Maître Abdoulaye Wade Son Excellence Monsieur le Président

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Maître Abdoulaye Wade Son Excellence Monsieur le Président
Maître Abdoulaye Wade
Son Excellence Monsieur le Président de la République du Sénégal
Bureau de la Présidence
Avenue Rome
BP. 168 Dakar
Dakar, N’Djamena, Bruxelles, Paris, le 16 décembre 2010
Objet : Affaire Hissène Habré – Demande d’audience
Monsieur le Président de la République,
Le Comité international pour le jugement équitable de Hissène Habré a l’honneur
de revenir vers vous concernant l’affaire de l’ancien président tchadien, Hissène Habré,
suite à l’interview que vous avez accordée à RFI et à France 24 le jeudi 9 décembre.
Excellence, Monsieur le Président de la République, vos propos ont suscité une
profonde déception parmi les victimes, qui ont fait confiance au gouvernement du
Sénégal pour rendre justice et se conformer à ses obligations internationales, découlant
notamment de la Convention des Nations Unies contre la torture.
Nous souhaitons revenir sur certains développements récents dans cette affaire
qui permettent, à notre sens, de faire juger Hissène Habré au Sénégal dans un bref délai.
Dans le cas où le Sénégal ne souhaiterait pas poursuivre dans cette voie, seule
l’extradition vers la Belgique demeurerait envisageable.
Vous avez déclaré dans votre interview que « la décision de la Cour de la CEDEAO
est en contradiction avec l’Union africaine ». Il est clair que le raisonnement juridique
employé dans cette décision semble pour le moins discutable. En outre, la Cour a
tronqué de manière systématique la citation du mandat de l’Union africaine, en omettant
la référence aux juridictions « sénégalaises », appelées par l’Union africaine à juger
Hissène Habré. Or, il est tout à fait possible de respecter cette décision, sans pour autant
dépasser les limites financières disponibles. En effet, si la Cour de la CEDEAO réclame la
création d’une « procédure spéciale ad hoc à caractère international » pour juger Hissène
Habré, le Sénégal doit y répondre par la création d’une juridiction ad hoc au sein du
système judiciaire sénégalais, comme cela s’est déjà pratiqué au Cambodge, au Timor
Leste et en Bosnie. Cette solution, qui ferait du Sénégal un pionnier de la justice pénale
internationale en Afrique, pourrait être mise en œuvre de façon efficace par l’adoption
d’un Statut de la juridiction ad hoc qui limiterait les poursuites à un échantillon
représentatif des crimes les plus graves.
Nous recommandons donc à l’Union africaine et au Sénégal de préparer ensemble
le cadre juridique approprié pour le jugement de Hissène Habré et de faire adopter une
résolution dans ce sens lors du prochain sommet de l’Union africaine, fin janvier 2011, à
Addis-Abeba.
Nous espérons vivement que le Sénégal s’inscrira dans cette logique plutôt que de
demander à ce « que l’Union africaine reprenne ce dossier » comme vous l’avez déclaré
lors de votre interview. Sur le plan juridique, il s’agit d’un dossier du Sénégal, qui a, seul,
la responsabilité d’honorer ses engagements internationaux découlant de la présence de
Hissène Habré sur le territoire sénégalais. Notons que le manquement du Sénégal à
l’obligation de juger ou d’extrader Hissène Habré lui a déjà valu une condamnation du
Comité des Nations Unies contre la torture en 2006 et une plainte de la Belgique,
actuellement pendante, devant la Cour internationale de Justice (CIJ). Le Sénégal s’est
d’ailleurs engagé solennellement devant cette haute Cour des Nations Unies à maintenir
Hissène Habré sur son territoire durant toute la procédure judiciaire en cours devant la
CIJ. Du reste, si le Sénégal ne prend pas rapidement des mesures permettant le jugement
de Hissène Habré, votre pays risque fatalement une condamnation par la CIJ,
condamnation qui porterait atteinte à l’honneur de l’Afrique.
Par ailleurs, nous sommes stupéfaits que vous ayez déclaré ne pas avoir « eu le
minimum de compréhension et le minimum de soutien » dans cette affaire. Comme vous le
savez, à votre demande et avec l’aide de l’Union africaine, la Communauté internationale
s’est réunie à Dakar le 24 novembre dernier et des contributions de 5,6 milliards de
francs CFA (8,59 millions d’euros) pour le procès ont été annoncées, un montant
supérieur au budget estimatif. A cette occasion et au lendemain de la décision de la Cour
de la CEDEAO, le Ministre de la Justice Monsieur Cheikh Tidiane Sy se félicitait d’ailleurs
de la présence des partenaires internationaux et réaffirmait l’engagement solennel du
Sénégal « à remplir sa part du contrat moral qui le lie à la communauté internationale ». Il
semble donc que le Sénégal bénéficie non seulement de l’appui de toute la communauté
internationale, mais aussi des fonds nécessaires au commencement du procès dans les
meilleurs délais.
A cet égard, le document final de la table ronde, signé par le Sénégal, stipule
« qu’il est donc plus important que jamais que le processus commence très rapidement sans
d’autres délais » et insiste sur « la nécessité du démarrage immédiat de la phase des
poursuites dès que les ressources financières nécessaires au dit démarrage seront
mobilisées ».
Il serait, vous en convenez vous-même, préférable que Hissène Habré soit jugé en
Afrique. En 2007, vous avez déclaré avec raison que cette affaire était l’occasion de
prouver « à la face du monde la force éclatante de la justice sénégalaise ». Mais si, après
vingt ans de lutte, les victimes ne parviennent toujours pas à obtenir justice au Sénégal
l’unique alternative sera alors l’extradition en Belgique. « Renvoyez » le dossier à
l’Union africaine, qui vous a pourtant prouvé son soutien dans cette affaire, et ce sont les
victimes et l’image de toute l’Afrique qui subiront les conséquences de ce déplorable
« retour à la case départ ». En ce qui concerne le renvoi de Hissène Habré au Tchad, cette
option doit être écartée car, comme l’avait relevé votre ministre des Affaires étrangères
en 2005, elle ne permettra pas l’œuvre d’une « justice sereine ». Rappelons en outre que
Hissène Habré a été condamné à mort par la justice tchadienne pour des faits relatifs au
soutien qu’il aurait apporté à des groupes rebelles ayant attaqué la capitale du Tchad en
février 2008.
Monsieur le Président, le Comité de pilotage du Comité international pour le
jugement équitable de Hissène Habré sollicite une audience auprès de vous, à votre
convenance, et souhaite être entendu et compris.
Espérant très sincèrement que vous serez sensible à nos recommandations et
que le Sénégal fera les choix qui s’imposent pour faire honneur à sa réputation de pays
respectueux des droits humains, nous vous prions d’agréer, Excellence, Monsieur le
Président de la République, l’expression de notre plus haute considération.
Jacqueline MOUDEINA, Coordinatrice
Association Tchadienne pour la
Promotion et la Défense des Droits de
l’Homme (ATPDH)
Alioune TINE
Rencontre Africaine pour la Défense
des Droits de l’Homme (RADDHO)
Reed BRODY
Human Rights Watch
Souleymane GUENGUENG
Association des Victimes des
Crimes et Répressions
Politiques au Tchad (AVCRP)
Dobian ASSINGAR
Fédération internationale des ligues
des droits de l’Homme (FIDH)
Contact : Alioune TINE / Tel. : (+221) 77 644 33 96 / Fax : (+32) 2 732 04 71