, à cette date, d’autres mutations de fond seront à l’œuvre, dont nous n’avons pas encore idée. La mégapolisation du monde est donc historiquement datée, contrairement à la métropolisation. Son étymologie ne fait référence qu’à la dimension du rassemblement humain, car c’est ce rassemblement qui prévaut désormais, la fonction résidentielle surclassant les autres fonctions de la ville. L’économie urbaine devient, pour une large part, seconde. Elle n’est plus inductrice du peuplement urbain, mais induite par ce peuplement. A côté de l’économie mondialisée, très mal partagée, on peut ainsi identifier une économie invertie, car résultant d’une inversion du rapport entre l’économique et le démographique16. L’une des conséquences lourdes de cette inversion est la pauvreté majoritaire qui règne dans la ville à l’échelle du monde. 13 Même si l’obsession première des individus reste économique. Paradoxalement, le renforcement de cette dominante, sous la forme univoque d’une quête de numéraire, est lui-même un trait culturel majeur, en dépit de sa résonance avec la monétarisation du monde. 14 Les quatre applications déterminantes de ce bond technologique peuvent être résumées ainsi : disqualification des productions paysannes, diffusion des cultures urbaines, motorisation de la mobilité, chute de la mortalité infantile 15 Jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à une société très majoritairement citadine. Peu importe où le pourcentage s’arrêtera exactement. En deçà de 25 %, une population rurale résiduelle ne constitue plus un potentiel migratoire significatif pour la ville. 16 Ce qu’on appelle le secteur informel dans les économies du Sud entre assez bien dans la définition de cette économie invertie, mais on peut y faire entrer aussi, au Nord comme au Sud, une large part de l’économie de service et du secteur administratif public. 41 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle La non-finitude : la campagne mégapolitaine populations rurales se resserrent sur les villagescentres et les bourgs, en écho lointain du processus de mégapolisation. La dimension physique du phénomène modifie profondément le rapport de l’homme à la ville. Sa non-finitude aussi. Celle-ci n’est pas seulement liée à une croissance sans cesse en mouvement, mais aussi à une logique centrifuge qui contraste avec la logique centripète de la ville classique. Sauf exceptions héritées de l’histoire, la mégapole se valorise à sa périphérie et se dévalorise au centre. Sa survie écologique lui commande de se desserrer. Dès lors elle se morcelle (cf. notion de fragmentation) et se dilue dans l’espace. On peut parler d’une campagne mégapolitaine, où les habitants recherchent des niches identitaires, des nouveaux villages dont ils pourront reconnaître les contours. On ne peut achever un énoncé sur la mégapolisation du monde sans évoquer son concept correctif : la diversité citadine17. Malgré les apparences et en dépit de l’universalité des mécanismes, la mégapolisation fabrique des modèles citadins (ou matrices) très contrastés, qui se nourrissent de nombreux paramètres locaux. Ceux-ci sont d’autant plus prégnants que les difficultés de la vie mégapolitaine sont fortes. On peut aisément le vérifier en observant que chaque ville reproduit un système résidentiel majoritaire qui lui est propre. Cette réactivité des peuples et des territoires est un atout précieux face aux situations souvent désespérantes d’une mégapolisation trop brutale. En ce sens, la diversité citadine n’est pas un luxe, mais une nécessité que les gestionnaires de la ville se doivent d’accompagner. Il n’y a pas d’autres voies pour traverser l’une des mutations les plus acrobatiques du siècle. Cette diffusion urbaine rencontre, en amont, la convergence des couloirs et des cônes d’urbanisation qui drainent les arrière-pays ou les assèchent. Des chaînes de petites villes sont ainsi irriguées, dont la prospérité n’est plus fonction de leur alliance avec un terroir, mais de leur proximité relative à la mégapole ou de leur accessibilité. Plus loin encore, lorsque survivent des ruralités denses, on observe généralement un phénomène de floculation : les (“La mégapolisation du monde. Un nouveau champ sémantique”, dossier “La ville en ses concepts”, Urbanisme, n° 296, 1997). Lire, dans le présent numéro, l’article du même auteur consacré à la diversité citadine. 17 42 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Une mutation à l’œuvre1 Françoise Choay Techniques et territoires sont les deux facettes et les deux champs par lesquels j’aborderai ici la mutation qui, depuis la fin des années 1960, travaille la société planétaire et les sociétés engagées dans le processus de globalisation : une mutation dont nous évaluons mal l’ampleur et les conséquences, et qui pourrait bien, avec l’entrée dans l’ère électronique, équivaloir à un changement de civilisation. poser la question de l’espace bâti en termes de destin sociétal et sur l’horizon d’une anthropologie générale. Parmi les différents paramètres à l’œuvre dans la boucle de rétroaction qui fait émerger cette mutation sociétale, le choix de “techniques et territoires” n’est pas le fruit du hasard. D’une part, au cours de la même période, le rôle moteur de la technique et des techniques a été sous-estimé ou même occulté par la recherche urbaine, en particulier marxiste, au profit des vecteurs socio-économiques. Il convient d’en rétablir l’importance. D’autre part, il me semble également nécessaire de mettre en perspective tout à la fois la spécificité de la dimension territoriale prise par l’aménagement, et son hégémonie. Je tenterai d’en définir les enjeux et le sens, à l’aune des aménagements traditionnels, par contraste et comparaison et, en particulier, par confrontation avec le patrimoine urbain ancien. Pour donner à la mutation que je viens d’évoquer son épaisseur temporelle, un bref retour sur les racines qu’elle plonge dans le XIXe siècle, ne sera pas inutile. L’objectif de ces analyses est d’éclairer d’un jour neuf la crise qui mine aujourd’hui solidairement la ville et l’architecture. Du même coup, je tenterai de 2. De fait, les réseaux ferroviaires ont joué un rôle déterminant dans la spectaculaire transformation qui ouvre alors tout grand la ville occidentale à des populations extérieures, fait éclater ses limites physiques, multiplie l’échelle de ses dimensions viaires et parcellaires, la solidarise avec des territoires proches et lointains. Le titre de cet article m’a été proposé et je l’ai accepté. Toutefois “mutation” est un terme fort et précis, appartenant à la biologie et difficilement transposable à d’autres champs. Ailleurs, je l’ai rarement utilisé et avec précaution. Il m’évitera ici des locutions encombrantes. Mais il devra être entendu qu’il désigne seulement des transformations radicales engageant la société de façon holistique. 1 I. Ville et technique : les retombées de la révolution industrielle 1. Cerdà, premier théoricien de l’urbanisme et créateur de ce terme, fut aussi le premier à mettre en évidence la relation qui lie l’évolution des villes à celle de la technique, prenant pour base de sa périodisation de l’histoire des villes, l’histoire des moyens de locomotion. Dans la lenteur millénaire de ce double déroulement, l’invention du chemin de fer couplée avec celle du télégraphe, marque pour Cerda une césure et un changement de rythme : “une révolution”, dit-il pour qualifier l’ouverture de ce qu’il appelle “l’ère de la communication généralisée” et ses conséquences spatiales. 3. Les métamorphoses de la ville du XIXe siècle, les pouvoirs nouveaux, réels ou virtuels, qu’elle offrait 43 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle et les problèmes qu’elle soulevait ont été alors analysés par certains contemporains avec l’acuité du vécu, en dégageant à l’état naissant quelques-uns des thèmes qui nous occupent aujourd’hui et des problématiques dans lesquelles nous sommes encore engagés. A titre d’exemple, je me bornerai à citer succinctement trois protagonistes. D’abord, en amont, Haussmann qui pense déjà la transformation de Paris en termes de réseaux (voirie, fluides, énergie) et qui pointe sans illusion la disparition de la réalité communale : “Est-ce bien à proprement parler une “commune” que cette immense capitale ? Quel lien municipal unit les deux millions d’habitants qui s’y pressent ? Peut-on même observer entre eux des affinités d’origine ? Non... Paris est pour eux comme un grand marché de consommations, un immense chantier de travail ; une arène d’ambitions ou seulement un rendez-vous de plaisir2”. Ensuite, Cerdá qui fonde sa Teoría general de la urbanizacíon sur le mot-clé de “territoire”, qui prévoit l’extension indéfinie du processus d’urbanisation et son harmonisation par une hiérarchie d’échelles d’aménagement et qui, le premier, encore une fois, imagine pour l’avenir une tabula rasa “des constructions anciennes (dont) le respect injustifiable et exagéré a conduit les administrations à admettre de répugnants amalgames... Ces amalgames qu’on tolère aujourd’hui appelleront demain des mesures extrêmes... pour que les grands centres urbains (ne deviennent pas) des monuments historiques vénérés mais inutiles3”. Viollet le Duc, enfin, qui anticipe la crise de l’architecture, prévoyant le rôle des ingénieurs dans la promotion d’une construction accordée aux exigences de la modernité, et qui lie l’avènement d’une civilisation de masse à celui d’une nouvelle échelle constructive : “La civilisation moderne qui incline de plus en plus vers la démocratie, élève des édifices pour tous... tout ce qui n’est pas fait pour le public, tout le public, est destiné à périr. Or, les locaux où le public se porte pour ses affaires, ses besoins ou ses plaisirs, ne sont jamais assez vastes. Chaque jour nous démontre cet axiome d’architecture moderne. Jamais la surface couverte n’est trop grande, jamais les issues ne sont trop larges, jamais les moyens de communications trop faciles... C’est là un élément nouveau, qui ne s’était jamais produit et qui ne pouvait se produire avant l’établissement des vois ferrées, avant le développement extraordinaire de l’activité des relations4”. Mémoires, T. II, Paris, Havard, 1891, p. 199. La théorie générale de l’urbanisation, tr. fr., Paris, Le Seuil, 1979, p. 121. 4 Entretiens sur l’architecture, Tome II, Paris, Treizième Entretien, p. 111. 2 3 44 4. Parallèlement à cette prise de conscience émerge, chez les premiers urbanistes et chez les géographes, une démarche épistémologique nouvelle : la ville et sa spatialité sont réïfiées et deviennent objet de savoir scientifique. On assiste alors à ce paradoxe que, dans le temps même où la ville traditionnelle commence à se défaire, sa définition est pour la première fois explicitée à travers la liaison consubstantielle qu’elle opère entre un espace et une communauté finis. Certes, et c’était bien le propos de la Teoria de Cerda, il s’agissait de mieux connaître et comprendre, à travers ses strates historiques, la nouvelle scène urbaine et le terrain sur lequel intervenir. Il n’en demeure pas moins qu’une image de la ville est alors élaborée, qui est une image du passé et qui, plaquée sur un objet autre, pèsera jusqu’à aujourd’hui sur notre vision de la réalité urbaine. II. La révolution prothétique et la consécration des réseaux techniques Au tournant du XXe siècle, l’exploitation de l’énergie électrique, la mise au point du téléphone, l’invention et la diffusion de l’automobile avec la nécessité de repenser les réseaux routiers et la voirie urbaine... ouvraient la voie à de nouveaux bouleversements. Cependant, le coût humain et financier des deux guerres mondiales et la crise des années 1930, ainsi que la focalisation de la recherche technique sur des objectifs liés à la guerre, permettent d’expliquer que, malgré ces innovations, la scène urbaine et ses relations avec les territoires soient, jusqu’aux années 1950-1960, demeurées sensiblement les mêmes que dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Bien sûr, de nouvelles conceptions se sont fait jour, portées par des techniques constructives dans le domaine de l’architecture, liées en particulier au développement de l’automobile dans celui de l’urbanisme. Mais, dans le premier cas, les réalisations sont demeurées l’apanage d’une avant-garde, tandis que dans le deuxième, à quelques exceptions près, les théories restaient sur le papier et le prêche de Le Corbusier pour la “table rase du passé” ne franchissait pas la barrière des mots. 1. En revanche, la fin des années 1950 marque une révolution ou, si l’on préfère, une mutation dans le champ de la technique. Mutation imputable à la mise en œuvre, au développement et à la généralisation pratique de mémoires artificielles et de systèmes de télécommunications, toujours plus performants et couplés à des activités toujours plus diverses. On a pu symboliser par la notion d’outil De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle l’activité technique qui, depuis l’époque des silex taillés jusqu’à l’ère machiniste comprise, accompagne l’anthropologisation de notre espèce, ou encore, selon les paroles de Marx, la transformation de la terre en monde humain. Mais les “outils” électroniques ou électronisés sont d’une autre nature. De la part de notre corps et, plus particulièrement, de notre cerveau auxquels ils se substituent en les dotant de pouvoirs insoupçonnés, ils appellent une intériorisation, une intégration et une assimilation qui en dissimulent l’incontournable médiation et en font de véritables prothèses. C’est pourquoi je propose l’adjectif “prothétique”, autrefois lancé par Freud5, pour qualifier la mutation qui a infléchi la nature de la technique. Ce terme permet, en outre, de souligner la multiplication des médiations et des écrans que l’usage desdites prothèses introduit désormais entre les hommes et le monde comme entre les hommes entre eux. Je terminerai ces remarques en notant que, dans le temps où elle s’amorçait, la mutation prothétique a été signalée, de façon non délibérée, par une curieuse dérive lexicale : en effet, depuis les années 1960, le terme technologie, déjà utilisé, et sans doute créé, par Marx6 pour désigner, de façon étymologiquement correcte, la science et la réflexion sur la technique, a servi aux Etats-Unis7, puis, par contagion sur toute la planète, à désigner de façon parfaitement incorrecte, les (nouvelles) techniques électroniques avant de devenir synonyme de la technique en général : confusions et glissements sémantiques à lire comme carence de la réflexion. 2. Dans le champ de l’aménagement spatial, l’incidence des progrès techniques s’est traduite par la généralisation et la consécration d’un “urbanisme de réseaux” : la mutation de l’espace aménagé, homologue ou solidaire de la mutation technique peut être définie par le déploiement, à l’échelle des territoires et de la planète, de réseaux d’infrastructures techniques associés au “hors d’échelle” des réseaux de télécommunications. Le fait significatif n’est ni la “Bigness” mise en scène et dramatisée par Koolhaas ni, comme il le prétend, la dimension (en réalité épiphénoménale) des objets construits : il réside dans le processus de réticulation de l’espace physique naturel et dans la nouvelle logique qui Das Unbehagen in der Kultur (1929) , tr. fr. Ch. et J. Odier, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1970, p. 39 : “”L’homme est devenu pour ainsi dire une sorte de “dieu prothétique”...”. 6 cf. K. Axelos, Marx penseur de la technique, Paris, Minuit, 1961. 7 En son temps, Mumford parlait bien de “technics and civilization” et non de “technology”. 5 sous-tend son fonctionnement. Il s’agit, en effet, d’une logique de branchement : les réseaux (fluides, énergie, transports, information) constituent le dispositif sur lequel il suffit à n’importe quel établissement humain – minuscule ou gigantesque, singulier et isolé ou agrégat d’unités innombrables – de se brancher pour pouvoir fonctionner. On est là aux antipodes des logiques locales d’articulation du cadre du bâti qui se fondent sur la solidarisation des éléments construits entre eux et avec leur contexte naturel et culturel. Les réseaux permettent de s’affranchir des ancestrales contraintes spatiales qui déterminaient la localisation, l’implantation et la forme des établissements humains. En promouvant un espace isotrope, ils permettent aussi bien une urbanisation diffuse et la rurbanisation que les nébuleuses métropolitaines, les agglomérations denses à périphéries concentriques que les formations tentaculaires ou linéaires (le long des vallées fluviales ou des littoraux), ou encore des formations ponctuelles et spécialisées sur des nœuds de transports ou autour de centres de recherche, d’équipements commerciaux ou de marchés culturels. Inutile de souligner la liberté et l’efficacité offerts par ces dispositifs et cette logique devenue la base d’une nouvelle économie du territoire. Je voudrais, plutôt, en faire observer deux incidences moins évidentes et qui tiennent l’une et l’autre à l’hégémonie croissante de l’aménagement réticulé. La première concerne l’architecture qui tend à adopter la logique des réseaux et ainsi à changer de statut et de vocation. Les bâtiments individuels tendent toujours davantage à être conçus comme des objets techniques autonomes, branchables, greffables ou raccordables à un système d’infrastructures. C’est le “plug in” autrefois décrit par le groupe Archigram, moins le caractère éphémère des structures raccordées. C’est aussi le récent “I fuck context” de Koolhaas. Mais, dans un cadre structuré par des prothèses d’une technicité croissante, l’ingénieur tend à se substituer à l’architecte. Celuici devient alors un producteur d’images, un agent de marketing ou de communication qui ne travaille plus que dans deux dimensions. Au mieux, il est réduit à un jeu esthétique qui rompt avec la finalité pratique et utilitaire de l’architecture – et qui lui ouvre en même temps que l’esthétique intellectualiste de la dérision et de la provocation propre aux arts plastiques contemporains, des problématiques qu’il ne m’appartient pas de traiter ici. La deuxième incidence à établir avec l’hégémonie des réseaux concerne les modes et les logiques 45 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle d’aménagement traditionnels qui tendent à disparaître à la fois en tant que pratique vivante et en tant que vestiges patrimoniaux. La logique d’articulation du bâti a cessé d’intéresser les décideurs, obnubilés par les nouvelles techniques et les facilités qu’elles proposent, mais son enseignement et sa pratique ont aussi déserté les écoles. D’autre part, les restes des tissus urbains anciens deviennent chaque année plus rares, en valeur absolue, du fait de leur vieillissement et de leur insidieuse destruction, et en valeur relative, du fait de la construction neuve. Les chiffres sont éloquents : en France, les tissus urbains antérieurs à la période haussmannienne, correspondant aux périmètres définis par le cadastre napoléonien, représentent actuellement 1,5 % de la surface urbanisée et les mêmes, augmentés des surfaces conquises par l’haussmannisa8 tion, n’occupent pas plus de 3 % de cette surface . 3. Dans le champ psychosocial enfin, la généralisation de l’aménagement réticulé, en synergie avec l’intégration des prothèses techniques de base dans l’ensemble de nos activités, a entraîné une mutation corrélative de nos mentalités et de nos comportements qui, à leur tour, par feed back, accélèrent la mutation de l’espace aménagé et l’affinement des prothèses9. C’est ainsi que, toujours davantage, nous nous libérons des solidaires conditionnements, spatial et temporel, propres aux vivants en général et à notre espèce en particulier. La vitesse des transports et des télécommunications, par exemple, nous fait échapper à l’emprise du lieu : fonctionnellement, en nous dotant d’une mobilité qui nie la distance et nous permet d’exercer aussi bien une activité ubiquitaire que d’opter pour le télétravail ; sensoriellement et socialement, en courcircuitant notre expérimentation corporelle du monde physique et ce contact direct avec les autres hommes dont le philosophe italien Dino Formaggio a montré l’importance sous le nom d’intersomaticité10. Melvin Webber avait résumé les enjeux de cette libération spatiale dans le titre d’un essai célèbre : The non place urban realm11. Selon lui, la condition urbaine était en passe d’être définie par de pures relations immatérielles, par la constitution de communautés humaines affranchies de tout enracinement. Cette nouvelle condition est aujourd’hui confortée par le développement du fax 8 Chiffres donnés par Alexandre Melissinos, recherche effectuée pour le ministère de l’Aménagement du territoire, Service des Sites protégés, 1995. 9 Voir par exemple, la mise au point de la photographie numérique, née de la demande d’une plus grande vitesse d’obtention des clichés. 10 Cf. L’arte, Milan, Mondadori, 1981. 11 N.Y., 1963, tr. française L’urbain sans lieu ni bornes, L’Aube, 1997. 46 et du cyberspace. Son symbole et celui de l’individualisme sous-jacent à ces communautés immatérielles s’affichent avec le spectacle des monades téléphonantes (utilisateurs de téléphones portables) que nous livrent désormais espace et transports publics. Mais le processus qui nous libère des pesanteurs et des astreintes de l’espace local au profit de l’espace prothétique, nous délivre du même coup de la durée et nous installe dans l’instantanéité. Le temps organique, de la remémoration, de la supputation et de l’attente, le temps du tour et du détour est récusé. Comme aussi le temps cosmique des saisons moqué par la navette des transports aériens d’un hémisphère à l’autre, qu’il s’agisse de déverser des flux de touristes sur les plages ou des flux de légumes sur les marchés.. III. Terminologie L’analyse sommaire qui précède débouche sur la question du devenir et de l’avenir respectifs et réciproques des deux modalités de fabrication de l’espace humain et d’investissement du territoire que j’ai mises en évidence. Mais poser cette question de façon correcte suppose l’utilisation de termes pertinents et précis. Or, à l’heure actuelle, l’urbanisme et l’aménagement qui disposent d’une abondante terminologie spécifique dans le domaine de leurs applications, s’avèrent en revanche singulièrement démunis en ce qui concerne leurs concepts de base. Leur lexique théorique, frappé au coin de l’anachronisme et de la confusion, appellerait une critique épistémologique comparable à celle qui est mise en œuvre dans les autres disciplines humaines. En effet, est-il correct et raisonnable de continuer à utiliser le mot ville pour désigner des objets n’ayant plus rien en commun avec l’acception reçue de ce mot, c’est-à-dire l’entité discrète résultant de l’association d’un espace limité et de la communauté de ses habitants ?12 Est-il correct et raisonnable de désigner indifféremment par ce terme des magmas millionnaires et des agglomérations nébuleuses (comme Mexico ou Tokyo) aussi bien que des nœuds de transports terrestres (comme Euralille) ou les restes de villes historiques (comme Venise ou Bruges) ? N’est-il pas temps aussi de reléguer le terme tout aussi falla- Sur ce thème et une partie de ceux que je développe ici, voir en particulier les nombreux articles d’André Corboz réunis et traduits en italien dans Ordine sparso, saggi sull’arte, il metodo, la città e il territorio, Milan, Franco Angeli, 1998. 12 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle cieux de métropole et de remplacer banlieue par périphérie – bref, de reconnaître que “la ville” n’est pas un universel culturel, mais qu’elle est désormais une figure de l’absence, au mieux une image ? Mais peut-on davantage continuer à utiliser le mot communauté pour désigner ceux qui vivent, travaillent et passent dans ces agglomérations ou ces “endroits” et pour s’interroger sur la nature du lien social qui les unit ? Quel rapport y a-t-il entre l’ensemble formé par les habitants d’une ville préindustrielle et celui formé par les membres d’une “communauté urbaine” ou d’une de ces “communautés d’intérêt délocalisées” auxquelles Webber a montré que nous font accéder les télécommunications ? La notion corrélative d’espace public confronte aux mêmes incertitudes. Quel intérêt présente-t-elle, s’il s’agit simplement de lui faire désigner un espace accessible à tous ? Le côtoiement, le coude à coude, la presse n’ont pas de sens en soi. Les gares et les aéroports présentés par certains comme l’espace public actuel par excellence, sontils autre chose que de grands distributeurs de flux humains et des réceptacles d’“indifférence” (ce qui n’empêche pas le sociologue d’y découvrir un terrain de consensus ou de conflits sociaux). En fait, l’expression espace public pourrait bien, comme le terme ville, mais sous un vocable auparavant inusité, désigner une réalité en voie de disparition. Dès lors que l’espace physique concret tend à n’être plus le milieu (voire l’usage de son synonyme italien ambiente fait par les théoriciens italiens de la ville) dans l’épaisseur duquel nous sommes engagés de tout notre corps, mais le support de dispositifs techniques, défions-nous de toute cette terminologie spatiale13 comme des métaphores du type “cyberspace”, puisqu’aussi bien la communication par les “nets” exclut, par définition, l’espace et le temps de l’expérience corporelle. Pour aborder les problèmes du cadre bâti, un mot nouveau au moins, devrait être introduit. J’ai, ailleurs14, déjà proposé “l’urbain”. Ainsi serait nommée la réalité à double face, matérielle et psycho- 13 Mêmes remarques pour le terme architecture indifféremment utilisé pour désigner des bâtiments articulés dans un contexte naturel et/ou culturel et les objets techniques décrits plus haut. Koolhaas a donc raison de dire qu’il n’y a plus d’architecture, même si celle-ci n’a pas encore disparu mais demeure le fait d’une minorité. En revanche, il a tort lorsqu’il attribue désormais pour activité à l’architecte ce qu’il désigne, sans en donner aucune définition, d’un mot anglais dépourvu de sens “urbanism”. Et de toute façon, urbanisme qui, en français, désignait à l’origine une discipline théorique et appliquée concernant une ville qui n’existe plus, devrait être remplacé par “aménagement du territoire” entendu comme activité multi-disciplinaire, à quoi il faudrait adjoindre l’urban design si l’architecte avait encore un rôle à jouer. 14 “Le règne de l’urbain et la mort de la ville”, in La ville, art et architecture en Europe 1870-1993, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1994. sociale, constituée à l’échelle mondiale d’un côté par les réseaux d’équipements techniques et de l’autre côté par les références culturelles et les conduites, communes à toutes les populations de la planète et induites par les prothèses techniques et l’espace réticulé. Quant à l’urbanité, autrefois qualité immatérielle de ceux qui habitaient la ville, qu’en faire si celle-ci est remplacée par l’urbain ? Peut-être bien un concept problématique, concernant non plus un trait psychosocial, mais une qualité ou conformation de l’espace : celle qui servait à instaurer et conforter le lien social, et pour laquelle nous n’avons pas de mot : conformation dont l’existence et la nature appellent, on le verra plus loin, un nécessaire questionnement. IV. La question du patrimoine urbain La mauvaise conscience spatiale de nos sociétés, qui masque la réalité en utilisant l’écran de termes impropres, sait aussi, à l’occasion, tronquer l’usage d’utiles néologismes, tel celui de patrimoine urbain autrefois forgé par l’italien Giovannoni15. 1. Je m’en servirai dans cette acception originelle pour désigner les tissus urbains traditionnels, essentiellement par opposition aux espaces réticulés de l’ère électronique. Une petite minorité engagée s’élève aujourd’hui contre la conservation des tissus anciens qu’elle juge incompatibles avec la marche de l’histoire et l’avancée de la technique, impropres au développement des objectifs et des valeurs contemporains. En revanche, de plus en plus nombreux sont ceux qui non seulement adhèrent à la conservation du patrimoine architectural et urbain pré-industriel, mais qui militent pour que soient conservées, sous la même dénomination et au même titre, des constructions hétérogènes toujours plus récentes : réalisations architecturales du “mouvement moderne”, défendues, en particulier, par l’association Docomomo, grands ensembles d’habitations sociales, complexes industriels désaffectés... A la religion du patrimoine déjà observée par Aloïs Riegl, semble succéder un véritable fétichisme. Comment rendre compte de ce phénomène ? Son exploitation par l’industrie culturelle en est une conséquence bien plus qu’une cause. En faire la manifestation d’un passéïsme impénitent comporte certes une part de vérité, mais n’en constitue pas moins, à l’échelle de la société mondiale, une Cf. en particulier Vecchie Città ed de edilizia nuova (1931), tr. fr. La ville ancienne face à l’urbanisme, Paris, Le Seuil, 1998. 15 47 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle explication superficielle ou plutôt un simple constat qui élude la vraie question : pourquoi cet attachement aux tissus et aux édifices du passé ? 2. Commençons par déterminer quand commence le fétichisme du patrimoine16, ou mieux ce que j’ai appelé son inflation, c’est-à-dire son augmentation massive et continuelle sous l’effet de la double annexion par le corpus patrimonial de tous les types architecturaux mais surtout des tissus urbains préindustriels, d’une part, et des constructions récentes, évoquées il y a un instant d’autre part. L’inflation du patrimoine commence en Europe à la fin des années 1950, en même temps que la révolution prothétique et la mutation du cadre de vie, et elle accompagne ensuite leur développement : corrélation incontournable et chargée de sens. J’ai, en effet, montré ailleurs que cette conservation du patrimoine pré-industriel par la et les société(s) occidentale(s) est un processus réactionnel d’autoconservation, dont l’intensité et le fonctionnement ressortissent au narcissisme. Certes, la révolution industrielle avait pour la première fois entraîné la protection institutionnelle d’édifices dont il devenait clair qu’ils appartenaient à un passé révolu et dont il importait pour l’art et pour l’histoire de conserver et de comprendre les vestiges. Mais le choc de la révolution prothétique a été plus profond et plus déstabillisant. C’est l’identité même de la civilisation occidentale qu’il met en question. Le patrimoine architectural et urbain pré-industriel, ses édifices et ses tissus apparaissent alors comme les marques d’une identité culturelle apposées et affirmées au fil des époques et comme la manifestation d’une capacité créatrice menacée. Pour souligner la dimension fondamentale et fondatrice de cette capacité, je l’ai appelée, par homologie avec la compétence du langage articulé qui fonde notre humanité, compétence d’édifier. Il s’agit bien là d’une compétence qui, comme celle du langage doit, sous peine de disparition, s’actualiser dans la performance. Il s’agit d’une capacité d’articuler entre eux, et avec leur contexte, à l’échelle du corps, des éléments pleins ou vides, solidaires et jamais autonomes, dont le déploiement dans l’espace et dans la durée fait sens à la fois pour celui qui édifie et pour celui qui habite, comme le Cf. F. Choay, L’allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 1ère édition, 1992. Fait aussi partie de l’inflation du patrimoine sa diffusion depuis l’Europe dans le monde entier. Toutes les remarques qui suivent sont également applicables aux innombrables formes de patrimoine matériel et immatériel inventées depuis les années 1960. 16 48 déploiement des signes du langage signifie simultanément pour celui qui parle et pour celui qui écoute. En ancrant les humains dans l’espace et dans la durée, ce pouvoir d’édifier, à l’œuvre aussi bien à la ville dans l’articulation des édifices qu’à la campagne dans celle des cultures, a, au fil des siècles, contribué à fonder et refonder la relation des hommes avec le monde naturel comme les règles transcendantes qui les lient entre eux. A ce titre, tout le patrimoine pré-industriel s’impose a nous comme témoignage éclatant d’une capacité perdue de créer ou encore, d’une capacité de démolir ses propres créations pour mieux les continuer, ainsi que ce fût l’usage à travers les générations. Contre l’angoisse née de la conscience de ce manque, nous ne nous bornons pas à conserver les tissus et les édifices qui attestent la puissance de la compétence perdue ; nous les transformons en un miroir , le miroir du patrimoine qui, en nous donnant à voir et à contempler ces accomplissements, nous renvoie de nous-mêmes une image triomphante et conforte notre identité menacée. Mais alors, comment expliquer l’annexion dans le corpus patrimonial de toutes les constructions récentes, que nous savons et pouvons refaire et dont la préservation ne devrait relever que d’une simple maintenance, d’un ordinaire entretien ? Ce fait ne contredit-il pas mon interprétation ? Au contraire. La sommation de tout le bâti, l’amalgame sous une dénomination commune et fallacieuse (patrimoine) de types d’objets ressortissants à des pratiques et des logiques hétérogènes, nous livre dans le miroir ainsi élargi une image plus grande, une et entière qui, précisément, nie la fracture provoquée par la mutation en cours et en conjure les conséquences par l’affirmation d’une identité intacte. 3. Ce long détour pour questionner le sens du patrimoine historique bâti aura d’abord mis en évidence la nature et la profondeur de l’opposition qui sépare l’aménagement réticulé et la logique de branchement des aménagements contextualisés et de leur logique d’articulation. Ensuite, il permettra d’inscrire ces deux approches dans une problématique pertinente, après nous avoir confrontés à l’impasse où conduit le fétichisme du patrimoine architectural et urbain. En effet, le miroir du patrimoine n’est pas une métaphore anodine. Elle permet de pointer une conduite narcissique et la gravité de ses conséquences. La psychologie et la psychopathologie nous ont appris que le narcissisme est un stade de De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle notre développement psychique nécessaire à la construction de notre identité. Mais ce stade ne dure qu’un temps. Y faire retour conduit au refus du réel et à la névrose : dans le mythe grec, Narcisse meurt de s’autocontempler. De même, le miroir patrimonial peut un temps17 nous aider à affirmer une identité menacée et à nous reprendre en suspendant symboliquement le cours de l’histoire. Mais la muséification des objets, des bâtiments et des villes est une forme de délectation névrotique. Une fois comprise la double erreur de ceux qui récusent l’importance du patrimoine sans reconnaître la disparition de la compétence d’édifier et de ceux qui fétichisent le patrimoine sans percevoir la stérilité de leur attitude, peut-on aller au-delà de ce constat ? C’est ici que se dessine la vraie alternative à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés : soit briser le miroir du patrimoine et s’installer dans le monde de la prothèse, en assumant en toute conscience la perte de notre compétence d’édifier. Soit traverser le miroir, c’est-à-dire reprendre possession de cette compétence en transformant notre relation passive et névrotique avec le patrimoine en une relation dynamique et créatrice qui conduise, non plus au ressassement stérile du passé mais à sa continuation sous des formes nouvelles. Cette deuxième hypothèse passe par de complexes retrouvailles avec la mémoire. Mais il convient d’abord d’en finir avec l’amalgame qui fait d’histoire un synonyme de mémoire. Autrement dit, il convient de distinguer la mémoire organique de cette construction conceptuelle, l’histoire (de la politique ou de l’architecture ou des villes) que, par métaphore, on appelle mémoire. Aucun savoir conceptuel du passé – en l’occurence de ses styles, de leurs expressions et de leurs contextes – aucun savoir de ce type, si intéressant soit-il, ne peut tenir lieu du savoir affectif et corporel que vise une réappropriation vivante du patrimoine bâti : un savoir ou une mémoire de gestes génériques. Les édifices et les tissus urbains, qu’on nous dit “lieux de mémoire”, ne sont que des lieux d’histoire. Si intéressants soient-ils, dans nos sociétés nomades, ils ne parlent plus directement et ne renvoient plus à des identités enracinées comme autrefois la multiplicité des monuments commémoratifs. Cependant, – une fois retrouvée – la mémoire des gestes fera surgir des formes posant le problème traditionnel, aussi ancien que l’humanité, de la référence et de l’oubli. Mais il pose aussi un autre problème propre J’ai montré dans l’Allégorie du patrimoine, op.cit., 2e éd., p.181, le rôle positif du narcissisme à l’œuvre dans l’élaboration de la notion de monument historique, entre le XVe siècle et le XXe. aux sociétés occidentales, qui depuis la Renaissance, ont pratiqué une architecture consciente de soi et travaillée par l’histoire des styles. De ces dialectiques de la mémoire et de l’oubli Viollet-le-Duc, encore une fois lui, a livré une première esquisse18 qu’on peut enrichir par la réflexion de Paul Frankl. Mais je ne puis m’y attarder davantage. Une propédeutique par le patrimoine demanderait de repenser les modalités de son étude à l’école et dans les écoles professionnelles, de sa fréquentation muséale, de sa réutilisation, de sa restauration et de sa réhabilitation. Pour aller vite, il s’agirait dans chacune de ces pratiques de récuser l’hégémonie de l’œil, les séductions de l’image bidimensionnelle, photographique ou numérique, les leurres de la vitesse ; il faudrait en revanche favoriser la réappropriation des trois dimensions du patrimoine architectural et urbain par le corps entier dans la durée de traversées et de parcours semblables aux parcours de la mémoire organique désormais négligés par l’institution scolaire et qui permettaient aux écoliers d’antan de s’approprier leur patrimoine littéraire. Aucune pédagogie du patrimoine par l’internet (dont il n’est pas question de contester la valeur informative) ne peut se substituer à un pareil corps à corps ; il faudrait enfin s’attacher à renouer avec la contextualisation et la contextualité, en particulier celle du monde naturel : faut-il oublier qu’en vieux toscan terra était synonyme de Città. L’objectif d’une pareille propédeutique ne serait donc plus la conservation du patrimoine qui n’a en soi qu’un intérêt relatif et limité, mais la conservation de notre capacité de le continuer, c’est-à-dire de créer à l’échelle du corps humain, un milieu articulé qui réponde aux demandes de la société et des sociétés contemporaines et propose à leurs membres, en les réactualisant, des activités (architecture et artisanat) qui n’ont plus leur place aujourd’hui, sauf dans les marges de la muséification patrimoniale. Pareille hypothèse, et c’est toute la portée de mon propos, n’est en aucune façon incompatible avec un aménagement réticulé à l’échelle planétaire et territoriale. Au contraire, les deux approches sont complémentaires, à condition de respecter leurs spécificités et leurs logiques respectives, sans chercher à les assimiler les unes aux autres. A cette condition critique, les réseaux techniques d’aménagement ainsi que toutes les prothèses électroniques et informatiques dont ils sont solidaires, peuvent assumer 17 18 Entretiens, op. cit., T.1, E.III, p. 99 et V. VI, p. 177. 49 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle une fonction libératrice au service d’une vie plus humaine : dispositifs sur quoi se brancheraient des fragments de villes anciennes et les nouveaux espaces articulés accueillants à l’architecture appelés à remplacer la ville et, comme elle dans le passé, toujours déjà engagés dans le temps et destinés à se transformer. Qu’en est-il, cependant, de l’autre branche de l’alternative, celle qui brise le miroir patrimonial et le tissu d’un espace d’urbanité ? Il ne peut être question de l’exclure. Il faut comprendre toutefois qu’elle pourrait entraîner une vraie mutation de notre espèce. Ouvrir cette perspective ne débouche pas pour moi sur une hasardeuse futurologie. Mon objectif est d’appeler à une réflexion sur le statut de l’espace édifié articulé. L’histoire montre que, dans la tradition gréco-romaine dont est issue la société occi- dentale, l’articulation des espaces de vie a été le moyen de fonder tout à la fois, dans un même mouvement, l’ancrage des hommes dans le milieu naturel auquel ils appartiennent en tant que vivants et l’institutionnalisation toujours recommencée de leur communauté. D’autres cultures, celles de la Chine ancienne19 ou celles des peuples nomades, ont, dans l’affirmation de leur identité humaine, impliqué la compétence d’édifier de façon moins lourde et moins permanente. Des études comparatives seraient nécessaires et permettraient de dégager des dénominateurs communs. Mais, aujourd’hui, face à la diffusion planétaire des techniques et des aménagements réticulés occidentaux, les retrouvailles avec un milieu édifié articulé ne constituent-elles pas la meilleure parade contre la désinstitutionnalisation, mais aussi la dénaturation de la société ? 19 Cf. par exemple, Simon Leys, L’humeur, l’honneur, l’horreur, Paris, Laffont, 1991. 50 Deuxième partie PORTRAITS... De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Portraits... Un titre qui se suffit à lui même... Précisons seulement que les auteurs ayant été laissés totalement libres de leur approche, ces articles reflètent non seulement la diversité urbaine évoquée par Ph. Haeringer en introduction, mais aussi la diversité de sensibilité des chercheurs. Nous vous invitons donc à partir à la découverte ... de la série de mini portraits proposés par Ph. Haeringer qui, au fil des ans et de ses explorations mégapolitaines, s’est astreint au difficile exercice de définir en dix lignes les caractéristiques des espaces visités ; ... de l’espace extraordinairement planifié de Singapour, dont C. Goldblum se demande s’il peut vraiment faire modèle en ces temps de crise asiatique, ... ou d’Istanbul (J.-F. Pérouse) où pullulent les constructions illégales et dont la planification tourne à vide ; ... de Los Angeles (C. Ghorra Gobin), née d’une culture valorisant l’espace domestique au détriment de l’espace public de la rue, ... ou de Tokyo (A. Berque) héritier de la culture bouddhique du “vide”, de la “non substantialité” du sujet, pur devenir dénué d’essence, d’où les décentrements et l’absence apparente de repères (pour un non initié) ; ... d’Euralille (G. Engrand) enfin, “laboratoire urbain” qui propose une manière de concevoir et faire un “morceau de ville”... 53 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Introduction à la diversité citadine* Philippe Haeringer Directeur de recherche à l’ORSTOM Le mouvement scientifique est plus que jamais partagé entre deux tendances contradictoires : d’une part, la mondialisation fait surgir des thèmes universellement ressentis, d’autre part, la singularité des territoires continue d’exiger des spécialisations lourdes qui se perpétuent au sein de communautés scientifiques fortement individualisées (par exemple le cercle des sinologues, celui des arabisants, celui des africanistes, etc.). Lorsque des tentatives de rapprochement interrégionaux sont faites autour d’un thème fédérateur, on s’aperçoit que les concepts n’ont pas le même sens d’un locuteur à l’autre, tant les réalités qu’ils recouvrent sont différentes. C’est dire que la mondialisation n’efface pas les territoires. S’agissant de la ville nous dirons, par exemple, que la mégapolisation du monde ou la paupérisation majoritaire (deux dimensions planétaires de la question urbaine) ne diminuent pas nécessairement la diversité des situations urbaines. L’enjeu de la diversité citadine est considérable. On peut le rapprocher de celui de la biodiversité, bien qu’il soit d’une toute autre nature. Il revêt deux dimensions. La première est d’évidence une dimension patrimoniale, qui recouvre à la fois les identités héritées et l’incessante production d’innovations culturelles et sociétales. La seconde est celle du défi urbain, car la diversité citadine recèle l’essentiel des réponses aux difficiles questions de la gouvernance des villes. Conjugaison de tous les paramètres locaux, productrice de matrices de reproduction adaptées, la diversité citadine est en effet, dans un domaine où les capacités d’intervention sont souvent dramatiquement réduites, un précieux indicateur des possibles. (1995, “La diversité citadine”, contribution de l’auteur à la Déclaration des chercheurs français sur les villes du sud, Sommet des villes, Istanbul, 1996) 1. Des jeux et des villes Les jeux des enfants dans les villes ne sont pas qu’un sujet pour enfants. On peut en parler doctement, ne serait-ce que pour leur qualité d’indicateurs ou de révélateurs, ce qui nous intéresse ici. Mais en raison même de cette qualité, ils constituent un bon truchement pour expliquer le plus simplement du monde – donc aux enfants – la cohérence des systèmes urbains et leur diversité. Bonne ou grave nouvelle pour les enfants : leurs jeux ne sont pas aussi innocents qu’il y paraît ! Quant à nous, pourquoi nous astreindrions-nous à une version “colloque” quand nous disposons d’une version “magazine des 11 à 15 ans” qui en dit bien assez ? Les quatre coins du monde * Cet article emprunte à plusieurs publications de l’auteur, dont on trouvera les références au fur et à mesure. Souvent, les petits faits conduisent aux grands. C’est ce qui peut arriver lorsque l’on étudie la 55 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle structure des villes. Il suffit, par exemple, de regarder à quoi les enfants et les vieux jouent devant leurs maisons ou dans les rues, pour comprendre que les villes ne fonctionnent pas de la même façon d’un bout à l’autre de la terre. D’abord, les jeux sont ceux que la forme des rues permet. Or, les rues ne sont pas identiques à Paris, au Brésil, en Afrique, en Indonésie ou en Californie. Et elles évoluent dans le temps. A Paris, lorsque les voitures étaient moins nombreuses, on pouvait jouer aux billes au long des rigoles des trottoirs tout en revenant de l’école. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Mais comme les trottoirs ont été goudronnés, on peut à présent s’y déplacer en “rollers”, en godillant entre les voitures stationnées et les poubelles, dont le nombre a augmenté avec notre niveau de consommation ! Abidjan. Des rues pour le foot En Afrique, ce niveau de consommation n’est pas le même. La plupart des rues, dans la profondeur des immenses quartiers populaires, sont sans voitures, sans revêtement et sans trottoirs. Elles ne sont pas pour autant désertes ! Certains riverains y plantent un arbre ou deux, pour pouvoir jouer aux dames à l’ombre. D’autres y installent un petit commerce. On y voit parfois quelques moutons brouter des épluchures de cuisine. Ou des maçons y mouler des briques. Mais les grands bénéficiaires de ces rues libres sont les enfants. Après l’école, ce sont des parties de foot incessantes. Et comme les rues n’ont pas la dimension d’un stade, les règles d’un mini-foot, le maracana, (avec un mini-but) ont été adoptées. Sans parler du baby-foot, omniprésent dans les rues d’Abidjan, de Lagos ou de Kinshasa. São Paulo. Des filets de volley entre les grilles Le maracana, semble-t-il, vient du Brésil, autre patrie du foot. Mais l’évolution récente des mégapoles brésiliennes a provoqué un engouement pour le volley. Comment ? C’est une drôle d’histoire. Une histoire d’insécurité grandissante. Les habitants ont peur. Pour leur sécurité, les riches s’échappent dans les airs : ils construisent de grandes tours aux appartements luxueux, mais aussi bien gardées que des donjons. Les moins riches protègent leurs petites maisons comme ils peuvent : avec de hautes grilles le long des rues. Leurs jardinets sont deve- 56 nus des cages à voitures, derrière lesquelles les maisons se cachent. Ainsi, les rues des banlieues de São Paulo ressemblent à des couloirs de prison. Mais les enfants en profitent pour tendre leurs filets de volley, qu’ils peuvent attacher aux grilles partout, le dimanche, quand les voitures sont rares. Et voilà sans doute pourquoi le Brésil gagna, aux derniers jeux olympiques, la médaille d’or de volley ! Jakarta. Jeux de puces par-dessus le caniveau Dans les rues de Jakarta, capitale de l’Indonésie, les enfants ne peuvent jouer ni au foot, ni au volley. C’est que leurs rues n’ont que la largeur de deux piétons qui se croisent. La largeur d’une dalle, avec un caniveau de chaque côté. C’est à califourchon sur ces caniveaux qu’ils peuvent jouer. Mais à quoi ? Aux échecs, par exemple. Ou à une sorte de jeu de puces, pratiqué sur un grand carré de contre-plaqué. Ils peuvent ainsi se réunir à plus d’une dizaine, comme au foot. Los Angeles. Basket en solitaire Dans la mégapole californienne, Los Angeles, les rues sont dix ou vingt fois plus larges qu’à Jakarta. Mais on n’y joue pas, sauf à pratiquer le jogging du dimanche. Pour le reste, les villas et leurs jardins sont assez grands. On y remarque presque partout, au-dessus de la porte de garage, un panier de basket. Un seul ! Le propriétaire ou son fils s’y entraînent en solitaire. Triste individualisme ? Oui et non. Il est vrai que l’habitat à l’américaine isole les gens. Mais ils se retrouvent dans les clubs, notamment sportifs. Après tout, le basket est un sport d’équipe ! Ainsi, à travers un tout petit signe (un panier de basket sur un mur de villa), on discerne les deux côtés de la vie américaine : individualisme à la maison, esprit d’équipe au club. (Terres lointaines, Le rendez-vous des 11-15 ans avec le monde, 477, octobre 1995. Voir aussi “Modèles résidentiels et jeux urbains ou comment les structures de la ville s’expriment dans les jeux des enfants et des vieux”, Grandes métropoles d’Afrique et d’Amérique latines, CNRS/GDR 26, Paris, 1991) Epilogue L’exercice “Terre lointaines” n’autorisait que 4000 signes. Pour quelques centaines de signes de De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle plus, il eut été possible de remonter un peu dans la chaîne des causalités : pourquoi les codes de l’urbanisme colonial continuent de dessiner les rues des Afriques francophones, pourquoi la pratique des hautes densités du peuplement rural continue d’imprimer sa marque sur les “kampungs” des villes javanaises ? 2. L’enjeu La diversité citadine n’est pas qu’une curiosité. Des deux dimensions de l’enjeu évoqué plus haut – la diversité patrimoniale et la diversité “réponse au défi urbain” – c’est surtout de la seconde qu’il sera question ici. Après la biodiversité, la diversité citadine “Nous affirmons que les villes sont aussi diverses que les forêts. Lorsque les sommets de la Terre accorderont autant d’attention aux milieux urbains qu’aux milieux naturels, il leur faudra forger le concept de diversité citadine (city diversity). Cette diversité citadine n’est pas seulement le gisement des identités d’hier et de demain; elle contient toutes les ressources humaines qui donnent aux villes un possible en dépit des gravissimes déficits économiques et gestionnaires dont beaucoup d’entre elles souffrent, surtout au Sud. Même si des modes et des modèles internationaux parcourent toutes les villes de la planète, l’essentiel de la quotidienneté et de la reproduction des villes s’effectue selon des modèles qui sont propres à chacune d’elles, et qui sont la résultante de nombreux paramètres locaux. Ceux-ci vont de la nature des sites aux conditions économiques et politiques toujours diverses, en passant par l’histoire et des ethnicités toujours vivantes. Cette observation, qui contredit une impression très répandue de banalisation de la vie citadine, est particulièrement importante pour les villes du Sud, dont les populations majoritaires échappent largement, pour leur bonheur ou leur malheur, à l’emprise de la gestion centrale et aux standards que celle-ci véhicule. On doit aux modèles proposés et vécus par la société civile majoritaire une grande part du miracle quotidien qui voit la cohabitation de cinq ou de vingt millions d’habitants dans des conditions extraordinairement difficiles. Ces modèles sont donc précieux. Dans le domaine de l’habitat comme dans d’autres secteurs de la vie économique et sociale, ils constituent le secret de fabrique des villes et doivent être jalousement cultivés. C’est à partir d’eux que les responsables du niveau global et les animateurs du niveau local doivent coopérer pour construire la ville de demain. Il n’y a pas d’autres voies. Nous appelons la communauté mondiale à prendre la mesure des enjeux de cette diversité citadine pour le siècle qui vient, et à se convaincre des atouts qu’elle représente dans le combat qu’il faudra bien livrer pour atténuer la débâcle urbaine attendue.” (au nom du groupe “Mégapole”, Vivre Autrement, quotidien du Sommet de la Terre, Rio, 13 juin 1992) Un fil rouge La notion de système résidentiel majoritaire La notion de système résidentiel majoritaire prend toute sa signification lorsqu’on se situe dans une perspective comparatiste. Elle est le fil rouge de la diversité citadine. La déclaration faite à Rio était principalement inspirée par les situations urbaines dites du Sud, plus exactement par celles qui inspirent les analyses les moins optimistes. Lorsque le sous-équipement est incommensurable, lorsque la pauvreté majoritaire est écrasante, lorsque la croissance démographique constitue un défi permanent à tout effort de “rattrapage”, un premier pas essentiel vers une appréciation plus constructive est de chercher ce qui, en effet, permet à de telles villes de vivre malgré tout et de poursuivre leur reproduction sociale, voire leur progression culturelle. C’est cette recherche qui conduit à l’identification, dans chaque ville, d’un “modèle” résidentiel majoritaire dont il a été largement rendu compte ailleurs (cf. supra “La mégapolisation”), mais dont il faut rapidement souligner les tenants et aboutissants. On ira très vite en rappelant que, s’il ne rend pas compte de tout, l’habitat urbain est au carrefour de la plupart des faits de société, surtout si on le considère dans un sens large, incorporant tout ce qui se rapporte à lui, l’accompagne ou dépend de 57 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle lui. C’est pour cela que nous parlerons le plus souvent de “système résidentiel”. Mais le vocable “modèle” ne peut être abandonné en dépit de son ambiguïté. Car ce que l’on découvre est bien un référent. Certes ce référent est local, et toute la démonstration consiste à insister sur sa génétique locale. C’est parce qu’il est pétri de tous les paramètres locaux qu’il représente une valeur inestimable pour le devenir de la ville qui l’a produit. Il démontre par là son adéquation, sa reproductibilité à l’exacte échelle de la ville, même parvenue à un stade avancé de “mégapolisation”. Mieux, c’est précisément à cette échelle mégapolitaine, où l’on s’attend à trouver l’anomie, que la présence d’un tel référent est la plus frappante, la plus incontestable. On se trouve ainsi face à deux paradoxes. Produit du lieu, le “modèle” de la ville A n’est pas reproductible dans la ville B. Sous cet angle, le modèle n’est pas un modèle. Pourtant, il assure bien une reproduction, celle du lieu lui-même. On pourra préférer le terme de “matrice”, mais ce concept en creux convient mieux au canevas de la “fabrication” urbaine qu’à son résultat tangible. Le deuxième paradoxe, diamétralement opposé, est de fonder l’idée de “diversité citadine” sur l’existence de ces modèles. Il est certes légitime de faire ainsi valoir le fait qu’il y a autant de modèles résidentiels majoritaires que de sites urbains. Cependant, l’idée de diversité contredit l’un des traits les plus caractéristiques des paysages mégapolitains : leur désespérante monotonie. Mais chaque mégapole distille sa propre monotonie, et cette monotonie est bien la traduction d’un mimétisme local rassemblant, sur un même modèle, une majorité des habitants. Ce mimétisme majoritaire est particulièrement homogène dans les situations mégapolitaines des pays pauvres. On peut dire que l’homogénéité est d’autant plus forte que les difficultés de la vie urbaine sont fortes, le mimétisme se recroquevillant sur un modèle basique, minimaliste. Mais lorsqu’on aborde des situations urbaines plus “heureuses”, l’éventail des possibles s’ouvre sans que disparaisse, pour autant, la présence d’un référent majoritaire, qui devient alors plus subtil, plus immatériel, moins directement repérable dans le paysage. Une autre différence se fait jour : la dualité riches/pauvres apparaît moins tranchée, une classe moyenne s’interposant, estompant les cassures, s’emparant parfois de la majorité numérique. Une certaine complexité fournit alors une deuxième raison de parler plutôt de système que de modèle. Le fil rouge de la diversité citadine peut, ainsi révisé, parcourir le monde entier. LE CAIRE versus JAKARTA D’un côté un habitat presque totalement vertical, donc collectif et locatif, de l’autre un habitat presque totalement horizontal, donc familial et auto-produit. Ces deux “donc” sont en réalité abusifs, car d’autres combinaisons sont possibles. Poursuivons cependant. Côté cairote, une dynamique foncière linéaire procédant d’un système agraire irrigué : chaque canal engendrant une rue par accord des riverains. Côté jakartanais, une dynamique foncière aréolaire, un “village” sans rues naissant au creux des alvéoles dessinées par le lacis des grands axes de circulation. Initiative ethnique, en général. Poursuivons encore. Dans la capitale égyptienne, une rue multifonctionnelle, où le résidentiel coexiste avec le relationnel et l’économique (production et distribution). Dans la capitale indonésienne, une nette séparation entre un espace résidentiel protégé (n’admettant qu’un relationnel de voisinage et un micro-commerce ambulatoire) et une activité économique massivement concentrée à la périphérie du kampung, sur les grands axes. Les deux modèles sont-ils aussi homogènes que ce que ces indications schématiques en disent ? Non ! Mais il se trouve que les déviances ou les écarts, dans chaque ville, restent largement apparentés au schéma médian. Du moins pouvons-nous nous en convaincre en allant d’une ville à l’autre, comme si les paramètres locaux engendraient, par-delà les stratifications historiques et sociales d’une part, les déterminismes mondiaux d’autre part, un référent singulier et spécifique à chaque ville. 58 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Evolutions, bipolarités, métamorphoses Le référent majoritaire d’une ville évolue évidemment avec le temps. Il arrive même qu’il soit bipolaire, ou qu’il le devienne par apparition d’un contre-modèle à égale prétention hégémonique. Beaucoup de contre-modèles échouent dans cette prétention, mais ils ont leur chance lorsqu’ils procèdent d’une mutation endogène profonde, d’une révolution culturelle et sociale retournant parfois le modèle en place comme un gant. Dans certains cas le contretype prend le dessus, comme à Singapour (où l’on est passé d’un habitat ethnique à un habitat étatique) ou à Lima (passant d’un habitat collectif patronal à un habitat individuel et communautaire). Le plus souvent les deux pôles coexistent dans une sorte de rapport dialectique, comme à São Paulo (dix mille tours surgissant d’un parcellaire individuel toujours majoritaire) ou à Tbilissi (équilibre numérique et social entre banlieues pavillonnaires et collectivistes), ou encore à Abidjan (cours communes populaires mimant progressivement les habitats sociaux de l’ère houphouëtienne). Le cas de São Paulo est ambigu à plus d’un titre et permet de déceler, sous la tension bipolaire, les enjeux de plusieurs conflits. Ce sont les riches qui ont grimpé les premiers dans des tours luxueuses, fuyant les nuisances mégapolitaines. Mais le phénomène, massif, gagne des classes moins aisées, tandis que certains riches retrouvent l’idéal de la villa dans des paradis artificiels et clos. Globalement, néanmoins, la verticalité sépare riches et pauvres, de sorte que l’on peut hésiter à intégrer cette bipolarité dans une analyse majoritaire. Cette question se présente souvent, lorsque le modèle des riches est en mesure d’aspirer partiellement celui des pauvres. Par ailleurs, la verticalité pauliste sépare aussi les “modernes” (ou les investisseurs) et les derniers défenseurs d’un patrimoine baroque et/ou végétalisé (cités-jardins) impitoyablement pilonné. Bipolaires ou non, les systèmes résidentiels majoritaires mettent en relief ou en péril ce qu’ils n’incorporent pas. L’évolution temporelle d’un système résidentiel majoritaire peut aussi être constitutive de sa propre genèse. On observe que la plupart d’entre eux sont structurellement évolutifs, ce qui constitue l’une de leurs principales vertus (souplesse, adaptabilité...). Mais il est fréquent, en outre, que la mise en place du modèle comporte des phases, voire des métamorphoses aussi marquées que le passage de la chrysalide au papillon. La régularisation foncière et/ou urbanistique d’un processus clandestin peut faire partie d’un jeu convenu avec le pouvoir : on reste donc dans un même modèle. Toutefois, la panoplie des matériaux et techniques de construction peut alors changer radicalement, et bien sûr les modes d’habiter. Mais aussi les acteurs. L’arrivée des investisseurs, parfois manipulateurs du processus dès son origine, n’étonne personne (cf. l’urbanisation “anatolienne” d’Istanbul). Bref, des paysages urbains d’apparences totalement distinctes peuvent appartenir à une même chaîne. (1997, “L’aventure herméneutique. Récit d’explorations mégapolitaines en territoires inconnus”, colloque UGI, Sorbonne, à paraître chez Anthropos) La plasticité des espaces mégapolitains Un passeport conditionnel pour l’intervention Parcourir la planète des villes avec le regard de l’aménagiste ou, plus exactement, avec un regard porté sur les actions d’aménagement, peut être une autre façon de prendre conscience de la diversité citadine. Mettre en évidence l’impérium des modèles d’urbanisation majoritaires et, qui plus est, leur nécessité, voire l’incontournable légitimité qu’ils tirent d’avoir été concoctés dans la marmite secrète des territoires mégapolitains, tout cela conduit à remettre en question les protocoles d’intervention sur la forme de la ville. S’agissant des “villes du Sud”, susceptibles d’une coopération venue du Nord, le sentiment croissant d’une “pesanteur” faisant barrage à l’action pourrait être renforcé par cette analyse. Il est loin le temps des utopies coloniales et post-coloniales. Est venu celui des ONG, souvent embourbées dans un humanitaire microlocal. Pourtant, la mobilité même des modèles indique les voies qui s’offrent à l’action. En moins d’une génération, les barrios de Caracas sont passés de la planche à la brique et au béton, et ils se sont socialement stratifiés en fonction du relief. Il y a donc une plasticité, dans laquelle il est raisonnablement possible d’introduire des actions concertées. Mais, pour cela, il est indispensable que les pouvoirs et les professionnels qui entendent intervenir acceptent de réviser profondément les procédés et procédures hérités du temps de la ville classique. La dynamique mégapolitaine, surtout si elle est dominée par la pauvreté majoritaire, impose une autre règle du jeu. Elle exige en préalable un important effort de “lecture du paysage”, puisqu’il s’agit moins d’imposer que de s’insérer dans les logiques existantes. Nous devons apprendre l’urbanisme “d’accompagnement”, soit au plus près des dynamiques spon- 59 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle tanées initiales, soit plus tardivement, sous la forme d’une “reconquête” douce, d’une régularisation ou d’une réhabilitation. Il faut aussi savoir se situer dans une occurrence d’urgence, qui peut se présenter soit sur des points névralgiques, soit sur des besoins structuraux de base. A l’urgence, à la reconquête, à l’accompagnement, on peut ajouter l’idée d’instillation, d’ensemencement, voire d’implantation, bref, tout ce que permet un tissu cellulaire, une terre fertile, à défaut de pouvoir fabriquer le tissu urbain de toutes pièces. On disait que l’urbanisation des Antilles françaises en avait fait disparaître l’architecture créole. Or voilà qu’un architecte indépendantiste des années 1980 proposa des interprétations modernes d’architecture créole. Il suffit alors que le cyclone Hugo balayât la Guadeloupe pour que, à la faveur de la manne des indemnités, les mornes de l’île vissent pousser, comme après une bonne pluie, les jolies toitures d’un art de vivre renouvelé. En moins enchanteur, mais à une échelle plus mégapolitaine, la ville d’Abidjan connut une expérience comparable. Sur un terreau où fleurissait la cour collective, modèle d’habitat populaire issu tout à la fois des traditions villageoises, du parcellaire colonial et du marché locatif, les années fastes du “miracle” ivoirien proposèrent un modèle “clés-en-mains”, développé par les sociétés immobilières de l’Etat providence : le patio individuel. Quand vint la crise des années 80, l’expérience s’arrêta. Mais on vit s’opérer un transfert d’habitus et de technologie : les cours collectives se réorganisèrent pour offrir, à leur tour, des courettes individuelles avec équipements incorporés. L’ensemencement d’un modèle résidentiel réussit rarement sans la chimie du temps et de la providence. On ne sait pas encore, vingt ans après leur création, si les villes nouvelles du Caire, construites dans le désert en rupture complète avec les tissus urbains existants, finiront quand même par trouver leur utilité dans la problématique cairote. Le Caire n’est pas Singapour, ville récente, à l’historicité moins profonde, et qu’un contexte économique exceptionnel a conduit à se redéfinir tout entière dans une politique, quasiment organique, de villes nouvelles. Quant aux Alphavilles, qui se reproduisent en chaîne à quelques encablures de São Paulo, bulles emmurées et militairement protégées, elles ne sont que la caricature d’un marché partout rémunérateur : la fuite hors la ville des classes aisées, apeurées par les nuisances et l’insécurité mégapolitaines. L’expérience des kampungs de Jakarta nous ramène au tissu urbain majoritaire. Ces “villages” 60 de maisonnettes et de cheminements piétonniers, par lesquels la mégapole progresse spontanément, ont fait l’objet d’un long et patient “programme d’amélioration”. Le modèle populaire y a gagné en perfection, son génie se révélant alors pleinement, au point d’inspirer les programmes de promotion immobilière visant les classes moyennes. Il suffit parfois de beaucoup moins pour restituer une dignité à des modèles populaires qui pâtissent lourdement du contexte mégapolitain. Le quotidien et l’allure d’Abobo “Derrière-les-Rails”, banlieue d’Abidjan boueuse et longtemps oubliée, ont complètement changé le jour où une pénétrante, avec un bon goudron, vint la désenclaver. A plus grande échelle, il en fut de même pour la ville de Conakry, au sortir de trente années d’obscurantisme politique et de désastre urbain, lorsque fut établie la première ligne de bus modernes, confortables et ponctuels. On se prit à croire à l’avenir. A plus grande échelle encore, le métro (français) de Caracas changea les conditions de circulation à un point tel qu’un adage affirme, à présent, que les habitants de la ville ont deux visages : crispés à l’air libre, souriants sous terre. Et c’est vrai ! Ce métro est aussi le seul transport en commun où les classes aisées se mêlent aux classes populaires. Bel impact sociologique pour un simple équipement, toujours autant respecté qu’au premier jour, dix ans après son ouverture. On peut encore ajouter que chaque station a donné lieu à une opération de toilettage urbain, voire d’urbanisme local. Cela n’est pas rien dans une ville longtemps privée de dessin urbain, hormis celui qu’imposa le site et que le métro, naturellement, emprunta. Le cas d’Istanbul permet d’illustrer à la fois une mégapolisation impétueuse et l’inspiration qu’elle peut susciter chez l’aménageur qui voudra bien la lire. Sortie de sa presqu’île historique, Istanbul se répand selon deux figures. L’une est serpentine : la bourgeoisie stambouliote se glisse le long des côtes du Bosphore et de la Marmara, entraînant avec elle une centralité qui s’étire ainsi comme les bras d’un poulpe. L’autre est massive : dix millions d’anatoliens nouveaux-venus peuplent l’épaisseur des péninsules, progressivement desservies par un énorme colimaçon de rocades qui grossit. Le débat urbain se nourrit de l’opposition du poulpe et du colimaçon. Mais la superposition des deux figures réserve une divine surprise : la centralité serpentine, ponctuée par d’anciennes petites villes côtières, ne laisse aucune banlieue très éloignée. La dualité centre/périphérie, d’ordinaire si lourde, est ici naturellement segmentée, divisée, allégée. D’astucieux aménagements pourraient achever de la conjurer. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Il faut malheureusement rappeler que certaines situations urbaines, dans le monde, appellent des préoccupations plus cruciales. Que dire des barrios héroïques de Lima, qui lèchent les contreforts arides des Andes sans y trouver la moindre source d’eau, mais dont les organisations populaires persistent néanmoins à reproduire fictivement, sur le caillou, le modèle de la ville arborée des oasis créoles, tandis que sévit le choléra... Il y a des urgences où le modèle est là, en filigrane, qui ne demande qu’à être irrigué. (1997, “Pesanteurs et plasticités des mégapoles du Sud. Que peut-on faire pour elles ?”, Bulletin d’AMINTER, Groupe de la Caisse des dépôts, avril 1998. 3. Les composantes de la diversité On ne fera ici qu’un inventaire sommaire des composantes les plus ordinaires, qui suffiront à suggérer l’infinie diversité que leur combinaison peut produire. On distinguera deux familles d’éléments. La première réunit les données du substrat sur lequel intervient l’urbanisation. On parlera de paramètres physiques et sociétaux. La deuxième rassemble les dynamiques qui président à l’urbanisation. On les qualifiera d’indicateurs. On verra ensuite comment ces divers éléments trouvent leur cohérence et construisent, autour d’une ville, un modèle “mégapolitain” singulier. Cette démonstration s’inscrit dans un débat sur la “périurbanisation” et porte principalement témoignage des mégapoles “du Sud”. Paramètres Au nombre des données premières, les caractères du site sont loin d’être anodines. On pense naturellement au relief qui, à lui tout seul, peut engendrer une stratification sociale ou une fragmentation naturelle qui peut aller jusqu’à des enfermements, des stratégies de repli, des occultations. On pense à la nature des sols et de la végétation, qui peuvent suggérer (même dans la mégapole) des techniques de construction. Plus qu’on le croit, les climats sont primordiaux. Il suffit d’imaginer ce qui peut se passer sur un site désertique, d’une part, et sur un site gorgé d’eau, d’autre part. L’eau, justement, mais cette fois en sa qualité de produit de consommation, est l’objet d’une expectative récurrente dans toutes les mégapoles. Dans certaines, elle est un cauchemar, et un souci de tous les instants pour les habitants des périphéries. Dans tous les cas, la question de l’eau et de l’accès à l’eau s’inscrit dans les systèmes résidentiels périurbains. Aux frontières du physique et du social, mais sans quitter la nature des sites, il faut mentionner l’importante question de la densité de l’occupation rurale environnante. Que la ville avance sur un espace approprié et cultivé, aux communautés rurales fortes et structurées, occasionnera des stratégies foncières fort différentes qu’en cas de latifundias, de forêts denses ou de déserts. Si l’on aborde à présent les paramètres sociétaux proprement dits, non inscrits sur le sol périurbain, c’est d’abord à l’environnement national qu’il faut penser. Il est évident que le niveau économique du pays où l’on se trouve aura une incidence capitale sur le procès d’urbanisation. Le tiers-monde conventionnel est, on le sait, très inégal à cet égard. L’économie informelle n’y a pas pris le dessus partout. Et tandis que certaines économies informelles sont exubérantes, d’autres semblent être les antichambres de la mort. On fera place également au régime et à l’histoire politique du pays, qui se sont nécessairement inscrits dans des pratiques et des réglementations urbaines dont on va trouver trace même dans les lotissements les plus illégaux. Les régimes fonciers, la présence passée ou actuelle d’oligarchies foncières, la dominance d’une ethnie, etc., peuvent constituer des éléments déterminants. Plus largement, c’est tout le champ des différenciations sociales, ethniques et culturelles dont se nourrira, même en les fondant dans un “melting pot” ou dans un culture créole, la société néo-citadine. Dans les cas nombreux où les ethnicités ne se fondent pas, diverses combinaisons de coexistence sont possibles, depuis des scénarios de superposition jusqu’à des figures de ghettos, qui ont toute chance de s’exprimer dans le paysage urbain. Indicateurs Si maintenant, en entrant davantage dans la dynamique urbaine, on essaye d’identifier les lignes de force qui vont modeler la périphérie mégapolitaine, il semble qu’il faille mettre en exergue – et cela vaut pour le Nord comme pour le Sud – quatre indicateurs majeurs dont les quatres mots-clé sont : individu, foncier, Etat, planification. 61 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle La place de l’individu dans l’initiative urbaine, et singulièrement dans l’acte fondateur du “settlement”, est sans doute la ligne de partage essentielle. L’espace urbain se reproduit-il sur l’initiative de quelques-uns (quelques leaders ou quelques magnats), d’une catégorie (petits possédants ou petits entrepreneurs), du citoyen moyen ou, potentiellement, de tous les habitants ? De la réponse à cette question découlera tout l’esprit du modèle urbain considéré. L’intensité du jeu foncier va permettre d’affiner la question de l’initiative, de préciser l’identité des acteurs. Il y a des dispositifs relativement simples, par exemple lorsque des communautés paysannes ou des oligarchies foncières organisent elles-mêmes le lotissement de leurs terres. Il y en a d’autres qui mettent aux prises, dans des combats acharnés, des intervenants multiples, notamment des investisseurs ou des mouvements populaires. La part de l’Etat n’est pas toujours modératrice : lui-même partie prenante du jeu foncier pour son propre usage, il lui arrive aussi (de moins en moins) d’avoir la prétention de construire lui-même la ville périphérique. Plus importante est son action normalisatrice, aussi bien par l’apport d’infrastructures et d’équipements sociaux que par le poids de sa règlementation. Même si sa maîtrise est faible et suiviste, son estampille est toujours recherchée par les acteurs de l’urbanisation informelle. La vigueur de la planification pourrait être un thème obsolète, tant sont dérisoires les espérances dans ce domaine lorsque la dimension mégapolitaine est atteinte, et souvent avant ce terme. Mais il reste capital de faire la distinction entre les villes où le souci planificateur est resté obsessionnel, celles où un abandon déguisé a cours, et celles où la planification centralisée n’est pas dans les traditions. Dans le premier cas on trouve souvent une ville dichotomique légale/illégale, sans compromis. Dans le dernier cas, les statuts sont plus aisément négociés et l’informalité n’est que la phase initiale d’un processus. Ces quatre indicateurs fondamentaux étant posés, une longue liste d’autres items s’ouvre, qui sont peu ou prou induits par les premiers, mais qui introduisent chacun à un vaste champ d’investigation. On n’en évoquera que quelques-uns, dont le seul énoncé suffit à dire l’importance qu’ils peuvent prendre dans la différenciation citadine. Bien que déjà souvent mentionnée, la place de l’informalité dans le processus périurbain mérite évidemment une focalisation particulière. S’agis- 62 sant de l’urbanisation du Sud, elle est certainement l’indicateur le plus parlant bien qu’il soit souvent vain de lui attribuer un pourcentage précis des superficies, en raison de toutes les formes intermédiaires et évolutives. Le taux de verticalité est également un élément frappant et chargé de signification lorsque l’on sait que les périphéries du Sud sont très majoritairement horizontales. Ayant souvent parti lié avec la verticalité, mais s’accommodant aussi de dispositifs horizontaux très variés, la spéculation locative renseigne profondément sur le fonctionnement social et sur les rapports de voisinage. Il n’y a rien de commun entre une ville de locataires et une ville de propriétaires. Le thème des cohésions communautaires, déjà effleuré ici ou là, pourrait à lui seul justifier une géographie de la ville, que cette cohésion s’exprime en réseaux ou en territoires et quels que soient les fondements (ethniques, religieux, résidentiels, associatifs...) de ces sentiments communautaires. Cette question débouche d’ailleurs directement sur l’un des sujets centraux de la réflexion urbaine, celui des modes de fragmentation des entités mégapolitaines. Cette fragmentation doit être envisagée à diverses échelles et il s’avère, du reste, que chaque modèle urbain privilégie une échelle particulière. Une tendance à “l’enclosement” se manifeste souvent, et elle peut être très symptomatique d’une obsession sécuritaire grandissante. Mais elle participe aussi d’une volonté d’autonomie du local, qui s’observe aussi à l’échelle des circonscriptions administratives et politiques. Cohérences Nous pourrions poursuivre longtemps cet inventaire, mais cette liste suffit à appeler la question de la cohérence de tant d’éléments rassemblés. Non pas tant pour nous demander si cette cohérence existe, mais pour nous interroger sur sa signification et pour la reconnaître aux divers niveaux où elle s’exprime. Qu’elle existe ne peut faire l’ombre d’un doute. Une construction rassemblant dix millions d’habitants jour après jour a nécessairement sa cohérence. Les morceaux tiennent ensemble et s’ils tiennent mal, cette non-congruence s’exprimera en rapports sociaux qui feront eux-mêmes partie de l’ensemble. L’insécurité urbaine, par exemple, est typiquement l’expression d’une mauvaise adhérence, mais elle prend rang d’un rapport social qui se gère, qui façonne les structures, les habitats et les comportements. Qu’elle s’aggrave et finisse par transformer De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle la mégapole en un conglomérat de bunkers communiquant par des sas, on sera encore en présence d’un système urbain, de la même façon que nos campagnes féodales restaient bien des campagnes. Pour prendre des exemples qui paraîtront plus positifs, la non-desserte des périphéries par les transports publics (un autre défaut d’adhérence) donnera naissance à des petits exploitants aux services souples, car souvent commandités par les communautés concernées. Une trame urbaine à voirie étroite engendrera ou perpétuera l’usage de micro-véhicules, à moins que ce ne soit cet usage qui assure la reproduction de ce type de trame. Il y a jusqu’au jeu des enfants dans la rue qui, bien souvent, est en étroite cohérence avec les structures de la ville, comme si un seul élément, si ténu soit-il, pouvait permettre de remonter jusqu’au cœur du système. En remontant le système ville à partir d’un jeu de billes dans un caniveau, ou d’une partie de foot dans une rue sablonneuse, on croisera divers niveaux à diverses échelles. On pourra ainsi vérifier la cohérence du modèle urbain considéré au niveau de l’habitation, à celui de l’unité d’urbanisation (ou unité de fragmentation), et bien sûr au niveau global de l’agglomération. Cette cohérence prendra notamment la forme, si l’on s’en tient à ce thème central, d’un modèle résidentiel majoritaire, parfois idéalement identifiable au niveau des classes médianes, plus généralement dilué en une collection de caractères repérables, plus ou moins au complet, dans toutes les strates sociales. Il arrive aussi qu’une ville soit écartelée entre deux modèles exactement opposés, comme si le plus récent était l’inversion scrupuleuse du plus ancien, une autre façon de jouer dans une règle de jeu, comme les blancs et les noirs d’un même échiquier. Parfois, cette dualité épouse l’opposition classique centre/périphérie. Il s’agit même, alors, d’une confrontation entre ce qui fut une ville, au sens classique du terme, et ce qui relève, désormais, de la mégapole. Dans ce combat inégal on assiste, le plus souvent, à un processus de cannibalisation de la ville par la mégapole, soit que celle-ci y déverse ses pauvres, soit qu’elle y installe ses colossales fonctions centrales. Dans les deux cas, ce qui fut la ville vole en éclats, laissant derrière elle soit un creux empli de gravats, soit un spectaculaire chaos de béton. Bien entendu les deux scénarios n’en font souvent qu’un, le béton poussant très bien sur les stucs en ruines. Le destin tragique de la ville n’efface pas toujours le dessin de son ancien contour. Au-delà com- mence le modèle mégapolitain proprement dit. Selon les cas, il présente ou non un gradient social dépréciatif du centre à la périphérie, ou l’inverse, ou encore une marqueterie d’apparence aléatoire, mais dont on trouvera toujours la clé. Incidemment, c’est aussi par la configuration du front urbain que les modèles se différencient, les uns avançant par des coupes franches sur la campagne environnante, les autres progressant à pas feutrés, les uns présentant d’emblée leur forme accomplie, les autres ne risquant que des établissements précaires. L’étude de la frange pionnière d’une mégapole est en général un bon moyen d’en savoir long sur le modèle qu’elle développe, et c’est encore un témoignage de cohérence. (La diversité des situations périurbaines dans le monde. Paris, Cahiers du CREPIF, 42, 1993.) De la rue au système urbain Observer la rue, du centre à la périphérie urbaine, est une bonne entrée en matière pour étudier le tissu et l’évolution d’une ville, pour en saisir la diversité interne et la singularité globale, et pour entreprendre une réflexion sur la signification du passage de la ville à la mégapole. Au-delà de quelques impressions de déjà-vu, qui rapprochent toutes les grandes villes du monde (surtout du côté des grands hôtels internationaux !), un parcours attentif dans les rues du tissu urbain profond suffit à se convaincre de la singularité de chaque ville. Il devient vite impossible de confondre Naples et Amsterdam, Dakar et Lagos, Osaka et Shanghaï, Lima et Salvador de Bahia. La rue renseigne sur les éléments essentiels du système urbain. On y perçoit, par exemple, les relations entre l’horizontalité et la verticalité, entre l’individuel et le collectif, entre le dedans et le dehors, entre l’espace privé et l’espace public, entre le végétal et le béton, entre le riverain et le passant, entre la fonction résidentielle et les autres fonctions de la ville. On pourrait ainsi non pas résumer (car la ville comporte d’autres épaisseurs) mais représenter une ville au travers d’un portrait de rue. Mais la rue est aussi un terrain d’exploration, qui conduit bien au-delà du thème des systèmes résidentiels. La rue est un lieu de montre, où la ville affiche volontiers, au travers d’une multitude de systèmes de signes, tout ce qu’elle invente au fil du temps, aussi bien dans les domaines de la vie courante que dans des domaines d’exception. Dans l’une et l’autre sphère, elle réserve de nombreuses surprises, révélant des thèmes inattendus. Telle 63 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle ville alertera sur un thème qui, dans une autre, n’aurait pas émergé. Parlera-t-on d’un génie du lieu ? Aux côtés d’éléments indigènes, de nombreux éléments internationaux sont interprétés, incorporés, naturalisés. La rue est aussi un lieu de mémoire. Malgré l’irrépressible pulsion iconoclaste, de nombreux vestiges et indices demeurent longtemps perceptibles pour qui sait les voir. Cependant, la rue est un concept en danger. Figure emblématique de la vie citadine, il n’est pas certain qu’elle le reste dans la vie mégapolitaine de demain. Qu’elle soit de plus en plus célébrée et muséifiée dans quelques zones piétonnières protégées n’est pas un bon signe. Les dimensions de la mégapole disqualifiant le piéton, l’usage de la rue tend à se réduire à un rapport de voisinage, lorsqu’une vie de voisinage persiste et lorsque la trame urbaine élémentaire conserve à la rue un rôle structurant. On traverse désormais la mégapole dans des couloirs aveugles, par des modes de transport captifs. Domaine traditionnel de la rue signifiante, de la rue lien social, le centre des villes devient très souvent insécure, les bourgeoisies le fuient, les commerces de qualité aussi. Dans le meilleur des cas, le business international s’en empare, pilonnant le tissu historique de ses tours-bunkers, avant d’émigrer à son tour. Alors, le chaos s’installe. L’évolution générale tend à regrouper l’activité commerciale dans des shopping centers géants, aux architectures introverties, sorte de bulles échappant aux nuisances mégapolitaines, où la vie de société se réfugie progressivement. Dans le même temps, l’urbanisme contemporain continue trop souvent, dans le sillage des théoriciens de la charte d’Athènes, de nier la rue. Triomphant souvent de cet urbanisme, l’urbanisation pavillonnaire ne concède cependant que peu de fonctions à la rue. Enfin, dans de nombreuses villes, les rues se ferment au non-riverain. Elles sont barrées. Parfois, ce sont des quartiers entiers qui s’emmurent, les uns pour se garder des voleurs, les autres pour se garder des gendarmes. Tandis que la rue est menacée de perdre sa fonction sociale, une autre menace pèse sur la ville : sa dilution dans l’espace. Il faut s’habituer à une autre géographie de la ville devenue mégapole. Alors que, dans la ville classique, tout allait vers le centre, la dynamique mégapolitaine est centrifuge. La motorisation des déplacements y est pour quelque chose, mais aussi la dimension mégapolitaine elle-même, qui suscite un phénomène de fragmentation et de polycentrisme. L’habitant des villes 64 retrouve ainsi des périmètres à son échelle de perception. On peut parler de nouveaux villages. Malheureusement cette prolifération urbaine, généralement mal maîtrisée, crée de nombreux nonlieux intercalaires et brouille les repères entre ville et campagne. Cette rupture du continuum urbain contribue aussi à appauvrir le concept de rue, qui cesse d’être le lien privilégié entre la partie et le tout. Cependant, la diversité ne perd pas ses droits dans cette métamorphose. Compte tenu de tout ce qui précède, chaque ville a sa façon particulière de se fragmenter. La diversité des modes de fragmentation offre d’ailleurs, aussi bien que l’exploration de la rue, une excellente introduction à la diversité citadine. (“Cities as seen from the street. An introduction to city diversity”, Nature and Resources, UNESCO, 32-2, 1996) 4. Portraits de villes L’origine de ces portraits éclairs est une contrainte de temps dans une séance de colloque. Comment faire le tour du monde de la diversité citadine en dix minutes et sans écran de projection ? Il fallait ou renoncer ou prendre des risques. Le défi fut relevé de caractériser en quelques mots la singularité d’une douzaine de modèles urbains (davantage dans la présente version), avec en outre l’ambition de permettre à l’auditeur (ici au lecteur) de visualiser quelque peu les villes évoquées. Le principal écueil était de ne pouvoir comparer terme à terme, puisque l’angle d’attaque était conditionné par la singularité même des situations urbaines, qui ne siège pas toujours au même endroit, au même niveau, à la même échelle. Mais l’unité du thème – les systèmes résidentiels majoritaires – et le principe de cohérence énoncé plus haut à leur propos devaient permettre (au moins pourra-t-on en juger) que des entrées sélectives et des coups de pinceau fragmentaires concourent tout de même à des portraits parallèles. Cet exercice périlleux était-il bien utile ? Outre l’effet démonstratif qu’on en attendait, il ne paraît pas sans intérêt d’avoir eu à dégager ce qui était au cœur de la singularité de chaque ville. Bien entendu, ces croquis appellent des développements mais, De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle dans l’immédiat, il leur fallait un titre, ce qui acculait à un effort de synthèse encore plus drastique. Une épithète par ville ! On voudra bien en excuser la fragilité. Shanghaï, l’espace confisqué Dans cette ville chinoise, l’individu est exclu de l’initiative du settlement, non seulement par le système communiste, mais également par le système antérieur. Si la périphérie est la proie de l’urbanisme collectiviste, le tissu majoritaire reste celui des lilongs. Ce sont des petits ensembles clos, à circulation interne, construits par l’ancienne classe possédante, aujourd’hui taudifiés et surpeuplés à l’extrême. Il n’y a pas d’habitat informel prenant possession de nouvelles terres. L’informalité est à l’intérieur de cet habitat sévèrement circonscrit, s’exprimant par des subdivisions sans fin. Singapour, l’espace planifié L’ensemble de cette île-cité-Etat prospère est un espace ultra-programmé. Le tissu urbain traditionnel, très marqué par les groupes ethniques chinois, malais et indiens, a été presque totalement éradiqué par un Etat capitaliste en mal d’unité nationale. Neuf citoyens sur dix sont à présent logés par les soins de l’Etat, dans un réseau de villes satellites verticales, modernistes, paysagées, desservies par un métro aérien impeccable. Chaque fonction est à son exacte place, séparée l’une de l’autre (il n’y a pas de boutiques du coin de la rue), tandis que les ethnies ont été scientifiquement mélangées. Jakarta, l’espace alvéolé Capitale d’un immense pays encore pauvre, Jakarta ne peut se comporter comme sa voisine Singapour. Le modernisme vertical y accompagne les rocades et les grandes voies, mais ne pénètre pas dans les alvéoles de territoire que leur réseau dessine. Ici commence le domaine des “villages urbains” semi-clos, où chaque habitant rejoint sa maisonnette aux tuiles rouges, serrée sur un labyrinthe d’étroits chemins piétonniers. Il y a des règles, des chefs de voisinage, des tours de garde, et une paix domestique surprenante au cœur de la mégapole. Pourtant, sous d’autres angles, la mégapole indonésienne est accablée de nuisances. Le Caire, l’espace interdit Adossée à des plateaux désertiques, la ville du Caire n’en finit pas de progresser sur les terres agricoles du Delta, où les nouvelles rues empruntent le tracé des rigoles d’irrigation. Pourtant, ces terres sont doublement interdites : par l’Etat qui veut les préserver, et par des prix de vente élevés. Mais le désert, traditionnellement réservé aux sépultures, n’attire que les programmes publics, très minoritaires. Il en résulte, sur les terres humides, un habitat majoritaire extraordinairement dense, vertical, formant comme des canyons sur des rues longues, étroites, et où toutes les fonctions urbaines se côtoient. Istanbul, l’espace serpentin Istanbul sort de sa presqu’île historique comme un serpentin. En réalité, deux figures serpentines se partagent l’explosion mégapolitaine. La première est le fait des vieilles familles citadines. L’occidentalisation des modes d’habiter et la tradition élitiste des résidences sur l’eau (yali) les ont poussées vers les rivages du Bosphore et de la Marmara. Cela donne un poulpe aux bras effilés. La deuxième figure est l’affaire des dix millions d’Anatoliens nouveaux venus, dont de puissantes rocades en colimaçon permettent le déploiement dans les profondeurs du site. Et tout le débat urbanistique d’Istanbul tient en cette opposition du poulpe et du colimaçon. Sofia, l’espace délabré Adepte tardive du modèle haussmannien, aussitôt rattrapée par le moule soviétique, la capitale bulgare est aujourd’hui à l’heure des comptes. Les spoliations ont délabré les immeubles bourgeois du centre, mais le bilan est encore plus grave dans les komplex de la périphérie. Il faudrait les abattre alors qu’ils restent indispensables au logement de la majorité. Les espaces verts n’y sont que terrains vagues, où fleurissent aujourd’hui des boutiques improvisées. Les citadins les plus chanceux habitent les banlieues pavillonnaires. Ils construisent ou reconstruisent le dimanche. Et dans leur carré de jardin, derrière quelques tulipes, ils sèment patates et laitues. Moscou, l’espace bipolaire Du centralisme soviétique à la polarisation mondialiste, la capitale russe paraît avoir été pro- 65 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle grammée pour un développement séparé. D’un côté une ville historique réappropriée (et réhabilitée) par la nouvelle économie, de l’autre l’immense désert des habitats collectifs et des industries en errance. Seul le métro de Staline, ponctuel, paraît encore unifier l’ensemble, y compris dans l’ambivalence. A chacune de ses bouches coagulent les nouveaux bazars, où les nouveaux Russes abhorrés sont rois, où les perdants se font discrets. Il y a bien, au loin, un troisième cercle, peuplé de bouleaux, d’izbas et de datchas. Mais ce refuge des uns est aussi le champ d’ostentation des autres. Berlin, l’espace libéré En raison de sa refondation tardive, en pleine époque classique, Berlin est la capitale européenne la plus généreuse en espaces, avenues, perspectives. Mais les “casernes” locatives (Mietskasernen) du XIXe siècle ont cloisonné à l’excès les îlots d’habitation. Depuis 1945, Berlin Ouest a décloisonné et aéré ce tissu résidentiel, introduisant à l’intérieur des îlots de la lumière, des couleurs, des arbres, des jeux et des jardins d’enfants. Depuis que le Mur est tombé, ce travail se poursuit à l’Est. Mais la réunification a également libéré de vastes no man’s land qui font aujourd’hui l’objet d’ambitieux projets d’urbanisme. Milan, l’espace en rond Milan procède de trois cercles presque parfaitement concentriques, légués par les XIIIe, XVIe, et XIXe siècles. Au centre, la piazza del Duomo. Audelà du troisième cercle, l’aire métropolitaine échappe à cette régularité. Mais le génie de Milan est d’avoir su retenir dans le premier périmètre la fine fleur de sa bourgeoisie. Ni les petits palais, lovés sur leur cour d’honneur, ni l’habitat locatif, donnant sur cour ou jardin clos, ne sont devenus des bureaux ou des tours. Ce goût de l’introversion citadine se retrouve, au-delà des boulevards mussoliniens, dans la grande banlieue. Rarement pavillonnaire, elle est faite de petites cités bien groupées sur elles-mêmes. Nouakchott, l’espace nu Il y a quarante ans, Nouakchott n’existait pas : on allait faire d’un poste du désert la capitale du nouvel Etat mauritanien. Aujourd’hui, Nouakchott a plus de 600 000 habitants, dans un pays de deux millions d’habitants qui n’avait pas de traditions urbaines. Autour des lotissements administratifs, où 66 fleurit une architecture inspirée par Dakar, Rabat et Riyadh, le désert est nu. Les migrants, nomades paupérisés, se pressent dans des campements (kébés) de toile et de planches de récupération. De temps à autre, le gouvernement envoie des géomètres pour borner autour des huttes et tracer des rues. Alors, les marchands de ciment arrivent. Ainsi progresse la ville. Dakar, l’espace dédoublé Dans les années 1960 et 1970, la belle ville de Dakar a voulu se débarrasser des habitats précaires qui l’avaient envahie dans ses moindres interstices. Pour reloger les populations “déguerpies”, on créa des lotissements sommaires à Pikine, à trente kilomètres de la ville. Pikine devint le double caché de Dakar. Aujourd’hui la capitale sénégalaise souffre d’un mal plus intense : la généralisation de l’économie informelle. Elle n’était pas faite pour cela ; elle dépérit, étouffée par une vaine pléthore de micro-commerces. Et c’est Pikine qui semble désormais recueillir, dans une atmosphère moins torride, toute la vitalité bâtisseuse de la grande ville. Une sorte de revanche ? Abidjan, l’espace partagé Dans la métropole ivoirienne, si fière de ses tours de bureaux et des ses villas sur fond de lagune, le mot-clé de l’habitat populaire est la cour. Assez spacieux pour recevoir une famille élargie, les lots distribués par l’administration coloniale finirent par s’organiser en cours locatives. Un modèle s’imposa peu à peu, huit à dix ménages cohabitant autour d’un manguier. Après l’indépendance, de vastes programmes d’habitat social diffusèrent un modèle de courette individuelle, plus moderne. Depuis dix ans, les deux modèles fusionnent : les espaces-cours se compartimentent, le manguier commun a disparu. Mais la rue est plus conviviale que jamais. Récife, l’espace collinaire Les banlieues de la métropole nordestine font comme des vagues au-dessus de l’océan. Sur le flan des longues collines, les majorités pauvres (blanches et noires) de cette région désolée construisent leurs maisonnettes individuelles d’argile et de tuiles. Chacun accède à son encoche jardinée par de longs escaliers qui s’élèvent, tout droits, depuis la grande voie courant au fond du vallon, jusqu’à la rue sommitale qui emprunte la De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle ligne de crête. Cette rue unique de la colline (morro) dessert les services et commerces de proximité, et le bus vient s’y arrêter avant de faire demitour. Chacun s’identifie au morro qu’il habite. Bel exemple de fragmentation, que les services publics ont contribué à modéliser. Rio, l’espace inaccessible On a tort de réduire Rio au pittoresque voisinage de favelles misérables surplombant les quartiers riches de bord de plage. Le gros de la population se déploie, au-delà du site connu, dans une interminable marquetterie de lotissements et d’invasions déclinant les diverses nuances des classes médianes ou pauvres. Mais il reste vrai que les favelles cariocas font modèle, accrochées aux pentes sub-verticales des pains de sucre de la baie sublime. Toutefois, ce n’est plus leur pauvreté différentielle qui doit fasciner, mais leur caractère de repères inaccessibles et menaçants, en plein cœur de la ville, confisqués depuis une vingtaine d’années par les gangs de la drogue. São Paulo, l’espace laminé Depuis peu, São Paulo est l’une des plus grandes villes du monde. Son dynamisme démographique a l’effet d’une lame de fond sur les modèles résidentiels traditionnels. L’attachement culturel à la maison individuelle est mis à mal. Beaucoup de riches ou demi-riches fuient les nuisances urbaines dans la troisième dimension : dixhuit mille tours pilonnent le patrimoine de villas baroques. Les pauvres ou demi-pauvres sont de plus en plus sollicités pour louer leur fond de cour à plus pauvre qu’eux, voire pour construire un étage. Le linge sèche désormais sur des toits-dalles en béton, toujours en attente d’une surélévation. Les tuiles et les jardins disparaissent. Manaus, l’espace pionnier Capitale de l’Amazonie intérieure, Manaus est au centre d’un désert vert. La fondation d’un quartier passe donc par la création d’un sol, par abattage et dessouchage. Qu’il soit pratiqué par l’entremise d’un lotisseur illégal ou dans le cadre d’un mutirão (opération d’entraide) piloté par les pouvoirs publics, cet acte pionnier crée un fort sentiment d’appartenance. Comme les bas-fonds sont inondables, Manaus progresse par sauts de puce, d’interfluve en interfluve. D’immenses lambeaux de forêt pieds-dans-l’eau sont ainsi délaissés, que des invasions tardives investiront tout de même, au beau milieu de la ville, avec des populations rompues aux habitats sur pilotis. Lima, l’espace héroïque Lima se lovait autrefois dans l’oasis d’un petit fleuve côtier. Elle cultivait avec fierté ses traditions andalouses et créoles. Mais, depuis 1950, la mégapolisation y a précipité une paysannerie andine pauvre qui n’a pu trouver place qu’en dehors de l’oasis. Lima est ainsi devenue une mégapole du désert. Pourtant, derrière la désolation extrême des barriadas, on perçoit de véritables projets urbains, à la fois individuels et communautaires. La pénurie d’eau est gérée avec héroïsme. Le seul avantage de la situation, la non-chèreté de ces sols maudits, est exploitée au mieux : chacun aura une parcelle spacieuse et les terrains de sports abonderont. Le rendez-vous de Los Angeles Le paradis de quelques-uns est devenu le cauchemar d’une conurbation de plusieurs centaines de kilomètres, qui s’étire de Santa Barbara à la frontière sud où plus d’un million de Mexicains se pressent soit pour passer, soit pour boire à la source des maquilladoras (usines sous douane). Conçue pour le couple voiture individuelle/ maison individuelle (couple souvent réuni en mobil home), consacrant les 2/3 des superficies bâties à la voirie et au garage des véhicules (contre 1/3 à Paris et 1/10 à Jakarta), elle épuise ses habitants par ses distances. Et la vigueur de la vie associative ne suffit pas à combler la vacuité d’un tissu urbain trop lâche. A quelques sujets d’angoisse comme la pénurie d’eau, la pollution atmosphérique, le risque sismique, les flambées de violence inter-raciale, s’ajoute le déséquilibre de l’emploi engendré par une profonde mutation de l’économie californienne. Les homeless, poussant leurs caddies dans les rues, les misérables camps de trailers (remorques) de certaines banlieues, mais aussi la taudification des tissus urbains centraux enveloppant l’orgueilleux Central Business District, rappellent sans cesse le paradoxe californien. Pourtant, ce dernier rivage de l’Occident reste porteur de tous les rêves américains. La ruée vers l’Ouest continue, doublée d’une course au soleil pratiquée par les retraités des froides plaines du Nord. Dans le même temps, une lente remontée des peuples du Sud prépare l’hégémonie latino annoncée, tandis que l’extrême Asie s’investit massivement dans les campus, dans l’immobilier et dans les 67 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle capitaux de sociétés. A Los Angeles, ce sont les riches qui occupent les collines. Il leur est donné de contempler le point de rencontre de trois continents, qui forme une bien curieuse megalopolis. 68 (La diversité des situations périurbaines dans le monde. Paris, Cahiers du CREPIFF, 42, 1993. Version augmentée en 1996 pour Nature and Resources, UNESCO, révisée en 1998.) De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Singapour, modèle de la métropolisation planifiée en Asie du Sud-Est Charles Goldblum Professeur - Université de Paris VIII Laboratoire Théorie des Mutations Urbaines Curieux destin que celui de Singapour, conciliant l’expression assurément la plus accomplie de la modernité urbaine en Asie du Sud-Est – notamment sous les traits d’une architecture internationale aux contributions prestigieuses : I.M. Pei, Kenzo Tange, John Portman entre autres (Beamish et Ferguson, 1985) – à la singularité des processus qui en sont porteurs. Sa situation d’exception initiale – celle d’un comptoir colonial britannique doté d’un statut de port-franc, en position de suprématie sur le détroit de Malacca, et dont la mise en forme urbaine a fait l’objet d’une prescription par le texte et d’une préfiguration par le plan dès sa période fondatrice (1819-1823) – semble avoir été pérennisée, sur d’autres registres, dans son statut territorial et politique de cité-Etat (Goldblum, 1995). Dans le domaine de l’urbanisme qui ici nous concerne, Singapour apparaît tantôt comme un cas singulier – territoire le plus planifié de l’Asie du sud-est, sa spécificité est alors attribuée à son caractère atypique d’Etat insulaire le plus petit (environ 630 km2, île principale et petites îles) et le plus urbanisé (ses quelque trois millions d’habitants étant considérés dans leur quasi-totalité comme urbains) de la “région”, ainsi qu’à ses atouts géo-économiques –, tantôt comme un modèle de volontarisme urbanistique, pôle de diffusion de la modernisation urbaine et de ses principes aux métropoles voisines. Singapour fascine, de ce point de vue, par sa façon péremptoire d’administrer au monde asia- tique sa leçon de rigueur et d’efficacité dans la conduite du développement économique par l’aménagement urbain, après l’avoir dispensée à usage interne. Par sa façon, aussi, de muer l’image d’avant-poste urbain de l’Occident qui lui était durablement attachée (McGee, 1971), en celle de modèle de la métropolisation asiatique. Les défis urbains d’une cité-Etat moderne Tandis que la récente intégration par la République populaire de Chine (1997) de Hong Kong – à bien des égards son homologue et sa concurrente orientale - semble vérifier la prédiction d’Arnold Toynbee (1972) quant à l’inéluctable disparition des cités-Etats (statut que la Colonie britannique n’a jamais eu à assumer pleinement) à l’ère des Etats-nations, Singapour - repliée dans ses étroites limites insulaires depuis l’échec de son intégration au sein de la Fédération de Malaysia (1965) – semble lancer au monde comme un défi que condense la formule de “ville mondiale” – global city (Rajaratnam, 1977) ; de celle-ci, alors promue comme fondement doctrinal de sa stratégie économique d’ouverture sur les échanges internationaux, le premier schéma de planification stratégique (Concept Plan, 1971-1990) livre la traduction en termes d’aménagement. 69 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Le défi de l’internationalisation Le choix de l’internationalisation de l’économie singapourienne, mis en application par l’Economic Development Board dans le sens d’une ouverture précoce et délibérée aux investissements internationaux et d’un développement des activités industrielles orienté vers le marché mondial (“première révolution industrielle”, reposant sur les raffineries, centrales thermiques, usines pétro-chimiques, chantiers navals), apparaissait en effet, à la fin des années 1960, comme un défi sur plusieurs plans. D’une part, il s’inscrivait dans le prolongement du commerce d’entrepôt qui, sans conteste, avait fait la richesse de Singapour sous la tutelle britannique et de son port l’un des premiers du monde, mais demeurait marqué du sceau de la colonisation. D’autre part, la stratégie de développement industriel en faveur des industries d’exportation contrevenait au principe d’indépendance nationale, alors attaché, dans les pays voisins, au développement des industries substitutives d’importation (Régnier, 1987 ; Margolin, 1989). Enfin, cette orientation signifiait également que Singapour se détournait de son environnement “régional” sud-est asiatique (avec lequel les relations commerciales se sont, de fait, poursuivies et développées) dans une période de fortes tensions politiques avec la Malaysia et l’Indonésie. Or, ce choix prenant acte de la rupture avec la Fédération et de ses conséquences économiques – en particulier l’impossibilité définitive, pour Singapour, d’étendre son marché intérieur – adopte, comme le feront toutes les grandes décisions stratégiques de Singapour au cours des dernières décennies, une forme urbaine. Vers celle-ci convergent les impératifs de modernisation et de développement économiques et ceux, complexes, relatifs à l’édification d’une nation moderne à partir d’une société marchande pluraliste, issue très majoritairement d’une immigration récente1. Ainsi, la ville sino-britannique – condensateur des problèmes politiques et sociaux de la période troublée des années 1940 et 1950, mais aussi dépositaire des premiers efforts d’aménagement menés dans une ère coloniale finissante – devient l’objet et l’instrument de cette stratégie multiforme qui allait 1 Lors du recensement de 1980, Singapour comptait 76,9 % d’habitants d’origine chinoise, 14,6 % d’habitants d’origine malaise, 6,4 % d’habitants d’origine indienne (ces termes génériques couvrant, de fait, divers groupes ethniques ou ethnolinguistiques) et 2,1 % d’habitants d’autres origines (Chiang, 1990). 70 conduire Singapour à s’imposer comme premier “nouveau pays industrialisé” de l’Asie du sud-est et, simultanément, comme modèle d’urbanisation planifiée. Non pas la ville existante, celle des partitions ethniques inscrites dans la trame mixte – résidentielle et commerciale – des “compartiments” (shophouses) de Chinatown comme dans les “villages urbains” sous-intégrés (kampung), celle de la pauvreté urbaine aussi ; mais la ville comme projet global, avec pour principal vecteur – relayant sur le plan opérationnel le schéma directeur (Master Plan) établi dans la seconde moitié des années 1950, outil jugé trop lourd et peu adapté à un contexte de mutations rapides – un nouveau schéma plus flexible de planification stratégique : le Concept Plan. Ce schéma, élaboré à la fin des années 1960 avec l’assistance du Programme des Nations Unies pour le Développement (P.N.U.D.) et mis en œuvre à partir de 1971, est relativement simple dans ses principes d’aménagement. Se rapportant à une capitale économique dépourvue d’un territoire à sa mesure, il sanctionne l’“introjection” des visées ambitieuses du jeune Etat singapourien dans les limites physiques de son espace politique. Les principales composantes en sont : – l’aménagement d’une couronne de villes nouvelles distribuée sur le pourtour de l’île principale (d’où la désignation du schéma comme Ring Concept Plan), – l’aménagement d’une grande zone franche industrielle au sud-ouest de l’île, Jurong, à laquelle est associée une cité du même nom, avec des prolongements industriels dans les petites îles du sud, – la restructuration du centre-ville en pôle tertiaire international, reposant sur la redistribution des populations citadines et des activités, – la liaison de ces composantes par un réseau de communication développé d’ouest en est (entre Jurong et le nouvel aéroport international de Changi) et rayonnant à partir du centre-ville en direction des villes nouvelles. Ces principes élémentaires d’aménagement ont cependant ceci de particulier de prendre place dans une conception d’ensemble de l’aménagement et de répondre, chacun, à des objectifs socio-économiques précis et coordonnés. Sur le plan institutionnel, cette segmentation des domaines d’intervention se traduit par leur affectation à des organismes publics (statutory boards) dotés d’importants moyens d’action. Certains de ces organismes préexistent à la mise en œuvre du Concept Plan. C’est, en particulier, le cas pour le Housing and Development Board (H.D.B.) ; cet organisme, créé De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle dès 1960 et placé sous la tutelle du ministère du Développement national, s’impose d’abord en tant que promoteur du logement public – logements intégrés à des immeubles de grande hauteur et majoritairement vendus en accession à la propriété grâce à un système efficace d’épargne-logement2 –, puis en tant que responsable de l’aménagement et de la gestion des villes nouvelles, désormais principal cadre d’accueil des opérations résidentielles publiques (Goldblum, 1997). C’est également le cas pour Jurong Town Corporation (J.T.C., émanation de l’Economic Development Board), institué en 1968 en tant qu’aménageur et gestionnaire public des zones industrielles. Ces deux organismes occuperont une position de premier plan dans cette phase. D’autres feront l’objet d’une création ultérieure, tel l’Urban Redevelopment Authority (U.R.A.), issu du département de la rénovation urbaine du H.D.B. et institué, en 1974, comme agent de la restructuration du centre-ville. De façon plus large, la mise en application du Concept Plan bénéficie non seulement du support d’institutions d’aménagement préexistantes et des démarches engagées par celles-ci (notamment de la politique du logement conduite par le H.D.B. et de son expérience dans la réalisation d’une première génération de villes nouvelles avec Queenstown et Toa Payoh, à proximité du centre-ville), mais également de l’importante emprise foncière publique issue de la période coloniale et des outils juridiques d’action foncière développés dans la seconde moitié des années 1960. tiques quant au traitement des incidences locales de la stratégie d’internationalisation de l’économie singapourienne. Sur ce plan, la maîtrise et l’encadrement des processus spatiaux découlant de cette stratégie rencontrent les divisions ethnolinguistiques du système urbain sino-colonial, dans l’optique de son remodelage physique et de sa mise en adéquation socio-économique. Dans cette perspective, la dissémination de villes nouvelles dans l’île de Singapour prend le sens géo-politique d’un marquage territorial, en accord avec la “stratégie de survie” régulièrement invoquée dans le discours politique du gouvernement-P.A.P. (People’s Action Party, parti au pouvoir depuis 1959, sous l’autorité du Premier ministre Lee Kuan Yew). Elle est, en outre, à mettre en relation avec les mécanismes qui président au peuplement de ces nouvelles zones résidentielles, aboutissant à une vaste “opération-tiroir” à l’échelle du pays ; ainsi les évictions massives opérées dans le cadre de la rénovation urbaine du centreville prennent, dans le contexte politique local, valeur d’élimination des foyers d’opposition, mais avant tout d’éradication des structures communautaires et, avec elles, des liens coutumiers articulant les composantes ethnolinguistiques de la société marchande et les filières d’activités à ses divers échelons hiérarchiques. La lecture des réalisations effectuées dans le cadre ainsi dressé ne saurait toutefois se limiter à l’évaluation des néanmoins incontestables performances économiques (avec un taux de croissance annuel moyen du P.N.B. par habitant de l’ordre de 7,8 % entre 1965 et 1984) et constructives, encadrées par le schéma d’aménagement. En effet, les conditions mêmes de sa mise en œuvre doublent les objectifs mentionnés de dimensions socio-poli- Cette démarche que nous avons qualifiée de “défondatrice” (Goldblum, 1980), éclaire sous un jour particulier les attentes de recomposition sociale nationale que les pouvoirs publics manifestent à l’égard des villes nouvelles et de leur planification par unité de voisinage : fusion ethnique attendue de l’attribution des logements par ordre des demandes et par tirage au sort pour chacune des catégories d’appartement, promotion du sens civique à travers les campagnes d’intérêt collectif (en faveur de la plantation d’arbres, du respect de l’environnement et des espaces publics, de la limitation des naissances ou de la lutte contre la criminalité, le gaspillage de l’eau et de l’énergie), organisées par les institutions d’encadrement para-étatiques (comités consultatifs de citoyens, comités de résidents, centres communau-taires, ...). Le dispositif d’accession à la propriété repose sur les prêts accordés par la Caisse centrale de prévoyance (Central Provident Fund – C.P.F.). Cet organisme public de retraite par capitalisation, alimenté par les cotisations obligatoires des salariés et de leurs employeurs, est devenu un instrument clé dans le financement de la production de masse du logement public comme dans celui du crédit immobilier : une partie de l’épargne accumulée au bénéfice de l’employé peut, en effet, être utilisée par anticipation comme apport intial en vue de l’acquisition d’un logement, une fraction des cotisations mensuelles servant alors au remboursement du prêt (Lee, 1976 ; Kleimo, 1989). L’importance, pour Singapour – ancien territoire colonial peuplé par l’immigration –, de l’affirmation d’une identité nationale, dans un contexte d’internationalisation économique et de vives tensions “régionales”, ne saurait échapper. Elle permet, notamment, d’apprécier l’enjeu que constitue alors la “désinisation” du centre-ville, au profit d’une modernité urbaine qui s’affiche désormais sans concession, tant dans le centre de la capitale Le premier ”Concept Plan” : effets d’une continuité stratégique 2 71 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle que dans les villes nouvelles. Mais il convient également de saisir, dans cette perspective, l’articulation étroite qui s’établit entre une édification nationale orchestrée par la planification urbaine (tout en trouvant d’autres vecteurs dans le système scolaire ou le service militaire) et la modernisation économique de la société singapourienne – question cruciale, alors que le retrait des bases militaires britanniques menace des milliers d’emplois. Tandis que l’endettement lié à la généralisation de l’accession à la propriété impose aux habitants des villes nouvelles, par le biais des mécanismes de crédit au logement, de disposer d’un salaire régulier, la rénovation urbaine – activant l’élimination des petits métiers urbains –, ainsi que l’aménagement de zones industrielles (à Jurong, mais aussi – dans les années 1980 – à proximité des villes nouvelles, à la faveur du développement des industries électroniques, pourvoyeuses d’emplois féminins) concourent au recyclage de la population active dans les secteurs modernes ainsi promus : services et commerces modernisés, industries, transports. Au milieu des années 1980, le dispositif urbain et territorial défini par le Concept Plan semblait s’acheminer vers sa réalisation complète sans laisser entrevoir de changement majeur, l’introduction de certains perfectionnements (innovations architecturales et urbanistiques ou dans le domaine des transports) et les adaptations correspondant à la “deuxième révolution industrielle” de Singapour (celle de l’électronique, de la micro-informatique et des nouvelles technologies) ne mettant pas en cause sa logique d’ensemble (Goldblum, 1996a). Une quinzaine de villes nouvelles étaient alors achevées ou en cours d’achèvement, devenant le cadre résidentiel usuel pour plus de 70 % de la population singapourienne ; présentant une plus grande variété typologique pour leurs immeubles d’habitation et dotées d’une hiérarchie de centres de service (depuis le centre urbain jusqu’aux petits équipements de proximité attachés aux îlots), ainsi que d’espaces publics soigneusement traités, elles s’écartaient définitivement de l’image de lieux de recasement des citadins pauvres pour revêtir l’aspect de zones d’habitat périurbain des catégories moyennes sous la forme particulière d’ensembles, denses et planifiés, de tours et de barres. Le centre-ville, rénové par des “super-blocs” s’affirmait comme un moderne hypercentre, avec ses aires spécialisées : encadrés par l’U.R.A., les aménagements du quartier de “Golden Shoe” (U.R.A., 1989), centre d’affaires international au cœur de l’ancienne Chinatown, et du quartier 72 d’Orchard Road, son extension touristique jalonnée d’hôtels et de “complexes commerciaux” de luxe, avaient provoqué en tel “boom” sur le marché immobilier que l’on pourvoyait au doublement des surfaces centrales par l’annexion de terrains “poldérisés” (marinas). Les nouvelles zones industrielles, localisées à proximité des villes nouvelles, enregistraient les effets de la nouvelle phase de développement industriel, marquée par l’essor de l’électronique, et permettaient de rejoindre deux principes complémentaires de l’urbanistique singapourienne : celui de la protection de l’environnement sur un territoire limité, et donc particulièrement exposé aux pollutions industrielles, grâce aux développement d’industries “propres”, et celui – issu de l’idéal de la cité-jardin – d’une conciliation de la ville et de l’industrie dans un environnement “pacifié” par les espaces naturels (Goldblum, 1988). Enfin, la dissociation fonctionnelle inhérente à la logique institutionnelle et urbanistique du Concept Plan – y compris dans sa dimension “défondatrice” à l’encontre de l’ancienne mixité résidentielle et commerciale du tissu urbain central - trouve sa contrepartie dans une reliaison technique et sociale des éléments dissociés. Le système de centres développé dans les villes nouvelles contribue à “tramer” l’île d’un réseau hiérarchisé, le centre international d’affaires et de commerce y occcupant la position supérieure. Le couplage entre zones industrielles et espaces résidentiels, conforme au principe d’autonomie des villes nouvelles, réalise une articulation que la cité industrielle de Jurong avait esquissée (sans réel aboutissement), l’étendant à l’ensemble du système urbain - à l’exception du centre-ville. A défaut de véritable représentation locale, l’ingénierie sociale développée par les organisations para-étatiques d’encadrement local tente de susciter, aux différents échelons du découpage “néo-urbain”, de nouvelles sources d’identification sociale et nationale, et notamment de promouvoir des relations de voisinage en lieu et place des liens sociaux inscrits dans les anciennes partitions ethnolinguistiques. C’est cependant dans le domaine des transports que ce travail de reliaison à l’œuvre dans le dispositif de planification urbaine s’exprime de la façon la plus claire. Un réseau d’autoroutes et de voies rapides – Pan-Island Expressway – relie les villes nouvelles au centre, pôle majeur des emplois tertiaires, la desserte étant assurée par un service d’autobus (Singapore Bus Service) rendu plus efficace grâce à la restructuration intervenue dans les années 1970, tandis que le centre-ville est protégé De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle des problèmes de circulation par un dispositif de limitation à l’entrée des véhicules privés (Area Licensing Scheme) mis en place en 1975 et dont l’efficacité a valu, depuis, une renommée internationale à Singapour. En outre, le projet de métro (Mass Rapid Transit System – M.R.T.), différé à de multiples reprises, entre enfin dans une phase active de réalisation et est appelé à renforcer la qualité de ces liaisons (Wong, 1998). Ainsi, en dépit des aléas d’une économie particulièrement exposée aux fluctuations économiques mondiales, en particulier l’onde de choc de la première crise pétrolière (stagflation : 1974-1975), la remarquable continuité dans la conduite des affaires de l’Etat semble alors devoir trouver son répondant dans la continuité de la stratégie d’aménagement portée par le Concept Plan. Pourtant, dans la seconde moitié des années 1980 – période d’achèvement du premier Concept Plan (horizon 1990) –, quelques signes annonciateurs d’une réorientation stratégique commencent de se manifester, sectoriellement ou ponctuellement, qui seront activés par les revers économiques du milieu des années 1980, marquant la montée en puissance de l’Urban Redevelopment Authority dans la politique urbaine. Des considérations politico-institutionnelles nationales et le souci de rationaliser les dépenses publiques dans un contexte de récession temporaire, mais forte (en 1985), semblent avoir conduit les autorités singapouriennes à reconsidérer le statut administratif des villes nouvelles. En effet, leur réalisation a pris place à l’écart de toute formule de représentation locale, la seule référence en la matière – à savoir le Conseil municipal mis en place sous la tutelle britannique, avec des pouvoirs de gestion limités à la “zone urbanisée” – ayant été supprimée pour des raisons politiques internes dès 19593. En conséquence, le Housing and Development Board a vu ses pouvoirs de gestion s’étendre à mesure de la réalisation des programmes de villes nouvelles, exerçant son autorité sans partage sur un parc de 550 000 logements et sur ses habitants à travers ses 3 Le conseil municipal avait, pour la première fois, donné lieu à une représentation élective en 1957, la victoire électorale du People’s Action Party (P.A.P.) de Lee Kuan Yew préludant à sa venue au pouvoir dans le contexte de l’autonomie interne de 1959. Mais le premier acte législatif du gouverment-P.A.P. fut précisément d’abolir cette instance, éliminant par là même – tant en termes d’administration que de planification – la distinction entre zone urbaine et zones rurales opérée par les autorités coloniales ; ce, au profit de la mise en place des organes opérationnels de l’aménagement. De façon symbolique, l’ancien hôtel de ville (City Hall) est alors devenu le siège du gouvernement (Chua, 1996). antennes locales, organisées par zone géographique et par domaine d’intervention. Afin de parer aux effets d’une “hypercentralisation” jugée politiquement dangereuse4 et en vue de la privatisation de certains des services urbains assurés par le H.D.B., visant à réaliser des économies d’échelle (par le regroupement des entités urbaines et de grands ensembles proches), l’Etat singapourien a promulgué, en 1988, le Town Councils Act ; celui-ci préside à la création de nouvelles instances locales, dotées d’un budget propre sur la base de la fiscalité locale et de subventions de l’Etat, destiné à assurer leur autonomie de gestion (Goldblum, 1991). Tandis que le domaine de compétence du H.D.B. est ainsi érodé, l’U.R.A. voit au contraire ses compétences s’élargir. Porté par la volonté de faire obstacle aux effets, jugés délétères, de l’influence occidentale qui accompagnent l’internationalisation de l’économie, l’Etat singapourien réactive l’enseignement des langues officielles asiatiques (notamment du mandarin), ainsi que de la morale confucéenne. Or, cette démarche rejoint un engouement nouveau de la société singapourienne, comme de ses planificateurs, pour les choses du passé qui, sous le vocable de heritage (patrimoine), en vient également à concerner le cadre bâti. Depuis la fin des années 1970, l’U.R.A. avait déjà mis en œuvre quelques opérations ponctuelles de réhabilitation, le plus souvent articulées à l’axe touristique d’Orchard Road, qui demeuraient cependant un volet mineur dans son action de rénovation urbaine. Mais au milieu des années 1980 – alors que les travaux de “poldérisation” lèvent l’hypothèque de la pénurie foncière centrale –, le faible dynamisme de l’économie touristique, plaçant Singapour en situation de surcapacité hôtelière, sera l’argument décisif pour rendre public un véritable programme de réhabilitation des vestiges de l’ancienne ville sino-coloniale – notamment des “quartiers ethniques” de Tanjong Pagar (Old Chinatown), de Little India et de Kampong Glam, correspondant aux trois principales composantes du peuplement de Singapour (chinoise, malaise, indienne) – qui semblaient voués à la démolition (Viaro, 1995 ; Goldblum, 1996b). 4 L’emprise croissante du H.D.B. s’est imposée à mesure que le dispositif d’aménagement s’étendait, géographiquement, à de nouvelles zones résidentielles, socialement, à l’accueil de catégories plus aisées de résidents, économiquement, à l’intégration de nouvelles fonctions industrielles et tertiaires. Si bien que le H.D.B. est progressivement devenu gestionnaire de la vie quotidienne pour près de 90 % de la population singapourienne. Il s’agit donc, aux dires mêmes du vicePremier ministre (actuel Premier ministre) Goh Chok Tong, de mettre un frein à cette gestion monolithique (Straits Times [Singapore], 29/06/1988). 73 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Si ce programme, établi en coopération étroite avec le Singapore Tourist Promotion Board, s’inscrit dans la continuité de la logique d’action de l’U.R.A., articulant ses interventions en centre-ville aux priorités économiques du secteur tertiaire international, et adopte les mêmes références juridiques et les mêmes formes de transfert de propriété à la promotion privée que la rénovation urbaine, il n’en marque pas moins une inflexion dans ses conceptions urbanistiques en même temps qu’une remarquable extension de ses capacités d’intervention. Les réadaptions et transferts de charge au sein du triptyque sur lequel repose la planification urbaine et territoriale – H.D.B., U.R.A., J.T.C. – sont certes chose courante à Singapour. Ainsi, Jurong Town Corporation a été dessaisi de l’aménagement et de la gestion de la partie résidentielle de la cité industrielle – Jurong Est et Ouest – en faveur du H.D.B. au début des années 1980 ; le Housing and Development Board qui intégrait initialement les compétences en matière de rénovation urbaine en a été déchargé, en 1974, par la création de l’U.R.A. Mais les évolutions concernant la “division sectorielle du travail” au sein des institutions de la planification urbaine prennent une signification et une portée particulières à la fin des années 1980, dans le contexte de la révision du Concept Plan. En effet, en vertu de l’Urban Redevelopment Act de 1989, l’U.R.A. intègre les compétences en matière d’aménagement du territoire exercées par le Département de la planification du ministère du Développement national et, à ce titre, se trouve en charge de la révision du Concept Plan, engageant le devenir physique de la cité-Etat pour vingt ans (1991-2010). Nouvelles considérations sur l’aménagement urbain à Singapour L’analyse du nouveau schéma de planification stratégique n’a pas pour seul intérêt de permettre de dessiner les contours de la future physionomie de la cité-Etat. Elle permet de prendre la mesure des écarts entre deux phases de la planification urbaine, de lire comment les changements intervenus tant à Singapour même que dans son environnement “régional” et international sont pris en compte dans la définition de nouvelles conceptions et de nouveaux objectifs d’aménagement, autrement dit 74 comment l’Etat singapourien entend gérer la dynamique des flux dans sa mise en forme spatiale et à quelles anticipations cette spatialisation donne lieu. Le Concept Plan révisé : nouveaux critères et nouvelles orientations stratégiques – densification, régionalisation, exportation Répondant à la hantise permanente des dirigeants singapouriens quant à la saturation du territoire sous les effets conjugués de la pénurie foncière (land scarcity) et de la croissance démographique, le premier schéma de planification stratégique a pleinement rempli ses objectifs : les villes nouvelles ayant joué leur rôle de condensateurs spatiaux, moins de la moitié du territoire national est occupée par des constructions ; en outre, le programme (particulièrement strict) de limitation des naissances a opéré au-delà de toute attente (le taux de croissance démographique moyen est de 1,3 % par an depuis 1980). Dans ces conditions, prenant acte de la révision de la politique démographique intervenue en 1987 (et probablement aussi des perspectives d’une immigration à partir de Hong Kong dans le contexte de son rattachement à la Chine), le schéma admet sans crainte, dans ses projections, l’hypothèse d’un accroissement de l’ordre d’un million d’habitants, soit une population portée à 4 millions d’habitants, voire plus. A cette perspective correspondent des objectifs de redensification, notamment dans le domaine de l’habitat programmé. Le H.D.B., désormais en charge d’un parc de quelque 800 000 logements, principalement situés dans une vingtaine de villes nouvelles, se dit en mesure de doubler son parc de logements à partir de ses seules réserves foncières ; des dispositions sont donc envisagées qui portent tant sur l’ouverture de nouveaux sites de construction (notamment sur le front de mer et en centreville) que sur des ensembles existants et admettent de nouvelles formules d’habitat de faible et moyenne densité. L’Etat singapourien continuant d’user de la production du logement comme d’un instrument anticyclique, l’annonce de ces nouveaux programmes, associant de façon croissante la promotion privée, vise également à tempérer les tensions inflationnistes qui se manifestent sur le marché libre du logement (Goldblum, 1994a). Ces dispositions prennent place à l’intérieur du nouveau découpage de l’île en 55 secteurs opérationnels, les plans de secteur (Development Guide Plans – D.G.P.) intégrant également le traitement de la desserte par les infrastructures et réseaux de transport, des espaces publics et, plus largement, de De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle l’occupation du sol. Ils s’inscrivent eux-mêmes dans un cadre régional répondant à une nouvelle organisation du territoire. C’est là une innovation majeure, rompant avec l’image, produite par le précédent Concept Plan, d’une unique région urbaine comprenant une capitale et ses excroissances sous la forme de villes nouvelles et de zones industrielles. Le territoire singapourien est désormais conçu et projeté comme un ensemble de cinq régions ; outre le centre-ville, quatre régions périphériques d’environ 800 000 habitants devraient être développées à partir du “concept” de parcs technologiques (international business parks) et organisées autour de leurs centres régionaux respectifs : Tampines, Seletar, Woodlands et Jurong Est, villes autonomes dotées d’équipements et d’activités de toutes catégories (U.R.A., 1991). Une autre dimension novatrice est également à prendre en compte, portant sur des formules de délocalisation industrielle ou de développement industriel supra-territorial et faisant le pendant des projets locaux de parcs technologiques. Ces derniers, organisés selon un nouveau réseau de centres, traduisent la volonté de réserver Singapour aux technologies de pointe et au tertiaire supérieur, tandis que les industries de main d’œuvre sont appelées à se reporter sur des territoires voisins, en particulier dans le triangle de coopération économique avec la Malaysia et l’Indonésie – projet lancé en décembre 1989 et officialisé sous l’acronyme de Sijori (Singapour-Johore-Riau) en décembre 1994 (Fau et Nur, 1998). Les incidences de cette stratégie industrielle sont perceptibles dans le nouveau schéma d’aménagement de Singapour, non seulement à travers la conception des parcs technologiques, mais également à travers l’aménagement d’une nouvelle “chaussée” (causeway) reliant l’ouest de Singapour à la péninsule malaise et le nouveau rôle dévolu à la ville nouvelle de Woodlands, en position frontalière, qui voit son statut renforcé en tant que “centre régional” desservi par le métro (M.R.T.). Ces perspectives de développement externe ne visent pas uniquement à limiter l’immigration de main d’œuvre (assurant 13 % des emplois en 1990) ; elles marquent une orientation forte de la nouvelle stratégie internationale de Singapour. Un premier aspect de cette réorientation stratégique concerne la reconquête d’une dimension “régionale” à l’échelle de l’Asie du Sud-Est et, audelà, de la zone Asie-Pacifique. Les revers conjoncturels du milieu des années 1980, intervenant à la suite de deux décennies de croissance économique continue, ont mis en évidence la fragilité du système économique singapourien du fait de sa dépendance à l’égard de flux économiques mondiaux sans assise territoriale, dans une période où la crise économique frappe les grandes puissances industrielles. Singapour est, en effet, voué à subir une contrainte structurelle majeure, à savoir la surcapacité de son potentiel en capitaux et en expertise, résultant de sa situation de cité-Etat et sans commune mesure avec l’étendue de son territoire – situation qui, dans le contexte économique international actuel, ne semble plus pouvoir trouver d’issue en termes de flux économiques, mais exige une “territorialisation”, nécessairement supranationale, de ses capacités. Or, la montée en puissance des pays de l’Asie du Sud-Est, leurs stratégies de diversification industrielle et de modernisation, le changement d’échelle des opérations qui s’y développent et l’ouverture économique des pays de régime socialiste offrent de nouvelles opportunités de déploiement sur ce plan, facilitées par la préexistence d’un réseau commercial, fortement implanté, reposant le plus souvent sur les grandes fortunes de la “diaspora” chinoise et à l’intérieur duquel les hommes d’affaires singapouriens jouent un rôle très actif. En outre, ces perspectives économiques entrent en phase avec la volonté de l’Etat singapourien – dont la forte puissance de rayonnement compense, en somme, la faible dimension – de s’imposer comme puissance régionale asiatique, non seulement sur le plan économique, mais également sur le plan politique. De ce point de vue, Singapour dispose d’atouts importants : à l’image reconnue de sa rigueur exemplaire dans la conduite de la modernisation de l’économie et de la société de la cité-Etat, associée à une exceptionnelle continuité politique, s’ajoute le fait qu’avec le déclin des idéologies communistes, Singapour est désormais le seul Etat de la région à disposer d’un discours doctrinal sur la modernisation asiatique, étayé par une réelle expérience et par d’incontestables performances. Sans renoncer à ses perspectives de “ville mondiale” – mais toujours prompt à jouer des effets de crise comme d’un levier pour son développement, l’Etat singapourien s’est donc engagé dans une stratégie de “régionalisation”. Outre l’intensification des investissements et de l’exportation de services “haut de gamme” dans la zone Asie-Pacifique (notamment en direction des pays socialistes en quête d’ouverture économique : en 1991, Singapour est devenu le troisième partenaire commercial du Viêt-nam), cette stratégie se traduit par des connexions fortes, dotant Singapour de terri- 75 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle toires d’accueil pour son redéploiement industriel : d’abord, dans le cadre du “triangle de croissance” Sijori, déjà mentionné, lui associant de fait, dans des formes bilatérales, des fragments de territoire de la Malaysia (Johore) et d’Indonésie (RiauBatam), la cité-Etat en constituant le véritable pôle ; puis – au-delà de l’Asie du Sud-Est –, dans le cadre du projet de cité industrielle lancé en Chine en 1993 par l’ancien Premier ministre Lee Kuan Yew et réalisé à Suzhou (à 80 km de Shanghai) par un consortium public singapourien, projet parfois qualifié de “Singapour bis”(Singapore II) (Teh, 1995 ; Ngoo, 1995). Les actions ainsi menées en Asie du Sud-Est et en Asie orientale ont également valeur de “réasiatisation” de la stratégie géo-économique et politique de Singapour, “réasiatisation” qui trouve des échos à l’intérieur de la cité-Etat dans les représentations de l’identité nationale. Le thème, en vigueur de longue date à Singapour, d’“instantané d’Asie” (instant Asia), version touristique et folklorisante d’un pluralisme ethnique revendiqué, sur le plan socio-politique, comme spécificité et source de l’identité nationale singapourienne, ne pouvait que faire tache dans un environnement malayo-indonésien. Face à une conception de l’identité nationale attachée aux populations autochtones, à la diversité desquelles l’islam était censé servir de trait d’union, les actions de “désinisation” menées à Singapour, au cours des années 1970, sur les plans de la langue et des structures urbaines, étaient sans effet (sinon à usage interne) ; la stratégie d’internationalisation et le primat accordé à la langue anglaise ne pouvaient que renforcer l’image de Singapour comme élément exogène aux yeux de ses voisins (Goldblum, 1986). On n’en mesure que mieux la portée géo-politique du “triangle de croissance” Sijori et des liens territoriaux qu’il tisse entre Singapour d’une part, la Malaysia et l’Indonésie d’autre part. Dès lors, l’ “instantané d’Asie” que livre Singapour peut servir de figure unificatrice d’une future identité asiatique. La cité-Etat s’affirme, du reste, comme dépositaire des valeurs asiatiques modernes (Clammer, 1993 ; Margolin, 1997), conférant ainsi une signification nouvelle – d’envergure supranationale – aux politiques menées plus récemment dans le domaine linguistique (“réhabilitation” des langues officielles asiatiques – notamment du mandarin) comme dans le domaine urbanistique (“réhabilitation” des anciens quartiers “ethniques” – notamment de Chinatown). Or, cette stratégie “régionale” en direction de l’Asie du Sud-Est et de l’Asie orientale – prenant 76 place entre la dimension locale (en principe confondue avec la dimension nationale, à Singapour) et la dimension internationale – a pour particularité d’admettre une composante territoriale, mettant à l’ordre du jour – non plus dans les termes d’un débat théorique, mais dans les termes concrets de l’échange – la question de l’“exportabilité” du modèle urbanistique singapourien. L’urbanisme singapourien comme produit d’exportation ? Grand port mondial, pôle majeur des échanges internationaux pour lequel le commerce d’entrepôt a longtemps tenu lieu de fondement économique, Singapour a incontestablement été un importateur de modèles urbains et architecturaux. Les formes qu’adopte la ville à ses diverses phases d’évolution sont imprégnées de ces multiples références. Singapour a ainsi successivement puisé dans les configurations socio-spatiales de la cité marchande asiatique, dans les formes architecturales des maisons “baroques” chinoises de Malacca, dans le “complexe” bungalow + compound anglo-indien (King, 1975), et jusque dans le principe anglais des villes nouvelles, dans les aménagements “à la japonaise” de zones franches industrielles sur terrains “poldérisés” et de “complexes commerciaux”, dans la formule nord-américaine du condominium5. Cependant, Singapour s’est également imposé, de façon précoce, comme exportateur de formes urbaines ; il n’est que d’évoquer son influence dans la diffusion du principe du “compartiment chinois” (shophouse) comme générateur de la rue marchande en Asie du Sud-Est – avec des références particulièrement évidentes dans le cas de Bangkok. Depuis, Singapour s’est affirmé – dans la logique originale que l’on sait – comme le territoire le plus planifié de l’Extrême-Orient. Si le Japon demeure, dans cette aire, la référence incontestée en matière de développement et d’innovation industriels, également en matière de créativité architecturale moderne, c’est Singapour qui y livre l’expression la Ensembles résidentiels constitués d’appartements en copropriété. La formule initiale, introduite à Singapour par la législation de 1972, concerne des résidences de luxe incluant des services collectifs et des équipements de loisirs (piscines, terrains de squash, ...) au titre des parties communes ; ces micro-aménagements doivent couvrir au minimum 40 % de la surface du terrain (elle-même égale ou supérieure à 0,4 ha). Le succès de cette formule tient notamment au fait qu’elle ouvre l’accès de la propriété immobilière aux résidents étrangers, tout en autorisant le doublement des densités résidentielles minimales admises par le schéma directeur – soit environ 750 habitants/ha (Motha, 1981). 5 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle plus complète en matière d’aménagement territorial et urbain, la plus fortement “théorisée” aussi (la question de la “réussite”, sur ce plan, étant matière d’un autre débat) (Goldblum, 1994b). plus directes6. Dans un tel contexte de métropolisation, de nouvelles opportunités s’offrent à Singapour pour la réalisation de grands projets d’aménagement “clé-en-main” hors de ses frontières. Les réalisations de la cité-Etat dans ce domaine lui ont valu une reconnaissance internationale (le H.D.B. a ainsi été lauréat, en 1992, du World Habitat Award de l’O.N.U. pour la réalisation de la ville nouvelle de Tampines) et l’on retrouve aisément l’influence de ses dispositifs institutionnels ou de ses formules d’aménagement dans les mesures adoptées par les pays voisins (utilisation de l’Employees Provident Fund – E.P.F. – dans le système du crédit au logement et instauration de l’Urban Development Authority – U.D.A. – en Malaysia, adoption d’une loi sur les condominiums en Thaïlande) comme, plus largement, dans le développement vertical par “super-blocs” des centres-villes modernisés, souvent porté par les mêmes agences d’architecture ou bureaux d’études, voire par les mêmes capitaux de promotion. Les deux projets supranationaux mentionnés précédemment – celui relatif au “triangle de croissance” Sijori, et plus encore celui de Suzhou – présentent, à cet égard, un caractère exemplaire. Ces deux projets ont, en effet, en commun d’associer le développement industriel et l’aménagement – territorial et urbain – dans des situations proches de l’extra-territorialité. Ils placent Singapour non seulement en position d’intermédiaire dans la recherche des investissements, garant de l’efficacité du montage des opérations, mais également en position de maître d’ouvrage d’opérations complexes ; ces nouvelles relations contractuelles permettent à la cité-Etat d’accéder enfin à la grande dimension (le projet de Suzhou concerne un parc industriel destiné à fournir 360 000 emplois, couplé – sur le modèle de Jurong – à une cité devant accueillir 600 000 habitants), à la mesure de ses capacités, mais que ses limites territoriales ne lui permettent d’expérimenter localement qu’en modèle réduit. En revanche, dans les années 1970-1980, l’absence de maîtrise foncière, l’incapacité à pourvoir les citadins pauvres en logements économiques, l’incurie des services urbains et, avant tout, les difficultés budgétaires, semblaient devoir écarter toute possibilité de transfert plus large des conceptions urbanistiques singapouriennes (a fortiori dans le cadre de projets publics conjoints de grande envergure). L’intégration même des divers volets de l’aménagement dans un dispositif de planification cohérent, caractéristique majeure de l’expérience urbanistique singapourienne, faisant obstacle à sa reconduction sur d’autres territoires, celle-ci paraissait devoir demeurer, telle une vitrine de l’urbanisme, unique et inaccessible. L’horizon dans lequel le Concept Plan de 1991 se profile, marque, de ce point de vue, une inflexion majeure, en raison de nouvelles convergences qui, portées par la croissance économique de la première moitié des années 1990 (augmentation des ressources publiques et prises de relais par les investisseurs privés, salarisation croissante de la population active et “solvabilisation” par l’accès au crédit, extension du marché intérieur et de la consommation des ménages, etc.), se manifestent sur le terrain de l’aménagement. Les programmes publics et privés de villes nouvelles associés au développement de zones industrielles périurbaines, les grandes opérations de rénovation urbaine et les grands travaux d’infrastructures dans le domaine des transports (autoroutes urbaines, systèmes de transports collectifs) en sont les expressions les En fait, les principaux organismes de planification singapouriens sont fortement sollicités pour des actions d’aménagement de zones industrielles et de villes nouvelles dans d’autres pays asiatiques – notamment dans ces vastes ensembles territoriaux que sont la Chine et l’Indonésie –, dessinant une véritable stratégie d’exportation de l’expertise singapourienne dans ces domaines ; à tel point que le H.D.B. a établi une filiale spécialisée de droit privé (Cesma International) ayant pour vocation de commercialiser ses compétences, largement reconnues, en matière d’aménagement de villes nouvelles, auprès d’opérateurs privés intervenant à Singapour 6 Généralement couplés à des zones d’activités industrielles et tertiaires et desservis par le réseau autoroutier, les aménagements résidentiels de la périphérie de Bangkok ou de Jakarta, au milieu des années 1990, traduisent cette tendance à la “néo-urbanisation” de grande envergure. En ce qui concerne la région métropolitaine de Bangkok, la ville nouvelle de Muang Thong Thani, réalisée par un promoteur privé (Bangkok Land Co. Ltd) avec la participation du groupe Bouygues sur un terrain de 560 ha à 20 km de la capitale, est appelée à devenir l’une des principales villes de Thaïlande, avec plus de 300.000 habitants. D’autres réalisations sont alors en cours ou en projet, telles Tana City – avec un programme de plus de 75 000 logements – et Lad Krabang – avec un programme de plus de 24 000 logements (Thadaniti, 1996). En ce qui concerne la région métropolitaine de Jakarta (Jabotabek – acronyme pour Jakarta-Bogor-Tangerang – Bekasi), on compte, dans la même période, une trentaine de “villes nouvelles” en cours de réalisation ou en projet – telles Bumi Serpong Damai et Tigaraksa dans le département de Tangerang, Cikarang Baru et Bekasi 2000 dans celui de Bekasi – couvrant chacune plusieurs milliers d’hectares ; ce, au prix de la reconversion hâtive ou du gel spéculatif d’importantes surfaces agricoles et de l’éviction de fait des agriculteurs (Goldblum, 1998). 77 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle et à l’étranger – principalement dans les pays de l’A.S.E.A.N.7 et en Chine –. Mais l’intérêt des projets relatifs au “triangle de croissance” Sijori et à la réalisation de la cité industrielle de Suzhou est ici de mobiliser très largement le potentiel d’expertise en matière d’aménagement des organismes publics singapouriens (U.R.A., J.T.C. et H.D.B. interviennent directement ou par l’intermédiaire de leurs filiales dans le projet de Suzhou, Cesma International étant présent sur les deux terrains). Par ailleurs, ces projets rendent perceptible la portée qu’acquièrent les innovations récentes introduites dans la planification urbaine et territoriale à Singapour même, dans une perspective d’exportation et dans le sens, imprévu, d’une expérimentation de la grande dimension. Ainsi, avec son programme de réhabilitation de quartiers sino-coloniaux, l’U.R.A. dispose d’une expérience de valorisation touristique du patrimoine urbain unique en Asie du Sud-Est et qui pourrait se révéler particulièrement fructueuse dans le cadre de ses actions extérieures en direction des villes aux centres anciens particulièrement riches (c’est, à l’évidence, le cas pour la ville historique de Suzhou). En outre, avec le Concept Plan de 1991, l’U.R.A. s’est doté d’instruments actifs de planification à l’échelle régionale. Son expérience nouvelle dans l’aménagement de “mini-régions” urbaines de 800 000 habitants ne demande qu’à être appliquée à l’échelle de grandes étendues territoriales. Il en va de même pour le nouveau schéma de transports et pour le “Plan vert” ; également associées à la révision des principes de la planification stratégique, leurs orientations traduisent la volonté de constituer Singapour en pôle technologique et d’expertise – y compris dans le domaine de l’environnement – à l’échelle de l’Asie-Pacifique. Vu sous l’angle de cette stratégie nouvelle d’exportation (expertise, capitaux, industries de main d’œuvre) et de ses perspectives de développement, Singapour apparaît tel un condensé urbanistique, usant de son propre territoire comme d’un espace d’expérimentation et d’exposition. Cependant, avec cette dimension nouvelle de l’exportation, la question récurrente du modèle urbanistique singapourien, de sa “reproductibilité” dans les capitales voisines sort du cadre théorique qui était jusqu’alors le sien pour revêtir des aspects plus pragmatiques. 7 Association of South-East Asian Nations, association de coopération régionale fondée en 1967 par cinq Etats : Indonésie, Malaysia, Philippines, Singapour, Thaïlande ; celle-ci s’est ultérieurement élargie à Brunéi (1984) et, plus récemment, au Viêt-nam (1995), puis à la Birmanie et au Laos (1997). 78 Or, si certaines des questions suscitées par le “modèle de développement” de la cité-Etat dans les années 1980 – telle la question du contournement de la dimension “régionale” au profit de l’internationalisation des activités économiques (en termes d’investissements et de marchés) ou celle des rapports d’échelle entre Singapour et les grands territoires nationaux de l’aire Asie-Pacifique – trouvent des éléments de réponse dans les évolutions récentes de la stratégie singapourienne, elles cèdent la place à des interrogations nouvelles qui concernent, en somme, le passage du modèle à la série. Il s’agit, d’une part, de l’adéquation du dispositif urbanistique singapourien, eu égard au degré de sophistication qu’il a désormais atteint, au traitement des situations critiques que subissent les grandes agglomérations de l’Asie du Sud-Est et dont on peut actuellement noter l’aggravation – à Bangkok, Jakarta ou Manille, mais aussi à Hô Chi Minh-Ville ou Hanoï – dans des domaines tels que l’accès au sol urbain pour les populations les plus démunies, les services urbains et l’environnement. Il s’agit, d’autre part, de la réceptivité de ces grandes villes au “modèle” urbanistique singapourien, alors que les complémentarités se renforcent au sein du réseau des capitales en cours de formation, activant des tendances à la “singapourisation” observables dans la dynamique de développement de leurs territoires. Ces interrogations mettent ainsi en relief deux caractéristiques contrastées de l’évolution des grandes agglomérations de l’Asie du Sud-Est au cours des années 1990 : la crise urbaine dans la croissance économique et les effets urbains de l’intégration – sélective – des territoires dans l’économie mondiale, caractéristiques qui recoupent, dans le vocabulaire aujourd’hui en usage, les aspects de la “gouvernance” et de la “métropolisation”. Tandis que les effets de la métropolisation portent vers les capitales voisines des mécanismes communs de transformation urbaine, affectant les systèmes centre-périphérie et activant les grands projets jusqu’à la démesure8, l’accentuation de la crise urbaine vient sanctionner le caractère frag- A cet égard, les grands projets urbains du Premier ministre de la Malaysia, Mahathir Mohamad, sont révélateurs d’une compétition de prestige qui, au-delà des intérêts économiques, anime les interventions sur la scène asiatique de la modernité urbaine. Après avoir promu, dans le centre de Kuala Lumpur, les tours Petronas – données pour les plus hautes du monde (451 mètres), le dirigeant malaysien nourrit le projet d’une “capitale du XXIe siècle”’ au sud de Kuala Lumpur : Putra Jaya, ville nouvelle ‘“intelligente” – alliant hautes technologies et écologie urbaine – et point orgue du Silicon Valley malaysien, Multimedia Super Corridor – M.S.C. (Fujimura, 1997). 8 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle mentaire de ces transformations et apparaît, rétrospectivement, comme le signe annonciateur de ce qu’il est convenu d’appeler la “crise asiatique”9. Tout se passe comme si ce qui, dans le tissu socio-économique sud-est asiatique, assurait la plasticité urbaine aux impératifs de la mondialisation, associait les sources de la performance économique comme le dynamisme urbain à des éléments de fragilité structurelle. Les révisions drastiques que sont appelés à subir les grands projets d’amé- nagement et d’infrastructure – qu’il s’agisse de la grande cité administrative prévue à 120 km de Bangkok, des villes nouvelles de la périphérie de Jakarta ou de la “ville du XXIe siècle” dans le voisinage de Kuala Lumpur – semblent fixer une limite à l’application du “modèle singapourien”, en l’absence des instruments de régulation propres à la cité-Etat. L’actuelle mise en cause du “modèle de croissance asiatique” (Atiç et Walton, 1998) vouerait-elle, une fois encore, l’urbanistique singapourienne à sa situation d’exception ? 9 L’onde de choc financière qui a marqué l’entrée en crise des économies asiatiques au cours de l’été de 1997 (en quelques mois, les principales Bourses sud-est asiatiques ont alors enregistré une chute de 30 % à 60 %) a été précédée, en Thaïlande, par un effondrement de la demande sur le marché immobilier. En 1996, la moitié des logements mis sur le marché à Bangkok et dans ses provinces limitrophes n’ont pas trouvé preneurs ; l’éclatement de la “bulle spéculative” immobilière a ainsi conduit nombre de promoteurs à la faillite (Delhommais, 1997). 79 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ATINÇ Tamar Manuelyan et WALTON Michael, 1998, East Asia’s Social Model after the Crisis, Washington D.C., The World Bank, 29 p. (document provisoire). BEAMISH Jane et FERGUSON Jane, 1985, A History of Singapore Architecture. The Making of a City, Singapour, Graham Brash, 182 p. CHIANG TAO-CHANG 1990, A Computer Atlas of the Population of Singapore, 1980, Singapour, South Seas Society. CHUA BENG-HUAT 1996, “Management of a City-State in Southeast Asia”, in : J. Rüland (éd.), The Dynamics of Metropolitan Management in Southeast Asia, Singapour, I.S.E.A.S., pp. 207-224. 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En effet, par son attractivité et son poids à la fois symbolico-historique (d’ancienne capitale de l’empire ottoman et de lieu-référence de l’Islam sunnite), économique et démographique, Istanbul est incontestablement la principale métropole turque (de Turquie, voire de l’ensemble du “monde turc” en construction...). Cependant, elle demeure très mal connue. Ainsi le recensement national turc de novembre 1997 n’a-til pas permis de se faire une idée vraiment fiable de la population d’Istanbul, du fait de la fluidité et de l’arbitraire des découpages administratifs, ainsi que des conditions douteuses dans lesquelles se sont déroulées les enquêtes. Afin de mieux cerner Istanbul, complexe urbain en pleine recomposition et croissance, il convient ici de poser quelques jalons, presque exploratoires, relatifs aux nouvelles dimensions prises par la métropole, aux modalités actuelles de l’urbanisation, et à leurs perspectives. I. Une nébuleuse urbaine, en expansion et turbulente A. De la ville à la “région urbanisée” Istanbul n’est plus une ville. Par le passé, sous l’empire ottoman (1453-1922), le terme d’Istanbul ne désignait que la “ville turque”, héritière directe de Byzance, sise sur la rive occidentale du Bosphore, au sud de la Corne d’or. Istanbul se distinguait de Galata, la ville européenne (ou vénétogênoise) au nord de la Corne d’or (discontinuité déterminante à l’échelle de l’hypercentre stricto sensu1), d’Eyüp, quartier “hors-les-murs” sur la rive européenne, d’Üsküdar et de Chalcédoine (Kadiköy), implantations de la rive orientale, séparées d’Istanbul par le Bosphore (deuxième discontinuité structurante). Dès les origines donc, de part et d’autre de la Corne d’or et du Bosphore, l’espace urbain est pluriel et éclaté. Aujourd’hui, le terme “Istanbul” ne renvoie pas à la même réalité urbaine qu’au XVe siècle ; il a plusieurs résonances. En suivant un ordre de taille croissante, le terme désigne d’abord une aire urbai- On entend ici par hypercentre stricto sensu, les deux arrondissements compris à l'intérieur des remparts de Théodose (Eminönü et Fatih), et celui Beyofilu, englobant l'ancienne Galata. Soit 3 arrondissements sur 34 (en 1998), et 37 km2, sur les 5 220 que recouvre actuellement le département d'Istanbul. 1 83 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle ne dense, “coiffée” depuis 1984 par une “Grande Municipalité” (G.M.). Il désigne ensuite un département (il) turc, dont la population est urbanisée à plus de 95 % selon le dernier recensement (octobre 1997) et dont les contours viennent d’être revus (en 1995, puis fin 1996), avec la promotion d’un ancien arrondissement (Yalova, sur la rive sud du Golfe d’Izmit) au rang de département2 et la création de nouveaux arrondissements (par subdivision d’anciens). Enfin, “Istanbul” renvoie plus largement à la “région urbanisée”3 qui excède les limites de la G.M. et du département. Cette région urbanisée d’amples dimensions (qu’on pourrait aussi appeler le Grand Istanbul ou G.I.), commence seulement à être prise en compte par certains auteurs turcs (Tekeli, 1992), sous l’appellation de “mégapole eurasienne” (Avrasya Megapolü). C’est cette troisième acception qui nous semble désormais la plus pertinente et la plus fidèle aux processus d’urbanisation en cours. B. La croissance soutenue du Grand Istanbul Depuis le début des années 1980, un spectaculaire “changement de dimensions” s’est opéré : de conurbation (transmaritime), Istanbul est donc devenue une région urbanisée, se recomposant et s’étendant sur une tout autre échelle. Afin d’apprécier cette mutation, on rappellera les chiffres officiels (et sujets à caution4) : pour le seul département d’Istanbul, la population totale serait passée de 4,7 millions en 1980, à 7,3 millions en 1990, puis à environ 9,2 millions en 1997. Quant aux perspectives proches elles oscillent, pour l’an 2010, entre 11 et 14 millions, selon les hypothèses de croissance retenues. Quoi qu’il en soit le taux annuel de croissance semble s’être légèrement infléchi depuis 1985, passant de 4,5 % (pour la période 1985-1990) à 3,8 % (pour 1990-1997). En termes absolus, la population de la région urbanisée gagnerait actuellement de 250 000 à 350 000 habitants par an. Ceci posé, les facteurs de cette croissance, et leur part respective, sont à préciser. Une des originalités d’Istanbul, métropole d’un pays pourtant à présent 2 Ce qui a eu pour effet secondaire de diminuer la surface du département d'Istanbul, passée de 5 712 km2 en 1990 à 5 220 à la fin de l'année 1995 ; il est à noter qu'en 1965 sur les dix-neuf arrondissements que comptait le département, cinq ne relevaient pas de la municipalité centrale d'Istanbul (et étaient situés hors de ses limites, qui ont évolué depuis). 3 On préférera “région urbanisée” (plus descriptif) à région urbaine, dans la mesure où cette dernière expression pourrait laisser entendre qu'il existe une entité de gestion à l'échelle de cet ensemble, ce qui n'est pas le cas. 4 Du fait de la forte proportion des migrants, récemment installés, non enregistrés (kayîtsîz) auprès de leur mairie de rattachement ; cf. Pérouse, 1997. 84 largement urbanisé (à 65 % en 1997), c’est la part encore déterminante de la dynamique migratoire dans la croissance actuelle. En 1997 63 % des habitants du département d’Istanbul n’y étaient pas nés (cette proportion était seulement de 47 % en 1950). Mais cette proportion est appelée à s’amoindir promptement à court terme. Mais gare aux méprises : Istanbul accueille plus d’urbains que de ruraux ; depuis le début des années quatre-vingt, les migrations internes en Turquie ne sont plus en majorité le fait de ruraux (Ritter & Toepfer,1992). Le thème galvaudé de la ruralisation d’Istanbul, par les migrations, est donc à manier avec prudence. Cependant, les troubles violents qui sévissent à l’Est du pays (affrontements armés endémiques depuis 1984, villages détruits, économie et échanges désorganisés) contribuent à entretenir, voire à intensifier la dynamique migratoire vers Istanbul, à partir de régions kurdes, traditionnellement moins affectées par l’exode vers Istanbul que les régions du Nord-Est de l’Anatolie. La provenance des “néo-Stambouliotes” serait donc en train de se modifier. Quelle qu’en soit l’origine, la “question de la migration” (göç sorunu) vers la capitale économique est une des questions centrales qu’ont à affronter les autorités du G.I. (Özcan, 1990). Pour y mettre un terme les solutions policières les plus radicales ont été proposées. En outre, une partie de la population d’Istanbul demeure turbulente et peu fixée. Certains “habitants” ne l’habitent que par intermittence et se partagent entre Istanbul et leur département d’origine, où ils conservent une activité dont les revenus servent à améliorer l’ordinaire stambouliote. De surcroît, c’est par Istanbul que transite encore la plupart des candidats à l’émigration vers l’étranger ; transit qui peut durer des années, le temps d’accumuler un pécule suffisant et d’obtenir visas et autres papiers requis. La vigueur encore soutenue des migrations a donc pour effet de faire d’Istanbul une sorte de résumé de la Turquie tout entière. Les réseaux migratoires sont construits sur des liens de solidarité et d’entraide, à fondements religieux, régionaux, locaux et familiaux. En un sens, et paradoxalement peut-être, l’intégration urbaine passe souvent par une exacerbation et une instrumentalisation des identités d’origine. C. Une croissance inégale et surtout périphérique Un examen des rythmes de croissance, arrondissement par arrondissement, révèle des disparités pleines de significations. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Tableau n°1 : Evolution démographique des différents arrondissements du département d'Istanbul (1990-1997) (les astérisques signalent les arrondissements créés depuis 1990). Noms Pop. totale 1990 1.Alibeyköy* 2.Adalar (iles) 3.Avcilar* 4.Bakirköy 5.Bagcilar* 6.Bahçelievler* 7.Bayrampasa , 8.Besiktas , , 9.Beykoz 10.Beyoglu 11.Eminönü 12.Esenler* 13.Eyüp 19413 Pop.1997 Evolution ann. (en %) de la pop.urb. -3,25 211986 14996 214493 214254 478952 442876 235206 194154 191038 226580 50193 340406 249181 14.Fatih 462464 425593 -1,1 15.Gaziosmanp. 16.Güngören* 17.Halkali* 18.Kadiköy 19.Kagithane 20.Kartal 21.Küçükçekmece 22.Maltepe* 23.Pendik 24.Sariyer 25.Sisli , , 26.Tuzla* 27.Ümraniye 28.Üsküdar 29.Zeytinburnu 30.Sultanbeyli* 31.Büyükçekm. 32.Catalca , 33.Silivri 34.Sile , Total départ. Yalova 393667 647171 272285 9,18 648282 269042 611532 479419 695037 314803 361095 455836 330081 334642 223341 254115 90172 497564 462694 224897 ? 287940 ? 107000 ? 9250000 164090 1,03 2,42 N.S. N.S. 1328276 ^ 212570 192210 163786 229000 83444 295651 171872 250478 301257 395623 165679 82298 142910 64241 77599 253372 7309190 113417 N.S. 1,5 0,14 2,3 -0,1 -4,84 2,5 3,3 4,2 0,2 9,3 2,42 5,10 14,49 5,41 3,7 6,3 ^ ^ N.S. = évolution non significative en raison des modifications des limites de l'arrondissement entre les deux recensements. Source : T.C. Basbakanligi Devlet Istatistik Enstitüsü : Genel Nüfus Sayimi, Idari Bölünüs, , , Ankara, oct. 1991, p.9 ; pour 1997 : Milliyet, 5/12/1997, p.1. et enquêtes personnelles (février 1998). ^ 85 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Le schéma de recomposition est simple : on assiste à un phénomène de dépopulation des arrondissements centraux et, parallèlement, de développement très rapide de quelques arrondissements périphériques, et au-delà. L’écart entre les taux annuels de croissance est éloquent : de - 4,84 % pour Eminönü (au cœur de l’Istanbul d’origine), à 14,49 % pour Büyükçekmece, arrondissement institué en 1987, à la périphérie sud-ouest du G.I. Et hors de la limite actuelle du département, Yalova, au sud-est, affiche un taux annuel supérieur à 6 % ; l’ouverture (annoncée pour 2002) d’un pont de trois kilomètres reliant directement Gebze à Yalova, par dessus le golfe d’Izmit, laisse augurer d’une croissance encore plus vive à l’avenir. man’s land. Du reste, la dynamique urbaine a tendance à diffuser sur cinq autres départements : deux sur la rive européenne (Tekirdafi et Kîrklareli) et les autres (Kocaeli, Yalova et Bursa) sur la rive asiatique. Ainsi, par l’intermédiaire du très dynamique arrondissement de Gebze (dans le département de Kocaeli), l’agglomération d’Izmit – située à 90 kilomètres du cœur d’Istanbul, à la fois sur l’autoroute Istanbul-Ankara (la E.80), sur la voie ferrée et au fond du Golfe du même nom – est, en tant que principal port de Turquie et que lieu d’élection du capital étranger, de plus en plus fonctionnellement intégrée au complexe stambouliote. L’évolution négative procède de plusieurs logiques, souvent convergentes. Une “cytisation” de l’hypercentre, peu à peu exclusivement converti à certaines activités commerciales ou de bureaux ; une muséification à des fins touristiques, qui privilégie le monumental aux dépens du bâti résidentiel jugé plus banal ; une externalisation (ou fuite) des populations les plus aisées vers des cités de standing périphériques (comme à Büyükçekmece) ; et enfin, une forte dégradation du bâti ancien, produit de pratiques spéculatives qui consistent à “laisser-faire”, en attendant une occasion juteuse, plutôt que d’investir dans une restauration jugée coûteuse, à des fins uniquement résidentielles. On comprend, dès lors, le fort taux de vacance des logements dans l’hypercentre : au moins un logement sur quatre dans de nombreux ilôts de Beyofilu (sur les pentes vers la Corne d’or ou le Bosphore). Le desserrement doit aussi s’entendre en termes de densités de population : le petit arrondissement central de Fatih (10 km2), qui se distinguait par les densités les plus fortes (46.246 hab./km2 en 1990), essaime vers des arrondissements proches (comme GaziosmanpaÒa). II. Une urbanisation à plusieurs vitesses Quant aux arrondissements qui ont enregistré (et continuent d’enregistrer) une très rapide croissance, ce sont, sur la rive européenne : Sarîyer, GaziosmanpaÒa, Sivrili ; et sur la rive asiatique : Ümraniye (avec 9,3 %) au débouché du deuxième pont sur le Bosphore. En vérité, les dix arrondissements créés depuis 1990, indices d’une recomposition incessante des espaces urbanisés, obligeant à de permanents ajustements administratifs5, dessinent les marges suractives de l’aire urbaine. Au point de vue morphologique, ces marges suractives sont en discontinuité avec les espaces urbanisés centraux, auxquels elles ne sont reliées que par des routes et autoroutes qui traversent de nombreux no 5 Qui ne sont pas toujours effectués sans arrière-pensées politiciennes. 86 A. Constructions illégales et auto-contruction massives Les constructions illégales, c’est-à-dire effectuées sans aucune autorisation officielle, sans respect des normes prévalant, et/ou sur un terrain indûment accaparé représenteraient plus de 60 % des constructions (tous usages confondus) réalisées ces vingt-cinq dernières années à Istanbul. Cependant, les constructions illégales peuvent être de standing et d’apparence extrêmement variables. En effet, il en existe de haut et de moyen standing, responsables de la dénaturation des rives du Bosphore – en violation de la loi n° 1960, de novembre 1983 (censée protéger celles-ci) –, à la faveur de l’ouverture du second pont transcontinental (1989), qui a eu pour effet d’ouvrir brusquement de multiples terrains à la spéculation immobilière. A vrai dire, la diffusion de l’habitat illégal ne se comprend qu’en référence à la pratique politicienne des “amnisties sur la construction (imar affî)”, qui consiste, de la part des pouvoirs dits publics, à octroyer (la veille d’élections, opportunément) des inscriptions au cadastre, des titres de propriété ou des autorisations de construire (a posteriori), aux habitants en situation juridique incertaine. C’est à partir du début de la décennie 1980 que ces amnisties ont été systématisées à Istanbul : celles de mars 1983 (loi n° 2805) et de mai 1985 (n° 3194) sont restées dans les mémoires par leur ampleur. Dans un tel climat d’impunité, l’auto-construction paraît avoir encore de beaux jours devant elle à Istanbul ; ce d’autant plus que les coûts de la construction officielle (déclarée) sont prohibitifs pour la grande majorité de la population. En effet, De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle le loyer d’un appartement sur le marché immobilier, officiel – en mettant bien sûr à part les loyers maintenant libellés en devises lourdes – équivaut à plus de la moitié du salaire moyen d’un Stambouliote. C’est la raison pour laquelle une proportion importante (20 %, voire plus) du parc de logements neufs d’Istanbul demeure vide. Le type le plus connu de construction illégale est le gecekondu, terme apparu dans la presse stambouliote en juin 1947 (Yerasimos & Vaner,1988), qui signifie de manière suggestive “posé la nuit”. Mais apparenter le gecekondu au bidonville peut être réducteur, voire franchement trompeur, dans la mesure où, avec le temps, cette forme d’habitat autoconstruit peut être diversement “améliorée”, remanié et “indurée”. Il s’agit donc d’un habitat d’apparence rurale, initialement bas, privé des équipements de base, mais intrinsèquement évolutif, d’une part, et d’une forme d’auto-construction illégale (sans autorisation), sur des terrains possédés ou non par les constructeurs, d’autre part. En conséquence, ce qui définit le gecekondu, c’est une configuration initiale, invariable : une opération d’auto-construction illégale, sur des terrains possédés ou non par les constructeurs. Dans le cas de terrains non acquis (ou acquis auprès d’un lotisseur véreux), ce sont le plus souvent des terrains du domaine public (hazine ou maliye) ou propriété d’une fondation pieuse, en bien de mainmorte. Les propriétaires privés se laissent spolier moins aisément. Pourtant, à partir d’une configuration originelle commune, les gecekondu se différencient, jusqu’à parfois perdre toutes leurs caractéristiques initiales. Il n’y a donc pas un paysage de gecekondu, mais d’innombrables, qu’il conviendrait de classifier, en fonction des critères suivants : date d’implantation, statut actuel du terrain, état des équipements, hauteur moyenne des bâtiments, vigueur du processus de “verticalisation du bâti”, densité de l’habitat et de la population, emprise locale de la “mafia immobilière”, intégration socio-politique de la population, rythme d’accroissement et renouvellement de celle-ci par migrations, pourcentage de propriétaires ou intensité de la spéculation... De la sorte, on pourrait aisément opposer d’anciens quartiers de gecekondu, où il ne reste quasiment rien du bâti d’origine, et où prédominent maintenant des immeubles, à de nouveaux, en situation généralement plus périphérique, qui rappellent tant l’habitat rural, traditionnel, d’Anatolie ou de Thrace. A ces deux types, on se doit d’adjoindre les apartkondu6, immeubles illicites, qui témoignent d’une tendance à la densification immédiate du bâti auto-construit “bas de gamme”. Il est probable que cette variante soit appelée à se généraliser. Pour autant, dans nombre de quartiers récents, le mode de construction dominant, actuel, est devenu l’auto-construction7 d’un immeuble – avec recours éventuel à un contremaître pour certaines opérations – sur un terrain légalement acquis et avec permis de construction délivré par les autorités compétentes. B. Autres acteurs de la construction L’incurie des pouvoirs publics en matière de construction de logements (sociaux) ou d’incitation à la construction, n’est pas à démontrer : l’ampleur du déficit en logements, qui continue à s’aggraver, suffit à la prouver. En effet, pour absorber décemment la croissance démographique et rattraper les retards, plus de cent-mille logements devraient être ajoutés chaque année au parc existant ; or la production officielle atteint à peine un vingtième de cette valeur référence. Aussi, l’efficacité de l’”Administration du Logement Social” (T.K.I.) estelle périodiquement discutée. Cependant, depuis la loi de juillet 1984 (n° 3030), qui a accordé une plus grande autonomie financière et de gestion aux municipalités des principales agglomérations turques, le relais en matière d’initiative de construction paraît être progressivement pris par les autorités de la G. M. La première opération réalisée dans ce nouveau cadre, et présentée par les autorités municipales comme une opération modèle, est celle de la “zone de logements sociaux” d’Ikitelli, développée sur quarante-huit hectares appartenant à la G.M.8, à proximité de la “zone organisée pour petites industries” du même nom. Cette localisation est significative : aux marges de l’aire urbaine, et sur l’axe périphérique majeur qu’est l’autoroute TEM (Trans European Motorway). Mais en février 1998, sur les douze opérations de construction de logements sociaux envisagées par la G.M. à Istanbul, seules quatre ont abouti ou sont en passe d’aboutir, qui représentent un total de 7 540 appartements (sur les 200 000 annoncés !). Plus grave, le projet d’origine a été dévoyé : sur l’ensemble des appartements déjà “mis sur le marché”, seul un quart a été effectivement attribué à des nécessiteux. Le reste a été commercialisé (comme par un promoteur privé), et est même l’objet de spéculation (achat pour revendre ou louer, non pour habiter). L'expression utilisée est : “Halk kendi, kendi evini yapîyor” (les gens font eux-mêmes leur propre maison). 8 Toutes les informations relatives à cette opération pionnière sont tirées d'un rapport (non publié) daté de juin 1994, grâcieusement fourni par le “coordinateur des nouvelles implantations” de la G.M. 7 Mot à mot, par analogie avec les gecekondu, “immeuble posé” (la nuit), ce qui est un peu forcé. 6 87 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Dans une même optique initialement non lucrative, il faut mentionner un acteur notable, les coopératives de construction, à qui la G.M. a cédé entre 1984-1994 des terrains pouvant accueillir en tout 25 000 logements. Ces coopératives opèrent généralement aux marges de l’aire urbaine (prix du sol et opportunité foncières obligent) : un arrondissement en phase d’urbanisation accélérée comme celui de Büyükçekmece rassemble à lui-seul, début 1998, plus de soixante-et-onze coopératives de construction. Leur activité est actuellement entravée par la très forte inflation, qui complique leurs relations avec les banques créditrices et alourdit les coûts des matériaux de construction (dont beaucoup sont encore importés). Tant et si bien que le taux d’échec ou de “mortalité” des coopératives de construction est très élevé. Nombre de chantiers ont donc dû être abandonnés, après avoir été parfois engagés assez loin, ou s’éternisent piteusement : d’où ces paysages de désolation (si fréquents), faits de carcasses fantomatiques, disséminées dans une parcelle reconquise par les herbes et la ronce... Dans ce difficile contexte, les coopératives ont tendance à connaître des déviations, et finalement à perdre leurs caractéristiques et buts originels. Dès lors, leur fonctionnement s’apparente à celui d’une simple entreprise de lotissement conduite par un promoteur. En conséquence Istanbul vit le règne quasiexclusif du secteur spéculatif, privé. L’espace urbain stambouliote s’est mué en gigantesque “Profitopolis”. Ceci se traduit depuis quelques années par l’essor de “villes-satellites” (uydukent) privées et réservées aux catégories (motorisées) les plus aisées. Elles se localisent notamment au Sud-Ouest de l’aire urbaine, le long du littoral de la mer de Marmara, espace très convoité en termes d’aménités. Leur modèle pourrait être BahçeÒehir (qui signifie “villejardin”), cité protégée de 16 000 logements (pour habitants triés sur le volet), érigée par la Banque Emlâk (de l’Immobilier) à Küçükçekmece. Ces satellites urbains, où s’investit en devises l’argent des émigrés d’Allemagne ou de France, introduisent des ruptures nettes dans l’espace urbanisé. III. Le difficile aménagement urbain et ses perspectives A. La planification urbaine à vide ? Au contrôle très insuffisant de la production de l’habitat par les autorités publiques correspond une inefficacité et une incohérence des politiques d’aménagement urbain. Pourtant, Istanbul est fami- 88 lière des “plans d’aménagement” (nazîm plânî), depuis le premier plan de l’architecte-urbaniste français H. Prost élaboré en 1935-1936 (Angel, 1992), jusqu’au dernier en date, adopté par l’Assemblée de la G.M. le 20 octobre 1995. L’histoire de la planification urbaine à Istanbul est celle d’un acharnement déçu, d’une constante distorsion entre prescriptions sur le papier et réalités du développement. Que de plans non appliqués, ou manifestement obsolètes, voire sans objet, dès leur publication. Pourtant, la création d’un “bureau du plan d’aménagement du Grand Istanbul”, dans la foulée du coup d’État de mai 1960, avait suscité quelques espoirs. Mais les changements politiques survenus ultérieurement au niveau national (1971) ont entraîné la fermeture de ce bureau, d’ailleurs rapidement privé de tout moyen. En 1972, le bureau d’urbanisme de la municipalité d’Istanbul est entièrement réformé, et passe entre les mains de spécialistes de la Banque Mondiale (qui pousseront à la construction du pont sur le Bosphore...). Néanmoins, en juillet 1980 est adopté un nouveau plan d’aménagement au 1/50 000°, qui prend acte du changement de dimensions qui s’opère, en tentant de planifier le développement de la métropole à une échelle plus régionale. Ce plan insistait sur la nécessaire protection des forêts périphériques et des bassins-versants des lacs réservoirs de l’agglomération, et préconisait une croissance linéaire selon un axe Est-Ouest (“continental”), contre un développement Nord-Sud, plus littoral, ainsi que le développement des transports lourds en site propre (sur rail). Mais les nouvelles autorités issues du coup d’État de septembre 1980, soucieuses de développer le tourisme international de standing à Istanbul, et davantage soumises à la Banque Mondiale (favorable aux grands projets d’infrastructure), préférèrent “mettre au placard” ce nouveau plan. Aussi, entre 1980 et 1995, Istanbul a vécu sous le régime de “plans d’amélioration” (Islah planî), souples et complaisants. En ce qui concerne le tout dernier plan d’aménagement, intitulé “Préparons Istanbul au vingt-et-unième siècle”, s’il reprend plusieurs dispositions du plan de juillet 1980, quant à l’importance de l’axe directeur Est-Ouest pour enrayer le mouvement d’urbanisation spontanée vers les rives de la mer Noire, on est déjà fondé à douter de son pouvoir coercitif. De fait, depuis son adoption, plusieurs entorses à ses prescriptions ont déjà été commises. De plus, deux dysfonctionnements graves doivent être soulignés : le manque de coordination entre les municipalités d’arrondissement ou de quartiers (qui sont censées disposées de leur propre plan d’aménagement au 1/5 000° au moins) et la G.M., d’une part, et la faible communication (sinon la franche méfiance) entre instances professionnelles, compé- De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle tentes (chambres d’architectes ou de planificateurs urbains), et pouvoirs municipaux, d’autre part. Dans ces conditions, à l’aménagement urbain (prospectif, concerté, dans un esprit d’intérêt public) est préféré ce que les Stambouliotes sans illusion dénomment le “maquillage”, cache-misère qui consiste à corriger, a posteriori, au coup par coup et en surface, les aberrations les plus criantes. B. Troisième pont ou tunnel ferré ? La polémique entre la Chambre des Planificateurs et la G.M. à propos du troisième pont sur le Bosphore (Ekinci,1994), engage l’avenir de la métropole. En effet, les planificateurs estiment que ce troisième ouvrage porterait un coup fatal aux poumons verts et aux réserves en eau de la métropole, précisément situés au Nord, en ouvrant aux appétits des spéculateurs immobiliers, ainsi qu’à la prolifération des gecekondu et autres apartkondu, les espaces menacés qui séparent encore la métropole des côtes de la mer Noire. C’est pourquoi ils défendent plutôt le projet d’un tunnel (tüp geçit) sous le Bosphore, qui préviligierait la voie ferrée, et permettrait de connecter enfin le réseau ferré européen de la Turquie et son réseau anatolien... Vieille ambition maintes fois différée jusque-là. C. Les projets concurrents de “ville nouvelle” et la durabilité non assurée De même, l’ambitieux projet, annoncé à l’opinion publique turque fin décembre 1996, d’une “ville nouvelle” – concentrant 300 000 habitants et 120 000 emplois – près de Silivri, au Sud-Ouest de l’aire urbaine est très révélateur. Conçu par le “Groupement des Villes Nouvelles de France” et la Lyonnaise des Eaux, il semble entrer en contradiction avec les projets moins high tech de “ville de l’Est” et de “ville de l’Ouest” défendus par certains élus et sympathisants du parti (islamiste) de la Prospérité... (devenu celui de la Vertu). Porté par le gouvernement central ce projet, une fois rendu publique, a nourri des espoirs démesurés et suscité des mouvements spéculatifs (avec renchérissement du prix du sol). En février 1998, l’État – faute d’argent et de stabilité/continuité politique – n’avait pas avancé dans la maîtrise foncière nécessaire à la réalisation de ce projet. En revanche, les coopératives et les promoteurs ont en quelque sorte “récupéré” le projet et déjà abondamment construit. Enfin, compte tenu des difficultés à gérer la métropole et de l’absence d’un ralentissement de sa croissance démographique, sans sombrer dans un catastrophisme de mauvais aloi, il y a lieu de s’inquiéter quant à la durabilité d’Istanbul. A cet égard plusieurs questions épineuses sont à résoudre encore, qui hypothèquent largement l’avenir de la métropole. Celle de l’eau, aussi bien l’eau à consommer que l’eau usée, continue d’inquiéter. Si des efforts ont été faits pour protéger les bassinsréservoirs et la Corne d’Or (qui avait été transformée en immonde collecteur où se déversaient plusieurs ruisseaux-égoûts tributaires), les rejets sans traitement préalable demeurent la norme pour les industriels comme pour les particuliers. Conjointement, la pollution atmosphérique, liée à la fois à la mauvaise combustion de lignite par les chauffages domestiques, aux industries encore peu précautionneuses et à la circulation automobile débridée (Istanbul concentrerait près de la poitié du parc automobile turc... ), est un sujet de préoccupations, notamment en hiver par temps couvert et peu venté. Les teneurs de l’air respiré en dioxyde de soufre ou en acide chlorhydrique dépassent encore trop fréquemment les maxima tolérés par l’OMS. Or le renchérissement récent du prix du gaz naturel de ville – l’aire urbaine, surtout dans sa part asiatique et non spontanée, est peu à peu alimentée par un réseau en formation depuis huit ans – ne va pas dans le sens d’une amélioration. Le développement éclaté de la métropole stambouliote paraît largement échapper aux pouvoirs publics (nationaux ou locaux/régionaux) qui devraient l’ordonner. Ainsi, si Istanbul concentre plus du tiers de l’appareil productif turc, c’est en raison de l’absence totale de politiques de dissuasion à l’implantation... qui fait que la région Marmara accapare à l’heure actuelle la moitié des investissements privés et publics effectués en Turquie. Par ailleurs, ce processus de métropolisation à la périphérie du territoire national turc, signe de façon flagrante l’échec de l’espoir d’un développement territorial auto-centré et équilibré, qui avait conduit en 1923 (au moment de la fondation de la Répulique turque) à transférer les fonctions de commandement politique, d’Istanbul à Ankara. 89 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE (on a privilégié les références en langues européennes) ANGEL A. (1992), “Projets et aménagements urbains à Istanbul de 1933 à nos jours”, 1ère Partie, Lettre d’Information, Observatoire Urbain d’Istanbul, IFEA, n° 2, pp.2-4. DAGRON G. (1974), Naissance d’une capitale. Constantinople et ses institutions de 330 à 451, Paris, PUF, “Bibliothèque byzantine”. EKINCI O. (1994), Istanbul’u sarsan on yîl 1983-1993 (les dix années qui ont ébranlé Istanbul), Istanbul, Anahtar Kitaplar. LERESCHE J.P. & JOYE D. 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Recomposition et croissance du Grand Istanbul (1990-1997) 91 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle De la ville à la civilisation urbaine : réflexion prospective sur l'urbanité à partir de Los Angeles Cynthia Ghorra-Gobin Directeur de recherche au CNRS Enseignante à l'Institut d'Etudes Politiques (Paris) et à l'Université de Paris IV1 Un travail d’équipe – finalisé par une rencontre à la Sorbonne et la publication d’un ouvrage collectif – s’est interrogé sur le sens de la ville à l’heure des mutations sociales, économiques, culturelles et politiques et l’avait problématisé au travers de la question “Qu’est-ce qui institue la ville” ? Il avait ainsi été noté qu’une conception du “vivre ensemble” pouvait varier dans le temps mais aussi d’une civilisation à une autre et que dans le contexte européen, la ville se fondait sur le principe de l’espace public. Dans sa forme matérielle, l’espace public reflète la présence d’une pluralité d’acteurs, tout en autorisant – notamment au Moyen-Age – une certaine libération de l’individu au sein de l’ordre féodal. Or, la civilisation américaine qui a priori se situe dans le prolongement de l’Europe et qui a commencé de s’affirmer au XIXe siècle, soit après avoir obtenu son indépendance, n’a pas prolongé cette tradition de l’espace public. Les villes de la côte Est aux racines européennes, ont réussi à maintenir l’idée de la valorisation de l’espace public comme lieu de rencontres d’individus de classes et d’origines raciales et ethniques différentes mais dans les villes du midwest et de l’ouest, parallèlement à l’histoire du peuplement, la conception américaine d’une valorisation de l’espa- Son dernier ouvrage paru en 1977 aux éditions CNRS, s'intitule “Los Angeles, le mythe américain inachevé”. 1 ce domestique situé à proximité de la nature, l’a emporté. L’espace public correspond là-bas à ce qui est extérieur à la sphère domestique protégée et, de ce fait, il n’est pas doté de valeurs intrinsèques. L’exemple de San Francisco est certainement plus nuancé dans la mesure où son histoire et sa genèse sont antérieures à son appartenance à la fédération américaine. Mais, s’il existe des différences entre les villes de la côte est et celles du Sud et de l’Ouest, les historiens et les urbanistes américains sont d’accord pour reconnaître que l’urbanisation de la deuxième moitié du XXe siècle aux Etats-Unis s’est largement inspirée de Los Angeles qui a servi de référence. Ils parlent ainsi de “losangelisation” pour signifier l’émergence de cette entité urbaine qui se constitue sans aucune notion de limites (entre l’environnement bâti et l’environnement naturel), se structure autour d’une pluralité de centres dominés par la présence de “shopping malls” et se caractérise par l’absence d’espaces publics vécus comme des lieux de rencontres entre des individus différents. Mais évoquer la diffusion de ce modèle d’urbanisme – confirmé par les chercheurs Charles Goldblum et Jean-Luc Domenach pour les les pays asiatiques –, ne va pas sans poser problème pour qui réfléchit sur l’émergence de la civilisation urbaine. Dans ce modèle d’urbanisme l’espace public est essentiellement relégué à l’ordre marchand, soit les centres commerciaux et les parcs à thèmes. 93 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle De la civilisation urbaine La civilisation urbaine comme l’a confirmé le sommet sur la ville organisé par les Nations-Unies en juin 1996, se présente comme une caractérique majeure de la planète du XXIe siècle où, à la suite de l’expérience du monde occidental, une majorité d’individus vivra désormais en ville. Aussi, des aménageurs, des chercheurs, des politiques et des professionnels européens et parfois américains se demandent si ce processus de losangelisation qui investit métropoles et mégapoles ne va pas remettre en cause cette idée d’un espace public – comme lieu de la rencontre spontanée entre les individus de classes, d’ethnies, de races et de cultures différentes – faisant appel à l’universel. La mise à l’écart de cette idée, comme le démontre depuis un siècle l’expérience de Los Angeles, pose problème dans le contexte européen où pendant des siècles l’espace public a été le support de l’urbanité. A Los Angeles qui se caractérise par l’absence du piéton, l’urbanité est complètement dissociée de l’espace public et se vit dans de multiples réseaux associatifs ainsi que dans les espaces relevant d’institutions comme l’université, l’entreprise et la paroisse alors que les espaces publics sont essentiellement limités aux flux de la circulation. Mais l’espace institutionnel aussi valorisé qu’il puisse être n’est pas accessible à tous. Le campus universitaire se vit dans son quotidien comme un espace public se donnant pour référence l’universel mais, y participer, suppose au préalable d’avoir réuni un baggage intellectuel et des moyens financiers. Aussi, la présente réflexion s’inscrit délibérément dans une démarche comparative qui prend le parti de réinterroger nos savoirs et nos connaissances à partir d’une réalité existante, et ainsi, d’anticiper sur l’avènement de l’ère urbaine. A partir de l’exemple de Los Angeles qui pendant longtemps a été présenté comme un magma urbain – soit un ensemble chaotique et fragmenté dont la seule logique proviendrait du réseau autoroutier l’irriguant – avant d’être reconnu comme modèle d’urbanisation, il convient de problématiser dès à présent le sens que les termes d’urbanité, d’espace public et d’identité pourront revêtir au XXIe siècle. La présente réflexion repose, en effet, sur l’hypothèse implicite qu’une culture globale est en train de se formaliser en relation avec les forces économiques évoluant à l’échelle planétaire mais qu’elle est également susceptible d’être forgée et modelée par la volonté des politiques. En effet, si la mondialisation de l’économie et la libération des marchés financiers, – thèmes largement évoqués dans les travaux de sciences sociales depuis une décennie déjà à partir notamment de l’étude de la dyna- 94 mique spatiale des entreprises –, la culture globale qui est en train de se forger autour des réseaux n’est nullement appréhendée par les sciences sociales. A l’heure de la circulation des flux d’informations, de marchandises, de capitaux et d’individus (mondialisation de l’immigration), la réflexion prospective ne peut faire l’impasse sur l’avènement d’une culture globale qui contribuerait à dissocier l’urbanité de l’espace public pour l’enraciner dans des réseaux associatifs ou encore dans l’ambiance kermesse bien contrôlée des centres commerciaux et des parcs à thèmes. Valorisation de l’espace domestique au détriment de l’espace public Pendant longtemps, l’extension spatiale de Los Angeles à l’infini – ainsi que l’image chaotique qu’elle véhiculait en raison de cette faible structuration d’une trame urbaine en dehors bien-entendu du réseau autoroutier – furent présentés comme étant indissociables de l’usage de la voiture qui aurait empêché la ville de se doter d’une forme urbaine compacte. Mais cette explication s’avère peu valable si on prend en compte l’histoire de la ville et qu’on réalise le poids structurant qu’y ont joué les lignes de transports en commun. Le tramway et le chemin de fer avaient déjà largement contribué à l’étendue urbaine. Aussi, une autre hypothèse, celle de la valorisation de la sphère domestique au détriment de l’espace public permet d’aller au-délà des premiers clichés et de rendre compte de la dynamique et du développement de la ville, tout au long de son histoire. Los Angeles dont la fondation remonte à 1781, au moment où les Espagnols y ont crée un pueblo, – un établissement à fonction essentiellement agricole – n’a bénéficié d’aucune prospérité économique sous le règne mexicain et ne comptait que 1 600 habitants en 1850, lorsqu’elle devint américaine. Il a fallu attendre la fin des années 1870 et 1880, pour constater une croissance démographique allant de pair avec une croissance économique. Mais contrairement à New York qui recevait des immigrés en provenance d’Europe, Los Angeles a accueilli des flux migratoires internes, composés d’Américains de la côte Est et plus tard du midwest. Ces Américains avaient succombé à la propagande systématique menée, à partir des années 1890, par la Chambre de commerce et les médias qui n’ont cessé de vanter ses conditions climatiques et les bienfaits sur la santé de l’individu. Ils étaient aussi en quête d’un cadre de vie différent de ce qu’ils connaissaient et partageaient en fait De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle l’idéal d’une ville de maisons et de jardins, une conception largement répandue à l’époque aux Etats-Unis. Les débats qui ont animé la vie politique du Nouveau-Monde ont souligné le choix des Américains d’ancrer leur démocratie dans la société rurale et dans les valeurs du monde rural. A la fin du XVIIIe siècle, des intellectuels et des politiques qui avaient eu la possibilité de se rendre en Angleterre avaient été effarés par les conditions de vie rudes et sinistres d’une partie importante de la population des villes britanniques qui s’industrialisaient et se prolétarisaient. Les Américains étaient hostiles à l’industrialisation et il a fallu attendre la disparition des Pères fondateurs – autour des années 1810-1820 – pour observer un changement d’opinion à ce sujet. L’industrialisation devenant inéluctable, des intellectuels, des pasteurs, des urbanistes et des féministes ont alors entrepris de formaliser la conception américaine de la ville. Les transcendantalistes sous l’égide d’Emerson et de Thoreau en réinterprétant le rôle de la nature dans la civilisation ont plaidé en faveur d’une symbiose entre nature et culture en raison des valeurs morales de la première. Aussi ont-ils prôné l’expérience quotidienne de la nature pour l’individu. Les pasteurs dont les sermons circulaient sur l’ensemble du territoire pour les plus célèbres d’entre eux, posaient comme condition préalable de renforcer la sphère familiale. Face aux mutations sociales et culturelles engendrées par l’industrialisation, ils ont misé sur la famille comme refuge des valeurs morales et comme institution en mesure d’assurer la continuité historique d’une civilisation. Les féministes sous l’égide notamment de Catherine Beecher et de sa sœur Harriett – connue du public américain en tant qu’auteur du célèbre roman, “La case de l’oncle Tom” – ont institué la femme responsable du foyer et de l’éducation des enfants et n’ont pas hésité à dessiner dans leur ouvrage commun “la maison de la femme américaine” publié en 1869, les plans des différentes pièces d’une maison répondant aux impératifs fonctionnels mais aussi esthétiques. La maison devait refléter de par sa simplicité la présence de Dieu mais devait également être située à proximité de la nature. Les points de vue des uns et des autres ont réussi à converger et à valoriser la banlieue au détriment de la ville. Le cadre de vie idéal de la famille fut associé à la maison entourée d’un jardin à proximité de la nature et non loin de la ville que les architectes et les paysagistes se sont alors empressés d’interpréter par des dessins puis des réalisations. Or, c’est bien cette image qui prévalait dans les têtes de ces Américains qui partaient pour Los Angeles. L’ensemble des délibérations des réunions du conseil municipal, où il fut constamment question de maintenir et de préserver le paysage de maisons et de jardins, peuvent le confirmer. La majorité des habitants a dû se mobiliser pour faire face à la pression des promoteurs et des tenants des transports en commun, pour éviter tout risque de densification du tissu urbain, alors que la voiture se diffusait largement. Le principe de la maison et du jardin a prévalu jusque dans les années 1980 au cours desquelles on a assisté à l’émergence d’un urbanisme de compromis, notamment dans les nouveaux développements situés à la périphérie de la ville mais aussi dans les territoires de reconquête urbaine. Ce nouvel urbanisme s’inscrit souvent dans le développement de ces lotissements privés ou “gated communities”. Los Angeles a d’autant plus facilement adopté et absorbé cette conception américaine de la ville du milieu du XIXe siècle que son histoire urbaine avait été relativement limitée. En valorisant la sphère domestiques, elle a abandonné toute idée de la rue, de la place publique ou de l’architecture monumentale. Une urbanite indissociable du mouvement associatif A Los Angeles qui ne tolère pas la présence du piéton – ce qui a même fait dire à certains qu’elle ne pouvait être qualifiée de ville – et où l’espace public est essentiellement limité à la circulation des flux, en dehors peut-être de la plage, il n’est pas question d’aborder le chapitre de l’urbanité en partant de l’espace public. L’animation urbaine n’est pourtant pas absente de la vie quotidienne mais elle se vit dans des espaces relevant d’institutions, comme les campus universitaires, les caféterias et les galeries commerciales des immeubles de bureaux, les centres commerciaux, les parcs à thèmes, les clubs et les paroisses, sans oublier les associations qui pénètrent souvent d’ailleurs la sphère domestique. Se promener à pied à Los Angeles, y compris dans les beaux quartiers dont les trottoirs sont verdoyants parce que parés d’arbres d’une très belle allure (alors que le climat plutôt sec ne facilite pas leur présence) et que la pelouse séparant l’entrée de la maison du trottoir est toujours bien entretenue, s’avère en réalité une drôle d’expérience. Le piéton se sent incapable de discerner la vie qui anime ces maisons et ces jardins situés à l’arrière. Seul un panneau situé à l’entrée du quartier et signalant le programme de surveillance “neighborhood watch program”, rend compte de la solidarité qui lie les différents voisins. 95 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle La rue est réduite à la fonction de décor dont l’esthétique permet d’identifier un quartier riche d’un quartier de classe moyenne ou un quartier pauvre. Elle est pure extériorité par opposition à la chaleur protectrice que peut représenter la sphère domestique. La démarcation entre l’espace public et l’espace domestique n’est pas matérialisée. On voit rarement des enfants jouer sur cette pelouse à l’entrée de la maison pas plus que l’on ne voit des adultes flâner. Tout se passe à l’intérieur, loin du regard du passant. Les relations de voisinage se traduisent rarement par des rencontres fortuites mais font un usage intensif du téléphone. Vivre dans un tel cadre autorise à comprendre pourquoi Los Angeles connaît un nombre aussi impressionnant de gangs. Les mutations de la sphère économique en relation avec la mondialisation de l’économie et l’arrivée de flux migratoires en provenance d’Amérique latine et de pays asiatiques qui mettent en rivalité sur le marché du travail et du logement les immigrés et les anciennes minorités, ne peuvent à elles seules l’expliquer. A Los Angeles, l’espace public n’est pas fréquenté par le public et s’il l’est, comme à Broadway situé dans le centre-ville, il relève plutôt de l’espace communautaire car investi par la communauté hispanique. Cette rue qui, dans les années 1920-30, connaissait une grande animation grâce à la fréquentation des salles de cinéma et de spectacles en dehors des heures de bureaux, parallèlement à l’émergence de Hollywood, a progressivement été envahie par les populations hispaniques. la lutte contre l’incendie ou le maintien de l’ordre. Les Américains qui arrivaient à Los Angeles se sont organisés sur le même modèle que les immigrés européens débarquant à New York. Ils se réunissaient dans le cadre d’associations représentant un Etat de la confédération et intitulées “state societies”. Les Pennsylvaniens ont fondé dans les années 1880 la première state society dont les membres se rencontraient à l’occasion d’un piquenique certains dimanches. Mais ces associations ont disparu de la vie de Los Angeles autour des années 1930. L’urbanisation de Los Angeles est indissociable de l’histoire de la promotion foncière, comme l’a bien écrit Mike Davis, mais elle inclut aussi la dimension associative centrée sur la vie du lotissement, et parfois aussi, responsables de certains services publics. Les associations de lotissements se voulaient tout autant un moyen en vue d’organiser des nouveaux propriétaires et des nouveaux habitants face au pouvoir des promoteurs ou encore face à la municipalité qu’un espace de rencontre de ces nouveaux habitants. Elles assuraient la continuité de la vie sociale, faciliter le quotidien des habitants sans pour autant conférer un sens aux lieux. En effet, en raison peut-être de la forte mobilité sociale et géographique des habitants aisés – qui n’ont pas hésité à quitter les quartiers situés à proximité du centre-ville pour les quartiers ouest ou pour ceux proches de l’océan –, les associations n’ont jamais contribué à enraciner les habitants. Elles se donnaient plutôt le rôle de contre-pouvoir ou de lobby d’habitants en quête de services publics face à une municipalité. Au début de l’urbanisation, elles étaient même allées jusqu’à prendre en charge un certain nombre de services d’intérêt public, comme Observer, analyser et comprendre la réalité urbaine qu’est Los Angeles au travers des pratiques sociales permet de comprendre la dissociation possible entre espace public et urbanité ainsi que le risque de confiner le premier à l’espace communautaire. 96 La vie associative de Los Angeles qui en fait participe de son urbanité est certainement peu différente de celle qui anime les banlieues américaines. Elle se constitue sur une base territoriale ou sectorielle comme la pratique d’un sport ou d’une activité particulière. Les clubs privés – y compris les fameux “country clubs” – sont également des espaces d’animation et de mise en relation entre les individus tout en se distinguant des associations par le montant de la cotisation annuelle et celui du droit d’entrée. La vie associative ne se limite pas uniquement au quartier et elle est tout aussi importante au niveau de la paroisse. Bien que l’on ne dispose pas de statistiques en mesure de quantifier ce phénomène, il est possible d’affirmer que la majorité des habitants appartiennent à une paroisse et qu’ils fréquentent régulièrement les lieux de culte. A Los Angeles, les paroisses sont également des lieux de socialisation. Urbanité, espace public et espace communautaire L’espace public connaît à Los Angeles une très faible animation, cela a été dit, y compris dans le centre-ville qui pourtant a fait l’objet d’une politique de rénovation urbaine de grande envergure, au cours de ces trente dernières années. A la suite de cette opération d’urbanisme, la ville s’est dotée de plusieurs gratte-ciel qui lui donnent une allure de ville-monde ou encore de ville globale. Mais quel contraste avec New York, sa principale rivale ! A New York, le gratte-ciel s’ouvre sur la rue, ce qui n’est pas le cas à Los Angeles où l’on a généralement accès au bâtiment à partir du parking situé en souterrain. La majorité de ces tours abritant des De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle bureaux, offre également des cafétarias, des restaurants et des galeries marchandes bien agréables pour éviter à l’usager du bâtiment d’avoir envie de sortir. Quant aux hommes et femmes d’affaires, tous les moments de détente et de socialisation s’effectuent dans les nombreux clubs privés du centreville, peu visibles de l’extérieur bien que réputés pour leur cuisine raffinée. Cette absence d’animation des espaces publics de l’ensemble du territoire de Los Angeles, y compris d’ailleurs dans le centre-ville, – sauf peut-être à quelques moments de la journée comme la sortie des bureaux –, ne permet pas de passer sous silence la vitalité d’une rue du centre-ville, Broadway. Broadway est animée tous les jours de la semaine, y compris le dimanche en raison de sa proximité avec les paroisses catholiques dont celle de Santa Vibiana. Vivre l’expérience de Broadway démontre l’impératif d’une distinction entre espace public et espace communautaire. L’espace public relève d’une invention subtile dans la mesure où il se veut non pas le miroir d’une communauté mais le reflet de la capacité de distance qu’elle se donne par rapport à elle-même. Aussi, l’universel n’est pas donné, mais s’avère un espace à construire en permanence dans l’échange, la dispute et l’argumentation. L’espace public est un espace auquel tout individu, quel que soit sa race, sa couleur, sa classe sociale a accès et est en mesure d’investir et de s’approprier à condition de reconnaître l’autre dans ses différences et ses ressemblances. Dans l’espace public l’individu apprend à se situer par rapport à l’autre et ne prend véritablement conscience de son identité que face à l’autre. On est alors dans le registre du “je pense l’autre, donc je suis”. L’espace public qui fait référence à des images symboliques parlant aux uns et aux autres, – bref à ce qu’ils peuvent avoir en commun – est différent de l’espace de la communauté.. L’espace public en maintenant la communauté à distance d’elle-même réussit à la soustraire. Il n’a pas pour fonction de fondre les individus dans la figure de l’Un comme l’écrit Etienne Tassin, mais les répand dans l’espace en les extériorisant. Il se pense alors comme une dialectique entre un mouvement de divergence et une tendance à la convergence et tente de se maintenir dans un équilibre instable et fragile. Pas question de faire de l’espace public l’espace de la communauté pas plus qu’il n’est question de verser dans l’atomisation sociale. Le travail de l’urbaniste comme celui du politique consiste alors à comprendre cette distanciation avec la communauté, tout en évitant de dissocier le lien entre les individus. Colette Pétonnet dans sa contribution à “Qu’est-ce qui Institue la ville ?” avait démontré la puissance de l’anonymat dans la constitution de l’espace public qui contraint l’individu à se penser tout en se tenant à distance de soi. En se référant à Heidegger, on parle alors de “distancialité” exigée par l’être-en-commun. L’individu dans l’espace public est affranchi de tout lien communautaire ou encore de toute appartenance. La ville européenne tout au long de son histoire a intégré dans sa matérialité cette modalité d’un espace qui institue un public au regard d’une scène publique. Cet élèment fondateur explique la richesse et le caractère unique que peuvent représenter la majorité des villes européennes. L’espace en devenant public – quand il n’est plus soumis au registre commun –, renvoie au sacré, non pas à ce sacré religieux mais aux termes du contrat social. L’espace public est le support et l’enjeu d’un code d’urbanité qui se veut l’expression matérielle ou encore une pratique ancrée de la citoyenneté. Dans la tradition et l’histoire européennes, l’urbanité est associée à l’espace public qui renvoie à l’esprit de la démocratie. Prospective urbaine culture globale et urbanité Los Angeles a choisi d’articuler l’urbanité aux réseaux associatifs et aux institutions politiques et privées qui font la ville. Replacée dans le contexte américain, cette situation ne présente aucun risque majeur dans la mesure où les Américains n’ont jamais enraciné leur démocratie dans la ville mais dans les valeurs du monde rural. La ville dans la civilisation américaine se conçoit comme un compromis acceptable entre le monde rural et les exigences de l’industrialisation. Mais Los Angeles pose problème à partir du moment où les chercheurs l’associent à la métropolisation. Les auteurs de l’Encyclopédie des Etats-Unis au XXe siècle, n’hésitent pas à identifier métropolisation à losangelisation. Cette affirmation qui sous-entend que la civilisation urbaine qui se profile à l’échelle planétaire s’inspirerait de l’expérience de Los Angeles signifie la dissociation entre urbanité et espace public. Dans ce schéma, l’essentiel de la vitalité urbaine reste confinée à la sphère domestique branchée sur les réseaux invisibles et l’essentiel de l’animation urbaine dans les espaces marchands avec le risque de voir l’espace communautaire s’approprier l’espace public. A l’heure où la culture globale envahit la planète, il est temps de prendre une certaine distance avec la civilisation américaine et d’affirmer notre spécificité. Peut-on alors se per- 97 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle mettre de limiter notre expérience de l’espace public à l’ordre marchand alors que la crise de l’espace public devrait vraisemblablement être le moment privilégié de repenser les termes du contrat social et de réinventer cette notion de la multiappartenance et du multi-ancrage de l’individu. QUELQUES REPERES BIBLIOGRAPHIQUES ASCHER F. (1998), La République contre la ville. Paris, L’Aube. BANHAM R. (1976), Los Angeles, the architecture of four ecologies, New York, Harper & Row. BENEVOLO L. (1994), La ville dans l’histoire européenne, Paris, Seuil. BERQUE A. (1993), Du Geste à la cité, Paris, Gallimard. BURDESE J.-C. (dir.) (1997), De la ville à la métropole, Paris, Ministère de l’Equipement, Drast. Davie M. (1997), “Transnational currents in an Arab city: Beirut”, MAE. DUBOIS-TAINE G. et Y. CHALAS (dir.) (1996), La ville émergente, Paris L’Aube. FISHMAN R. (1987), Bourgeois utopias. 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Le silence de la ville Tokyo (Tôkyô) parle moins de lui-même que dans la décennie passée. Reste, bien sûr, que la capitale du Japon est la plus grande et la plus riche des villes de la planète ; mais qu’est donc devenu le fantasme nommé Tokyo ? Qu’est devenue la “tokyologie” (Tôkyô-ron), qui anima tant les années quatrevingts, et avec elle “l’édotique” (Edo-gaku, i.e. les études sur l’antécédent pré-meijien de Tokyo, Edo), d’où elle tenait ses quartiers de noblesse ? Participant voici peu, à Osaka, à un colloque sur “la ville à maturité” (seijuku toshi), je m’étonnais de ne rien retrouver, dans les communications japonaises offertes à la discussion, des thèmes qui naguère faisaient considérer la ville de demain sous les espèces de Tôkyô, voire sous les espèces d’Edo (que le discours tokyologique avait déclarée, dans les années quatre-vingts, postmoderne avant la lettre). La substance des études de cas mis à part, les questions abordées dans ces communications auraient pu l’être à propos de Paris ou de Los Angeles. Autrement dit, la généralité de la question urbaine l’emportait sur l’idiographie, alors que dans la décennie passée, c’eût été l’inverse : la singularité même de Tokyo s’imposait à l’urbanologie comme un nouveau paradigme, supplantant les critères qui jusque-là procédaient de “la ville occidentale”. L’exemple type de ce point de vue, l’ouvrage d’Ashihara Yoshinobu1 paru en 1986, Kakureta Dans ce texte, les anthroponymes japonais sont donnés dans leur ordre normal : patronyme avant le prénom. 1 chitsujo (ce que rend exactement le titre de la traduction française parue en 1994 : L’Ordre caché) illustrait cette passation des pouvoirs entre “Paris, ville du XIXe siècle” et “Tokyo, ville du XXIe siècle”. Comme il se dit, depuis Benjamin, que Paris n’était pas seulement ville, mais capitale du XIXe, tout laissait à penser dans cette comparaison que Tokyo n’annonçait pas seulement le siècle à venir : il en serait la capitale. Or nous voici aux portes du XXIe siècle, mais où est passé Tokyo ? Dans les couloirs du colloque susdit, je menai donc une petite enquête à ce sujet. A chacun de mes collègues nippons, je demandai quel ouvrage, paru dans les années quatre-vingt-dix au sujet de Tokyo ou de la ville japonaise en général, leur avait fait autant d’impression que les travaux, devenus classiques, de la décennie précédente – tels, outre le livre d’Ashihara, ceux de Jinnai Hidenobu, Maeda Ai, Yoshimi Shunya, etc. Réponse : rien. Il se publie moins de choses, et rien que du tout-venant ; la veine tokyologique est bien asséchée... Silence donc sur Tokyo. Ce qui se vend dans les librairies, ce dont on parle aujourd’hui, c’est d’autres choses que de ce paradigme déchu : de questions d’environnement ou de bien-être, par exemple, qui certes peuvent avoir Tokyo pour cadre, mais dont la teneur n’en reçoit plus aucune aura de singularité. Sans doute ce qui se passe là est-il généralement plus massif qu’ailleurs (démographiquement trois fois plus que dans la région parisienne, par exemple), mais cela ne nous dicte pas pour autant ce que devra être la ville de demain. Tokyo a perdu son empire sur les imaginations nip- 99 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle pones ; et ce n’est pas les images que continuent de publier, profession oblige, les revues d’architecture, qui cacheront ce curieux phénomène : la vogue du discours tokyologique s’est amortie à peu près en même temps que se recroquevillait la fameuse bulle spéculative des années quatre-vingts. A croire que l’une et l’autre n’étaient que deux aspects d’un même processus2... Telle est l’hypothèse de laquelle je partirai, en l’enracinant d’abord dans un retour sur la décennie passée, puis en examinant ce qui se dit (tout de même) aujourd’hui sur Tokyo, pour essayer de saisir les ressorts profonds de l’urbanité de cette ville – l’urbanité, ici, étant entendue comme le sens de la ville ; sens qui relève triplement de la signification (mentale), de la sensation (charnelle) et du flux spatio-temporel de la réalité urbaine. 2. L’emblème d’un paradigme postmoderne C’est au plus haut de la vague tokyologique des années quatre-vingts que fut publié le livre d’Ashihara. Rappelons en les grandes lignes. L’auteur, architecte connu, part d’une analyse de la relation entre l’intérieur et l’extérieur du bâtiment. A partir de raisons principalement structurales (le mur supportant la toiture), l’urbanité européenne a donné beaucoup d’importance à la façade. Voyez par exemple les églises de la Renaissance en Italie. Corrélativement, la forme externe des bâtiments est déterminante. On lui accorde par conséquent un statut élevé ; ainsi à Paris, “ville de la forme” (keishiki no machi, p. 145). Au contraire, dans une tradition architectonique comme celle du Japon ou des îles Tonga, ce sont les piliers qui supportent le toit ; par suite, l’enveloppe externe (nos murs et nos façades) ne sont guère significatifs. D’où un désintérêt relatif envers le contour et la décoration de l’enveloppe. Cet argument rend opportunément compte du désordre visuel des ville japonaises d’aujourd’hui : dans une telle urbanité, en effet, se préoccuper d’une mise en ordre esthétique de la rue n’a guère de sens. Ashihara oppose ensuite une architecture – celle de l’Europe – qui doit se voir à distance, et une architecture – celle du Japon – qui doit se voir, ou se sentir plutôt, de tout près. Le Parthénon doit se voir à distance, dans l’harmonie de sa forme sous 2 C’est ce que j’ai essayé de montrer dans “Du Geste à la cité.” 100 le ciel de Grèce. De près, ce n’est qu’une masse de pierre. Au contraire, l’architecture japonaise doit s’apprécier de près, dans la pénombre et la fragrance de ses bois, la douceur du tatami sous le pied nu... Ce qui vaut pour l’architecture vaut aussi pour la ville. Les Européens, comme les Chinois, se sont attachés à concevoir des ensembles (zentai no keikaku, p. 69), tandis que les Japonais se sont préoccupés d’accomplissements partiels (bubun no kansei, p. 69). Non seulement ils se sont peu intéressés aux symétries grandioses qu’ils avaient apprises de la Chine, et les ont bientôt délaissées après les avoir imitées dans leurs premières capitales, mais ils ont fait de l’incomplétude et de l’asymétrie les valeurs directrices de leur esthétique. Bien qu’elles aient au cours de l’histoire beaucoup emprunté à la Chine puis à l’Occident, les villes japonaises l’ont en réalité fait dans une urbanité complètement étrangère à celle de leurs modèles. Au Japon, de ce fait, c’est la partie et non le tout qui importe. Or, cela n’est-il pas une tendance proprement postmoderne, laquelle est en train de s’imposer graduellement au monde ? Dans une telle perspective, cette pensée de la partie, sans principe défini au départ et sans conception d’ensemble, va devenir un avantage (yûi ni naru, p. 79). Tokyo est l’exemple même de cette urbanité dans laquelle, en partant de la partie (le lieu d’une fonction donnée), on la développe par accrétion pour aboutir, en fin de compte, à une forme d’ensemble. Tracer d’avance le contour de la forme tarirait la vitalité et la fonctionnalité de l’architecture cernée par ce contour. L’urbanité européenne, qui au contraire s’attache au style, s’emprisonne ellemême à l’intérieur de ses formes prédéfinies ; tandis que l’architecture japonaise, en donnant plus d’importance au contenu qu’à la forme, adapte souplement celle-ci à l’évolution des besoins. Ce faisant, elle aboutit à des formes parfois très complexes, dont les contours évoquent la géométrie fractale. Il y a là incontestablement un ordre, mais c’est un ordre caché sous les apparences du chaos. Contrairement à l’urbanité européenne, dans laquelle on fixe les formes en partant de leur contour externe de manière centripète et soustractive (voyez l’Unité d’habitation de Le Corbusier à Marseille), l’ordre de l’architecture japonaise progresse à partir de l’intérieur, de manière centrifuge et additive (voyez la villa Katsura, à Kyôto). A chaque stade de cette accrétion, correspondent des formes qui ne sont jamais que les sous-ensembles de formes virtuelles ou futures. Ce sont des De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle “holons”, dont chacun est autonome à son propre niveau, mais qui tous ont une affinité entre eux, et dont la croissance est organique, comme celle des êtres vivants. D’où l’infinie souplesse du tissu qui en procède : avec ses formes changeantes et toujours adaptables, la ville japonaise, et Tokyo en particulier, est une “ ville-amibe ” (amêba toshi, p. 97). Ce qui précède est assez connu des architectes et des urbanologues du monde entier, les revues spécialisées ayant donné un écho certain aux thèses d’Ashihara, ou à des thèses voisines. Des architectes européens, comme Bernard Tschumi, les ont répercutées ; cela parce que l’on était incontestablement, au cours des années soixante-dix et quatre-vingts, à la recherche d’un paradigme destiné à supplanter le paradigme déchu des thèses du mouvement moderne. La demande était forte à cet égard. La tokyologie s’est engouffrée dans ce créneau idéologique, où l’on ne demandait qu’à l’accueillir, au point même de ne pas entendre ce qui pouvait écorner ce paradigme en puissance. Je me souviens par exemple d’une conférence donnée voici quelques années dans une école d’architecture londonienne, et dont le contenu fut partiellement repris dans The Architect’s Journal (vol. 203, n° 15, p. 31) : alors que j’y avais analysé de manière critique les motifs dominants de la tokyologie, ceuxci étaient repris au premier degré, comme s’il s’agissait effectivement d’un modèle à suivre... 3. Une métaphore de l’identité japonaise Or le paradigme tokyologique est un fétiche dangereux, tant pour les Européens qui en ignorent l’histoire et le contexte, que pour les Japonais qui s’en cachent les mobiles profonds. Qu’en est-il en fait ? Constatons d’abord que la vogue de la tokyologie dans les années quatre-vingts succédait à celle de la nippologie (nihonjinron : essais sur l’identité japonaise) des années soixante-dix. Constatons ensuite que ces deux courants, lorsqu’on en analyse les motifs dominants, révèlent de nombreuses analogies, voire des homologies. C’est ce que j’ai montré, par exemple, dans Du Geste à la cité, et plus particulièrement dans un article paru en 1994 dans les Annales, histoire, sciences sociales : “J’en ai rêvé, c’était Tokyo. Prémices d’un fantasme collectif”. J’y comparais la thématique de quatre ouvrages qui m’ont semblé particulièrement révélateurs à cet égard, notamment parce qu’ils relèvent de domaines très différents au premier abord, et que leurs auteurs n’appartiennent nullement à ce qu’on pourrait considérer comme une même école de pensée : 1. le livre susdit d’Ashihara ; 2. Tate shakai no rikigaku (Dynamique de la société en hauteur), de l’anthropologue Nakane Chie (1978) ; 3. Modân no datsu-kôchiku (Déconstruire la modernité), du sociologue Imada Takatoshi (1987) ; 4. Nihon-gata shisutemu (Les systèmes de type japonais), ouvrage collectif pluridisciplinaire dirigé par le sociologue Hamaguchi Eshun (1992). Le premier de ces livres, comme on vient de le voir, s’attache à argumenter un modèle nommé Tokyo, modèle censé nous conduire “vers la ville du XXIe siècle” (nijûisseiki no toshi e mukatte, sous-titre de l’ouvrage). La figure de l’amibe en résume les caractères. On retrouve à peu près le même emblème dans le livre de Nakane : une étoile de mer, choisie parce que cet échinoderme illustre la dynamique de la société japonaise (dont je ne reprends pas ici l’interprétation). En effet, à la différence des vertébrés dont le système nerveux est centralisé, celui de l’astérie l’est peu, ce qui confère une relative autonomie à chacun de ses bras. C’est par proxémie, tel bras influençant son voisin, que s’engage ce qui va devenir le mouvement d’ensemble de l’animal. Pas de direction préétablie, pas d’ordre émanant d’un centre. Le mouvement est donc aléatoire au début, mais une fois lancé, il devient unitaire et contraint tous les bras, désormais pris dans une même dynamique. Le livre d’Imada n’utilise pas les facilités d’images de ce genre, et il ne s’occupe pas non plus de contraster le Japon à l’Occident (tâche inlassablement reprise par les nippologies, tel le livre de Nakane). Il discute des thèses à vocation universelle (Gödel, Varela, Prigogine...), et c’est un modèle de société sans patrie particulière qu’il entrevoit pour terminer : une “société auto-réflexive” (jisei shakai, p. 187). Pourtant, ce qu’il construit en déconstruisant la modernité, c’est une figure étrangement proche de ce par quoi Nakane ou Ashihara caractérisent la japonité : dans la société autoréflexive, en effet, régnera un ordre procédant non point de principes préétablis mais de la coexistence des parties, lesquelles se co-adapteront, de manière semi-aléatoire, en macro-structures au bout du compte animées d’un mouvement unitaire certes, mais non prévisible, par défaut de centralité. Autrement dit (mais Imada ne l’écrit à aucun moment, et sans doute cette idée ne l’effleure-t-elle pas), la société de demain sera de type japonais. Quant au dernier livre, il émane d’un professionnel de la nippologie, qui donne ici à ses thèses 101 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle l’appui d’un éventail d’études systémiques allant des sciences humaines à la physique, à la biologie et à l’ingénierie. Au vocabulaire près, les thèmes dominants sont les mêmes que ceux que l’on vient de voir. Il apparaît notamment que la société japonaise est une “société en réseaux” (nettowâku shakai), fonctionnant de manière holonique et composée non pas d’individus (kojin) mais de “contextus” (kanjin), c’est-à-dire d’êtres sachant trouver leur propre intérêt dans l’intérêt du groupe, et observant les trois règles suivantes : dépendance mutuelle, confiance mutuelle, relation à autrui posée comme une fin et non comme un moyen. Cette morale de la société en réseaux excipe de figures biologiques et physiques, parmi lesquelles on retrouve, sans trop de surprise, l’étoile de mer, en compagnie des bancs de poissons, des phénomènes oscillatoires, de la bioconvection et d’autres totems postmodernes. Cependant la langue – et les domaines qu’elle nourrit directement, comme la littérature, la chanson, les slogans publicitaires etc. – n’est que l’un des systèmes symboliques où se sustente la centralité d’une capitale. L’architecture, ou plus généralement l’organisation spatiale de la ville, est un outil sémantique fort efficace à cet égard. Cet outil a été maintes fois utilisé au cours de l’histoire, par exemple à Rome par les papes de la ContreRéforme, en vue de réaffirmer la centralité que lui contestait le protestantisme. Les dynasties chinoises avaient coutume, à leur avènement, de détruire les palais de la dynastie précédente, voire sa capitale entière, pour se doter des leurs propres. La politique architecturale du Président Miterrand parlait au-delà de la France, et les tours du Tochô (le Gouvernement de Tokyo) parlent au-delà du Japon... L’espace manque pour développer ici l’analyse de ces diverses thèses et de leur affiliation. Jugeons du moins que la tokyologie des années quatrevingts n’était un phénomène ni autonome, ni neutre politiquement. C’était l’expression métaphorique – prenant pour emblème la ville capitale – d’un courant d’idées qui a une longue histoire et de profondes implications d’ordre politique et philosophique. Il faut en être averti quand on invoque l’exemple de Tokyo, d’autant que cette ville veut effectivement dire quelque chose pour le monde entier : c’est nous aussi qu’elle concerne. Pourtant, un ordre spatial imposant n’est pas tout. Si c’était le cas, le Bucarest de Nicolai Ceaucescu serait devenu fontaine de sens pour les Roumains et pour l’Europe orientale, ce qui ne fut pas le cas. Pour faire sens et diffuser sa centralité, l’ordre spatial d’une capitale doit symboliser les motifs d’un système sémantique qui transcende les formes matérielles et le pouvoir effectif. Or c’est exactement le cas des motifs que j’ai esquissés plus haut dans le cas de Tokyo. Parler “d’ordre caché”, “d’anarchie progressive” (Shinohara Kazuo), de “chemins holoniques” (Jinnai Hidenobu), de “chaos créateur” (Takashina Shûji), etc.4 cela faisait sens dans le contexte du postmodernisme, mais pas comme on eût pu le croire de prime abord. 4. Les capitales comme fontaines de sens Les capitales, moins encore que les autres villes, ne sont pas que des entités matérielles. Ce sont nécessairement aussi des emblèmes, des fontaines de sens qui confèrent de l’autorité à un certain pouvoir. Suivant le degré de cette centralité en divers domaines, leur aura sémantique atteint des horizons plus ou moins lointains. Les vecteurs en sont des symboles, que soutiennent et promeuvent des appareils de toutes sortes. Une question déterminante est de savoir si ces symboles transcendent, ou non, les limites d’une communauté nationale ou ethnique. La centralité de New-York3, par exemple, est remarquablement soutenue par la diffusion de la langue anglaise à travers le monde. Or ce n’est pas le cas de Tokyo. Capitale encore de l’américanité (sinon des Etats-Unis ou de l’Etat de New-York), quoique Los Angeles en propose un paradigme concurrent. En effet, matériellement, socialement et politiquement, Tokyo n’a rien d’anarchique ni de chaotique. C’est une entité manifestement rationnelle et fonctionnelle, pour autant que l’on considère les mobiles effectifs de ses principaux acteurs ; à savoir notamment de mobiliser de plus grandes masses de travail, et de maximiser la rente foncière. La presse relatait, par exemple, ces jours derniers que Mitsubishi Jisho (l’Immobilière Mitsubishi) vient d’acquérir, en repoussant les assauts de capitaux étrangers, les terrains anciennement occupés par le siège des ex-Chemins de fer nationaux, juste devant la gare de Tokyo. Il faut voir que cet achat consolide une politique foncière systématiquement poursuivie depuis les premières années de Meiji, et qui a fini par faire de Mitsubishi Jisho, pour ainsi dire, le propriétaire de Marunouchi (le principal quartier des affaires de 3 102 4 Sur ces divers motifs et leur logique d’ensemble, v. Du Geste à la cité. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Tokyo, c’est-à-dire le cœur du capitalisme japonais). C’est là une stratégie d’un tout autre genre que celle des bras l’étoile de mer ! Au demeurant, dissimuler cette rationalité (cet “ordre caché” que ne veulent pas dire les ouvrages comme celui d’Ashihara) derrière des images telles que le chaos ou l’étoile de mer, cela ne relève pas que de la poudre aux yeux. Ces images n’auraient eu aucun sens, et par conséquent n’auraient pas engendré de fantasme collectif, si elles n’avaient pas eu quelque lien avec, d’une part, la spatialité japonaise traditionnelle, et d’autre part l’état présent de notre civilisation. Quant au premier de ces deux aspects, qu’il suffise d’avoir à l’esprit l’image d’un parcours dans un jardin tel que le Koishikawa Kôrakuen : tout y est organisé de manière que l’on pourrait dire “holonique”, chaque vue se suffisant à elle-même et aucune ne commandant l’ensemble du jardin, sinon virtuellement l’île Hôrai, qui se trouve au centre de la mare, mais à laquelle on ne peut accéder5 Quant au second aspect, rappelons (avant d’approfondir ce thème un peu plus loin) que lorsque Roland Barthes, dans l’Empire de signes (1970), écrivit que l’on trouve à Tokyo un “centre ville, centre vide”, il fit corrélativement allusion à la question du sujet. Ce faisant, et si brève que fût cette mention, il pointait l’une des synapses dont s’innervent les fantasmes collectifs. Certes, Barthes n’était ni japonologue, ni urbaniste ; mais pour cette raison même, la formule qu’il sut trouver, en établissant un lien entre l’image de Tokyo et la question la plus fondamentale et la plus générale de la postmodernité (i.e. le déboulonnage du sujet moderne), n’en participa que plus efficacement à l’institution de Tokyo en emblème de la postmodernité. Ce seul exemple suffit à montrer que l’aura sémantique dont Tokyo forme le foyer s’étend largement au-delà du Japon, et même au-delà des affaires japonaises. Corrélativement, les choses de Tokyo ont plus que commencé à se teinter de mondialité, comme le faisaient les choses de Paris ou de Vienne à la Belle Epoque, ou comme l’ont fait celles de New-York plus tard dans notre siècle. En ce sens, il n’est pas absurde d’imaginer qu’au siècle prochain, Tokyo pourrait devenir l’emblème d’une certaine hégémonie, sur un plan qui reste à définir (le propre des hégémonies étant de s’imposer là où on ne les attendait pas). Ses chemins holoniques, 5 Sur cette spatialité, v. mon Vivre l’espace au Japon (PUF, 1982), ainsi que Berque-Sauzet-Ferrier. ses astéries et ses contextus ne sont-ils pas corroborés par la puissance du yen ? Tout comme le franc-or corroborait l’ordre haussmannien du Paris de la Belle Epoque... Quelle que soit la place du Japon dans le monde au siècle prochain, et cette place serait-elle justement hégémonique à certains égards, elle aura vraisemblablement Tokyo pour emblème. Il n’y a jamais eu d’hégémonie, dans l’histoire humaine, qui ne fût soutenue par l’image d’une capitale ; telles Babylone, Bagdad, Chang’an, Londres... toutes ces villes qui ont fonctionné comme des fontaines de sens, ou des foyers de fantasmes, bien audelà de leur pouvoir matériel. 5. Le déni de l’acteur politique La formule barthésienne du “centre ville, centre vide” restera dans l’histoire. Non que Barthes ait eu le premier cette idée, car, pour ce qui est de la langue française, Claudel (qui fut ambassadeur à Tokyo) l’avait plus ou moins énoncée avant lui ; mais, comme on l’a vu plus haut, parce qu’il sut, du même mouvement, établir un rapprochement suggestif avec la question du sujet. Ce rapprochement lui-même, peut-être lui fut-il soufflé par quelque ami japonais ou français résidant à Tokyo ; toujours est-il que Barthes, mieux que d’autres avant lui, sut dire ainsi quelque chose qui touche au plus profond de l’identité japonaise. Ce que symbolise en effet le “centre vide” de la capitale du Japon, ce n’est pas seulement l’insaisissable, l’insubstantielle autorité d’un empereur qui, hormis la période 1868-1945, règne depuis des siècles sans le moindre pouvoir politique. C’est une structure ontologique invétérée dans l’histoire de la nation japonaise, et, au-delà d’elle, dans une vision de l’existence qui, par le taoïsme et le bouddhisme, a depuis vingt-cinq siècles irrigué la moitié orientale du monde. Cette vision procède, en effet, du “vide” bouddhique (sûnyatâ en sanskrit, kû en japonais) et du “néant” taoïste (wu en chinois, mu en japonais) ; elle s’accompagne d’un non-substantialisme qui est en même temps, et littéralement, un “non-moi” (an-âtman en sanskrit, muga en japonais), ainsi que d’un “non-agir” (wuwei en chinois, mui en japonais), dans un ensemble conceptuel qui est aux antipodes de la conception occidentale moderne, celle d’un sujet substantiel, central et disposant souverainement de l’objet ; conception qui, on le sait, pousse également ses racines très loin dans le passé. A ce sujet occidental, la pensée orientale, et plus particulièrement japonaise, oppose ce que l’on pourrait appeler, pour faire bref, un “ambiant” a-subjectif, a-substantiel et a-centré, 103 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle relevant du devenir et non de l’être, et que l’on pourrait symboliser par le sinogramme du vent (fû en lecture japonaise)6. Ce discours sans père, dont le “centre ville, centre vide” est l’emblème, c’est la parole commune de l’identité japonaise. Sans entrer plus avant dans l’histoire de cette structure ontologique, je soulignerai deux choses : D’abord, que l’ambiant s’exprime de multiples façons dans la spatialité japonaise traditionnelle, tant physique que sociale et mentale. Nous en avons vu tout à l’heure un exemple avec le jardin Koishikawa Kôrakuen. N’en donnons qu’un autre, faute de place : les multiples décentrements dont témoigne l’orientation des rues d’Edo. A l’opposé de la convergence des rues de la ville baroque vers le foyer de la souveraineté humaine (i.e. le Prince ou le Sujet), celles d’Edo se sont axées vers des repères choisis dans les montagnes alentour (i.e. dans la nature)7. Cette parole s’est illustrée dans la pensée de Nishida Kitarô (1870-1945) – qui est reconnu de nos jours, même aux Etats-Unis, comme l’un des plus grands penseurs de notre siècle, à l’égal d’un Heidegger –, dont l’un des motifs centraux a été la “logique du lieu” (basho no ronri), dite encore “logique du prédicat” (jutsugo no ronri), par opposition à la logique de l’identité du sujet (ou logique du tiers exclu) qui a structuré la pensée rationnelle en Occident. En effet, la logique du lieu n’est qu’une autre expression du déni du sujet ; pour Nishida en effet, le sujet (c’est-à-dire l’être) est subsumé, “englouti” (botsunyû suru) dans la relation qui est son lieu d’être. Cette dynamique subsomptive aboutit, ultimement, au lieu absolu qui est néant absolu (zettai mu) : négation du néant par luimême, ce qui engendre l’être8. Ensuite, que l’ambiant imprègne l’inconscient collectif des Japonais, et que c’est lui qui s’exprime dans les homologies que l’on a vues plus haut, entre le discours nippologique et le discours tokyologique. Ce qui, dans celui-ci, se dira “décentrement” ou “chemin holonique”, s’exprimera dans celui-là par un déni systématique de la subjectité (Subjektität : le fait d’être sujet) de l’individu moderne. Ce déni peut atteindre au surréalisme ; par exemple quand, dans le livre cité plus haut, Nakane Chie postule une équation entre l’individu occidental et le petit groupe d’une demi-douzaine de personnes qu’elle considère comme l’unité ontologique de base de la société japonaise. Ce déni du sujet n’est évidemment pas neutre ; il est par essence déresponsabilisant et dépolitisant, c’est-à-dire qu’il revient à dénier l’être politique à l’individu. Mais là ne s’arrête pas le déni ; car si l’on imagine facilement que des auteurs comme Hamaguchi ou Nakane sont des conservateurs, il y a tout lieu de penser qu’ils expriment sincèrement ce qu’ils pensent être eux-mêmes. Leurs nippologies (comme les tokyologies qui en sont l’homologue) n’utilisent pas l’ambiant à des fins de domination ; elles sont à leur insu la parole de l’ambiant lui-même. Autrement dit, leur discours équivaut à ce déni de paternité, à cette parole sans énonciateur-sujet que l’on a pu voir dans le mythe. Ainsi, par exemple, ce que Derrida écrit du mythe de la chôra (champ, lieu) chez Platon : “Le dit mythique ressemble (...) à un discours sans père légitime. Orphelin ou bâtard, il se distingue ainsi du logos philosophique qui, comme il est dit dans le Phèdre, doit avoir un père responsable” (Khôra, p. 90). 6 Sur cet “ambiant”, v. A. Berque “Le japonais”, chap. 17 du vol. IV de l’Encyclopédie philosophique universelle (PUF, sous presse). 7 V. mes Vivre l’espace au Japon et Le sauvage et l’artifice : les Japonais devant la nature (Gallimard, 1986). 104 Symptomatiquement, Nishida, au fil de son œuvre, fut conduit à assimiler ce lieu/néant absolu à l’empereur du Japon ; ce qui fournit opportunément la caution d’une ontologie prestigieuse à l’ultra-nationalisme de son époque. Nous en retiendrons ici que ce grand philosophe, à sa manière, n’a pas exprimé autre chose que ce qu’emblématise la formule “centre ville, centre vide” ; à savoir une déresponsabilisation radicale du citoyen nippon9. 6. Le déni de l’histoire La logique du lieu a pour mérite supplémentaire d’éclairer l’extraordinaire sensibilité de la société On prendra soin de considérer que, dans la logique (de l’identité) du sujet, le mot “sujet” est à entendre au sens de sujet logique (shudai) ou grammatical (shugo) ; tandis que la logique (de l’identité) du prédicat est, en fait, le point de vue qu’un sujet psychologique (shukan) ou social (shutai, i.e. l’acteur au sens des sociologues) exprime à propos du monde. Cela fait qu’en réalité, la logique du sujet est la logique objectivante dans laquelle la chose est prise pour ce qu’elle est (c’est la logique de la science, qui est une logique de la chose), alors que la logique du lieu ou du prédicat exprime en fait le lien existentiel qui existe entre l’homme et les choses dans l’état de mondéité (Weltlichkeit), duquel doit s’abstraire l’objectivation scientifique. La logique du lieu est une logique de l’existence, non de l’être en soi, lequel relève de la logique du sujet. Il y a ambiguïté non seulement à cause de la polysémie du terme “sujet” dans les langues européennes (à la différence du japonais), mais parce que le sujet moderne, celui du cogito, met en pratique une logique du sujet du fait même qu’il s’institue prédicativement comme sujet en disant “je pense”, et en instituant corrélativement l’objet comme tel. Ces choses ne sont pas simples, mais on pourra s’y retrouver en se disant que la logique du sujet est une logique de la chose, et la logique du prédicat une logique de la manière dont on saisit la chose : une logique de “l’en-tant-que”. Sur cet “en-tant-que”, v. mon Etre humains sur la Terre (Gallimard, 1996). 9 Cette déresponsabilisation – qui bien entendu demande à être interprétée en termes pertinents à l’histoire du Japon lui-même – évoquera ce que Heidegger dit du “on” (das Man) : “le on (...) ôte à chaque fois sa responsabilité au Dasein”, car le “on”, c’est “cela dont nous devons dire : ce n’était personne (das, von dem wir sagen müssen, keiner war es)” (Sein und Zeit, §27 : 127). 8 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle japonaise aux phénomènes de mode, et notamment leur expression sous la forme de “bulles” spéculatives de tous ordres. Celle de la seconde moitié des années quatre-vingts, portant principalement sur les terrains et sur les titres, a eu – vu la taille de l’économie japonaise – des répercussions dans le monde entier. Les bulles fonctionnent en effet comme les mythes : ce sont des paroles sans père, des prédicats sans sujet, des lieux d’être entés sur le néant. Elles enflent de par la seule vertu de la logique du prédicat, et nulle substance ou presque ne les remplit ; ce qui les expose, comme on le sait, à crever inopinément. Le Japon de la fin des années quatre-vingt-dix n’est pas encore sorti du marasme où l’a plongé l’éclatement de celle de la décennie passée. En tant que logique du mythe, la logique du lieu (ou du prédicat) est aussi un déni de l’histoire. Celleci relève en effet de la logique du sujet, i.e. de la substantialité des faits et choses du passé ; tandis que la logique du prédicat, c’est celle de ce qui se dit maintenant à propos de ces faits et choses ; et comme on le sait aujourd’hui, les mots ne sont pas les choses. La bulle du fantasme tokyologique a crevé, quant à elle, avec l’éclatement de la bulle foncière et financière – phénomène qui lui-même résulte d’une conjonction de facteurs divers, dont l’essentiel est que l’économie japonaise ne pouvait plus en substantifier le gonflement faramineux. Les prix fonciers, notamment, ne pouvaient continuer de grimper indéfiniment tandis que s’affaissait la demande de bureaux. Le marché n’explique pas tout cependant. Au moins aussi décisifs ont été trois événements10 sans rapport direct avec cette inflation : la mort de l’empereur Shôwa en janvier 1989, le tremblement de terre de Kôbé en janvier 1995, et l’affaire de la secte Aum, qui en mars de la même année, lâcha du gaz mortel dans le métro de Tokyo. Sans entrer dans le détail de l’explication, disons ici que ces événements ont crevé la bulle tokyologique pour une triple raison : 1. la mort de l’empereur, après soixante-trois ans de règne, confrontait brusquement la nation japonaise avec le néant de la source même de son mythe existentiel (autrement dit, le “centre vide” apparaissait pour ce qu’il est : vide) ; 2. le séisme de Kôbé, dans sa pure logique de la chose brute (le sujet indifférent à tout prédicat), fracassait le mythe (le prédicat) de l’excellence tech- 10 J’emprunte cette idée d’une triple fracture, mais non son interprétation, à Nakasuji Naoya. Les événements en question sont littéralement le “devenir-propre” (Er-eignis) par lequel le sujet (l’être) s’affranchit de l’accoutrement du prédicat. En ce sens, on pourra rapprocher les séismes du “combat” (Streit) heideggerien entre la terre et le monde : ce sont des crises du milieu (fûdo) dans lesquelles la terre (do) secoue les oripeaux dont l’affuble le vent (fû) des œuvres humaines. Sur cette notion de vent comme métaphore de la culture, v. Ohashi. nique du Japon, et révélait en outre l’incapacité du pouvoir à gérer une situation de crise (une brusque désadaptation du prédicat au sujet) ; 3. l’affaire Aum manifestait qu’au sein même du prédicat nippon (dans la bulle amniotique du sens commun), pouvaient exister les bulles totalement étrangères de groupes imperméables au sens commun. Cette crise, pour autant, a-t-elle mis fin au règne de la logique du prédicat sur l’ambiant nippon ? L’éclatement de la bulle tokyologique, en particulier, a-t-il engendré de nouvelles manières de voir la capitale ? Il semble plutôt que la même structure ontologique tende à se reproduire, et à produire derechef un déni de la subjectité moderne ; déni qui, du même coup, est un oubli de l’histoire. J’en prendrai pour exemple l’étude récente d’un jeune architecte, Igarashi Tarô (né en 1967), Tasha ga yokubô suru kurobune toshi, Tôkyô (1998) ; soit mot à mot : “Tokyo, la ville aux bateaux noirs que désire l’autre”, titre qui, en substance, veut dire que c’est le désir des étrangers (symbolisé ici par les “bateaux noirs” du commodore Perry, lequel vint en 1853 s’embosser en rade d’Edo pour exiger l’ouverture du pays) qui impose à Tokyo leurs fantasmes à eux. La thèse centrale de l’article est en effet que ce sont les architectes étrangers qui ont établi et exploité la réputation de Tokyo comme “chaos” où l’on peut faire ce qu’on veut, parce que cela leur permet justement d’y assouvir les fantasmes qu’ils ne peuvent assouvir chez eux. Il est vrai que ce n’est qu’à Tokyo qu’une Zaha Hadid, par exemple, a pu construire une chose aussi anarchitecturale que son Azabu jûban Zaha Biru (1989), et l’étron flamboyant qui coiffe le Super Dry Hall (1989) de Philippe Starck, au bord de la Sumida, n’aurait certainement pas obtenu son permis de déféquer sur les bords de la Seine. Toutefois, Igarashi ne s’attache qu’à un épiphénomène. Il oublie d’une part que ce sont les architectes japonais qui les premiers ont massivement mis en pratique ce qu’Edward Suzuki devait nommer (en l’arrogeant à son propre compte) anarchitecture, et que ce sont les urbanologues nippons qui les premiers ont proclamé l’intronisation d’une esthétique du chaos, de l’anarchie, de l’urbanisme en “jeu de l’oie” (sugôroku), etc. ; d’autre part et surtout, il ne voit pas que ce discours – dont l’écho a été repris certes par des étrangers ravis d’une telle aubaine –, n’est foncièrement qu’une allégorie du déni du sujet par l’ambiant nippon ; métaphore aux vastes effets matériels, qui, on l’a vu, s’explique par une longue histoire, même si le postmodernisme lui a donné une audience mondiale. Ce faisant, Igarashi révèle à son insu la puissance de la logique du prédicat dont se sustente le “on” des Japonais. Son article, à sa manière, accomplit en effet ce même déni du sujet qu’Isozaki exprima 105 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle naguère avec son Tsukuba Center, ce bâtiment “dépourvu de nombril” (i.e. de centralité) selon l’expression du photographe Shinoyama Kishin. Et ce même décentrement dont se glorifiait l’urbanité nippone au temps de la splendeur tokyologique, par ces temps gris de l’après-bulle, le jeune Igarashi l’accomplit derechef en s’en défaussant. Car, si vide il y a là où nous avons coutume d’asseoir le sujet moderne, c’est bien parce que, aujourd’hui comme hier, l’ambiant nippon se refuse à assumer cette place trop exposée au débat politique. Il sortirait du champ de cette revue de montrer comment peut néanmoins fonctionner, dans ses propres termes, une démocratie à la japonaise. Prenant la nature pour égide et l’aménité pour étendard, les classes moyennes cherchent aujourd’hui à réinvestir le champ urbain par la racine dont procède l’ambiant lui-même : le naturel (shizen). Il s’agit là, au demeurant, d’une authenticité radicalement étrangère à celle de la politeia que nous avons héritée d’Athènes, Rome et Jérusalem. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ASHIHARA Yoshinobu (1986) Kakureta chitsujo. Nijuisseiki no toshi e mukatte. Tokyo, Chûôkôronsha (trad. : L’ordre caché. Tokyo, la ville du XXIe siècle ? avec une préface d’H. Gaudin et une postface d’A. Berque. Paris, Hazan, 1994). BARTHES Roland (1970) L’empire des signes. Genève, Skira. BERQUE Augustin (1976) Le Japon : gestion de l’espace et changement social. Paris, Flammarion. BERQUE Augustin (1982) Vivre l’espace au Japon. Paris, PUF. BERQUE Augustin (dir., 1987) La qualité de la ville. Urbanité française, urbanité nippone. Tokyo, Maison franco-japonaise (Nichi-Futsu kaikan). 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François Delhay, l’un des architectes concepteurs du projet, est tout à fait fondé à dire que si Euralille est un “laboratoire urbain”, pour reprendre la métaphore banale, c’est un laboratoire qui ne travaille pas sur les formes de la ville (en particulier les objets et les langages architecturaux et urbains qui conviendraient aujourd’hui à la ville) mais sur la manière de faire de la ville, “les diverses façons de l’imaginer et de la réaliser”. La construction de la complexite Autorisons-nous, en guise d’ouverture, un court détour. Avant même que Rem Koolhaas et l’Office for Metropolitan Architecture (OMA) n’entament officiellement leur travail, une agence d’architecture locale élabora un projet – un contre-projet préventif en quelque sorte – qui fut publié dans la presse. Dessiné avec habileté et même talent, ce contreprojet représentait une stratégie classique d’urbaniste, de type “écologie urbaine et médecines douces” : panser les plaies urbaines de ce TGV qu’il fallait bien – bon gré mal gré – se résoudre à faire passer au centre de la métropole. Adoucir, cacher autant que faire se peut ces “cicatrices” inévitables, ces coupures qui blessent le tissu urbain et grèvent l’unité d’une ville ; masquer, édulcorer... Ce contre-projet ignore totalement une gare souterraine, il sépare les diverses infrastructures de circulation et dispose – espace – de façon lâche mais organisée les divers programmes en “pièces urbaines”, autour d’un espace public dessiné à partir de formes urbaines canoniques : rues, places, alignement, perspectives... Et ce de manière cohérente et – formellement tout au moins – pas si mal réussie. Nous disposions ainsi d’un projet urbain de référence, lillois qui plus est, en ce double sens, produit par des Lillois et fondé sur la conviction qu’il existe une identité urbaine lilloise et qu’il convient que le projet respecte et illustre cette identité1. En opposition radicale avec cette posture, le projet OMA affiche comme premier principe d’exalter la fonction vitale et génératrice du TGV, et donc de le mettre en scène, d’ouvrir la gare sur la ville. Ceci se traduit dès les premières esquisses par trois décisions concomitantes majeures : 1. Pas question d’isoler fonctionnellement les divers réseaux et flux de circulation, de séparer analytiquement pour mieux gérer, mais au contraire de fabriquer un collapsus entre périphérique, métro et TGV en les faisant fonctionner en courtcircuit comme un cablage unique. Superposer les divers modes de communication, étrangler les réseaux pour mieux signifier et rendre possible par la contiguïté, l’interconnexion, la simultanéité et l’instantanéité des transferts. 1 On peut dès maintenant souligner que le plupart des critiques qui saluèrent localement le projet de Rem Koolhaas avait pour leitmotiv explicite ou implicite cette question de l’identité lilloise. 107 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Un critique a parlé à juste titre d’Euralille, comme d’une formidable machine à potentialiser les réseaux de circulation. C’est en effet, le nœud ferroviaire et routier qui génère le projet, qui lui donne toute sa puissance et lui confère sa thématique principale, celle de la connexion. 2. La gare TGV était “positionnée” par les services techniques de la SNCF selon les trois dimensions. Par rapport au sol naturel de Lille, elle était évidemment souterraine, seul dépassant un bâtiment voyageur. Exhumer ce TGV honteux suppose de creuser progressivement le sol naturel de Lille jusqu’au niveau des fenêtres des trains, ce qui donnera à la place basse et à l’espace Le Corbusier leur déclivité. Corollairement s’entama une âpre discussion avec la SNCF pour que les tunnels de circulation (y compris le tunnel central qu’empruntent les trains qui ne s’arrêtent pas à Lille) et les quais soient ouverts sur la ville, qu’on y perçoive le passage des trains. Cette nouvelle topographie exigeait la mise en place d’un viaduc traversant transversalement le site pour relier l’intra-muros et l’extra-muros, Lille et ses faubourgs2. Ce viaduc accroît la difficulté et l’étrangeté urbaine de l’opération, mais il en devient après la voie TGV la seconde génératrice ; il multiplie les possibilités d’articulation et de connexion, induisant une densité et une complexité bien au-delà de ce que supposait le seul programme fonctionnellement et rationellement analysé. 3. Enfin, dernière de ces décisions inaugurales dans notre démarche explicative, mais probablement tentation originelle pour les concepteurs, les tours du centre des affaires – six à l’origine – sont branchées directement sur la gare agrafant celle-ci au site, et venant inscrire leur volume au sein même du hall des pas perdus, venant si possible s’irriguer directement dans l’espace public SNCF. Un projet de cette ampleur ne pouvait se concevoir à partir d’une réaction de défiance, d’une objection de conscience face à ce qui lui donnait naissance. Une position de simple probité intellectuelle oblige à faire de ce défi à l’urbanisme, de ce nœud de vipères, la matière même du travail des concepteurs. C’est cette probité par rapport à l’ordre du jour lillois qui garantit tant la cohérence du projet que sa pertinence. Il s’agit d’assumer 2 Petite délicatesse contextualiste : le viaduc est strictement aligné sur les deux églises, Saint Maurice d’une part – la plus vieille église lilloise – sur Saint Maurice-des champs d’autre part, église du faubourg qui jouxte immédiatement le projet. 108 – verbe central, il nous semble, du travail d’OMA – les obligations de la modernité – sociales, financières, technologiques – d’instaurer une ville hic et nunc pour le moins contemporaine des technologies et des dynamiques qui la génèrent et si possible capable d’en endosser les métamorphoses, la vie... Pour la posture du contre-projet la responsabilité des concepteurs face à l’avenir, semble au contraire avoir précipité en une responsabilité face au seul passé, face à la mémoire, jusqu’à rendre impossible toute expression des signes urbains de la modernité, du contemporain3. Les trois décisions que nous avons analysées comme inaugurales montrent à l’évidence que la complexité du projet n’est pas héritée, résultante inévitable d’un programme enchevêtré et complexe. Le programme est de fait simple et pourrait sans problèmes majeurs se résoudre par distribution analytique des diverses fonctions ; comme le démontre le contre-projet, le site est suffisamment vaste pour autoriser cette option. C’est encore moins un problème ou un grand malheur. Au contraire, la complexité est pour Koolhaas une position instrumentale, un a priori méthodologique, le moteur même de la conception : “Seule l’exacerbation de la complexité révèle le point magique où les problèmes se transforment en potentiel pur.” Accumuler les difficultés, les obligations, les aligner jusqu’à trouver ce point où un champ de contraintes précipite en un champ de possibilités, en “potentiel pur” est la seule posture conceptuellement féconde. Il s’agit d’une démarche délibérée 3 Il ne s’agit là que d’un paradoxe apparent qui vient de ce que pour la pensée urbaine classique la ville n’est plus conçue qu’en termes de mémoire et d’identité. Dans un débat télévisé récent, Régis Debray, s’opposant à Pierre Nora sur le devoir de mémoire – encore une expression canonique du moment – évoquait, en France pour le moins, une “inflation de mémoire”, de commémoration, de célébration, sensible dans toutes les sphères de la culture, dans tous les champs institutionnels. Il y voyait de fait d’abord l’impossibilité de construire des projets, l’impossibilité d’arrêter des perspectives communes – consensuelles – , de se projeter dans un à venir. Cette incapacité d’anticiper le devenir traduit pour Régis Debray en dernière instance un attachement obsessionnel au consensus, la peur de toute divergence, de toute tension. Or, par nature, tout projet qui ne se veut pas seulement continuation, poursuite ou peaufinage d’un déjà-là, d’une langue familière, tout projet novateur clive. Le problème que nous posons ici réside peut-être moins dans la volonté de construction d’une identité que dans la tentation de rabattre toute l’évaluation de la production contemporaine sur cette question de l’identité et surtout dans la pétrification de celle-ci dans un carcan unitaire, intégratif, totalement constitué de mémoire, dans la seule adhésion à un passé commun, à des valeurs communes. C’est cette définition de l’identité, pétrifiante pour la ville, qui ne nous permet plus de concevoir que ce que nous produisons aujourd’hui, même dans ses aspects contestataires et corrosifs, contibue à la construction d’une identité. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle dont la logique nous apparaîtra plus loin pour charger progressivement le programme d’une complexité construite, revendiquée, en quelque sorte idéologique. Nous nous trouvons ici dans un thème majeur de la pensée scientifique contemporaine : le constructivisme – contextualiser et complexifier comme méthode même de modélisation, s’interdisant tout démarche analytique. “Où commence l’architecture, où finit l’urbanisme ?” “Travaillant sur Lille, j’ai découvert de plus en plus que faire de l’urbanisme c’est, d’une façon un peu abstraite, créer du potentiel, c’est dans ce sens tout le contraire de l’architecture. L’architecture épuise le potentiel, l’urbanisme le génère. Pour moi, l’urbanisme est une façon de penser très généreuse qui ne s’épuise pas en définissant tout, alors que l’architecture est une discipline plutôt égoïste qui épuise le potentiel créé par les autres.” Pour Koolhaas, réinventer l’urbanisme suppose d’abord que l’on remette en question le rapport ville/architecture. La ville ne se fabrique plus avec de l’architecture : des défilés de façades, des alignements, des symétries, des hauteurs de corniche, des formes urbaines... avec de la composition et du projet urbain (dernier avatar de l’imperium architectural sur la ville). L’urbanisme ne peut retrouver une force et une autonomie disciplinaire qu’en récusant la dictature de la posture architecturale, en revendiquant en particulier de n’être ni un art des formes ou du visuel, mais un travail des programmes et de leur processus de transformations et de métamorphoses, leur instabilité. “Je pense que ce qui est difficile, c’est d’imaginer l’urbanisme comme une langue visuelle alors que pour moi, cela n’a rien de visuel. Il s’agit de quelque chose de programmatique, d’adaptation.” L’urbanisme ne peut être qu’une “physique des programmes et des flux”(Physique pour en souligner la matérialité, le pragmatisme : le maniement empirique d’un matériau concret et résistant ; le discours sur l’architecture, la forme, “l’espace” étant, lui, de nature métaphysique)outils conceptuels et techniques de manipulation de programmes ; de confrontation, d’articulation, de col- lision et collusion de programmes, d’hybridation de programmes ; sans cesse affronté à l’instabilité programmatique. La question de la liaison à la ville ancienne, par exemple, qui fonde une large part des critiques hostiles au projet, ne peut se poser pour Koolhaas, qu’en termes de fonctionnement, de pratiques ; en aucun cas en termes de “formes urbaines”, de composition unissant graphiquement les deux centres, de continuité de langage architectural. Et ce n’est pas sa moindre fierté que d’avoir su mener la triple rupture formelle exigée par le programme – rupture d’échelle, d’esthétique, de langage – et de constater cependant qu’une contiguïté urbaine – d’usage, de parcours, de connexion, d’osmoses diverses – est en train de s’installer. En ce sens, l’inachèvement actuel de la passerelle liaisonnant le centre commercial et la gare ancienne au travers du bâtiment abandonné par le tri postal grève éminemment le fonctionnement du projet et sa logique. Euralille atteste que pour Rem Koolhaas la matrice de l’espace n’est pas formelle mais pratique, c’est-à-dire, pour le concepteur, programmatique. Le travail de l’urbaniste est d’abord programmatique. D’où l’importance de rendre à celuici un maximum d’initiative programmatique hors laquelle il est condamné à un travail purement formel de choix esthétique et d’ordonnancement graphique. Faire de l’urbanisme, c’est travailler sur des programmes. Mais cette notion de programmatique ne nous renvoie pas à un rationalisme et à un fonctionnalisme dont la faillite nous est déjà connue, au contraire. Il s’agit moins d’une organisation optimale et fonctionnelle des programmes (comme dit le langage populaire, c’est là “la moindre des choses” : il ne saurait être question de s’en exonérer, mais il n’y a pas lieu d’en tirer une quelconque fierté), que de se saisir des conflits, des contradictions, des tensions entre programmes (ou entre programmes et situations/lieux) pour tenter un véritable travail de dramatisation et de subversion (sociale et culturelle) des pratiques. Rem Koolhaas compare fréquemment le travail de l’urbaniste à celui du scénariste qu’il fut dans sa jeunesse. Pour notre part, nous rapprocherions aisément le produit de cette démarche de conception (ce qu’il dessine dans ces multiples “sketches”) du concept de situation tel qu’il fut mis en œuvre par les situationnistes. Il s’agit moins d’arrêter un lieu à partir de constructions et de formes que d’agencer et nouer des situations, c’est-à-dire des équilibres, du potentiel à partir des comportements, des gestes, des pratiques et mouvements que les programmes supposent ou auxquels ils obligent) et surtout d’y intégrer du temps, du devenir, de la métamorphose, 109 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle du possible. Le matériau de travail de l’urbaniste, c’est la tension entre programmes ; c’est de ces “incompossibilités”, de ces tensions, que villes et édifices tirent leur logique et leur force, leur capacité de créer de l’événement et de bouger les comportements et les pratiques. Le travail de l’urbaniste, c’est de profiter au maximum de ces interfaces programmatiques et de les susciter, allant même jusqu’à masquer l’autonomie des programmes (Aéronef, école de commerce) en interdisant l’identification formelle classique. Bien que distribuant des valeurs (en termes de densités, de concentrations, de jonctions ou de ruptures), le projet n’instaure aucune centralité. Le grand espace triangulaire, vide structurant essentiel du projet, ne fonctionne pas pour autant comme un “centre”. Il n’est pas l’épicentre d’une grammaire formelle qui rayonnerait jusqu’aux franges du projet, d’où tout s’originerait et où tout convergerait. C’est simplement un espace public, c’est-à-dire un vide disponible ; disponible aux projets, aux rassemblements, aux mouvements et à la vie de la ville4. Très rapidement, la “place basse” (ainsi est-elle le plus souvent nommée), bien qu’encore inachevée, a remplacé le Champ de Mars comme lieu de rassemblement et de départ des principales manifestations syndicales et politiques, ce qui nous semble attester de cette disponibilité publique de cet espace. Surtout le projet conjoint et connecte tous les points du réseau, tous les programmes aussi hétérogènes soient-ils, offrant des possibilités de croissance et de prolifération suivant de multiples lignes qui peuvent venir brouiller à coup sûr toutes les formes esquissées dans le projet initial. leur intégration programmatique et donc architecturale permettant d’atteindre ce hors d’échelle, ce bigness, qu’exigeaient les objectifs idéologiques du programme, et ipso facto de décliner toutes les obligations – forçant à l’innovation (esthétiques, modes d’usages...) – que cette prise de parti impliquait. C’est pour cela que les concepteurs furent si mortifiés du refus de la porte qui faisait communiquer le fond de scène du Zénith et le Palais des congrès, permettant une utilisation unitaire du volume. Cette décision entamait la logique même de conception de l’édifice, et non sa forme ou son esthétique. On doit grosso modo expliquer de la même manière la décision d’inscrire la salle de Rock et l’Ecole supérieure de commerce dans le volume du centre commercial et la volonté d’y “greffer” une barre de logements (incluant un hôtel) et des tours de services variés. De même, il faut entendre à la lettre ce que nous disent les architectes en disant que Congrexpo est un projet d’urbanisme, ce qu’il ne faudrait surtout pas confondre avec un projet urbain – au sens que les architectes donnent à cette locution – c’en est même l’inverse. Une expérience de mise en coalescence de trois programmes distincts, un travail sur Ce travail d’agencement de programmes hétérogènes ne peut se faire simplement en plan. Il se travaille en maquettes, la distribution verticale des programmes, leur feuilletage et leur hybridation se poursuit dans l’épaisseur et la hauteur des volumes, ceux-ci n’étant jamais de simples élévations de fonctions espacées sur un plan. 4 Nous nous appuyons ici sur une distinction élaborée par Hannah Arendt entre espace public et espace commun. L’espace commun, encombré de mémoire et de symboles, est l’espace d’une communauté. Il traduit et magnifie l’appartenance, l’histoire et les liens communs. L’espace public est pour Hannah Arendt le versus de cet espace communautaire. Ce n’est pas un donné, un déjà-là. Il ne se dessine que dans l’action. C’est l’espace de l’hétérogène, du pluriel, du frottement entre communautés. Ce n’est que dans le projet, l’avenir que s’élabore et se réélabore sans cesse l’espace public. D’un point de vue urbanistique, il nous semble donc qu’il ne peut se définir que par sa disponibilité. On peut trouver un remarquable exposé philosophique de cette distinction espace commun/espace public dans les travaux d’Etienne Tassin, “Espace commun ou espace public ? L’antagonisme de la communauté et de la publicité”, dans Hermès, n° 10, “Traditions et communautés”, Editions du CNRS, 1992. À une raison structuraliste et graphique qui définirait l’urbanisme classique imposant dans des schémas globaux une cohérence d’ensemble (d’ordre transcendental, puisqu’elle correspond moins à des besoins fonctionnels qu’à des besoins cognitifs et intellectuels de lisibilité) Rem Koolhaas oppose – c’est en tout cas notre thèse – un pragmatisme programmatique dont le dessin n’est que l’exploitation ou l’expression et non la matrice de pensée, s’attachant à sécréter de multiples lignes de cohésion (nous sommes là dans l’immanent, dans le fonctionnel) sans justement jamais imposer de cohérence a priori. 110 La recherche systématique de complexité, dont Koolhaas fait le moteur principal de la conception urbaine, trouve ici sa justification. Il ne s’agit pas pour lui de promouvoir une complexité formelle rendant possibles (ou nécessaires) les prouesses architecturales. C’est un a priori programmatique. Feuilletage et intrication des programmes sont issus de la volonté de susciter des événements programmatiques (et non des événements architecturaux), de faire se côtoyer des usages pluriels et hétérogènes d’un même espace, induisant des temporalités et des tempos contrastés, interdisant toute ritualisation des comportements. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Les limites de l’inacceptable Nous touchons ici une préoccupation constante d’OMA, présente déjà dans les objectifs qui présidaient à sa fondation. Delirious New York s’ouvrait par un chapitre enjoué sur Coney Island, parc d’attraction magique et colossal où Rem Koolhaas découvrait l’efficace de l’artificiel, la conviction de pouvoir fournir un plaisir et un bonheur simples par un investissement onirique au bénéfice du plus grand nombre. Loin d’aller à Canossa, il persiste et signe vingt ans plus tard en confessant sa fascination pour Disney Land, et Eurodisney (EuroDysney a longtemps figuré sur les plans de situation du projet). Pas pour les performances architecturales qu’ils recèlent mais pour les mêmes raisons qui l’avaient arrêté à Coney Island. “Vision d’ensemble : le caractère ambigu de notre monde moderne – les mêmes symptômes peuvent indiquer déchéance et vigueur ”. Constat pas si récent, puisque de Nietzsche. Plus que tout autre, Koolhaas est sensible à cette ambiguité, à cette ambivalence du maelström de la modernité. Que faire face à l’ambiguité ? Trancher, choisir au moyen de ces dichotomies magiques qui font partie, pour paraphraser Kierkegaard, “des grandes commodités de la vie” ? Faire fonctionner le binaire métaphysique : Bien 1, Mal 0 ; Vrai 1, Faux 0 ; Beau 1, Laid 0 ; Acceptable 1, Innacceptable 0. Peu de pensées sont aussi rebelles à la conception métaphysique de l’architecture et de la ville : quête d’une vérité éternelle, d’un immuable. Volonté d’absolu, d’univocité, de lisibilité. “J’ai été fasciné par Dysney Land parce que cela montrait que l’artificiel peut être meilleur, plus simple, plus efficace que le réel ; que c’est aussi la seule façon de répondre aux exigences des masses, au très grand nombre. J’ai été fasciné par la question des nombres, par la quantité5.” Ce qui fait la force essentielle du projet, sa pertinence, c’est qu’il s’efforce d’assumer l’ambiguité et la duplicité du contemporain (Bach et Hollywood, Foucault et Disney Land, Venise et Tokyo) sans recours à la guillotine esthétique (ou morale), mais sans pour autant se laisser fasciner. On peut ajouter aujourd’hui et par la question de “la très grande taille”, du bigness, bref de tout ce qui fait éclater les limites du médium architecture, de tout ce qui en fait éclater les cadres de pensées, les paradigmes doctrinaux et oblige corollairement à en réinventer les outils et procédures. Nourrir sa pensée du “maelström de la modernité”, mais aussi résister, organiser, formaliser. Exprimer une multiplicité de lectures, une polyphonie mais sans dissonance gratuite, assumer une pluralité mouvante et pourtant rassemblée, agencée plutôt que composée, c’est cela qui fait, il nous semble, l’inconfort de sa position mais aussi sa probité. Autre manière plus provocatrice encore d’évoquer cette question de l’esthétique populaire : la vulgarité. “Car je pensais que c’était très important à conquérir, la vulgarité.” Vulgarité est ici à entendre dans une double acception : – le banal, le trivial : rien de plus trivial que des immeubles de bureau, que le supermarché (l’un des programmes les plus“indigestes” qui soit, dit Koolhaas). Rien de plus trivial que de devoir en faire le centre de la ville, son cœur même là où l’on élevait jadis des palais, des résidences somptueuses, des édifices culturels brillants. – mais aussi le laid : ce qui n’entre pas dans les codes convenus (pléonasme) du beau, de l’esthétiquement correct. 5 Cahiers du CCI, n° 1, mai 1986, p. 81. L’invention, cela a toujours à voir avec “les limites de l’inacceptable”. “Dans certains programmes, il nous est nécessaire d’introduire l’inacceptable. Dans d’autres projets, logements par exemple, on ne peut faire d’expérience. Il faut identifier précisément les limites de l’acceptable, les frôler, les déformer”, lutter, ruser. A quoi l’on doit ajouter une seconde idée issue d’un constat entamé dans Delirious New York : que la distance qui sépare la limite de l’acceptable et la limite de l’inacceptable – distance par laquelle on pourrait apprécier la marge de manœuvre, l’espace de liberté du créateur – est aujourd’hui, en matière d’architecture et de création urbaine, beaucoup plus étroite qu’elle ne l’était il y a 80 ans. Il est pourtant dans les tâches de l’époque d’avoir à réconcilier l’architecture et la ville avec le goût populaire, avec les aspirations du plus grand nombre. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le travail d’OMA pour 111 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle dé-stigmatiser toutes les manifestations de la culture populaire et de la culture (au sens ethnologique cette fois) contemporaine. Focalisons cette interrogation sur le goût, sur l’esthétique du palais des Congrés et tous les malentendus que celle-ci révèle. Dans la critique du Théâtre de la Danse de La Haye, Hubert Damish notait déjà cette volonté – pour lui positive – d’en finir avec les lumières, la pourpre et l’or qui définissent généralement ce type d’équipement. Bref d’en finir avec un usage privilégié du théâtre et de l’opéra pour tenter d’impulser – incroyable prétention – un usage populaire, anonyme, correspondant par exemple à celui d’une salle de cinéma. Comment pouvait-on, dès lors, penser que le Palais des congrès, conçu comme une inclusion une entité enclavée, entre deux équipements populaires, une salle de Zénith et un hall de foire exposition, puisse simplement reproduire la pompe clinquante d’un palais des congrès de ville d’eau ? La symbiose fonctionnelle voulue par Rem Koolhaas induisait nécessairement comme une contagion esthétique (le vrai espace piranésien se situe là), qui heurte paraît-il la sensibilité esthétique des congressistes, contredit leurs attentes. D’où aujourd’hui, un terrible programme d’affadissement, à coup de moquettes profondes, de peintures et de lasures, de mobiliers luxueux... C’est en ce sens également qu’il faut comprendre l’un des mouvements d’humeur de Rem Koolhaas contre ce qu’il a appelé une “overdose de bonnes intentions”. Cette crainte visait le parc urbain qui tendait à devenir un véritable “projet dans le projet”, et des programmes esthétiques connexes : paysage sonore, éclairage... Cette réticence visait à défendre. sa volonté d’exprimer en force – en tout cas sans fard – les intentions du programme. D’où son absolue rétivité devant la réaction culturelle si typiquement française du “camouflage esthétique” comme si l’architecture, la ville ne devaient jamais avouer quels sont leurs ressorts, leurs dynamiques et n’avancer que parées de nobles causes, masquées d’une fausse poésie. Tentation qui ne pouvait jouer que comme une édulcoration, une euphémisation d’un discours qui voulait assumer radicalement la trivialité moderne du programme, donc des choix formels en totale cohérence avec le projet économique et politique. Dans la mesure où il se proposait de respecter et prolonger sans rupture la morphologie architecturale et urbaine de la ville existante (à supposer que cette morphologie unitaire-identitaire existe), 112 le contre-projet était défini comme contextualiste. Or, force est de constater que cette prétention morphologique (esthétique en dernière instance) imposait d’ignorer tous les autres niveaux de contexte pertinents obligeant à encoder anachroniquement tous les programmes dans le langage de la ville classique. Euralille est évidemment un projet contextuel : tout projet intelligent est contextuel. Mais le contexte (“les contextes” serait sans doute une formulation plus juste) que le projet constate et construit est d’abord programmatique. Le contexte géographique qu’il se donne (les premiers schémas de situation l’attestent), c’est l’aire de 70 millions d’habitants de cinq nationalités différentes solidarisée par le réseau TGV. C’est Londres et le “lien fixe”, Bruxelles, Rotterdam, Cologne, Paris...6 La décision d’organiser un chiasma de connexions du réseau TGV nord européen au cœur même d’une conurbation de plus de un million d’habitants est un choix volontaire et fort d’aménagement du territoire. Une analyse purement technique et financière aurait conduit à privilégier une relation triangulaire avec un point d’articulation partielle en rase campagne près d’Amiens7. C’est cette décision qui construit le nouveau contexte de Lille et justifie l’image du “saut quantique” proposée par Rem Koolhaas. L’ordre du jour lillois, le programme donc, c’est justement de rompre avec les logiques douillettes de la ville provinciale pour tenter – la réussite n’étant évidemment pas assurée – la métropolisation. À ceux qui le critiquaient au nom d’une hypothétique identité lilloise, Rem Koolhaas répondit abruptement – mi boutade, mi provocation – “Euralille n’est pas construit pour les Lillois, mais pour les Anglais, les Japonais, les Américains, les managers du monde entier.” De fait, destinée à positionner Lille dans la guerre des métropoles, Euralille participe d’une logique monLe chiffre de 70 millions d’habitants représente la population résidant dans une aire contenue par la courbe d’isochronie de deux heures ensemble des lieux d’où l’on peut accéder à Lille en moins de deux heures, transport aérien exclu). 7 Ou encore – c’était la seconde hypothèse SNCF (hypothèse qui trouva de nombreux supporters lillois dans les premières phases de l’étude) – une gare située à proximité de l’aéroport, donc totalement hors de la ville. Il fallut quelques temps pour qu’on prenne conscience qu’une réserve de terrains existait, qui permettait de greffer directement le projet à la ville (tant à son cœur commercial qu’à son cœur historique). En effet, la loi de protection militaire qui rendait inconstructible l’emprise des anciennes fortifications, bien que depuis longtemps militairement désuette, n’a été juridiquement levée qu’en 1985. Sur toute la largeur des anciens glacis, aucune construction durable n’avait pu être édifiée et seul un lacis anarchique d’infrastructures routières et ferroviaires occupait le site. C’est cette situation héritée de Vauban qui explique que la ligne TGV puisse ainsi traverser l’agglomération sans rien détruire et pratiquement sans expropriation (seuls durent être détruits une gare d’autobus, d’ailleurs provisoire, et l’auberge de jeunesse). 6 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle dialiste, cosmopolite, en tout cas européenne, et non d’un ordre urbain local8. Pour le dire plus abruptement encore, il nous semble que le vrai programme d’Euralille était d’abord de savoir signifier le moment, le maintenant. Il s’agissait de traduire dans un événement urbain une rupture, un électrochoc, le passage à l’“heure européenne”, pour reprendre le titre qu’Alain Demangeon consacre aux grands projets métropolitains de la décennie. Euralille inaugure une pensée urbaine en termes d’événement/rupture (ce lieu restera, il nous semble, longtemps symbolisé comme une date) qui se poursuivra dans la candidature olympique de la métropole, dont force est de constater qu’elle se situe dans la continuité symbolique de l’impact Euralille, même si les choix urbanistiques qui semblaient arrêtés étaient en contradiction absolue avec ceux de Rem Koolhaas. Cette contradiction n’est d’ailleurs pas illogique, si on la réfère à une logique de développement métropolitaine : celle-ci se développe par des “coups” séparés, des “mises” qui ne s’inscrivent plus dans un plan d’ensemble, dans une cohérence paradigmatique. De même, la candidature au titre de capitale européenne de la culture participe de cette même volonté de fédérer les divers communes de la communauté urbaine autour de grandes échéances, d’événements majeurs prétextes à remodeler durablement l’ordinaire de la métropole9. Il faut rappeler qu’Euralille est une opération urbaine d’ampleur colossale certes, mais opération discrète qui ne se veut pas schéma urbain de la métropole ni même de la ville. Au commencement de l’opération Euralille10, l’agglomération urbaine se passait d’agence d’urbanisme depuis plus de vingt ans. On peut penser que l’impact Euralille joua un rôle non 8 La mairie et les diverserses autorités administratives se gardèrent bien d’entériner cette proposition, ni de la démentir. La ville sut jouer d’une prudente et sans doute nécessaire ambiguité, vantant, dans les mêmes journaux municipaux, au recto le marketing agressif du “Centre international des affaires” et au verso les charmes lillois du “onzième quartier”. 9 Cette volonté de fédérer les diverses communes composant la CUDL au sein de laquelle Lille n’avait jusqu’à peu qu’un poids réduit) est évidemment l’un des axes majeurs de la pensée de Pierre Mauroy. La gestation du projet Euralille est concomitante de ce que la presse a appelé la révolte des “grands maires” (Lille, Roubaix, Tourcoing, Villeneuve d’Ascq). Depuis sa création, la CUDL était dirigée par le maire de Lomme, s’appuyant sur une majorité de petites communes, et profitant de la compétition conflictuelle des quatre plus grandes villes. La décision de confier au maire de Lille cette direction marque, il nous semble, une date métropolitaine majeure. 10 L’idée d’un Centre international d’affaires à proximité de la gare de TGV est annoncée en 1987 par Pierre Mauroy, maire de Lille, un an après la signature de l’accord Franco-britannique sur le Tunnel sous la Manche. Une société d’études, “Euralille Métropole” est constituée en 1988, tandis que Rem Koulhas est désigné comme urbaniste concepteur du projet. Le coup d’envoi opérationnel sera donné en 1991 et le Centre commercial d’Euralille inauguré en 1994 en même temps que la gare TGV. négligeable dans la résurrection d’une Agence d’agglomération, confiée à Francis Ampe. Ce n’est pas non plus par hasard que cette agence a fait de l’analyse des différents réseaux routes, autoroutes, voies ferrées, canaux...) l’un des axes de la révision du SDAU de la métropole, comme le souligne Alain Demangeon11. Récemment interrogé sur le bilan d’Euralille tous comptes faits – Rem Koolhaas résumait on ne peut plus simplement le programme de cette opération urbaine : il s’agissait pour lui de profiter de l’énorme potentiel de situation hérité du TGV et de l’effort considérable de construction d’infrastructure induit pour rapatrier dans la proximité immédiate du centre ville des programmes jusqu’ici “interdits de cité”, relégués (à la fois par choix et par exclusion) en périphérie. Ceci supposait que l’on sache satisfaire tant aux conditions de leur fonctionnement et de leur rentabilité (consommation d’espace, parkings, nuisances multiples d’alimentation, de transit, mais aussi bon marché et trivialité des bâtiments...) et les critères de dignité architecturale et urbaine qui siéent au centre de la ville. Faire de la ville avec des programmes de périphérie, reconquérir des dynamiques, des flux et des publics dont la ville a besoin en les obligeant à prendre en compte leur nouvelle situation, leur embourgeoisement, voilà qui lui semblait l’enjeu majeur du projet, enjeu d’autant plus crucial pour la métropole lilloise que depuis plus de 25 ans la ville nouvelle (et de nombreuses ZAC commerciales périphériques comme Lomme) drainent l’essentiel de ces programmes et de leur vitalité. Réarrimer les lieux d’émergence de la ville, à la ville, et même au centre de la ville, voilà en quelque sorte la gageure d’Euralille12. Et, en ce sens, Koolhaas n’hésite pas à affirmer que l’opération est une réussite et nous pensons qu’il est fondé à le dire. Alain Demangeon, Lille Métropole Européenne. Portraits de ville, Institut Français d’Architecture/DATAR, 1993. Il serait intéressant d’analyser finement les tergiversations ayant abouti à renoncer au programme de cinémas d’Euralille. Le triangle des gares devait être doté d’une quinzaine de salles (d’où en partie la conception de la façade à coursives de la rue Willy Brandt). L’hostilité des exploitants du centre ville a conduit, semble-t-il, à renoncer au programme. Depuis, un Kinépolis proposant 23 films par jour s’est installé à Lomme sur une zone commerciale périphérique en bordure d’autoroute. Il est certain que cette concurrence est beaucoup plus pernicieuse pour le centre ville que ne l’eussent été les salles d’Euralille. Obliger la grande distribution à réintégrer la ville dans une région où l’enseigne emblèmatique est “Auchan” n’était ni une si mince, ni une si insignifiante victoire. 11 12 113 Troisième partie FIN DES UTOPIES, RETOUR DE LA PROSPECTIVE ? De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Fin des utopies, retour de la prospective ? Les “utopies urbaines” sont-elles en panne ? A lire l’article de D. Rouillard, les architectes proposent toujours de nouvelles utopies ou contre-utopies. Ce qui différencie sûrement les utopies de notre siècle de celles du siècle précédent, c’est, qu’elles se voulaient “un non lieu, un ailleurs, un lieu de bonheur, une organisation idéale d’une société humaine”1. Or, cette illusion, que l’homme peut imaginer et mettre en œuvre “une société idéale” n’est aujourd’hui plus crédible. C’est pourquoi, J. de Noblet, propose, plus modestement, de regarder quelles améliorations possibles les techniques dont nous disposons peuvent apporter à l’évolution future des villes et des métropoles. Th. Spector synthétise les publications récentes sur la ville et analyse les facteurs de changement. 1 Cf . Cyrine Busson : “Prospectives pour la ville du XXIe siècle - Analyse de textes” - CPVS - 1998. 117 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle “L'utopie contemporaine” Dominique Rouillard Professeur à l'Ecole d'Architecture Paris Tolbiac et Directeur d'Etudes à l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, UFR3 Encore maîtriser le monde Les “mégastructures” sont la forme principale et dominante de l’utopie urbaine du milieu du siècle qui a mis les infrastructures au centre de ses prospections et fictions. Hybrides colossaux traversant des territoires sans frontière, elles réglent dans un même geste (une même “structure”) les questions architecturales et urbaines tout en répondant aux demandes nouvelles d’une société informationnelle qui se constitue. La mégastructure restera, jusqu’au début des années 1970, l’outil projectuel et le fondement idéologique qui auront porté les espoirs d’une profession pendant deux décennies, tout en ayant presque immédiatement suscité chez les jeunes architectes, formés à la fin des années 1950, des réactions ironiques et alimenté des projets “critiques” qui seront radicalisés dans des positions souvent cyniques et négatives. La mégastructure poursuit la volonté moderniste de concevoir l’ensemble de l’environnement construit – maîtrise totale et globale du territoire par le projet – et elle s’y exerce avec une certitude qui rejoint celle d’Ernest Hébrard créant sa Cité mondiale, Tony Garnier sa Cite Industrielle, ou ultérieurement Le Corbusier rayant de la carte en 1925 le cœur de Paris. En ce sens, les projets visionnaires que l’on peut ranger sous cette appellation (on la voit poindre chez Peter Smithson décrivant le projet du Plan de Tokyo par Kenzo Tange en 1962, tandis qu’elle est conceptualisée par Fumihiko Maki en 1964) représentent, comme l’a suggéré Reyner Banham, la “crise ultime de l’architecture moderne” : des visions qui sont à la fois le prolongement de la tradition utopique et “science fictionnelle” qui caractérise le projet moderniste et son esprit d’emprise sur le monde, (tout en portant à l’asymptote et à un point de non retour ses ambitions progressistes et son penchant pour l’imagerie technologique). On ajoutera qu’il s’agit d’une crise involontaire, dans le sens où le projet mégastructural ne visait pas à remettre en cause la doctrine moderniste et les principes de sa charte, mais seulement, une fois de plus, à les confronter aux exigences d’une société qu’on imagine alors devenue “incontrôlable”. La mégastructure porte en elle, de manière explicite, une double critique de l’urbanisme fonctionnaliste : celui-ci a rompu la possibilité de faire fonctionner les échanges, liens essentiels à la société perçue comme une communauté, en même temps qu’il est devenu incapable de s’adapter à la mobilité des structures – sociales, familiales, économique – et des individus. L’utopie de la mégastructure a l’ambition de conjoindre ces deux nécessités, sur certains points contradictoires : d’un côté, il s’agit de retrouver sous d’autres “formes” l’unité de la communauté sociale perdue et qui s’exprimait dans la ville traditionnelle par la continuité morphologique des tissus urbains, et d’un autre, d’opposer aux schémas statiques de l’urbanisme fonctionnaliste (seule la circulation assure dans la Chartes d’Athènes la mobilité et la liaison entre les trois autres fonctions) une “structure” capable de saisir et de répercuter jusque dans l’échelle individuelle les évolutions et transformations d’une société changeante, soumise au progrès des sciences et qui apparaît comme une somme d’individus, aux aspirations imprévisibles et en désir de mobilité certaine. 119 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle C’est en ce sens que le couple britannique Alison et Peter Smithson, et plus généralement les membres du TeamX peuvent être considérés comme une des origines de la mégastructure. Les Smithson ont, dès le début des années 1950 porté leur réflexion sur la possibilité de restaurer la continuité urbaine détruite, démarche qui se voulait précisément affranchie de tout utopisme, en prise directe avec la “société réelle” – “la réalité de la culture urbaine de masse démocratique” – manière de s’opposer aux déclarations dogmatiques et magiques du mouvement moderne. Ils recherchaient explicitement une typologie nouvelle d’espaces de liaison associés à des modes de relation sociale – “découvrir des groupements d’habitation archétypaux”, formaliser des lieux de “reconstitution d’identité” –, soit l’invention d’un espace relationnel qui résulterait des réseaux d’échanges matérialisés et représentés par des structures autorisant et favorisant les connexions entre les bâtiments et “par conséquent” entre les gens. Les croquis de rhizomes des Smithson à partir de 1951 – lignes de “rues résidentielles” continues d’un concept nouveau (“street deck”, “street mesh in the air”, etc) et reliant des “points” (bureaux, usines, lieux récréatifs, cérémonials, équipements) – s’opposent à la fois au démembrement de la ville zonée en connectant les blocs distendus de la ville radieuse (projet de Golden Lane, 1951-1953), et, par leur tracé proliférant partant dans toutes les directions et figurant l’aléatoire ou l’incertitude (le looseness), combattent l’académisme formel de l’urbanisme fonctionnaliste avec ses compositions réglées et figées. “L’espace total” Avec la “découverte” de l’Amérique (voyage de Peter Smithson en 1957) et du plan de Louis Kahn pour Philadelphie (1954-1956) qu’il est un des premiers à ramener en Europe, commenté dans la revue anglaise Architectural Design comme un double dispositif d’arrêts et de mouvements à partir d’un consommateur roi, les Smithson voient une confirmation de leurs positions européennes tout autant qu’une incitation à passer à un travail territorial lié à la voiture, et donc “visionnaire” au regard des conditions économiques de l’Angleterre d’après-guerre. Ils exprimeront le projet d’installer et de connecter des points forts dans un espace d’infinitude (endlessness) où se projettera le “désordre” (dis-order) organisé dans de miraculeuses “structures” – pensée systémique qui est à l’époque, dans les sciences comme dans les arts, le mode dominant d’interprétation, de construction de modèles et de 120 création d’œuvres. La solution du cluster (la grappe) pour gérer le développement des regroupements communautaires à l’échelle de la rue, du quartier, du village ou de la ville, s’étend à l’échelle d’une “ville ouverte”, d’un territoire total et sans fin, dune région métropolitaine ponctuée de “fix” (“un système de points de référence permanents nécessaire à la stabilité de l’individu”), où le centre commercial et son activité de shopping et les autoroutes jouent un rôle essentiel, et d’un environnement changeant (“immédiatement jetable”), constitué d’éléments “transitoires” (transient): ensemble des constructions produit en masse par la grande industrie (logement, magasins, crèches, etc.). Continuité retrouvée d’un tissu relationnel et “ouverture” d’un système figurant l’adaptation et l’écoute des attentes de la société et des individus sont les arguments et les caractéristiques formelles du projet architectural alternatif à l’urbanisme fonctionnaliste. Il s’exprime dans ces quelques dessins des Smithson dès le début des années 1950 et est travaillé tout au long de la décennie par l’ensemble des membres du TeamX [(jusqu’au stem (la tige) et au web (le tissu) de Shadrach Woods au début des années 1960)]. C’est l’utopie d’un urbanisme proliférant qui génère l’architecture et la ville en des réseaux fluides et polycentriques, trames “souples” de points et de lignes, de lieux et de flux, d’arrêts et de mouvements. Dans un seul geste, ville et architecture sont “automatiquement” engendrées, leur distinction et leurs images de fait supprimées. La conceptualisation permanente par les Smithson de leurs propositions, puis lors des rencontres du TeamX, leur formalisation abstraite par croquis, tout comme le contenu idéologique même du propos, et finalement le changement d’échelle de la projection, du quartier au territoire, de l’Europe à l’Amérique, conjoignent une nouvelle fois dans l’histoire projet et utopie. “L’imagerie irrésistible” A partir de 1958, les projets de “mégastructures” prennent le relais du travail conceptuel du TeamX mais en retrouvant une figuration, une image pour cette fusion de l’architecture et de la ville, elle-même métaphore de l’utopie du rapprochement, recherche nostalgique de la communauté perdue. Comme l’exprimera Maki, membre fondateur du groupe Métaboliste en 1960, “il nous manque un langage visuel pour faire face à l’échelle surhumaine des systèmes de routes modernes et De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle aux vues d’avion (...) Il manque à la ville un projet de communauté significatif que ses habitants puissent considérer avec fierté comme un symbole du Japon moderne”. Après le travail des Smithson ou de l’équipe de Georges Candilis visant à détruire l’image architectonique (“l’effacement volontaire de l’architecture” prononcée en 1953), on assiste à la fin des années 1950 à une explosion formelle – “l’imagerie irrésistible” dont parlera Charles Jencks – à partir de notions ou d’arguments développés par la génération antérieure. Les architectes de la mégastructure vont tirer du recentrage effectué par le TeamX sur l’individu, défini comme sujet social, culturel, puis consommateur à partir du milieu des années 1950, et avant tout mobile et finalement imprévisible, et de cette utopie de la liaison, qui conduit à privilégier la définition des structures à celle des objets reliés eux-mêmes, leurs diverses théories et interprétations d’un urbanisme “permissif”. Ce qui prédominera dans ces nouvelles approches, c’est l’invention pour elle-même des systèmes constructifs, la mise au point de principes organisationnels et compositionnels “élastiques” capables de régler – idéalement de manière scientifique – les questions posées par le TeamX sur adéquation entre forme et modes de vie. Il y a chez les architectes un déport de l’analyse qui va de l’observation des pratiques sociales de l’habitant (même si celle-ci reste une représentation du monde plus ou moins fantasmatique) à l’observation de (toutes) structures vivantes : la structure hélicoïdale de l’ADN ou les analogies végétales pour les Métabolistes japonais, les tissus cellulaires ou les structures des corollaires chez les membres du GEAM, etc. Ainsi, si le cluster et le stem sont à l’origine des métaphores botaniques, celles-ci sont transformées par les Métabolistes en véritables organismes vivants avec des “feuilles” chez Tange ou des “pétales” chez Maki qui s’étioleront ou tomberont avant les “tiges” qui les supportent (le “double cycle” de changement déjà exprimé par Peter Smithson). Le couple britannique avait saisi par l’image photographique de leur ami Nigel Herderson la réalité de la vie urbaine des slums londoniens (exposées au CIAM9 en 1953), les Métabolistes en appelaient aux images révélées par les microscopes et aux théories des cybernéticiens de l’époque. Ainsi, c’est dans cet intérêt plus aigu pour l’individu, représenté comme un être joueur, créateur, fantasque, lunatique, exigeant choix, changement et mobilité, que Yona Friedman et Nieuwenhuys Constant passeront de l’urbanisme “indéterminé” et linéaire du “cluster” à un urbanisme “spatial” non moins indéterminé, en résille, nappes ou couches horizontales superposées. Soient des plateaux, ou des “secteurs” dans le projet de la Nouvelle Babylone de Constant (application immédiate du principe des “ambiances” réclamées par les Situationnistes), où “tout peut arriver”, où chacun pourra jouer son propre ordre ou désordre. De même pour Yona Friedman, la mobilité de la société s’envisage à l’intérieur d’un cadre fixe prédéterminé, mais suffisamment neutre (structure tridimensionnelle arachnéenne) pour se laisser informer par les citadins ayant tout à la fois découvert le pouvoir du client consommateur (la liberté du choix) et retrouvé un rôle dans la cité (“l’autoplanification”). La ville spatiale est l’utopie d’un urbanisme démocratique à l’écoute de l’expression de chacun. C’est encore au regard de cet être en désir de changement permanent, et à partir du même présupposé d’une “désorganisation de l’unité familiale traditionnelle et de l’émergence d’un nouvel individualisme” (Tange, 1960), que Kisho Kurokawa, Fumihiko Maki ou Kiyonori Kikutake imagineront l’urbanisme métabolique, ou “vitaliste”, invention de systèmes toujours plus complets pour prendre en compte les trois aspects de la croissance, du changement et du dépérissement : vie de l’individu, vie de la famille et vie de la ville (Kikutake). Les ambiances climatisées, aux éclairages artificiels, proposés presque invariablement par les mégastructures ne sont pas seulement la condition technique pour occuper totalement l’épaisseur et la profondeur de la mégastructure, mais le complément indispensable au plein développement de l’individu, ainsi totalement libéré des entraves et des empêchements traditionnels que constituent l’architecture et la ville. La dislocation de la famille et la renaissance d’une communauté faite d’existences individuelles vont de pair avec la possibilité de vivre nu. Le contrôle climatique s’effectue à grande échelle en s’inscrivant dans le programme d’une recréation artificielle de l’environnement naturel. Friedman par exemple envisage un double conditionnement climatique : l’un à l’échelle des terres habitées du globe, par un contrôle des changements barométriques effectué à l’aide de l’énergie nucléaire ou solaire et qui permettra de loger en temps record “l’ensemble de l’humanité” (vision de Buckminster Fuller qui en 1956 projetait d’industrialiser à grande échelle le dôme géodésique conçu comme une “gaze légère”), mais qui rejoint un thème utopique qui appartient plus spécifiquement aux ingénieurs, celui qui va de la transformation du climat et des saisons (John Rœbling en 1833), jusqu’à la transformation des propriétés physiques ou chimiques de l’air (Frei Otto, 1962)) ; l’autre climatisation se fera à l’échelle de la ville et des quartiers, par une membrane transparente et élastique autour de la construction : elle augmentera la liberté d’utilisation et d’affectation des espaces ainsi protégés, transformera rues et places en espaces 121 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle publics permanents et ramènera les parois des habitations à de simples écrans. A l’opposé du principe de la ville moderniste fondé sur une dispersion systématique, la mégastructure propose une forme de “concentration” et d’imbrication des activités et des fonctions dans une même forme ou structure. Il y a un “bénéfice” à concentrer diverses fonctions dans un seul endroit, indique Maki, celui de recréer les conditions de la vie urbaine dense et festive, pourrait lui répondre Friedman suggérant d’installer les nouvelles structures au-dessus des quartiers existants et vivants, comme une greffe qui doit prendre sur un tissu dont il faut récupérer la vitalité. Pour tous, le modèle est celui de la casbah ou du village africain (il était la rue du taudis chez les Smithson, ce seront les favelas à l’heure de la “participation des usagers”), fascination pour des systèmes compositionnels “naturels”, que le succès de l’exposition de Bernard Rudofsky Architecture sans architectes en 1964 au MoMA viendra confirmer. Il résulte de cette concentration un continuum structural ou sculptural, délimité par les contours souples d’une enveloppe climatique globale, une sorte d’organisme insécable. L’autarcie devient le mode de vie qu’ambitionne de réussir toute mégastructure, qu’elle se décolle et se développe à la verticale au-dessus du sol – reproduisant à l’échelle de structures monumentales le mythe moderniste du pilotis libérant (de l’architecture) les territoires pour l’agriculture et le paysage – ou qu’elle s’enfonce en terre ou sous l’eau. Enfin, les transports, réseaux et voies de communications ne sont plus la simple quatrième fonction de l’urbanisme fonctionnaliste, ils sont “l’alimentation” essentielle au fonctionnement du gigantesque organisme, ils pénètrent à l’intérieur même des éléments porteurs (ainsi dès 1959 dans le projet de Marine City de Kikutake), traversent les espaces internes en toute impunité comme les trains fous d’une fête foraine (projet de ville suspendue de Frei Otto, 1962), et bien sûr comprennent la circulation de tous les services (les “puits verticaux de service”, les seuls éléments permanents des structures de bureaux chez Maki). La mégastructure autocritique Alors que la mégastructure poursuit avec succès tout au long des années 1960 sa carrière dans les agences et les écoles d’architecture, que la 122 transformation du monde par la mégastructure continue à être envisagée à court terme par des architectes pressés de passer à l’action, et s’acharnant (que l’on pense seulement à Friedman) à démontrer la validité ou la faisabilité tant constructive que sociale ou humaine de leurs projets, apparaissent à partir de 1960 les premiers signes de sa propre crise : mise en crise, volontaire cette fois, de la mégastructure elle-même, et de ce que recouvre la pratique et l’approche du projet d’architecture par ce vocable. La critique ou la parodie de la mégastructure est ainsi quasi synchrone de ses premières expressions et s’effectue sous la forme même de la mégastructure. Moins de deux ans séparent la solution optimiste et aisée du “Paris spatial” de Friedman des projets énigmatiques de “Ville” de Hans Hollein, qui sont contemporains du Plan de Tokyo quasiment opérationnel de Kenzo Tange. L’irréalité, ou la dimension fictionnelle involontaire de la mégastructure, a non seulement très vite été perçue – et non après dix ans d’expérimentation soit le début des années 1970 qui voit l’abandon général, à quelques exceptions près, de cette approche projectuelle globale – mais elle est assumée dans des projets qui semblent en être des caricatures, excessives, absurdes, ou encore pessimistes, jouant sur la déraison et la mégalomanie affichées par les plus sérieux et technocratiques projets. Alors que les architectes mégastructuraux travaillent sur l’imaginaire qu’ils prennent pour le réel, Hans Hollein, Walter Pichler mais également Archigram, pris au jeu de la mégastructure, et abondant dans son sens – celui de la fiction décollée du vraisemblable – introduisent la déréalisation du projet architectural. Indistinction de la ville et de l’architecture, recherche de communauté et contradictoirement recentrage sur l’individu aux comportements imprévisibles, concentration et densification des activités, climatisation et autarcie, focalisation sur les flux et les réseaux, articulation du transitoire et du permanent, du double cycle de changement, sont les thèmes et caractéristiques de la mégastructure qui font rapidement l’objet d’un travail “second” par de jeunes architectes achevant leurs études au tournant des années 1950-1960. Réamplifiant les obsessions de leurs aînés, caricaturant leurs propres excès, ils ne sont pourtant pas encore dans l’attitude critique systématique et iconoclaste qui sera adoptée à la fin de la décennie et partagée par toute une génération en rébellion contre la profession et son temps. Hollein et Archigram à partir d’un discours néofonctionnaliste, abondent dans le sens de la mégastructure, continuent le jeu (peut être parce qu’il n’y en a pas d’autre), sans être véritablement conscients de la voie où ils entraînent le projet d’architecture. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Hollein et Pichler se saisissent de ces caractéristiques en leur donnant valeur de programme exclusif, générant par elles-mêmes la conception du projet. Si la mégastructure peut se décrire par une série de traits formels ou structurels, la mégastructure critique les isole et introduit une interrogation sur ses propres ambitions programmatiques. Alors que la mégastructure a la prétention de tout régler, au moins dans sa représentation – les efforts pour mettre le projet en situation réaliste par collage et photomontage sont de rigueur – le projet critique sélectionne, réduit le nombre de traits, et change immédiatement la signification du projet mégastructural qui sera perçu comme “naïf”, “exaspérant”, irresponsable ou insupportable, au moment où l’ensemble de la profession n’a jamais autant cru détenir le sort des villes et de la planète au bout de ses réseaux. Hollein opère ses premiers changements d’échelle, non pas par l’artifice du collage d’objets trouvés, qu’il entreprend à partir de 1963-1964 (Transformations), mais en utilisant l’indifférenciation même entre architecture et ville que propose la mégastructure. Il passe d’une échelle à l’autre, sans véritablement changer de projet. Ainsi à partir de 1960, Hollein ajoute à sa production de projets d’Édifices (“Gebäude”, 1959-1962) ou de monuments sacrés (“Sakrales Gebäude”, 1962), des projets de Ville (“Stadt”, “Große Struktur ‘Stadt‘“, 1960), les seconds ne se différenciant des premiers que par le changement du titre du projet – déclaration arrogante sur le mode surréaliste affirmant “ceci est une ville”. Une indistinction formelle similaire caractérise les projets de Walter Pichler qui produit simultanément et sans différence majeure la Ville compacte et l’Édifice compact (1963) : projets hermétiques, au sens propre (masses impénétrables, d’où l’homme est déclaré exclu) comme au figuré (quelle signification donnée à ces projets réitérant leur volonté de ne pas se faire accepter comme tels ?). La focalisation exclusive sur la circulation et les réseaux devient un des traits majeurs de ces projets, la raison même d’être de la ville qui existe comme échangeur ou transformateur de mouvements, proposés presque simultanément par Hollein (“Communication-interchange City”, 1962) et par Archigram (City-Interchange Project, Ron Herron et Warren Chalk, 1963). Le rétrécissement du thème est tel qu’il interdit la vraisemblance du projet, dont l’enjeu est par conséquent à rechercher ailleurs – fonctionnement propre de l’art contemporain. Prenant à la lettre la métaphore de la ville comme “cœur” de services – “La ville. Points cruciaux de la vie”, article de 1965 – Hollein indique le passage possible de la ville technocratique aux réseaux omnipotents que dessinent en toute “naïveté” (sic) les professionnels de l’archi- tecture, à la ville obéissant à d’autres flux, organiques, ceux du corps et du cœur, le flux du sang, des émotions, la “subjectivité”, l’homme – thèmes que les groupes autrichiens Coop Himmelblau et Haus-Rucker-Co auront plus particulièrement travaillé : projets de “Ville à ossature spatiale de pulsation” (1966), “Cities that beat like a heart”(1967), “Cœur jaune” (1968), “Hard space” (1970), etc. De leur côté, Raimund Abraham avec “Megabridge “ (1964) et les différentes versions de “City” (196264) et Friedrich Saint-Florian avec le projet de “Vertical City” (1964) ou de “City Nucleus in space” (1963) opèrent une démultiplication en abîme des réseaux de transports et de communication, figent la ville dans une image rigoureuse, impassible et glaciale, vision “effrayante” (J.Rykvert). Les “Walking Cities” de Ron Herron, cloportes monstrueux avançant sur Manhattan en ruine, les concrétions informes au-dessus de Vienne ou le porte-avion “Entreprise “ enterré en rase campagne d’Hollein, la “Ville Glacier” d’Abraham sont autant de “projets” qui livrent dans la première moitié des années 1960 des versions zoomorphes, ludiques et anachroniques non dépourvues d’humour à la mégastructure, à “l’urbanisme indéterminé”, que se soit celui des Smithson, de Friedman ou des Situationnistes. Dans ces projets, l’imagination ne s’est pas épuisée à démontrer la validité d’une projection future, ni à changer le monde, mais travaille à donner une image du monde contemporain. S’indique aussi l’évasion fictionnelle sans retenue qui sera dorénavant pratiquée. La période qui va de l’architecture des mégastructures à “l’architecture radicale” – le critique d’art italien Germano Celant qualifia ainsi en 1968 la néo-avant-garde architecturale qui se posait en réaction au mouvement mégastructural triomphant – montre précisément le passage d’une architecture dont les références sont le besoin, la construction, le “réel”, à une architecture dont les références sont l’immédiat et la consommation, les objets mobiles, le plaisir du corps ; passage d’une architecture conçue en terme de progrès social et de bonheur humain, à une architecture de révélation du monde existant. Le contenu du récit et les formes pour le dire changent du tout au tout. La contre-utopie radicale Les expériences d’Archigram, comme celles d’Hollein, loin d’être englouties par le courant de la forme urbaine, de la participation des usagers ou de la nouvelle monumentalité kahnienne, ont été pro- 123 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle longées et, si faire se peut, intensifiées. “L’extrémisation” (véritable mot de passe des années 1960) était le but, toujours plus difficile quand l’architecte avait déjà habillé l’homme d’un tissu de câbles (“Suitaloon”, David Greene, 1968) ou une fois qu’il lui eût proposé une bombe de spray pour changer l’environnement (Hollein, 1968). La ville cauchemardesque insoupçonnée du fonctionnalisme et du capitalisme était encore à révéler. Archigram et Hollein se placent au point de basculement du projet fonctionnaliste dans un univers encore jamais fréquenté par les architectes, celui où la folle fiction l’emporte sur la fonction raisonnable. Les Radicaux italiens pratiquent la “retroguardia” : ils refusent la pensée spéculative de l’avantgarde qui veut “remplacer”, trouvant dans le monde présent toutes les utopies du capitalisme ou de la modernité déjà accomplies. L’approche radicale n’opère pas une “rupture” avec ce qui a précédé – la ville moderne – mais l’intensifie et “l’accélère”. Elle rapproche le temps futur, une opération inaugurée par la contre-utopie littéraire à la fin du XIXe siècle et qui a vu ses projections dans l’avenir passer de 2000 ans (Zamiatine, Nous autres) à trente-huit ans (Orwell, 1984). L’utopie radicale atteint le temps présent. Elle propose une “vision” à rebours qui opère la critique de l’immédiat. Le travail de projet revient à donner une forme explicite à une réalité déjà là. La critique du fonctionnalisme s’effectuait jusque-là par une recherche de formes caverneuses (F. Kiesler), organiques ou pneumatiques (le “Pneu world” de 1968), ou encore par le retour à l’histoire (A. Rossi) ou par le maintien d’une sacralité (L. Kahn). Les Radicaux opèreront à l’inverse un renforcement des hypothèses fonctionnalistes, en adoptant le langage le plus épuré et strict de la modernité, définissant une “surmodernité” qui détruira efficacement l’ensemble des référents assujettis à l’ordre architectural. Des concepts issus du projet moderniste seront travaillés dans un registre formel inédit, renouvelés par la levée de toute inhibition liée à des considérations d’ordre social, humain ou constructif. Ils développeront la surface neutre, l’isotropie, la surface homogène, le décentrement et la dissémination, l’indétermination totale, le principe des “bandes” (continues, lisses, infinies, étanches, superposées), des points de branchement, des séquences, l’artificialité maximale. La ville “sans qualité” définie par Archizoom (NoStop-City, 1969) se “liquéfie” et se répand en un “plancton” en constante transformation. Ce regard, qui remonte à près de trente ans, est celui qu’adoptent, parfois selon la même termino- 124 logie, les architectes décrivant bon nombre de situations urbaines et périurbaines d’aujourd’hui, au premier rang desquels Rem Koolhaas et Bernard Tschumi qui ont été les premiers et plus lucides lecteurs du mouvement radical. La critique “radicale” appartient à l’histoire immédiate, retenue par quelques uns, que la génération suivante ignore et croit elle-même inventer. De l’aménagement à la sauvegarde L’architecture radicale est, entre autres définitions, un projet d’instauration du site que l’on a eu tort d’assimiler aux projets d’homogénéisation du territoire qui culminent à la fin des années 50 avec le courant mégastructural. L’architecture radicale a compris, sans doute à la suite de Buckminster Fuller, que le site est la terre entière. Archigram a partir du milieu des années 1960 n’est plus dans l’esprit d’une conquête, dans une configuration de pensée de l ‘aménagement du territoire, même sous la forme théoriquement aléatoire et “indéterminée” que la théorie du cluster, du stem ou du web (pour le Team X) assurait de lui donner. Il est dans une phase de préservation narrative du paysage: le poste de télévision ou le distributeur d’essence se cachent dans un rocher ou un tronc d’arbre (David Greene, “Rok plug, Log plug”, 1968), la terre est transformée en un “parc mondial” ininterrompu par la magie de LAWUN (Locally Available World Unseen Networks). Les “collages d’ambiance” produits pour le concours de Monte-Carlo (la salle est enfouie sous une pelouse entièrement équipée) montre un paysage naturel reconstitué, où les estivants ont remplacé l’architecture. La nature, le territoire dans toutes ses géographies se révèle comme l’espace public par excellence, que chacun possède et partage avec tous. Ove Arup, qui sera dans le jury du concours de Monte-Carlo remporté par Archigram, exprimera en 1970 cette même prise de conscience d’un monde saturé d’aménagements – et non plus seulement menacé dans ses réserves énergétiques – appelant tous les ingénieurs à se charger de “l’administration du territoire conquis”. A la fin des années 1960, s’introduit une dimension paysagère du territoire jusque-là absente, une préoccupation esthétique des lieux de séjour ou de passage de l’humanité errante, liée à des considérations existentielles portant sur la pleine réalisation de l’individu. La réflexion dès lors se déplace de la De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle conception des structures et infrastructures idéales pour l’occupation minimale de la terre et du rêve moderniste de l’immatérialité vers la possibilité d’un geste toujours plus modeste vis à vis des sites naturels. On voit avec David Greene se mettre en place une sorte d’urbanisme visuel, fondé sur une stratégie de l’apparence, du faux, de la simulation (mais en rien contradictoire avec une approche écologique efficace), bafouant la déontologie de l’architecte. ce total” des Smithson, traduit à la fois le refus de la troisième dimension, c’est à dire l’architecture en tant qu’entrave à l’épanouissement individuel, imposition de normes, aliénation, etc., et symbolise l’opposition à l’utopie du sens, du contenu, moral ou pédagogique. Par les réseaux enfouis, les simulations naturelles de Greene, les sols magiques réfléchissants de Superstudio (du “Monument Continu” de 1969 aux “Actes Fondamentaux” de 1972), l’utopie est sans promesse ni prouesse démonstrative. C’est également une forme de sa contre-utopie. L’utopie de la surface Les travaux de Greene et de Superstudio mettent en évidence l’écoute attentive des architectes de cette époque aux courants artistiques de leur temps. Le land art (que le monde de l’architecture en France a découvert depuis peu) informe instananément les travaux des deux groupes anglais et italien, qui sont contemporains de ceux de Robert Smithson – même si ce dernier n’est pas initiateur dans ce domaine. Ses œuvres, comme celles de Richard Long, et de tous les artistes que Germano Celant présente dans les revues Casabella ou Domus, du land art (première exposition en France au début des années 1980 !) à l’Arte Povera, sont des références actives dans le projet, qui n’ont rien à voir avec des procédés d’analyse comparative menée a posteriori. Au point de se demander si notre vision du paysage aujourd’hui n’a pas été programmée par le land art, qui travaillerait en sous jeu la pensée urbaine – et utopique – depuis trente ans. On voit ainsi Dominique Perrault pour le réaménagement du site de l’ex-SMN à Caen adopter une pratique du collage et de l’intervention paysagère abstraite, très proche des scénarios montés par Superstudio à la fin des années 1960. Les projets de David Greene de la fin des années 1960, généralement ignorés car éloignés des images technologiques science-fiction où le travail d’Archigram a été jusque récemment identifié et ramené, sont à rapprocher des projets de Superstudio par ses ambitions théoriques, bien que le soucis du groupe italien ait toujours été de se démarquer de l’équipe anglaise. Dans l’un et l’autre cas, on voit l’architecte se concentrer sur ce qui émerge en surface. Tout se passe comme si l’architecte s’interrogeait sur le traitement de la surface terrestre découverte par l’architecture dans le moment où celle-ci se retire – ou s’enfonce – en terre. Le projet devient une question d’aménagement de surface, lié à la vision et au corps. L’avènement d’un environnement naturel pleinement desservi par une technologie invisible et débarrassé de l’architecture ne prend sens qu’au regard et pour le bénéfice des corps libérés et émancipés. L’utopie de la surface contre le mythe de l’espace, le “terrain total” (Superstudio) contre “l’espa- 125 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle La défaite de l'imaginaire urbain Jocelyn de Noblet Professeur d'histoire du design, fondateur du CRCT et de la revue “Culture technique” “Si tout sur terre était rationnel rien ne se passerait.” Fédor. M. Dostoïevski “Si nous ne changeons pas la direction dans laquelle nous allons nous finirons par arriver là où nous nous dirigeons.” Proverbe chinois La civilisation des Lumières (dont “La charte d’Athènes”1 est un des sous-produits) a su se servir de l’utopie et des prédictions technologiques comme de leurres, situés au-delà de la ligne d’horizon, afin de pouvoir avancer sans avoir à se poser trop de questions. Les sociétés occidentales du XIXe siècle avaient besoin de ce stimulant afin de se reconnaître dans le miroir déformant d’anticipations toujours plus vertigineuses. Aujourd’hui, notre société urbaine ne semble plus être en mesure de se projeter dans le futur, troublée qu’elle est par la complexité des problèmes qui se posent à elle et qui ne trouvent pas de solutions satisfaisantes. Cette faiblesse de l’imaginaire se traduit par un déficit d’innovation culturelle. Déficit d’autant plus grave que nous savons, La Charte d’Athènes, 1941 ; Réédition en 1971. Collection Points Seuil, Paris. La Charte d’Athènes a été rédigée par Le Corbusier, sous sa seule responsabilité, à partir des travaux des Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM) qui se sont tenus de 1928 à 1939. 1 comme le rappelle Andréa Branzi2, “qu’il n’y a plus de culture extérieure au phénomène urbain ou aux valeurs d’intégration sociale qu’il représente ; parce qu’il n’y a plus de campagne ayant une culture réellement différente, plus de lieu qui ne soit d’une manière ou d’une autre lié à la ville et à ses modèles de consommation.” La marchandise fait circuler, par médias interposés, la métropole sur tout le territoire. La métropole est devenue une “mécanostructure” dont personne ne maîtrise la régulation. Et les urbanistes, pour résoudre ce problème, ne disposent d’aucun “Jeu des perles de verre” pour les y aider3. Notre ambition ici est de proposer des scénarios heuristiques et non de décrire la réalité urbaine dans toute sa complexité. Nous verrons d’abord que, pour préoccupante qu’elle soit, la situation présente peut s’expliquer par plusieurs raisons et que si les utopies, néoplatoniciennes pour la plupart, ont disparues c’est parce que leur forme à la fois parfaite et totalitaire ne permettait plus de se projeter vers un avenir crédible. Nous montrerons ensuite qu’il 2 Andréa Branzi, La casa calda, 1984. Idéa Books. Pour l’édition française L’Equerre, 1985. Andréa Branzi, architecte, est un des fondateurs, en 1966, des groupes anti-utopiques italiens Archizoom Associati et Superstudio. Ces groupes proposaient une critique du Mouvement Moderne, de son rationalisme et des utopies urbaines technologiques et volontaristes des années soixante. 3 Hermann Hess (Prix Nobel en 1946), Le jeu des perles de verre (1943). Pour l’édition française : Calmann-Lévy, 1955. Roman culte dans les années cinquante; ce récit à la fois philosophique et d’anticipation propose un message prophétique et réconfortant. Il est significatif que ce soit un jeu que des hommes responsables du salut du monde futur proposent comme remède à tous les maux d’une civilisation. 127 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle existe d’autre moyens pour anticiper, de façon constructive, un futur qui n’est plus ce qu’il était. Pour illustrer notre propos nous avons choisi, à partir d’exemples concrets, de traiter la question de la mobilité urbaine, une mobilité qui est apparue au cours des soixante dernières années comme tellement inséparable de l’automobile que toutes les propositions alternatives étaient impensables : il est temps aujourd’hui de rompre avec ce tabou. Il n’est, en effet, pas possible de penser la ville du futur sans se poser des questions relatives à la mobilité ; c’est une question vitale qui ne peut être résolue par un tête-à-tête entre les écologistes et les lobbys industriels directement concernés. lera dans cinq ans et à terme l’île, qui aura la forme d’un coquillage, sera habitée par 50 000 chercheurs spécialisés dans l’aquaculture et l’architecture marine. Les promoteurs du projet multiplient les démarches pour faire reconnaître Autopia Saya par l’UNCLOS (United Nations Conference of the Laws of the Seas) comme une station de recherche indépendante6. Nous assistons à un découplage entre l’évolution des sciences et des techniques d’une part et la notion de progrès de la société, d’autre part4 Ceci ne signifie pas que nous vivons à une époque où toute anticipation urbaine soit impossible, mais que nos visions du futur sont devenues pleines de contradictions. Cette situation est fréquente dans les périodes de mutation culturelle parce que le présent y est si dense qu’il est à lui seul l’avenir. Thomas Kuhn5 nous fait remarquer à ce propos que “tout se passe comme si nous ne retenions des signaux qui nous parviennent de l’environnement que ceux qui à la fois sont conformes à nos connaissances, étayent nos convictions, justifient nos actions, rencontrent nos rêves et notre imaginaire”. Ce n’est pas tant le récit par lequel est décrit une cité utopique7, au sens propre du terme, qui nous intéresse que le rôle joué par la science et la technique pour y parvenir. L’idée d’un progrès scientifique et technique, associée successivement aux notions d’évolution, de perfectibilité et de croissance, représente la légitimité d’un projet de société qui a traversé le XIXe siècle pour se prolonger au XXIe siècle jusqu’à la fin des années soixante. Cette société nouvelle ne devait pas naître uniquement du développement du machinisme. Dans ses institutions, ses valeurs et sa culture, elle devait être entièrement construite suivant les lois de la mécanique (quand nous parlons des prévisions technologiques il faut se souvenir que, jusqu’au développement de l’électronique, vers 1960, on sous-entendait les techniques qui relevaient de la mécanique classique). L’article consacré au progrès dans la Grand Larousse du XIXe siècle est caractéristique de cette volonté de faire partager par le plus grand nombre le sentiment d’une liaison quasi mécanique entre progrès et civilisation ; on peut en effet y lire que : “le progrès scientifique et industriel est aussi irrésistible que le mouvement qui entraîne les comètes sur leur orbite et aussi éclatant que la lumière du soleil... L’idée du progrès paraît être l’idée fondamentale contenue sous le nom de civilisation. La foi en la loi du progrès est la vraie foi de notre âge. C’est là une croyance qui a trouvé peu d’incrédules”. ●=Remarque : Pour satisfaire les nostalgiques d’univers parfaits reconnaissons qu’il existe encore une utopie de ce type en voie de construction. Il s’agit d’Autopia Saya, au milieu de l’océan Indien, dont la première pierre a été posée le dimanche 9 mars 1997 à 15 heures. Wolf Hilbertz, architecte, et Thomas Goreau, spécialiste des récifs coralliens, ont commencé de construire leur cité marine par électrolyse. On sait que les coquillages et les coraux sont des machines à fabriquer du calcaire ; si on stimule cette faculté, par l’électrolyse, on multiplie la production brute de calcaire par dix ; il suffit pour cela d’une structure métallique ancrée sur le sable du fond et reliée à des panneaux solaires installés sur une tour. Le premier habitant s’instal- Joseph J. Corn, Imagining tomorrow – History, Technology and the American Future, 1986. MIT Press à Cambridge, Massachussets. Pour la traduction française : Rêves de futur, 1993. Culture technique N° 28. Editions CRCT. Joseph J. Corn, historien et professeur à l’université de Stanford, a réuni dix chercheurs pour entreprendre avec eux l’analyse d’anticipations technologiques. des années trente et cinquante. Les résultats de ce travail sont des études de cas dont chacune est une analyse ethnotechnologique d’une des facettes de l’imaginaire d’une société à un moment donné de son histoire. 5 Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques (1962). Pour l’édition française : Flammarion, Paris 1983. 4 128 I. L’utopie urbaine réalisée 6 Elena Sender-Dumoulin, Bienvenue dans la cité marine. Science et Avenir N° 611 Janvier 1998, pages 48 à 52. 7 Sir Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide (1627). Pour l’édition française : Payot, Paris 1983. La Nouvelle Atlantide est la description d’une société, Bensalem, qui a atteint la perfection grâce aux recherches scientifiques entreprises par les scientifiques regroupés dans La Maison de Salomon. C’est la première utopie moderne qui préfigure la notion de l’Etat-providence. F. Bacon est un des premiers penseurs qui se soit intéressé à la notion de recherche fondamentale. Il écrira à ce propos “les arts mécaniques m’intéressent peu en euxmêmes... ce qui m’intéresse c’est la contribution que ces choses apportent à la philosophie”. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle La foire internationale de New-York de 1939-40 A partir de 1880 cette “croyance” sera reprise par la plupart des revues de vulgarisation scientifiques (La Nature, Cosmos, Scientific American...), et c’est aux Etats-Unis qu’elle prendra forme grâce à un contexte favorable et à l’influence de nombreux auteurs de romans d’anticipation et d’utopies littéraires au premier rang desquels il faut citer Edward Bellamy et H. G. Wells. Looking Backward 8 le roman de Bellamy, qui donne une description high-tech de la métropole de l’an 2000 avec ses gratte-ciel élancés et ses artères recouvertes de matière transparente, a été une des références qui a inspiré les organisateurs de la foire internationale de New-York de 1939-1940 dont le thème majeur était “Le monde de demain”. C’est à propos de cette exposition que nous parlerons d’utopie urbaine réalisée. Il y avait une part d’utopie dans les expositions universelles précédentes, mais ce n’est que dans les années trente, aux Etats-Unis, que les conditions socioculturelles et techniques semblèrent à même de permettre la concrétisation de l’utopie9 dans un avenir proche. La foire internationale de New-York a réussi à rendre crédible, aux yeux de ses visiteurs, les nombreuses anticipations qu’elle présentait parce qu’elle a su les traduire dans des formes contemporaines et qu’elles n’avaient pas été conçues comme des utopies d’ingénieurs. La réalisation des principales attractions illustrant le thème général de l’exposition furent confiés exclusivement aux designers industriels. Ces nouveaux acteurs ont su occuper le devant de la scène parce qu’ils ont été capables de matérialiser le concept de progrès dans de nouvelles formes susceptibles de séduire le public. Pour cela ils ont créé un nouveau style : “le streamlining”10. Certes l’ingénieur à cette époque reste un personnage de premier plan : c’est lui qui conçoit et fournit les outils, les instruments et les machines avec lesquelles nous construirons le monde de demain, mais ce sont les designers qui rendront ce monde “moderne” en le rendant visible. Norman Bel Geddes, décorateur de théâtre et designer vedette de l’exposition justifiera Edward Bellamy, Looking Backward (1887). Disponible chez Penguin Books, New-York. 9 Il s’agit bien d’une utopie de type socialiste mais qui sera réalisé dans une démocratie capitaliste et individualiste. 10 Donald Bush, The streamlined decade, (1975) Edition Georges Braziller, New-York. 8 l’émergence du design industriel en déclarant “qu’il serait aussi absurde de condamner un artiste contemporain qui met son talent au service de l’industrie que de faire à Giotto et à Michel-Ange le reproche d’avoir mis le leur au service de la religion”. Le streamlining, que l’on peut traduire par “aérodynamisme esthétique”, s’applique à toute la culture matérielle présentée à l’exposition, de l’architecture aux objets domestiques en passant par l’automobile. L’automobile sera l’élément dynamique majeur qui rendra vivante “La Ville de 1960” du Futurama imaginée, par Norman Bel Geddes, pour le pavillon de la General Motors. Pour concevoir cette ville, Bel Geddes s’inspirera des plans de Le Corbusier, comme ceux de son Plan Voisin de 1925 ; un commentaire du Futurama affirmait clairement : “La Ville de 1960 possède en abondance soleil, air pur et belles avenues verdoyantes”11. Mais l’influence de Le Corbusier reste théorique et le streamline de Bel Geddes qui repose sur une esthétique du mouvement n’a que peu de rapports avec le rationalisme de l’architecte francosuisse. Cette Ville de 1960 avait été voulue par l’architecte Harvey Wiley Corbett, l’un des initiateurs de l’exposition, qui dès 1927 proposait une adaptation radicale de la ville à l’automobile. Il avait proposé une transformation de la ville, aboutissant à une avenue du futur caractérisée par des autoroutes suspendues et à une séparation des circulations automobiles et piétonnières comparable à celle du Futurama. Les toits des immeubles servaient de terrain d’atterrissage aux autogires12. Par cet exemple, on s’aperçoit que la vision du futur urbain donnée par la foire internationale de New-York de 1939 s’écartait de l’idéologie traditionnelle de l’utopie pour préfigurer l’urbanisme des grandes métropoles d’aujourd’hui. Il ne s’agissait nullement de la présentation d’un paradis terrestre statique mais d’un univers urbain dynamique, palpable et toujours en mouvement. 11 Norman Bel Geddes, Horizons (1932). Edition Dover Publications, Inc. New-York, 1977. Dans cet ouvrage Bel Geddes reprend à son compte l’analogie visuelle entre la grande rosace de la cathédrale de Reims et le moteur en étoile d’un avion émise par Le Corbusier dans son essai Vers une architecture (1923). 12 Folke T. Kilhstedt, Utopia Realized : The World’s Fairs of the 1930s in Imagining Tomorrow, 1986, Edited by Joseph J. Corn. The MIT Press, USA. 129 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle L’architecture utopique des années soixante Mais la planification est inconcevable sans vision utopique”15. C’est durant les “Trente glorieuses” et particulièrement pendant les années soixante que les architectes s’empareront du progrès scientifique et technique pour proposer des villes utopiques. La variété de cette architecture de papier14 permet d’en faire un inventaire à la Prévert: Ville sous l’eau Warren Chalk – Villes spatiales Yona Friedman – Entonnoir habitable Walter Jonas – Walking City Ron Héron-Archigram – Manhattan sous bulle Buckminster Fuller – Maison empilable Wolfgang Döring – Cellules pneumatiques Dyodon JeanPierre Jungmann – Living Pod David Green – Ville sous la Seine Paul Maymont – Ville flottante Stanley Tigerman – Ville en terrasse Cesar Pelli Acrologie Paolo Soleri – Space City Lockheed Missiles and Space Company – Plug in City Peter Cook-Archigram – Pneumacosme HausruckerCo – Tokyo sur mer Métabolistes japonais... Tous ces projets ont en commun d’être avant tout des utopies technologiques. Ils procèdent d’une part des nombreuses innovations apparues pendant les années cinquante dans le calcul des structures (en particulier les recherches de R. Le Ricolais, de Z.S. Makowski et Konrad Wachsmann), de la mise au point de bétons à haute performance, de l’apparition de nouveaux matériaux et de l’abondance de l’énergie à bon marché et d’autre part d’une imagerie technologique nouvelle et high-tech : plateforme pétrolière offshore, aéroports avec leur tour de contrôle, raffineries, centrales électriques, bases de lancement de missiles balistiques et promesses de la conquête de l’espace par les américains et les soviétiques. Ils seront aussi influencés par la scénographie spectaculaire des films de science-fiction américains qui atteint la perfection technique avec 2001, L’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968). Tout cela dans une société en pleine expansion économique où se développent la consommation et les loisirs. Justus Dahiden, architecte, résume bien l’état d’esprit de l’époque quand il écrit, en 1971 : ““L’homme d’aujourd’hui, du fait de la révolution scientifique, est dans l’obligation d’accomplir un saut de même importance dans le domaine de la conscience... La responsabilité de l’avenir contraint à une planification intégrale. 13 Jean Fourastier, Les trente glorieuses (1979). Librairie Arthème Fayard, Paris 14 -Michel Ragon, Les cités de l’avenir (1967). Editions Planète, Paris. - Charles Jenks, Architecture 2000 : predictions and methods (1971). Studio Vista, London. 13 130 Ce qui différencie ces utopies de celles du dix neuvième siècle et qui fait aussi leur faiblesse c’est qu’elles ne sont sous-tendues par aucun projet social crédible autre que celui de la ville dense. Elles n’ont pas prévus, par exemple, que le développement de la mobilité et de l’automobile conduirait à l’émergence de la ville périphérique avec les grandes surfaces qui deviendraient le grand chantier du futur16. Rêves d’un autre temps, tous ces projets et la plupart de leurs créateurs sont tombés dans l’oubli (il faut toutefois reconnaître l’influence formelle de certains groupes, comme Archigram et les Métabolistes japonais, sur les architectes high-tech contemporains) et ils n’ont pas survécu au premier choc pétrolier de 1973. Choc qui suit de peu la publication du manifeste “Halte à la croissance” rédigé par les experts réunis au sein du Club de Rome. Quand l’utopie ne répond plus à sa fonction première qui est de stimuler l’imaginaire elle disparaît et s’efface de notre mémoire collective. II. Le futur n’est plus ce qu’il était Quel rôle peuvent jouer, dans leur diversité, les technologies dont nous disposons dans l’évolution future des villes et des métropoles ? Avant de répondre à cette question il faut rappeler que notre système technique17 a connu, depuis les années soixante dix, des transformations décisives dans les cinq domaines suivants : – le développement de l’informatique qui, grâce à la prolifération des microprocesseurs – d’origine militaire – touche tous les secteurs d’activités et entraîne un usage banal et personnel de l’ordinateur ; – l’essor des biotechnologies dû aux progrès de l’instrumentation, de l’automation et du contrôle, qui autorise les interventions de grande précision sur le patrimoine génétique des espèces animales et végétales ; 15 Justus Dhinden, Structures urbaines de demain (1972). Editions du Chêne, Paris. 16 La ville émergente, (1997), sous la direction de Geneviève DuboisTaine et Yves Chalais. Editions de L’Aube 17 Bertrand Gille, Histoire des techniques, (1978). Gallimard, Encylopédie de la Pléiade. Voir le chapitre Vers un système technique contemporain, pages 859 à 1023. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle – la mondialisation des systèmes de communications qui, par la numérisation, permet à l’élaboration, au traitement, à la gestion et au transfert de l’information de disposer d’un langage commun ; – des matériaux nouveaux qui se diffusent dans toute l’industrie ; – les utilisations fines de l’industrie et la maîtrise des techniques de conversion photovoltaïque18. Il serait toutefois imprudent d’exagérer la portée sociale rapide des innovations qui semble découler logiquement des transformations que subit le système technique. C’est le plus souvent la société, suivant en cela le principe d’inertie, qui utilise à sa façon les innovations susceptibles d’être adaptées et qui laisse de côté celles qui ne lui conviennent pas19. L’exemple de la mobilité urbaine que nous avons choisi d’étudier est significatif de cette situation. Le temps de la technique n’est pas le même que le temps de la culture. Il faut aussi savoir que le sens que nous donnons à la notion de futur a changé. Le présupposé d’un progrès sans fin et sans nuisance qui, après nous avoir rendu maître et possesseur de la nature par la maîtrise technique et la dictature de la raison, nous promettait un monde nouveau et parfait n’est plus crédible. Nous savons aussi que la rançon du progrès est inéluctable parce que nous disposons de moyens de diagnostic, toujours plus performants, qui mesurent avec une précision croissante les conséquences de nos actes. Ce n’est pas un déficit de techniques qui entrave l’évolution urbaine. Nous savons que les architectes et les ingénieurs du génie civil et du BTP ont à leur disposition les technologies nécessaires pour construire des ouvrages gigantesques . Et nous savons que si on leur demandait d’édifier un gratteciel de mille mètres de haut, un bâtiment souterrain ou de construire un pont de trois mille mètres de portée20 nous savons ils n’auraient à faire face à aucune impossibilité technique. Nous savons aussi que là n’est pas le problème et que ce ne sont pas les tours jumelles de Pétronas (451 mètres) qui vont améliorer la vie quotidienne des habitants de Kuala Lumpur. (A propos des gratte-ciel de Hong Kong, William Mitchell, doyen de l’école d’architecture 18 Thierry Gaudin, 2100 : récit du prochain siècle (1990) Editions Payot, Paris. 19 Victor Scardigli, Les sens de la technique (1992). Presses Universitaires de France, Paris 20 Le pont de Messine, s’il est construit en 2006, sera le plus long pont suspendu avec une travée unique de 3360 mètres de portée ; ses pylônes auront une hauteur de 370 mètres. Pour les ingénieurs du génie civil il s’agira de la prouesse technique du siècle. et d’urbanisme du MIT, remarque avec ironie “Une visite du bar situé au sommet du prestigieux hôtel Peninsula montre que les tours ne sont pas des dinosaures en voie d’extinction : les urinoirs sont adossés aux baies vitrés, de sorte que les hommes d’affaires, peuvent contempler la ville à leur pieds tout en se soulageant ; ils n’auraient pas ce sentiment de puissance au rez-de-chaussée”)21. La mobilité urbaine Si nous abordons maintenant la question de la mobilité urbaine et des améliorations susceptibles d’y être apportées nous nous apercevons qu’il n’est ni crédible ni possible de proposer des solutions techniques décisives. On s’aperçoit qu’il s’agit d’une question complexe qui repose sur une nouvelle synthèse entre des paramètres socio-économiques et culturels aussi bien que techniques. Cette mobilité urbaine croissante (ce sont les déplacements périphérie/périphérie qui sont en plus forte augmentation et qui posent un problème difficile à résoudre) est expliquée par “la conjecture de Zahavi”22 qui suggère que les personnes cherchent au quotidien à profiter au maximum des opportunités urbaines dans le cadre de contraintes imposées par deux budgets : – un budget temps qui ne doit pas dépasser 65 minutes ; ce qui signifie que les distances parcourues sont contingentes de la vitesse des différents moyens de transport. – des dépenses qui doivent s’inscrire dans une fourchette de 10 à 12 % des revenus d’un foyer (la possession et l’usage d’une automobile, amortissements compris, revient, en moyenne, à quarante mille francs par année). Il faut aussi comprendre qu’aucune amélioration substantielle ne sera possible sans un rééquilibrage entre l’usage de l’automobile et les autres moyens de transport ; ce qui implique une évolution des mentalités et un changement radical dans les styles de vie des usagers. L’équation : mobilité = liberté ; liberté = automobile; automobile = plaisir + identité reste encore d’actualité et pour le moment ce n’est qu’à dose homéopathique William Mitchell, Les gratte-ciel sont-ils encore nécessaires ? Pour la science N° 244 février 1998, page 68. 22 Zahavi était un responsable d’études sur l’urbanisme à la Banque Mondiale, dans les années soixante dix, qui a travaillé sur la mobilité. 21 131 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle que l’on peut y introduire quelques éléments limitatifs (comme la pastille verte qui reste un placebo). Pour aller plus loin, c’est-à-dire pour convaincre un nombre significatif d’usagers qu’ils auront toujours la liberté de choisir l’origine, la destination, le temps et le mode du déplacement mais que la satisfaction de ces besoins ne passera plus systématiquement par l’usage d’une voiture particulière il faudra leur prouver non seulement qu’un nouveau partage de la voirie est devenu obligatoire mais qu’il peut y avoir autant, voire plus de plaisir avec l’usage d’autres moyens de transports. Pour atteindre ce résultat il faudra éduquer avant d’espérer contraindre. Il existe cependant des limites inattendues de l’usage de l’automobile et une étude anglaise23, sur soixante sites à forte circulation dans le monde, démontre que lorsqu’on supprime certaines voies, les bouchons loin de se renforcer, disparaissent, parce que le trafic moyen diminue. Selon cette étude, les habitudes des gens pour se rendre sur leur lieu de travail varient énormément, même quand le trajet n’est pas perturbé par des déviations : suivant les jours la même personne peut prendre sa voiture ou les transports en commun (cette souplesse concerne environ 20 % des automobilistes). L’utopie la plus stimulante pour notre imaginaire c’est peut-être la description des Villes sans automobiles entreprise par le groupe de recherches réuni, depuis 1992, par l’Institut Canadien d’Urbanisme24. Ces difficultés ne doivent pas nous condamner à baisser les bras et à oublier que nous disposons de nombreux moyens techniques complémentaires avec lesquels il est possible de proposer des alternatives efficaces25. On s’aperçoit aussi que des problématiques comme la préservation de l’environnement, la lutte contre la pollution et la notion de développement durable sont devenues des thèmes mobilisateurs. Une évolution des mentalités commence à se manifester et elle est particulièrement 23 Cette étude, en cours, est réalisée par des chercheurs de l’University College of London à la demande de Phil Goodwin, le conseiller du gouvernement anglais en politique des transports. Elle semble confirmer les conclusions d’une autre étude réalisée, en 1994, par une autre institution, le Standing Advisory Committee on Trunk Road Assessment selon lesquelles la construction de nouvelles routes entraine un acroissement, et non pas une diminution de la circulation moyenne. Certains experts anglais pensent que ces rapports pourraient avoir un effet immédiat sur les politiques en matière de transport ; ils inciteraient même à transformer des centre-villes, comme Trafalgar Square, en zones piétonnières. 24 Rapport de 1994 (Phase I) Cities without cars, Canadian Urban Institute, City Hall, Toronto, Ontario – M5H 22N1. Les recherches sont menées par deux équipes distinctes sur les villes de Vancouver et de Toronto. 25 Se déplacer au quotidien dans trente ans. Edition La documentation française. Actes d’un colloque organisé, en 1994, par l’ADEME, la DRAST et (Centre de Prospective) et l’INRETS. 132 sensible dans les villes comme Curitiba, Strasbourg ou Stockholm qui ont proposé des solutions, certes partielles mais innovantes. Curitiba Cette cité brésilienne, capitale de l’Etat du Parana, pauvre mais en pleine expansion (sa population est passé de 300 000 à 3 000 000 de personnes entre 1950 et 1998) est devenue un véritable laboratoire du développement urbain26. Les municipalités successives, depuis 1970, ont réussi à y préserver une qualité de la vie en choisissant des techniques simples et une série de solutions peu coûteuses mais efficaces : – les transports collectifs sont privilégiés par rapport aux automobiles individuelles. La ville s’est développée suivant cinq axes principaux le long desquels des autobus rapides peuvent circuler, en site propre, sur deux couloirs avec les mêmes performances qu’un métro. Les autobus rapides sont des véhicules articulés de 270 places et pour les liaisons transversales et trajets locaux on se sert des minibus de 40 places. Les usagers (1,3 million de passagers par jour) achètent leur titre de transport à l’entrée de sas, équipés d’ascenseurs pour fauteuil roulant, installés à chaque station ce qui permet de gagner du temps. La mise en service des transports en commun a été accompagnée par un premier programme de construction de 45 000 logements sociaux. – L’implantation des activités de bureau en centre ville est réglementée pour éviter que le quartier ne se transforme en ville fantôme après 17 heures. Une succession de logements, de magasins, et de restaurants ouverts en permanence maintient en vie le centre de Curitiba. – Les berges des rivières ont été transformées en espaces verts (50 m2 par habitant) et les citoyens sont sensibilisés au respect de l’environnement par des cours gratuits que propose l’université. Curitiba, avec un revenu par habitant que l’on peut considérer comme faible, est une ville moins polluée que les autres villes du Brésil. La criminalité y est plus faible et le niveau moyen d’éducation de la population supérieur à la moyenne nationale. 26 Jonas Rabinovitch & Josef Leitman, L’urbanisme à Curitiba. Voir Pour la Science N° 223, mai 1996, pages 84 à 88. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Strasbourg Jusqu’en 1989 cette ville, riche si on la compare à Curitiba, est bloquée par la circulation quotidienne de 240 000 véhicules et il devient urgent d’intervenir. La décision est prise de réaliser un tramway circulant en site propre. L’objectif choisi a été de redistribuer l’espace urbain en interdisant la circulation de transit à travers le centre historique de la ville, en redonnant l’espace et la liberté de mouvement aux piétons, aux cyclistes et aux transports publics. Redistribuer l’espace s’est se contraindre à le transformer et même au-delà à repenser le fonctionnement de la ville. La place Kleber, dans le centre, est devenu piétonnière alors qu’avant il y circulait 50 000 véhicules par jour ; il est toujours possible d’accéder au centre ville en voiture, par le biais de boucles de circulation, et d’y déposer des passagers mais en revanche le trafic de transit est détourné et il faut emprunter un itinéraire de contournement. Un soin particulier a été accordé à tous les quartiers traversés par le tramway. Par exemple, la quasi, totalité du tracé du tramway s’est vu adjoindre des pistes cyclables et 14 % des déplacements, à Strasbourg, s’effectuent à bicyclette (il faut savoir que ce chiffre atteint de 25 à 30 % dans plusieurs villes allemandes et néerlandaise). Le tramway de Strasbourg est un véhicule d’une conception technique innovante qui présente plusieurs caractéristiques inédites : – c’est le premier tramway à plancher surbaissé intégral, grâce à une conception du boggie sans essieux, ce qui permet d’y entrer sans différence de niveau ; – la largeur de la porte est de 150 cm, ce qui supprime l’impression de rupture avec l’environnement ; – 26 rames desservent les 18 stations, de la première tranche réalisée, à une vitesse de 21 km/h (temps d’arrêt aux stations compris) ; – le design du véhicule (conçu par Philippe Neerman) est particulièrement soigné et ses larges surfaces vitrées permettent aux voyageurs une vision panoramique de la ville. Les tramways de Grenoble et de Nantes ont été des réussites, mais la qualité esthétique de ce qui a été réalisé à Strasbourg est apparue comme un révélateur et comme un exemple à suivre pour les élus de nombreuses villes en France, en Europe et dans le monde : Bordeaux a choisi un tramway sans caténaire en centre ville et après une consultation les deux tiers des Lyonnais donnent la priorité aux transports en commun, aux vélos et aux piétons sur l’automobile. Mais pour aller plus loin dans la recomposition urbaine, on doit aussi faire appel à des moyens plus sophistiqués comme l’expérimentation de nouveaux types de véhicules électriques et le développement de centres de télétravail de voisinage, à proximité des gares multimodales. Le projet TULIP en France et Le PRT (personal rapid transit) aux Etats-Unis Complémentaire des autres moyens de transport urbains le système TULIP (transport urbain libre individuel et public), proposé par PSA Peugeot Citroën, met à la disposition de clients abonnés des mobiles électriques biplaces dans des relais répartis en divers points de la ville. Les relais sont équipés d’un système de recharge automatique à induction et d’un système de communication, par rayons infrarouges. Le PC du système est constamment accessible par interphone depuis le relais ou par le téléphone GSM du mobile. Les abonnés du système disposent d’une télécommande, personnalisée par un code confidentiel, qui leur permet de commander un mobile au PC ou d’en prendre un dans un relais. L’autonomie d’un mobile est de plus de 60 km/h, ce qui permet d’envisager sans contrainte la plupart des déplacements habituellement effectués en ville. Le système est au point, il a été testé et les prototypes des mobiles donnent satisfaction. Pour qu’un tel dispositif soit installé il faudrait qu’un nombre significatif de villes le choisisse et que les mobiles disposent d’un site propre ou d’une priorité de circulation sur les véhicules à moteur à explosion. Pour le moment, c’est un concept d’avenir qui a raison trop tôt. Le système PRT américain, conçu conjointement par l’Université du Minnesota et la société Raytheon, est différent mais plus difficile à réaliser du fait des infrastructures à construire. Il s’agit de véhicules électriques, pouvant transporter quatre passagers, propulsés par un moteur linéaire à induction en suivant une voie propre surélevée. Les véhicules sont télécommandées, sans pilote et sous le contrôle d’un PC. Comme pour TULIP, on peut commander le véhicule de chez soi à la station la plus proche. Le système est au point et devrait être installé à Rosemont dans l’Illinois à proximité de O’Hara International Airport. Des chercheurs de l’université de Bristol, en Grande-Bretagne, associés à plusieurs industriels travaillent sur un projet similaire destiné à des villes sans métro ni tramway. 133 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Le télétravail et les centres de voisinage27 Le télétravail ne s’est pas développé aussi rapidement qu’on ne le pensait pour plusieurs raisons : – ceux qui ont cru au télétravail, à partir de 1990, ont eu raison trop tôt ; – les blocages socioculturels étaient plus importants que prévu ; – une confusion s’est établie entre télétravail et travail à domicile ; – les techniques permettant de télétravailler existaient mais n’étaient pas suffisamment développées pour former un système cohérent et fiable. A ce propos, il convient de rappeler la loi de Bertrand Gille28 : “Toutes les techniques sont, à des degrés divers, dépendantes les unes des autres, et il faut nécessairement entre elles une certaine cohérence: cet ensemble de cohérences aux différents niveaux de toutes les structures, de tous les ensembles et de toutes les filières composent ce qu’on peut appeler un système technique.” Les urbanistes ont souvent remarqué que29 “si le développement des télécommunications participent à la croissance des villes, elles ne se substituent pas aux transports physiques et elles suscitent plus de déplacements qu’elles n’en économisent”. Ils ont raison pour ce qui concerne le passé mais il n’est pas dit qu’il s’agisse d’une loi qui s’applique au futur. Il faut aussi faire la distinction entre la qualité et la quantité des transports physiques et tenir compte d’une situation nouvelle dans laquelle le télétravail, bien compris, offre une alternative valorisante et de qualité. Le nouveau système technique nécessaire au bon fonctionnement du télétravail est aujourd’hui 27 - Judy Hillman, Télélifestyles and the flexicity, (1994) Dispnonible à l’Office pour les publications de la Communauté Européene. L 2985 Luxembourg. Il s’agit d’une étude qui à été réalisée à l’initiative de l’European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions à Dublin. - Philippe Dorin et Christine Gauthier, Travailler à distance – Le Réseau de Bureaux de Voisinage d’Ile-de-France (1997). Etude disponible à CATRAL, Agence Régionale pour l’Aménagement du Temps – Conseil Régional d’Ile de France, 35, boulevard des Invalides, 75007 Paris. 28 Voir note N° 16 29 François Ascher, Métapolis ou l’avenir des villes, (1995). Editions Odile Jacob, Paris, pages 43 à 79. 134 en place et on sait que plus de vingt millions de personnes dans la Communauté Européenne occupent un emploi compatible avec la notion de travail à distance. L’erreur à ne pas commettre consiste à ne pas confondre travail à distance et travail à domicile et c’est ici qu’intervient le concept de “bureau de voisinage” développé en Ile-de-France par CATRAL (Agence Régionale pour l’Aménagement du Temps) : “Un bureau de voisinage est un espace de travail, comprenant environ cent bureaux, proche du domicile des salariés, équipé de moyens informatique set télématiques sécurisés où : – les collaborateurs d’entreprise ou d’administration peuvent réaliser leur tâches en restant en liaison permanente avec leur organisation ; – les entreprises de téléservices peuvent offrir leurs services au tissu socio-économique local ; – les institutions de formation peuvent livrer leurs prestations ; – les entreprises peuvent promouvoir leurs produits et services. Les bureaux de voisinage appartiennent à un même réseau, proposent les mêmes services (avec les techniques disponibles, il est possible de reconstituer à l’identique les fonctionnalités informatiques, télématiques et bureautiques du poste de travail de l’entreprise) et les mêmes conditions d’accès”. Les exemples que nous avons rapidement décrits ne sont que des ébauches de solutions mais ils ont le mérite de montrer que la qualité de la vie urbaine future repose sur une mobilité reconstruite avec une grande diversité de moyens : se priver de cette diversité potentielle serait prendre le risque de laisser quelque chose de barbare s’accomplir. Et qu’en est-il des utopies à venir ? Elles seront peut-être l’œuvre des cyberarchitectes quand ils seront capable de construire des relations cohérentes entre les univers virtuels et la réalité. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Le prochain siècle sera-t-il celui des villes ou de la fin des villes ? Thérèse Spector Centre de Prospective et de Veille Scientifique DRAST A l’aube du 3e millénaire, une abondante littérature traite de l’avenir des villes, de leur taille leur forme, leurs fonctions, des rôles qui pourraient leur être impartis à l’ère de la mondialisation, des changements qui pourraient survenir du fait de l’essor des technologies et l’information et de la communication, des défis auxquelles elles pourraient se trouver confrontées en terme d’identité, de cohésion sociale et de dynamique collective. Cet article met en regard quelques-unes des nombreuses questions posées dans les ouvrages ou documents récemment publiés sur la ville. Des réponses faites à ces questions, – qu’elles soient convergentes, divergentes, ou même contradictoires –, émergent autant de façons particulières mais bien spécifiques à notre époque – d’imaginer la ville future. Il reprend, en les condensant, un texte paru en juin 1997 dans les “Notes du centre de prospective et de Veille Scientifique” (n° 7) et dans le numéro de mars 1997 de Futuribles (n° 229). Le siècle prochain sera-t-il celui des villes ou de la fin des villes ? Tout dépend des sens attribués aux mots. Une question de définition... 1) Si la ville s’oppose à la campagne, le siècle prochain sera indubitablement celui des villes. Les Nations Unies prévoient qu’en 2025, sur les 8,3 milliards d’habitants que comptera la planète, environ 5 milliards vivront dans les villes, dont 4 milliards dans les agglomérations du Tiers Monde (soit le double d’aujourd’hui)1. Nombre de ces nouveaux citadins viendront s’installer dans les villes de plus de 8 millions d’habitants. En 1950 deux villes seulement, New York et Londres avaient une population de plus de 8 millions d’habitants. En 1995 on en comptait 22 dont 16 dans le monde en développement. Ce nombre pourrait atteindre 33 à l’horizon 2015 dont 27 dans les régions moins développées, la plupart d’entre elles (21) se trouvant en Asie2. L’attraction urbaine a été jusqu’à présent induite par l’économie. Elle peut maintenant s’effectuer en marge des capacités de l’économie. Nombre de situations montrent qu’elle peut se poursuivre à un rythme soutenu même lorsque tous les secteurs générateurs d‘emploi sont en crise ou disparaissent. La ville devient culturellement un lieu obligé de vie pour la majorité des hommes. On passe ainsi d’une situation où une économie urbaine conquérante était l’inductrice du peuplement urbain à une situa- 1 L’ensemble de ce passage est issu du document rédigé par Philippe Antoine, Démographe, Directeur de Recherche à l’ORSTOM, chercheur au CEPED (Paris), à l’occasion du 50e anniversaire de l’Unicef, pour le colloque “L’enfant en milieu urbain” réalisé le 5 decembre 1996 par l’UNICEF et la Mairie de Paris. 2 J. Cl. Chesnais. INED France. “La vague s’essoufle” dossier issue de “Vivre Autrement”. Istanbul. Mai 1996. 135 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle tion inversée, où c’est le rassemblement urbain qui induit une forme d’économie. Cette économie induite est évidemment d’une autre nature : elle revêt souvent le caractère d’une économie de l’urgence, au service des besoins les plus immédiats3. A terme, l’opposition ville/campagne n’aura plus beaucoup de sens, du moins en termes de mode de vie. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que des sous-continents entiers restent aujourd’hui majoritairement et authentiquement paysans : la Chine intérieure, l’Inde, ainsi que de larges pans de l’Asie du sud-est ou de l’Afrique noire. Mais dans les pays développés, les différences ville/campagne se sont considérablement atténuées. On peut parler d’une urbanisation des campagnes, lesquelles sont désormais davantage peuplées de citadins retraités que de paysans4. A l’inverse, on commence à voir surgir également un autre phénomène, qui pourrait compléter le tableau : le déplacement spontané ou accompagné des urbains les plus démunis en milieu rural, le retour des précaires à la campagne, de ceux pour lesquels,5 la “fonction intégrative de la ville a échoué” . 2) Si la ville suppose l’union indissoluble d’un territoire physique (urbs) et d’une communauté de citoyens qui l’habitent (civitas) le prochain siècle risque d’être celui de la disparition de la ville occidentale et de son remplacement par de l’urbain généralisé. C’est du moins l’opinion de F. Choay qui estime que du fait des nouvelles technologies de l’information et de la communication l’interaction des individus est à la fois démultipliée et délocalisée. L’appartenance à des communautés ne se fonde plus sur la proximité. Le divorce entre urbs et civitas est consommé. Jusqu’à ces trente dernières années les métropoles conservaient en leur centre des tissus compacts et continus, porteurs d’une urbanité spécifique et la plupart des villes anciennes demeuraient inchangées. Aujourd’hui, on assiste d’une part, à une concentration autour des métropoles nationales ou régionales qui ont tendance à s’étaler et d’autre part, à une dispersion de pôles linéaire ou ponctuelle. C’est le cas des agglomérations parachutées autour des aérogares ou des technopôles. L’ère des entités urbaines discrètes est terminée. L’ère de l’urbanisation universelle, diffuse et éclatée s’amorce. Ph. Haeringer, “La mégapolisation n’est pas une crise”. 4 Entretien avec Ph. H. 5 Entretien avec Meynard et Vanoni. Fors recherche sociale. 3 136 3) Si la ville se définit comme le lieu de la rencontre de l’altérité, le lieu du brassage social, du droit à l’indifférence, les regroupements urbains du XXIe siècle risquent de s’éloigner de ce modèle. Des prémisses de regroupements affinitaires entraînant une ségrégation sociale, ethnique ou démographique, voire un apartheid social, se mettent en place partout à travers le monde. Dans un article paru dans la revue M6 Mike Davis décrit le rétrécissement de l’espace public à Los Angeles et l’insécurité qui en découle. Les infrastructures publiques se font toujours plus rares, écrit-il, les parcs sont en pleine déréliction et les plages toujours plus ségréguées. Les bibliothèques et les espaces de jeu ferment, les associations locales de jeunes sont interdites et les rues deviennent chaque jour plus désolées et plus dangereuses. Il décrit les nouveaux quartiers aisés construits à la périphérie de Los Angeles qui prennent de plus en plus la forme de forteresses avec leurs enceintes, le contrôle des accès par des postes de vigies, le mélange de police publique et de police privée et même parfois des routes entières privatisées. San Marino, la ville sans doute la plus riche, ferme maintenant ses parcs le week-end pour en exclure les familles latinos et asiatiques qui viennent des quartiers voisins. 7 Pour Robert Lopez c’est près de quatre millions d’américains, majoritairement blancs et conservateurs qui vivent ainsi dans des univers clos, protégés par des barrières, des vigiles et des règlements intérieurs draconiens. Les rues sont privées, les écoles sont privées, la police est privée, les égouts sont privés. Certaines communautés ont même fait totalement sécession, rompant avec les autorités locales et se proclamant indépendantes. Robert Reich met en relation l’engouement pour les “communautés résidentielles” (closes ou non closes) et la montée d’une nouvelle catégorie sociale qu’il appelle les “manipulateurs de symboles”. Il y classe tous ceux qui manipulent des données, des mots, des représentations orales ou visuelles, à savoir les chercheurs, ingénieurs, informaticiens, avocats, comptables créatifs ; les consultants en management, conseillers financiers et fiscaux, spécialistes en organisation, publicitaires, réalisateurs, éditeurs, journalistes, et même les professeurs d’universités. Ces “manipulateurs 6 Mike Davis, La forteresse L.A., Militarisation et privatisation de l’espace public, Revue M. Nov. Dec 1996. 7 Robert Lopez, “un nouvel apartheid social. Hautes murailles pour villes de riches” Le monde Diplomatique, 1996. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle de symboles” vivent à proximité de ceux dont les revenus sont proches des leurs et sont tranquillement en train de faire sécession par rapport aux autres couches sociales. Ils consacrent leur épargne à des espaces privés qu’ils partagent entre eux. Leur idéal urbain ressemble à des projets entièrement fermés sur eux-mêmes, avec des couloirs conditionnés, reliant les fonctions résidentielles, d’affaires et de loisirs, où ils peuvent travailler, acheter, aller au théâtre sans risquer un contact direct avec le monde extérieur et en particulier avec les pauvres. Quand ils ne vivent pas dans des enclaves urbaines, ils se rassemblent dans des banlieues résidentielles en dehors des agglomérations dans des endroits qui abritent les universités, centres de recherches, sièges sociaux8. A Sao Paulo, Teresa P.R. Caldera9 cite le cas du quartier de Morumbi, où s’est construit un complexe de 5 000 appartements en maisons individuelles et gratte-ciel, entourés de murs. Ils se signalent par des dispositifs de sécurité aussi divers que sophistiqués et la présence de gardiens privés. Ils présentent en outre des extravagances comme une piscine par appartement, trois chambres de bonne, des salles d’attente pour les chauffeurs en sous-sol, etc. Dans d’autres quartiers, d’autres enclaves fortifiées se construisent à partir d’ensembles de bureaux ou de centres commerciaux. rent, est toujours prégnante. Elle s’est traduite, dans les politiques publiques, par la recherche de la mixité sociale des territoires, par l’injonction au rééquilibrage social. Si cette idée demeure, face à la difficulté de sa mise en œuvre, l’accent s’est déplacé d’une approche en terme de composition des territoires urbains à une approche 10en terme d’accès à l’espace public pour les citadins . Entre la mixité et la ségrégation, écrit Isaac Joseph, il y aurait place pour une conception de la ville qui pense dans un même mouvement pluralité et fluidité, spécificités locales et droit à un service de qualité, enracinement et mobilité des citadins, échanges dans (ou malgré) la diversité. 4) En fait, dans les vieux pays urbanisés, la notion de “ville” fait invariablement référence à la ville européenne qui, bien que spécifique demeure pour beaucoup “le modèle” de la ville. Modèle comprenant un hypercentre, avec ses immeubles compacts, ses perspectives serrées et son paysage minéral11. Modèle correspondant à un territoire centré, avec des îlots, des rues, des promenades, des jardins urbains, un substrat historique12. C’est le modèle Haussmannien, avec comme unité de base le quartier, où le commerce, le travail, l’éducation, les loisirs s’organisent dans un périmètre très limité, une surface dictée par la capacité de marche des individus13. Avec ses enclaves fortifiées, Sao Paulo présente aujourd’hui un environnement urbain très différencié : des îlots enclavés peuvent être placés soit au milieu d’un labyrinthe de vieilles rues où les habitants ont ajouté des murs et des clôtures à leurs habitations, soit dans la périphérie même où les enclaves riches avoisinent des favelas, des immeubles de bureaux et de nouvelles enclaves commerciales. L’espace public, lui, est progressivement abandonné à ceux qui n’ont aucune chance de vivre, de travailler et d’acheter dans les nouvelles enclaves privées. Il est chaque jour davantage abandonné aux sans-abri et aux enfants des rues. Contrairement à sa vocation initiale, il est structuré suivant les principes de la séparation et de la mise en relief de différences inconciliables. Des espaces privées d’un côté, un espace public de plus en plus restreint et réservé aux plus pauvres de l’autre, une criminalité qui croît. Autre spécificité de ce modèle : si la ville peut être caractérisée comme le lieu par excellence du brassage social, du mouvement incessant, de la circulation des hommes et des choses14, la ville européenne est l’incarnation de cette idée. Elle s’oppose à toute limitation de la circulation entre les hommes et notamment à la constitution de ghettos. En témoigne l’importance qu’a pris en France, dans la politique de la ville, le thème des transports urbains comme frein à l’exclusion sociale et spatiale et à la relégation de certains quartiers15. En France, l’image de la ville, lieu de l’hétérogénéité sociale, de la rencontre de l’autre, du diffé- Isaac Joseph, Diversité des publics et services urbains. Colloque de Cerisy la Salle “vivre la ville demain quels enjeux, quels partenaires” organisé par la RATP les 19-24 septembre 1996. 11 O. Mongin, Vers la troisième ville ? Hachette. Oct.1995. 12 Oriol Bohigas. La ville. 6 interviews d’architectes réalisés par Odile Fillion (Le Moniteur) à l’occasion de l’exposition “la ville” au centre Georges Pompidou. 13 Léon Krier. La Ville. 6 interviews d’architectes. Ouvrage cité. 14 Colette Petonnet. Espaces habités. 15 cf. notamment “déplacements et liens sociaux”. Actes du séminaire organisé par le Cétur d’octobre 1992 à juillet 1993. Déplacements n° 14. Robert Reich, L’économie mondialisée, Dunod, Paris, 1993. Teresa P. R. Caldeira, “Un nouveau modèle de ségrégation spatiale : les murs de Sao Paulo” in Revue internationale des sciences sociales n° 147. Mars 1996 : “Villes de l’avenir : la question des transformations sociales”. 8 9 On peut cependant se poser la question de la pérennité de ce modèle tant au niveau spatial que social. Si les centres villes anciens sont protégés, voire muséifiés, la ville périphérique croît de 10 137 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle manière chaotique et la traversée de quelques entrées de ville fait plus référence au modèle américain qu’à un modèle européen compact et centré. Par ailleurs, on peut s’interroger sur la distance existante entre les ghettos américains et les quartiers déshérités européens, notamment français, alors que l’on commence à parler de la constitution de zones de non-droit et que les politiques volontaristes menées n’ont pas empêché l’aggravation des problèmes dans ces quartiers. Une autre caractéristique différencie encore les villes européennes du reste du monde : la valorisation de leur centre historique qui, comme à Milan16, reste investi par une certaine bourgeoisie, alors que la plupart des autres mégapoles voient leur patrimoine s’effriter, abandonné au profit d’une population de “squatters”, à moins qu’il ne soit quadrillé par des tours de bureaux. Dans la plupart des villes européennes, la centralité est plus stable, plus fidèle au tissu historique. La demande de centralité reste forte. C’est ce qui a permis, par exemple, la réussite de l’opération de réhabilitation du Marais à Paris. C’est parce qu’il existait une clientèle potentielle, voire impatiente, pour emménager dans un patrimoine restauré, qu’un savoir-faire entrepreneurial a peu se forger et se développer. Mais le péril n’est pas définitivement écarté17. Outre le risque de muséification, qui menace surtout certaines petites villes touristiques ou les quartiers les plus prestigieux des grandes villes, on observe des phénomènes de stérilisation de la vie citadine par l’hyper-développement d’une seule fonction, dont l’extension est un écho de la mégapolisation. C’est le cas de l’industrie de la confection, qui progresse à partir du quartier du Sentier au détriment des commerces de la vie courante. C’est aussi le cas de l’engouement imprévu pour les Halles et Beaubourg, qui témoigne à l’envi d’un besoin de centralité dont Paris ne peut que s’honorer, mais qui s’exerce plus à l’échelle francilienne qu’à l’échelle parisienne et fait reculer, peu à peu, la vie locale18. Ville : pouvoir et démocratie La notion de “ ville ” fait également référence à des fonctions de pouvoir, de commande, d’orga- 16 Ph. Haeringer, “Cities as seen from the street. An introduction to city diversity”, Nature and Resources, UNESCO, 196, 32-2, pp. 23-30. 17 Entretien avec Ph. Haéringer 18 Idem. 138 nisation et de débouchés économiques sur un arrière-pays, même si l’exercice de ces fonctions est en train de changer. L’évolution future des ville soulève plusieurs questions à cet égard. 1) On peut évoquer la question des relations entre les grandes métropoles fonctionnant en réseaux et leurs arrière-pays. Pierre Veltz, dans son ouvrage “Mondialisation Villes et Territoire – l’économie d’archipel” évoque l’émergence d’une nouvelle ère des villes qui se caractériserait par une concentration des richesses dans les grandes métropoles des pays développés ; le caractère extrêmement concentré sur le plan spatial de la croissance de nouveaux pays, comme la Chine, et le dynamisme de cités-Etat comme Singapour. Il développe sa théorie à partir des prémisses suivantes19 : les grands Etats modernes sont issus du pouvoir des villes, ils se sont construits contre elles, en affirmant progressivement ce que F. Braudel appelle “l’économie territoriale” par opposition à l’économie urbaine. Aujourd’hui, si les Etatsnations sont encore irremplaçables, on peut se poser la question du renversement de cette tendance du fait de l’émergence d’économies métropolitaines de moins en moins couplées aux économies des périphéries, fonctionnant en réseau horizontal au détriment des relations verticales traditionnelles avec les arrière-pays, disqualifiant dans la pratique le réseau pyramidal, donnant naissance à une économie d’archipels. Saskia Sassen20 pose également la question des relations entre l’Etat et la “ville globale” quand se consolide l’articulation directe entre la ville et la planète. Pour elle, le rôle des métropoles s’est transformé. Elles ne sont plus la pointe d’une organisation pyramidale favorisant les liaisons avec un arrière-pays dont elle faciliteraient l’intégration. Elles provoquent au contraire, à travers leur rôle international, une réorganisation des revenus et des emplois au centre et accroissent la marginalisation des périphéries. 2) On peut évoquer la question du découplage entre la localisation des fonctions de commande et la ville. Philippe Haeringer explore21 deux directions, celle de la ville sans territoire et celle du commandement économique hors la ville. Il prend l’exemple de Singapour pour illustrer comment une place internationale peut se féliciter d’être soustrai- PierreVeltz, Mondialisation villes et territoires l’économie d’archipel, économie en liberté, PUF févr. 1996 20 Ouvrage cité 21 Philippe Haéringer, La mégapolisation n’est pas une crise. 19 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle te aux contingences d’un espace régional, d’un bassin démographique, d’une vaste nation. Il prend l’exemple du dédoublement, voire du clonage des CBD américaines (central business district) – loin des downtowns paupérisées – pour laisser préfigurer un probable divorce entre les piliers de l’économie mondiale et les concentrations urbaines qui les ont longtemps nourris. A côté de ces exemples situés à la pointe de l’évolution économique, les réalités ordinaires des friches industrielles et des centres-villes sinistrés semblent bien confirmer ce double mouvement : après avoir déserté les territoires régionaux, l’économie mondialisée serait en voie d’abandonner les territoires urbains euxmêmes, du moins ceux de la ville classique22. entre le territoire de la vie sociale et le territoire du politique qui s’est accentué avec la décentralisation et l’élargissement des pouvoirs et des compétences des élus locaux. Un autre découplage s’est institué entre le pouvoir de certains services publics locaux qui s’organisent de plus en plus à une échelle métropolitaine, sous la direction de très grandes sociétés, et le poids et les compétences de communes, fussent-elles très grandes. Face à ces contradictions, F. Ascher s’interroge sur les relations entre démocratie et organisation en réseau, sur les outils mêmes des systèmes de participation et de représentation démocratiques. Il évoque des dispositifs plus procéduraux, qui mettent en œuvre plus de subsidiarité et qui transforment les relations entre société civile et politique25. Certaines des fonctions les plus prestigieuses ont tendance à prendre leurs distances par rapport à la mégapole, dit-il, comme déjà le Versailles du roi soleil avait déserté l’une des plus anciennes capitale du monde. Aujourd’hui, outre le déplacement centrifuge de centres d’affaire, des centres commerciaux et des universités, ce sont les technopoles à la campagne qui illustrent le mieux ce mouvement. Mais les pouvoirs politiques ne sont pas en reste. Plusieurs pays ont suivi le sillage de Brasilia, le Japon, avec son projet de nouvelle capitale administrative hors de Tokyo, et le ministère français de l’équipement a quitté Paris pour la Défense23. 4) On peut évoquer la question de la gouvernance et du gouvernement métropolitain. Christian Lefèvre26 insiste sur le rôle central que doivent jouer les collectivités territoriales dans la gouvernance urbaine. La notion de gouvernance suppose le partenariat dans l’action collective urbaine entre les institutions publiques et le secteur privé qu’il soit à but lucratif ou associatif. Si l’ère du “tout public” est révolu, et le secteur privé nécessaire à la production de biens et de services, il est du rôle des institutions de prendre en charge les populations, les territoires et le devenir de ces territoires, le maintien et le développement du lien social qui passe par la constitution de l’identité collective. Cela pose la question du gouvernement métropolitain. En effet, si l’espace communal correspond assez bien à l’espace de gestion de certains services – notamment à ceux de proximité – et à l’espace d’identification politique et social des populations, il existe d’ores et déjà conjointement des notions de bassin de vie qui indiquent un passage de la vie quotidienne à une autre échelle territoriale et qui appellent des institutions publiques ayant comme fonction l’organisation de territoires plus vastes, la mise en cohérence de politiques sectorielles et la production d’un lien social. 3) On peut évoquer la question de la démocratie : territoriale ou en réseaux. La disjonction entre la ville et son territoire pose la question des “nouveaux territoires de la démocratie”24. Entre les flux financiers qui circulent et nient l’espace, les firmes qui peuvent se délocaliser au gré des opportunités, les individus qui fonctionnent plus sur des logiques de réseaux que de territoire quel est le poids des décisions locales ? que devient la relation entre le territoire et la démocratie ? Se situant à un niveau plus restreint que celui de l’économie mondiale, à savoir au niveau des pratiques de la vie quotidienne, François Ascher pose une question analogue. Il souligne le fait que les territoires de la vie quotidienne, ceux que chacun pratique, se sont dilatés avec les possibilités offertes par la voiture. On habite un lieu, on travaille ailleurs, on est dans des réseaux familiaux et amicaux dispersés, on pratique un sport ou des loisirs dans divers endroits, cependant on vote là où l’on dort, c’est-à-dire pas nécessairement où l’on a la plus grande vie sociale. Il y a un découplage Entretien avec Ph. Haeringer Entretien avec Ph. Haeringer 24 Entretien avec Francis Godard. 22 23 Villes et structures urbaines Face à ces évolutions, quelles structures urbaines se mettent en place ? Une structure hiérarchique entre métropoles petites et moyen- 25 Introduction de F. Ascher à la troisième séance du séminaire sur la ville éclatée, intitulée : lesniveaux territoriaux de la régulation. Squestions posées par l’action à “géométrie variable”. 26 Séminaire Ville éclatée. Séance de juin 1996 sur le thème : gouvernance, institutions territoire : les institutions d’agglomération. 139 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle nes ? Une structure en réseaux nationaux et internationaux ? Pierre Veltz évoque, avec la mondialisation économique, une nouvelle ère des villes fonctionnant en réseaux horizontaux entre grandes villes au détriment des relations verticales avec les arrièrepays. Ces réseaux de villes cœxistent au niveau international et national. Pour lui, La France des années 1950-1970 a fait correspondre à la Taylorisation de l’économie celle du territoire, un territoire pyramidal, avec une hiérarchisation des lieux et des fonctions : les activités qualifiées de commandement et de conception restant à Paris, les emplois d’exécution étant créés en province. Aujourd’hui, l’économie mondiale et la compétition accrue entre entreprises requièrent d’autres organisations de la production, moins rigidement segmentées, une organisation territoriale en réseau, permettant d’accéder à court terme à des marchés du travail et des services plus larges. Les tissus métropolitains et les réseaux de villes répondent à ces besoins. Saskia Sassen parle des “villes globales” engendrées par la nouvelle division internationale du travail. Ces “villes globales”, naguère centres d’échanges commerciaux et places bancaires sont aujourd’hui les centres de commande d’une organisation économique dispersée ; des places stratégiques pour les échanges financiers planétaires; des lieux de production de services spécialisés dans l’aide à la décision mais aussi des marchés pour ces services et pour des produits innovants. Elle évoque, à partir de ces villes globales, telles que New-York, Londres et Tokyo une hiérarchie mondiale de la centralité à partir des nouvelles morphologies urbaines. Gustave Massiah27, dans son article “l’aventure de la ville”, évoque deux visions possibles de l’avenir. La première est celle de villes gigantesques et prépondérantes régnant sur des arrière-pays peu peuplés formés de désert et d’enclaves hautement productives. La seconde suggère une répartition plus harmonieuse avec des mégalopes, comme Paris, de plus de 4 à 5 millions d’habitants, reliées entre elles dans une armature urbaine mondiale ; des villes moyennes – comme Lille – qui peuvent regrouper de 100 000 à 2 ou 3 millions d’habitants qui polarisent et organisent un territoire ; et des villes ou des centre secondaires, comme Tours, qui structurent l’espace rural et le relient à la société urbaine. Mais, ajoute-t-il, ce second scénario opti- 27 Gustave Massiah, “L’aventure de la ville” paru dans “La Recherche” N° 220 d’avril 1990. 140 miste n’est pas le plus probable. Il suffit de projeter les tendances actuelles de développement des banlieues et des bidonvilles pour arriver à un monde insupportable. François Ascher utilise le concept de Métapole, soit l’ensemble des espaces dont tout ou partie des habitants, des activités économiques ou des territoires sont intégrés dans le fonctionnement quotidien, (ordinaire) d’une métropole28. Pour lui, la formation des métapoles remet en cause les hiérarchies urbaines et armatures de toutes sortes. Il estime que dans un système urbain polarisé autour des métropoles et fonctionnant en réseaux à une échelle internationale, beaucoup de villes intermédiaires auront une place difficile à trouver. Quel est le rôle des villes petites et moyennes dans ces configurations ? Elles sont, pour Pierre Veltz, le complément nécessaire d’une économie soumise à la vitesse et à l’incertitude. Elles auront pour rôle de mémoriser, d’engranger et de conserver les acquis. Cette capacité est enracinée dans une histoire, dans des lieux, alimentée par des projets, transmise par des individus aux compétences éprouvées et par des réseaux stables. Ce rôle est tributaire des décisions volontaristes des états et collectivités locales. Pour Philippe Haeringer, elles répondent, dans l’univers mégapolitian, à une nécessité existentielle de l’homme, au besoin de se situer dans un espace reconnaissable et mesurable. C’est un réflexe de réaction à la non-finitude mégapolitaine. Il cite à ce propos le cas d’Orbernai, petite ville historique située à 30 kilomètres de Strasbourg, qui cultive les signes identitaires à l’extrême. L’analyse fine de l’un de ses axes principaux montre pourtant que toutes les familles de souche, encore présentes il y a cinquante ans, ont été remplacées par une population nouvelle ; et que les activités autrefois liées au terroir ont toutes été supplantées par de activités urbaines anonymes. Mais, outre la présentation folklorisante de certaines d’entre elles, ces nouvelles activités s’inscrivent dans un patrimoine architectural scrupuleusement respecté, parfois même à l’excès. Cette substitution d’acteurs dans Ascher françois, Métapolis ou l’avenir des villes, Paris, Edition Odile Jacob, 1995. 28 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle une même peau illustre bien la façon dont une mégapolisation diffuse, “à la française”, s’empare des niches identitaires du tissu historique. vail qui entraîne une profonde redistribution spatiale des activités économiques. Ailleurs, dans un contexte ouest-américain sans racines historiques, on retrouve l’échelle du village dans les réalisations des “développeurs” de la mégalopolis sud-californienne. Dans un tissu d’urbanisation extraordinairement lâche, c’est au sommet des collines écrêtées par les bulldozers des bâtisseurs que s’accroche la tentative identitaire de ces nouveaux villageois. Mais ce réflexe consiste surtout à former le cercle, un peu comme faisaient leurs ancêtres avec leurs chariots29. 2. Des facteurs démographiques Parallèlement à la constitution de villages urbains singuliers, d’identités locales reconstruites, se créent, de manière complémentaire, des utopies de villages planétaires, dans lesquelles les cultures urbaines s’importent de pays à pays à travers les réseaux médiatiques. On peut ainsi retrouver, aux pieds des barres de Gennevilliers, des images de quartiers nord-américains, où les noirs jouent au basket et font des graffitis, implantant une culture urbaine transnationale30. Quels facteurs déterminent l’évolution des villes ? 1. Des facteurs économiques Pierre Veltz cite les nouveaux systèmes d’organisation de la production et des échanges, la globalisation de l’énomonie qui profitent aux tissus métropolitains et aux réseaux de ville. F. Ascher fait correspondre la Métapole – qui est pour lui l’avenir des villes – aux mutations économiques en cours. à savoir le passage d’une économie d’échelle (de masse, découpée en opérations et en éléments simples) à une économie d’envergure (incluant la polyvalence, la flexibilité; l’incertitude, la complexité, l’intégration). A l’image de cette transformation, la ville, système complexe, irréductible au découpage en fonctions élémentaires et en zones, doit être flexible, réutilisable, transformable. Pour Saskia Sassen, la ville globale est engendrée par une nouvelle division internationale du tra- 29 30 Entretien avec Ph. Haeringer Entretien avec Didier Vanoni. Pour Ph. Haeringer, qui parle de mégapolisation, la transformation profonde des villes est essentiellement liée au phénomène de “ruissellement” démographique généralisé qui s’opère depuis les années 1950 en direction des bassins urbains des cinq continents. La mégapolisation consacre un changement plus radical encore que les grandes ruptures du passé que furent le démantèlement des enceintes médiévales ou la révolution industrielle. Points d’excellence dans un univers rural, les villes étaient d’abord des chefs-lieux des marchés, des centres. Les mégapoles qui leur succèdent, et les nébuleuses qui les accompagnent, sont devenues, pour la majorité des hommes, des lieux de vie obligés, des univers dont on ne peut guère sortir car ils n’ont pas de finitude. A bien des égards, on peut dire que la mégapole a mangé la ville31. Ce n’est plus majoritairement l’emploi qui attire les hommes à la ville, mais la pauvreté qui les chasse de la terre. Dans les pays du Sud, où cette mutation s’est opérée dans un accéléré particulièrement marqué, on a pu observer que le peuplement urbain pouvait se poursuivre en l’absence d’un appel économique de la ville. Il en résulte une économie induite par le peuplement urbain, la relation économie/démographie s’inversant. Cette économie induite est marquée par l’urgence, l’immédiateté. Elle est diffuse, atomisée, dominée par une logique de l’auto-emploi. Globalement involutive (non accumulatrice), cette économie est cependant très ouverte à l’innovation, à la modernité, à l’air du temps32. Dans les pays du monde développé, on n’ose pas encore parler d’économie informelle (expression que l’on réserve au Sud), mais on voit bien que, le salariat reculant, il faudra bien s’ouvrir à d’autres logiques de l’emploi, en passant peutêtre par les leçons du Sud33. D’autres phénomènes démographiques, comme le vieillissement de la population, seront détermi- 31 Philippe Haeringer. La mégapolisation du monde. Du concept des villes à la réalité des mégapoles in géographie et cultures. L’harmattan, n° 6, juin 1993, pp 3-14 32 Ph. Haeringer, Eléments pour une théorie de la pauvreté majoritaire et pour son dépassement. Texte rédigé dans le cadre de la préparation du sommet mondial sur le développement social, Copenhague, 6-12 mars 1995. 33 Ph. Haeringer, “La nouvelle économie urbaine”, Alternatives Africaines, 7, 1993. 141 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle nants pour l’évolution des villes. Il en sera question quelques paragraphes plus loin. 3. Des facteurs technologiques, notamment les nouvelles technologies de l’information et de la communication Les nouvelles technologies de l’information et de la communication sont jugées comme le plus grand bouleversement de nos sociétés occidentales en prévision de prochain millénaire. On parle de Cyberculture annonçant une nouvelle civilisation planétaire : le monde étant relié par la toile du Web ; on parle d’intelligence collective ; de remise en question de la notion d’espace-temps, d’effet d’ubiquité34, etc. Mais jusqu’à présent, on est peu capable d’imaginer les changements profonds qu’apporteront les nouvelles technologies de l’information et de la communication à la ville. On est incapables de mesurer quelles techniques rencontreront une large demande, seront appropriées en l’état, et lesquelles seront détournées de leur usage initial, lesquelles seront ignorées. Les domaines d’application actuellement connus35 des nouvelles technologies expérimentés dans un certain nombre de villes françaises sont les téléservices de communication (réseaux de données, télécommunications locales, messageries électroniques) ; la gestion administrative, (l’information des citoyens, les téléguichets, les cartes multiservices, la monétique municipale) ; les services d’information et d’intermédiation (téléservices d’aides à l’insertion...) ; les transferts de connaissance et le partage des ressources culturelles ; la télégestion d’équipements techniques ; la sécurité des espaces publics ; les téléservices d’information sur le trafic et les transports publics, la domotique collective et les téléservices liés à l’habitat ; la distribution de programmes audiovisuels ; le télétravail ; les téléservices de santé et la téléassistance médicale. Le télétravail36, présenté comme une alternative à l’engorgement des villes, comme un moyen de revitaliser les zones périurbaines et de dynamiser 34 Cf. Cyrin Busson, Prospectives pour la ville du XXIe siècle, avril 1998 35 Cf le rapport provisoire d’O. Janas réalisé pour la DRAST, et intitulé “La ville interactive. Recherche sur l’intégration des technologies de la commuication et de l’information dans la ville”, Sept. 1996. 36 Cf. M.H. Massot, INRETS, “Mobilité et télécommunications” ; “Télétravail” et transports. Une étude de l’administration américaine. 2001+. Centre de Prospective et de Veille Scientifique de la DRAST. N° 32. nov. 1994. 142 le tissu économique des villes moyennes, s’est jusqu’à présent peu développé en France. On estime à 16 000 le nombre de “télétravailleurs”. Les projections à l’an 2010 donne une fourchette allant de 300 000 à 500 000 individus, soit 4 % de la population active. Les observations faites sur l’expérience de télétravail à domicile en Californie ont conclu à une diminution des déplacements et à un réinvestissement de l’espace de proximité. L’expérience faite à New-York d’un “centre de travail satellite” a conduit à une diminution des distances et des temps de parcours journaliers des salariés, mais amplifié leur usage de la voiture (les transports collectifs n’étant pas adaptés à la périphérie). Si la fonction “télé” des nouvelles technologies vise à réduire les obstacles de la distance, il existe une autre fonction, la fonction “commutation”37 qui vise, elle, à établir des relations entre deux ou plusieurs éléments quelconques d’un réseau ou d’un ensemble. C’est cette fonction qui rend possible le fait que les proches ne sont plus les voisins dans l’espace, mais ceux qui sont choisis et rendus accessibles grâce à tous les moyens de communication et de commutation. Cette dissociation entre “proches” et “voisins” a généré des discours sur l’affaiblissement du lien social basé sur la proximité et son remplacement par des liens fonctionnels, plus labiles et plus temporaires, qui sont en train de s’inventer. Les fonctions “télé” et “commutation” des nouvelles technologies peuvent dans un même temps modifier l’espace et son appropriation dans des sens opposés : délocalisations des activités de type “back-office” ; et conjointement, concentration en un même lieu des activités nécessitant une multiplicité de rencontres. Développement des communications à distance et capacité accrue de revivifier les activités de proximité, le “distanciel” provoquant le “présentiel”. Les bouleversements concrets que les nouvelles technologies de l’information et de la communication apporteront aux villes et la vie quotidienne sont encore totalement imprévisibles, mais ne doivent pas, pour autant, être sous estimées. Pierre Levy, dans son article : “villes, territoires et cyberespace : quelle articulation ?”38 explore les répercussions du cyberespace sur l’urbain et l’organisation des territoires. Pour lui l’accès virtuel à l’espace de la ville, à partir d’Internet comme c’est le cas Cf. M. Guillaume, Colloque de Cerisy Cf. P. Levy, “Villes, territoires et cyberespace : quelle articulation ?” in L’Atelier n° 48 - janv.-fevr. 1996. 37 38 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle par exemple à Amsterdam avec la “cité digitale”, l’accès virtuel à l’ensemble des renseignements administratifs, aux principaux musées, aux forums sur la vie locale et à la vie associative n’est pas l’expérience physique de la ville. Les télécommunications ne se substituent pas aux équipements, aux déplacements, aux besoins de rencontre. D’ailleurs, actuellement, plus on communique, plus on se déplace. Le cyberespace est un puissant facteur de déconcentration et de délocalisation mais il n’élimine pas pour autant les “centres”. Ce n’est pas une infrastructure territoriale et industrielle classique mais un processus auto-organisateur qui vise plus ou moins clairement un idéal d’intelligence collective. P. Levy prône l’articulation de l’intelligence collective – rendue possible par le cyberespace – et du territoire ; l’utilisation du virtuel pour habiter mieux encore le territoire, pour en devenir citoyens à part entière ; la réconciliation possible d’urbs et de civitas. 4. La mobilité Pour Cesare Marchetti39 l’homme est un animal casanier, qui a besoin de retrouver sa caverne tous les soirs. Aussi, la taille des villes est-elle corrélée à la vitesse des déplacements quotidiens, le temps de ces déplacements étant pratiquement invariant. Lorsque l’on se déplaçait à pied, comme c’était le cas jusqu’en 1800, et comme c’est encore le cas à Venise aujourd’hui, les villes faisaient environ 2,5 km de rayon et 20 km2 de surface. Les villes actuelles, dans lesquelles on se déplace à 40 km/h en voiture ont une surface 60 fois plus importante (1 200 km2). L’avenir et la taille des villes dépend de celui des moyens de communication rapides. Les futurs possibles pour la mobilité et pour la ville dépendront des choix sociaux et des choix d’organisation urbaine. Dans l’ouvrage “se déplacer au quotidien dans trente ans – Eléments pour un débat”40 J.P. Orfeuil cite trois scénarios d’évolution possible de la ville et de la mobilité. Le premier, baptisé “St-Simonien” s’appuie sur le maintien d’une forte centralité et le développement de la métropolisation. Les grandes banlieues et les espaces périurbains s’urbanisent mais ce structurent peu. Ce système requiert la recherche de grandes vitesses d’accès aux centres aussi bien pour le transport public de masse (RER...) que pour l’automobiliste “haut de gamme” (voiries souterraines à péage). Le second, baptisé “Rhénan”, maintient une centralité qui s’accommode de centralités secondaires. De fortes contraintes réglementaires limitent l’urbanisation massive des zones rurales entourant les villes. Pour les transports, priorité est donnée aux résidents sur la circulation, la hiérarchisation des voies favorise les deux-roues et les transports publics. L’accessibilité au réseau de transports publics est facilité par les parc d’échange voiture/transports collectifs. Le troisième, baptisé “Californien” élimine les contraintes temporelles et spatiales. Les urbanisations nouvelles naissent spontanément autour des nœuds de trafic. La ville vit 24 h sur 24, et 7 jours sur 7. Les centres ne sont plus que des lieux parmi d’autres dans un espace suburbain densément maillé par un réseau autoroutier de surface. 5. Le travail et l’emploi Le travail et l’emploi connaissent et connaîtront des modifications profondes. Des éléments de flexibilité apparaissent : horaires de travail irréguliers et diversifiés, temps partiel, horaires atypiques, travail du samedi et du dimanche. Les frontières entre le temps affecté au travail, aux transports, à la formation, à l’usage personnel s’estompent. Les possibilités ouvertes par le télétravail, les téléservices, le téléphone portable, ...ont pour conséquence d’effacer les limites physiques des lieux et moments professionnels. Le rapport du Plan présidé par Jean Boissonnat41, qui explore quatre scénarios d’évolution des formes du travail, privilégie une hypothèse où les individus auraient des parcours de vie et de travail différentiés, un “temps choisi” sur la semaine, l’année ou la vie en accord avec l’organisation des services ; des parcours professionnels avec des ruptures consacrées à la formation, au recyclage, à l’usage d’un “temps citoyen” consacré à la famille, la municipalité ou l’action humanitaire. Dans ce schéma les trois âges de la vie – étude/travail/retraite – éclatent. La durée de vie active s’allonge, les individus peuvent programmer leurs retraits d’emploi ou leurs retours à l’emploi, leurs reconversions, leurs rythmes individuels. De tels bouleversements changeraient en profondeur le mode de vie urbain et l’organisation de Cesare Marchetti, Space, Time and Movement, Conférence de Milan, 3 octobre 1996. 40 “Se déplacer au quotidien dans trente ans. Eléments pour un débat”. Actes du colloque organisé par l’Adème, le Centre de prospective de la DRAST et l’INRETS les 22 et 23 mars 1994. La documentation Française. Mars 1995. 39 Boissonnat J., “Le travail dans vingt ans”, Commissariat Général du Plan, Editions Odile Jacob, Nov. 1995. 41 143 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle la ville : on pense à la mobilité, aux moments de présence dans différents lieux – résidentiels, professionnels, de consommation... –, à la difficile synchronisation des modes de vie familiaux et urbains, à la mixité fonctionnelle (qui suppose un même rythme pour les activités et les résidents). La désynchronisation des emplois du temps incite à l’extension de la durée “d’ouverture” de la ville. On parle de “ville à la carte” qui correspondrait non seulement à un choix individuel mais à une approche collective, de villes du type “around the clock city”. Francis Godard42 cite le cas des villes japonaises qui étendent à leur maximum le nombre d’heures de service ouvrables pour gagner des marchés. 90 % des magasins appartenant à des chaînes sont ouverts 24 h sur 24, 7 jours sur 7. Ces magasins sont devenus des magasins polyvalents pour jeunes couples, femmes mariées qui travaillent, employés délocalisés vivant seuls, ou encore personnes ayant besoin de services divers en dehors des heures d’ouverture “normale” des magasins. Il cite également de cas de Trieste en Italie qui a mis en place un “bureau du temps” regroupant les principaux acteurs locaux afin d’améliorer la coordination des horaires d’ouverture des services publics. Si dans la plupart des villes européennes les jours et les heures d’ouverture des commerces sont actuellement réglementés – avec obligation de respecter le repos dominical –, aux antipodes de nos modes de vie, dans les villes africaines, où l’économie informelle est majoritaire, la fonction commerciale est très animée jusqu’au milieu de la nuit. L’activité trouve toute sa mesure pendant la nuit, à la lueur des bougies, des braseros et des lampestempête, un peu partout dans la ville, au plus intime de l’habitat populaire, et pas seulement dans les “rues chaudes”43. Dans l’avenir, lequel de ces modèles influencera-t-il l’autre ? 6. Le vieillissement de la population “Un français sur 6 avait 60 ans ou plus en 1950. Un siècle après ce sera un sur trois. Les plus de 60 ans seront plus nombreux que les moins de 20 ans à partir des années 2015-2020” écrit Quang Chi Dinh44. Il semblerait, d’après des études biolo- giques et génétiques que la longévité de l’espèce humaine serait limitée à 115 ans, et les diverses recherches contemporaines conduisent à considérer comme raisonnable une espérance moyenne de vie plafonnée à 91 ans à terme. L’accroissement d’une population de très grand âge amène à se poser plusieurs questions : celle de la gestion de la mixité démographique en ville ; d’une “ville accueillante” selon la terminologie de M. Conan45 dans laquelle l’aménagement des espaces et des équipements devrait tenir compte à la fois de la spécificité des groupes sociaux et des pratiques sociales des personnes âgées ; celle du modèle de vie que s’inventeront les générations successives de personnes très âgées. Les études longitudinales faites sur les populations âgées actuelles insistent sur une urbanisation de ces populations, un progrès de “l’amour de la ville”, une capacité d’attachements multiples aux lieux, le développement de la double résidence46. 7. La pauvreté majoritaire La pauvreté majoritaire47 est une donnée permanente de l’histoire sociale. La nouveauté brutale tient dans son transfert massif du monde paysan au monde urbain. Ce phénomène est générateur de transformations importantes pour les villes. Ce phénomène est à relier au nouveau positionnement de la ville dans notre société. Sa nature profonde n’est plus celle d’un chef-lieu, lieu d’exception rassemblant des activités spécifiques, lieu du pouvoir religieux, politique, marchand, industriel. Elle est devenue un lieu ordinaire de vie pour la majorité des hommes48. Il s’observe non seulement au niveau de la population, mais aussi au niveau de la ville, de ses équipements, de ses capacités gestionnaires, surtout dans les pays où, précisément, ce transfert est le plus rapide et considérable. 8. La socialité Pour Michel Maffesoli, la socialité de notre fin de siècle se caractérise par une tension fondatrice entre une massification croissante et le développe- Pour une ville accueillante aux personnes âgées. Séminaire “Service public et populations vieillissantes” juin 1996 46 Cf. F. Cribier, “Vieillir aujourd’hui dans nos villes. Des générations différentes, des villes différentes”. Séminaire “Service public et populations vieillissantes”, Juin 1996. 47 Concept proposé par Ph. Haeringer. 48 Ph. Haeringer, La mégapolisation du monde, op. cité. 45 Francis Godard, “Les transformations spatiales et temporelles des villes et des régions”, article cité. 43 Entretien avec Ph. Haeringer. 44 Quang chi dinh “La population de la France à l’horizon 2050”, in Economie et Statistique n° 274, 1994 -4. 42 144 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle ment de micro-groupes qu’il appelle “tribus”49. Pour lui, la masse, contrairement au prolétariat ou à toute autre classe sociale ne repose pas sur une logique d‘identité, elle n’est pas à l’origine d’une histoire en marche. Quant au développement tribal, il suppose une désindividualisation, l’individu et le groupe ne faisant qu’un. Il peut se décrire à partir de maints exemples de la vie quotidienne comme celui des punks qui expriment une conformité au groupe, qui ne choquent plus, qui font partie du spectacle permanent qu’offrent nos mégalopoles contemporaines. Aux liens de type “contractuel” se substituent alors des liens de type “affectuel”. Les tribus peuvent se constituer des “territoires d’appartenance”50, ces territoires peuvent être l’espace national pour les groupes en perte de repaires, comme ceux du Front National qui font preuve d’un engagement plus émotionnel et affectif que relationnel. Le territoire peut aussi être local, c’est le cas pour les jeunes de quartiers, issus de l’immigration qui se réinventent une identité communautaire, sans obligatoirement connaître ou adhérer au Coran, où à l’histoire des lieux où se trouvent leurs racines. Décrivant la montée en puissance d’une identité de groupe liée à l’ethnicité, Didier Lapeyronnie la décrit comme fondée sur l’émotion et les signes51. Elle combine, écrit-il, un attachement à un milieu, des signes de référence communautaires ou identitaires, et l’expérience partagée du racisme. C’est ainsi que se construisent des identités “Black”, “Beur” ou “Rasta”, non pas dans la continuité d’une identité communautaire, mais, au contraire, en rupture avec elle, par l’opposition et la confrontation à une société d’exclusion et de mépris, un mode de consommation et les références à une expérience commune de l’underclass. C’est ce qui explique, d’après lui, que les émeutes ne débouchent sur rien d’autre que l’expression de la rage. Elles n’ont pas de signification politique, et marquent toute la distance qui sépare la charge émotive de la rationalité d’une action politique. Maffesoli insiste sur le fait que les tribus ne se développent pas seulement dans l’underclass. La création de “doxa” sur lesquels nous vibrons à l’unisson est la marque d’un conformisme que l’on retrouve partout, y compris chez les intellectuels. On devrait également pouvoir décrire les corps constitués, comme ceux de l’administration, comme autant de tribus différentes. Par ailleurs, si auparavant, l’individu pouvait avoir une fonction dans la société, aujourd’hui, la personne joue des rôles tant à l’intérieur de son activité professionnelle qu’au sein des diverses tribus auxquelles elle participe. Son costume de scène changeant, elle va, suivant ses goûts, (sexuel, culturel, religieux, amicaux) prendre sa place chaque jour dans les divers jeux du theatrum mundi52. L’individu se constitue ainsi des identités multiples, un spectre identitaire, un “réservoir” d’identités dans lequel il puise au gré de ses besoins et de ses groupes d’appartenance. Ce “soi multiple” entre en négociation permanente avec soi et les autres, dans une interdéfinition de ce que l’on est. Ces identités multiples se construisent dans la rencontre de la diversité sociale de l’espace urbain, de la diversité mégapolitaine. D’où l’importance de favoriser la rencontre des autres et le brassage social à l’intérieur des villes53. La question qui peut se poser est comment se constitueront de nouvelles manières de “vivre ensemble, de “décider ensemble” à partir de ces sociabilités ? 9. Ville, mobilité, espace public et liens sociaux Pour Pascal Bavoux, socio-anthropologue, la déambulation à travers l’espace public aide à intégrer et mettre en cohérence ces multiples identités. Il a observé le comportement de jeunes dans des espaces urbains différenciés : dans leurs quartiers, dans l’autobus qui les relie à Lyon, dans la rue de la République, une rue piétonne de Lyon. Dans l’autobus, jusqu’à l’arrivée place Bellecour, ces jeunes fonctionnent sur des sociabilités de quartier, c’està-dire qu’ils se parlent ou s’interpellent comme dans leur espace de résidence. Par contre, dès le contact avec la rue de la Ré, tout change, écrit-il54. Là, ils ne viennent pas pour “rouiller”, ni pour reconstituer les sociabilités de quartier, mais pour déambuler dans l’espace public, lieu de brassage, de mixage, lieu inappropriable et caractérisé par l’hétérogénéité des populations en présence. Michel Maffesoli, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Ed. Méridie,s Klincksieck, 1988. 53 Entretien avec François Meynard et Didier Vanoni, Fors, Recherche Sociale. 54 Pascal Bavoux, Quartier et mode de vie urbain. Actes du séminaire “Dépacements et liens sociaux”, Collection Déplacements n° 14. Cetur. 1993. 52 49 Michel Maffesoli, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Ed. Méridiens Klincksiek, 1988. 50 Entretien avec François Meynard et Didier Vanoni, Fors. 51 Didier Lapeyronnie, Individualismes, émutes et ethnicité, Actes du séminaire “Déplacements et liens sociaux’, Cetur, 1993. 145 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Il en a déduit l’idée que la déambulation dans la ville a une fonction d’apprentissage des codes et attitudes de l’urbain moyen ; elle aide à créer une identité, par la confrontation aux autres, et donne assez d’assurance pour s’aventurer plus loin. La rue de la République, écrit-il, est bien un espace hétérogène par excellence, et c’est bien ce que viennent rechercher les jeunes des banlieues. On vient pour changer d’air, pour rencontrer d’autres personnes, d’autres look, “voir s’ils sont comme nous”. Elle fonctionne vraiment comme un espace d’apprentissage d’une culture, d’un “savoir vivre ensemble” et a donc un rôle d’insertion de tout premier plan. Dans un article intitulé “Mobilité et quartiers en difficulté : entre “ rouiller ” et “ s’arracher ”, réapprendre à flâner55, A. Begag réclamait des espaces pour flâner dans les quartiers sensibles. “I have a dream”, écrivait-il, reprenant la fameuse introduction de Martin Luther King lors de son discours à Washington en 1967, I have a dream, Vaux-enVelin, ville d’eau, où les gens viendraient flâner . Raccommoder le verbe flâner avec le nom d’une commune qui connaît, comme beaucoup d’autres des problèmes sociaux et qui souffre d’une mauvaise image. Va-t-on flâner aujourd’hui, en banlieue ? Va-t-on flâner aux Minguettes ? A la Courneuve ? La question pourrait prêter à sourire tant elle paraît incongrue. Pourtant, ajoutait-il, citant Patrick Viveret56 “La ville est un territoire où l’on peut flâner et donc déambuler, penser, fêter. La flânerie n’est pas le désœuvrement, c’est même son contraire... La non-ville, la zone, interdit au contraire la flânerie, mais se peuple de désœuvrés... il n’y a pas de citoyenneté sans flânerie, sans temps pour écouter autrui, méditer soi-même et sortir de la logique de la guerre et de la puissance pour entrer dans celle de l’échange”. Et A. Bégag de conclure : on construit une ville, une société, sur des utopies à atteindre, des rêves, même si nous n’ignorons pas que la ville est le lieu privilégié des contradictions sociales, le théâtre de l’expression des frustrations des uns, des richesses des autres57. Des questions en suspens... Que le siècle prochain soit celui des villes ou de la fin des villes, selon le sens donné à ce terme, des interrogations demeurent. Cf déplacements et liens sociaux. Actes du séminaire : oct 92-juillet 93. Ed. Cetur. Collection Déplacements n°14. 56 Patrick Viveret.Réintégrer la Zone dans la ville. in Le Monde Diplomatique. Oct. 1991. 57 Azouz Begag. Article cité. 55 146 Le XXIe siècle sera majoritairement urbain. Selon J.-Cl. Chesnais c’est le lien millénaire entre la population et son sol qui se dissout. On assisterait à une révolution de même nature que le passage du nomadisme à la sédentarité. Or, si la pauvreté a toujours été majoritaire à l’échelle de la planète, elle se retrouvait essentiellement dans les campagnes. La “pauvreté majoritaire” va dorénavant s’installer en ville, ce qui va changer le caractère de ces dernières.. Hier et encore aujourd’hui lieux d’exception, les villes deviendront demain, des lieux ordinaires de vie pour une majorité d’individus. Leurs formes urbaines en sera transformé. Conséquence prévisible : la ville ne jouera plus son rôle intégrateur et de creuset multiculturel et ethnique. On peut de ce fait imaginer la multiplication de scénarios déjà à l’œuvre à Los Angeles et à Sao Paulo de villes comprenant des enclaves fortifiées pour riches, entourées de murs, protégées par des gardiens appointés. Ces enclaves sont composées de rues privées, d’écoles privées, d’égouts privés, de polices privées. Certaines d’entre elles font déjà sécession et se proclament indépendantes du reste du territoire. On peut imaginer le rétrécissement de l’espace public et son abandon aux sans abris, enfants des rues, à tous ceux qui sont jugés “indésirables”... cet espace devenant de ce fait le domaine de l’insécurité grandissante. Dans ce scénario, les fonctions les plus prestigieuses ont tendance à prendre leurs distances par rapport aux mégapoles constituées. Centres d’affaires, centres commerciaux, universités, technopoles montrent déjà le chemin de la désertion des centres-villes. Les centres de commandement de l’économie fuyant les down-towns paupérisées préfigurent un divorce possible entre l’économie mondiale et la concentration urbaine. Les pouvoirs politiques pourraient suivre le mouvement. Mais on peut également imaginer plusieurs scénarios fonctionnant en parallèle. Des mégapoles, villes multimillionnaires, zones de peuplement urbain qui croissent en dehors de tout appel économique, et qui induisent, du fait du rassemblement humain, une économie de type informelle, une économie “invertie”. Des villes globales, centres de commande de l’économie mondiale, fonctionnant en réseau horizontal entre grandes villes, au détriment de relations verticales avec leur arrière-pays, voire, ignorant ces relations. Des villes petites ou moyennes, indépendantes les unes des autres, vraies ou fausses petites villes ou nouveaux villages correspondant à un besoin qu’a l’homme de se situer dans un espace mesurable et repérable, de voir son espace de la vie courante, de l’autonomie quotidienne. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Et la ville européenne ? Peut-on imaginer qu’elle garde une certaine spécificité ? Le modèle de la ville européenne comprend un hypercentre, des immeubles compacts, des îlots, des rues des promenades, des jardins urbains, un substrat historique. Son centre reste investi par les couches aisées. La ville européenne se caractérise comme le lieu du brassage social, de la rencontre avec l’altérité, du mouvement incessant de la circulation des hommes et des choses. Si chacun s’accorde à reconnaître la “spécificité” de la ville européenne, on peut être dubitatif face à la pérennité de ce modèle devant la montée de la péri-urbanisation, “le modèle américain” des entrées de ville, les débuts de constitution de zones de “non-droit”, la paupérisation de certains centres-ville – dans le Sud de la France notamment – abandonnés par leur population aisée. La ville européenne a amorcé sa transformation au milieu du siècle dernier. Celle-ci s’accélère du fait des nouvelles technologies, de la mobilité, d’une sociabilité qui fonctionne plus en réseau que sur la proximité. Les possibilités offertes par les moyens de communication nous permettent de vivre en ville (au sens de civitas) en étant à la fois partout et en mouvement. On peut en déduire qu’il devient nécessaire de changer notre vision de la ville, de la dé-matérialiser, de passer du concept d’urbs à celui de ville-socius. Ceux qui travaillent sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication réinvestissent par contre le territoire. Ils prônent l’utilisation du virtuel pour habiter mieux le territoire, pour en devenir citoyens à part entière. Cela pose naturellement la question des nouveaux territoires de la démocratie : le gouvernement des hommes passera-t-il par le territoire ou les réseaux ou par les deux ? Certaines questions nécessitant des réponses plus territoriales, d’autres plus universelles ? Comment résister à une mort programmée de la ville européenne ? Les projets urbains se veulent une réponse aux excès d’une ville éclatée, au désordre, à l’incohérence qui créent un “malvivre”. Le concept de “ville durable” cherche à renouer avec la centralité, la mixité fonctionnelle et sociale, à établir des liens entre le passé, le présent et l’avenir ; à rétablir des coutures, là où se sont opérées des coupures morphologiques. C’est un projet volontariste qui s’oppose aux évolutions spontanées, prévisibles. La culture urbaine passe, pour P. Bavoux, par la déambulation dans la ville. Pour P. Viveret, la citoyenneté passe par la flânerie, le temps pour écouter autrui méditer soi-même et sortir de la logique de la guerre et de la puissance pour entrer dans celle de l’échange. A. Bégag rêve à des espaces pour flâner dans les quartiers sensibles. Ces images ramènent à la rue... mais aussi aux galeries marchandes, à la mixité de l’espace public, à la mobilité non motorisée, à la marche à pied. Ces images ramènent à l’essence de la ville européenne, lieu de rencontre et de brassage dans un espace public réel. Mais la vitesse et les nouveaux moyens de communication ont déjà transformé et transformeront encore le rapport de l’homme au territoire. Ils modifient et modifieront encore nos représentations, nos besoins, nos manières de vivre ensemble, notre sentiment d’appartenir à un corps social territorial ou relié en réseau, notre citoyenneté. 147 Quatrième partie LA VILLE DURABLE : UNE NOUVELLE UTOPIE ? De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle La « ville durable » sera t-elle l’utopie urbaine majeure du XXIe siècle ? Dans un contexte de scepticisme par rapport à toute vision utopique de la ville, et de crise de la pensée urbaine, la question mérite d’être posée. Pourtant, aucune des trois contributions qui suivent, ne défend l’idée qu’il y aurait un modèle normatif de « ville durable », défini à priori - modèle qu’il suffirait de mettre en application pour permettre de concilier dynamique urbaine et exigences écologiques. Antoine BAILLY met l’accent sur la dimension sociale du développement durable - très souvent relégué au second plan par ceux qui n’y voient qu’un ensemble de contraintes d’environnement. Cyria Emilianoff, dans une contribution très personnelle, montre bien qu’il s’agit d’intégrer des objectifs contradictoires, ce qui renvoie, nécessairement, au renforcement du débat démocratique. Enfin, Voula Mega, illustre par une multiplicité d’exemples précis, que le « développement durable », à défaut d’être une nouvelle utopie, peut être un facteur majeur d’innovation pour les villes actuelles ou futures.de la ville sans voiture à la ville sans ghetto. A travers des thèmes comme l’économie des ressources, la réduction de la vulnérabilité, ou la maîtrise de la mobilité, c’est d’abord une certaine façon de vivre ensemble, propre aux villes européennes, qui est finalement mise en avant, par les trois auteurs1. Dans l’esprit qui est celui de ce numéro de « Techniques, Territoires et Sociétés », nous n’avons retenu que des contributions générales, qui ouvrent le débat plus qu’elles ne proposent de politiques opérationnelles. L’analyse de ces politiques fera l’objet d’un atelier spécifique lors du colloque de la Rochelle d’octobre 1998. Nous remercions l’UNESCO de nous avoir permis de publier le texte de Maria Emilianoff, ecrit également pour ce numéro de TTS. 1 151 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle 152 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Le prisme urbain : réalités incidentes et pages blanches pour un développement durable Cyria Emilianoff Université d'Orléans, Centre de Biogéographie-Ecologie, CNRS, UMR 180, Ecole Nationale Supérieure de Fontenay Saint-Cloud Résumé La mise à jour des contradictions qui devront être surmontées pour s’orienter vers un développement durable est le premier point analysé dans cette contribution. Le texte sonde et tente de mesurer la transformation des regards issue de l’urbanisation des cultures, en Occident, de manière encore exploratoire et ouverte. Il s’attache au paysage entr’aperçu par l’automobiliste, à la nature vue par les citadins, à la notion de proximité étalonnée par les trajets périurbains et rurbains, à la ville appréhendée sur un mode défensif... Les poids et mesures des systèmes urbains diffèrent visiblement de ceux des référentiels paysans. Le prisme urbain filtre ou amplifie les perceptions quotidiennes. Les temporalités urbaines effacent les saisons, les rythmes naturels. Les trajets quotidiens, les lieux que l’on fréquente distillent une image très polarisée de la ville, magnifiant ou occultant les zones d’ombre périphériques ou fractales. Les frictions sociales, la violence urbaine sont au contraire amplifiées et résonnent dans la ville entière. L’hypermobilité fragmente l’espace et rétracte les sphères individuelles, qui semblent chercher refuge aux limites de l’individualité. L’urbanisation actuelle ne transforme pas seulement les cultures, elle travaille le monde avec un fort potentiel mutagène. A l’échelle globale ou quotidienne, à l’aune d’une civilisation ou d’un regard, le monde est remodelé par les villes. A l’intérieur de l’espace urbain, trois crises ont grandi, atteignant aujourd’hui une amplitude globale : – une crise écologique nourrie par les productions, les consommations et les modes de vie urbains, – une crise sociale due au renforcement mutuel du chômage, de la précarité et de la régression des droits du travail, – une crise politique, la reconfiguration des pouvoirs s’effectuant au détriment des Etats, au bénéfice du marché et des lieux du marché, des entreprises transnationales et des villes. Comment, à l’échelle urbaine, enrayer ces trois crises, édifier des villes “durables” pour le XXIe siècle ? Le défi est démesuré, le développement durable urbain et le développement durable global étant appariés... L’article propose néanmoins quelques pages blanches, ou pages-manifestes, quelques cibles pour les politiques de la ville, valorisant les dimensions écologique, multiculturelle et cognitive des systèmes urbains. La ville durable appelle une éthique du futur, une conception élargie de la justice, prenant en considération les hommes, les générations futures, les espèces vivantes et les écosystèmes : une justice sociale, intergénérationnelle et écologique. Définir le développement durable urbain par la conciliation 153 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle de trois dimensions, l’écologique, l’économique et le social, masque peut-être sa dimension essentielle, politique et éthique. Comment en effet concilier l’inconciliable, c’est-à-dire les trois sphères actuelles de l’économie, de l’écologie et de la société, si ce n’est par une vision et un projet politiques très novateurs au regard des évolutions présentes ? I. Regards quotidiens Je me souviens d’un espace d’abandon, à Melbourne, une prairie presque sauvage1, campée un peu en hauteur, assez grande pour qu’on y soit seul : une friche, de l’herbe jaunie, haute, quelques promeneurs qui ne marchent pas sur les sentiers mais traversent dans l’herbe, s’assoient face à la ville, dans le vent, regardent les gratte-ciel d’un côté, les vagues de toits de l’autre. On ne voit ni les limites ni l’agencement de ce “parc”, il n’est pas lisible. La ville est contiguë, comme un corps qui s’assoupit, la rumeur la restitue davantage que les perspectives qui se donnent au hasard. Cet espace, livré à lui-même, donne à celui qui le parcourt une impression de liberté, d’étrangeté, le sentiment d’être au coeur et en dehors de l’urbain, d’être seul, détaché de la ville, et parmi elle. La métropole offrait à ses millions d’habitants la relaxation d’une grande parenthèse, le luxe d’une coupure aléatoire, indéterminée, indéfinie, un horizon d’herbes où le regard peut se perdre. Un espace où respirer, où s’asseoir à même la terre. Un espace de paix. Plus récemment, la bibliothèque nationale de France ouvrait ses portes à Paris, à quelques encablures du nouveau ministère de l’économie et des finances, qui souligne l’entrée dans la ville historique et évoque un demi pont sur la Seine. Le paysage joue avec les lignes horizontales et verticales, les ponts et les tours, surlignées par les sigles de quelques grands groupes commerciaux et bancaires. Les quatre tours du savoir de la bibliothèque et les tours de bureaux se côtoient de part et d’autre de la Seine, effaçant progressivement l’ancien paysage industriel formé par les cheminées et les moulins. Le tableau est complété par le palais Omnisports de Bercy, une pyramide tronquée qui exhibe des façades enherbées. Imaginez un cube couvert de gazon... Une tentative de réintroduction de plantes autochtones dans un parc urbain. 1 154 Les “Hauts de jardin” de la bibliothèque, sur l’autre rive, ont souhaité offrir un espace plus “sauvage” à la nature. Inaccessibles, de longs pins ancrés au sol par des câbles métalliques ornent le rectangle évidé qui compose le socle de la bibliothèque, les quatre tours d’angle s’élevant à partir de ce corps central. Les faîtes des arbres atteignent le niveau de l’esplanade d’accès à la bibliothèque, tandis que les salles de lecture, dans les étages inférieurs, s’ouvrent sur les troncs. En se penchant, il est possible d’apercevoir le sol gazonné, interdit d’accès au public, ainsi que les points d’ancrage des câbles qui maintiennent les grands arbres. Quelques fougères ont été plantées pour suggérer un paysage de jungle, emmuré par les façades de verre. La nature est également présente, ou représentée, sur deux des flancs de l’esplanade. Des cages métalliques rectangulaires, au grillage serré, ont été disposées à intervalles réguliers et recouvrent des massifs de houx. Le carcan de fer s’emploie à géométriser la nature avec plus de précision que la taille ne saurait le faire. Ces rectangles verts, cette pseudo-jungle mise à la trappe d’un bâtiment de verre traduisent la maîtrise de la nature par l’homme, ou plus grave, par le savoir humain. Deux visions de la nature, deux visions de la ville s’affrontent ici. Melbourne, dotée de plus de trois millions d’habitants, parcourue de parcs libres, d’un jardin botanique déployé en son coeur, de jardins potagers attenants aux maisons victoriennes, de plages de sable ourlant les terrasses des cafés les plus fréquentés. Paris, et le cas si éloquent de la nouvelle bibliothèque de France, monumentale, dominant quelques arbustes en cage et une poignée d’arbres captifs, à l’heure où nos rapports avec la nature sont des plus entachés d’incertitude... Et pourtant, qui voit les arbres en cage ? La ville exclusive Parcs et réserves naturelles, parcs sociaux et résidences d’élites, quartiers d’affaires et technopôles, campus, parcs de loisirs, complexes commerciaux, parkings... Le zonage qui a présidé à l’édification des villes d’après-guerre n’épargne aucun secteur de notre vie, contraignant à une mobilité incessante entre lieux de travail, de formation, de résidence, d’approvisionnement, de loisirs, pour rendre proche dans le temps d’une journée ce qui est lointain dans l’espace. Plusieurs motivations ont conduit à cet agencement urbain circonvolué, marqué par les boule- De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle vards de ceinture, les rocades ou périphériques et les différentes générations de contournements routiers ou autoroutiers. En premier lieu, l’assainissement à la fois physique et social des tissus anciens, denses, mêlés, tissés, métissés, multifonctionnels et polyvalents, d’une promiscuité intolérable... En second lieu, la mise en ordre des milieux urbains par la dissociation des fonctions : l’habitat, le travail, les loisirs, la circulation, et, autres fonctions oubliées par Le Corbusier, la consommation, la formation et l’éducation. L’espace public, auquel a été dévolu la fonction circulatoire, tend à devenir de ce fait monofonctionnel, comme l’observe Cynthia Ghorra-Gobin2. Ouvert au transit et à la déambulation automobiles, certains achats et distractions se déroulant à bord des véhicules, il devient plus ou moins imperméable, selon les villes, à la discussion publique et à la vie collective, qui se retranchent dans l’espace privé ou semi-privé3. La vie commerciale, élément central d’urbanité, s’établit surtout en périphérie. Les zones commerciales se substituent en Europe aux marchés de plein air et aux commerces de proximité, ayant pignon sur rue, ceux-ci répondant à des demandes de plus en plus spécifiques, axées sur la qualité. Des quartiers entiers se vident de commerces quotidiens ou se construisent sans eux, contraignant à de grands détours pour des emplettes courantes. Seules les succursales bancaires et les pharmacies s’aventurent dans les quartiers pavillonnaires et les cités d’habitat social. Les commerçants nomades ainsi que le télé-achat s’installent lentement dans les cités4. Si l’on considère que la ville et l’activité marchande se définissent mutuellement, la ville se déplace, excluant de son champ les quartiers résidentiels et les tissus anciens en déprise. Les loisirs subissent la même évolution, la rue n’est plus un espace de détente, n’abrite plus les jeux d’enfants ni les discussions de trottoirs. Les espaces de loisirs deviennent de ce fait plus ségrégatifs. La mixité observée dans les grandes surfaces n’est pas de règle dans les clubs ou les villages de vacances. soumise à des règles rigoureuses en sus des revenus, tels que des critères ethniques, de classes d’âge, ou des considérations morales, comme aux Etats-Unis. L’Europe n’est pas épargnée par la croissance des disparités inter-quartiers ou intercommunales5. Les fonctions éducatives de la ville obéissent à leur tour à la règle de la démarcation, regroupant étudiants et chercheurs dans des campus et technopôles. Ces zones “d’excellence” laissent planer toutefois quelques soupçons. L’excellence est-elle renforcée lorsqu’elle fonctionne en vase clos, en retrait de la culture urbaine ? Que penser de cette protection, au regard de l’école de la vie ? Les villes qui ont choisi d’édifier des campus à l’écart de leurs centres se privent de l’animation caractéristique des villes estudiantines. De Bologne à Cracovie, d’Aixen-Provence à Edimbourg, les villes universitaires, capitales6 culturelles et villes d’Etat, selon Félix Damette , sont sans doute celles qui ont le mieux réussi à préserver une qualité de vie et une urbanité vivante. Le zonage cognitif s’accroît pourtant : les technopôles s’isolent dans des écrins de verdure, irriguées par les zones universitaires ; les cités d’affaires concentrent les fonctions de commande et les compétences économiques, disputant la suprématie aux centres historiques ; la culture artistique siège au centre ville, donnant son image de marque à la ville ; les contre-cultures s’expriment dans certaines banlieues ou périphéries virtuelles, sur le “Net”. Ailleurs, l’analphabétisme est en recrudescence... Or, les mutations économiques rendent plus que jamais nécessaires de hauts niveaux d’instruction. Faut-il redéfinir complètement “l’excellence” pour s’attacher non plus à sa concentration mais à sa diffusion ? Transits et nomadisme urbain Ces opérations de tri, ou zonage, qui privent l’espace public de son potentiel d’échanges, sont encore à l’oeuvre dans l’édification de quartiers ou d’îlots de standing, dont la fréquentation peut être Tournoyant dans l’orbite des noyaux urbains, passant d’une ceinture urbaine à l’autre selon des pulsations quotidiennes et hebdomadaires, à grand renfort de carburant, la vie quotidienne de millions d’habitants est de plus en plus caractérisée par ces trajectoires et transits. La ville se recentre sur ses anneaux périphériques, se densifie à l’intersection des rocades, pénétrantes, autoroutes, s’égrène autour de ses voies rapides7. Par ses guirlandes de grandes Los Angeles. Le mythe américain inachevé, 1997. CNRS Editions, Paris. R. Sennett, 1992. La ville à vue d'oeil, Plon. 4 A Strasbourg par exemple, certaines cités d'habitat social sont desservies uniquement par des boulangers ambulants, qui klaxonnent lors de leur passage. A. Bagnasco, P. Le Galès, 1997. Villes en Europe, La Découverte. F. Damette, J. Scheibling, 1997. La France. Permanences et mutations, Hachette. 7 J-P. Lacaze, 1995. La ville et l'urbanisme, Flammarion, collection Dominos. 2 3 5 6 155 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle surfaces et de zones d’activités, ses chapelets de restaurants rapides et de multiplexes, ses parcs de loisirs et résidentiels, la ville américaine s’étend à la surface du globe, non sans occasionner des problèmes identitaires, en Europe comme en 8 Chine .Les paysages routiers et autoroutiers constituent d’ors et déjà l’essentiel du travail des paysagistes. Le point de vue privilégié est celui de l’automobiliste. Le regard peut devenir séquentiel, admettre la discontinuité des territoires. Le mobilier routier, les panneaux publicitaires, la signalétique, le végétal, reconstituent un univers cohérent, lisible, masquant les arrière-plans, friches urbaines, quartiers dégradés, industries polluantes... Si l’habitant pratique la ville en automobiliste, si ses trajets sont canalisés, l’urbaniste peut se contenter de l’aménagement de rubans routiers : une forme ultime de zonage. Même les lignes de tramway n’échappent pas à cette logique. Le nomadisme est aujourd’hui en vogue, la mode est au passage. Les clips publicitaires nourrissent cette culture urbaine et technique. Le fordisme a imposé la culture de l’efficacité9, les techniques de l’information tissent celle du transit. Les téléphones mobiles, pour ceux “qui n’ont pas de fil à la patte”, la voiture qui permet “d’inventer la vie qui va avec”, les ordinateurs portables pour cadres bohèmes vendent une liberté sans contraintes et un nouveau type de statut, un statut d’homme libre. Sont-ils nomades, ceux qui “surfent sur le net” des nuits durant, ou ceux qui, de transit en transit, ne trouvent jamais leur port, qu’ils soient cadres ou sans-abri ? Sont-ils nomades, mobiles, errants ou captifs ? L’appareillage de la communication a relayé celui des sculpteurs de pierre, manuel. Les habitacles évincent l’habitat, coques ou capsules mobiles permettant de parcourir le monde, investis au détriment de la demeure. L’automobile, le poste de télévision, la fenêtre virtuelle de l’ordinateur dérobent nos heures de liberté. Ils ouvrent l’espace et ferment le temps, accélèrent le cours de nos vies. Une hypertension urbaine s’ensuit, qui donne lieu à des interprétations contrastées selon l’évolution socio-économique des acteurs, note Salvador Juan10, d’un quotidien trépidant et ouvert à l’impré8 B. Fayolle-Lussac, 1997. La transmission des méthodes de conservation du patrimoine au nord et au sud, communication au colloque “La ville, un héritage à repenser”, 4-5 déc. Genève, Fondation du Devenir, Observatoire Mont Blanc-Léman du développement durable. Actes à paraître. 9 J. Rifkin, 1997. La fin du travail, La Découverte. 10 S. Juan, A. Largo-Poirier, H. Orain, J-F. Poltorak, 1997. Les sentiers du quotidien. Rigidité, fluidité des espaces sociaux et trajets routiniers en ville. L'Harmattan. 156 vu à des vies excédées par leurs tempos erratiques ou syncopés. Les attitudes de compensation ou de décompression paraissent généralisées, que ce soit le retranchement dans la sphère domestique restreinte, pour les populations fragilisées, absorbées par le poste de télévision, les rêves de retraite sédentaire et les week-end “au vert” pour les classes moyennes, les navigations télématiques et les vrais voyages de déconnexion créant les ruptures facilitant l’acceptation des rythmes urbains, pour une frange plus aisée de la population. L’hypermobilité transforme l’habitat en refuge ou en tremplin, en cocon ou simple pied-à-terre. Le nomade urbain déserte son logement et habite l’espace entier, ou quelques uns de ses itinéraires, réels ou virtuels. L’extérieur et l’intérieur ne rythment plus les déplacements, presque affranchis des climats. Le temps est un temps de parcours, un délai que l’on rêve d’abréger, sur le modèle des communications en temps réel. On l’évalue par des critères économiques : on le compte, on en gagne ou on en perd. On finit presque par croire à la transmutation qui du temps fait de l’argent... Pourtant, gagner du temps c’est simultanément le perdre, en perdre la perception, la plénitude, l’orientation, la maîtrise, le sens, l’accomplissement, la magnificence... Dans le temps de l’impatience économique, celui où l’on compte, où tout se compte, où s’abrègent les relations humaines, où la durée fond, perd sa densité, le présent n’a pas plus d’épaisseur que l’avenir ou le passé. Les transits et la course contre le temps, celle des individus, des économies et des politiques, diffèrent les préoccupations qui ne sont pas immédiates. La conscience du temps se retire devant une succession d’échéances. Le long terme, la mort, susceptibles de recaler les objectifs de la vie, sont bannis du quotidien. Jérôme Bindé parle d’un temps de l’urgence, qui fait disparaître l’avenir, notre capacité à le représenter et à s’y projeter, faute de projet collectif11. Le déficit d’avenir est patent. La ville transitoire et éphémère Le temps battu en brèche, une autre ville, ville émergente, “edge city”, matière-ville, selon les pays12, peut croître et affirmer d’autres valeurs. L’éphémère et le transitoire la qualifient13, décri1997. L'éthique du futur, Futuribles n° 226, déc. pp 19-40. Appellations respectives en France, aux Etats-Unis et en Allemagne 13 G. Dubois-Taine, Y. Chalas (dir.), 1997. La ville émergente. Ed. de l'Aube. 11 12 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle vant aussi bien son architecture, sa conception, que son contenu, voué à la consommation et aux loisirs. Cette ville transitoire n’est pas une transition, elle n’appelle que son renouvellement perpétuel, promouvant une vie faite de clips, de “coupés-collés”, de feuillets ou fragments, de “zapping” ou de “surf”, grâce aux vecteurs télévisés, télématiques ou automobiles. La valorisation de l’éphémère et du transitoire n’est pas très surprenante dans une société où les citadins sont le plus souvent en transit, se conduisent en passagers de la ville plutôt qu’en habitants. D’autre part, les stratégies de marketing s’appliquent depuis longtemps à réduire la durée de vie des biens de consommation, bâtiments compris, et à importer leurs vues dans la culture architecturale et urbaine, célébrant des produits renouvelables, jetables, changeables, cosmétiques, osmotiques: des objets de leur temps, fardant ou rehaussant le quotidien des hommes. Le transitoire, le fugitif, le contingent, caractérisant la modernité, selon Baudelaire, à moins que ce ne soit l’instant, sont déclarés aujourd’hui postmodernes. Cette vision poétique du monde devient une corne d’abondance entre les mains des publicistes, nourrissant la ronde sans fin des consommations. Les grandes surfaces, les hangars, les boîtes, les zones industrielles improvisent une ville dite à l’avant-garde de l’architecture post-moderne14 : efficace, économe, simple support pour la couleur et les hampes qui la surmontent, témoignant d’un monde gai, prolifique, ludique... L’architecture réduite à un jeu d’enfants, de légos, d’assemblages, le ciel périurbain empli d’un univers de signes ou de sigles aisément décryptables, à la portée de tous, revendiquent leur part de beauté. L’architecture se veut dimensionnée aux pratiques du plus grand nombre et ne sert plus la mégalomanie du prince : les complexes commerciaux sont les “palais du peuple”15. Soit. Plaisir et dépenses semblent pourtant allègrement confondus... Tous les usagers de cette ville émergente ne se laissent pas, par ailleurs, enchanter16. Certains doutent même que le rayon jeune de la ville, un monde où tout est fait pour que les enfants soient heureux, incarne cette ville innocente et inconsciente célébrée par ses promoteurs. L’adhésion de la pensée urbanistique à cette vue de G. Dubois-Taine, Y. Chalas (dir.), op. cit. Exposition de l'Institut Français d'Architecture, 21 sept- 3 janv. 1998. L'autre ville. L'empire des signes, Paris. 16 Les termes en italiques sont ceux des panneaux de l'exposition. 14 15 l’esprit, par réalisme, démunit pour le moins l’urbanisme de sens politique. Exit la mémoire de la ville, les coûts de la mobilité, les incidences écologiques et sociales des consommations à l’affiche... Il importe peu qu’une centaine de firmes transnationales contrôle actuellement la moitié de la production alimentaire mondiale17, ou que la plupart des objets à bas prix soient manufacturés par des mains travaillant sans relâche, envers et contre toute loi sociale, des mains d’enfants ou de misère18, si le consommateur trouve un monde dimensionné à ses besoins, à moins que ce ne soit l’inverse... Que dire de la liberté de consommer, des services et des villes à la chaîne19, des consommateurs captifs de leurs consommations ? Ces derniers peuvent être tenus à la fois pour responsables et victimes de leurs modes de vie. La superficie des commerces périurbains, la diversité des étals, les parcours labyrinthiques établis entre les rayons et l’accès aux caisses forcent la consommation. Une partie importante du temps libre est voué à la recherche des produits, à leur utilisation, à leur stockage, à leur remplacement... Ne voit-on pas alors des vies encombrées par des masses d’objets transitoires, s’épuisant à les abriter, à les entretenir, nettoyer, réparer, changer, moderniser, tout en s’efforçant d’accéder à de plus hauts “niveaux de vie” ?20 Aussi séduisante soit-elle, la “egde city” ne peut faire oublier enfin la captivité de ceux qui n’ont d’autres horizons que les grandes surfaces pour s’évader par exemple des grands ensembles, la frustration de ceux qui ont un accès fort restreint aux marchandises, l’indigence du paysage culturel... Les “shopping Town” parviennent pourtant à se substituer à la ville, à la rendre souvent inutile, superflue, à moins qu’ils ne dessinent une autre ville, transitoire et éphémère... L’emprise des arguments, des concepts et des exigences économiques est sans bornes. La ville jeune serait aujourd’hui la ville d’Auchan ou de Disneyland, et non la ville universitaire, ni celle des ghettos ou des cités, radicalement privée de perspectives. Les besoins ou les contraintes de mobilité imposeraient des vies en “flux tendus”, surtout 17 R. Lebeau, 1996. Les grands types de structures agraires dans le monde. 6° ed., Masson. 18 Voir par exemple, M. Lemoine, 1998. Les travailleurs centraméricains otages des “maquilas”, Le Monde diplomatique, mars, pp. 12-13. 19 Chaînes de commerces, de fast-food, de restaurants, d'hôtels, de loisirs, de villages de vacances... 20 René Passet, 1995. Une économie de rêve ! Calmann-Lévy. 157 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle lorsque l’emploi devient intérimaire21. Les lieux de transit, avion, train, taxi et salles d’attentes, constitueraient les nouveaux espaces publics, abritant des bureaux nomades22. Les cadres qui ont le loisir de travailler dans la ville de leur résidence bénéficieraient pour leur part d’un “salaire urbain”23, en nature, composé par les infrastructures culturelles et éducatives de la ville choisie par l’entreprise... Climats urbains S’entourant d’objets, les hommes s’entourent peut-être un peu moins de leurs semblables, ou s’en entourent indirectement24. Une soirée télévisée sur le Bronx est plus sûre qu’une traversée de ce quartier. On y est sans y être. Filtres. Réalité distillée par les médias. Voyages et membranes de sécurité, opercules... Peurs de la ville. L’hétérogénéisation des espaces urbains et l’homogénéisation de certains quartiers profilent une seconde ville émergente, que nous appréhenderons d’abord par son climat. Les climats urbains déterminent en partie la qualité de vie. La violence physique ou psychique, sociale ou visuelle, les agressions sonores ou verbales, les ambiances tendues ou détendues relèvent de composantes écologiques et sociales. On peut se demander quelle capacité de charge un individu est en mesure de supporter. La pression exercée sur l’homme exprime la dégradation de notre environnement au même titre que la pression anthropique sur les milieux. Le jeu des rétroactions transforme les agressions contre le milieu en préjudices humains. La pression urbaine est multiforme. La congestion subie dans les transports en commun, sur les routes ou dans les files d’attente des hypermarchés, est source de fatigue et d’exaspération. Le bruit perturbe environ un citadin sur trois, du moins en France, imputable en partie à la circulation, bien que les voitures, et leurs alarmes, bénéficient d’une parfaite impunité. La pollution atmosphérique liée à ces mêmes véhicules opprime la vue et les poumons, lorsque l’air se teinte de noir, de jaune et de poussières. La pression occasionnée par les rythmes de vie et de mobilité, les cadences forcées de l’activité J. Rifkin, op. cit. F. Bellanger, B. Marzloff, 1996. Transit. Les lieux et les temps de la mobilité. Ed. de l'Aube. 23 V. Biau, 1994. Urbanisme de communication, dire et faire la ville, in C. Ghorra-Gobin (dir.), Penser la ville de demain. Qu'est-ce qui institue la ville ? L'Harmattan. 24 Les objets véhiculant la culture technique de leur temps. 21 salariée25, la confrontation quasi quotidienne avec la détresse, s’ajoutent aux pressions physiques pour un nombre important de citadins. Les captifs de la mobilité subissent une tension sans cesse ravivée par l’intensité du trafic, les bouchons, les grèves, les retards de toute sorte. L’assimilation entre liberté et mobilité opère une confusion entre mobilités sociale, résidentielle et quotidienne, dont on peut se demander, au-delà des valorisations sociales qu’elles impliquent, quelle part de liberté chacune d’elles recèle. Les grands mouvements pendulaires ne sont pas particulièrement porteurs de sens : tels ces Losangeliens qui s’acheminent vers leurs lieux de travail dès 4 heures du matin pour devancer les embouteillages, arrivent à destination deux heures plus tard et sommeillent une heure dans leur voiture afin d’attendre l’ouverture des bureaux26... Un autre facteur de pression relève du travail de la pensée économique. Les termes de lutte, concurrence, sélection, évaluation continue, crash, banqueroute entretiennent la peur et le mythe économiques. Les perdants sont menacés par le chômage et la précarité. Les gagnants ont droit au surmenage et à l’instabilité professionnelle. La peur et la fatigue anesthésient dans tous les cas la parole et l’engagement politique. Les autres composantes du climat urbain peuvent être laissées à l’appréciation de chacun. La froideur de certains quartiers pavillonnaires ou la fièvre des cités, la sécheresse des rues irriguées par le trafic et dépourvues de commerces ou d’espaces publics, tendent à supprimer toutefois les valeurs d’accueil et d’hospitalité des milieux urbains. Les tensions urbaines renforcent par ailleurs les distensions spatiales. Les rayons urbains continuent de s’étendre. La dilatation de l’espace entraîne la contraction du temps. Le présent n’est-il pas aspiré par cette turbulence, ou spirale ascendante, qu’en climatologie on nomme dépression ? Comment envisager l’avenir dès lors que le présent est pris de vitesse, accumule les retards ? Légitime défense... Paradoxe : plus nous devenons nomades, plus les dispositifs d’étanchéité se renforcent. Des membranes de toute nature s’interposent entre les différents espaces, dures – murailles des ghettos riches, rocades enserrant les “cités”, grilles des parcs 22 158 25 Qui augmentent à mesure de l'informatisation et de l'automation, générant un stress important chez les travailleurs. J. Rifkin, op. cit. 26 M. Davis, 1997, City of quartz. Los Angeles capitale du futur. La Découverte. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle urbains –, “douces” – cartes à puce, badges, codes, télécommandes –, ou transparentes – télésurveillance, écoutes –. La demande de sécurité est insatiable, et s’étend, comme l’a montré Mike Davis à Los Angeles, de la personne à la résidence privée, du centre commercial à des pans entiers de ville. La défense de l’individu relaie la défense d’Etat: maisons bunker et pièces secrètes, architecture adhérant au style blockhaus, véhicules blindés, escortes, milices publiques et privées, ou même, à Los Angeles, surveillance héliportée, couvre-feux, bouclages et raids sur les quartiers sensibles, “fermeture” des plages la nuit27... Une certaine architecture de renom sert sans inquiétude ces nouvelles pratiques. La militarisation de l’espace doit être donnée à voir. Ce besoin aigu de sécurité résulte du refus, ancien, de la mixité ethnique et sociale, de la violence urbaine réelle mais amplifiée par les médias, d’un stress peut-être dimensionné à la taille des métropoles, mais surtout, de l’abandon des protections collectives. Le besoin de sécurité est d’autant plus grand que le refus de l’autorité est marqué, multidimensionnel. Libéré en grande partie de la tutelle religieuse, communautaire, patronale, étatique, familiale, l’individu atomisé émet une forte demande de sécurité, que le marché s’empresse de satisfaire par des arsenaux de moyens de défense. la flexibilité des emplois, tendent à affaiblir encore la dimension de développement personnel dans le travail, au bénéfice des conduites de domination ou d’autodestruction29. Aussi le retranchement des classes aisées dans des résidences encloses et des périmètres de protection fait-elle figure de “repos du guerrier”, bien mérité pensent ses protagonistes... Pour ceux résidant à perpétuité dans les cités ou les ghettos aux Etats-Unis, qui ne peuvent fuir la précarité et la violence, trois issues ou trois impasses se dessinent : la dépression, le repli identitaire défensif, l’évasion dans les drogues et l’économie parallèle, qui sont les déviances les plus fréquentes. Les sanctions sont alors radicales : sida, overdoses, criminalité, suicides, internements pénaux ou psychiatriques. Sets de valeurs Les nouvelles pratiques urbaines mettent en exergue certaines valeurs. A l’hypermobilité répond la valorisation du transitoire, à la fréquentation de la ville émergente, la promotion de l’éphémère et du contingent, au protectionnisme individuel, le culte de la sécurité. Les bâtisseurs de villes s’emparent de ces matériaux et campent un nouveau paysage architectural, formé de zones d’attraction et de dissuasion. Le sentiment d’insécurité est fonction de cette atomisation et de l’affaiblissement des solidarités collectives. Pour certaines populations, la famille, les bandes des cités ou les tribus d’internautes sont des espaces où les solidarités jouent à plein. Les guerres virtuelles, les guérillas de banlieue, les villas dissuasives se chargent de maintenir l’identité et la protection des groupes. D’autres, vivant dans des réseaux d’affinités plus lâches, se montrent plus vulnérables aux agressions quotidiennes. Les mutations urbaines sont des mutations culturelles. Le contact de plus en plus distant avec la nature, l’air de la ville qui rend libre, le refus de l’autorité et des contraintes, l’adhésion massive aux principes du marché, sachant donner l’illusion du choix, l’isolement connexe aux pratiques télématiques, la grande mobilité transforment les visions de la nature et d’autrui. La peur de la nature et de l’altérité ont conduit dans l’histoire à leur domestication. La privatisation les menace aujourd’hui, affectant aussi bien les espaces publics, la ville, que la nature30. François Terrasson explique que la peur de la nature peut être tenue pour cause première de sa destruction28. Premier combat et première guerre, silencieuse et meurtrière, dont on ne connaît pas l’issue. Une deuxième guerre sourde, mondiale elle aussi, d’essence économique, aussi réelle que fictive, oppose les nations ou les blocs, les entreprises, les villes, les individus. L’augmentation des productivités et des pressions désormais internalisées, Quelle culture se prépare dans le creuset de la révolution urbaine ? Quelles peurs et quels apartheid, retranchements et mises à distance ? Qui protégeons-nous en créant des parcs naturels, des réserves aborigènes, des regroupements ethniques ou sociaux ? Les espaces virtuels vont-ils détourner l’essentiel de notre ouverture au monde, de notre curiosité et esprit exploratoire ? 27 28 M. Davis, 1997, op. cit. La peur de la nature, 1993. Sang de la terre, 2e ed. 29 R. Sennett, 1998. The corrosion of character : the personal consequences of work in the new capitalism. Ed. W. W. Norton & Company. 30 J.-P. Deléage, 1998. Una ecologia mondiale, Storia del XXe secolo, vol. 3. Ed. Unione tipografico edizione Torinense, Turin. A paraître. 159 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle L’intolérance d’une population semble proportionnelle à son homogénéité. Expurgée de ses fous, de ses faibles, précaires et marginaux, de ses immigrés, la ville ou le quartier éduque à la peur des différences et sape son potentiel d’évolution, qui, on le sait, ne naît pas dans les espaces légitimes mais plus souvent dans leurs marges31. Pareillement expurgée de ses espaces naturels, la ville prépare si peu à la rencontre avec le monde. En tenant la nature à distance, éduquons-nous nos enfants à la phobie du monde naturel, le syndrome, déjà, de certains citadins32 ? Comment apprendre à l’inverse à apprivoiser les différences, à se dégager des demandes sécuritaires ? Quels remparts édifier contre l’individualisme grandissant, nourri par toutes les formes d’isolement, l’apathie télévisuelle, l’auto-mobilité, la consommation rendue anonyme, l’auto-exploitation requise par le management économique, le marché de la défense individuelle ? Les réseaux télématiques sont-ils capables de restaurer l’esprit de collectivité ? Sur quels sursauts, résistances, inacceptations s’appuyer pour construire une concurrence politique au monde que nous livre l’économie ? Les tendances urbaines précédemment analysées défient tout projet de développement durable. Les bâtiments transitoires et jetables, la croissance de l’hypermobilité et l’épuisement du temps, les arsenaux de défense mobilisés contre la nature ou les citadins démunis sapent les fondements d’une ville durable, et rendent donc son avènement improbable. La mise à jour partielle de ces contradictions nous a paru incontournable. Si les villes durables constituent un projet porteur d’avenir, les obstacles qui s’y opposent demandent à être clairement remembrés, et ce, à différentes échelles. II. Les horizons manquants Le fait urbain se propage à grande vitesse à la surface de la terre, en modifiant une nouvelle fois l’environnement physique et humain hérité des révolutions agricole et industrielle33. La couverture terrestre, l’enveloppe atmosphérique sont altérées à l’échelle globale, en raison des pratiques de l’agriM. Serres, 1995. Eloge de la philosophie en langue française, Fayard. 32 F. Terrasson, 1993. op. cit. 33 N. Roberts, 1996. Les transformations de la surface de la terre par l'activité humaine, Revue internationale des sciences sociales n° 150, Unesco/ érès, pp. 567-587. 31 160 culture intensive et des consommations d’origine urbaine : érosion et salinisation des sols, pollution des eaux, déforestation et réduction de la biodiversité, réchauffement climatique, trou de la couche d’ozone...34. La soudaineté des changements augure mal de leur réversibilité. Ces dégradations écologiques sont reconnues comme telles parce qu’elles affectent l’environnement humain. Devenu urbain pour environ la moitié de l’humanité, notre environnement concentre également les nuisances locales. Plus d’un citadin sur deux est exposé par exemple à des taux de pollution atmosphérique supérieurs aux normes de l’Organisation Mondiale de la Santé35, avec des incidences parfois fatales sur la santé36. Trois citadins sur quatre n’ont pas un accès convenable à l’eau potable dans les pays en voie de développement37. L’absence de tout-à-l’égout, responsable d’épidémies chroniques, les pollutions industrielles et agricoles, la vétusté des réseaux de canalisations, les intrusions d’eaux salines dues à l’affaissement des nappes phréatiques, la pénurie d’eau prévisible dans un grand nombre de villes chinoises ou ouestaméricaines38 profilent une crise majeure. La révolution urbaine affecte aussi le nombre, la taille et la forme des villes. Les métropoles s’étendent démesurément, soit à cause de l’exode rural, dans les pays en voie de développement, soit à cause de l’exode urbain, dans les pays déjà développés... Les modes de vie en sont profondément transformés. Les villes petites et moyennes affrontent avec difficulté les puissants conglomérats économico-urbains. Certaines sont satellisées ou tombent en désuétude lorsqu’elles sont à l’écart des axes de développement. Nombre de villes industrielles s’effondrent dans les pays occidentaux, en proie au chômage et à la paupérisation. La révolution urbaine nourrit surtout quelques arcs de force, villes globales ou conurbations, dessinant des archipels de prospérité à la surface de la terre39 et au sein même de ces agglomérations40. Si J-P. Deléage, 1998, op. cit. D. Elsom, 1996. Smog alert. Managing urban air quality, Earthscan, Londres. 36 Les maladies respiratoires sont la première cause de mortalité urbaine en Chine. A Bangkok, un habitant sur six souffre d'allergies respiratoires et les taux de plomb dans le sang sont élevés. En Indonésie, un enfant sur six mourant avant l'âge de cinq ans décède à cause de la pollution atmosphérique. Asie : le désastre écologique. Des villes au bord de l'asphyxie, Courrier International, 26 sept-2 oct 96. 37 G. Haughton, C. Hunter, 1994. Sustainable cities, Jessica Kingsley Publishers, Londres et Bristol, Pennsylvanie. 38 G. Haughton, C. Hunter, 1994. Sustainable cities, op. cit. 39 P. Veltz, 1996. Mondialisation, villes et territoires. L'économie d'archipel. PUF. 40 S. Sassen, 1996. La ville globale. New York, Londres, Tokyo. Descartes & Cie, Paris. 34 35 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle nous regardons l’avenir à partir des situations urbaines de par le monde, une triple crise apparaît, mondiale, sur fond de mutations rapides qui menacent les facultés d’adaptation et de réponse des écosystèmes, des systèmes de protection sociale et des organisations politiques. Trois avenirs en crise Une crise écologique globale a été diagnostiquée lors du Sommet de la Terre, tenu à Rio en 1992. Les villes y contribuent activement en raison de leurs dépenses énergétiques et hydriques, de leurs rejets solides, liquides et gazeux, des pratiques agricoles induites par les fortes concentrations humaines, des modes de vie générés enfin par la vie urbaine, dont la reproduction ne peut être assurée à l’échelle planétaire41. Une crise sociale s’exprime également à l’échelle mondiale par l’accroissement des disparités. Le Nord n’est plus épargné par la misère, ni par la malnutrition ou l’analphabétisme. Les murs ne départagent plus deux modèles politiques et économiques – l’Est et l’Ouest –, mais contrôlent l’accès aux ressources à l’intérieur d’un seul modèle. Les quartiers fortifiés de prospérité se font l’écho de cette partition. Dans une analyse remarquée42, Saskia Sassen a montré le rôle des villes “globales” dans la constitution d’une société en sablier. Ces villes génèrent des disparités sociales parce qu’elles sont le siège d’activités économiques à très forte valeur ajoutée dont les bénéfices se redistribuent mal, comme en témoigne la croissance parallèle du nombre de personnes précaires43 et d’une classe très favorisée. Même si l’affaiblissement des classes moyennes ne se vérifie pas partout44 et n’est pas actuellement généralisable, les évolutions observées par Saskia Sassen sont inquiétantes. Une crise globale des pouvoirs publics accompagne ces problèmes ou ces mutations écologiques et sociales, qui affecte la légitimité du pouvoir politique. Les Etats nations sont sévèrement remis en question par le pouvoir croissant des marchés financiers, des entreprises transnationales et Le nombre de véhicules en Ile-de-France est par exemple équivalent à celui de l'ensemble de la Chine. La généralisation du niveau de motorisation des franciliens est simplement impossible : congestion, changement climatique abrupt, pollutions démultipliées... 42 S. Sassen, 1996, op. cit. 43 Environ 11 % de la population européenne vit sous le seuil de pauvreté, 14 % pour les Etats-Unis, d'après les évaluations de la Banque Mondiale. 44 E. Preteceille, 1997. Ségrégation, classes et politique dans la grande ville, Villes en Europe, op. cit. pp. 99-127. des mégapoles. Les électeurs ont clairement conscience que les lois du marché ou les fluctuations de la bourse prévalent sur les choix politiques. L’autorité des élus en est amoindrie. Il est à noter que ces trois crises ne s’accompagnent pas d’une crise économique dans les pays occidentaux, qui connaissent au contraire une reprise économique, peut-être conjoncturelle. Ce développement n’est pas partagé puisque l’Asie, l’Afrique, les régions latino-américaine et est-européenne rencontrent de sérieuses difficultés financières et structurelles, qui se traduisent, notamment, par le développement des économies parallèles. Les flux monétaires se déversent sans trop de retenue d’une économie à l’autre. Chacune de ces crises s’emploie à ignorer l’avenir. Les problèmes d’environnement global débordent sur l’échelle des temps, mettant en cause la reproductibilité, à terme, de notre modèle de développement. L’épuisement de certaines ressources, à des cadences supérieures à celles de leur renouvellement45, la réduction de la biodiversité et du capital naturel, nous conduisant à la sixième extinction en masse d’espèces vivantes depuis l’origine de la Terre46, la transformation du climat, des couverts végétaux, des sols, le largage de déchets à très longue durée de vie, suppriment des possibilités d’évolution (voir encart en fin de texte). Une deuxième négation de l’avenir s’opère par la multiplication des fuites en avant, le refus de mesurer la portée des mutations en cours, ou bien la peur expiatoire de l’immigration. La réorganisation trop hésitante des temps de travail, les industries que l’on ne se résout pas à reconvertir, telle l’industrie automobile, la focalisation sur la croissance économique, détournant les sociétés d’autres formes de développement, sont à nos yeux des facteurs d’enlisement. La croissance n’a pas réussi à endiguer la pauvreté47, ni les malaises culturels, ni la violence urbaine. La génération future est déjà privée d’horizon socioprofessionnel, remarque Jean-Paul Deléage, l’ascension sociale ou la stabilité de l’emploi n’ayant plus cours sur le marché du travail48. 41 Eaux des nappes phréatiques, stocks halieutiques, énergies fossiles, bois précieux, minerais, sols... R. Leakey, R. Lewin, 1997. La sixième extinction. Flammarion. 47 Que l'on réduit souvent à un niveau "objectif" de ressources, alors qu'elle est perçue essentiellement en fonction des différentiels existants dans une société. 48 Séminaire de l'Institut Français de l'Environnement sur les indicateurs de développement durable, 5 février 1998, groupe nord. 45 46 161 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle L’avenir est encore plus opaque pour les jeunes des cités d’habitat social, devenues au fil du temps des cités de confinement. Quel avenir attend ces quartiers, cette génération décimée par la drogue et le désoeuvrement ? Le retrait du politique, l’absence de responsabilité face aux problèmes mentionnés, la démobilisation des citadins constituent une troisième façon de ne pas regarder l’avenir. La crise de légitimité de l’Etat, de la démocratie représentative, est consommée. Au fil de l’histoire, nous nous sommes libérés de l’autorité de la nature, grâce à la science et à la technique, de l’autorité de la religion, principalement à cause de la science, de l’autorité du père, en fondant des familles mononucléaires, puis monoparentales, de l’autorité du roi, en instituant la République, de l’autorité de la communauté, grâce à la vie urbaine, et aujourd’hui nous aspirons à nous libérer de l’autorité étatique. Il est pourtant une autorité que nous acceptons sans ciller : celle du marché. La monarchie était fondée sur un consentement religieux, l’Etat, sur un consentement idéologique, le marché repose sur un consentement économique : la consommation de masse des individus. Sans ce consentement, cette forme d’autorité49serait à son tour menacée. Le politique n’est plus perçu comme une force capable de changer l’avenir, ses marges de manoeuvre sont jugées trop étroites. Le pouvoir s’est déplacé, mais les citoyens se jugent impuissants à le contrôler. L’économie impose le plus souvent sa voie, laissant au politique des aménagements à la marge, des effets correctifs. La puissance publique peut jouer un rôle économique encore important50, mais de nombreux choix de société lui échappent. Les alternatives politiques sont marquées du sceau de l’utopie, décrétées irréalistes, les résistances étatiques sont balayées d’un revers de main. L’avenir appartient au marché, les villes en sont souvent les jouets et les vitrines. Les villes ont été le creuset de la culture occidentale, qui s’est exportée par le biais des colonisations territoriales puis économiques. Ont-elles jamais été durables, au sens de “sustainable” ? Rien n’est moins sûr. On peut considérer que les villes ne sont pas durables lorsque leurs coûts de développement sont supportés par d’autres populations, pays, 49 Travailler pour consommer, utiliser le temps d'une vie pour accumuler un capital. 50 L'emploi public, par exemple, représente entre un quart et un tiers des emplois urbains en Europe. A. Bagnasco, P. Le Galès, 1997. Villes en Europe, op. cit. 162 écosystèmes, générations futures, comme le souligne David Satterthwaite51. Un développement durable est précisément un développement qui ne se fait pas au prix d’un changement d’échelle, d’un débordement, à l’heure de la mondialisation, sur l’échelle des temps, profilant des irréversibilités majeures. III. Pages blanches pour un développement durable Est-il possible d’écrire pour l’avenir une autre histoire, d’ouvrir un livre blanc, d’imaginer une ville qui pourrait durer sans asservir des populations et éteindre le vivant. Est-il possible de tourner une page, de prendre d’autres plumes, d’écrire une autre ville sur la ville, comme ces mots bombés sur l’asphalte, “l’homme est un roseau bombeur”, ou le béton, “celui qui aime écrit sur les murs. Aragon” ? Peut-on concevoir des villes à l’image des arbres, vibrantes de feuilles, de pages blanches, des villes expressives des sentiments de leurs auteurs ? Nous préférons le mot auteur à acteur. Si chaque homme écrit une page d’une ville, par ses pas, ses tracés, maussades ou enjouées, selon l’humeur du temps ; si ses yeux distendent l’horizon, glissent sur des lignes de fuite et s’absorbent sur des points fixes ; si sa bouche s’ouvre et se referme pour n’avoir pas été muette ; si sa tête, hochant ou opinant, s’écarte du tracé de sa vie, chaque page de cette vie est à écrire pour désarçonner les certitudes immédiates et insérer des pages blanches dans un avenir que le marché contrit, étrangle, comble d’inexpressivité, domestique et apeure. Sur la page de garde de ce livre ouvert, on pourrait lire ce mot d’Ivan Illich : libérez l’avenir... Viendraient ensuite des pages interrompues ou ininterrompues d’alternatives, un mince revêtement de mots pour transcrire des milliers d’actions, de voix bruissantes, de politiques informelles plus efficientes que les politiques de la ville, de politiques existantes aspirant à être reconnues et diffusées. Afin que ces pages parallèles ne s’écrivent pas dans le silence, nous avons choisi d’en rapporter quelques unes. D. Satterthwaite, D. Mitlin, 1994. Cities and sustainable development. A Guide to the main issues for implementing Agenda 21 in cities. Human Settlements Programme, IIED. 51 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Pour une politique des lieux Nos villes sont trouées de disparités. La traversée d’une agglomération conduit à des cités sans rues, sans commerces ni cafés, sans marchés, sans davantage de bois ni de jardins, sans possibilités de découvertes. Des façades inexpressives et sérielles, blanches ou roses, des peintures en trompe l’oeil, des espaces verts ou jaunis invitent à l’enfermement ou à la fuite. Comment habiter un lieu où l’environnement est un désert ? Ces lieux s’éveillent pourtant, s’embrasent ou se révoltent par intermittence, s’organisent quotidiennement pour vivre dans la solitude sociétale. Le regard engoncé sur la ville diagnostiquera peut-être l’insuffisance des équipements culturels, le mauvais état de la chaussée, ordonnera le rafraîchissement de la pelouse, le ravalement des cages d’escalier, l’ouverture de quelques antennes et institutions de quartier. La politique française de la ville est allée à la rencontre des quartiers munie de plans, de contrats, de zones franches, sans parvenir à raviver l’espoir des habitants, dont le sentiment d’abandon s’accroît. La politique de la ville s’occupe de chômeurs, de primo-demandeurs, de CES, de CEC, de CIE, de RMIstes, de SDF52, de familles monoparentales, ou, comme le précise un jeune pour se définir, “ici il y en a peu qui travaillent. On est des précaires, des étudiants longue durée, des pions...”53. La ville parle encore de zones, de ZUP, à urbaniser en priorité, de ZEP, à éduquer en priorité, de ZAC, à aménager de façon concertée... Cette politique de la ville peut-elle laisser place à une politique des lieux, reprendre à ses débuts l’histoire d’une construction urbaine ? La ville ne peut se passer de lieux, de lieux qui ne soient pas des centres, des missions, des permanences, des antennes, mais des maisons, des cafés, des restaurants, des commerces, des rues, des places, c’est-à-dire la ville. La ville est un lieu avant de remplir une fonction, un lieu que chacun s’approprie : espace public, espace sans voiture, lieu de rencontre ... A la différence des structures, des dispositifs ou des plans, le lieu mêle les fonctions et les usages, il mêle les gens. Cette politique existe déjà, menée en silence par le secteur associatif. La Maison de l’association Contrat-Emploi-Solidarité, Contrat-Emploi-Consolidé, ContratInitiative-Emploi, Revenu Minimum d'Insertion, Sans Domicile Fixe... 53 Entretien avec l'association Molodoï, Strasbourg, janvier 1996. 52 de quartier se substitue ici ou là au Centre socioculturel, le café-musiques, à la Maison des Jeunes, les repas du restaurant associatif, aux réunions de concertation des partenaires du quartier. La Maison de l’économie solidaire, si elle parvenait à ouvrir ses portes, serait en elle-même un pan du plan local d’iInsertion par l’économique. L’université alternative et l’école populaire remplaceraient les stages de formation des ASSEDIC... Dans cet univers, des lieux sont identifiés, non pour prendre la file d’attente, prétendre à une assistance, mais pour manger, boire, discuter, réaliser des projets, créer des espaces de sociabilité et d’activités dans un monde que le marché déserte. A la Laiterie, à l’ARAN, chez Mosaïque, à Strasbourg54 et ailleurs, de nouvelles ambitions pour la ville de demain voient le jour. Ces lieux dessinent un monde où l’utopie n’est pas absente, où l’étranger se sent bien, où chacun est accueilli, où les projets sont favorisés. Les lieux fonctionnent peut-être mieux que les structures, marquées par les stigmates des soins sociaux. Les cités ont besoin d’espaces de vie en grand nombre, afin que l’accaparement de l’un par un groupe n’interdise pas aux autres d’exister. Il est nécessaire d’ouvrir des portes dans l’enfermement, de laisser vivre des lieux associatifs pour instaurer un espace public : non pas le local jeune disputé par tous puis rejeté par tous, mais mille lieux associatifs. Face aux frustrations économiques, aux détresses familiales individuelles, ces espaces sont des respirations, des bouffées d’espoir. Ils sont bien davantage : le lieu d’initiatives et d’actions redevenues possibles, d’une reconnaissance collective, d’une réalisation de soi. La politique de la ville ne doit-elle pas commencer par bâtir une ville ? Si les populations sont non solvables et si les politiques publiques concentrent ailleurs leurs fonds, la ville doit être bâtie avec d’autres moyens55. Deux politiques et deux visions Laiterie : Centre de la Jeune Création Culturelle, voué notamment à la reconnaissance des cultures de banlieue et à ce que l'on peut appeler maladroitement “l'insertion par le culturel”, animé par Jean Hurstel, l'instigateur des cafés-musiques. ARAN : Association des Résidents et Amis du Neudorf, porteuse d'une multiplicité d'actions et de projets pour le faubourg du Neudorf et audelà, animée par Michel Mac Gee. Mosaïque : restaurant associatif initié par quelques femmes de la cité du Neuhof et appuyé par une association de quartier, qui, après maintes difficultés pour l'obtention d'un local, est parvenu à faire vivre un pôle de convivialité à l'intérieur d'une des cités les plus paupérisées de l'agglomération strasbourgeoise. Saluons la persévérance de Gabrielle Gramont et Leïla Hamoud. 55 Comme y invitent depuis plusieurs années des auteurs tels que JeanLouis Laville ou Jeremy Rifkin. Voir par exemple J-L Laville (dir.), 1994. L'économie solidaire, Desclée de Brouwer, Paris. G. Aznar, A. Caillé, J-L Laville, J. Robin, R. Sue, 1997. Vers une économie plurielle, Syros, Paris. J. Rifkin, 1997. La fin du travail, op. cit. 54 163 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle de la ville s’affrontent dans les quartiers. La première, celle des structures et des plans, semble moins efficiente que la seconde, informelle et spontanée, oeuvrant à peu de frais, ou à ses propres frais, tissant seule des liens dans les quartiers, du sens dans le non-sens, des espaces humains dans des zones bâties, des cafés éclairés dans la froideur des cités. La politique de la ville gagnerait à devenir une politique de l’emploi associatif à l’échelon européen, recréant des pôles d’activités et de vie urbaine, des pôles autonomes de solidarité. Quelle est l’intensité des volontés politiques à cet égard ? Les villes reposent sur une image, celle de leur centre, étroit, exigu, elliptique, attirant les principaux aménagements et investisseurs, avec sa desserte de rocades. Les quarante ou vingt pour cent d’habitat précaire ou social, selon les continents, forment des villes parallèles incomparables à celles du premier monde, en termes de trajectoires professionnelles, de qualité de vie, de bonheur ou de mal de vivre. Sont-elles le pendant nécessaire du développement économique, comme beaucoup tendent à le penser ; ou y a t’il place pour des villes sans ghetto ? Des pauses végétales en milieu urbain La visite attentive d’une agglomération dévoile d’autres espaces insoupçonnés, résiduels, abandonnés ou en attente, lieux de prédilection des reconquêtes végétales, des froissements d’ailes, des miroitements et passages furtifs de têtards... La nature résiduelle s’ingénie à faire renaître la biodiversité dans les espaces interstitiels des villes et des campagnes d’où nous l’avons chassée. Ses niches sont aussi inattendues qu’inaccessibles : mares de décantation des autoroutes56, délaissés des terrepleins routiers, pelouses des aéroports... Cette biogéographie peu ordinaire57 peut aider à ajuster notre vision de la nature à sa réalité contemporaine. La nature en ville ne saurait se réduire à une nature jardinée, pas plus que la ville ne peut être assimilée au centre ville, ou la culture urbaine, à la culture reconnue. C’est dans les friches que la biodiversité a ses plus grandes chances. Le rapport à la nature évolue rapidement sous l’effet conjugué de l’urbanisation et de la crise écologique. L’herbe B. Sajaloli, 1996. Les mares : des potentialités environnementales revalorisées, Programme National de Recherche sur les Zones Humides, UMR 180 du CNRS. 57 A. Da Lage, 1995. Regards sur la forêt dans le Vexin français et le pays de Thelle : espaces, milieux et empreintes de l'action humaine. Thèse de géographie, Université Paris X, 2 vol. 56 164 haute, les arbres laissés à leurs architectures évolutives, les fleurs de prairie commencent à être plus appréciés que le gazon ras, les coupes au carré, les jardinières ou les motifs fleuris des ronds points et des squares. La fréquentation réduite des campagnes induit de nouvelles demandes de nature in situ. Les concepts de gestion différenciée des espaces verts ou de parcs naturels urbains traduisent le désir d’une nature plus libre. La gestion différenciée modère l’intervention humaine, selon les lieux où elle prend place. Les parcs naturels urbains réitèrent ces traitements légers du végétal, avec la vocation de relier les écosystèmes urbains et ruraux. Ils tentent de mettre en place une trame écologique et paysagère, une infrastructure naturelle selon le concept en vigueur dans le nord de l’Europe, épousant les cours d’eau et les zones inondables. Ces parcs sont encore à inventer, pour la plupart, mêlant les attraits des jardins, de la nature rurale, des délaissés, tout en répondant à de multiples demandes urbaines : art, loisirs, écologie, paysagisme, espace d’épanchement pour les enfants... La renaturation, bien qu’artificielle, offre un dépaysement, un espace d’étonnement, de contemplation, d’arrêt. Lorsque l’horizon humain devient urbain, la ville peut tendre la main à la nature, lui ouvrir un couloir, une trame. Les villes ne se nichent plus dans une nature immense. Dans les régions densément peuplées, c’est au contraire la nature menacée qui niche au coeur de la ville. L’homme de la campagne qui venait à la ville était fasciné d’y trouver la minéralité, la densité, l’agitation, la rumeur. L’homme de la ville qui ne va plus à la campagne, l’homme des métropoles, a besoin de retrouver la nature. Non pas un modèle réduit ou contraint de la nature, mais un espace de liberté, un espace qui, bien qu’anthropisé, ne signifie pas l’humain. Loin d’une surdétermination du sens, certains lieux peuvent être laissés à leurs géométries évolutives, aux surprises du végétal, à la spontanéité des éléments mêlés. Actuellement, le désir d’espace naturel se conjugue peut-être au désir d’espace non saturé par les signes. Dans des univers bâtis, les parenthèses végétales sont aussi des poches d’abandon : des moments de distanciation, de respiration, des pauses très précieuses dans nos vies syncopées, qui ne s’arrêtent plus sur le monde. A Rennes ou à Melbourne, les prairies investissent l’espace urbain, ouvrant un espace simple, horizontal, un dialogue avec le ciel, face à la ville si haute, si dense. Elles déploient un horizon. Les paysagistes contemporains, comme des musiciens, devront De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle savoir donner des espaces à l’improvisation, bâtir des silences et composer avec l’aléatoire. Afin que les enfants se mêlent un jour à la ville, que les piétons aient raison des rugissements automobiles, que les villes donnent enfin à respirer, que nous abandonnions nos raisons de fuir... Cultures plurielles Au-delà des lieux de socialisation et des lieux de nature, les villes du XXIe siècle auront besoin d’espaces cognitifs ouverts à tous, clef de voûte du développement à venir, sésame de la réussite économique ou de la reconnaissance sociale, de l’intégration culturelle ou du développement personnel. Les politiques de la ville ne peuvent se contenter d’aménager l’espace physique car nombre d’enjeux se jouent désormais ailleurs : les sociabilités, en partie, la communication, l’accès à l’information et au savoir, et différentes activités économiques. Une incertitude caractérise les usages à venir de l’espace informatique, considéré tantôt comme une opportunité pour diffuser la démocratie et le savoir, tantôt comme un espace voué à la marchandisation et aux pratiques illégales. Le réseau ne porte pas en lui-même une expression démocratique et multiculturelle, mais est susceptible de l’autoriser en raison de son caractère décentralisé. Les mondes parallèles d’Internet offrent actuellement quelques espaces de liberté d’expression et de créativité, à côté des espaces de consommation de tous ordres qui envahissent le réseau. Ces usages ne sont cependant pas démocratisés. Les réseaux informatiques transforment la ville contemporaine. L’investissement dans des mondes virtuels retire aux territoires un peu de leur substance. La ville est en partie désincarnée puisque des activités de loisirs, travail, consommation, formation, communication se déplacent vers les canaux informatiques. Elle peut parfois donner l’impression d’être un support lisse pour des hommes déambulant dans des univers parallèles, un simple cadre de déplacements pour informaticiens, travailleurs nomades et internautes, à ceci près qu’elle reste une matrice culturelle fort influente. Une partie de la population, une centaine de millions d’habitants dans le monde58, confère à l’espace informatique une fonction de rencontre, d’expression et d’échange. Comment amarrer ces activités virtuelles à la ville ? 58 Nombre d'utilisateurs d'Internet, croissant toutefois très rapidement. Les passerelles existent dans certains cas. Les réseaux d’échanges de services et de savoirs permettent à leurs usagers de se connaître. Les groupes de discussion télématique prolongent leurs dialogues par des rencontres physiques. Les clans informatiques sont plus soudés que les familles... Ce vaste échange d’informations, de diffusion et de partage des idées, est-il en mesure de freiner un peu la destruction écologique de la Terre ou d’influer sur la redistribution des ressources, deux enjeux vitaux pour une partie importante de l’humanité ? Il appartient peut-être aux villes de jeter des ponts entre ces prises de conscience diverses, ces espaces de développement personnel, et des formes de mobilisation politique ou associative visant à transformer l’espace concret. L’espace politique naissant sur Internet est à l’étude mais ne semble pas avoir donné lieu à des mobilisations d’envergure, au-delà de l’expression de groupuscules de diverses tendances59. Le développement des technologies de l’information défie les politiques urbaines. Faut-il, tel que le pratique Bologne60, tenter de démocratiser l’accès à Internet, en alphabétisant la population et en mettant des ordinateurs à la disposition de tous ? Faut-il ouvrir en grand ces fenêtres, désinvestir pour un temps le bâti ? La communication télématique parviendra-t-elle à relancer la participation citoyenne ? La ville est moins un ensemble de façades que de réseaux, ce qui ne condamne pas pour autant les lieux de rencontre physique, les espaces publics, vecteurs essentiels d’urbanité, de savoir-vivre collectif. L’investissement dans l’éducation est sans doute l’investissement majeur à court et à long terme. Les villes du prochain siècle seront régies par l’accès au savoir, défensif ou ouvert, interculturel ou ethnocentré, corporatiste ou pluriel, instrument de pouvoir ou de résistance. Le zonage actuel des infrastructures cognitives n’annonce pas un partage des connaissances. Des outils tels qu’Internet peuvent assurer un rôle de redistribution à condition que l’accès en soit démocratisé, que les espaces pluriels prennent le pas sur les espaces marchands. Itinéraires de villes durables La durabilité des villes dépend peut-être de l’ouverture de nouveaux espaces d’expression 59 Voir par exemple Bruce Brimber, De l'usage politique d'Internet, http: //www.sscf.ucsb.edu/~survey1/ 60 http://www.comune.bologna.it/ 165 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Tableau 1 LES PRINCIPAUX TRAITS DE LA VILLE DUIRABLE POUR LE GROUPE D’EXPERTS EUROPÉENS SUR L’ENVIRONNEMENT URBAIN, L’OCDE ET LA COMMISSION FRANÇAISE DU DÉVELOPPEMENT DURABLE. CARACTÉRISTIQUES PRINCIPALES D’UNE “VILLE DURABLE” UNION EUROPÉENNE OCDE CFDD • Mixité fonctionnelle et sociale xx x xx • Maîtrise et réduction de la mobilité xx xx xx • Démocratie participative xx x xx • Gestion économe x x x • Gestion “écosystémique” xx _ _ • Ville patrimoniale, recyclable xx x x • Ville adaptable, flexible x xx x • Ville plus compacte xx x x UNION EUROPÉENNE OCDE CFDD • Fiscalité écologique x x • Innovation x xx x • Décentralisation politique xx x x • Planification xx x xx • Information/évaluation x x xx • Réseaux d’échange x _ _ • Réglementations x _ _ LEVIERS D’ACTION x = politique conseillée xx = politique prioritaire 166 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle sociale, végétale, cognitive, fonction d’un accès délivré à l’information et au savoir, fonction également de la reconquête du temps nécessaire à la réflexion collective. La difficulté n’est pas tant de définir une ville durable61, dont on voit à peu près quels travers elle devra éviter – croissance de la précarité et des inégalités, intolérances et replis sécuritaires, asphyxie automobile et dégradation de la qualité de vie –, mais plutôt de savoir sur quelles mobilisations s’appuyer. Le marché semble difficilement capable de résorber des coûts sociaux et écologiques que son fonctionnement même génère62. La puissance publique dispose encore de moyens importants (fiscaux,fonciers) mais elle souffre d’un discrédit qui en réduit, de fait, la mise en œuvre. La société civile, en revanche, dispose de marges de manoeuvre et de réserve, elle n’est pas obligée d’accepter l’ensemble des contraintes que la vie économique fait peser sur elle. Les consommateurs occidentaux pourraient consommer moins, maîtriser davantage l’occupation de leur temps, privilégier des projets de vie multidimensionnels, attitudes qui supposent diverses prises de conscience. Les politiques de développement durable sont animées par une exigence de responsabilisation collective et individuelle. Le prisme urbain peut être vu pour ce qu’il est : un volume déformant. Quelle part de captivité réside, par exemple, dans la mobilité quotidienne, dans la consommation courante ? Quelle part d’évasion dans la fréquentation assidue des réseaux informatiques ? Des villes âcres sont en voie de gestation, envahies par les fumées et les rancoeurs des laissés pour compte, ce qui est particulièrement manifeste à l’échelle du monde. Pour instaurer d’autres climats, il est important de promouvoir une mixité sociale, culturelle, générationnelle, une certaine mixité entre nature et ville. Les politiques de développement durable urbain peuvent être définies comme des politiques de mixité et de brassage, s’opposant à la fragmentation de l’espace, à la partition des villes, au confinement de la nature bridée dans la plupart des espaces. Le réseau européen des villes durables s’efforce de tracer les linéaments de cette politique. Mis C. Emelianoff, 1998. Quel développement durable pour les villes européennes ? Scénarios alternatifs et pivots. Quel environnement au XXIe siècle ? Environnement, maîtrise du long terme et démocratie, Acte du colloque international du 8-11 sept. 96, Fontevraud. Vol. 2. A paraître. 62 Certaines améliorations techniques peuvent être apportées sur un plan environnemental mais le bilan global se détériore. en place en 1994 grâce à l’appui de la Commission Européenne, il regroupe plus de 250 collectivités locales, de diverses tailles63. Confortée par le Sommet des Villes, Habitat II, organisé autour des thèmes du droit au logement et du développement durable en juin 1996, cette initiative s’élargit actuellement par la mise en place de campagnes nationales d’agendas 21 locaux, qui sont des traductions à l’échelon local de l’agenda pour le XXIe siècle défini à Rio. Toutefois, la progression est lente et se heurte à de nombreux obstacles, précédemment analysés. Les lignes directrices définies par les agendas 21 locaux ne pourront être suivies pour la plupart faute de marges de manoeuvre. Les actions innovantes menées dans le cadre des agendas ne parviennent pas souvent à se positionner au coeur de la politique urbaine. La possibilité d’un développement durable urbain repose sur l’existence d’un vaste débat public et d’une mobilisation publique, conduisant à la discussion collective des orientations politiques, technologiques, économiques et sociales d’une société. La prise de conscience des citadins et la redéfinition de leurs pouvoirs d’action sont requises. On peut tenter d’identifier, à ce propos, quelques formes de mobilisation émergentes, quelques pistes permettant de travailler concrètement à un développement durable. Infléchir les modes de vie et l’usage du temps Registre classique de la pensée écologiste, le refus des consommations destructrices pour l’environnement, des modes de transport polluants, le soutien à l’agriculture biologique et aux produits fabriqués dans des conditions socialement acceptables, sont des leviers puissants pour réorganiser l’offre de biens de consommation. Un changement culturel s’esquisse en ce domaine, encore timide et fondé sur des préoccupations individuelles64. Dans les pays nordiques, les styles de vie sont au coeur des questions de développement durable urbain en particulier sur le théme de la mobilité. Une ville durable est une ville qui génère un autre modèle de consommation et de production, responsable, lucide. Les pouvoirs municipaux scandinaves appuient cette orientation par un travail de 61 Commission des Communautés Européennes, 1996. European sustainable cities. Rapport du Groupe d'experts sur l'environnement urbain. 64 Ce dont témoigne la forte croissance des secteurs de l'agriculture biologique et de l'homéopathie. 63 167 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle sensibilisation des populations, axé sur des campagnes d’information, des programmes scolaires, ou encore, à Stockholm, sur l’évaluation des impacts environnementaux de chacun65. Les incitations s’adressent aussi aux entreprises, par le biais des clauses écologiques pour les marchés publics par exemple. Ces initiatives tendent à rendre plus écologiques les biens de consommation sans forcément promouvoir l’idée de leur réduction. La remise en question de notre modèle de consommation est un sujet tabou en raison de son fort pouvoir déstabilisateur pour l’économie. Le devoir de consommer davantage, s’est substitué en partie aux obligations morales ou citoyennes. Jeremy Rifkin démonte la fabrication du besoin de consommation par les stratégies de marketing dans les années vingt, qui s’est heurtée aux résistances des futurs “consommateurs”66. Le mode de vie pavillonnaire, la motorisation, les crédits à la consommation ont permis de démultiplier les consommations et ont été fortement encouragés à ce titre. Le travail des publicitaires attise depuis sans relâche le désir de nouveaux produits, les grandes surfaces et la “edge city” créent les conditions de la croissance. Les résistances à la consommation, la “grève des achats”, si redoutée dans les années 1920, les boycotts multiples confèrent à la société civile un pouvoir important, mais difficilement mobilisable. Le pouvoir de réorienter l’offre, de sanctionner les produits fabriqués dans des conditions écologiques ou sociales inacceptables, de contrer des choix économiques est pourtant entre les mains des consommateurs. Le pouvoir s’étant déplacé de la sphère politique à la sphère économique, les leviers de la démocratie sont appelés à évoluer et à investir davantage le champ économique. Ce type de mobilisation, ou de pression, suppose un bien meilleur niveau d’information. Eclairer les choix de consommation et de modes de vie, éveiller les consommateurs aux enjeux qui les soustendent, peut être une mission politique. De nombreux problèmes écologiques, sociaux gisent au coeur de la production et de la consommation,.mais résultent aussi souvent d’une mauvaise distribution de l’information sur les coûts , la qualité, les solutions alternatives...Les processus de production peuvent être rendus beaucoup plus écologiques par l’écologie industrielle, par exemple, ou la dématé- 65 66 European sustainable city award, 1996. Ville de Stockholm. J. Rifkin, op. cit. 168 rialisation des biens de consommation67, deux courants très prometteurs (bien qu’ils laissent intacts certains problèmes sociaux) : encore faut-il que le consommateur en soit informé. En fait le levier d’action qui semble le plus efficace à moyen terme est peut être celui des usages du temps : à travers les négociations qui vont s’engager, partout en Europe, sur la réduction du temps de travail, c’est une opportunité qui s’ouvre pour réorienter les modes de vie vers des formes plus durables, correspondant mieux aux aspirations des habitants ; même si certains peuvent craindren que cela conduise, au contraire, à une précarisation accrue. Transformer l’action politique Un second levier est le forçage de l’information, symétrique à celui qui peut être opéré par les firmes transnationales68. Face au déficit d’informations et devant le pouvoir de censure des forces économiques, certaines ONG, ou de simples groupes de citoyens, impulsent des actions très médiatiques afin de révéler certains problèmes écologiques. Les “écowarriors”69, dont on peut critiquer les excés, traquent les pollueurs privés ou publics et mettent à jour leurs pratiques. Internet est leur média, donnant une cohérence à ces actions éparses en les inscrivant dans des stratégies pacifiques de résistance. La démocratie directe est un contrepoids précieux à la démocratie représentative. L’action politique semble en voie de s’individualiser, moins contrôlée par des partis dont la légitimité s’affaiblit. Une conviction voit le jour dans certains groupes de la population : la société civile, chacun de nous doit prendre ses responsabilités, que ce soit par des actions de protestation ou par des choix de consommation, de déplacements, de loisirs, etc. Après l’ascension très rapide de l’individualisme, on assiste, dans des situations bien définies, à l’affirmation d’une responsabilité individuelle, où l’individu est compris comme co-producteur de la société dans laquelle il vit et non comme victime de cette société, à moins d’en être réellement exclu. S. Erkman, 1998. Vers une écologie industrielle. Ed. Charles Léopold Mayer, Paris. E. U. von Weizsäcker, A. B. Lovins, L. H. Lovins, 1997. Facteur 4. Un rapport au Club de Rome. Ed. Terre vivante. 68 Les firmes de biotechnologies tentent par exemple d'interdire l'étiquetage des produits transgéniques en multipliant les pressions sur les gouvernements. 69 Dénommés ainsi au Royaume-Uni, ces “écoguerriers” pacifiques, de tous âges et de toutes conditions, s'opposent par des actions spectaculaires à des projets politiques ou économiques et sensibilisent l'opinion publique, dont ils ont acquis la sympathie. 67 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Le projet des villes durables s’inscrit dans cette évolution, refusant de déléguer toutes les décisions aux seuls experts ou hommes politiques, travaillant à ce que les habitants soient entendus et sortent de leur mutisme. Si l’action politique se réduit à une simple action corrective, abandonnant ses visions du monde pour épouser les perspectives du marché, elle se prive conjointement de la possibilité de mobiliser les citoyens. Sa dynamique semble dépendre au contraire d’une réforme de l’intervention politique70, des alliances passées entre l’Etat et la société civile, de la reconnaissance des résistances actuellement diffluses et des modes d’expression politique innovants. Désenclaver les points de vue Les initiatives qui incitent à un désenclavement culturel, tels les réseaux d’échanges de services et de savoirs et certains groupes de discussion télématique, sont une troisième forme de mobilisation à l’appui d’un développement durable. L’histoire, la culture, le savoir, l’expertise ne sont pas l’apanage de ceux qui en font profession. Une lecture pluraliste du monde semble plus adaptée pour faire face aux mutations sociétales. La possibilité d’un développement durable repose actuellement sur un accès différent à l’information, au savoir, à l’éducation, qui, d’une part, ne sont pas assez ouverts aux visions multiculturelles, anthropologiques, d’autre part, ne prennent pas bien en compte les thèmes centraux du développement durable. L’avènement d’une société multiculturelle, où chacun est capable de s’ouvrir à diverses valeurs, de se distancier de sa propre culture, de devenir soi-même un peu multiculturel, au terme d’un long parcours éducatif sans doute, semble le meilleur outil pour forger des perspectives communes d’avenir. Le métissage croissant de nos sociétés est seul capable d’établir progressivement un mode d’être ensemble qui ne porte pas préjudice à l’une ou l’autre culture71. La diversité culturelle est d’une importance majeure pour le monde que nous laissons aux générations futures, un peu comme la biodiversité, afin de garder ouvert un éventail de potentialités pour l’évolution des sociétés. Le multiculturalisme peut être complémentaire de l’écologie, dans la mesure où chaque culture a un rapport unique à la nature et 70 Voir aussi P. Calame, A. Talmant, 1997. L'Etat au coeur, le mécano de la gouvernance. Desclée de Brouwer, Paris. 71 M. Serres, 1991. Le Tiers-instruit. Ed. François Bourin. un apport spécifique quant aux modes de gestion de cette nature. Par ailleurs, le multiculturalisme72 favorise l’intégration de chacun et la cohésion sociale, et peut amender les relations géopolitiques. Enfin, la reconnaissance des multiples formes de savoirs et de cultures est le pilier d’une démocratisation de la société, d’un épanouissement de ses membres et de leur développement cognitif73. Les budgets culturels des villes, assez importants, peuvent être orientés vers une éducation au pluralisme, vers la découverte des cultures des populations immigrées, des jeunes, des internautes, ou de tous ceux qui construisent l’espace urbain en marge de la culture dominante. Des budgets éducatifs peuvent être également dégagés au niveau local si on prend conscience que la répartition du savoir sera sans doute l’inégalité majeure du XXIe siècle. Une approche territoriale peut s’avérer pertinente pour combattre ce qui a souvent constitué la racine de l’inégalité, le déficit de connaissances, qu’elles soient intellectuelles ou pratiques. Des programmes éducatifs multiformes, associés notamment aux loisirs, peuvent secourir l’enseignement scolaire, qui est impuissant à “lisser” les disparités cognitives et dispense un savoir trop monocorde. Les “experts” au service des contre-expertises Une quatrième piste consisterait à rendre systématiques les contre-expertises. Une partie du corps enseignant et chercheur pourrait se mobiliser non plus seulement sur la base de contrats financés par des entreprises ou des institutions, mais en appui à des actions associatives nécessitant des expertises précises. Le savoir sert aujourd’hui trop rarement des visions alternatives,innovatrices, citoyennes. Détourner une partie de l’activité scientifique pour des usages associatifs permettrait une meilleure distribution des flux de connaissances. La communauté scientifique serait ainsi impliquée dans une forme à peu près inédite d’application de ses recherches, ce qui peut rendre les connaissances plus fertiles, plus diversifiées et mieux ajustées aux nombreux problèmes de société. Ce levier d’action nécessite l’attribution de financements pour la réalisation de contre-expertises et l’affectation de temps de recherche spécifiques. Des passerelles plus nombreuses demandent 72 73 Et non le multi-ethnicisme caractéristique de la société américaine. P. Lévy, 1994, op. cit. 169 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle à être établies entre la genèse des connaissances et leur mobilisation pluraliste, préservant d’une par, la liberté de la recherche, bénéficiant d’autre part, à toutes les composantes de la société. Au delà, c’est un meilleur transfert de l’expertise publique qu’il faut organiser pour alimenter, au niveau de chaque ville, le débat public sur les alternatives à long terme. Conclusion Les impasses économiques et humaines de vies orientées par la consommation, dont la seule pro- messe d’avenir est l’avènement d’un monde “où la vie est moins chère”, la crise politique que les institutions ne parviennent pas à dénouer, générant un déficit d’avenir et une imprévoyance majeure à l’égard de nombreux problèmes écologiques et sociaux74, l’enclavement culturel, la polarisation des expertises et des savoirs en fonction d’une seule vision du monde, sont peut-être des thèmes qui doivent être posés à plat, explicités, analysés et largement diffusés si le XXIe siècle doit prendre le chemin du développement durable. Contrevenant aux principes économiques actuels, à une culture qui leur est largement redevable, les politiques naissantes des villes “durables” sont d’autant plus méritoires que les obstacles sont nombreux, d’autant plus fragiles qu’exposées à diverses formes de récupération,mais c’est peut être à. travers elles que se joue l’avenir de nos démocraties. ENCART URBANISATION ET CONSOMMATION DE RESSOURCES C’est volontairement que l’article précédent n’aborde que de manière très marginale la question des ressources : celle-ci a, en effet, déjà fait l’objet de multiples analyses et propositions et il a semblé plus original d’insister sur les dimensions sociales du développement durable. Rappelons seulement un chiffre : en Californie, où l’on suppose que la population triplera d’ici 2040, et où l’expansion urbaine se fait actuellement selon une “densité” de sept maisons par hectare, c’est environ 1,5 millions d’hectares qui seront consommés ou rendus non cultivables par l’urbanisation. Une ville comme PHOENIX, en Arizona, “consomme” un hectare toutes les deux heures, et avec à peine un peu plus d’un million d’habitants dépasse en superficie un petit département français (1500 km2). Il y a naturellement, de fortes relations entre consommation d’espace et mobilité automobile, et donc pollution de l’air ou bruit. A travers ces exemples extrêmes ou mesure l’importance d’une maitrîse raisonnée de l’urbanisation comme tentent de le faire la plupart des pays européens et en particulier les Pays Bas, l’Angleterre, la Norvège, ou l’Allemagne. 74 Dont les fonds de retraite par exemple. 170 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Pour un développement social urbain durable au XXIe siècle1 Antoine S. Bailly Professeur, université de Genève Réfléchir en termes de durabilité A une époque où plus de la moitié de la population mondiale vit dans des villes, la question de la qualité de vie urbaine devient primordiale. Que ce soit dans les pays développés où la population urbaine peut atteindre 80 % de la population totale, ou dans les pays du Sud où l’afflux vers les centres urbains se poursuit à un rythme rapide (2 milliards de citadins prévus pour l’an 2000), la gestion de la vie urbaine et de sa qualité constitue un problème majeur des politiques publiques. Prévoir les infrastructures du futur, éviter la dégradation des quartiers anciens, planifier l’emploi, améliorer la qualité de l’environnement, en d’autres termes envisager un développement social urbain durable, tel est l’enjeu des politiques urbaines pour le XXIe siècle. Pourtant, si l’on évoque souvent le développement économique ou environnemental durable depuis le rapport de la Commission Bruntlandt, on ne parle que peu de développement urbain social durable. Or, dans la réflexion sur l’avenir des villes, comme dans celle sur tous les milieux humains, il est indispensable de réfléchir en terme de durabilité : satisfaire aux besoins des populations urbaines 1 Ce texte constitue une synthèse des axes de recherche du projet UNESCO/MOST sur le développement social urbain durable (voir annexe) pour le Colloque “Villes du XXIe siècle”, La Rochelle, 19-20 octobre 1998. actuelles sans compromettre la qualité de vie des générations futures. Est-ce une mission impossible ? Les dimensions complexes de cette réflexion urbanistique, économique, géographique et sociale, nous amènent à nous poser une autre question essentielle : pourquoi certaines villes sont-elles considérées comme agréables et attrayantes, alors que d’autres sont mal perçues ? La réponse n’est pas aisée car la qualité de vie et ses représentations constituent un ensemble à facettes multiples; une ville pauvre peut être attrayante grâce à ses valeurs sociales et son ambiance, alors qu’à l’inverse une ville riche peut être considérée comme froide et à image négative. Et les valorisations attribuées aux villes évoluent dans le temps, en fonction des composantes de la dynamique urbaine et du marketing urbain... Pour une nouvelle gestion sociale des villes Ainsi les villes, miroirs des sociétés, concentrent-elles leurs dynamiques et leurs contradictions. Attrayantes elles favorisent l’immigration de populations de plus en plus nombreuses qui n’y trouvent pas nécessairement la terre promise. Alors que les campagnes se vident, des espaces restreints accumulent habitants, activités et problèmes sociaux. Que ce soit dans les pays de vieille urbanisation, 171 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle avec leurs quartiers bourgeois et leurs ghettos, ou dans les villes du Tiers-Monde, avec leurs bidonvilles de misères et leurs centres de prestige, la même question se pose : comment rendre ces villes plus humaines tout en conservant leur diversité culturelle ? Des politiques urbaines sont élaborées au niveau local pour faire face à ces défis. Mettre en valeur celles qui favorisent une qualité de vie durable, tel est l’objectif de cet article. la philosophie du projet UNESCO/MOST qui souhaite traiter, au-delà des différences contextuelles, des politiques locales selon six axes majeurs : la gestion territoriale, les politiques sociales et culturelles, les services publics, les politiques foncières et d’habitat, les transports urbains, la revitalisation économique et l’emploi. Sans prétendre couvrir la totalité des politiques urbaines, l’analyse comparative de ces six domaines permet de réfléchir aux moyens à mettre en oeuvre pour un développement urbain social durable. Une nouvelle éthique urbaine Une nouvelle gestion territoriale Ces objectifs sont clairement développés dans plusieurs textes fondateurs : ceux de l’OCDE (1994) proposant des pistes de réflexion sur la régénération urbaine, l’intégration sociale et la création d’environnements plus vivables, ceux de I. Sachs (1993) sur la valorisation culturelle des villes, et ceux de M. Polese et R. Stren (1995) sur le management urbain durable pour le XXIe siècle. Tous évoquent le besoin d’une nouvelle éthique urbaine, fondée sur le concept de développement social durable intégrant les notions d’équité sociale, de durabilité environnementale, d’efficience économique, d’intégration sociale dans un contexte de pluralité culturelle... Le programme est vaste et complexe à mettre en oeuvre. Le groupe MOST2 (Management of Social Transformations) de l’UNESCO a décidé de le traiter en proposant à des villes partenaires (Montréal, Toronto, Nairobi, Sao Paulo, Genève, Vienne, Budapest, Le Cap, Miami, Baltimore, San Salvador...) de réfléchir à une gestion sociale urbaine pour le XXIe siècle en comparant leurs politiques locales. D’autres programmes existent sur la multiplicité des projets abordant les contradictions urbaines actuelles pour envisager une meilleure gestion dans l’avenir : programmes de la Banque Mondiale, d’Habitat, des Mega-cities... utilisant les savoir-faire de disciplines scientifiques variées, architecture, géographie, sociologie... Dans chaque cas la question centrale est celle de solutions pour le développement social urbain durable et des politiques à mettre en oeuvre. Mais peu de projets sont orientés vers les politiques locales : comparer ces politiques métropolitaines et leurs résultats, telle est 2 Le groupe MOST a été dirigé en 1995-1996 par l’équipe canadienne (Mario Polese et Richard Stren) et en 1997-1998 par l’équipe de Genève (Antoine Bailly et le Département des Travaux Publics et de l’Energie de Genève). 172 Comment mieux gérer des villes découpées selon de multiples structures institutionnelles et spatiales héritées du passé, avec leurs compétences et leurs intérêts divergents ? Les formes de l’“urban management” et de la “local governance” sont au centre de débats multiples sur la nécessité de politiques urbaines cohérentes et globales, respectueuses de la diversité des communautés urbaines. Y-a-t’il des contradictions insolubles entre les oppositions centre-banlieues, concentration-déconcentration, équité territoriale – disparités économiques ? Les modes de gestion métropolitains centralisés permettent-ils de mieux gérer les métropoles que ceux démocratiques et décentralisés ? L’émergence de mouvements sociaux et de groupes communautaires défendant des intérêts précis constitue le signe d’un mécontentement face à la gestion actuelle de nombreuses villes. Ils posent la question de l’efficacité des gouvernements locaux et de leur potentiel à résoudre des problèmes généraux ou locaux, tels ceux de l’exclusion du chômage et de la réhabilitation urbaine. La façon de gérer les villes évolue donc rapidement du fait des contradictions dans le système urbain : peut-on laisser des banlieues opulentes ne financer que leurs services, sans se soucier des centres qui se dégradent faute d’emploi et de ressources ? Le modèle américain urbain a fait faillite et l’émergence des “edge cities”, ces nouvelles villes périphériques, traduit l’abandon des centrevilles par une partie des forces économiques et sociales. Le modèle européen, avec ses banlieues de HLM jouxtant les centres bourgeois, montre aussi ses faiblesses. Quant aux villes du TiersMonde, éclatées en quartiers d’immigration rapide, autour de centres qui se dégradent, elles n’ont pas trouvé d’unité de gestion durable. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Une nouvelle gouvernance globale des villes est devenue indispensable pour mieux répartir les richesses. Cette gouvernance suppose des approches transversales entre les différentes politiques, des réflexions à plusieurs échelles géographiques et la formalisation de règles de mise en oeuvre des politiques entre partenaires. Il est alors indispensable de réfléchir en termes d’acteurs, d’échelles, et de contextes pour promouvoir dans chaque cas l’équité, l’efficacité et la durabilité. C’est ainsi que peuvent être dégagées des priorités de planification “articulant et associant des institutions politiques, des acteurs sociaux et des organisations privées, dans des processus d’élaboration et de mise en oeuvre de choix collectifs capables de provoquer une adhésion action des citoyens” (Ascher, 1995, p. 269). Des politiques sociales et culturelles explicites Un volet particulièrement important dans les politiques urbaines concerne ses aspects sociaux et culturels, souvent mis au deuxième plan derrière des logiques économiques et budgétaires. Pourtant, le capital social existe avec ses modes de fonctionnement, ses règles, ses réseaux indispensables à la qualité de vie ; il permet la valorisation des spécificités locales et du sens communautaire. Les institutions sociales servent ainsi à l’intégration de ceux qui pourraient être exclus des sociétés urbaines modernes et à la valorisation de chaque citadin. Dans des sociétés urbaines où le rôle de la famille s’estompe, où l’appartenance communautaire est remplacée par des réseaux fonctionnels, les politiques sociales et culturelles jouent un rôle majeur dans la lutte contre l’exclusion, la valorisation des identités locales et la mise en lumière du caractère ludique de la ville. Doit-on favoriser cette coopération sociale et culturelle au niveau des quartiers, ou de la ville entière ? Telle est la question souvent posée. Les réponses ne sont pas univoques. Selon la tradition urbaine la gestion peut être faite par le bas ou par le haut, mais le choix doit être clairement explicité : valorisation du local pour l’intégration au niveau du quartier, valorisation du métropolitain pour créer une qualité de vie et une image urbaine positive dans un ensemble cohérent. Il s’agit dans chaque cas de prendre en compte la dimension territoriale des politiques, d’intégrer l’ensemble des acteurs à des échelles géographiques différentes et de prévoir les politiques en termes d’équité et de durabilité. Au lieu d’une gestion verticale descendant des élus et de l’administration vers les citadins, les politiques sociales et culturelles peuvent être assises sur la vitalité du local et associer la société civile à l’action publique. Dans cette perspective, ces politiques peuvent jouer un rôle moteur sur le dynamisme social et l’intégration des citadins dans le corps urbain. Des services publics de qualité Le bon fonctionnement des services publics constitue une autre composante majeure de la qualité de vie urbaine. Non seulement il contribue à l’attrait urbain, mais il génère des effets économiques : de bons services comme de bonnes infrastructures favorisent la marche des entreprises et réduisent leurs coûts de fonctionnement. A une époque où la gestion municipale est confrontée à de graves pressions financières, les autorités font face à des demandes croissantes des citadins et des acteurs économiques. Pour le secteur public le défi est difficile : fournir des services de qualité, selon des critères précis, avec des ressources en baisse. Et si ces services n’atteignent pas les niveaux de qualité, la légitimité même des collectivités publiques est mise en question. “Faire plus avec moins” ou “faire autrement”, tels sont les éléments de ce défi urbain. De ce point de vue il faudrait que les services publics se comportent comme des entreprises privées ; mais leur mission est très souvent non rentable. Il faut donc dissocier les services susceptibles d’être lucratifs, de ceux qui ne peuvent l’être. Pour les entreprises publiques qui fonctionnent de manière compétitive, une réorganisation est nécessaire ; pour celles qui ne le peuvent pas, il devient nécessaire de réfléchir à leur culture organisationnelle et à leur légitimité. Tel est le cas, par exemple, des services régaliens et des services sociaux. Pour définir des services publics de qualité il est nécessaire de préciser leurs domaines d’intervention, les résultats attendus, ainsi que les ressources financières à mobiliser. Des contrats peuvent être passés avec les services concernés pour évaluer les niveaux de réalisation des objectifs. Il s’agit de valoriser la notion de service public et de dynamiser son image : efficacité, flexibilité, cohésion de l’organisation, capacité de créativité constituent des éléments de cette valorisation, dans un 173 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle contexte d’équité sociale et spatiale et de respect des intérêts de la société civile. En effet, éviter la création d’une société duale, soit sur le plan social, soit sur le plan spatial (ghettos et quartiers aisés) pourrait constituer l’objectif majeur des politiques de services publics. Politiques foncières et habitat Toute création d’infrastructure s’inscrit à la fois dans des tendances structurelles longues et dans des stratégies d’acteurs qui s’adaptent ou qui modifient ces évolutions. Cette notion de congruence est fondamentale pour une vision sociale durable du développement urbain, car les effets structurants des infrastructures se produisent dans un système économique et social qu’elles vont modifier. Déplacements de personnes, d’informations et de marchandises, relations de proximité vont être transformés, influençant le développement de certains secteurs et retardant celui d’autres quartiers. Dans la gestion de la vie urbaine les politiques foncières et d’habitat constituent, de longue date, un autre élément de l’intervention publique influençant la forme et la structure urbaine. C’est également un domaine de planification, dans la durée, des interventions publiques : des mesures de zonage et d’affectation spatiale ont ainsi été utilisées pour la régulation de l’exclusion dans la ville. Des expériences multiples permettent de suivre les effets des mesures de contrôle du domaine foncier et de l’habitat sur les dynamiques urbaines. Pourtant les différents systèmes de transport sont gérés par des acteurs multiples privilégiant des logiques propres. Certains se donnent des objectifs de rentabilité, d’autres des logiques sociales pour améliorer l’accessibilité socio-spatiale dans la ville. L’usage des infrastructures et les avantages-inconvénients retirés par la population, à court, moyen et long terme, et selon des échelles géographiques différentes (quartier, ville, métropole...) sont au centre des problématiques d’autres acteurs qui privilégient les questions de bonne gestion et de qualité de vie. A une période d’arrivée massive de populations dans les villes et d’exclusions de certains groupes, ces politiques prennent une ampleur nouvelle pour éviter le développement anarchique de la ville et la création de ghettos. Elles s’inscrivent nécessairement dans un contexte urbain global : le système habitat est très dépendant des autres systèmes en interaction, économiques, sociaux, institutionnels... Le rôle des acteurs publics est donc restreint à court terme ; mais en terme de prospective, il est possible d’envisager des effets durables. Planifier l’habitat signifie évaluer le système actuel, envisager son évolution en fonction des interactions avec d’autres systèmes, et penser aux futurs possibles dans un contexte durable. Une gestion sociale durable des transports urbains serait ainsi celle qui réfléchit à la bonne mobilité des personnes, à l’accessibilité à tous les secteurs urbains et aux répercussions de la création d’infrastructures sur la qualité de la vie urbaine. Transport et qualité de vie A la vision fonctionnaliste des transports urbains, reposant essentiellement sur le concept d’effet structurant, se substitue progressivement une conception urbanistique et sociale des déplacements urbains. Dans quelle mesure les transports, en particulier collectifs, permettent-ils une meilleure accessibilité de tous les citadins dans un contexte de dynamique urbaine globale ? Accessibilité depuis les quartiers les plus défavorisés, accessibilité aux aires d’emplois... 174 La revitalisation économique et l’emploi Voir la ville comme une ressource économique, produit et producteur de richesses du fait des relations entre acteurs, éléments matériels et immatériels, telle est la vision développées dans l’approche territoriale durable du développement urbain. Audelà des pures logiques fonctionnelles, cette vision part de la volonté des acteurs locaux et du potentiel de ressources à gérer. C’est dans ce territoire que sont conçues des politiques d’emploi tenant compte du potentiel des systèmes de production. Acteurs et territoires sont liés lors de la mise en place de projets de revitalisation et de développement pour les réaliser au niveau local. Les chances de conserver et d’attirer de façon durable l’emploi sont liées à ce contexte dynamique et coopératif. L’ensemble des autres politiques, décrites précédemment, contribue également à ce dynamisme, De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle car il n’y a pas de développement économique sans services publics ou infrastructures de qualité... Les modifications économiques récentes remettent en cause bien des implantations actuelles et l’évolution de l’emploi nécessite une capacité d’innovation permanente. En favorisant la création de véritables milieux dans lesquels entrepreneurs, acteurs politiques et sociaux, formateurs, oeuvrent en commun, selon des règles acceptées, pour définir des projets, les villes peuvent se positionner face au système-monde et aux logiques de la globalisation. Chacune, en offrant des avantages comparatifs, trouve une niche dans le système mondial, adaptée aux ressources et aux conditions locales. Des politiques de conception et de promotion peuvent être proposées dans ce contexte de coopération territoire-entreprises. Des pistes de réflexion pour l’avenir Les réflexions proposées dans ce texte ne constituent pas des recettes, mais des pistes apparues suite aux débats tenus lors des colloques UNESCO-MOST de Montréal et de Genève. Elles ont pour objectif de clarifier les besoins actuels et futurs des villes pour envisager la mise en place de politiques concrètes dans un contexte de développement social durable. Elles visent aussi à dépasser les pratiques non adaptées à ce contexte pour maîtriser le changement. Que signifie concrètement développement social urbain durable ? Que fait-on pour améliorer les conditions sociales, économiques, d’habitat et de transport dans les villes ? Autant de questions qui nous poussent, dans le projet UNESCO/MOST à définir des politiques urbaines lisibles, à enrichir le débat démocratique et à faciliter l’exercice des responsabilités présentes et futures. Les pouvoirs urbains sont plus que jamais mis au défi d’agir efficacement dans une conjoncture incertaine. Pourtant, nul ne peut plus décider sans s’être assuré des conséquences futures des choix et sans y associer l’ensemble des acteurs urbains qui concourent à ce destin collectif. La responsabilité et la légitimité des pouvoirs urbains dépend de leur potentiel à maîtriser l’avenir des villes ; le projet UNESCO-MOST doit y contribuer en améliorant la connaissance comparative des actions publiques et en les évaluant pour éclairer la pertinence des choix. 175 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle BIBLIOGRAPHIE ASCHER F., 1995. Métapolis ou l’avenir des villes, Paris, Jacob. BAUDRILLARD J. et alii., 1991, Citoyenneté et urbanité, Paris, Editions Esprit. CASTELLS M. 1989. The Informational City. Information, Technology, Economic Restructuring and the Urban-Regional Process, London, Basil Blackwell. LEFEBVRE H., 1968, Le droit à la ville, Paris, Editions Anthropos. OECD (Organisation for Economic Cooperation and Development), 1994. 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De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Vers la ville durable et citoyenne : un kaleïdoscope d'innovations européennes à l'aube du XXIe siècle Voula Mega Directeur de Recherche Fondation Européenne pour l’amélioration des conditions de vie* A. Les villes européennes Problèmes et perspectives à l’aube du XXIe siècle mentaire, l’âme et l’essence d’une cité ; elle définit la ville comme l’établissement humain qui produit constamment son développement économique à partir de son économie locale3. Enfin, Geddes décrit la ville comme un “Acte dramatique”. La société, la culture et la civilisation européennes sont essentiellement urbaines. L’Europe est le continent où la ville et la cité ont atteint leurs formes les plus avancées. Les villes européennes, appelées par Braudel “serres chaudes” de la civilisation, ont souvent contribué à la construction de l’entité éthique de la cité. Selon Aristote, la ville est une construction politique1 : sa forme reflète les valeurs politiques qui président à sa gestion. Borgès écrit que “La ville est également l’autre rue, celle que l’on n’emprunte jamais, elle est le centre secret des îlots, l’ultime cour, elle est ce que cèlent les façades, elle est mon ennemi si j’en ai un, elle est l’autre qui n’aime pas mes vers, elle est ce qui est perdu et ce qui sera, elle est l’ultérieur, le différent, le latéral, le quartier qui n’est pas vôtre, ni unique, celle que nous ignorons et que nous aimons”2 J. Jacobs aborde de façon différente, mais complé- L’importance de la ville et de la cité semble être redécouverte pendant les années 1990 (EC 1994a ; Harding et al. 1994). Après les hypothèses sur l’avènement de la ville “évanouissante”, la ville omniprésente revient sur la scène européenne. C’est la ville qui inclut mais qui exclut aussi, qui rassemble et qui divise, la ville des libertés et des esclavages, des égalités et des inégalités ; c’est toujours ce que Lewis Mumford a appelé “L’oeuvre d’art collective la plus achevée de l’humanité”. Il y a un accord général pour affirmer que les villes sont le coeur de la civilisation, le grand lieu de la sociabilité, de la confrontation, de la dialectique et de l’émotion. Mais il y a également une prise de conscience croissante des crises sociales et environnementales qui rendent l’écosystème urbain plus fragile. Il y a des vagues de choc que les villes ne peuvent plus absorber. La congestion et la ségrégation frappent de plein fouet de nombreuses villes européennes et les rendent moins attrayantes pour les individus et les capitaux. Les villes moyennes * Le texte traduit de l’anglais par son auteur n’a pas été corrigé ou modifié 1 Dans “Politics” vers 340 av. J.-C. 2 Texte inclus dans le catalogue de l'exposition “La Ville: Art et Architecture en Europe 1870-1993” (Centre Georges Pompidou, 1994). 3 Dans “L'Economie des Villes” (1969). 177 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle semblent apporter à la scène urbaine européenne un élément d’harmonie. La solidarité, l’urbanité et la citoyenneté semblent enfin des défis réactualisés (DIV 1995 ; EF 1994a, 1997 a,f ; Hall 1995 ; MOPTMA 1995 ; OCDE 1994 ; 1996b ; Rautsi 1993 ; UNESCO 1995). Chaque ville est unique et défie la généralisation. Et même si toutes ne sont pas en progrès continu, toutes semblent contribuer à la “redécouverte” du système urbain européen, qui, tout comme le système circulatoire humain, véhicule vie et vitalité. Alors que nous nous acheminons vers le XXIe siècle, les villes continueront à être les principaux centres de l’activité économique, de l’innovation et de la culture (EC 1994a, 1996a ; EF 1997c). De nombreuses études et conférences nationales et internationales sont consacrées à la ville européenne, à sa renaissance et à ses perspectives (OECD 1994, EF 1996a, 1997c). Quant aux études de l’Union européenne (EC 1991, 1992a/d, 1993a, 1994a, 1995a, 1997a), au seuil du nouveau millénaire, elles font état des tendances suivantes : – Le système urbain européen apparaît plus équilibré en termes de croissance, et les possibilités des villes moyennes et petites se sont accrues. En l’an 2000, aucune des 20 plus grandes villes mondiales ne sera en Europe. – Les villes sont confrontées à des défis importants en termes d’environnement. – L’exclusion et la ségrégation sociales qui touchent de plus en plus les populations urbaines constituent une tendance urbaine préoccupante : elles deviennent le talon d’Achille des villes. – La concurrence entre les villes est plus vive et doit être contrebalancée par un renforcement des complémentarités et la mise en place de réseaux de coopération. – Le développement de nouvelles liaisons de transports (surtout des trains à grande vitesse) aura un impact majeur sur les villes. – De nombreuses villes essaient d’élaborer une vision stratégique pour faire face à l’ampleur croissante des défis sociaux, économiques et environnementaux, et la synergie entre les acteurs privés et publics s’est révélée déterminante au cours de ce processus. La globalisation progressive de l’économie et l’internationalisation de la division du travail ont eu des conséquences aussi bien pour la géographie interne des villes que pour l’articulation du système urbain européen (Hall 1995). La quête du développement durable, qui a marqué les débats du début 178 des années 1990, a également touché les villes et leur conscience universelle4. Les nouveaux défis créent de nouveaux liens entre le local et le global, et de nouvelles quêtes d’harmonie entre le lieu matériel (localité, ressources humaines, infrastructures) et le lien immatériel (capital, information, réseaux). Des experts soutiennent la thèse5, apparemment paradoxale, selon laquelle nous nous acheminerions vers une société où les villes et les régions verraient croître leur influence au détriment des Etats6. La réémergence du local et la grande persistance de “l’urbain” dans l’histoire sont objets de nombreuses explications. L’une de celle-ci voudrait que les villes aient toujours promu des sociétés libres et démocratiques7, et cela avant même qu’Aristote n’ait défini la ville comme “politique construite” et bien avant que la pluie acide ne détruise le visage des Cariatides. Avec HABITAT II, la question du développement urbain à long terme est devenue omniprésente. L’expression “durabilité urbaine” peut apparaître contradictoire dans les termes, et des experts suggèrent que le seul modèle durable (ou celui qui soit le moins insoutenable) pour la planète Terre consisterait à répartir la population sur le globe de façon égale et non pas à la concentrer dans les villes (OCDE 1996). Toutefois, un consensus général existe sur le fait qu’un “développement durable” ne devrait pas seulement limiter les options en matière d’environnement aux générations futures, mais devrait aussi améliorer la qualité actuelle de la vie, et particulièrement la qualité de la vie des plus défavorisés (EC 1997a, EF 1992c, 1997a, f). Le capital naturel est devenu un facteur limitatif pour le développement économique et les économies urbaines devraient désormais investir pour la préservation de ce capital (OECD 1996b, Girardet 1992). L’égalité sociale est finalement reconnue comme une précondition pour le développement à long terme. Selon la Commission européenne, le “développement durable est un défi de changement social”8. 4 La quête de la ville durable a été l'objet d'un grand nombre de conférences et de publications. Citons ici la première conférence sur les villes durables (Aalborg, mai 1994), la deuxième à Lisbonne (septembre 1996) et une conférence spécifique pour la durabilité des villes méditerranéennes, organisée à Rome (novembre 1995). Voir aussi les publications Alberti 1994, EC 1994a, 1994b, Municipality of Athens 1994, Nijkamp 1994, TPWIA 1993. 5 Intervention de Manuel Castells à la conférence “European Cities: Growth and Decline” (La Haie, avril 1992). 6 Une des conclusions de la conférence “Europerspectives”, organisée par le programme FAST de la Commission européenne, à Namur, en avril 1991. 7 Proposé dans l'enquête “Cities” du magazine international “The Economist” (29 juillet 1995). 8 Définition donnée par le Commissaire de l'Environnement à la conférence Delors I (Bruxelles, novembre 1993). De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle La conférence d’Aalborg a suivi ces lignes directrices et la “Charte des villes européennes durables” a ensuite été signé par des villes désireuses de transmettre aux générations futures un capital urbain précieux. C’est en Europe que les signataires de la charte ont été les plus nombreux9. La Charte se veut la version européenne de l’Agenda 21. La déclaration initiale insiste sur la responsabilité des villes européennes pour les problèmes environnementaux de la planète. Les modes de division du travail, de transport, d’occupation du sol, d’industrie, de consommation et de loisirs et donc les valeurs et les genres de vie, ne sont pas étrangers aux problèmes d’environnement globaux. Le développement viable ne peut donc être réussi sans communautés locales “durables” et sans autorités locales et citoyens décidés à répondre aux défis de l’avenir (ICLEI 1995). La durabilité est perçue comme un processus socio-économique et environnemental, créatif et dynamique, en quête d’équilibre. Il concerne tous les domaines de prise de décisions locales. Chaque ville est unique et doit trouver ses propres voies vers la durabilité. L’intégration des principes de la Charte dans leurs politiques renforce leur vigueur et forme une base commune de progrès. La durabilité environnementale est reconnue comme la préservation du capital naturel et l’ajustement de nos modes de vie aux capacités de la nature. Cela demande à ce que le taux de consommation des ressources renouvelables ne dépasse pas le taux de leur renouvellement et que la consommation des ressources non renouvelables ne dépasse pas le taux de leur remplacement par des ressources renouvelables à travers la recherche et l’innovation (Friends of the Earth 1995). Les villes signataires de la Charte reconnaissent qu’elles ne doivent plus exporter leurs nuisances, que ce soit dans l’espace où dans le temps. La priorité devrait être donnée aux transports qui ne nuisent pas à l’environnement et aux fonctions urbaines qui ne provoquent pas de mobilité inutile. Les villes devraient créer la base économique nécessaire à leur quête de durabilité, diminuer le taux d’émission des gaz toxiques et prévenir la détérioration des écosystèmes. La Charte reconnaît que la plus grande difficulté réside dans la diminution de la consommation. Le mot-clé est le changement de mode de vie, à travers l’éducation et la prise de conscience. Il faut vivre mieux sans avoir 183 villes participaient déjà au mouvement en janvier 1996. Voir la présentation du mouvement par son président, Jan Ipland, à la conférence “Mediterranean Agenda 21” (Rome, 22-24 novembre 1995). 9 à consommer plus. Enfin, la Charte plaide pour le développement d’indicateurs de durabilité pour le contrôle des efforts et le fondement des politiques. B. Le front des innovations urbaines en Europe En 1993, la Fondation européenne lança un projet d’innovations urbaines conduisant à (et nécessaires à) la ville durable. La première phase du projet consista à recenser les projets urbains novateurs chez les Etats membres de l’UE. Les projets identifiés firent l’objet d’une publication et d’une conférence organisée à Séville en octobre 1993 (EF 1993a, 1994a). Le tour d’horizon a été complété en 1996 par des innovations provenant des nouveaux Etats membres de l’UE (EF 1996c). La deuxième phase du projet s’est concentrée sur l’analyse de quatre axes majeurs, constituant une “tétralogie” pour la perception, la conception et la recherche de la ville durable. Les quatre axes, largement inspirés du tour d’horizon européen, ont été strusturés comme suit : – Eco-audits urbains et autorités locales en Europe ; – les PME et la revitalisation des villes européennes ; – les espaces de transports et les lieux publics : le tissu conjonctif de la ville durable ; – la fonctionnalité, l’esthétique et la “désirabilité” de la ville durable (EF 1995a-d). Il ne fait aucun doute, qu’il est difficile de rassembler un échantillon d’innovations qui soit véritablement représentatif de la scène européenne. L’innovation est une notion relative et éphémère. Certains pays sont à l’origine de l’innovation et d’autres en sont les bénéficiaires. Des actions qui pour de nombreux pays et villes sont novatrices sont déjà, pour d’autres, des pratiques conventionnelles. Par ailleurs, il existe des actions novatrices, moins nombreuses, mais plus révolutionnaires et moins généralisées. Les premières ont l’avantage d’avoir déjà été appliquées et adaptées de façon réussie. Les secondes sont un potentiel de progrès. Etant donné que le recensement a été effectué pour chaque pays, les innovations identifiées ici appartiennent aux deux catégories. Lors de la définition des critères, nous avons cru nécessaire d’identifier : – des projets ayant un sens collectif, et significatifs pour une ville ; 179 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle – des projets à l’épreuve du temps ; – des projets favorisant la démocratie locale et la participation aux phases de conception, décision et exécution ; – des projets écologiques utilisant des techniques et matériaux nouveaux ; – des projets engendrant une culture générale ; – des projets transférables ailleurs ; – des projets novateurs non seulement dans leurs résultats mais également dans leurs processus ; – des innovations incluses dans des micro-projets, projets dont les conséquences sont contrôlées. Le panorama européen établi à partir des critères ci-dessus comprend des projets déjà réalisés ou fermement décidés, qui ont réussi à améliorer les éléments les plus vulnérables de l’environnement urbain et à renforcer le rôle des populations fragiles. L’utilisation de techniques de pointe destinés à améliorer les infrastructures urbaines et/ou à gérer la ville a été prise en considération, surtout dans ses dimensions socio-économiques et environnementales. Cependant, des politiques novatrices ne sont pas nécessairement synonymes de politiques impliquant l’utilisation sophistiquée de nouvelles techniques. Des politiques novatrices utilisant des méthodes plus traditionnelles qui respectent la culture des habitants, qui ne sont pas toujours au fait des nouveautés, ont également été prises en considération. Un exercice plus récent a cherché à identifier les projets qui, après un investissement social minime, ont provoqué le plus de changements, des mega-changements résultants des micro-projets. Les projets identifiés reflètent des politiques intégrées novatrices pour l’espace urbain, multifonctionnel et pluriculturel par essence, où, le plus souvent, croissance et déclin coexistent. Aucun secteur urbain ne peut exister de façon indépendante, il ne représente qu’un atome dans la molécule complexe qu’est une ville. Les projets les plus réussis s’avérèrent être ceux qui résultèrent de démarches bien intégrées et de l’alliance de réussites environnementales et de bénéfices économiques, tout en favorisant l’intégration sociale et la démocratie locale. Pour tous les acteurs qui cherchent à améliorer l’espace urbain, le transfert et la transplantation intelligente des innovations sont essentiels. Le grand apport des guides de bonne pratique est d’inspirer et non pas de servir de prêt-à-penser. Le respect de la différence est la première règle d’or (EF 1993a, 1996c, 1997a). 180 C. Innovations environnementales pour la ville durable Dans les villes, de nombreuses innovations importantes proviennent d’une prise de conscience environnementale croissante. On se rend de plus en plus compte que les politiques de prévention, concentrées sur les sources de pollution, conduisent nécessairement à la conception de nouveaux systèmes de transport, de production et de consommation dans les villes. Des actions novatrices se concentrent sur l’amélioration des systèmes urbains et impliquent la sélection du type et du niveau de consommation d’énergie et de ressources et la réduction des déchets par l’intermédiaire de la prévention, du recyclage, de la réutilisation et de la récupération. Ce n’est pas uniquement une question de technologie ou de planification, mais également de changement culturel et d’éducation en matière d’environnement (Friends of the Earth 1995). Des acteurs forment des partenariats pour s’engager à la création d’un meilleur environnement urbain. Agendas locaux 21, Plans et Chartes de l’environnement introduisent de nouvelles formes de partenariat. De nombreuses villes ont préparé un plan environnemental, un diagnostic exhaustif de la situation présente et des suggestions pour améliorer l’environnement. De Dublin jusqu’à Athènes, la prise de conscience de la qualité de l’environnement est considérée comme une valeur civique et différentes actions sont entreprises pour modifier les comportements à cet égard. Les imperfections du marché sont également des causes de dégradation environnementale et des mesures économiques sont envisagées pour modifier les attitudes vis-à-vis de l’environnement. Lors d’une conférence organisée par la Fondation, le groupe de travail approprié fut unanime dans sa suggestion de remplacer le principe “pollueur-payeur” par le suivant : “le pollueur potentiel paye pour la prévention de la pollution” (EF 1992a). Au Royaume-Uni, le projet de villes et de communautés durables lancé à la suite du sommet de Rio, se concentre sur un processus plutôt que sur un plan statique et sur la définition d’une série d’indices environnementaux pour mesurer les performances environnementales d’une ville. De plus en plus de villes essayent d’être “saines” (niveau de pollution réduit au maximum) et établissent des “systèmes d’alerte rapides” comme en donne l’exemple la ville de Horsens, au Danemark (nouveau quartier de Torsted Vest) (EF 1993a). De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Au cours de la dernière décennie, on a assisté à une prise de conscience écologique croissante en Allemagne. Celle-ci conduisit à l’adoption de politiques de développement durable, principalement dans les villes qui furent le théâtre de nombreuses mutations socio-politiques. A Berlin, placée face aux défis de la réunification, le concept de “restructuration écologique” a pris une grande importance. Celui-ci propose une symbiose durable entre l’économie et l’écologie en contexte urbain et insiste sur des politiques environnementales préventives afin de s’attaquer aux racines “anthropologiques” des problèmes. Il comprend un ensemble de lignes directrices, un modèle d’action, le concept de quartier écologique et le concept d’éco-stations, la participation des habitants étant indispensable à tous les niveaux et à toutes les étapes. Souvent citée comme “la ville recyclée”, Berlin offre divers exemples concrets de restructuration écologique. Moritzplatz, une ancienne place centrale, laissée à l’abandon après la guerre et la construction du mur, en est un. Le quartier connaissait les problèmes sociaux et environnementaux caractéristiques de Kreuzberg (pollution atmosphérique, manque d’espaces verts, groupes vulnérables). Après l’unification, elle redevient un centre d’activités, au fur et à mesure de la réalisation de divers projets écologiques. La zone sert de laboratoire et de pépinière d’idées écologiques10. Deux îlots, à Kreuzberg, offrent des pratiques exemplaires. Dans “l’îlot 103”, on proposa à d’anciens squatters de devenir propriétaire de l’espace qu’ils occupaient et on leur apprit à convertir les habitations en bâtiments écologiques modernes. Le projet se concentra particulièrement sur l’énergie, l’eau, les espaces verts et les nouveaux matériaux et techniques. Un autre complexe, “l’îlot 6”, a été utilisé pour tester de nouveaux systèmes de traitement des eaux usées. Le système est basé sur un mélange de techniques de recyclage de l’eau en fonction de son origine, de son utilisation et de sa destination. Le projet insiste sur le processus d’apprentissage et de communication. Le système permet d’économiser 50 % d’eau, et le comité des habitants de l’immeuble participe au contrôle technique (Gelford 1992). A l’échelle de la ville, Schwabach offre un modèle de stratégie de planification écologique urbaine. La ville a été sélectionnée par le Ministère fédéral “pour jouer un jeu écologique”, à cause de son gouvernement local dynamique et unifié et de ses réussites écologiques, en particulier dans le domaine de la gestion des déchets. L’objectif de l’étude pilote était d’introduire des concepts et des mesures écologiques dans une ville “normale”, dans des conditions “normales” et avec un financement “normal”. Après étude, le conseil municipal publia des lignes directrices pour passer à la pratique et les traduisit en un programme concret dans sa stratégie d’aménagement urbain pour 1993-2003. Comme les détracteurs du projet voulaient des résultats écologiques visibles et rapides, le ministère accepta de financer la création d’un bâtiment écologique pour l’Hôtel de Ville (Schmidt-Eichstaedt 1993). Des collectivités locales expérimentent de nouveaux types de gestion, en mettant l’accent sur la qualité de l’environnement local quotidien. Un quartier de Harlem offre un bon exemple de gestion écologique ; en effet, les gens participent à la planification et à la réalisation du quartier ainsi qu’à la construction des maisons (constructions en bois, toits en gazon, systèmes énergétiques hautement performants). “Vivre sur l’eau” fut le slogan utilisé pour la promotion de la zone résidentielle d’Allermöhe à Hambourg ; il s’agit en fait, de vivre dans un environnement naturel bien conçu, orienté vers la famille et les enfants, respectant les piétons et les cyclistes, rentable et utilisant efficacement l’espace (EF 1993a). Leipzig a été une ville très active dans ce tournant politique. A la suite des bouleversements, de nombreuses organisations non-gouvernementales, en coopération avec le gouvernement de la ville et les habitants, lancèrent des projets environnementaux pour améliorer les conditions de vie. L’écologie fut utilisée comme un moyen d’aboutir au changement socio-économique. La restructuration écologique de la partie est de Leipzig en est un très bon exemple : elle partit de divers projets écologiques et de l’établissement de liens durables entre la ville et la campagne. Beaucoup de ces projets sont déjà appliqués. Le transport et la circulation se sont améliorés et des couloirs de verdure attrayants relient les espaces naturels à l’intérieur et à l’extérieur de la ville11. Dans les zones métropolitaines, la production n’est pas la cause principale des problèmes environnementaux; ils sont dûs à la consommation et principalement à la circulation. Le transport urbain Voir “Leipziger Ostraum”, Vorstudie von E. Hahn & C. Richter, février 1993. Voir également: Bundesministerium für Raumordnung, Bauwesen und Städtebau, “Stadterneuerung in den neuen Ländern” (Dokumentation des 2. Modellstadt Kongresses Naumbourg, 29-30 avril 1992). 11 10 Information donnée par l'architecte E. Hahn (Berlin, 5 juillet 1993). 181 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle motorisé est l’un des grands responsables des pluies acides et de l’effet de serre. L’OCDE estime que la congestion de la circulation urbaine coûte – en énergie, pollution et temps – 5 % du PIB des pays membres (OECD-ECMT 1994). Les innovations en matière de mobilité urbaine sont donc essentielles. L’accent mis sur l’accessibilité urbaine et les liaisons entre les différents modes de transport, offrent de nouvelles opportunités. De nombreuses expériences sont tentées afin de favoriser les transports en commun et la bicyclette au détriment de la voiture particulière et de donner la priorité aux piétons. Diverses politiques et contraintes fiscales et tarifaires sur l’utilisation de la voiture particulière ont été imposées. La mise au point de véhicules qui ne nuisent pas à l’environnement reste un objectif étroitement lié à la modification du comportement de l’utilisateur en matière de transport. La voiture électrique suscite éloges et critiques : elle conduirait à la décongestion ou, au contraire à l’électrification de la congestion. Influencer le comportement des usagers par des péages urbains paraît créer autant de résistances que l’introduction du paiement pour le stationnement des voitures dans les années 1960. En Scandinavie, on a pourtant fait le pas. Dans les villes historiques, les restrictions imposées à l’usage de la voiture particulière répondent à un objectif double : améliorer l’environnement et préserver le tissu historique de la ville. A Milan, Florence et Bologne près de 300 hectares sont interdits aux voitures. Spoleto et Evora testent de nouveaux systèmes de parcs de dissuasion. Le temps et l’espace sont des denrées rares dans les villes et les innovations dans le domaine de la mobilité urbaine touchent à la fois la gestion de l’espace et du temps. La restriction de la voiture privée, à certaines heures et jours de la semaine, au centres historiques de Naples ou de Rome, en témoigne (EF 1993a, 1995c). Parmi les moyens de transport en commun, le tramway est souvent perçu comme le plus novateur. A Nantes (où le premier tramway français moderne fut mis en service en 1985), le réseau de transports en commun est fondé sur deux lignes de tramway léger, la réorganisation et l’extension de pistes cyclables et piétonnes et la restructuration des espaces urbains. A Grenoble, il s’avéra être une alternative crédible et l’utilisation des transports en commun augmenta de près de 50 % dans les quatre ans qui suivirent son introduction en 1987. Une troisième génération de tramway a été introduite à Strasbourg. On s’attend à leur retour à Athènes, quarante ans après leur abolition, et à ce qu’ils 182 représentent, ainsi que le nouveau métro, le principal moyen de transport (EF 1993a). Le système de transports en commun de Zurich est un bon exemple de volonté politique (non pas celle des hommes politiques, mais celle des habitants qui réclament des transports en commun), de la compatibilité entre économie et écologie et de gestion exemplaire des flux de circulation urbaine. Le système obtient un record de voyages par personne et par an (470) et ses infrastructures de surface sont aussi rapides et fiables que les modes de transport souterrain qui sont dix fois plus chers. Le système de gestion fut fondé sur la réorganisation des systèmes existants et réussit à obtenir un temps d’attente zéro aux intersections pour les tramways et les autobus. A Pérouse, le service de télébus, lancé en 1985, dessert un itinéraire principal auquel viennent s’ajouter des itinéraires collatéraux qui ne sont desservis que sur demande. Cela est rendu possible grâce à une carte magnétique distribuée aux utilisateurs et à un centre de communications. Le système s’est avéré très efficace (22 % d’économies), il est particulièrement intéressant dans les zones où la population est clairsemée. Une plus grande flexibilité dans l’organisation des opérateurs de transports en commun permet de mieux adapter l’offre à la demande et aux besoins changeants des usagers. De plus, ce type de système permet aux personnes à mobilité réduite d’avoir accès aux transports (EF 1992c). La recherche de la Commission européenne “Une ville sans voiture” suggère que la ville pourrait être réétudiée et reconçue en fonction des piétons. Une ville sans voiture pourrait être constituée de diverses petites unités à échelle humaine qui seraient reliées entre elles par des moyens de transport en commun ultra-rapides. Il semble que la ville sans voiture serait non seulement efficace sur le plan écologique, mais également sur le plan économique, puisque l’étude démontre qu’elle serait de 2 à 5 fois moins chère, selon la densité (EC 1992a). Suite à cette étude, la municipalité d’Amsterdam, une des villes qui avaient organisé des référendums sur la restriction de la voiture privée, a accueilli une conférence “Villes sans voitures ?” (Municipality of Amsterdam 1994). L’intérêt de celle-ci réside aussi bien dans le titre que sur le point d’interrogation qui suit. Le club des villes sans Voitures a été créé à ce moment-là. L’adaptation du modèle théorique offert par cette étude aux conditions réelles des villes européennes, lie pertinemment les espaces de transports avec les De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle espaces publics et met l’accent sur des efforts de création de quartiers sans voitures (EF 1995c). Des expériences de quartiers où seuls des ménages sans voiture peuvent résider, se font jour dans plusieurs villes. Dans une zone résidentielle de ce genre à Brème, deux cent cinquante familles ont accepté d’y habiter et les 2/3 d’entre elles ne possèdent plus de voiture. Dans la même ville, 7 familles (avec enfants, vivant dans divers quartiers de la ville) ont été choisies, pour participer à une expérience novatrice : arrêter d’utiliser leur voiture pendant quatre semaines et tenir un journal sur les changements qu’apporterait cette expérience dans leur vie. Douze journaux ont été finalement analysés. Il en ressort principalement que personne ne s’est senti restreint dans ses mouvements journaliers, sauf pour les excursions de la fin de semaine, hors de la ville. Tous ont mentionné le rôle de leur marche quotidienne dans un espace social (par opposition à la voiture, espace privé) et la perception sensorielle de l’espace environnant qu’ils avaient commencé à développer (EF 1995c). En ce qui concerne la production urbaine, l’organisation de zones industrielles et de technopôles répond au double objectif d’améliorer l’économie et l’environnement. Il en existe de nombreux en Europe et leur succès varie en fonction de leur intégration dans le tissu socio-économique local et de leurs préoccupations environnementales. Le parc d’activités de Málaga est un bon exemple d’esprit d’entreprise dans une région touristique. Dans le grand Londres, le Stockley Park montre comment il est possible de transformer une zone dégradée en un espace de profit économique et environnemental. Le réseau des parcs scientifiques/pépinières d’entreprises en Grèce semble être un pas important vers la modernisation, l’efficacité et l’amélioration des conditions de travail dans les villes (EF 1993a). La ville italienne de Bari joua un rôle de pionnier lors de la création d’un parc scientifique et technique. Le technopôle cherche à attirer de grandes sociétés de pointe nationales et multinationales, afin que la région de Bari puisse s’enrichir de nouvelles connaissances commerciales et que l’innovation soit diffusée dans la région. Les premiers résultats furent positifs : Olivetti y créa un centre de recherche sur la bureautique multimédia et Finsiel, une société de génie logiciel, y installa son centre de recherche. De nombreuses industries nouvelles ont vu le jour dans la région et plusieurs sociétés locales bénéficient des services offerts par le parc scientifique (EF 1993a). En Allemagne, à une échelle régionale, l’IBAEmscher Park a été un pôle important de développement urbain et de renaissance écologique dans la Ruhr du nord (zone de 75 km le long de la rivière Emscher). Des experts européens, ainsi que les municipalités de quinze villes de taille moyenne et de deux grandes villes de la région d’Emscher, travaillent ensemble pour le renouveau écologique, économique et social de la région. De nouveaux logements ont été construits sur les terrains inexploités en matériaux écologiques. Des sites de haute qualité pour l’industrie et les services ont été mis en valeur. Les zones contaminées ont été nettoyées, isolées et réutilisées. “Travailler dans le parc” est possible grâce à l’accroissement de sa qualité et de son caractère attractif. Les anciens bâtiments des mines ont été restaurés de façon à leur conférer une nouvelle place dans le paysage construit et dans le tissu économique. Le projet peut servir d’exemple à des villes qui ont à relever le défi de leur reconversion industrielle (EF 1993a). A Dessau, la reconstitution du tissu industriel et le maintien de l’équilibre entre la ville et la campagne sont essentiels. La ville a pour objectif déclaré de préserver l’environnement et de laisser les banlieues jouer leur rôle de communautés distinctes. Les autorités locales investissent dans la reconversion industrielle et la qualité de l’environnement12. Il semble qu’il y ait consensus sur le fait que la ville ne devrait pas s’étendre mais réhabiliter les terrains abandonnées et les affecter à des activités industrielles et commerciales (EF 1997d). Les actions en faveur de l’environnement dans les villes sont rarement entreprises par un seul partenaire. La municipalité, les collectivités locales, l’industrie, les partenaires sociaux et les citadins s’associent le plus souvent pour renforcer la sensibilisation à l’environnement et aux pratiques en sa faveur. La nouvelle éthique, lancée par le Cinquième programme d’action de la Commission européenne (EC 1992d), a introduit le concept du partage des responsabilités et l’intégration des mesures en matière d’environnement. Des programmes spéciaux de conseil et d’assistance sont mis en place pour aider les entreprises à prendre conscience des mesures nécessaires à la qualité de l’environnement. Les autorités locales ont là un nouveau rôle de pionnier à jouer. De nombreuses innovations concernent la gestion des ressources et plusieurs mesures sont prises 12 Le projet de la Fondation sur les villes moyennes a inclus une étude de cas sur Dessau, faite par BAUHAUS Dessau (WP/95/78/EN). 183 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle pour éviter les déchets industriels et pour prévenir, réutiliser et recycler les déchets domestiques. Dans toute l’Europe, on a commencé à considérer les déchets comme une ressource précieuse. Des villes comme Aarhus et Sheffield investissent dans la gestion des flux d’approvisionnement et de déchets. Des campagnes de sensibilisation du public se multiplient. La Municipalité d’Oeiras dans la zone métropolitaine de Lisbonne organisa un programme de compostage des déchets organiques pour les particuliers. Le projet, très novateur dans le contexte portugais, a pour but de réduire considérablement la quantité de déchets que les services municipaux collectent, transportent, traitent et éliminent, en donnant aux habitants la possibilité de produire par eux-mêmes un engrais d’excellente qualité pour leurs jardins (EF 1993a). D. Innovations pour prévenir et combattre la détresse urbaine Les villes ont souvent été décrites comme des tourbillons stimulants et passionnants de conflits et d’évolutions culturels, “une scène géante où de nombreux discours se côtoient, où la différence, souvent, n’est pas assimilée”. Au-delà des considérations environnementales, la justice sociale est un critère important de remise en question des qualités globales de la ville en tant que système social. Cependant, il y a autant de théories sur la justice sociale qu’il y a de groupes qui s’opposent et il est important d’observer comment une société urbaine particulière produit des concepts si différents. Les points de vue égalitaires pourraient également être erronés, car “il n’y a rien de plus inégal que le traitement égalitaire des inégaux” (EF 1992b). Les experts qui analysent les problèmes urbains signalent comme problème majeur la schizophrénie urbaine (Hall 1995), la dualité des espaces et des temps entre les centre-villes denses (et leur sacralisation) et les périphéries déshéritées (et leur banalisation), la séparation entre ville (entité matérielle) et cité (entité morale), esthétique et éthique. Les centre-villes sont le résultat de sédimentations historiques et la scène traditionnelle de diverses activités économiques productives. De haute densité, ils ont permis le développement de moyens de transport en commun et dans plusieurs cas la promotion de zones piétonnes et de pistes cyclables. Les périphéries anonymes sont accusées d’être des lieux sans âme, des espaces où on ne sait pas si on appartient ou pas à la ville (Touraine 1997). Elles 184 sont marquées par la faible densité, la fonction résidentielle et la dépendance de la voiture privée. Les périphéries de pointe, ce que les géographes américains appellent “edge cities”13, rivalisent avec téléports et parcs scientifiques en tant qu’espaces du futur14. Les trois espaces (centres, périphéries de pointe et périphéries déshéritées) semblent ne pas appartenir à la même ville et obéir à des logiques et des vitesses différentes qui menacent la cohérence de l’ensemble. Mais tout problème cache des opportunités et l’échec des modèles du présent doit donner naissance à un nouveau monde. Les concepts de stress15 ou de détresse urbaine reviennent de plus en plus souvent dans la littérature urbaine. Ils pourraient être définis comme le dépassement de la capacité de systèmes urbains à s’adapter au changement, à innover et à inventer. Le renouvellement des cellules urbaines se ralentit16. Les symptômes sont visibles : les îlots de détresse sont des lieux de dégradation environnementale, d’isolement physique, d’abandon des espaces publics. Très souvent les fractures sont matérialisées par des infrastructures de transports, en fonction ou abandonnées, qui coupent la continuité et refusent l’accès au centre. Ce n’est sûrement pas une coïncidence si les caractéristiques sociales de ces zones sont le chômage, la pauvreté, l’appauvrissement fonctionnel, le logement de basse qualité, la faible mobilité, le manque d’accès à l’éducation, l’information et la création culturelle. Avant de procéder à la description de certains des projets novateurs répertoriés et leur signification pour l’avenir de la ville, on devrait se référer à la typologie des zones urbaines en détresse. La localisation et la fonctionnalité nous semblent des facteurs critiques. Les centres-ville multifonctionnels délabrés qui ont, dans le passé, abrité d’importantes activités économiques, ont des problèmes très différents des périphéries monofonctionnelles résidentielles. La banlieue en crise (qui justement bannit le lieu), c’est ce que J. Chesneaux a appelé “cet hybride amnésique de la ville et de la campagne qui n’a plus les charmes et la richesse de la ville ni les vertus naturelles de la campagne”17. La nature et les dimensions de la détresse sont très différentes, Voir Joel Garreau “Edge City: Life on the New Frontier” (New York, Doubleday, 1991). 14 Voir les documents de la conférence du CNRS & IFRESI “Villes, entreprises et société à la veille du 21ème siècle” (Lille, mars 1994). 15 Pour une définition plus environnementale, voir la publication récente de l'Agence Européenne de l'Environnement “Europe's Environment: The Dobris Report” (Copenhague 1995). 16 Définition proposée par V. Mega dans “Marché et Agora” présenté lors de la réunion du groupe des affaires urbaines (janvier 1996). 17 In “La Revue Moderne”, Bruxelles, février-mars 1992. 13 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle même si dans les deux cas les objectifs de l’amélioration de la qualité de vie et de travail se rejoignent dans des objectifs de mixité et d’urbanité. S’il est vrai que “le centre est partout et la périphérie est nulle part” (Pascal), tous les centresville ne se valent pas. Mais si ce sont les centresville qui ont traditionnellement été la matrice et le moteur économique de la ville, ce rôle a été contesté récemment avec la relocalisation d’entreprises à la périphérie ou la recréation de zones portuaires hors la ville. Des quartiers centraux se sont transformés en coquilles vides en quête des fonctions du futur. Des interventions concertées, répertoriées, soulignent deux perspectives : la restructuration écologique du hardware et la revitalisation économique du software. D’excellentes interventions se situent à l’interface de l’économique, de l’écologique et du social, répondant à la complexité de l’ensemble (EF 1992b). Le programme de revitalisation et de régénération du centre ville de Dublin avait comme objectif la réhabilitation de zones délaissées, l’arrêt du déclin radical de la population, la consolidation du centre-ville comme centre de commerce et de services et la création d’un climat de confiance pour stimuler et attirer les investissements. Cela faisait plus de 20 ans que les investissements privés avaient déserté les berges de la Liffey. Le “Dublin City Development Plan” a été publié en 1991, après 6 ans de préparation et concertation. La coordination avec le programme gouvernemental de désignation des zones prioritaires pour les aides au développement a porté ses fruits. Parmi les projets emblématiques de la ville on compte aussi le développement du Centre International Financier sur une zone portuaire délaissée et le quartier culturel de Temple Bar. Ce programme a su allier l’approche intégrée entre autorités locale et gouvernementale et la participation de tous les acteurs concernés. Les points faibles sont liés à la vaste étendue des zones désignées et la dispersion des micro-projets, sans réel impact sur l’ensemble. Les mesures économiques ont favorisé les constructions nouvelles au détriment des réhabilitations et il n’y a pas eu des mesures spécifiques pour promouvoir la mixité (EF 1993a ; INTA 1995). La réhabilitation de la zone commerciale et portuaire de Galway offre également des leçons intéressantes. La relocalisation des activités de la zone à l’extérieur de la ville (ou leur disparition) ont laissé une zone en détresse et à l’abandon, proie d’activités marginales (dépôts et parkings ouverts) en plein centre ville. L’Acte de Réhabilitation Urbaine de 1986 a désigné cet espace comme zone bénéfi- ciaire des aides prioritaires au développement. Des mesures économiques analogues à celles de Dublin ont été lancées, favorisant cette fois-ci la réhabilitation aussi bien que la reconstruction. L’objectif majeur était de reflèter le caractère et l’atmosphère unique de Galway et de favoriser la mixité fonctionnelle, jugée essentielle pour la vitalité du centre ville. A la fin de 1992, tout l’espace délaissé était réhabilité. Le développement reflète un équilibre entre les activités commerciales, les services, les bureaux et l’habitat. La création d’unités résidentielles (beaucoup plus adaptées à la culture irlandaise que les appartements), sur la terrasse du principal centre commercial de la ville, offre un bon exemple de mixité à l’échelle d’un bâtiment (EF 1993a). La reconversion des zones portuaires est une préoccupation majeure pour de nombreuses villes européennes. Les réformes économiques et techniques des dernières années amènent les ports à quitter les centres villes en laissant derrière eux des infrastructures, des fossiles vides en quête d’activités. Gênes est un exemple de transformations intéressantes. Les structures portuaires abandonnées ont été transformées en salles d’exposition pour abriter l’exposition de Colomb de 1992, avec une utilisation progressive à des fins commerciales, artisanales et culturelles, commencées au lendemain de l’exposition. La méthode suivie a été celle qui a été jugée la moins traumatisante pour la ville, celle qui réconcilie les espaces et les fonctions. La reconversion de Salford Quays sur le canal de Manchester, témoigne de la volonté de transformer un espace abandonné en zone culturelle et de loisirs respectant l’environnement (EF 1993a). Transformer des périphéries déshéritées en périphéries de pointe peut aussi offrir des perspectives, Turin en offre un exemple intéressant. Le plan de ville, adopté en 1993, après 6 ans de préparation, vise à instaurer une relation effective et transparente avec les investisseurs privés (élément très important après les effets de Tangentopoli), une cohérence et un équilibre entre les résultats économiques et sociaux. Le quartier périphérique de Lingotto vit une transformation d’envergure. L’usine impressionnante de FIAT, inauguré en 1920, a dû arrêter ses activités au début des années 1980. Le propriétaire (FIAT) a désiré la transformation de l’usine en centre multifonctionnel et centre d’expositions. Un concours international d’architecture a eu lieu et les idées soumises ont été exposées dans ce même espace (attirant 140 000 habitants). La société “Lingotto Srl” (partenariat de Fiat à 94 % et de la ville de Turin à 6 %) a eu la tâche de créer et de développer un centre périphé- 185 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle rique multifonctionnel, comprenant un centre de conférences, un centre d’expositions, un auditorium et une galerie commerciale. C’est cet espace qui a accueilli la conférence Intergouvernementale de 1996 pour la révision du Traité de Maastricht18. Les innovations en matière de logement se sont avérées être un facteur d’intégration sociale essentiel. Les quartiers d’habitat social ont souvent créé des tensions sociales à la périphérie des villes. Les pressions de l’après guerre ont abouti à des bâtiments souvent paternalistes, massifs, hauts, éloignés, uniformes, collectifs, réactifs, anonymes, et très mal gérés. Ils commencent maintenant à être auto-réglementés, personnels, individualisés, avec un espace de voisinage collectif et une gestion véritablement locale. Ils doivent démontrer la vitalité et l’esprit d’entreprise et permettre l’identification personnelle. Des communautés locales vivantes remplacent des quartiers vides. A l’est de Londres, la reconstruction de Holly Street Estate est un exemple remarquable de création d’un espace vivant, à partir d’un tissu résidentiel dévitalisé. Ce grand ensemble de tours a été construit dans les années 1960 et 1970, dans le cadre du programme national de logement social (et de nettoyage des bidonvilles). L’ensemble est vite devenu synonyme de pauvreté, crime et délinquance et 20 ans après sa création l’autorité locale reconnaît qu’il n’y a pas d’autre moyen de faire face aux problèmes extrêmes que la démolition et la reconstruction. Le programme de reconstruction s’inscrit dans le cadre de l’initiative gouvernementale “Comprehensive Estates Initiatives” (CEI), qui finance le redéveloppement des grands ensembles en état de détresse ultime ; il a été également financé par “City Challenge”. Après consultation avec les habitants, l’ensemble se reconstruit sous formes de maisons traditionnelles à terrasse ou jardin privé. Des actions pour la formation professionnelle et l’emploi favoriseront aussi bien l’emploi de la population locale pendant les travaux, que la création d’entreprises par les habitants (EF 1993a). Des projets analogues se font jour également dans le sud de l’Europe. L’ensemble de Mascagni à Reggio Emilia offre un exemple de création d’un espace urbain multifonctionnel à partir de séries rigides de bâtiments anonymes, un mariage fonctionnel entre l’ancien et le nouveau, avec des services publics intégrés et des mesures pour la créa- 18 Le cas a été présenté pendant la conférence récente de la présidence espagnole “La Ville Européenne: Problèmes et Opportunités” (Madrid, novembre 1995). 186 tion d’entreprises locales (EF 1993a). A Alicante, le “Barrio de Mil Viviendas” (ensemble résidentiel de 1000 unités) a été l’objet d’un projet ambitieux. Le nouveau plan du quartier a été réformé, après la consultation des habitants qui demandaient des espaces plus ouverts, plus souples, plus beaux. Les habitants chômeurs ont été engagés pour les travaux de reconstruction et il y a quelques espoirs pour que s’enracinent de petites entreprises qui, avec les petits magasins et les services, assureront la mixité et l’autonomie du quartier (EF 1994b). La démographie et la géographie européennes créent de nouveaux besoins en matière de logements. Aujourd’hui, les familles sont plus petites, mais la surface d’habitation par tête augmente. Au centre de l’Union européenne (la fameuse zone en forme de “banane”), il n’y a pas de problèmes de logements vétustes, mais des problèmes de loyers. La crise du logement social la plus inattendue est celle qui est due aux grandes vagues migratoires. L’Allemagne est un bon exemple de ces problèmes. Il est intéressant de noter qu’un an après la chute du mur de Berlin, 15 % des allemands de l’est travaillaient déjà dans l’ancienne RFA (gagnant 60 % des salaires occidentaux), même s’ils avaient à faire face à des problèmes de logement considérables. D’un autre côté, dans les pays de l’est, il y a une tendance à libéraliser le marché du logement social, même si ce secteur, a toujours été contrôlé à l’ouest. En tout cas, des logements bien planifiés s’avérèrent être un important facteur d’intégration sociale19. Des zones d’habitat “illégal” à la périphérie des villes et même des capitales européennes (Athènes, Lisbonne) sont confrontées à de nouveaux défis d’intégration. A Lisbonne, la ville et l’université ont travaillé ensemble pour établir un programme fonctionnel d’insertion pour les espaces et les individus. Ils ont convaincu les habitants de travailler ensemble pour transformer profondément leurs quartiers, leur donner l’identité et l’urbanité désirées. Un bon exemple de création d’un nouveau type de logements sociaux est celui de l’action du grou- 19 Trois études très intéressantes ont été préparées pour la Commission européenne (DG V) en 1990-1991 sur le rôle de l'habitat en tant que facteur d'intégration sociale: – Stewart, M. et Carew-Wood, J., Mobility, urban change and housing needs in the European Community (La mobilité, le changement urbain et les besoins de logement dans la Communauté européenne); – Tsiomis, Y., Le logement comme facteur d'insertion en milieu urbain; – Wullkopf, U., The integration of ethnic German immigrants from Eastern Europe and migrants from the former GDR in the labour and housing market of the former FRG. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle pe bénévole irlandais RESPOND. En collaboration avec les collectivités locales, RESPOND contribua non seulement à l’augmentation spectaculaire du nombre des logements sociaux, mais il favorisa également un environnement communautaire. Les habitants des Programmes de logement de Respond contrôlent la gestion et l’entretien de leurs propres cités (après avoir suivi un programme de formation), tandis que des mesures particulières sont prises pour ouvrir les ensembles à la communauté urbaine. La cité-jardin “Montes del Canal” de Saragosse est un autre projet novateur de ce type dans lequel les syndicats ont joué un rôle important (EF 1993a). Les exigences actuelles en matière d’énergie et d’environnement créent de nouveaux besoins en matière d’aménagement. Il faut des bâtiments et des paysages intelligents. En Grèce, l’Association des logements sociaux a créé un village résidentiel original pour les foyers à faibles revenus, qui s’appelle le “Village solaire”. La conception et la planification de la zone constitue une expérience environnementale avancée, elle exploite la lumière du soleil au maximum et offre de nombreux bénéfices en matière d’énergie et de qualité de zones vertes (EF 1993a). Le concept danois de cohabitation offre une solution nouvelle qui réconcilie le besoin de nouvelles formes de logement avec la demande de développement durable. Il y a au Danemark environ 30 communautés qui cohabitent, comprenant chacune de 20 à 50 familles. Elles vivent dans des maisons individuelles, conçues et occupées par leurs propriétaires. Elles se composent d’une maison commune avec une salle à manger communale et divers ateliers et infrastructures de toutes sortes: terrain de jeux, jardin organique, ainsi que deux turbines à vent produisant de l’électricité20. Prévenir la délinquance et renforcer un climat de confiance est essentiel pour des quartiers qui cherchent à devenir plus attrayants pour les personnes et les capitaux. La sécurité urbaine est une valeur ajoutée de l’espace. Les attaques de la propriété publique revêtent plusieurs formes, la plus récente et post-moderne étant celle du graffiti. La réparation des lieux touchés est une procédure très coûteuse et de nombreuses administrations et entreprises de transports publics cherchent des solutions novatrices21. La ville de Maastricht a choisi une Présentation dans “Housing the Community 2000” (Dublin, juillet 1991). 21 Thème souligné à la conférence “Transports publics, sécurité et environnement” (UITP-RATP, Paris, mai 1992). 20 approche intégrée hautement préventive. La création du bus “anti-graffiti” employant d’anciens chômeurs, spécialisés dans l’effacement des graffitis (quelques-uns des anciens prédateurs des espaces publics), des moyens supplémentaires pour découvrir l’identité des coupables, des programmes éducatifs pour améliorer les talents des “artistes” de graffiti et un mur où chaque citoyen peut s’exercer au graffiti, constituent les éléments principaux de cette approche. Les résultats parlent : diminution drastique de la pollution visuelle due aux graffitis (90 % de moins de graffiti sur la Gare Centrale en deux ans) (EF 1993a). Après cette réussite, plusieurs bus anti-graffiti, autofinancés, circulent dans la région de Maastricht. E. L’art de bâtir la ville citoyenne, chef-d’oeuvre humain La ville devient de plus en plus complexe et la planification urbaine a de nouveaux défis à relever (Hall 1988). La réalité urbaine a beaucoup souffert de la classification rigide des fonctions urbaines et de la monofonctionnalité. Il y a une tendance européenne à définir la mixité et la coexistence de fonctions comme des caractéristiques-clefs du caractère urbain ; beaucoup d’experts et de décideurs défendent l’idée que la ville cesserait d’exister si la diversité et la mixité disparaissaient. Mais si tout le monde est d’accord au sujet de la diversité, la principale question demeure “Quelle devrait être l’articulation optimale des fonctions urbaines ?” (EF 1992b). Le transport et l’occupation des sols sont toujours des outils puissants pour améliorer la ville. Une nouvelle articulation et mixité d’activités compatibles peuvent réduire de façon spectaculaire les flux de transport et la détérioration de l’environnement et promouvoir l’emploi, l’accès et la mobilité pour les groupes sociaux défavorisés. Les deux outils devraient être envisagés comme faisant un tout et tous les sites suscitant d’importants déplacements de populations devraient être localisés à proximité des services de transports en commun. De nombreux concepts et programmes urbains, tels que le village urbain, prônent l’articulation harmonieuse des fonctions urbaines (EF 1994a). Les fonctions et services urbains nécessaires à la vie quotidienne et garantissant l’art de vivre dans les villes devraient être présents dans chaque quartier, 187 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle où chaque habitant devrait également pouvoir trouver du travail. Serait-on loin de la réalité ? Les gisements d’emplois sont rares et dans un des pays les plus prospères et écologiques, le Danemark, la distance moyenne des déplacements domicile-travail est passée de 9,9 km en 1981 à 13,3 km en 19921993. Les trois cinquièmes des nouveaux bureaux construits pendant cette période dans le Grand Copenhague, l’ont été à plus d’un kilomètre d’une gare ferroviaire. Les plans d’aménagement régional stipulent désormais que la distance maximale devrait être 500 m. La rénovation et la réhabilitation urbaines apparaissent comme l’alternative forte à l’extension urbaine et sont souvent étroitement liées à l’amélioration du cadre de vie et à la participation des citadins. La réhabilitation de la “Ciutat Vella” à Barcelone suit les priorités multiples : améliorer les conditions de vie de la zone, lutter contre les inégalités sociales, promouvoir la réhabilitation de l’habitat, rénover des lieux publics et encourager la participation des habitants (EF 1993a). Les programmes de rénovation urbaine qui recherchent une dimension humaine pourraient s’inspirer du cas d’Elsinore, où un tiers du centre-ville médiéval a déjà été réhabilité. La municipalité souhaitait restaurer et reconstruire le centre historique en collaboration avec les habitants. Le nouveau projet d’aménagement d’Aalborg comprend des éléments novateurs inclus dans une base de données, accessible à tous. Ils mettent en valeur la qualité de la ville en valorisant l’ancien mais en produisant également du neuf (tout en respectant les vieilles structures), en créant une épine verte et en intégrant la ville et la mer (EF 1993a). La mise en valeur des espaces publics et monumentaux, appelés par R. Koolhas “Iles de libertés dans l’archipel de la ville”, prend de plus en plus d’importance dans les villes européennes. La Charte urbaine européenne, émise par le conseil de l’Europe, déclare que la rue doit redevenir une arène sociale. De plus, un des principes de la Charte veut que les villes soient conçues d’une façon telle que tous puissent avoir accès à tous les espaces publics et qu’ils participent à la gestion urbaine (EC 1992). De nombreuses innovations s’intéressent à la réorganisation des espaces libres dans les villes. Le projet “définir la qualité des lieux publics” à Bruxelles est un bon exemple de mise en valeur des espaces publics (et de lutte contre la standardisation), tandis qu’à Salamanque on fait un effort pour détruire tous les obstacles architectoniques et pour encourager l’accessibilité dans la ville. L’unification des espaces archéologiques à Athènes représente un effort important de valorisa- 188 tion des espaces antiques et de leur insertion dans la vie quotidienne des habitants. Dans une des banlieues d’Athènes, à Phaliro, le projet “l’Art dans la ville” introduit la sculpture dans un vide urbain, dans une zone de problèmes de circulation intense et d’obstruction de la vue sur la mer. Toutes les politiques et actions sociales urbaines novatrices semblent avoir un important dénominateur commun : la participation citoyenne. Les organisations environnementales et non-gouvernementales et les associations de citadins sont de plus en plus souvent invitées à agir en tant que partenaires plutôt qu’en tant que contestataires. Les ressources humaines cachées de chaque quartier sont toujours à redécouvrir. Mais les habitants, les travailleurs, les consommateurs jouent un rôle de plus en plus actif dans la prise de décision urbaine. Ils forment des groupes de pression. Ils tentent d’informer les moins bien informés. Ils mobilisent les exclus, ils leur font prendre conscience des possibilités d’améliorer leurs conditions urbaines. Le désir de la ville partagée paraît fort (Abbott 1996). Les types de communication et de collaboration entre l’Etat, les habitants et le marché pour un fonctionnement efficace et équitable de la ville sont très importants pour la durabilité de l’europaysage urbain. Des associations sont actuellement institutionnalisées et les collectivités locales sont encouragées à relever le défi de la gestion des villes d’Europe en association avec leurs habitants. La collaboration avec le secteur privé permet de partager les coûts et d’optimiser le bien social. La participation du public qui représente de toute évidence une rupture par rapport à la tradition participative incarnée par les mouvements sociaux des années 1960 est en train de conduire à la création d’un nouveau système de valeurs urbaines (EF 1992c ; TPWIA 1996). Un consensus civil bien défini est nécessaire pour des décisions importantes concernant l’avenir des villes. A Barcelone, des centaines d’associations urbaines ont participé à la préparation d’un plan stratégique économique et social, instrument de base du changement urbain. A Bruxelles, les procédures de concertation pour la planification introduisent de nouveaux concepts participatifs. En Reggio Emilia, les habitants participent à la compilation du budget de la ville à l’aide des nouvelles technologies. A Valence, les habitants ont participé à l’établissement du tracé de nouvelles lignes de métro (ALFOZ 1995). La démocratie locale et la communication ont été une préoccupation prioritaire dans le projet de De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Moritzplatz. Un programme environnemental consultatif fut prévu afin d’accroître la prise de conscience écologique des habitants. Ils ont ainsi participé au développement et à la réalisation pas à pas de concepts liés à l’énergie, l’eau et les déchets. Les jeunes et les enfants y participèrent autant que possible. On organisa un festival de rue sur le thème de l’environnement, au cours duquel les enfants pouvaient expérimenter et jouer avec des matériaux naturels et construire un “monstre d’ordures” en utilisant divers matériaux de rebut (EF 1993a). A Amsterdam, un programme de consultation de quartier prit forme à la suite de l’initiative d’un seul habitant. Il commença à organiser des réunions de quartier pour discuter librement des problèmes de Heesterveld, une banlieue multiculturelle nouvelle (1983) aux problèmes de chômage élevé, de toxicomanie et de saleté des lieux publics (EF 1993a). Les habitants participent activement à la mise en valeur de centres historiques importants à l’architecture vernaculaire exceptionnelle, comme celui d’Otranto, ou simplement de leur rue comme à Vieira Portuense à Belem. A Otranto et Bari, une société de construction privée a développé un intéressant laboratoire de quartier. L’objectif est d’encourager les habitants à participer à l’entretien des bâtiments et des espaces publics (EF 1993a). La quête de formes urbaines optimales a donné lieu à plusieurs réflexions (Petrella 1993) et réalisations (EF 1995d) et le terme “Renaissance urbaine” devient de plus en plus d’actualité22. La réinvention de la ville traditionnelle aux contours précis, aux fonctions mixtes, aux espaces harmonieux et aux lieux publics nobles est annoncée (Tagliaventi 1992 ; TPWIA 1993). L’étude de la Fondation européenne sur l’esthétique, la fonctionnalité et la désirabilité des villes européennes condamne le fonctionnalisme comme vecteur de fragmentations urbaines. Le zoning rigide et son cortège de plaies (exclusion, circulation) ont généré plus de problèmes que les problèmes qu’ils étaient censés résoudre. Ils n’ont pas pu faire face à la complexité. Or, toute simplification est une fraude. Une ville ne se résout pas dans la somme de ses quartiers ou de ses faits historiques (EF 1995d). Tous les lieux urbains ne se valent pas et plusieurs sont les experts qui soulignent qu’il y a un urbanisme producteur de gaspillage et de violence, fléau largement induit par la dégradation de l’urba22 Renaissance Urbaine est le titre d'une série de conférences organisées sous forme de triennale par l'organisation italienne “A Vision for Europe”. nité (EF 1995b). Y-a-t’il vraiment des formes criminogènes ?23 Est-ce qu’il y a des formes urbaines prégnantes de félicité ; de percolation sociale, de péréquation, de solidarité ? Des formes préventives et dissuasives de détresse ? Est-ce qu’il y a des formes heureuses contre la déchirure ? Des formes qui mettent en valeur les denrées rares de l’espace et du temps urbain ? Des formes urbaines qui refusent les rapports suzerains et vassaux ? S’il est sûr que le fonctionnalisme de la Charte d’Athènes24 n’a pas apporté des lendemains qui chantent (Municipality of Athens 1994), est-ce qu’il y a des alternatives valables ? Le débat semble se concentrer de plus en plus sur la quête d’une ville citoyenne et métisse (UNESCO 1995) qui puisse produire ses richesses (EF 1995a), avec des citoyens ayant droit de cité, qui puissent se sentir responsables de l’avenir de leur ville. Des citadins qui refont chaque jour la ville avec leur travail et leur participation à la réinvention de l’art de gouverner, qui font de la ville un territoire d’héritage. Avec des espaces qui projettent la liberté et qui offrent des repères pour la mémoire collective. Des espaces qui favorisent la création artistique, souvent considérée comme superflue (mais combien nécessaire !), et les espaces monumentaux d’identification et de désir. Une ville n’est substituable à aucune autre ville. Chaque ville est un phénomène multisensoriel propre, elle a sa propre urbanité. Tout modèle est réducteur. Prendre la mesure de la ville, évaluer sa signification symbolique et son pouvoir de suggestion est essentiel et ne peut être fait que par les habitants qui projettent sur la ville leurs espoirs et leurs désirs. Le dernier rapport de la Fondation européenne offre une série d’itinéraires, où l’âme d’une ville peut être saisie, des passages – épines dorsales du désir, métronomes du coeur battant. De Fornovo di Taro à Poundberry, tous les cas présentés ont comme axe commun la quête de la beauté urbaine. Longtemps rejetée comme signe de frivolité ou d’élitisme, la beauté des villes, faite d’asymétries, d’antinomies et de contradictions, revient sur la scène urbaine25 (EF 1995d). Le débat lors du colloque de l'ENA-Recherche “La ville et ses usagers” (Paris, octobre 1995) a laissé plus d'interrogations que de confirmations. Il y a certainement plus de correlation que de relations de causalité. 24 La Municipalité d'Athènes a organisé un colloque pour “l'enterrement” de la Charte d'Athènes sous le titre significatif: “De la ville organique à la ville des citoyens” (Athènes, juin 1994). 25 La conférence “The Art of Building Cities” (Chicago, juillet 1995), au même titre que l'ouvrage classique de C. Sitte “L'art de bâtir les villes” et organisée par la Classical Architectural League, est assez significative dans ce domaine. 23 189 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Evidemment, on a besoin d’urgence de nouveaux emplois et c’est là que la plupart des villes et des acteurs concentrent leurs efforts. Des études identifient des domaines de potentiel important pour la création d’emplois (EC 1995b). L’étude de la Fondation sur le rôle des PME suggère que les petites et moyennes entreprises s’adaptent mieux au changement (EF 1995b) et peuvent mieux répondre aux défis de mixité et d’urbanité. Mais il y aura toujours des chômeurs... Peut-on toujours réussir une ville qui intègre au lieu de reléguer, qui enrichit au lieu d’appauvrir ? La beauté des villes est-elle rédemptrice ? Y a-t-il une beauté consensuelle, unanimement saluée, où l’avenir puisse être inséminé ? Depuis la chute du mur de Berlin, l’Europe s’est réconciliée avec sa géographie. L’élargissement de l’Union européenne enrichit le paysage 190 et le réseau urbains. Elle devient un espace dynamique à géométrie variable. L’Europe a tendance à être un réseau de régions urbaines ou de villes régionales qui relie système économique et socioculturel, à l’image de la Randstad hollandaise. Il peut s’agir d’une Europe de territoires en concurrence ou en coopération. Ce nouveau territoire ne peut être isotrope. Les disparités augmentent et combiner des politiques – dynamiques dans certaines régions et restrictives dans d’autres – semble assez difficile. Il y a de nombreux obstacles à surmonter provenant de cultures et d’intérêts différents. Les innovations doivent être conçues et adaptées comme des outils solides, transparents et légitimes pour façonner l’avenir européen. Les villes deviendront alors des laboratoires de l’avenir. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ABBOTT J., 1996, Sharing the City : Community Participation in Urban Management. London, Earthscan. ACDHRD (Australian Commonwealth Department of Housing and Regional Development), 1995, Urban Futures. Canberra. ALBERTI M., SOLERA G. & TSETSI V., 1994, La Città sostenibile. Milano, Franco Angeli. ALFOZ, 1995, La Ciudad accessible. N° 109. Madrid. Ambiente Italia, 1993, Per une Mobilitá urbana sostenible. Milano. ANSAY P. & SCHOONBRODT R., 1989, Penser la ville. 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Cinquième partie DÉBATS ET POLÉMIQUES De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Débats et polémiques Une grande partie des débats sur la ville s’est focalisée, en France, sur l’opposition entre le modèle de la ville européenne traditionnelle, dense, compacte, hypercentrée et le modèle de la “ville émergente”, décrit par Geneviève Dubois-Taine, qui englobe tous les lieux pratiqués chaque jour, chaque semaine ou chaque mois par les usagers : centres anciens, centres commerciaux, secteurs résidentiels, parcs de loisirs, campagne environnante, équipements publics... Les articles présentés ici explicitent cette opposition. Geneviève Dubois-Taine réfère la ville émergente, cette “autre ville” essentiellement à l’évolution des modes de vie : la mobilité généralisée a ouvert une possibilité de choix multiples de lieux de vie, la demande de nature devient prééminente, et peut tout à fait se coupler avec d’autres lieux de services quotidiens ou hebdomadaires. Il y a en quelque sorte “décollage” entre la ville physique ancienne et la ville de pratique des habitants. Ceux-ci se servent de la ville physique comme d’une offre de service entre lesquels ils choisiraient. Elle plaide pour une reconnaissance de cet état de fait Jean-Loup Gourdon stigmatise le laissez-faire qui a rendu possible cette “ville émergente” et revendique une “organisation” de l’espace, qui prenne en compte, intègre et articule ses différents éléments dans une forme générale. S’il admet qu’il n’existe pas de “modèle” de ville à prôner, il suggère de partir de notre propre civilisation, de notre propre histoire et de notre territoire pour transformer nos villes actuelles. Bruno Fortier montre comment à travers la continuité historique, les villes ont acquis une cohérence générale. Il souligne leur attrait, à travers leur “rugueuse diversité” et propose de continuer le travail amorcé “avec pour arme des projets” et pour médium la liberté. L’article de Jean-Claude Burdèse part d’à priori opposés à ceux de Jean-Loup Gourdon et de Bruno Fortier. Pour lui, il n’existe pas d’organisation “a priori” de l’espace, l’unité urbaine n’a jamais existé. “La ville, avec laquelle il faut bien se débrouiller, écrit-il, est faite de fragments, de bribes, de collages fascinants d’histoires et d’échelles multiples, de matériaux et d’imaginaires contradictoires”. Il s’insurge contre “le paradigme le plus répandu en Europe” de refaire de la ville conformément à un “génie du lieu”. Il propose de guider le travail de l’architecte et de l’urbaniste, non pas à partir du “génie du lieu” mais du “génie du temps... de chaque temps”. 197 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle La ville émergente Geneviève Dubois-Taine Plan Urbanisme, Construction et Architecture DUHC1 Les territoires contemporains La ville contemporaine, le ville émergente, “l’autre ville”, comme l’appellent déjà certains citadins, reconnaissant que là aussi ville il y a, sont des notions qui percent peu à peu dans les écrits, dans des séminaires, dans des articles et livres. Que recouvrent-elles ? Le séminaire “ville émergente” tente de connaître et reconnaître les forces et valeurs portées par les territoires contemporains”. Les promoteurs de cette problématique font l’hypothèse que les régions urbaines recèlent des valeurs, des ingrédients qu’il est nécessaire de comprendre pour pouvoir intervenir à bon escient. A partir d’observations, ils essayent d’en déchiffrer les différents aspects, les multiples facettes, les composantes, à gros traits, de manière pointilliste dans un premier temps, avec précision et sans jugement de valeur vis-à-vis des territoires concernés et des hommes qui les vivent. Une certaine prise de recul, un regard légèrement iconoclaste par rapport à la “ville d’hier”, comme la nomme Yves Chalas, sont de rigueur. Iconoclaste, car, précisément, les modèles de la ville d’hier sont ceux qui obscurcissent la vue pour bien percevoir ce qui est en train de se jouer actuellement. Point de modèle préétabli, du regard, de l’écoute, le moins possible d’a priori, sauf celui de dire que toute anecdote, tout lapsus, toute allusion peut ouvrir des pistes lumineuses, pour autant que l’on se libère des anciennes figures. Pour ce faire, le Plan Construction et Architecture2, en collaboration avec la Fédération Nationale des Agences d’Urbanisme, et l’Association des Maires “Villes et Banlieues” de France, a donc mis en place, en 1996, un séminaire intitulé “ville émergente”. L’essentiel des contributions y a été faite par des opérateurs et acteurs de la ville : élus, acteurs économiques, promoteurs de centres commerciaux et de multiplexes, responsables d’associations travaillant en banlieue, ... Tous ces acteurs de la ville, car ce sont eux qui, en partie, “font” la ville, nous ont fait partager leurs approches, leurs visions des agglomérations et de notre société contemporaine, les observations à partir desquelles ils programment leurs localisations et les activités qu’ils implantent. La confrontation entre ces faits et le discours des chercheurs a ainsi permis au Plan Construction et Architecture de proposer quelques hypothèses concernant nos territoires contemporains. De la ville dispersée... De nombreux analystes, géographes, urbanistes, élus locaux ont constaté depuis quelques décennies, l’étalement urbain, les lotissements, l’impact des réseaux de déplacement sur l’expansion de la ville, les difficultés de contrôles de cet urbanisme décousu. Certains en ont analysé les causes ; ainsi, par exemple, on a noté le désir de Direction de la Construction, Ministère de L’Equipement des Transports et du Logement. 2 1 Direction de l’urbanisme de l’Habitat et de la Construction 199 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle rapprochement de la nature et le souhait d’un urbanisme dédensifié, allié à des questions de coûts, pour expliquer la dispersion du logement individuel ; on a analysé le poids de la fiscalité locale et les choix d’implantation près des grandes infrastructures pour les acteurs économiques et les grandes surfaces commerçantes ; on a regardé les effets majeurs des réseaux de transport non seulement sur les choix de localisation mais aussi sur les modes de vie des habitants, sur la croissance des motifs de déplacement, leur plus grande répartition dans l’espace et dans le temps,... Nombreux se sont insurgés, s’insurgent contre ces phénomènes : la ville chaos, la ville éclatée, la ville ghetto, la ville disséminée sont autant de qualificatifs qui dénoncent ces faits urbains. Les journaux, les médias n’ont de cesse, en général, d’utiliser ces expressions pour dénoncer la “ville moderne”, la ville de tous les maux. Une grande quantité de chercheurs, est-ce l’effet de la commande, est-ce l’effet de leurs propres regards, se sont souvent penchés sur les quartiers en difficulté, les “banlieues” (sous entendu “le mal des banlieues”), les exclusions sociales, les non-lieux,... Ces multiples recherches ont souvent constitué la base à partir de laquelle ils ont élaboré leurs théories urbaines, leurs théories sur la ville. Mal nous en a pris lorsque nous avons tenté de recueillir des recherches sur des quartiers sans problèmes. Elles étaient rarissimes. Alors que 90, voire 95 % de la population vit “bien” et agréablement dans son territoire, cette grande majorité est absente des écrits, ignorée ; ses points de vue ne sont pas révélés. Or, elle constitue la “masse” dont il faut aussi partir pour comprendre ce qui se passe réellement sur nos territoires métropolitains. C’est le parti qui a été pris dans le séminaire “ville émergente” : connaître et reconnaître les qualités et ressorts de ces territoires contemporains, tels qu’ils sont forgés, tels qu’ils sont vécus par les habitants, afin de tenter de décoder les fondements des organisations sociales et territoriales actuelles. Cette base de connaissance est nécessaire pour pouvoir produire des projets cohérents avec les territoires auxquels ils sont censés s’appliquer. ... aux territoires contemporains Quelles acceptions donner alors au mot “territoires contemporains” ? Ce ne sont pas les périphéries, bien que celles ci en fassent partie, ce ne sont pas les grands ensembles, centres commerciaux et autres “entrées de ville”. Ces territoires sont des territoires de pratique, d’usage des habitants : ils englobent tous ces lieux pratiqués chaque jour, chaque semaine ou chaque mois par les usagers : 200 centres anciens, centres commerciaux, secteurs résidentiels, parcs de loisirs, campagne environnante, équipements publics,... Ils recouvrent de larges territoires, anciennement dénommés urbains et ruraux, qui font partie de la vie et des représentations mentales des usagers et acteurs de la ville. Tous ces lieux forment système entre eux et constituent ce que le séminaire “ville émergente” a appelé les “territoires contemporains”. Il y aurait, en quelque sorte, un “décollage” entre la ville physique, avec ses quartiers, ses polarités, ses continuités,...(une offre de lieux) et la ville de la pratique des habitants qui se “serviraient” de la ville physique comme d’une offre de services entre lesquels ils choisiraient leurs différents lieux de destination quotidiens, hebdomadaires, et à plus long terme. Aussi, les territoires contemporains sont ils un système de lieux, un système de points, tels que les usagers les pratiquent et se les représentent. Grâce à la mobilité généralisée, ces territoires contemporains ont permis à de nouveaux modes de vie de se mettre en place (généralisation à toute la France des modes de vie urbains, multi-appartenance, multi-identités,...) ; les usagers sont de plus en plus compétents et sélectionnent les lieux et places qu’ils entendent fréquenter, les modes de vie qu’ils comptent avoir ; de nouvelles polarités urbaines se dessinent, les pratiques sociales évoluent ; la demande de nature devient prééminente, avec ses conséquences sur les densités ; les structures et morphologies urbaines nous questionnent, certains proposant les vides comme figures majeures de nos géographies urbaines. Mais alors, comment replacer ces constats dans une vision plus large ? Les urbanistes face aux limites des modes de faire antérieurs Nous nous situons dans une période de transition ou de renaissance Dans toutes les périodes d’évolution de la société, à la renaissance, au début de l’ère industrielle, des reconversions, des changements de sens profond se sont opérés. Nous sommes vraisemblablement à un de ces moments. Ces périodes sont des périodes de flou, de recherche, d’incertitudes, pendant lesquelles certains avancent des hypothèses, mais celles ci ne sont pas toujours reprises, exploitées, mises en valeur. Ainsi, comme le mentionne Gabriel Dupuy, dans son introduction à “la ville émergente”, (livre dirigé par Geneviève De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Dubois-Taine et Yves Chalas, édité aux Editions de l’Aube en 1997), à notre époque et en ce qui concerne “la ville”, cette question a été ouverte en France par le rapport Mayoux, dans un ouvrage important intitulé “Demain l’espace. L’habitat individuel périurbain” (La Documentation Française, 1979). Mais, cette première analyse est restée dans l’oubli. Un mouvement s’est amorcé plus tard grâce, entre autres, aux travaux de Guy Burgel, dont témoigne sa revue “Villes en parallèle”, et aussi par exemple, ceux de Cynthia Ghorra Gobin qui a fait paraître aux éditions de L’Harmattan: “Penser la ville de demain : Qu’est ce qui institue la ville ?” Pourquoi est-elle restée peu ou prou dans l’oubli ? Et alors, pourquoi cette démarche est-elle maintenant possible, pourquoi peut-on, ici et là, dépasser cette attitude critique vis-à-vis de la ville contemporaine ? Peut-être peut-on rappeler ici les constats faits lors des recherches préalables au lancement du séminaire “ville émergente”. Les enquêtes menées alors, décrivaient de nombreux urbanistes et décideurs locaux comme étant en proie à une véritable “schizophrénie”. Dans un premier temps, les interviewés insistaient sur l’analyse, lucide, pointilleuse, basée sur des observations, qu’ils pouvaient faire des territoires contemporains : ils y reconnaissaient une nouvelle manière de vivre, de s’approprier les territoires, ils identifiaient la marque et la place majeure des stratégies économiques dans l’organisation des territoires, ils avalisaient le fait que de très nombreux français préfèrent vivre près de la nature, hors des nuisances et contraintes de la vie urbaine dense, ils acceptaient de regarder en face toutes ces réalités. Mais, dans un même temps, dans un second temps, ils disaient l’incapacité, au niveau du faire, au niveau des propositions à présenter aux élus locaux, de ne pas se référer à la “ville ancienne”, à la “ville d’hier”, pour se faire comprendre, pour tenter de faire adhérer à leurs propositions. Les anciens moyens de faire la ville montrent certaines limites Pourquoi, alors, un certain revirement est-il perceptible ça et là ? Il semblerait d’abord que nombreux maintenant sont ceux qui dressent le constat de ce qu’ils estiment être l’échec, plutôt l’impuissance des politiques urbaines menées depuis trente ans contre l’étalement urbain, et pour la constitution de centres urbains denses où tout le monde aimerait vivre, pour des continuités urbaines et pour un urbanisme haussmanien. Et devant cette impuissance, ces discours incantatoires, certains tentent de voir les choses en face, tentent de comprendre à quelles forces ils se heurtent, tentent de décoder les ressorts de cette ville qui se fait sans eux, malgré eux, qui leur “file entre les doigts”. Alors, pour être positif, pour pouvoir continuer à proposer, à convaincre, il faut avoir une meilleure connaissance du milieu auquel on a affaire, il faut avoir une vue plus objective des forces avec lesquelles il faudra composer, il faut se doter d’objectifs réalistes par rapport à la matière sur laquelle on travaille. Car à vouloir trop forcer un territoire à devenir ce pour quoi il ne peut pas être fait, on va d’échec en échec. Le constat est là. La voie alors proposée par certains consiste à connaître ces forces, à composer avec elles, à s’appuyer sur elles pour proposer des régulations, des arbitrages, concrets, faisables et réalisables, qui sont bien du ressort de l’aménageur urbain et du politique dans les choix qu’il fait. La posture est difficile. Elle est faite, à l’image de notre monde actuel, d’incertitude. Elle ne peut s’appuyer sur des modèles préétablis, des certitudes. Les idées directrices sont à construire. Une autre raison possible de ce revirement a trait au “succès” d’un certain nombre d’implantations urbaines, non totalement programmées par les autorités locales et qui rencontrent un très vif soutien de la part des populations. Centres commerciaux, multiplex de cinéma, regroupements commerciaux en périphérie, parcs de loisirs, sont plébiscités par les usagers. Cette attitude généralisée ne peut qu’interroger. On peut certes décrier cet attrait, critiquer l’ensemble de la population dans ses choix, mais cette attitude n’a qu’un temps. Au bout du compte, on ne peut que s’interroger, analyser les composantes et mesurer les conséquences de ces préférences des usagers : mobilité, libre choix généralisé des lieux de destination, hyperchoix, qui entraînent une certaine récession des centres anciens, une nécessaire redéfinition de leur rôle dans les structures territoriales, une interrogation profonde sur “la ville” et les évolutions globales à l’intérieur desquelles elle se modifie. Car, en effet, et c’est vraisemblablement un autre aspect de ce revirement, la ville n’est pas seule à osciller sur son socle. L’ensemble de notre société, au niveau mondial, tente de se redéfinir. Et cet environnement global, de remise en cause, de recherche de nouveaux fondements, entoure l’ensemble de la réflexion sur la ville, la facilite, la rend possible. Que retenir, alors de cet environnement général qui stimulerait la réflexion au niveau urbain, au niveau des territoires, dans lequel toute réflexion urbaine ne peut que s’insérer ? 201 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Nos sociétés sont en profonde évolution La société en quête de nouveaux repères D’abord, comme l’indique avec force Jean Viard, notre société n’a plus comme image fédératrice, comme idéal, l’idée de conquête. Depuis sa création notre monde assimilait progrès à conquête. L’extension des territoires, les conquêtes d’Alexandre le Grand, la découverte de l’Amérique, sont autant de référents qui ont profondément structuré nos esprits. Les extensions urbaines sont du même ordre. Or, depuis les premiers pas sur la lune, ce mythe est achevé. La conquête est terminée. Nous sommes désormais dans un univers clos, dans la planète terre, limitée à sa seule sphère. Cette planète représente une entité, unique, mais, désormais, seul lieu d’expression et de vie de l’ensemble de l’humanité. Cette révolution change tout. Nous ne sommes plus dans une civilisation de conquête, de découverte de l’inconnu, nous sommes dans la nécessité de gérer, d’organiser ce qui existe, les territoires, les hommes. En même temps que cet enfermement sur notre terre, c’est à l’effondrement des repères que nous assistons : quels projets collectifs, mondiaux, locaux, nous mobilisent encore ? Quelles utopies façonnent notre société ? Quelles sont nos nouvelles utopies ? Quels sont les repères collectifs ? Et au delà, nos sociétés sont-elles capables, précisément, de gérer notre terre, de la mener à bon terme ? Les débats sur l’écologie, sur le développement durable sont là pour rappeler constamment notre faiblesse globale à maintenir notre monde en bon ordre. La crise identitaire est donc profonde. Elle a ses répercussions, lourdes, sur l’ensemble des systèmes. Qu’en est-il pour l’individu ? Au niveau individuel, aussi, cette perte de repère pour le futur, l’absence d’utopies mobilisatrices a des conséquences. Quel regard porter sur l’avenir ? Une césure s’effectue alors entre différentes parts de la société. Pour certains, (Daniel Mercure) on assistera à un renforcement de tout ce qui est vécu au quotidien, dans l’immédiateté : l’”Ici et Maintenant” de certaines écoles psychanalytiques peuvent y trouver tout leur épanouissement. L’immédiat, l’instantané, la valorisation de l’imprévu et l’imprévisible de chaque jour qui vient et qui passe y est sublimé, on assiste à une recherche de la densité et de la richesse de chaque instant vécu, on est à l’affût des opportunités qui se présentent et on 202 sait s’en saisir. Pour les autres, au contraire, une peur de l’inconnu, de l’imprévisible, de tout ce que l’on ne peut cadrer dans un objectif futur bien déterminé, s’installe : on assiste alors à un repli sur soi, à la recherche d’une sécurité déjà vécue, identifiée, intégrée. L’ancrage local, la recherche d’un lieu personnel appropriable, la recherche nostalgique du clocher est survalorisée, est quémandée. Quelle définition donner alors au mot “lieu” ? Cette césure ne recoupe pas les catégories sociales, elle s’installe dans les diverses couches de la société. Elle explique un certain nombre de faits politiques. La mobilité modifie profondément les territoires et les sens des territoires Réciproquement, dans ce contexte restreint à la Terre, la mobilité a fait éclater toutes les limites. La mobilité est généralisée. Dans son corps, dans sa tête, en avion, en voiture, par Internet, chaque point du Monde est à tout le monde. On a accès à tout. Où que l’on soit, on peut joindre tout point de notre sphère. Certes, cette mobilité, composante essentielle de nos territoires et de notre vie actuelle, a ses laissés pour compte : c’est alors qu’Olivier Piron parle de “droit au transport”, au même titre que de droit au logement. Cette mobilité a aussi ses effets pervers de sélection sociale : en effet, plus on se déplace facilement, plus on choisit son lieu, ses lieux. Dans ce contexte généralisé de mobilité, les lieux, leurs significations, les “ancrages” qu’ils permettent ou suscitent sont en profonde évolution. Puisque l’on peut être partout, aller partout, choisir où l’on va, décider qui on veut voir ou ne pas voir, alors, le lieu, sa définition, les identités qu’on lui attribue ne peuvent que reposer sur des composantes à inventer. Ce lieu que l’on a tenté de “quitter” ou sur lequel ou s’appuie pour accéder à cette vie au choix, cette ville au choix, ne peut que revêtir alors de nouvelles définitions. De quels attributs peut il se parer maintenant ? La qualité même de l’idée de lieu doit être bousculée. Un système composé de mégapoles et d’une pluralité de villes moyennes et petites La mobilité étant une composante majeure de notre pratique et de notre appréhension globale des territoires, l’ancienne différenciation ville-campagne est à revoir. On peut habiter “à la campagne” et vivre en articulation étroite avec la ville, les modes de vie des “ruraux” et des “urbains” se sont De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle largement homogénéisés. Une métaculture commune se dessine, qui concerne l’ensemble des habitants de notre pays, et plus largement d’une partie du monde. Alors, coexistent à leur place, deux types majeurs d’implantations humaines, de représentation des territoires : les mégapoles, villes mondiales, lieux de la richesse économique, de l’échange, de la créativité, lieux de la décision, longuement décrites par Saskia Sassen, et le reste du pays, fait de villes moyennes et petites, sur lequel investissent les hommes pour donner du sens à eux mêmes, à leur existence, à leurs appartenances. Ces deux types de lieux coexistent constituant ce que Jean Viard et Pierre Veltz dénomment la société archipel. Ainsi, nous dit Jean Viard, “la figure de l’archipel semble bien caractériser notre époque : une mondialisation des économies, des savoir faire, des informations, des imaginaires et des cultures liées à un repli sur la sphère privée, la maison, le corps, le moi”. La ville archipel Au niveau des agglomérations, aussi, la figure de l’archipel a toute sa signification. Les territoires de pratiques contemporaines sont des systèmes de lieux choisis par les habitants pour mener leur vie comme ils l’entendent. Cette pratique leur permet de s’ancrer, de manière différenciée, dans diverses parties du territoire. Des identités multiples peuvent alors être revêtues par les usagers. La résidence devient le “pivot” à partir duquel chacun organise les nombreux sites auxquels il veut appartenir, composant lui même ainsi les différentes mixités qu’il a envie de partager avec d’autres. Le territoire, alors, se recompose ; les lieux sont complémentaires les uns des autres et non plus hiérarchisés les uns par rapport aux autres. Centres anciens, centres commerciaux, lieux du travail, lieux de détente et de loisirs, campagne, sont autant de lieux qui constituent l’offre globale au service des habitants et des acteurs économiques. Chaque lieu est choisi par les usagers pour sa spécificité et pour ses qualités propres : très grossièrement, le centre ancien pour ses valeurs patrimoniales, le centre commercial (et ses espaces de récréation), pour sa modernité, les espaces de loisirs pour la qualité de détente qu’ils offrent, les espaces résidentiels pour leur rapport à la tranquillité et à la nature,... Une ville archipel se constitue alors, faite de pleins et de “vides”, les “vides” contribuant alors largement à la lisibilité de l’ensemble. La ville du temps Si la mobilité évolue et recompose la notion de lieu, la “ville du temps” ne peut qu’affecter profon- dément cette même notion. Les rythmes quotidiens, hebdomadaires, mensuels et annuels de la population sont en constante évolution, en se différenciant suivant les âges des usagers. Les heures d’ouverture des magasins ne cessent de s’étaler, les horaires de travail sont souvent “à la carte”, on prend ses vacances en plusieurs semaines réparties tout au long de l’année,... On peut choisir les moments pendant lesquels on souhaite faire telle ou telle chose. Bison futé, en nous indiquant les heures saturées nous incite à décaler notre départ en week end, les heures de pointe des transports dans les grandes agglomérations occupent une plage de plus en plus grande... On assiste à une individuation croissante des pratiques sociales. Le temps est maintenant quelque chose que tout un chacun gère. Comme le remarque François Ascher, nous sommes dans l’ère des agendas électroniques. En Italie, se réunissent régulièrement les “conseils urbains du temps”. Ce phénomène agit dans le même sens que la mobilité. On assiste à un élargissement du champ des possibles, du champ des choix. Que devient, encore une fois, la notion de lieu dans ce contexte ? Ceux ci peuvent avoir des utilisations contrastées dans le temps, ne pas être appropriés par les mêmes usagers à différents moments, se voir attribuer des identités contrastées par les uns puis par les autres. La notion de lieu se doit d’évoluer. Le monde du travail se modifie Le monde économique évolue, lui aussi, fondamentalement. Depuis quelques siècles, le travail a structuré la vie sociale. Il permet (a permis ?) à l’individu de se positionner, d’appartenir à un milieu, voire d’habiter dans un quartier où il retrouve ses proches. Tout ceci n’était pas sans ambiguïtés, mais le travail structurait la vie sociale. Nul ne peut ignorer les bouleversements profonds qui surviennent au niveau des structures économiques. La mondialisation, la concurrence entre grandes firmes, le poids des marchés financiers par rapport aux activités de production, l’externalisation croissante des activités bouleversent le monde du travail. Le chômage, le maintien, à un très bas niveau de certains salaires en sont certaines des conséquences les plus dramatiques pour l’individu. Dans cet environnement, nombreux sont ceux qui ne croient pas au retour du plein emploi, et qui prédisent, alors, le déclin de la place du travail comme élément structurant de notre société. Alors, le travail participerait dans une moindre mesure à la construction de l’appartenance ? Pour Olivier Mongin et Guy Aznar, il va se produire une “réinvention du travail et non la fin du travail”. Le travailleur du futur serait alors 203 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle une personne autonome, un polyactif et un networker. Il se construirait une vie à trois temps : une vie liée au secteur productif, une autre liée au secteur social et enfin, il se réserverait un temps pour lui même, pour la créativité et pour le savoir. Le temps hors travail ne cesse d’augmenter Parallèlement à l’évolution des modes de travail, les temps libérés, les temps de loisir ne cessent d’augmenter. Vies familiales sous leurs multiples formes, vie associative, sportive, flânerie dans les rues du centre ville ou bien dans les centres commerciaux, détente dans des parcs ou à la campagne, voyages en fin de semaine ou bien pour des séjours de plus ou moins longue durée, prennent une place sans cesse croissante dans la vie de tous. Très globalement, les motifs en sont les satisfactions de l’affect, des sens ou bien encore l’épanouissement du corps. Nos structurations urbaines risquent d’en être profondément affectées. Alors que celles-ci ont depuis longtemps été pensées autour du bipôle “domicile - travail”, une autre composante, désormais prééminente en termes de nombre de lieux et de quantité de déplacements est en train de se dessiner. La prise en compte des temps et lieux du temps libre risque de modifier fondamentalement l’appréhension que nous pouvons avoir des territoires urbains et de ses futures nécessaires restructurations. La montée de l’individu entrepreneur On voit bien, derrière tous ces faits, se dessiner une césure, non pas, de nouveau entre classes sociales, mais, à l’intérieur d’elles mêmes, entre les “individus-entrepreneurs” dont parle Robert Rochefort et ceux qui n’en ont pas les capacités, la volonté ou la culture. Emmanuel Letourneux est péremptoire sur cette question. Il prédit un avenir beaucoup plus facile pour le jeune des banlieues (des filous, dit-il, mais des filous qui “ont les crocs”, qui se débrouilleront toujours, qui ne baisseront pas les bras et qui survivront), que pour le jeune bourgeois, bardé de diplômes, mais peu habitué à se battre. Cette montée de l’esprit d’entreprise, du dynamisme individuel sur lequel reposerait la “survie”, n’est pas indépendante d’une montée de l’individualisme, noté depuis un certain temps déjà. L’“autonomie de soi”, dont parle Marie Christine Jaillet, monte en puissance, se répand, et s’érige en nécessité pour survivre actuellement. Elle a pour corollaire un moindre contrôle des groupes sur leur proximité. Mais elle génère aussi des laissés pour compte. 204 Conclusions Comment, alors, faire société ensemble ? Une première question, sous jacente, est alors la suivante. Etant donné ces divers mouvements de fond qui structurent et dynamisent notre société, comment faire société ensemble ? Les lieux qui constituent les territoires des pratiques contemporaines, sont des lieux multiples et variés, des lieux d’usage et de représentation, choisis par la population. Ils sont dispersés et sont recomposés par tout un chacun afin d’organiser une multitude de territoires d’appartenance personnels. Comment être citoyen sur chacun des lieux ainsi choisis ? comment participer à l’évolution tant des lieux dans lesquels on réside que dans ceux où l’on travaille, où l’on se divertit, où l’on se détend, où l’on fait ses achats, où l’on a ses racines ? Comment être concerné et participer à l’ensemble de la structuration de ces sites ? Au-delà des lieux et avec ces mêmes lieux, penser la ville de demain On l’a noté tout au long de cet article, les “lieux” sont profondément questionnés par ces évolutions globales de la société. Le “décollage” entre la réalité physique des lieux et leur pratique et représentations que nous nommons territoires contemporains, pose fondamentalement la question des lieux : lieux de résidence où l’on recherche avant tout la tranquillité, le rapport à la nature, et qui constituent un pivot à partir duquel on cherche à rayonner dans l’ensemble du territoire ; lieux questionnés par le libre choix qu’ont les usagers de pratiquer ceux qui leur conviennent le mieux (donc lieux en compétition, en complémentarité, qui tous, en eux mêmes, doivent répondre à une haute qualité) ; lieux qui peuvent revêtir tout au long de la journée, de la semaine, de l’année, des identités différentes, accueillir des populations et des activités différentes : certains vivront 24 heures sur 24 alors que d’autres seront épanouis à n’être fréquentés que quelques heures par jour ; lieux extrêmement fréquentés alors que d’autres seront recherchés pour leur intimité ; lieux de l’éphémère, de la modernité, en complémentarité à des lieux de mémoire, du temps long de l’histoire de la ville... Tous ces lieux sont juxtaposés dans la ville archipel, forment système et sont recherchés, chacun, pour leurs qualités propres, pour leur spécificité et leur individualité. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Comment alors, penser une ville qui tienne compte de tous ces lieux dans leurs diversité et leurs complémentarités ? Cela ne se fera pas en tentant de revenir uniquement aux structures anciennes, on l’a vu, mais en s’appuyant sur ces nouvelles dynamiques, en les faisant agir dans un sens souhaité et à inventer. Dans un même temps, il est nécessaire de se situer sur l’histoire pluriséculaire de notre société et profiter de ses acquis, de sa culture. Pour qui et au nom de quelles valeurs proposer alors des objectifs et des actions ? Quelles seront les occasions (et non pas forcément les lieux) d’édification du lien social et de quelle nature serat-il ? Quels en seront les promoteurs et les chevilles ouvrières ? En tout état de causes, la ville ne pourra se faire durablement sans composer avec les forces et les valeurs qui agissent profondément sur elle. 205 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle La ville et son double : réflexion autour de “La ville émergente”1 Jean-Loup Gourdon2 Urbanologue Plan Urbanisme, Construction et Architecture Direction de l’Urbanisme, de l’Habitat et de la Construction “La ville émergente”, livre publié par Geneviève Dubois-Taine et Yves Chalas (Ed. de l’Aube, 1997), est d’abord le compte-rendu et la synthèse d’un séminaire tenu en 1996 au “Plan Construction et Architecture”3. La façon dont s’y trouve abordée la forme dominante du développement urbain contemporain n’est pas si limpide qu’il ne soit utile de se demander s’il s’agit d’un essai d’utopie libérale, d’une théorie du laisser-faire urbain, ou de la poursuite d’une interrogation de fond sur l’évolution de la forme urbaine. Les réflexions qui suivent ont pour objet, tout en faisant ressortir certains éléments intéressants de ce livre, d’éclairer ses fondements et perspectives parfois simplificateurs. 1. La ville et son double “Ville d’hier” ou “ville émergente”, ville fermée ou ville ouverte, dans les murs ou hors les murs, établie ou précaire... La ville a toujours été les 1 (Article reproduit avec l'aimable autorisation de la revue Flux, revue du GDR-Réseaux, LATTS/ENPC, N° 30 Octobre-Décembre 1997). 2 Une trentaine d'articles dans Urbanisme, Metropolis, Etudes foncières, Le Moniteur, H, Le Monde, Libération, Flux... Ouvrages collectifs en codirection : “Ville, espace et valeurs” (L'Harmattan, 1995), “Ville et Transports” (Plan urbain, 1995), “Du faubourg à la ville” (en préparation)... Thèmes de travail : économie de l'aménagement/économie de la forme urbaine, la rue... 3 Direction de la Construction, Ministère de l'Equipement des transports et du Logement deux à la fois. Opposer les représentations n’est donc pas un enjeu pour un débat. Romulus et Remus, fils jumeaux de la Louve, sont les faces de cette réalité double déjà présente dans la cité antique, Romulus le fondateur en traçant l’enceinte, Rémus, le transgresseur en la franchissant. N’est-ce pas pourtant Romulus lui-même qui, dès la ville fondée, ouvre aux portes de Rome un territoire d’accueil pour tous ceux qui se présentent : l’asylum, “sorte de hameau ou de faubourg où les cabanes se bâtissent au hasard et sans règles” (Fustel de Coulanges). Et dans les miniatures des Riches Heures du Duc de Berry, qui n’aperçoit à la fois les champs où se profilent, silhouettes gracieuses, les rangs de faucheurs et les botteleuses, mais surtout, au pied des remparts, le tangentement d’une grappe de maisons qui à elles seules figurent les faubourgs, parfois très étendus, même au Moyen Age ? Ces quelques images héritées de nos leçons d’histoire ne sauraient cependant tout dire à elles seules, les choses, comme toujours, étant plus compliquées, et les périodes concernées immenses. Ainsi, au début du Moyen Age, c’est la campagne qui est structurée, économiquement, socialement, institutionnellement, avec l’enchevêtrement des liens féodaux et des domaines seigneuriaux et serviles. “La ville qui grandit à son ombre”4 n’étendra Cf. le livre collectif de Sansot P., Strohl H., Torgue H., Verdillon C. 1978, L'espace et son double, De la résidence secondaire aux autres formes secondaires de la vie sociale, Editions du Champ urbain, dont s'inspire l'ensemble de ce paragraphe. 4 207 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle son emprise qu’à partir du quinzième siècle : alors, les bourgeois acquerront peu à peu sur les paysans l’autorité des seigneurs grâce à leur politique d’achat des terres. En fin de compte, ce qui importe, au Moyen Age comme à toute époque et à la nôtre, est l’existence même d’espaces antithétiques et même d’idéaux contradictoires. Ville/campagne, travail/loisir, résidence principale/résidence secondaire, semaine/week-end, enfance/vie active/retraite, etc. A quoi servent et que signifient ces différenciations objectives autant qu’imaginaires, ces localisations et temporalisations concrètes autant qu’existentielles : “recherche de formalisation de l’autre dans l’un” ? Identification des traces et des bases fondatrices d’un monde qui n’est pas achevé... ? Du développement urbain, une expérience millénaire nous révèle répétitivement la double période : régulations et limites, puis débordements. Nouvelles règles et limites, puis de nouveaux débordements, etc. La science des gouvernants trace des bornes et des règles dont ils devinent qu’elles sont appelées tôt ou tard à être dépassées. Instables, contradictoires sont les conditions mêmes du développement de la ville, qui confirme et déstabilise à la fois les deux valeurs relatives que son double mouvement s’emploie à susciter : valeurs établies de “l’intérieur”, valeurs de marge de “l’extèrieur” (réinvention, innovation, création de valeur à partir de rien, etc.). Ainsi les limites fixées par le pouvoir sont-elles plus temporelles que territoriales : aux nouveaux arrivants de se faire de la place ; on verra plus tard... Certes, au premier abord, les banlieues, bien qu’elles représentent l’essentiel du territoire urbanisé, “semblent n’offrir prise à aucune théorie d’ensemble”5. Cependant, la diversité même de leurs formes est en elle-même un enseignement, même si elle rend plus complexe la question de leur relation à la ville : banc d’essai, absorption, articulation, concurrence mimétique, ignorance ou conversion réciproques, opposition... ? Introduisant un séminaire sur la micro-production de la ville6, Evelyne Perrin soulignait que les faubourgs ont souvent accueilli aux marges de la ville toute une série d’activités qui lui étaient nécessaires : artisanat, petites industries, réparation, activités nuisantes ou “sales”; maraîchage, jardins ouvriers, relations du rural à l’urbain ; petits commerces, cafés, hôtellerie, restauration ; adossés à des jardins, des maisons de rue en bordure des Malverti X.(dir.) 1996, Banlieues, Les cahiers de la recherche architecturale N° 38-39, 3è trim. 1996, éd. Parenthèse 6 In Du faubourg à la ville, séminaire du Plan urbain, cinquième séance, juin 1996 5 208 nationales, des ateliers, garages, logements modestes loués à prix bas et sans confort pour premiers arrivants, etc. “Il ne s’agit pas d’ériger en modèle une forme historique particulière de la formation et de l’extension des villes mais, tirant le meilleur parti de la métaphore du faubourg, de soulever plusieurs questions. Quels espaces tiennent aujourd’hui la même fonction que les faubourgs ? Quelles morphologies sont le plus propices à l’accès à l’économie, ou à l’innovation et à la création d’activités ? De quels aspects de gestion urbaine relève ce foisonnement de micro-initiatives économiques, résidentielles ou culturelles ? En quoi ces espaces mineurs (marges, creux, interstices, selon Jean Rémy7) participent-ils à l’atmosphère culturelle de la ville et à sa capacité d’innovation économique ?” 2. Une interrogation de fond A cet égard, le livre dirigé par Geneviève Dubois-Taine et Yves Chalas est riche de questions qui s’inscrivent déjà dans un long débat francoaméricain (Melvin Webber, Jean Gottmann, etc.), que Françoise Choay a fait connaître en France de multiples façons8. En même temps ce livre, disonsle d’emblée, semble placé sous le signe de l’ambivalence et fonctionner sur deux plans. Un plan de recherche et de débats autour d’une “volonté de décrypter” des territoires urbains “en train de se former en cette fin du vingtième siècle”. Un plan de proclamation et de légitimation de ce que représenterait, par rapport à la “ville d’hier”, une “ville émergente”... Position surprenante dans une démarche de connaissance, position par ailleurs nuancée, au moins contredite en principe d’entrée de jeu : “dire ce que serait le “nouveau modèle” de la ville serait illusoire”. Quoiqu’il en soit, la présence d’entrepreneurs (directeurs d’hypermarchés et de multiplexes, promoteurs, etc.) a dans ce séminaire un statut mal défini, dans la mesure où leur discours est gratifié d’une sorte de caractère d’infaillibilité, par la raison qu’une erreur de leur part dans leurs choix d’investissement “signifierait la faillite de leur entreprise”. Appréciation qui ne vaut que pour le petit périmètre des emprises et les 7 Rémy J., Voyé L. 1992, Vers une nouvelle définition de la ville, L'Harmattan, Paris, 1992. 8 Notamment dans un remarquable article : Choay F. 1994, “Le règne de l'urbain et la mort de la ville”, in La Ville, Art et Architecture en Europe 1870-1993, centre Georges-Pompidou. Texte de référence. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle durées des risques encourus : deux à trois ans pour le risque de promotion d’un nouveau village ; faible durée d’amortissement d’un hyper ou d’autres entreprises, qui quitteront la place dès que des signes de fléchissement les préviendront de le faire... Par qui, par quoi seront-ils remplacés ? Telles ne sont pas les dimensions spatio-temporelles, et surtout sociales, économiques de la ville. Le véritable risque est pris par les collectivités locales. Et par les acquéreurs : quinze ans de remboursement lourd et de réparations d’un bâti souvent déficient, et la revente difficile à ce terme en cas de nécessité, sauf perte de 30 % de la valeur patrimoniale... La synthèse objective de Geneviève DuboisTaine, en introduction, rend compte d’exposés n’allant pas nécessairement dans le sens des orientations initiales très volontaristes du séminaire. Ainsi se trouve justifié a posteriori le propos, non pas “d’affirmer un tout cohérent”, mais d’essayer de “révéler quelques traits qui semblent précurseurs de changements de fond de notre société et de la “ville” qui l’abritera”, ainsi à propos du rapport entre nature et ville, du bouleversement du rapport ville-campagne, etc. Certes “le temporaire, le transitoire, l’éphémère” y accèdent-ils au rang de valeurs majeures, de même que la figure du “labyrinthe”. Quant à la préoccupation de ce qu’on appelle “développement durable”, elle n’encombre pas exagérément la réflexion sur cette “ville émergente”, qui n’a que faire des espaces délaissés, des discontinuités, des failles et des vides qui, bien au contraire, la composent aussi”... Autre valeur promue, la mobilité pour elle-même, laquelle nous offrirait une “ville au choix”, voire un “hyperchoix”, dont le menu fonctionnaliste, avouons-le, ne déclenche pas le désir fou : “Le territoire serait une série de lieux de destination (quartier résidentiel, secteur commerçant, lieu de travail... composant, à la grande échelle, c’est-à-dire à l’échelle de la voiture, une ville mixte, riche, au choix)”... 3. Banc d’essai moderne du plan libre, “ils utilisent les couleurs, les graphismes, les sigles, avec maladresse souvent, innocence parfois, mais toujours avec optimisme... C’est un terrain vierge à explorer, traversé parfois d’éclairs de génie”. Et de constater : “C’est un raz de marée... Aucune ville n’y échappe... Posséder une telle zone, c’est attester du dynamisme de son économie, donc de sa qualité de vie !”. Pour l’auteur, “il est évident qu’il existe un rapport entre la protection des centre-villes et la métamorphose des périphéries. Plus la ville se fige, plus la banlieue explose” Entre protection du patrimoine, considérée négativement, et développement des entrées de villes, marquées positivement, il y aurait “connivence, complicité”. Au-delà de sa part de vérité, ce constat doit être modéré en soulignant d’abord que les aménagements seraient moins ravageurs si les terrains à construire étaient eux aussi considérés a priori comme un patrimoine, riche des réalités sociales et physiques antérieures, porteurs de ressources naturelles, géographiques, historiques, humaines, préexistantes, sans parler du voisinage immédiat de l’économie agricole, – et non comme un “bien intermédiaire” destiné à entrer dans la fabrication d’un centre commercial ou de tous autres “produits finaux”, par l’effet d’une sorte de logique industrielle qui fait de l’espace une “matière première” privée de valeur en soi, ne la trouvant que dans sa transformation, et faisant de toute superficie non utilisée un déchet. Il faut également souligner que la spécialisation automobile de la voirie rapide et de ses appendices d’une part, la prégnance réglementaire du zoning d’autre part, n’ouvrent pas d’autres possibilités. Enfin, des débuts pauvres, inesthétiques, brouillons sont souvent la marque inévitable du dynamisme d’un développement urbain, sa signature “pionnière”10. S’ils ne doivent pas faire l’objet d’un rejet au nom d’une idée rigide et élitiste de la ville, l’économie d’un développement qui ne vise pas la friche comme avenir implique un principe permanent de réorganisation physique de l’espace et de réinvestissement immobilier, dont le système de la rue, rappelons-le, détient les mécanismes11. Il y a dans les banlieues, dit Emmanuel Letourneux, “la possibilité d’émergence de choses Dans cet ensemble, réunissons d’abord quelques interventions centrées sur l’idée de banc d’essai, d’émergence, de laboratoire... “Lieux d’initiation à la nouveauté” (Y. Chalas), les “hangars décorés” (Venturi) des périphéries sont pour Patrice Goulet “des objets passionnants”. Séparant le faire et le paraître, selon l’art Cf. Gourdon J.-L. 1987, “Des boulevards pour l'an 2000”, Urbanisme n° 217, janvier 1987. Tous ces constats mettent d'ailleurs en évidence les contradictions des politiques et réglementations récentes sur les “entrées de ville”. 11 “La banlieue”, soulignons-le, assimilable à et par la ville, – ce que n'est pas l'espace de la vitesse automobile et de l'éparpillement urbain. La sub-urbia n'est pas l'ex-urbia. 9 10 209 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle qui ne peuvent pas émerger dans les centresvilles”. Les ressources de la banlieue12 sont ainsi la facilité d’accès à l’espace (le coût du mètre carré n’est pas le même), la possibilité pour tout un tissu associatif de prospérer, la fluidité des cadres d’identification aussi bien personnels que sociaux. L’existence de solidarités. D’une façon générale, “les périphéries des grandes villes ont cet avantage qu’elles participent complètement”, par leur proximité, “du mouvement de la modernité” (?), et aussi parce que “maltraitées, elles laissent en place des espèces de friches, aussi bien des friches matérielles géographiques, que des lacunes dans l’organisation de la vie sociale et de la vie culturelle ou familiale”. Cependant, l’’instable, le transitoire, ne sont pas des valeurs en soi sur lesquelles fonder la ville, comme il est posé sans doute un peu vite en introduction de l’ouvrage. Il en est de ces ressources, paradoxales ou ordinaires, comme de toute autre : les capacités de s’en saisir sont variables et aléatoires. Les “chances” d’avenir du petit débrouillard de la cité revendeur de shit montré en exemple, par opposition au jeune diplômé sans projet des classes moyennes urbaines, sont autant de “rebondir” que de se tordre le pied et d’aller en prison. La suburbia, un “laboratoire de l’urbanisme” ? La suburbia n’est pas en soi un phénomène nouveau, nous dit Sébastien Marot : “Aussi loin que l’on trouve des villes dans le passé, on trouve aussi des banlieues... Spécifiquement “suburbains” furent, à diverses époques, certains dispositifs, équipements, établissements ou pratiques, non seulement de loisirs, mais aussi de travail, de production, de méditation, etc.” Ainsi “l’histoire de la villégiature et des grands jardins conçus à l’époque classique” est particulièrement illustratrice des “occurrences où des projets suburbains ont été aux avant-postes des pratiques d’aménagement”. Nous voici donc invités à considérer ces structures paysagères suburbaines comme “les authentiques ateliers où furent initialement expérimentées et mises en oeuvre les diverses techniques (de tracé, de plantation, d’adduction, de nivellement, de décoration et de scénographie...) qui devaient être mobilisées ensuite pour l’embellissement des villes et l’aménagement du territoire”. 4. Figures de la “ville émergente” S’agirait-il d’opposer la “ville d’hier” et la “ville émergente”, la seconde devant, au nom d’on ne sait quel fatum (“irrémédiablement” p. 239), ni de quelle autorité (“infailliblement” p. 265), succéder à la première ? Il est vrai que la répétition des termes fait parfois fonctionner la comparaison comme un slogan. En fait, cette “ville d’hier” n’est rien d’autre qu’une création de l’imaginaire urbain12, construction idéaliste plaquée par certains professionnels de l’urbain, sociologues, architectes ou urbanistes peu amateurs d’histoire. La “ville-mobile” est l’une des six figures13 sous lesquelles est présentée la “ville émergente”. Contrairement à ce qui est affirmé, la pensée urbaine n’a eu aucun mal à penser “l’interrelation ou l’interaction sur le fond du mouvement avec l’habiter”, car voilà plus de cent cinquante ans qu’elle est théorisée par Cerda sous le concept de “viabilité universelle” avec la figure répétée à l’infini du couple mouvement-séjour, depuis les couloirs des habitations jusqu’aux voies “transcendentales” qui traversent les villes et les continents. A cette théorie, la forme millénaire de la rue, où le circulé est construit et le construit circulé, offre d’ailleurs un modèle dont on ne sache pas à ce jour qu’il soit dépassé. Pour Braudel, Thomas Reggazzola, et d’autres14, la mobilité est fondatrice de la ville. Or il s’agirait d’une nouveauté radicale, constitutive de la “ville émergente”... N’aurait-il pas mieux valu parler de formes nouvelles de la mobilité, appelées à faire place demain à de nouvelles encore ? Quant au “nomade”, auquel la “ville émergente” offrirait une “revanche” (?), voilà bien un de ces termes dont un emploi excessif oblige ici à préciser la notion. Au nomade en tant que personne est associé, comme on sait, un campement mobile et un territoire extensif et pauvrement pourvu de ressources, fort éloignées de surcroît les unes des autres . Le fait de parcourir cet espace à grande distance et à grande vitesse pour rejoindre finalement un campement fixe n’assimilerait-il pas davantage l’habitant de la “ville émergente”, plutôt qu’à un “nomade”, à un “sédentaire” quotidiennement mobilisé à l’excès ? Sous la figure de la “ville-territoire”, l’une des configurations qui se dessinent vise “l’étendue ter- Chalas Y., 1989, “L'imaginaire aménageur ou le complexe de Noé”, Les Annales de la recherche urbaine N° 42. 12 210 13 Avec celles de ville-nature, ville-territoire, ville polycentrique, ville au choix, ville vide. 14 Cf. Villes et transports, séminaire du Plan urbain, t. 1 et 2, 1994. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle ritoriale à l’intérieur de laquelle tout le monde est en mesure de faire ce qu’il a à faire quotidiennement... en une journée ... à savoir, se loger, travailler, consommer et se divertir, en se déplaçant d’un pôle à l’autre de ces fonctions”. Ce qui valoriserait alors de façon radicalement nouvelle ce schéma de vie quelque peu fonctionnaliste serait la capacité de l’accomplir “toujours plus loin dans l’espace”. Quant au bénéfice à retirer de distances “toujours plus vastes”, on ne le dit pas... “La ville au choix” : Excepté le fait que beaucoup de kilomètres sont nécessaires à la parcourir, qu’est-ce qui caractérise donc cette “nouvelle culture urbaine fondée sur le libre choix” dont témoignerait “cette femme qui choisit un dentiste là, une boulangerie ici, une galerie marchande ou une boutique ailleurs” ? Ne fait-on pas depuis toujours ainsi en ville? N’est-ce pas le propre de la ville de “déterritorialiser les rapports sociaux” ? D’offrir les possibilités de l’anonymat mises en évidence depuis l’école de Chicago, encore explorées de nos jours par Colette Pétonnet ? 5. Qui veut faire l’ange fait la bête Au total, la variété et l’intérêt fréquent des angles d’approche de ce dossier sur notre forme dominante d’urbanisation ne parviennent pas à en cacher deux importantes lacunes. La première est l’absence de tout développement sur le mouvement et les moyens de déplacement. Aurions-nous des ailes ? Une telle oblitération rapproche cette démarche de celle du rapport Mayoux sur le développement de l’habitat individuel, lequel ne consacrait aux transports qu’une faible page (sur quatre vingt-huit...) : un comble au regard de développements sans fin sur la “ville-mobile”... Deuxième lacune : la formulation d’une problématique autour de laquelle ordonner et cerner les questions de travaux à venir, et sans laquelle nul débat ne pourrait se développer (cf. pour les mêmes raisons sans doute, l’absence de suites données au rapport Mayoux). Le thème de la “Ville émergente” ne risqueraitil pas alors de fonctionner comme une construction idéologique, expression d’une sorte de néo-fonctionnalisme au service tout à la fois de l’étalement urbain, du syndrome voirie-voiture et de la dispersion informe du bâti ? De la construction d’une illusion, disons d’une utopie, le séminaire livre en effet quelques indices. C’est d’abord l’absence flagrante de dimension historique, exceptée l’intervention de Cynthia Ghorra-Gobin, présentée plus loin : l’exemple de l’Amérique (celle de Los Angeles et non celle de New-York) comportant l’éventualité, évitée en l’occurrence, de faire aussi fonctionner encore plus fort l’utopie. Or, l’avenir d’une innovation réside dans son rapport même à l’histoire. Plutôt qu’à une “fin de l’histoire”, c’est évidemment à une tentative incessante de son effacement qu’il faut réellement prendre garde... Second indice, l’ouverture sans arguments aux catégories de “l’éphémère” et du “vide”. Certes la ville est faite de plus de vide que de plein, les bâtiments eux-mêmes n’étant que des enveloppes. Mais le vide en soi n’est pas plus une garantie pour la ville que pour l’espace naturel ou cultivé, dont seule une économie peut soutenir l’existence. C’est pourquoi le “vide”, c’est bien, mais ce n’est pas suffisant (sauf à prendre pour référence fondatrice le “Trou” autour duquel s’édifie la société soviétique, aujourd’hui en ruines, des “Hauteurs béantes” d’Alexandre Zinoviev)... Ne faut-il pas s’interroger sur le rôle idéologique de ces catégories de “l’éphémère”, du “vide”, du “non-lieu” (Melvin Webber) ? Ne seraient-ils pas les prodromes nihilistes autant que décadents d’un formidable et définitif “emparement” des territoires, réduits à n’être plus qu’une superficie-support pour la mise en oeuvre capitaliste, “sans nom, sans lieu, sans bornes”, des mécanismes matériels et préréglés du loisir, de l’habiter, du circuler, du consommer ? Après la “Cité radieuse”, mère des grands ensembles, viendrait-il un temps de la “Ville émergente”, fileuse de kilomètres ? Le “vide”, c’est bien, mais il est à parcourir... Le troisième indice du tissage d’une illusion serait l’investissement du champ esthétique et l’usage surabondant autant que forcé de la métaphore artistique, notamment dans le domaine des références picturales. Il faut donc rappeler que dans le monde des formes utilitaires, qui est aussi celui de la ville, le cheminement vers la beauté est d’un ordre différent de celui des oeuvres créées. Certes ces deux mondes communiquent dans l’univers des signes, à la manière du dialogue institué par Bruno Fortier15, dialogue non dénué d’ailleurs du double risque d’une hypostasie de la ville et de son exclusion du champ expérimental. Mais il y aurait une très grande naïveté à calquer ou superposer les processus. Et surtout une très grande méconnaissance, et(ou) de la ville, et(ou) de l’art. 15 C.f. Fortier B., 1995, L'amour des villes, Mardaga, IFA, 1995. 211 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle L’avertissement de Pascal vaut encore : “qui veut faire l’ange, fait la bête”. Combien, parmi ceux qui verraient se dessiner la ville au travers des visions d’un Malevitch ou d’un Kandinsky accepteraient pour eux-mêmes, pour les formes immédiates de leur vie, leur corps, leur espace existentiel, des confusions de ce type ? Il y a fort à parier d’ailleurs que bon nombre d’entre eux, qui évoquent avec tant de facilité la “dispersion”, le “nomadisme”, le “transitoire”, le “chaos”, le “vide”, habitent en centre-ville, dans des appartements bien rangés. Que les choix qu’ils font pour eux-mêmes ou leurs enfants eu égard à l’acquisition de diplômes ou l’occupation d’emplois stables ne sont pas vraiment de l’ordre du “transitoire” tant prôné. Et il serait surprenant que ces mêmes thuriféraires de “l’éphémère” soient, en ce qui les concerne, tout à fait ignorants des conditions concrètes et durables de valorisation d’un capital social, culturel, et même immobilier... 6. Vers un questionnement Malgré ces travers, ce livre fournit des éléments pour une problématique dont la définition pourrait être formulée autour de premières questions comme : économie de la forme urbaine, ville-territoire, projet social. a. Forme et économie de la forme urbaine Geneviève Dubois-Taine attire l’attention sur le fait que “les urbanités qui se regroupent autour des centres commerciaux sont... simples à produire”, par comparaison avec “les entreprises compliquées” que sont les “opérations d’aménagement” (référence faite à la Défense, à son projet de “Complexe d’échanges”). “Une fois réalisées, on revient très difficilement dessus, tous les vingt à trente ans”. D’où la préoccupation, tout en confirmant la liberté et la facilité des implantations, d’une “intégration” des “centralités produites par le privé”, la nécessité de trouver des “articulations”. A Rezé, nous dit Philippe Bataille, tout se passe comme si l’existence même d’un centre commercial, situé en quasi-contiguïté du bourg et attirant une population importante de l’aire urbaine et des Rezéens – était “niée”. Longé par un système d’axes et de lieux remarquables, partie intégrante de la perspective historique, ce centre n’apparaît pas lui-même ni n’est mentionné dans le dossier 212 d’un concours. Est-ce bien la route qui constituerait “une coupure visuelle irrémédiable”, ou le centre commercial qui se serait “distrait” de l’espace environnant ? Autant l’un que l’autre sans doute. Posons surtout ici l’hypothèse d’un effet de redoublement généralisé, de singularisation mimétique, dont la voirie spécialisée engagerait le processus. Ainsi l’autonomie de la voirie engendre celle des lieux d’habitation, “nouveaux villages”, centres commerciaux, parcs industriels, centres de services et d’administration, etc., chacun ayant sa logique de construction et sa viabilité propres. Comme le dit ailleurs Philippe Panerai : “l’excès de fonctionnalisme des aménagements de voirie stimule l’excès de formalisme des constructions pour entraîner la dislocation du tissu et la perte de la forme urbaine”16. Au dernier bout de la chaîne, la difficulté d’intégrer ces éléments autonomes trouverait auprès des rhétoriciens du “chaos” les éléments de formulation et de “validation” du désordre établi. Bruno Fortier souligne de son côté l’incertitude formelle du développement urbain contemporain... “Aucune règle descriptible ne paraît avoir émergé qui permette de manipuler, encore moins de stabiliser une grammaire morphologique fondée sur la distribution d’objets architecturaux séparés”. Dans ces conditions, peut-on faire l’économie de l’économie ? N’y a-t-il pas une nécessité à organiser l’espace et quels seraient les principes d’une telle organisation : articulation, assemblage, homogénéité ou hétérogénéité des échelles ? La voirie rapide et ses appendices (voies de raccordement, rondspoints...) doit-elle rester un élément distinct ou au contraire un élément constituant de la composition d’ensemble ? Les éléments matériels d’une organisation complexe peuvent-ils fonctionner entre eux indépendamment de l’existence d’une forme générale qui les intègre et les articule au fur et à mesure de leurs formations, développements et transformations respectifs ?17 Enfin, l’économie de l’espace formé doit-elle relever d’un mode de gestion patrimoniale ou de gestion de capital, selon la formulation qu’en a faite Yves Barel18 et les développements récents donnés à cette approche par Yves Janvier19. Panerai Ph., 1993, “Forme urbaine, voirie et architecture”, in DVA, enjeux et réflexions, Cetur. 17 Cf Gourdon J.-L., 1997, De la voirie à la rue, Urbanisme N° 292, janvier-février 1997. 18 Barel Y., 1981, “Modernité, code, territoire”, Annales de la recherche urbaine N° 10-11, 1981. 19 In L'aménagement en questions, sous la direction de Claude Martinand et Josée Landrieu (François Baraize, Yves Janvier, Michel Lacave, Mireille Lacave-Allemand, Olivier Piron, Thierry Vilmin), DAEI, ADEF, Paris 1996, 242 p. 16 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle b. Ville et territoire ou ville-territoire ? Une première configuration de la relation entre ville et territoire apparaît dans la forme de ville-territoire. Il s’agirait de territoires de contiguïté du bâti et de terres cultivées souvent de haute valeur (vignes, horticulture) dans un contexte de haute valorisation foncière, qui semblent concerner des situations territoriales exceptionnelles à niveau économique élevé comme celle de la Suisse, la région des Lacs en Italie, ou la région niçoise, etc. Espaces resserrés faits de continuités urbaines, de cultures, d’activités, étroitement imbriquées et articulées selon une très grande économie d’espace et une grande finesse des articulations viaires. Il s’agit là d’exemples de combinaison et de coexistence d’usages de l’espace dont l’indéniable intérêt justifierait un développement des connaissances et références, comme celle du territoire dont Jacques Beauchard décrit la formation autour du Bassin d’Antioche. La relation problématique de la ville et du territoire présentée par Sébastien Marot vise la situation générale où d’une part les nouveaux moyens de transports “ont permis de s’affranchir de la contrainte de proximité qui a structuré l’âge des villes centres”, faisant exploser le marché et la consommation de l’espace, où d’autre part “la campagne ne parvient plus à résister à ces expansions en leur imposant ses propres lois, sa propre structure, sa propre valeur”. D’où la nécessité d’une nouvelle donne économique fondée sur la valorisation réciproque des éléments naturels et artificiels de la ville et de la campagne, et l’esquisse d’une double recherche croisée : “Côté champs”, l’économie de l’ex-campagne trouverait dans l’accompagnement et l’installation des économies de transport, de tourisme, de loisirs, les nouveaux ressorts de sa propre valeur. De son côté la ville est également invitée “à chercher en elle-même “l’ailleurs” naturel qu’elle pouvait trouver naguère au-delà de ses murs.” c. Projet de société Il n’est de ville matérielle sans projet social implicite. Le projet social (civitas) précède la ville construite (urbs). Ainsi, comme le dit Bruno Fortier, une ville ne saurait affirmer une vocation naturelle “dans une nature qu’elle contribuerait à altérer”. La définition d’un nouveau projet économique reposant sur un contrat de mariage villecampagne suppose donc une conversion profonde des économies de l’habitat, des loisirs, du tourisme, des transports, fondées sur l’occupation de pay- sages et la consommation de territoires qu’elles contribuent très inégalement à produire et à entretenir. Il n’y a donc pas de modèle, et nous ne pouvons partir que des données de notre propre civilisation, de notre histoire et de notre territoire, si nous voulons les transformer. C’est l’intérêt de l’exemple de Los Angeles présenté par Cynthia Ghorra-Gobin de montrer à la fois les différences des options, et leur cohérence insubstituable. Los Angeles, ville verte, est “située dans une région pratiquement désertique où les arbres comme la pelouse ont été importées” parallèlement aux réseaux d’eau en provenance des Sierras Nevada et du Colorado. On est donc “dans un processus d’artificialisation du milieu naturel” qui n’est pas à proprement parler la relation ville-campagne qui caractérise le territoire européen et qu’il s’agirait de redéfinir en en conservant la richesse patrimoniale. Autrement, ne serait-ce pas ruiner les européens que de les faire consentir à une telle rupture ? Au nom de quel impératif culturel et économique ? Le second élément tiré de la référence à Los Angeles : la valorisation de l’espace domestique (qui serait particulièrement propre au développement des nouvelles technologies). Serait-elle la plus proche des aspirations européennes ? C’est probable. Quelle modification radicale du schéma financier d’acquisition et de valorisation patrimoniale serait-il alors susceptible de l’implanter durablement ? Reste la question de “la sédimentation (processus qui a toujours caractérisé la ville20), soit le rapport entre le spatial et le temporel”, et une éventuelle “reformalisation du rapport entre historicité et espace”. Remarquons qu’il y a d’autres effets à la sédimentation : mémoire (qui est réserve inépuisable d’informations), valeur21... Sinon, quel formidable bond vers un avenir inconnaissable, quelle projection illimitée sans retour en arrière vers de nouvelles valeurs de “l’éphémère” et du “transitoire” seraient-ils susceptibles, là encore, de nous faire consentir à l’abandon de notre mémoire, de notre culture ? Cf “cette propriété merveilleuse de contenir le temps, qui définit la ville”, dont parle Christian de Portzamparc, in Olivier Mongin (préface de Christian de Portzamparc), “Vers la troisième ville ?” Hachette, 1995. 21 Cf. Gourdon J.-L.,Perrin E., Tarrius A. (sous la direction de), “Ville, espace et valeurs”, L'Harmattan, 1995. 20 213 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Il s’agit là de premières questions, et la réflexion qui doit s’ouvrir en comprend bien d’autres. La tâche est grande car la rupture sans cause et sans débat politique opérée au milieu du vingtième siècle avec la tradition urbaine millénaire nous prive d’une culture de référence, tandis que cette fin de siècle nous révèle que la majeure partie de ce qui vient d’être édifié demeure difficile à intégrer dans un ordre spatial où inscrire développement et innovation, sans laisser d’autres choix que de coloniser toujours plus loin de nouvelles étendues territoriales. Au premier plan des questions à poser, il faut sans doute placer celle de l’économie du mouvement, inséparable de celle de la forme urbaine22. Celle aussi de la relation entre aménagement et patrimoine, à partir notamment des travaux de Françoise Choay23, Yves Janvier24, Claude Soucy25. Enfin et surtout, celle d’une conception non dissociée de l’échelle territoriale et de l’échelle locale. Au lieu de penser séparément ces deux espaces, il faut envisager leur interrelation constante et leur valorisation réciproque. C’est ce que Cerda avait en vue, considérant chacune des échelles comme aussi structurante l’une que l’autre pour l’ensemble de notre vie sociale, économique et culturelle, chacune civilisant et enrichissant l’autre. Car c’est bien “au lieu de l’articulation entre les parties et le tout que réside le fait qu’un système est organisé”, c’est bien là que “se localisent les créations de signification de l’information”26. Olivier Mongin27 a raison d’appeler de ses souhaits une urbanité du local “qui ne soit pas une Cf. “Villes et transports” (l), sous la direction de Duhem B., Gourdon J.-L., Lassave P., Ostrowetsky S., avec la participation de Enel F. tome I ; Plan urbain, juillet 1994 ; 442 p. tome II, Plan urbain, sept. 1995, 415 p. 23 Choay F, L'Allégorie du patrimoine, Seuil, 1992. 24 In L'aménagement en questions, op.cité. 25 Soucy C. 1995, Pour en finir avec le patrimoine, rapport au directeur de l'Architecture et de l'Urbanisme, CGPC. 26 Communication d'Atlan H., 1981, L'auto-organisation, colloque de Cerisy. 27 Mongin O., op. cité. simple contre-partie du développement de la technique sur le plan d’une organisation mondiale de l’espace”. Faut-il pour autant se confier à une nouvelle utopie urbaine ? Avons-nous seulement tiré les leçons de la rupture traditionnelle infructueusement opérée au travers du fonctionnalisme capitaliste et industriel des grands ensembles, des villes nouvelles et des voiries spécifiées par la vitesse ? Faut-il, – pas encore sortis d’une utopie improductive et coûteuse –, en rechercher une autre ? Ce serait vraiment à désespérer de la démocratie, des capacités de notre société à accomplir un travail de mémoire et d’invention, de réflexion, de connaissance et de débat. Sommes-nous à la recherche d’une civilité ? Nous savons qu’elle ne provient pas de la séparation mécanique des flux et des fonctions, mais de l’invention (par la règle et le consensus) d’un mode de résolution de chaque instant des conflits surgis de l’antagonisme et de la proximité nécessaires des usages de l’espace. A la recherche d’une urbanité ? Elle est, nous le savons bien, “ajustement réciproque d’une forme de tissu urbain et d’une forme de convivialité”28, où puisse s’investir “notre corps entier”. Or, “la ville européenne”, nous dit aussi Françoise Choay, “encore si massivement présente... doit et pourrait être à la fois préservée et utilisée comme oeuvre d’art, comme patrimoine social et comme incitation à des retrouvailles avec les échelles de l’urbanité”. Notons que le nouvel essor urbain et la modernisation de Barcelone n’ont pas pris un autre chemin. “La production du réel à partir de l’expérience elle-même” (E. Balibar) mêle indissociablement connaissance et action. 22 214 28 Choay F., article cité. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Oublier Koolhaas Bruno Fortier Architecte L’utopie, en matière d’urbanisme, a longtemps été un repère. Une archive un peu décalée, jouant à la surface de villes lentes, impossibles à résumer. Voulait-on les comprendre, voulait-on accéder à ce qui, par avance, avait dû être leur projet ? C’est vers elle que l’on se tournait ; son histoire devenant leur histoire, ses inflexions leur aventure, son ordre ce qu’au fond elles cherchaient... Collection un peu courte, peut-être, où l’idée de ville se rangeait sans trop d’inattendu selon qu’elle avait adhéré à ses murs, s’était ouverte au mouvement, ou s’y était noyée, mais qui jalonnait un parcours dont nul ne pensait sérieusement qu’il ait pu se passer d’idées ou de projets. Que ce “sérieusement” soit précisément un problème n’est pourtant plus un grand secret. L’utopie peut être savante – et l’on trouverait difficilement exemple plus parfait que la Milan aux mille colonnes que Filarete avait imaginée. Elle peut avoir été cent fois tout près de se réaliser : qui donc saurait tracer une frontière bien nette entre la Cité linéaire de Soria y Mata et la Barcelone effrangée, sculptée par le mouvements de ses tramways que Cerdà venait d’inventer ?. Elle peut avoir été un drame – une erreur si limpide que l’on peine à la contourner –, l’air du temps aujourd’hui n’en est pas moins à l’oublier. Car si clairs qu’aient été ses chemins, si troublantes retrospectivement les voies qu’elle indiquait (et l’on pourra toujours dire de Boullée qu’il ne lui manquait que le fer – vingt ou trente ans à peine – pour que le hors d’échelle qui le hantait se soit finalement incarné ; de Sant’Elia que le mikado de ses gares, a été – en volume – ce que le XXe siècle, à plat, a fini par réaliser), l’utopie, et en elle l’idée même de projet, ne peut plus guère cacher à quel point est fragile cette hypothèse d’une impulsion que les villes n’ont jamais respectée que dans les gravures des Traités. La Renaissance – qui ne le sait ? – a bien moins obéi aux perspectives profondes que la peinture lui proposait qu’au pas à pas d’origine plus ancienne que la minéralité de ses murs continuait de lui opposer ; pour ne rien dire d’un XXe siècle dont on ne sait plus aujourd’hui s’il a suivi ou s’est moqué d’une utopie constamment désurbanisante face à laquelle les villes, de Frederick Kiesler à Archigram, n’ont jamais “voyagé” qu’en idées. Fragilité du rêve ? Nécessité plutôt d’observer la ville qui se fait et de se souvenir qu’entre elle et ses dessins se sont imperturbablement glissés des milliers de projets ; un temps et des acteurs qui les contredisaient. L’objection a beau être ancienne, elle s’est faite récemment plus précise qu’elle n’était. Sans doute l’histoire peut-elle continuer à s’écrire comme on l’a toujours fait : en mettant entre parenthèses le pas à pas des villes, les aléas de leur fabrique et leur rugueuse diversité ; Fourier annonçant Manchester, Vilalpanda Babel, et Wright, avec Broadacre City, l’étendue qu’elles allaient occuper, cette recherche éperdue de ce qui, se situant avant, a bien dû peser sur les choses, orienter ce qu’elles devenaient, n’en constitue pas moins un biais où continue de se survivre l’illusion héraldique d’une forme suffisamment simple pour gouverner les villes et s’y réaliser : prisonnière d’un dessin que l’on ne peut pas oublier, repliée sur elle-même (comme l’était le Berlin des Smithson) en un entrelac de réseaux auquel des gratte-ciel en 215 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle forme de galets se seraient amarrés, l’utopie, même ouverte, n’est jamais très loin de ces sceaux où un dôme et des murs suffisaient à la résumer. Sans doute aussi peut-on toujours jeter des ponts entre les villes réelles et ces villes de papier et voir dans ces dessins de la fin du XVIIe siècle où Carlo Fontana effaçait monuments et palais au profit d’une “forme” unitaire, ce qu’Odessa et Nantes allaient finir par imposer – une ville fluide, uniforme où rues et bâtiments se répondaient, l’un formant le décalque de l’autre (image que le Paris d’haussmann allait, de son côté, entièrement intérioriser). Il reste que cette prétention à voir dans les projets des guides et dans leurs embardées ce qui, de toutes façons, devait finir par émerger, mériterait elle aussi d’être sérieusement bousculée : au nom de toutes les villes sans plan, au nom de ceux – bien plus nombreux – qu’elles n’ont cessé de rejeter, et d’équilibres bien réels, mais dont les voies, le temps faisant, semblent moins que jamais celles que supposait jusque-là la maîtrise des spatialités. Schindler, Neutra et Eames ont beau y avoir édifié des maisons à couper le souffle – merveilles à peu près introuvables au milieu de centaines de milliers –, c’est Simmel annonçant que ses montres (si elles venaient à s’arrêter), étaient bien la seule chose qui puisse jamais la menacer que Los Angeles, aujourd’hui, continue d’écouter. Loin de cette collection de plans, il serait donc tout à fait temps de remettre à sa place tout cet univers de papier. D’y voir, si l’on y tient, un signe et un indice, mais surtout un ailleurs face auquel les villes, elles, ont bien du se frayer un chemin ; perdant peu à peu ces frontières, ou tout du moins cette unité, que les fictions les plus récentes ont à tout prix tenté de conserver, pour être aujourd’hui plus qu’hier (mais comme hier sans doute), ce qu’elles avaient toujours été. Un parcours et une aventure, dont le cours nous échappe d’autant plus que nous nous accrochons à l’hypothèse d’un équilibre où le visible seul aurait encore priorité. Houle et flux, réseau immatériel et de moins en moins encombré par sa propre spatialité, la ville – de toute urgence – demanderait donc que d’autres cartographes acceptent de la parcourir : spécialistes de ses arcanes, surfeurs capables d’en aimer les rythmes, d’en goûter la diversité, mais que ne hanterait plus, cette fois, l’idée qu’elle puisse être sculptée. Peut-être. Peut-être en effet cette vision d’une agglomération où, d’avance, tout projet s’annulerait, a-t-elle pour elle plus de fécondité que le recherche nostalgique de ce qui pourrait la ployer... Qu’elle soit aujourd’hui dominante, inutile de le souligner : pas un texte, plus un livre qui ne s’écar- 216 te de cette pente où la ville paraît se venger de ceux qui voudraient la penser. Et guère même de projet qui ne prétende plus la construire, mais plus simplement l’occuper. Faut-il pour autant l’accepter ? C’est une tout autre affaire. Et fiction pour fiction si du moins ce sont ses énigmes qu’il faut aujourd’hui demêler – il y a fort à parier que celle-ci ne vaut pas beaucoup mieux que celle d’une agglomération réglée, au millimètre près, par la force de ses projets. Car l’on peut bien, une fois de plus, rouvrir le grand livre d’images dont Halbwachs s’était moqué, mettre à plat ce qui relierait l’urbanisme baroque aux dessins de villes étoilées que Dürer avait proposées, dire ou bien ne pas dire que d’elles au plan de Washington, d’Haussmann se souvenant de Sixte-Quint, au Paris de Le Corbusier, c’est toujours la même illusion, le même désir d’une ville parfaite qui s’est simplement déplacé. Il n’en demeure pas moins que cet a priori du plan, aujourd’hui retourné comme un gant dans l’éloge de son abandon programmé, est sans doute – parmi toutes les formes possibles d’intentionnalité – celle dont la ville classique s’est le plus constamment passée. Pas de “plans” à la Renaissance (Ferrare restant une exception). Guère d’utopies non plus – à moins d’appeler utopie ce domaine très particulier que Vinci, Scamozzi ou encore Francesco di Giorgio sont, en effet, venus théoriser dans des forteresses idéales que le lent abandon de leurs murs par la plupart des villes imposaient d’explorer... Pas de plans, mais plutôt un espace de projet qui, pour la première fois depuis l’Antiquité, n’a plus été celui de ces villes hautes où l’on se protégeait avant de s’entretuer, et dont l’utopie, en revanche, a vraisemblablement tenu dans cette phrase d’Alberti disant que s’il leur fallait des armes, c’était dans leur architecture et du côté de leur beauté que les villes devaient les chercher. Théorème extraordinaire, que le fonctionalisme du XIXe siècle n’a jamais tout à fait écarté (Burnham à Chicago, Kahn à Philadelphie n’ont pas prétendu autre chose), et qu’il faut vraisemblablement comprendre comme une première rupture dans l’image pleine et continue que nous nous faisons des agglomérations que nous avons quittées : villes ouvertes, au contraire, dont le domaine des forteresses s’est progressivement détaché (c’est Sparte citée par Machiavel – ville sans autre défense que celle de sa volonté d’exister –, ce sont Bologne, Ferrare et puis Venise luttant pour qu’aucune citadelle ne leur soit imposée...), et dans lesquelles le fait du mur se sera retourné du côté de ses rues, au socle de ses monuments et dans les néo-forteresses qu’ont longtemps été ses palais, au profit d’une profondeur à peine sensible encore dans la Sienne hérissée de tours où l’oeil pré- De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle renaissant d’Ambrogio Lorenzetti commençait à se promener, mais évidente à peine un siècle après. Chacune des trois “scènes” de Serlio (la “comique”, la “tragique” et la “pastorale”), chacune de ces Villes idéales (celles de Munich, de Baltimore et de Berlin) où toute la première Renaissance semble s’être cristallisée, permettant de l’appréhender. L’espace s’y installant, s’y creusant en effet ; la ville gagnant en profondeur ce qu’elle venait de perdre en unité..., dans une succession de tableaux où l’on peut voir, au choix, la première “prison perspective” (Lissitsky), ou au contraire un territoire mobile, un salon intérieur dans lequel, pour la première fois, des projets pouvaient être agencés (Panofsky), mais dont le secret est bien moins d’annoncer un contrôle que d’avoir formé – pour longtemps – un extraordinaire parlement de projets. Mélange (si l’on suit Manfredo Tafuri) du cloître et du château à l’intérieur d’une ville où ses palais les auraient rassemblés ; restes de basiliques reprenant, après Sangallo l’antique thème du forum dans des cours tour à tour ouvertes ou couvertes, transparentes ou fermées ; martyria dont seraient dérivés – de Vinci à Bramante – la longue liste des églises à plan centré... Richard Krautheimer peut bien, à cet égard, avoir pensé s’être trompé face à des vues dont on ne sait quelle main a pu les dessiner, il n’en aura pas moins fourni la clé d’une urbanisation, dont l’extraordinaire cohérence serait impossible à comprendre sans qu’un jour, et le plus souvent sans projet, se soient installés des projets : ensembles, dans ce cas, auxquels il faudrait ajouter chez Masaccio le dessin d’une voûte (Trinité), chez Vinci et Titien, ceux d’un simple escalier, chez Bramante des espaces tour à tour emboîtés (S. Pietro in Montorio), dilatés (les cours du Belvédère) ou encore combinés (Saint-Pierre), et au milieu desquels les villes allaient commencer à puiser. Explorant leur géométrie, la codifiant aussi (à partir de Serlio) à l’intérieur de livres qui allaient la diffuser ; Palladio s’amusant, cherchant à en cerner la perfection et la plasticité, et Mies van der Rohe, près de nous, se demandant quelles créatures nouvelles (un gratteciel, des maisons, des bureaux ?) la métropole moderne pouvait bien impliquer. Et tout cela sans ordre. Ou plus exactement dans un désordre auquel sa cohérence allait permettre de se déplacer, de voyager de ville à ville (Rossi et sa Ville analogue sont, à cet égard dans le vrai), sans pour autant que l’épaisseur du temps ou la foule de ses acteurs aient jamais empêché que des projets partiels et toujours limités ne viennent finalement la tisser. Plutôt qu’à ce modèle facile d’une ville classique que sa continuité aurait, a priori, permis de modeler, faisant d’elle le terrain d’aventures d’un “projet urbain” qui, aujourd’hui, disparaîtrait, c’est donc à une tout autre trajectoire que les villes actuelles mériteraient d’être comparées. A des villes dont les armatures demeuraient largement en retrait, où l’anticipation n’avait jamais à se montrer (comme dans cet axe parisien allant des Tuileries au Louvre, dont Bernard Huet notait tout récemment qu’il n’avait jamais été dessiné). Ni l’absence, ni, plus tard, la présence de plans plus complets, n’infirmant un parcours qui resterait sans solution si leur image, d’une manière ou d’une autre, n’avait été anticipée dans un univers de projets dont la synthèse pouvait attendre, prendre par accident le visage d’utopies trop faciles à déjouer, pour aboutir un jour sans – à aucun moment – avoir été préfigurée. Resterait donc alors, parallèlement à ce problème du temps, celui d’une étendue si différente que l’idée de projet, là encore, deviendrait imposible à cerner. Non plus tant, cette fois, celle de la difficulté qu’il y aurait à installer dans la durée des mécanismes d’invention qui n’y soient aussitôt dépassés que celle d’un changement de taille que le XIXe siècle avait partiellement entrevu (le contenant, tant bien que mal dans une ville largement continuée), et dans lequel de leur côté les grands modèles rationalistes du début de ce siècle auraient eux-mêmes fini par se noyer... Passage d’une ville à une autre, que l’on peut – si l’on veut – analyser sur le seul plan de sa spatialité : du continu vers le discontinu, d’un univers plissé à un autre entièrement déployé (soit à peu près les termes dans lesquels les mouvements du début de ce siècle se l’étaient représenté), mais que l’impossibilité de lui assigner une fin permettrait seule de caractériser. Mais est-il vrai que l’étendue ait été pour les villes une telle nouveauté ? Est-il vrai que l’Europe, l’ait si tardivement intégrée ? Et, sinon, que s’est-il passé ? – Une longue glaciation ? Un surplace amorcé au Quattrocento dans une Europe urbaine qui n’aurait retrouvé ses limites médiévales que trois ou quatre siècles après ? Ce serait ne pas voir à quel point, et très tôt, les villes se sont ouvertes, ou plus exactement creusées, sur un modèle en effet dominé par une distinction plus claire entre espaces publics et privés (là encore les “trois rues” de Serlio ; là encore ces vues idéales et cette fontaine de Baltimore autour de laquelle un dallage – trame pleine et transparente – se prolongeait à la verticale de palais dont les socles et les baies semblent logiquement résulter), mais que symbolise, mieux que tout, le projet où Bramante installait, au milieu d’une cour circulaire, dans un cloître ambigu lui-même sans doute inscrit dans un dehors que sa gravure, au 217 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle VIe Livre de Serlio, oubliait de représenter, le volume “extérieur”, et parfaitement homothétique de la petite de chapelle San pietro in Montorio : image d’une ville intérieure non plus opaque, mais perméable, profonde, et que ses limites d’autrefois avaient cessé de contenir pour mieux la démultiplier. – Ou sinon cette glaciation, du moins une crue si brusque, que c’est tout près de nous qu’il faudrait la situer ; non pas tant au XIXe siècle, dans la New York coloniale du Plan des Commissaires que dans celle, éclatée, d’un homme comme Robert Moses : du côté de ses autoroutes et là où ses premiers parkways avaient fini par s’épuiser : reculant au profit d’un zoning qui, face à Manhattan, impliquait une dispersion toujours plus accentuée... Mais que penser alors de l’étendue dont tant de plans, auparavant, semblent s’être emparée ? De la terre soudain mesurée (à partir de Picard, chez Clairaut, Maupertuis et Bouguer) et de cette passion des voyages dont Turner, au XIXe siècle, n’est que le tout dernier reflet ? Que penser de ce territoire que les villes renaissantes situaient, ou trop loin, ou trop près, mais que les Lumières auront à la fois parcouru et métamorphosé ? Espace neuf, où – pas plus qu’autrefois – les villes ne pouvaient voyager, mais où, depuis, elles ne cessent de peser leurs chances et de se mesurer, délaissant leur statut de merveilles au profit de celui – plus actuel – d’obstacle et de foyer. Bref que penser d’un mouvement si pleinement intégré à leur réalité que leurs dessins, à partir du XVIIIe siècle, n’auront guère été qu’un moyen d’y prolonger des routes qui désormais n’étaient plus inondées et de s’adresser à des ponts (ceux de Prony, de Telford et de Perronnet) qui, pour la première fois, “tenaient” ? Villesréseaux dont les franges, conçues comme autant d’archipels, allaient se retrouver au coeur de capitales où les gares, tout à coup, allaient tenir lieu de palais et où l’Arcadie pastorale au milieu de laquelle le néoclassicisme s’était avancé allait se transformer en parcs : armature végétale d’une agglomération que la perspective renaissante avait contribué à creuser ; y cherchant un lointain qui, désormais, s’y diffusait. Que ce seuil du mouvement n’ait jamais existé ; qu’il faille, en tout les cas, le repérer ailleurs, et bien plus tôt qu’on ne l’imaginerait – dans une technologie de l’étendue aussi sensible chez Hopper qu’elle l’était dans les Ports de Vernet –, est donc une évidence : un trait constitutif de notre actualité, mais dont on peut douter qu’il soit le grand point de partage, ou tout du moins le seul, autour duquel l’urbain – et non plus la ville, cette fois (Françoise Choay) – aurait fini par émerger. 218 Car l’on peut, comme le fait Rem Koolhaas, décrire mieux que personne (et après lui beaucoup moins bien que lui) le destin-automate de villes génialement déglinguées, dire de l’urbain qu’étant partout, il n’a plus nulle part à être élaboré..., il manque à ce genre d’énoncé (totalement impensable en musique, dans les arts de l’image, dans le dessin du moindre objet...) l’étape qui l’a conditionné. Un morceau d’histoire là encore, qui a séparé Mondrian (au moins celui des tableaux New-yorkais) de ses comparses hollandais, Mies van der Rohe des CIAM, Kahn des désurbanistes du Team Ten, et très probablement Le Corbusier de Le Corbusier... Une histoire, que la ville générique ne permet pas de lire tant elle en est captive, habillant du même or les occasions perdues et celles qui, par hasard, n’ont pas encore sombré. Et qui tient toute entière dans la peur et dans la manière dont la ville, récemment, a si bien pris congé d’elle-même qu’elle paraît, depuis lors, tout à fait incapable de se localiser. Rejetant la lenteur qui nous permet de l’habiter, niant sous prétexte de devenir monde, un lieu que pas un seul instant elle ne cesse pourtant d’occuper, au fil d’un déplacement, dont la première étape remonte très vraisemblablement à la résurrection par le XIXe siècle d’un noyau historique que l’on a voulu protéger (c’est Ruskin effrayé, voyant dans le Crystal Palace l’ovni qui allait tout broyer ; c’est toute une pragmatique de modification tout à coup opposée à la conservation de villes dont les acteurs devaient être formés. Et finalement – là où la Renaissance, par un tour de magie, réussissait partout à rajeunir ce qu’elle touchait, là où le classicisme avait instillé avec Rome un futur archaïque et toujours antérieur ce qu’il remplaçait – ce thème tout récent des deux villes : l’une ancienne et l’autre moderne ; la première révolue et lentement sédimentée, la seconde, au contraire, en attente de projets dont les deux premiers tiers de ce siècle se sont fait une spécialité – comment comprendre, sans cela, la référence constante des traités d’Urbanisme aux villes neuves de l’Antiquité ? Comment comprendre les mégastructures succédant à la “ville dans le parc” ; les “rues dans le ciel” du Team Ten précédant de dix ans seulement celles qui auraient dû disparaître (Superstudio) ou qui se seraient déplacées (Archigram) ? Pulsion utopique en effet, mais dont la trajectoire ne peut pas être dissociée de l’ailleurs obsédant où la crainte de la métropole est venue la localiser. La ville noire du XIXe siècle et surtout cette autre Nature à quoi elle finissait par ressembler, inaugurant une pente où c’est contre la ville – là où elle ne pouvait exister – que la ville contemporaine aura été imaginée. Comme un espace où tout, toujours, serait recommencé ; où la proximité serait la dernière chose que l’on puisse désirer (obsession du lointain que l’automobile De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle continuerait d’incarner si l’agilité des réseaux ne l’avaient remplacée) et où l’architecture – à l’opposé exactement de ce qu’Alberti avait imaginé – allait devoir sa liberté au fait de n’avoir plus à se situer. Projet toujours, mais projet du dehors, s’adressant à des villes plus présentes que jamais, mais se refusant à lui-même la possibilité de les réaliser, et dont le double paradoxe – d’utopies semi-denses (l’anti New York qu’était à ses yeux la Ville Contemporaine de Le Corbusier) à d’autres, plus diffuses et conçues pour s’évaporer (l’a-maison de Reyner Banham, le Nevada de Ron Herron) – est vraisemblablement d’avoir donné raison à ce qui reste, chez Patrick Geddes, l’intuition la plus fausse et la plus fascinante d’un commencement de siècle qui n’en a pourtant pas manqué : l’approuvant, sans pouvoir le suivre, dans l’image d’une Norvège intouchée où le fait même des villes aurait fini par s’annuler ; ses vallées accueillant Aalto, ses lacs Futur System, ses fjords, les maisons en lévitation dont Mike Webb allait rêver. Et conférant par là, à des projets par nécessité plus concrets, le statut d’occupants indiscrets d’un lieu qu’ils n’avaient pu circonscrire et d’objets qui – si beaux fussent-ils – étaient toujours de trop face à une Nature que la ville devait impérativement retrouver. D’où ce partage continuellement irrésolu entre ceux chez qui, malgré tout, la ville réelle a continué de s’imposer (Asplund à Göteborg, Mondrian en danseur de Fox Trot, disant dans ses derniers tableaux, que Manhattan n’avait décidément aucun besoin d’être réinventée) et ceux pour qui elle ne devait plus exister, et ces objets nomades rêvant qu’ils s’envolaient (Malevitch), à même de danser mieux que Pise ou Athènes ne l’avaient jamais fait ; enfin cette obsession de la sculpture (Starck loin devant Chandigarh et ses objets trouvés) et cette plasticité à laquelle continue de manquer l’idée qu’elle puisse se composer et trouver, dans une ville par principe oubliée, un sol où parler. Voici pourquoi Koolhhas se trompe (SLMXL) et en quoi, paradoxalement, il aura été le premier (New York Delire) à débusquer l’erreur dans une utopie dont l’impasse n’annule pas la nécessité. Car si la ville contemporaine (Âge II et III des villes chez Christian de Portzamparc, Métropole froide chez Andréa Branzi...) n’est pas seulement une ville ouverte face à une ville classique qui jamais n’a été fermée, si elle n’est pas – première du genre – cette agglomération sans plan allant de merveilles en désastres, comparée à des villes antérieures qui, elles, avaient fait du hasard un art pour le moment insurpassé, mais le produit d’un songe idiot : miroir exact de celui où la sortie du Moyen Age nous avait installé. Bref si nous disposons tant bien que mal, dans des villes qui, depuis, se sont constamment affirmées, de l’irréalité du rêve et de ses résultats les plus concrets – centralités fragiles et périphéries obsédantes, bric-à-brac illisible que le fin du fin (architectural hier, urbanistique soudain...) serait tout à coup de mimer, rien n’indique – au contraire – que cette partie perdue ne doive pas être rejouée. Qu’il ne faille pas, plutôt, se souvenir de Manhattan (plus libre qu’Osaka dans un surgissement que l’on ne lit si bien que parce qu’il est très profondément programmé), comprendre que Kyoto n’est si intéressante que parce que le silence de son architecture y fait écho au charivari coloré de ses soies et de ses objets. De même, que rien ne dit qu’il n’y ait rien à tirer d’une spatialité contemporaine où les années soixante n’ont si peu brillé (sinon dans les patios de Noguchi, dans ce parvis que Kahn avait ouvert sur l’Océan, là où la Frontière s’arrêtait...) que parce que ses tensions y étaient sans objet. Tout se conjuguant, en effet, pour que l’élaboration de l’espace soit la grande absente d’un espace que l’information ne cesse de contourner, pour que le lointain désormais l’emporte sur le proche, l’envers de nos écrans sur l’endroit plus concret où ce sont des trottoirs qu’il faut un peu mieux dessiner : scénario noir, vieux de cinquante ans désormais, où l’absence de projet tiendrait lieu de projet, et dans lequel l’architecture néo ou sur moderne du Lissitsky de l’Histoire des Deux Carrés palpiterait à l’ombre d’une ville, une deuxième fois désertée. Et cela au moment précis où lui est rendue la grandeur d’être lente (Virilio) et de n’avoir pas, elle, à voyager. L’impossible horizon d’une ville recommencée, la fable d’une cité virtuelle qui nous éviterait d’habiter, s’annulant d’elle-même devant un déplacement qui, pour la première fois depuis deux siècles, est à même de ne plus la blesser et devant un départ qui, via l’information, ne cesse de reposer, et à chaque coin de rue, la question de son arrivée. Nous laissant là, avec ce feuilleté de villes à infléchir et à redessiner ; avec pour armes des projets auxquels on ne voit plus pourquoi il faudrait renoncer, et pour médium une liberté dont chacun – sinon nous – sait bien que c’est ici, à la verticale de la ville, qu’elle doit désormais s’exercer. 219 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Vers une reconception de la pensée urbaine ? Jean-Claude Burdèse Architecte, professeur à l'Ecole d'architecture de Lille “Et maintenant , si je disais : “c’est ma conviction inébranlable que, etc...”, cela veut dire , dans le cas présent aussi, que je ne suis pas parvenu à cette conviction consciemment en suivant un processus de pensée déterminé, mais qu’elle est à tel point ancrée dans toutes mes questions et réponses que je ne peux pas y toucher”. L. Wittgenstein, “De la certitude” Ed. Gallimard. “...Un plan urbain n'est pas seulement un instrument technique d'organisation de la ville, c'est un document d'organisation de la société dans son ensemble . C'est un outil philosophique et social qui définit comment les gens vivent et se comportent...”1 Qui oserait se risquer à dater la décennie au cours de laquelle a été prononcée cette pétition de principe nous rappelant à “l’ardente obligation du plan” urbain. A la fin du siècle dernier, époque bénie de la naissance de la pensée urbaine, écho d’un orgueil de précurseurs nécessairement naïfs et ambitieux ? Eh bien non, ceci est édicté en 1994 et ouvre un entretien sur la ville de Léon Krier, architecte-urbaniste Luxembourgeois à l’occasion de l’exposition sur La Ville au Centre Pompidou. Passé le premier mouvement d’étonnement admiratif face à une si docte certitude, force nous est de nous interroger : cette certitude de la toute puissance du “plan urbain” n’est-elle pas – silencieusement, tacitement 1 Léon Krier, La ville, Six interviews d’architectes, Centre Pompidou. 1994, p. 39. certes – le cœur même de la pensée des urbanistes sur la ville ? Sous ce vocable générique d’“urbanistes”, nous désignons ici de nombreuses professions et statuts qui ont à faire avec la ville : concepteurs, décideurs (administratifs ou élus), gestionnaires..., dont les paradigmes et façons de voir trouveraient leur origine dans la pensée de la Renaissance ; grosso modo, et non sans forcer le trait, avouons-le : des images, des visions, des modèles issus de la Renaissance, des outils intellectuels empruntés au XVIIIe siècle, des valeurs héritées du XIXe. La ville comme totalité, le projet comme solution Pour la pensée urbaine, la ville est et reste un objet, une totalité à projeter et à concevoir sur un double plan, fonctionnel et esthétique, dont la composition urbaine – par delà les divergences d’école et de doctrine, par delà les masques rationalistes ou esthétiques qui l’affublent – est la seule, l’unique référence. “...Je ne peux évidemment aborder une question aussi complexe dans ses divers aspects en aussi peu de temps. Je resterai, par conséquent, dans le champ qui est le nôtre, celui de la composition urbaine.”2 Pierre Riboulet, La Ville comme œuvre, Les mini PA, Pavillon de l’Arsenal, Paris, 1994. p. 53. 2 221 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle La complexité de la ville concrète, dès lors qu’elle met en péril l’objet total et unitaire, est considérée comme une décadence, un malheur qui ne pourrait s’expliquer que par l’abandon du projet global, du projet urbain. “...Qu’est-ce qui caractérise notre situation aujourd’hui. La fin d’une ambition théorique générale de la question urbaine, la fin de tout projet global ?”3 Les courants “urbanistiques” s’avèrent impuissants – mais qui songerait sérieusement à le leur reprocher – à affronter les problèmes concrets de la ville réelle, de la ville telle qu’elle est, en particulier ceux, aujourd’hui cruciaux, de la périphérie. Comme Bruno Fortier le remarque, il se trouvera toujours des architectes qui ont le goût et le talent pour “dialoguer avec la ville ancienne”, ciseler en lisière des centre historiques des projets urbains délicatement ourlés. Mais la ville avec laquelle il faut bien se débrouiller est faite de fragments, de bribes, de collages fascinants d’histoires et d’échelles multiples, de matériaux et d’imaginaires contradictoires. La ville telle qu’elle est, la ville en mouvement est niée, contrainte au profit d’un retour mythique aux ruses architecturales mises en œuvre dans la proximité immédiate des lieux historiques : hypostasier un contexte et un vocabulaire formel pour en faire la langue même de la ville. Elire des signes formels historiques, datés comme un contexte urbain qui deviendra de sa seule présence, du seul fait d’être déjà là, argument essentiel, sinon unique caution, pour reproduire, répéter, mimer, “cohérer”, plutôt que proposer. Le projet urbain – c’est de cela qu’il s’agit – projet sous influence, à mains guidées, devient le dernier recours pour “reconsolider” une ville qui se fragmente, “s’hétérogénéise”. La ZAC de Bercy nous semble, à cet égard, paradigmatique, d’autant qu’elle est perçue comme une réussite architecturale et urbaine. ”...Tout le monde disait que faire un ensemble urbain à la fois complexe et cohérent comme Bercy était devenu impossible. On a vu que, quand il y a une volonté de faire, quand il y a des gens compétents, quand on a choisi de bons architectes, on est capable de se payer ce luxe, presque impensable aujourd’hui, de fabriquer un bel espace public et des architectures cohérentes avec lui”.4 Paradigme de l’arrêt sur image que nous proposent aujourd’hui les plans d’urbanisme ; paradigmes encore, parce que les architectes “parmi les meilleurs” ont été convoqués pour cette opération. Pierre Riboulet, op.cit., p. 63. Christian Devillers, Le projet urbain, Les mini PA, Pavillon de l’Arsenal, Paris, 1994, p. 46. 3 4 222 L’urbanisme est ici recherche obstinément nostalgique des règles d’une unité urbaine perdue. Unité urbaine pour le moins paradoxale, car, qu’était Bercy ? Comme tous les quartiers laborieux, il était fait d’une juxtaposition anarchique de lieux de travail et de lieux de logement, de réseaux divers, d’espaces de friches – ici très riches d’un point de vue paysager. De quoi héritons-nous ? D’une ville recomposée, d’une pièce urbaine dont les formes sont puisées dans le répertoire de la ville classique – unité, hiérarchie, savantes variations sur l’inscription et la différence. Enclave “esthétisée” qui nous semble en effet révéler – manifestons ici notre total accord avec Christian Devillers – le meilleur de ce que le “projet urbain” peut aujourd’hui produire5. “Le souci du contexte comme unique argument, le contrôle de la forme comme unique processus principal et la revalorisation de la Rue comme événement central”6. La ville européenne reste pour beaucoup de concepteurs une utopie inachevée, une totalité qui s’effrite, s’altère sans cesse, et qu’il faut sans cesse réparer, colmater, ravauder. Un bien, une propriété collective – délicieuse ambiguïté du terme patrimoine – dont il faut assurer la maintenance et l’embellissement. “...Dans le répertoire conceptuel barcelonais, la Rédemption et l’embellissement cosmétique d’un espace conflictuel traversé de failles et de tensions, allaient reposer, de façon pragmatique, sur de petites opérations de suture, des projets ponctuels susceptibles de réparer par sympathie – par “métastase” – les tissus voisins afin d’en améliorer l’état”... “Equipements qui répondaient le plus souvent à des modèles typologiques orthodoxes (écoles, logements, centres d’assistance, espaces verts...), dérivés d’une conception civique de la discipline susceptible de rendre à la ville des fragments d’une continuité déjà définitivement hors d’atteinte, mais toujours désirée”7. 5 Pour approfondir cette rapide évocation du projet de Bercy, il conviendrait de lire l’article publié dans AA par Didier Rebois, et aussi le tollé et la réprobation générale que cet article avaient provoqués dans le landernau architectural. 6 Manuel Gausa Navarro, Barcelone, La ville, Art et architecture en Europe 1987-1993, Centre Pompidou, Paris, 1994, p. 455. 7 Manuel Gausa Navarro, op.cit., p. 455. Ce n’est pas sans malignité, ni sans arrière-pensée, que nous illustrons ce commentaire de Bercy par deux citations qui s’adressent au travail de Bohigas à Barcelone. Les mêmes discours, les mêmes stratégies, les mêmes modes de pensée et habitus s’appliquent indifféremment à la ville européenne sans grand souci des spécificités historiques ou géographiques. On glisse ainsi insensiblement de Paris à Barcelone, de Barcelone à Berlin ou Milan sans grands frais... en tout cas théoriques. Comme l’écrit le directeur du Pavillon de l’Arsenal, “certaines préoccupations sont universelles, elles font référence à la culture urbaine et architecturale qui enrichit le débat international”. (Mini PA n° 6 ) De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Continuité urbaine, cohérence formelle apparaissent être les figures canoniques du savoir traditionnel sur la ville. Ces figures sont incluses dans l’idée même de projet urbain, succédané du projet architectural auquel il emprunte la légitimation culturelle et l’arsenal des “formalités” opératoires. “...Si l’on veut reconstruire des villes ou même ne pas détruire celles qui existent, il faut se donner les instruments conceptuels pour penser cet embrayage. Nous en proposons trois qui répondent aux critères suivants : permettre effectivement au travail architectural de se développer pleinement pour qualifier l’espace urbain et le rapport aux autres architectures. Ces trois concepts, ou plutôt ces trois modes opératoires, sont assez banals, mais je ne pense pas qu’il y en ait beaucoup d’autres. C’est l’îlot parcellaire, la pièce urbaine, et l’ordonnancement.”8. L’imperium architectural Depuis 1993, le Pavillon de l’Arsenal organise un cycle de conférences consacré à débattre de “l’architecture de la ville”. De “grands faiseurs de ville” – architectes français et étrangers y sont invités à exposer “la démarche urbaine” (c’est nous qui soulignons). Ces interventions, aujourd’hui publiées, attestent à l’évidence que la plupart des conférenciers s’en tiennent à l’exposé des injonctions doctrinales de l’architecture, réarticulés autour de la posture du “projet urbain”. Le cas le plus patent est celui de Vittorio Gregotti, l’un des premiers architectes pourtant à s’être intéressé à la problématique du territoire. Il “ouvre” en disant que le “projet urbain” lui servira à démontrer le bien-fondé des vertus canoniques de la posture architecturale. “...Je voudrais consacrer la conférence de ce soir à quatre vertus démodées que l’architecture à succès de ces dernières années semble avoir oubliées – par architecture à succès, j’entends celle que les revues spécialisées et les médias font circuler comme la dernière nouveauté à la mode. Ces vertus sont la simplicité, la précision, l’organicité et l’ordre. Je vous parlerai de ces vertus à travers les questions du projet urbain et du territoire, non pas en tant qu’activités propres à l’architecture, mais plutôt comme représentants d’une vision aujourd’hui importante dans l’architecture en général”.9 angoissée : y a-t-il (encore) un urbaniste dans la salle ? Elles s’attachent toutes à démontrer que la pensée urbaine n’existe plus, qu’en tout cas, elle est aujourd’hui impuissante à produire des paradigmes et des problématiques propres à fonder des savoirs, des outils intellectuels et des pratiques autonomes. C’est Christian Devillers qui lève le lièvre dans son intervention : “la demande de projet urbain résulte d’une faillite de l’urbanisme”... Dont acte. Les problématiques urbaines ne semblent avoir de sens que lorsqu'elles s'affrontent sur des questions des forme, de stylistique, de degré d’intégration ou de subversion d'un contexte promu comme identitaire, collectif. L’architecture se trouve alors condamnée parce que désignée comme le matériau d'excellence de la fabrication des villes, aux débats académiques, aux querelles d’écoles et de mouvements. En charge de la ville, l’architecture se voit confier la mission de la poursuivre ou de la sauver. Cet état de fait imbrique architecture et ville en une rhétorique moralisante, élitaire ; une critique esthétique : la ville est affaire de formes qui, d’architecturales, transmutent en urbaines. La ville idéale, celle à laquelle œuvrent des personnalités talentueuses, c’est cette image accomplie, totale. Seuls les paradigmes architecturaux peuvent la porter, la parachever.. La ville trouverait un “style”, un timbre particulier, une langue impérative, essentiellement par la qualité architecturale et la cohérence, l’unité formelle que cette qualité dispense. La ville s’équilibre dans un jeu subtil entre les variations architecturales et la continuité formelle qui les autorise. “...L’observation empirique, la moindre promenade dans le cœur des villes anciennes, quand elles sont bien conservées, nous montrent des choses étonnantes. Une sorte d’unité de l’ensemble des quartiers, bien réelle et perceptible, est obtenue en fait à partir de parties qui sont toutes différentes...”10. La ville traditionnelle, sauvegardée des contaminations qui pourraient entacher l’unité de son image, est aussi le paradigme de la réussite (cohérence, harmonie) d’une civilisation. Les anomalies formelles, les accidents, les dissidences stigmatisent l’érosion du temps, la déliquescence du lien social, si ce n’est de la démocratie. “...La ville traditionnelle reste pour moi l’instrument le plus efficace pour organiser l’espace et la société démocratique, alors que, au contraire, la banlieue moderne est devenue le symbole de la société en crise”.11 L’ensemble de ces conférences – invraisemblablement consensuelles – ne devrait susciter, nous semble-t-il, qu’une seule question, lancinante et Christian Devillers, op.cit., p. 44. Vittorio Gregotti, Simplicité, ordre, organicité, précision, Les mini PA, Pavillon de l’Arsenal, Paris, 1995, p. 49. Pierre Riboulet, op.cit., p. 53. Léon KRIER. La ville, Six interviews d’architectes, Centre Pompidou, Paris, 1994, p. 39. 8 10 9 11 223 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Pour la pensée urbaine dominante, le présent est souvent insupportable : ce n’importe quoi coincé entre l’image vertueuse d’un passé idyllique et le futur à construire au sein du projet “global”. Symétrie où les “visions” s’articulent, s’épaulent pour dénoncer un présent dévastateur. Ce recours constant à la posture architecturale ne signifie pas pour autant qu’il s’agit d’accorder une confiance aveugle à l’ego des architectes, au contraire. On connaît leur désir de singularité, leur envie de morceaux de bravoure et d’actes plus ou moins héroïques qui compromettraient la cohérence, l’unité formelle. Le projet urbain fait de l’architecture une discipline d’application (art appliqué), figure imposée plutôt que figure libre, un art tout entier d’exécution12. Paradoxe 1 Le paradigme le plus répandu en Europe aujourd’hui est celui du genius loci. Il existerait une manière de faire la ville conforme à un génie du lieu. La mission de l’architecte est alors de parachever un contexte spécifique vénérable en ce qu’il est directement inspiré par les faits d’histoire, de culture, par les aspirations des autochtones dont il structure pour partie la mémoire. La ville/lieu fonctionne dès lors comme un répertoire, une grammaire formelle générative, seule authentique (les italiens disent une langue) obligeant à un travail respectueux. Toute singularité doit être bannie au profit d’un “retrait”, la conception architecturale étant inscrite dans un jeu serré d’obligations formelles et dans l’interprétation d’une demande culturelle, spécifiée, locale, le plus souvent diffuse. ne. Comme si les conditions intellectuelles et économiques actuelles confinaient l’interprétation contemporaine de la ville ancienne à une grammaire indifférente aux lieux, comme si la posture, faite d’objection de conscience nostalgique aux paradigmes du moment, l’emportait sur le contexte local qui lui confère pourtant sa légitimité doctrinale. Place, placette, square, architecture de façade, ordonnancement, modénature, pittoresque réévalué, gamme chromatique “soft” : la profusion du vocabulaire urbain et architectural , naturellement formel quels que soient les prétextes sociologiques, historiques, quelles que soient les sensibles évocations nostalgiques, accouche d’un conformisme consensuel qui pourrait très bien échanger entre villes européennes, “îlots, pièces urbaines et ordonnancement”, à quelques adaptations mineures près. Comme si le refus du “maintenant” inhibait toute réponse contemporaine, donc pertinente pour la ville, comme si le génie du lieu était devenu une incantation inopérante, comme si le génie du lieu ne pouvait convoquer que des postures, des attitudes et des talents inexorablement hors du temps , repliés, ancrés sur la célébration d’un savoir-faire, sur la voluptueuse immobilité des pratiques toujours recommencées. Barcelone est souvent citée comme le paradigme de la médecine douce, lente et patiente, sous l’impulsion d’Oriol Bohigas ; homéopathie urbanistique, acupuncture, pourrait-on dire, puisqu’il s’agit d’interventions ponctuelles dont on attend le renouveau de la ville. Car la beauté, l’ordre, auraient aussi leurs métastases. C’est un urbanisme artisanal que d’aucun qualifient de sentimental. “...L’incorporation de sculptures et autres œuvres d’art, ainsi que la prolifération d’un répertoire varié d’objets de design (marquises, pergolas, bancs, bacs à fleurs, lampadaires) obéissaient à un modus operandi particulier et partagé, destiné à fermer, une fois de plus, l’espace en l’enchâssant dans un refuge rassurant ; une atmosphère familiale recréée par la profusion de petites vicissitudes domestiques et révélatrices elles aussi de cette préférence pour le substantif plutôt que pour le général. Un tel discours devrait avoir pour effet de revaloriser les aspects les plus sentimentaux et les plus évocateurs de la forme par le souci exquis du détail, l’élégante mesure formelle, la convergence entre petite innovation technique et construction quasi artisanale, cultivant ainsi l’aimable logique d’un éclectisme recherché, intemporel et gracieusement décadent”.13 Le paradoxe que nous voulons mettre ici en évidence se révèle dans les productions urbaines et architecturales de ce paradigme : ce qui devrait conduire à des productions singulières marquées par une langue spécifique à chaque lieu se solde finalement par des réponses très peu différenciées . Comme si la volonté de parler la langue propre de chaque lieu se traduisait aujourd’hui par des variations sur un espéranto, plus international, plus indifférencié que ne le fut jamais le mouvement moder- 12 Bernard Huet, dans l’un de ses grands articles : “L’architecture contre la ville” (Architecture, mouvement, continuité, n° 14 décembre 1986), dénonce l’apocalypse urbaine : une architecture “privée du support de la typologique, isolée de tout contexte, libérée des contraintes imposées par les conventions et les règles urbaines”, la ville devenant alors, comme la périphérie, “un musée sans ordre, sans cadre et sans plan muséographique, où les œuvres d’art les plus hétéroclites se détruiraient mutuellement par le simple effet de leur accumulation et de leur juxtaposition. 224 13 Manuel Gausa Navarro, op. cit., p. 455. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Le paradoxe du “génie du lieu” est donc double : 1. le souci exacerbé de l’ici précipite naturellement ipso facto dans un refus du maintenant qui, seul, marque, caractérise et qualifie les produits. Ils sont inexorablement et pathétiquement hors du temps. De tous temps. Produits intemporels d’une posture mentale intemporelle : les temps sont toujours difficiles. 2. Lorsque le génie du lieu réussit à produire une urbanisation en propre, celle-ci reste apparence, extériorité, puisqu’elle s’attache au respect d’une forme dont les raisons sont probablement disparues ou aujourd’hui inopérantes. Commémoration formelle, ce paradigme refuse la ville en tant que mouvement, devenir ; c’est une urbanisation non effective ; elle opère là où rien n’est transformé ou inventé, là où rien n’est mis en jeu. Elle ne fait pas ville. Notre responsabilité face à l’avenir a bizarrement “précipité” en une responsabilité face à la mémoire. L’heure ne serait plus à l’invention, mais exclusivement à la préservation, voire la restauration. Notre fonction essentielle serait désormais d’entretenir et transmettre la mémoire. Et, lorsqu’il nous faut bien construire, aménager, bâtir, sous prétexte de la respecter et de l’honorer, la mimer, la singer, la répéter. L’inscription de l’architecture dans ce que les sociologues appellent les processus identitaires induit une vision culturellement “fixiste” de la ville – totalement anti-darwinienne – qui, sans cesse, privilégie la continuité culturelle, l’héritage, et rend impossible l’adoption des signes urbains de la modernité, du contemporain. Au contraire, le culte nostalgique du genius loci oblige à hypostasier la moindre différence, le moindre particularisme comme une qualité culturelle essentielle, une parcelle d’identité à préserver, comme une caractéristique vitale du biotope local. On invoque souvent Adolf Loos pour justifier le respect de la tradition dans l’architecture de l’ordinaire, mais sa position ne saurait être résumée au maintien d’un génie du lieu. “La tradition avait fixé les formes. Ce n’étaient pas les formes qui modifiaient la tradition. Mais les vieux maîtres ne respectaient pas la tradition en aveugles et à tout prix. De nouveaux besoins, de nouveaux problèmes, de nouvelles techniques venaient briser les règles et renouveler les formes. Mais les hommes de chaque temps étaient d’accord avec l’architecture de ce temps”.14 Adolf Loos, “Paroles dans le vide”, Vienne, 1898, Ed. Champs Libre, Paris, 1979. S’il y a un génie qui doit guider le travail de l’architecte mais aussi de l’urbaniste, ce n’est pas le génie du lieu, mais le génie du temps... de chaque temps. La moindre des choses que l’on doit leur demander, c’est d’être de leur temps, de leur époque. Paradoxe 2 Les caractéristiques le plus généralement évoquées pour définir la ville traditionnelle, le centre historique des villes européennes sont, et nous l’avons à plusieurs reprises souligné, l’unité et la cohérence du langage formel. “...C’est un mouvement ascendant, en référence à, et c’est là, me semble-t-il ce qui fait que chacune des parties différentes sont aptes à entretenir des rapports de fusion avec les autres parties, à former un tout . C’est ce rapport latéral, ces influences réciproques, ces affinités, qui sont incluses dans l’acte de création même, qui sont à la source de ces remarquables qualités. C’est ainsi que, par agrégations successives, la ville se compose, c’est-à-dire que les rapports existent entre les parties et l’ensemble qu’elles forment”.15 La cohérence formelle de la ville traditionnelle est naturellement assurée par l’architecture de ville. Exceptées quelques pièces urbaines importantes livrées en bloc par l’histoire, cette cohérence est une reconstruction à rebours, un travail d’exhumation archéologique, de nettoyage, curetage, décontamination. Et l’on peut se poser la question de l’adéquation de ce processus de reconstitution historique au processus urbain. Combien de belles provinciales ainsi récurées semblent avoir définitivement abandonné toute opportunité à devenir des villes, ou tout au moins avoir évacué du processus d’urbanisation leur centre historique, magnifique réserve “muséale”. Le paradoxe est ici que le processus de transformation et d’homogénéisation de l’architecture historique, l’activisme identitaire ne peuvent être tenus pour des processus d’urbanisation qui, pour nous, est dans ce que Koolhaas appelle le saut quantique, sans doute pour l’opposer à l’illusion du saut qualitatif. Parfois, l’unité et la cohérence de la ville traditionnelle est un leurre, un regard sélectif ou une tromperie des sens. 14 15 P. Riboulet, op. cit., p. 55. 225 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Il n’est qu’à regarder les quartiers de cathédrale (Strasbourg, notamment) pour se rendre à l’évidence : les “hors-d’échelle”, les juxtapositions brutales, le mélange des genres, les télescopages historiques : tout ce qui est désigné de nos jours comme incohérent, irresponsable, chaotique, est ici concentré. Pourtant, on ne retiendra du vieux Strasbourg que les quelques rangs de maisons homogènes pour repérer le centre traditionnel. En d’autres termes, la notion de chaos, utilisée abusivement comme l’opposé de l’ordre, de la cohérence, de l’unité, conduit à des contresens dès lors qu’on s’en tient à une critique académique des formes. Il faudrait alors comprendre les raisons du chaos des formes, quels autres ordres font la ville. La pensée urbaine traditionnelle invoque la dimension historique pour légitimer les projets qui devraient poursuivre ce que l’histoire aurait jusqu’alors échafaudé. “...Oui, une ville a toujours été une sédimentation historique, constituée à un rythme très lent. Avant, il fallait des siècles pour faire une grande ville européenne”.16 La reconstitution historique des villes pourrait donner l’illusion qu’elles se sont bâties en préservant à chaque étape les acquis précédents. L’histoire des villes européennes est faite d’àcoups, de ruptures, de fractures, voire de barbaries : tel quartier, tel bâtiment aujourd’hui emblématiques, représentatifs, ont pu souvent avoir été négligés, oubliés, endommagés, n’ont parfois joué par le passé aucun rôle identitaire pour la ville. La contemporanéité opère un écrasement des chronologies, superpose en tableaux synoptiques les époques les plus diverses. Les projets urbains, dès lors qu’ils sont traditionnels privilégient une interprétation historique et prétendent ainsi renouer avec ce qui serait le fil du temps de la ville globale. Il est étonnant de constater que la ville de Barcelone, au travers de ses projets “métastasiques”, veuille consolider une histoire, une identité que les barcelonais seraient particulièrement soucieux de sauvegarder, alors même qu’on sait que c’est la plus jeune des grandes villes européennes : elle est née à la fin du siècle dernier. “...Nostalgie : celle de l’harmonie perdue d’une placide bourgade provinciale faite d’une grand’rue, de “ramblas” et de petits monuments, cultivée des années durant pour répondre à la transformation morphologique d’une ville qui devait connaître une forte croissance immobilière et d’importants déséquilibres urbains”.17 La crise de la pensée urbaine Car il faut constater aujourd’hui que la pensée urbaine est en panne. Il suffirait, pour s’en convaincre, de lire le remarquable résumé – véritable état des lieux de l’urbanisme contemporain – que Françoise Choay a écrit sous le titre “Le règne urbain et la mort de la ville”. Les courants doctrinaux majeurs de cette pensée – schématiquement, un courant “progressiste” fondé sur la volonté obsessionnelle de modernité, de progrès technologique, et un courant que l’on peut nommer “culturaliste”, voué à restaurer une écologie urbaine fondée sur l’échelle de proximité, la recherche et la conservation des aménités du voisinage18 – s’avèrent également impuissants devant les trois enjeux majeurs de la ville : 1. Impossibilité à produire des réponses et des objectifs de développement contemporains (et encore moins, prospectifs) . La seule légitimité consensuelle, c’est l'histoire, la mémoire. En quelque sorte, l’arrêt sur image, s’agissant d’une image choisie, élue, plus fréquemment mythique qu’historique. Le contexte, la ville déjà là, sont alors le seul matériau et le seul critère de légitimation possible du travail de conception (urbanistique ou architectural). Du fait de sa seule présence, le contexte architectural et urbain devient argument essentiel, sinon unique caution, censurant toute invention du contemporain . 2. La ville européenne joue un rôle déterminant dans les processus d’acculturation et de recherche d’identité individuelle et de groupe. D’où l’enjeu majeur de ce que Richard Sennet, sociologue, appelle la lisibilité19. La ville est exercice d’apprentissage, d’inculcation des valeurs, des institutions, des rapports de force, des distinctions culturelles (au sens Bourdieusien du terme...). Manuel Gausa Navarro, op. cit., p. 455. Françoise Choay, Le règne de l’urbain et la mort de la ville, in La ville, Paris, Centre Pompidou,1994. 19 Richard Sennet, La ville à vue d’œil, Ed. Plon, Paris, 199. 17 18 16 Oriol Bohigas, La ville, op.cit., p. 14. 226 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Ce n’est pas en cherchant dans la grammaire formelle de l’âge classique qu’il est possible de restaurer cette lisibilité, de refaire de la ville une leçon de vie en société, une didactique du vivre ensemble nécessaires au fonctionnement du corps social. 3. Surtout, car c’est là, nous semble-t-il, le point rédhibitoire, les courants “urbanistiques” s’avèrent impuissants à affronter les problèmes de la ville concrète, de la ville contemporaine, en particulier ceux de la périphérie. Il nous faut ici nous expliquer sur notre acharnement contre le projet urbain. En effet, cette pensée – ses valeurs, ses instruments de travail – tend à embellir la ville, pour le moins à la maintenir (dans des limites décentes de cohérence, d’unité formelle), et elle occupe le terrain d’une pensée urbaine effectivement défaillante. Mais elle postule de fait que l’on peut se passer d’un urbanisme qui penserait la ville réelle, la ville qu’il faut se mettre à penser, faite d’anomalies, de barbarismes, de contaminations les plus divers ; la ville qu’on ne peut plus réduire aux seuls malheurs de l’architecture et des formes urbaines. Mais c’est aussi la ville des potentiels, des devenir. La ville qui fait éclater l’espace euclidien, l’espace des “solides”, des échelles, des perspectives. La ville des flux et des dynamiques, de la discontinuité. Il nous faut la penser, non plus depuis la ville traditionnelle, comme un “chaos”, mais plutôt selon la superbe formule de Deleuze, comme un “chaosmos”. C’est-à-dire, introduire dans les lieux et territoires, non le temps inerte et amorphe, homogène de la métaphysique et des abscisses de la mécanique classique, mais la turbulence, l’événement, le processus, en d’autres termes, le contemporain. En effet, le projet urbain s’est légitimé par ses performances dans le traitement des lieux, espaces, formes et territoires, dans le traitement de l’“ici”. Or, peut-on encore – doit-on encore – considérer la ville comme “objet”, comme “lieu” ? Ne faudrait-il pas plutôt la lire comme un complexe de processus divers, un entrelacs de temporalités contrastées, de réseaux de flux qui la font et la défont par des jeux de télescopages, de résonance, de concentration, de “congestion”, “d’imprédictibilité” ? Ne faudrait-il pas plutôt la lire comme un “maintenant” ? “...Il y a eu, depuis quinze ans, toute une production d’images, des centaines de propositions de quartiers ou de morceaux de ville qui, denses ou pas, ont une force que je ne discute pas. Le problème est qu’elles ont été prises dans une sorte d’utopie inconsciente et qu’elles ont fait “comme si” les forces, les systèmes de décision, les moyens réellement disponibles pouvaient être enchantés par la beauté ou l’intérêt qu’elles présentaient. Comme si la réalité allait les suivre et se laisser convaincre qu’il était important de les réaliser : ce qui, autant que je sache, ne se produit toujours pas. Plutôt que de présupposer une telle fascination, de parier sur un “imperium” de l’architecture qui tarde à se concrétiser, je crois qu’il faut plutôt se demander dans quel sens vont les forces qui contribuent à dessiner l’espace”.20 Les symptômes de cette triple panne peuvent être constatés dans les lieux mêmes où le travail des urbanistes semble encore le plus fécond et le plus vivace. Barcelone, déjà évoquée, souvent citée comme exemple d’urbanisme “soft”, de proximité : mais que donne à penser, pour le devenir des villes, ce ravaudage patient et méticuleux, cette urbanisation “cultivée” face aux travaux d’aménagement qui en structurent la périphérie – terrains délaissés aux interventions “progressistes”, selon la terminologie de Choay –, travaux d’équipement et d’infrastructure d’une neutralité esthétique et historique totale , et qui modifient de fait profondément le fonctionnement de la cité. Par leur caractère esthétiquement et historiquement iconoclaste, ces travaux réinventent la ville à la périphérie, la dotent d’une nouvelle structure et d’une nouvelle logique territoriale, et retrouvent de fait valeur de contemporanéité, d’utopie (ou plus simplement, de perspective, d’avenir). “...Une nouvelle ville s’édifie ainsi, moins sur le souci évocateur et figuratif des éléments qui la colmatent, que sur le caractère neutre et contondant des systèmes qui la structurent, ou sur la variation et l’accumulation de ces grandes constructions – individuelles, autonomes, aux fonctions parfois imprécises – qui stimulent son développement. Nouvelles typologies sans tradition (conteneurs plurifonctionnels, parkings métropolitains, parcs thématiques, grandes surfaces commerciales ou complexes d’activité) qui correspondent à de grands projets mixtes où s’établit aujourd’hui le nouvel espace collectif, et qui définissent d’autres stratégies que celles des modèles urbanistiques anciens. Stratégies qui proclament la disparition de l’histoire comme référence et l’évacuation du contexte comme argument ; mais stratégies qui proclament aussi l’avènement de la technique comme instrument propre à définir de puissants systèmes abstraits destinés à supporter l’accumulation progressive de mécanismes formellement incontrôlables, apparemment aléatoires et fonctionnellement indéterminés”.21 Aucune de ces médecines : douces (Barcelone) 20 Rem Koolhaas, Article dans “Architecture d'aujourd'hui”, n° 262, Avril 1989, p. 91. 21 Manuel Gausa Navarro, op. cit., p. 455. 227 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle ou drastiques (Bercy), n’est en mesure d’affronter les problèmes de la ville concrète. Réponses formelles convenues, elles peuvent générer quelques oasis centrales, réserves architecturales (de la même essence que les parcs à thème, en réalité) qu’il convient, bien sûr, de ne pas bouder : certaines sont remarquablement réussies, mais elles ne nous font en aucun cas progresser dans la définition d’un vouloir pour la ville de demain, d’une vision enthousiasmante renouvelant avec le souffle utopiste ; aucune ne nous aidera à combler le fossé, l’abîme qui s’est creusé entre l’imaginaire technique et esthétique des décideurs, des professionnels, et l’imaginaire, l’appétit esthétique des gens ordinaires, pour reprendre une remarque fort pertinente de Richard Sennet . réclame-t-elle pas une intelligence nouvelle de son devenir ? Le plan reste-t-il la bonne réponse aux questions qu’elle pose ? Le “consensus” que celuici réclame est-il toujours opérant, voire réaliste ? La ville n’exige-t-elle pas d’autres “diplomaties”, d’autres transactions ? Questions et tentatives 2. Surtout, et c’est là l’objet majeur de cette réflexion, se détourner de notre patrimoine disciplinaire (paradigmes, outils, valeurs, habitus...) pour entendre les mutations qui parcourent aujourd’hui les champs scientifiques et les domaines de la création : mathématiques (ordre et chaos, rationalité et irrationalités, catastrophes, idée même de loi mathématique...), physique et physiologie (processus, rythme, temporalité, dissipation, turbulence, régulation, complexité, contingence et nécessité...), philosophie (la fin des “pensées dures”, des systèmes, au profit d’une écoute et d’une fidélité à la rencontre, à l’événement, à l’occurrence...), mais aussi cinéma, scénographie, musique, roman... Nous voudrions résolument nous placer dans une perspective polémique. Voir, c’est distinguer, produire de nouveaux partages, donc – corollairement – se distinguer, s’inscrire en faux, “dissider”. Et surtout, poser quelques points d’interrogation cruciaux dans les fondements mêmes de la pensée urbaine. La pensée urbaine est faite, moins de questions sans réponse, que de réponses sans question – convictions, certitudes, manières et méthodes qui n’ont jamais été rigoureusement questionnées, ou qui ne l’ont plus été depuis des lustres. Certitudes et convictions dont la familiarité, la prégnance font qu’il n’apparaît plus possible aujourd’hui de les interroger de l’intérieur. L’expansion urbaine, métropolitaine, n’est-elle pas portée par des opportunités, des migrations “d’étranges attracteurs” souvent “imprédictibles” ? L’utopie serait désormais dans une “vision” globale, harmonieuse, intégrative et arrêtée de la ville, refusant d’assumer l’instable, le mobile, les processus de dégradation, les ruptures, tout ce qui contrarie un “projet”, perturbe une cohérence, en retarde indéfiniment l’achèvement. Corollairement, le culte nostalgique du genius loci, dans son acception concrète, visible, formelle, oblige à exhumer et hypostasier la moindre différence, le moindre particularisme comme une qualité essentielle du lieu, une parcelle d’identité à préserver comme une caractéristique vitale du biotope local. Est-il possible de maîtriser les processus d’expansion et de déréliction ? Les migrations des centralités globales et locales ? La ville est-elle encore “prévisible” ? N’est-elle pas une “empirie” instable ? Ne s’agit-il pas de penser autrement sa “réalisation” ? N’y a-t-il pas place, entre le plan et le laisser-faire, pour un “laisser-être” ? La ville ne 228 C’est pourquoi nous proposons une double défocalisation : 1. Se détourner de la ville européenne, poser un regard vers d’autres cieux, d’autres lieux, vers des métropoles que nous lisons comme des non-villes, des non-lieux, négations mêmes de notre cité, lieux de chaos, de métamorphose permanente, et qui pourtant vivent, se développent, “s’équilibrent” : Tokyo, Le Caire, Istanbul, Séoul, Atlanta ... La pensée urbaine a beaucoup emprunté aux concepts et postures des sciences et techniques. S’il lui faut aujourd’hui se refonder, c’est en renouant ce lien, mais avec des conceptions scientifiques, philosophiques et techniques contemporaines, avec les paris scientifiques de son époque. Ce double détour n’est ni purement spéculatif, ni gratuit. Nous nous trouvons à l’évidence devant une exigence de relecture radicale de notre expérience, dont il nous semble à la fois l’instrument et le prix. L’exposition du Centre Pompidou sur la Ville est, à ce point de vue, significative. D’une part, la ville est considérée comme une entité historique – culturelle et technique – que les connaissances, les savoirs et les conceptions semblent pouvoir maîtriser, anticiper, “rêver”. D’autre part, pour quelques uns, la ville contemporaine semble étrangère à ces paradigmes “éternels”. Toute conception, visualisation, imagination apparaissent désormais impossibles devant l’émergence de processus complexes, variés, instables. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle “...Dans le monde contemporain, les programmes deviennent abstraits en ce sens qu’ils ne sont pas désormais liés à un endroit ou une ville spécifique : ils flottent de manière opportuniste autour du lieu qui offre le maximum de connexions”.22 Rem Koolhaas pointe les trois raisons du dysfonctionnement de la pensée traditionnelle face à l’expansion métropolitaine : – les changements programmatiques ; – le rôle surdéterminant des réseaux ; – l’indifférenciation du lieu. Une telle citation fonctionne comme un manifeste, une véritable provocation pour la pensée urbaine dominante, indéfectiblement liée aux paradigmes de la ville européenne, son déjà-là comme substrat culturel, ses processus de développement intrinsèque comme modélisation de l’action pour l’avenir. L’urbanisme et l’architecture ont été habités, depuis la Renaissance, par cette croyance en la maîtrise de la totalité et du temps par le truchement de quelques lois fondamentales : ce qui avait si bien réussi à Newton, ce qui avait été à l’origine d’une nouvelle expansion des connaissances s’est exporté en figures de pensée paradigmatiques : elles furent longtemps partagées sans que leur remise en question fût même envisageable. Mais, depuis plus d’un siècle, la philosophie, l’art se sont interrogés sur la fécondité et la pertinence de figures fondées sur la Totalité, la prédictibilité, l’harmonie... La peinture, la musique ont exploré d’autres visions du monde, invoqué et provoqué d’autres postures. Les mathématiques, la physique ont, depuis quelques décennies, pris le relais et bousculent méchamment les anciens paradigmes. “...La relativité a éliminé l’illusion newtonienne d’un espace et temps absolus ; la théorie quantique a supprimé le rêve newtonien d’un processus de mesure contrôlable ; le chaos, lui, élimine l’utopie laplacienne d’une prédictibilité déterministe (...) L’expérience quotidienne et les images réelles du monde sont devenues des objets d’étude légitimes.”24 Nouvelles figures du savoir ? Tout système de pensée s’inscrit dans un fond commun de figures du savoir canonique, évidences collectives paradigmatiques. La pensée urbaine traditionnelle ne saurait échapper à la règle. Elle dispose de son “logos” métaphysique – pour reprendre, en la déplaçant légèrement, une expression de Derrida – fait de totalité (unité, cohérence, harmonie, composition), d’une vision du temps comme d’un continuum harmonieux. Ivar Ekeland23, dans son ouvrage sur les figures du temps, nous montre que l’équation différentielle, par exemple, n’est pas seulement un mode de calcul, mais une figure de pensée qui interprète le déroulement du temps comme linéaire et continu, et définit donc le présent comme transition entre passé et futur. L’abstraction et la rigueur mathématiques lui confèrent valeur de preuve, de démonstration ; une légitimité irréfragable. L’imprédictibilité Le temps “classique” est un temps continu, accumulé ; c’est un temps qui engrange, thésaurise (hormis les phases de temps “perdu” ou de “retour en arrière” : la barbarie) ; le “bon” temps est celui du progrès, de l’histoire, des plans qui s’accomplissent, des desseins aboutis, celui-là même sans lequel l’idée de projet n’aurait aucun sens. La biologie utilise, au travers de ce principe de viabilité, une théorie intéressante qui n’affecte plus mécaniquement le temps de cette qualité d’harmonieux “lieur” d’événements. “La théorie de la viabilité modélise de tels systèmes. Ils ne sont ni déterministes, ni finalistes, ni chaotiques ; ils sont darwiniens. A chaque stade de leur évolution, leur état actuel apparaît comme le terme naturel vers lequel tendaient les états antérieurs, sans toutefois être déterminés par eux. Mais cet état d’apparent achèvement est fallacieux, car il est inéluctablement dépassé au stade suivant de l’évolution, qui le fera paraître comme un moment dans une marche sans fin, ni but , où chaque étape se suffit à elle-même...”25 (à propos de Newton et de son temps) “... Un peu plus tard, ils apprendront que la solution d’une équation différentielle est entièrement déterminée par l’état initial. Ainsi, on leur a inculqué, sous forme de théorèmes mathématiques, l’idée que le passé et le futur sont totalement inscrits dans la configuration à l’instant du présent.”23 22 Rem Koolhaas, Article dans “Architecture d'aujourd'hui”, n° 262, Avril 1989. 23 Ivar Ekeland, Le calcul, l’imprévu. Les figures du temps, de Kepler à Thom, Ed Seuil, Paris, 1984, p. 37. 24 25 Ivar Ekeland, op. cit., p. 37. Id., p. 143. 229 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Un état ne serait pas une “stabilité”, mais l’instant d’un mouvement dont il signifie aussi l’évolution inéluctable. Il est inscrit dans un contexte qu’il contribue pour un temps à définir, mais aussi à faire évoluer. Le mouvement serait mu par le principe de viabilité : il connaît une naissance et une mort. Sa dynamique s’épuise dans la transformation du contexte. Cet autre contexte suscitera d’autres dynamiques. L’idée même de modernité fonctionne selon le principe de viabilité : dynamique précaire, étape. Les nouvelles dynamiques – celles qui expriment dans l’instant la modernité – transforment le contexte jusqu’à lui devenir inutiles, voire même encombrantes. Les modernités se succèdent sans être pour autant déterminées les unes par les autres. Elles ont un précédent qui n’en constitue pas pour autant un passé ; elles ont un devenir, ce qui ne signifie pas pour autant un avenir. Gilles Deleuze évoque en des termes proches les nouveaux sports : glisse, surf, voile... Il s’agit de savoir identifier les flux, les mouvements, et de se laisser porter pour inventer des trajectoires pertinentes, intéressantes. “On a vécu longtemps sur une conception énergétique du mouvement : il y a un point d’appui, ou bien on est source d’un mouvement. Courir, lancer le poids, etc. : c’est effort, résistance, avec un point d’origine, un levier. Or aujourd’hui, on voit que le mouvement se définit de moins en moins à partir de l’insertion d’un point de levier. Tous les nouveaux sports – surf, planche à voile, deltaplane... – sont du type : insertion sur une onde préexistante. Ce n’est plus une origine comme point de départ, c’est une manière de mise en orbite. Comment se faire accepter dans le mouvement d’une grande vague, d’une colonne d’air ascendante, “arriver entre” au lieu d’être origine d’un effort, c’est fondamental”.26 En d’autres termes, le principe de viabilité évacuerait la notion de projet global pour celle d’opportunité : “faire avec” et le temps dont on dispose. Penser les mouvements, les dynamiques comme précarité et autonomie, mais aussi comme constitutifs d’un contexte considéré comme complexe et instable. Autrement dit, être “entre”, se laisser porter et recontextualiser. Le mouvement local déplace, déforme le contexte global ; le contexte évolue sans progrès, il connaît des étapes sans leur accumulation. Ni passé, ni futur, il est pourtant redevable d’une autorité et est devenir. “Un modèle mathématique, même exact, peut n’être pas prédictif”27. 26 27 G. Deleuze, “Pourparlers”, Editions de Minuit, Paris, 1990, p. 165. I. Ekeland, op. cit., p. 98. 230 La prédictibilité paraissait le mieux modélisée dans les mathématiques, dont les équations ne semblaient pouvoir être soumises à de quelconques inférences non contrôlées. Or, il s’avère que les systèmes d’équations non linéaires ont des évolutions extrêmement sensibles aux conditions initiales. L’évolution de tels systèmes pouvait être totalement imprédictible (d’où leur apparent “chaos”). Néanmoins, l’imprédictibilté n’exclut pas le déterminisme ; on peut évoquer un déterminisme “rétroactif” : une fois l’imprévu advenu, il est possible, à rebours, de l’expliquer, d’en donner les raisons. Si l’on ose une extrapolation métaphorique à partir des équations non linéaires, on peut avancer que les “variables” initiaux, infimes, ont un rôle essentiel pour déjouer le futur : dans un contexte supposé complexe, entrelacé, où les mouvements sont faits de variables multiples, l’apparente unité de la dynamique cache – selon le principe de viabilité – une instabilité précairement “canalisée”. La moindre variation peut avoir à terme des répercussions, des résonances, des échos qui soudain rendent divergents, opposés, dominants, inversés l’un ou plusieurs entrelacs de complexes, et le mouvement prend alors un tour surprenant, que le lissage de sa dynamique ne laissait pas présager. Des événements pourtant prévus n’apparaissent jamais, d’autres apparaissent, apériodiques, aléatoires, lentement ou soudainement. L’imprédictibilité suppose, évidemment, le caractère endogène de la formation des phénomènes. Pour qu’il y ait imprédictibilité, il faut un contexte de “devenir” et un jeu de variables “infimes”. Le tremblement de terre de Kobé, malgré le caractère violemment “imprévu” de sa survenance, ne constitue pas un phénomène d’imprédictibilité. D’une part, il peut n’infléchir en rien la prédictibilité urbaine de Kobé, d’autre part, il n’est qu’une variable infime qui œuvre au sein de la complexité. Reconnaître l’imprédictible n’est pas, comme les sciences classiques nous le feraient penser, un aveu d’impuissance. Penser la ville comme processus imprédictible nous oblige à abandonner la prétention à maîtriser, contrôler, planifier, projeter : toutes postures qui ont conduit à dramatiser l’imprédictible, à le désigner comme erreur, faute ou accident, puisqu’il perturbe tant le contexte que le projet. En d’autres termes, il s’agit de renouer avec l’imprédictible comme matière même du travail, transformer l’horizon non plus en projet, plan, image, mais en devenir, en potentiel contraint à réajuster, corriger, adapter les manifestations de l’imprédictible comme inhérentes aux processus. Au-delà du projet, l’imprédictible réclame l’à-pro- De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle pos, c’est à dire aussi l’improvisation, le bricolage. Aux planifications, on pourrait opposer les “possibles”, aux prévisions, schémas et supputations, l’art de l’opportunité, de la préhension, de la “capture”.28 Les systèmes dissipatifs Les systèmes dissipatifs sont des émergences équilibrées dans un contexte d’éléments discrets en mouvement. Cet équilibre est maintenu par un apport de matière et d’énergie échangées avec le contexte. C’est un équilibre précaire entretenu par un flux exogène. Il implique une “brisure de symétrie” d’un ensemble homogène et indifférencié. Les systèmes dissipatifs sont des systèmes qui s’équilibrent des “frottements” occasionnés par l’écoulement différentiel des flux. “Il s’agit d’abord de processus “globaux” au cours desquels un grand nombre de molécules “coopèrent”, de façon tout à fait spectaculaire, pour former un ordre de dimension “supramoléculaire”. Ce mode d’organisation de la matière est inverse de celui qui préside à la formation des structures d’équilibre, comme les cristaux par exemple, où l’ordre, de dimension “moléculaire”, résulte de l’agencement local des atomes qui le composent”.29 Le projet d’Euralille, par exemple, pourrait représenter, dans l’ordre de l’urbain, un système dissipatif. L’arrivée du TGV est une “brisure de symétrie” qui entraîne avec elle l’activation du métro, du périphérique. Euralille s’équilibre de ces flux exogènes, et le projet de Koolhaas consiste à parier sur les “frottements” pour faire de la ville. La “tresse” des flux, leur différentiel, mettent en mouvement, nourrissent un équilibre stable qui est l’essence même du projet et qui informe sur le processus global de métropolisation. Euralille est à l’opposé de l’équilibre “cristallin” du vieux Lille, quartier “discret”, indifférent, étranger aux flux et mouvements qui agitent la ville Toute métropole recèle de telles “brisures de symétrie” (les quartiers de gare, par exemple), c’est ce qui les condamne sans doute à exploiter au maximum les équilibrages précaires des structures dissipatives. Des quartiers “d’équilibre” se créent autour Gaston Bardet, “L’urbanisme, ça avait moins à voir avec l’architecture qu’avec la stratégie l’art militaire”. 29 Alain Boutot, “L’invention des formes”, Odile Jacob, Paris, 1993, p. 51. de connexions de réseaux, de “monstres” programmatiques qui ne doivent leur vie qu’à un échange “hystérique”, tendu et continu avec le contexte global. Ce sont ces systèmes qui entretiennent le processus global de métropolisation. La métropolisation pourrait être définie comme l’exacerbation et la mise en tension de différences de potentiel de la ville, alors que la stratégie urbaine classique est de les considérer comme un dysfonctionnement, un dommage qu’il convient de sans cesse atténuer, réparer. L’instabilité “Ceux qui étudiaient la dynamique du chaos découvrirent que le comportement désordonné des systèmes simples agissait comme un processus “créatif”. Il engendrait la complexité : des formes richement organisées, tantôt stables, tantôt instables, tantôt finies, tantôt infinies, mais exerçant toujours la fascination du vivant”.30 L’instabilité, loin d’être négative, fabrique de l’ordre de “contingence”, de l’ordre “à propos”. Les dynamiques complexes et multiples qu’elle entretient favorise les “agglomérats” pertinents, puisque les éléments ont acquis dans l’instabilité une autonomie dégagée des structures, ils sont “discrets”. Lorsqu’ils s’agencent, c’est pour des “raisons” du moment, des rencontres opportunes, des frontières “visqueuses” ou accrocheuses, des frottements. L’instabilité permet la possibilité de morphogenèses souvent décrites comme étranges ou étrangères parce que, issues d’un contexte instable, elles sont imprévisibles (non simplement déductibles de données issues de ce contexte). La coagulation, le précipité, les congruences, les conjonctions sont autant de réponses “spontanées” que le chaos génère et qui, par effet de feed back, le désigne, le définit. “Au cœur de ce nouveau modèle du flocon de neige, on retrouve l’essence du chaos : un équilibre délicat entre des forces de stabilité et des forces d’instabilité ; une interaction féconde entre des forces à l’échelle atomique et des forces aux échelles ordinaires”31. L’instabilité fabrique des ordres, noyaux autonomes du contexte global bien que déterminés par 28 30 J. Gleick, “La théorie du chaos”, .Ed. Albin Michel, Paris, 1989, p. 21. 31 J. Gleick, op. cit. p. 389. 231 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle lui. Aucun de ces noyaux ne peut prétendre à l’hégémonie sur le processus. La métropolisation pourrait aussi se définir par l’instabilité programmatique : les processus sont multiples, les potentiels qu’ils génèrent se développent et s’épuisent. L’instabilité interdit toute propension à l’hégémonie. Les potentiels unissent en une dynamique vectorisée ce que le contexte global laisse se discréditer. Les potentiels que fabrique l’instable n’ont pas pour objet la transformation radicale du contexte, mais son maintien sous de nouvelles formes. C’est ce qu’on pourrait appeler le paradigme du Guépard : il faut que tout change pour que tout puisse rester comme avant... Le principe d’optimalité “Les abeilles sont, dit-on, plus ingénieuses que les guêpes, que les frelons, etc., qui savent aussi l’architecture, mais dont les constructions sont plus grossières et plus irrégulières que celles des abeilles ; on ne veut pas voir, ou l’on ne se doute pas, que cette régularité, plus ou moins grande, dépend uniquement du nombre et de la figure, et nullement de l’intelligence de ces petites bêtes ; plus elles sont nombreuses, plus il y a de forces qui agissent également et s’opposent de même, plus il y a par conséquent de contrainte mécanique, de régularité forcée, et de perfection apparente dans leurs productions.”32 Le principe d’extrémalité ou d'optimalité selon Boutot a été proposé au début du siècle par d’Arcy Thompson qui expliquait ainsi la structure et la croissance d’un certain nombre d’animaux et de végétaux : la matière prend la place minimale que lui confèrent les tensions auxquelles elle est soumise. Par exemple, la structure hexagonale des abeilles permet d’occuper le plus d’espace possible à l’intérieur d’un périmètre donné. La carte des voies rapides de Tokyo peut être lue en ces termes. Le réseau, certes, dessert la ville, mais il la traverse comme si elle n’existait pas. Il apparaît obéir au principe d’extrémalité : un minimum de tracé pour un maximum d’efficacité. En d’autres termes, le réseau viaire rapide est inscrit dans un contexte, mais il en abolit tout “localisme”, tout “génie spécifique” pour assurer une hyperfonctionnalité extrême. La métropole japonaise juxtapose de façon brutale les lieux du bâti, leur desserte de proximité et un réseau de voies rapides A. Boutot, op. cit., Expérience décrite par Buffon dans son Histoire naturelle (cf. D’Arcy Thompson “On growth & Form” p. 333-334). totalement indifférent. Cette confrontation n’est pas, “sur le plan” urbain, sans intérêt : elle fabrique une multitude de lieux étranges dans l’entre-deux de ces mondes si antithétiques. La métropolisation peut ainsi mettre en pratique le principe d'optimalité dès lors que le contexte (la ville) est “servi” tout en restant “insignifiant”. Vers d’autres paradigmes ? Les vieux paradigmes ont une langue en propre. L’équilibre interne spécifique, la logique implacable du déroulement de la raison, la morale des frontières qu’elle instaure en font un “logos métaphysique” : il règne sur l’ordre des choses, son règne met un ordre au chaos. Aussi, le renversement des paradigmes ne peut se faire “de l’intérieur” : tout débat, toute critique, toute contestation sont amplement “rhétorisés”, intégrés ; même la transgression est admise puisqu’elle indique d’où elle opère. Tout changement de paradigmes se fait dans la dissidence, le refus, non dans la mauvaise foi de ce qui précède. Et aux travaux de la raison, les commencements préfèrent souvent ceux de la “croyance”, de l’espoir, de la fabulation. Les nouveaux paradigmes ont à s’inventer une langue, et c’est le moteur d’une sorte de foi, de mystique, qui donne ce ton épique aux naissances. “Un Ptolémée ou un Kepler n’ont pour soutenir leur effort qu’une foi conquérante en l’harmonie cachée du cosmos”33. Pour penser la ville aujourd’hui, il faut avoir foi en la métropole, regarder d’un œil attentif Mexico, Le Caire ou Tokyo comme des expérimentations urbaines du contemporain. Délestées du poids de nos villes européennes, ces métropoles sont pour nous des laboratoires d’observation. Laissons-nous fasciner par ce qu’elles réunissent pour recommencer à penser nos villes, ne nous laissons pas décourager par les explications, les raisons et les raisonnements sur le déjà-là, nos expériences passées, par notre culture même. La pensée urbaine est devenue inadaptée. Penser métropolisation aujourd’hui, ce n’est pas seulement faire référence à l’échelle ou au gigantisme. Toutes les villes sont atteintes par le phénomène de “métropolisation”, chacune possède une périphérie intégrant des programmes que la formalisation urbaine traditionnelle ne saurait intégrer, des programmes indifférents au contexte, “translocaux” ; une périphérie longtemps dédaignée et qui, soudain, entre par effraction dans un 32 232 33 Ivar Ekeland, op. cit., p. 18. De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle maintenant incompréhensible, voire dramatique. Il n’est plus l’heure de refuser à la périphérie le statut d'urbain ou de ville, d’encore tenter, pathétiquement, de calmer le jeu, de freiner le processus périphérique ou de le couler dans une forme issue du centre “historique”. La métropole déconnecte le temps du lieu en multipliant les vitesses d’horloges, en le fragmentant. Les temps sont discontinus, accélérés, ralentis ou morts, ce n’est pas un ample mouvement, le support d’un progrès, d’une élévation, mais un entrelacs complexe qui fait sens, “existe”, hors du passé et du futur, dans le “maintenant”. “Le Corbusier espérait provoquer une nouvelle conscience du temps, un sentiment du maintenant“.34 Conclusion Confronter l’épaisseur historique, culturelle, qu’est la ville européenne et l’émergence des processus métropolitains souvent imprévisibles, devrait susciter des interrogations, stimuler la pensée urbaine, réévaluer ses pertinences, ses modalités d’effectuation dès lors que l’on refuse de considérer la métropolisation comme une iconoclastie, un parasitage mortel, et qu’on l’accepte comme l’avènement de la ville traditionnelle au contemporain. La métropolisation ne serait donc pas la dégénérescence, la décadence de la ville, mais plutôt un complexe de crise, de mutation, d’“à-coup” provoqués par le frottement entre l’inertie d’un déjà-là urbain et des processus de développement commandés par un contemporain global insensible au local. Plus précisément, la métropolisation oblige à poser la multiplicité, l’hétérogénéité comme catégories fondamentales de sa conception, comme source de nouvelles potentialités, et comme catalyse transformant la nature même des éléments qu’elle imbrique. En effet, la métropolisation décompose, démultiplie, autonomise pour des agrégats, des coagulations, des nœuds, et prend son sens de ce qu’elle les favorise, assure leur viabilité, et s’oppose à l’urbain réduit à résister en image , en histoire . La ville se raconte comme l’utopie défaite, la perspective inversée de la métropole que l’on rechigne à recon- 34 Richard Sennet, op. cit., p. 212. naître comme autre monde, comme si elle était la déchéance d’un organisme qu’on eût connu parfait. Pour la pensée urbaine traditionnelle, la ville est et reste un objet, une totalité à projeter et concevoir sur un double plan – fonctionnel et esthétique – dont la composition urbaine, par-delà les divergences d’école et de doctrine, par-delà les masques rationalistes qui l’affublent, est la seule, l’unique référence. Au fil du temps, la ville européenne s’est forgé le contexte quasi naturel de ses projets, se retournant inlassablement sur elle-même pour les horizons de son développement. Le contexte Ville s’est appauvri en contraintes et formalités, abandonnant à l’architecture le concret et la qualité de sa propension. Ce que l’on désigne aujourd’hui par projet urbain serait, en fait, l’ossification ultime de la ville classique, définitivement contaminée par les paradigmes de l’architecture, renonçant aux tensions dynamiques que ville et architecture ont pu entretenir d’avoir à répondre au réel autrement que par le visuel, le spectaculaire. Les doctrines issues du Mouvement Moderne (l’imperium architectural, le projet urbain) proposent de concevoir l’urbanisme comme un instrument d’intervention périodique devant corriger le présent comme anomalie, turbulence, en regard de ce que la doctrine a prévu de construire comme lignée directe entre passé et futur. Tout occupé à lisser le réel, projet après projet, on n’a pas voulu voir arriver, ni entendre sourdre un présent qui finit par surgir tel quel, comme un chaos inintelligible, impossible à contextualiser. Aujourd’hui, l’ampleur de ce “hors contexte”, l’imprédicibilité, l’incertitude des géographies, l’accroissement rhizomique des réseaux, abolissent toute tentative de recourir à la Tabula Rasa, de prétendre à l’édification de modèles, la réactivation d’archétypes, les mises en perspective collectives. Projeter la métropole, ne serait-ce pas vouloir pérenniser une démarche devenue utopique ? Ne faut-il pas, aujourd’hui, admettre la stérilité du projet, sinon son inadéquation à ce qu’exige l’action métropolitaine ? Le projet se fonde, s’échafaude, s’argumente, se raisonne d’un contexte sur mesure. La contextualisation, en même temps qu’elle assure l’intelligibilité de la ville, opacifie la montée en puissance des phénomènes qu’elle doit laisser hors champ. La volonté de lire une part du réel se paie ailleurs de cécité. 233 De la ville à la mégapole : essor ou déclin des villes au XXIe siècle Les processus métropolitains décontextualisent le réel : la fragmentation généralisée, l’hétérogénéité des choses et des temporalités, la perte d’une géométrie au profit d’une physique, font que rien ne peut plus “tenir ensemble” pour faire “Texte”. Aucune situation, aucun répertoire ne peuvent se prévaloir de canoniques puisqu’il ne sont plus soustendus par un point de vue collectif de leur appréciation. La métropolisation ne se modélise pas. Les variables mises en jeu sont trop nombreuses et se multiplient de l’intéraction des processus, de l’intrusion des flux et des mouvements dans la texture des choses. Vouloir définir la métropole comme complexe, c’est encore espérer une contextualisation possible, non plus greffée au projet, mais à des techniques et des savoirs experts (méthodologismes, systémiques, etc...). C’est un déplacement des tautologies, l’esquive du terrain. La métropole ne serait pas complexe, mais confuse. La confusion interdit toute possibilité de lecture panoramique, mais aussi toute contraction signifiante, édifiante , du réel. Or, aujourd’hui, la pensée urbaine semble planer sur les projets qu’elle construit, elle les traverse, indifférente aux avatars. S’il s’en trouve pour la perturber, la pensée urbaine prend de la hauteur : le changement d’échelle, le recul du point de vue, l’extension territoriale aplanissent l’impossible concret. Et, si penser la métropole était aussi savoir s’arrêter sur le ténu, le cas par cas, cadrer sur les insignes nucléosités qui se greffent sur les flux et les dynamiques ? Plutôt que de s’évader dans l’espace et le temps, d’intégrer les projets, essayons d’œuvrer avec ce qui se présente, de délimiter le champ clos des multiples événements métropolitains, de ces naissances qu’il faudra bien finir par reconnaître. Aujourd’hui s’offre peut-être l’opportunité d’une conjonction, d’un rendez-vous stimulant pour s’essayer à reconcevoir la pensée urbaine entre,d’une part, la contamination planétaire de la métropolisation des villes, dont certains des phéno- 234 mènes concrets sont particulièrement développés par François Ascher dans Métapolis, métropolisation comprise aussi comme l’émergence de dynamiques, de flux, de processus, comme l’expansion croissante d’une physique bousculant le monde géométrique, euclidien, de la ville traditionnelle ; et d’autre part, l’intérêt des sciences pour les théories du chaos : le chaos, non plus métaphore, mais connaissance, savoir, regard, langue. Penser la métropole, ne serait-ce pas devoir affronter le chaos, c’est-à-dire refuser de classifier, séparer, hiérarchiser sur le mode centrifuge, et d’évacuer le réel vers le passé (mémoire, identité), vers le futur (projet, utopie) ? Penser la métropole, ne serait-ce pas s’obliger à construire une langue, un regard pour entrer en intelligence avec le “tel quel”, accepter de découvrir, là où on ne voit qu’anomie, anomalies et écarts, des turbulences, des bifurcations, des brisures de symétrie, accepter de concevoir l’imprédictibilité : tout ce que les sciences nous décrivent simultanément comme figures du chaos et figures du savoir ? Penser la métropole, ne serait-ce pas encore d’accepter le présent comme un discontinu, un temps “discret”, comme disent les mathématiciens, la simultanéité d’événements hétérogènes, et non la passation du passé au futur ? Aussi, la pensée urbaine doit-elle se refonder, et cela ne peut se faire qu’en prêtant attention aux conceptions scientifiques, philosophiques, techniques réellement contemporaines, mais aussi en interrogeant la configuration singulière des utopies récentes pour tenter de comprendre ce qu’elles peuvent receler de puissance critique, de force de proposition. Il s’agit bien d’abandonner la croyance qu’une discipline contiendrait indéfiniment en elle-même les possibilités de son renouvellement, au risque de s’enfermer dans des énonciations “totalitaires” où la rigueur intrinsèque des savoirs experts qu’elle mobilise pourrait se raidir en une entreprise systématique d’évitement du réel.