Texte A : Agrippa d`Aubigné (1552

Transcription

Texte A : Agrippa d`Aubigné (1552
Objets d'étude : La poésie - Convaincre, persuader et délibérer.
Textes :
Texte A : Agrippa d’Aubigné (1552-1630), Les Tragiques, (1616), Livre V Les Fers, v. 349-380
Texte B : Victor Hugo (1802-1885), Châtiments (1853), « Le Manteau Impérial »
Texte C : Pierre Emmanuel (1916-1984), Jour de colère (1942), « Hymne de la liberté »
Annexe : Jean-Paul Sartre (1905-1980), Qu'est-ce que la littérature ? (1948).
Texte A : Agrippa d’Aubigné (1552-1630), Les
Tragiques, (1616), Livre V Les Fers, v. 349-380
D’Aubigné, protestant, relate l’horreur des guerres de religion au
XVIème siècle entre catholiques et protestants, dont la nuit de la
Saint Barthélemy (24 août 1572) est la plus emblématique : c’est
le massacre pendant plusieurs jours dans la capitale, suivis de
cannibalisme, puis dans plus d'une vingtaine de villes de
province durant les semaines suivantes des protestants par les
catholiques.
Voici les doux François l'un sur l'autre enragés:
D'âme, d'esprit, de sens et courage changés:
Tel est l’hideux portrait de la guerre civile.
Qui produit sous ses pieds une petite ville
Pleine de corps meurtris en la place étendus,
Son fleuve de noyés, ses créneaux de pendus.
Là, dessus l'échafaud qui tient toute la place.
Entre les condamnés, un élève1 sa face2
Vers le ciel, lui montrant le sang fumant et chaud
Des premiers étêtés3; puis s'écria tout haut.
Haussant les mains du sang des siens ensanglantées :
« O Dieu puissant vengeur, tes mains seront ôtées
De ton sein, car ceci du haut ciel tu verras,
Et de cent mille morts à point te vengeras! »
Après se vient enfler une puissante armée,
Remarquable de fer, de feux et de fumée.
Ou les reitres4 couverts de noir et de fureurs
Départent des François les tragiques erreurs.
Les deux chefs5 y sont pris et leur dure rencontre
La défaveur du ciel à l'un et l'autre monstre.
Vous voyez la victoire, en la plaine de Dreux.
Les deux favoriser pour ruiner les deux.
Comme en large chemin le pantelant ivrogne
Ondoyé çà et là, s'approchant, il s'éloigne :
Ainsi les deux côtes heurte et fuit à la fois
La victoire troublée, ivre du sang françois :
L'insolence parmi les deux camps se promène,
Les fait vaincre vaincus tout à la Cadmeene6.
C'est le vaisseau noie qui, versé au profond,
Ne laisse au plus heureux que l'heur d'être second :
L'un ruine, en vainquant, sa douteuse victoire.
L'autre au débris de soi et des siens prend sa gloire.
1
Ici verbe.
Visage : langage soutenu : la face de Dieu.
3
Dont on a coupé la tête.
4
Anciennement, cavalier allemand. Les reîtres ont souvent figuré
dans nos guerres de religion.
5
Catholique et protestant
6
Légende : Cadmus sema les dents d’un dragon, d’où sortirent
des guerriers armés qui s’entretuèrent aussitôt, à l’exception de
cinq d’entre eux
2
Texte B : Victor Hugo (1802-1885), Châtiments (1853),
Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent... Les
Châtiments
Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont
Ceux dont un dessein ferme emplit l'âme et le front.
Ceux qui d'un haut destin gravissent l'âpre cime.
Ceux qui marchent pensifs, épris d'un but sublime.
Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour,
Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour.
Ceux dont le cœur est bon, ceux dont les jours sont pleins.
Ceux-là vivent, Seigneur ! les autres, je les plains.
Car de son vague ennui le néant les enivre,
Car le plus lourd fardeau, c'est d'exister sans vivre.
Inutiles, épars, ils traînent ici-bas
Le sombre accablement d'être en ne pensant pas.
Ils s'appellent vulgus, plebs, la tourbe, la foule.
Ils sont ce qui murmure, applaudit, siffle, coule,
Bat des mains, foule aux pieds, bâille, dit oui, dit non,
N'a jamais de figure et n'a jamais de nom ;
Troupeau qui va, revient, juge, absout, délibère,
Détruit, prêt à Marat comme prêt à Tibère,
Foule triste, joyeuse, habits dorés, bras nus,
Pêle-mêle, et poussée aux gouffres inconnus.
Ils sont les passants froids sans but, sans nœud, sans âge ;
Le bas du genre humain qui s'écroule en nuage ;
Ceux qu'on ne connaît pas, ceux qu'on ne compte pas,
Ceux qui perdent les mots, les volontés, les pas.
L'ombre obscure autour d'eux se prolonge et recule ;
Ils n'ont du plein midi qu'un lointain crépuscule,
Car, jetant au hasard les cris, les voix, le bruit,
Ils errent près du bord sinistre de la nuit.
Texte C : Pierre Emmanuel (1916-1984), Jour de colère (1942), « Hymne de la Liberté ».
[…] O mes frères dans les prisons vous êtes libres
Libres les yeux brûlés les membres enchaînés
Le visage troué les lèvres mutilées
Vous êtes ces arbres violents et torturés
Qui croissent plus puissants parce qu’on les émonde
Et sur tout le pays d’humaine destinée
Votre regard d’hommes vrais est sans limites
Votre silence est la paix terrible de l’éther1.
Par-dessus les tyrans enroués de mutisme
Il y a la nef silencieuse de vos mains
Par-dessus l’ordre dérisoire des tyrans
Il y a l’ordre des nuées et des cieux vastes
Il y a la respiration des monts très bleus
Il y a les libres lointains de la prière
Il y a les larges fronts qui ne se courbent pas
Il y a les astres dans la liberté de leur essence
Il y a les immenses moissons du devenir
Il y a dans les tyrans une angoisse fatale
Qui est la liberté effroyable de Dieu.
1. éther : désignation poétique des cieux.
Annexe : Jean-Paul Sartre, (1905-1980), Qu’est-ce que la littérature ?
(1948)
[Chantre de l’engagement en littérature, Sartre distingue dans cet essai philosophique le rôle respectif que doivent jouer
poésie et prose].
Sans doute l’émotion, la passion même – et pourquoi pas la colère, l’indignation sociale, la haine politique – sont à
l’origine du poème. Mais elles ne s’y expriment pas, comme dans un pamphlet ou dans une confession. A mesure que le
prosateur expose des sentiments, il les éclaircit ; pour le poète, au contraire, s’il coule ses passions dans son poème, il
cesse de les reconnaître : les mots les prennent, s’en pénètrent et les métamorphosent : ils ne les signifient pas, même à
ses yeux. L’émotion est devenue chose, elle a maintenant l’opacité des choses ; elle est brouillée par les propriétés
ambiguës des vocables où on l’a enfermée. Et surtout, il y a toujours beaucoup plus, dans chaque phrase, dans chaque
vers, comme il y a dans ce ciel jaune au-dessus du Golgotha1 plus qu’une simple angoisse. Le mot, la phrase-chose,
inépuisables comme des choses, débordent de partout le sentiment qui les a suscités. Comment espérer qu’on provoquera
l’indignation ou l’enthousiasme politique du lecteur quand précisément on le retire de la condition humaine et qu’on
l’invite à considérer, avec les yeux de Dieu, le langage à l’envers ? «Vous oubliez, me dira-t-on, les poètes de la
Résistance. Vous oubliez Pierre Emmanuel2.» Hé ! non : j’allais justement vous les citer à l’appui. […]
1. Allusion à un tableau du Tintoret (1518-1594), peintre vénitien qui a représenté la mort du Christ sur le mont Golgotha.
2. cf texte C.
ÉCRITURE
I . Vous répondrez d'abord à la question suivante : (4 points)
Que dénoncent les textes A, B et C du corpus ?
Vous prendrez appui, dans une réponse argumentée, sur des citations précises.
Il. Vous traiterez ensuite, au choix l'un des sujets suivants : (16 points)
• Commentaire
Vous commenterez le poème de Victor Hugo.
• Dissertation
L'écriture poétique vous paraît-elle apte à convaincre le lecteur, à susciter son engagement, ou pensez-vous
comme Sartre qu'elle brouille le message ?
Vous répondrez à cette question en un développement composé, prenant appui sur les textes du corpus, ceux que
vous avez étudiés en classe ainsi que sur vos lectures personnelles.
• Invention
L'usage de la poésie et de la chanson dans les débats de société a pu être contesté. Vous en discutez avec un
camarade. L'un d'entre vous trouvera cet usage légitime, l'autre non.
Rédigez ce dialogue.