Le tabac de l`improviste ou L`architecture est de l`improvistion figée

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Le tabac de l`improviste ou L`architecture est de l`improvistion figée
YANNIS TSIOMIS
Le tabac de l’improviste
ou L’architecture est de
l’improvistion figée
Maintenant il est mort. Il est mort depuis longtemps. Et comment pourraitil en être autrement, puisqu’il commençait à avaler des verres d’ouzo dès le
matin avant d’aller superviser ses chantiers ?
Superviser ?
Improviser !
C’est le seul architecte que j’ai connu donnant sens à un paquet de cigarettes.
Les paquets de cigarettes en Grèce, à l’époque, il y a vingt-cinq ans – et certaines marques encore aujourd’hui n’ont pas changé de format –, les paquets
de cigarettes étaient allongés, « plaqués », comme on dit là-bas. Paquets
plats comme des plaques de chocolat blanc. Pratiques pour la poche de la
chemise et présentant un autre avantage : on peut y dessiner sur la face de
dessous. Il dessinait sur la face du dessous, la face blanche des paquets de
cigarettes ; et si elle ne suffisait pas, il enlevait le papier protecteur des vingt
L’auteur de cet
petits tubes blancs pleins de tabac jaune ; et dessus, il continuait à dessiner.
Ou plus justement : à donner des instructions sur le chantier.
vraies aussi et
Il s’agit d’un architecte mort jeune, alcoolique, plein de talent, un fou
d’architecture parlante et de quelques constructions qui pour la première
fois, m’ont fait entrevoir – à une époque faite toute de certitudes, en pleine
construction d’un
victoire fonctionnaliste – qu’on pouvait improviser l’architecture sur un
France.
article sur
l’improvisation en
architecture s’est
inspiré d’une histoire
vraie et ancienne et
d’« aventures »,
actuelles, de la
centre de Musique
dans le sud de la
paquet de cigarettes, avec beaucoup de mots, d’insultes, de conviction, destinés à des entrepreneurs qui avec tout autant de mots, d’insultes et de
conviction coulaient du béton et posaient du parpaing désignés, non pas sur
un plan quelconque, mais par le doigt impératif – « ici là-bas » – de l’architecte muni de son instrument – le paquet de cigarettes – et improvisant
l’architecture comme un saxophoniste peut – avec son saxophone – improviser du jazz.
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Une trame au départ, un récit à livrer, des accords de base où s’appuyer, et
le reste c’est le moment. Non pas le moment heureux, du « petit bonheur »
mais le moment grave de l’imprévu fondé sur la certitude d’avoir commencé
et celle de devoir finir.
Entre les deux, on fait.
1. Improviser en architecture ?
Parlant d’instant, de moment, l’architecture – ses commentateurs plutôt – se sont plu à parler qui de Newton, qui de
Bergson, qui de Bachelard, qui d’Einstein, et, plus près de
nous, de Prigogine.
Mais je ne parle pas de ces temps-là, je ne parle pas de l’instant qui s’oppose à la durée. De l’instant qui voit la naissance
contre la durée d’où émergent les choses. Non, je parle du
moment où ce qui est à peine ébauché ou bien établi, change,
se modifie, se distord sous l’impulsion d’une nouvelle unité,
impensable jusque-là, parce que quelque chose d’imprévu a
surgi comme au moment des fouilles archéologiques quand,
subitement, l’accident d’une rupture de fondations fait surgir
une nouvelle histoire, un autre siècle, un encore plus grand
palais, une autre manière de boire et d’aimer.
Comme en archéologie, si d’un certain point de vue l’architecture est totalité illusoire, de l’autre, elle est aussi fragment.
Fragment : ne signifie pas forcément collage. Le collage n’est
qu’une approche consciente fragmentaire. Il ne faut pas
oublier que fragment est « morceau d’une chose qui a été brisée », « bout, débris, éclat, miette », mais aussi « citation et
extrait ».
Habitués comme nous le sommes, à voir l’Œuvre finie, unité,
tout et ensemble ; habitués à voir le projet total tandis qu’il
n’y a qu’intention localisée ; habitués comme nous le
sommes de comprendre cette unité par « morceaux » compatibles – ce qui n’est pas forcément faux – nous oublions
souvent que l’architecture est fragment par la manière dont
elle se constitue : statutairement, matériellement par le dessin (dessin au trait ou dessin mental) et sur le chantier. Et cela
depuis toujours.
La composition de l’histoire de l’architecture peut se comparer alors à l’édifice constitué de morceaux (et matériaux) qui,
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Le tabac de l’improviste ou L’architecture est de l’improvistion figée
apparemment, n’étaient pas voués à la combinaison. Et c’est
là que réside toute la difficulté pour saisir le comment fait-on
de l’architecture. Car s’il ne s’agit pas de rencontres fortuites
(des matériaux qui se rencontreraient au hasard), il ne s’agit
non plus de prédestinations.
La pierre et le fer par exemple. En tant que matières différemment constituées elles n’avaient aucune prédisposition à
s’assembler, hormis dans la contrainte géologique.
Mais la pierre et le fer en tant qu’inventions architecturales
ont eu toutes les raisons de se rencontrer non pas dans le
mythe néoclassique d’une totalité impérative mais en tant que
fragments constituant assemblage et ensemble. Comme en
poésie, on peut parler en architecture du « principe d’une
simultanéité essentielle où l’être le plus dispersé, le plus
désuni conquiert son unité. » (1)
Mais, contrairement à la poésie, l’architecture ne refusant pas
« les préambules, les principes, les méthodes, les preuves »,
elle doit afficher une cohérence non pas dans ce qui apparaît
ou est monolithique en elle, mais, au contraire, dans ce qui est
articulation entre éléments disparates.
Dans l’Opéra, art synthétique, l’architecture implique la stratégie des alliances entre ses éléments et rend le dissemblable
– matériel ou immatériel – acceptable dans une coexistence
compatible. Compatibilité et simultanéité ne sont pas unité.
Et pourtant l’œuvre architecturale doit répondre en tant
qu’unité aux exigences de la physique : la statique n’est pas
« station » mais un bouillonnement retenu, renfermé, de tensions inouies qui ne demandent qu’à être délivrées. Et qui, à
l’occasion d’ailleurs, ne s’en privent pas. Le tremblement de
terre nous révèle cela : en même temps qu’énergie qui se
déverse et frappe le bâtiment de l’extérieur, la manière dont
elle le disloque montre que ce dernier libère une tension/énergie qui est contenue dans ce qui jusque-là n’était qu’unité,
posée et imposante. Les débris, les bouts de ferraille qui sortent du béton éclaté comme des intestins, les poutres tordues
ou cassées sont là, preuves d’un relâchement général, protestation ultime et définitive contre une discipline de tension
imposée par l’ingénieur/architecte. L’alliance est rompue. La
catastrophe remet les choses en place. Chacune retourne à la
solitude de matière inarticulée et inerte. Et la logique de
1. G. Bachelard,
Instant poétique et
instant métaphysique,
1939.
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disloquation d’un ensemble éclaire autant sinon mieux sur la
manière dont il a été formé qui si on examinait le même
ensemble du temps où il se prétentait comme tel : entier et
cohérent.
L’état normal c’est la non architecture. C’est ce premier
constat qui autorise à réfléchir sur et à intégrer dans l’architecture l’improvisation.
Dire que « l’état normal c’est la non-architecture » n’est pas
un paradoxe. Cela permet de souligner toute violence nécessaire qui est exercée pour réussir les mariages de matériaux
qui vont entourer le vide. L’architectonique, c’est cet acte perfectionné qui formera le détail. Ce dernier donne l’apparence
d’être entièrement soumis à la « science » de la construction
parce qu’il doit répondre à des contraintes mais, en réalité, il
ne s’agit encore là que de choix. Le détail architectonique ne
cesse d’être aléatoire qu’une fois que le principe de sa
construction est arrêté. Mais, avant, il est soumis au jeu du
hasard calculé. Il supporte le « vide », l’espace architectural
par excellence, ce qui lui donne sa raison d’être en tant que
détail mais, aussi, ce qui prend sens par ce même détail.
2. Faisons un instant abstraction de la façade. Regardons tout
– l’air extérieur – comme opaque et dense. Creuser de l’intérieur, extraire des volumes d’opacité, sculpter de l’intérieur
l’œuvre, c’est se sentir – déjà – vivre dans ce même intérieur,
donner place au regard et au mouvement.
La façade n’est pas une paroi épaisse et ne sépare pas l’extérieur de l’intérieur. La façade est de l’intérieur et les fenêtres
s’ouvrent à l’intérieur. Vu comme cela – parce que l’architecture peut être aussi vue comme cela, qui m’empêcherait de
la voir ainsi ? –, on se rapproche alors de ce que le baroque a
apporté de substantiel : régler l’aléatoire urbain, ordonner par
l’immatériel – la lumière – le matériel, draper, non pour
cacher, mais pour dédoubler la signification – d’une part la
logique constructive, de l’autre la logique de perception du
lieu – voici quelques principes qui apparemment ne laissent
pas place à l’improvisation en architecture.
Restons encore un peu à cette phase de la conception où le
dessin prime. « L’idée première, le croquis, qui est en quelque
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sorte l’œuf ou l’embryon de l’idée, est loin ordinairement
d’être complet ; il contient tout, si l’on veut, mais il faut dégager ce tout, qui n’est autre chose que la réunion de chaque partie. Ce qui fait précisément de ce croquis l’expression par
excellence de l’idée, c’est non pas la suppression des détails,
mais leur complète subordination aux grands traits qui doivent saisir avant tout. La plus grande difficulté consiste donc
à retourner dans le tableau à cet effacement de détails, lesquels pourtant sont la composition, la trame même du
tableau » (2).
Le peintre (Delacroix) remarque que les improvisations du
compositeur (Chopin) « étaient beaucoup plus hardies que ses
compositions achevées » et glisse immédiatement après du
côté de la peinture en comparant « tableau esquisse » et
« tableau fini » où, note-t-il, « peut-être y a-t-il moins de carrière pour l’imagination que dans un ouvrage ébauché ».
Moment crucial puisque l’ébauche autorise l’imagination ou
mieux : l’ébauche promet une carrière à l’imagination, exactement comme pour une œuvre d’architecture, pour « un édifice qui s’élève et dont les détails ne sont pas encore indiqués
(…) Il en est de même d’une ruine qui acquiert quelque chose
de plus frappant par les parties qui manquent. Les détails en
sont effacés ou mutilés, de même que dans le bâtiment qui
s’élève on ne voit encore que des rudiments et l’indication
vague des moulures et des parties ornées. L’édifice achevé
enferme l’imagination dans un cercle et lui défend d’aller audelà. Peut-être que l’ébauche d’un ouvrage ne plaît tant que
parce que chacun l’achève à son gré. » (3)
Peinture, musique, architecture sont mises côte-à-côte par
Delacroix non pas au nom de l’unité des arts l’une prolongeant l’autre, mais au nom d’une démarche artistique ; au
nom d’une réalité d’abstraction qui incite l’imagination à
compléter ce qui est absent à partir d’une trame de base, et
chaque fois de manière différente, selon l’inspiration/improvisation du moment.
2. E. Delacroix,
Journal 1822-1863,
P., 1981, p. 414.
3. Ibid., p. 330.
3.
« Achever l’édifice à son gré »…
« De l’ébauche à l’ouvrage fini »…
« Une inspiration de tous les moments »…
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« [le] saccadé, [l’] imprévu, vient de [l’] intermittence »…
« Improviser : ébaucher et finir en même temps »… (4)
4. Ibid., p. 701.
Ce qui nous ramène au paquet de cigarettes et au travail de
l’architecte. Peut-on improviser en architecture ? Non ! répondront tous ceux, professionnels des appels d’offres, des plans
bien ficelés, des descriptifs minutieux, des prix figés. Non,
bien sûr ! répondront ceux qui sont retenus par un corporatisme mental – architectes en tête – donnant « aux pièces
contractuelles » le statut de la preuve intouchable de la création finie. Sans considérer comme mineures ou forcément
aberrantes les objections de ceux qui seraient effarouchés en
entendant répondre « oui ! on improvise en architecture »,
restons plus près d’une réalité de « confection » de l’œuvre.
Sans feindre de l’ignorer, écartons pour l’instant le programme, le budget, etc., bref, les éléments « objectifs ». Ils
pèsent de toute façon aussi lourd que le cadre ou le thème
choisis a priori, pour une peinture. Ils pèsent trop lourd pour
en parler davantage.
Admettons pour l’instant que les circuits de programmation,
les flux pour la réalisation, les réseaux d’acteurs sont là : à
charge pour l’architecte de les gérer à l’intérieur – et non à
côté de la conception. Il est entendu que ce temps de conception n’est jamais un temps de solitude. Mais il est tout aussi
entendu que la conception n’est pas mécaniquement tributaire
des éléments objectifs. C’est souvent un comportement
machinal de l’architecte qui fait des « éléments objectifs » un
blocage pour la conception.
Contrairement à ce qui se passe dans d’autres domaines artistiques, le travail de l’architecte c’est aussi la gestion des compétences et approches très diverses – du maître d’ouvrage au
dernier corps d’état – en passant par les acteurs institutionnels
et administratifs. Et c’est là le premier niveau d’improvisation. Gérer des compétences c’est naviguer entre plusieurs
attributions réparties aux différents niveaux et étapes, de la
commande à la réalisation du projet. Tout cela est bel et bien
codifié. Ce que, par contre, on est amené à improviser ce sont
les moments où il y a connexion entre acteurs de nature différente et où il y a donc imprévu. L’improvisation s’opère
quand se rencontrent les acteurs, là où s’articulent leurs tâches
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respectives. L’improvisation, c’est un travail de ruse où l’on
fait semblant de respecter les codes tout en se faufilant entre
les barrages que dresse l’inertie des uns et des autres ; y compris la sienne propre. C’est un travail d’anti-profession mené
avec le plus grand professionnalisme possible (et une profession de foi enragée) pour « sauver » l’œuvre.
4. Mais l’improvisation au niveau de la conception ? On pourrait la localiser à deux niveaux, sur le papier et sur le chantier.
Si on a tant chanté l’autonomie de l’architecture depuis Kant
c’est aussi pour chanter cet exercice de liberté qui franchit le
cadre qu’on a soi-même fixé. Infinies sont les « solutions » à
partir d’un programme ; pourtant, on n’en retiendra que
quelques-unes, à partir de ses propres principes, puis cellesci même seront trahies au fil du travail… mais peu importe :
le premier geste, quoi qu’on en dise, est un geste qui va « de
l’ébauche à l’ouvrage fini » non pas parce que les détails sont
pré-déterminés mais parce qu’ils seront soumis forcément à
ce premier geste. Or celui-ci relève plus du moment d’improvisation que de la téléologie. Non parce qu’il est arbitraire,
mais parce qu’il est choix à l’intérieur d’un cadre, choix/«inspiration de tous les moments ».
Cette illusion d’avoir fini en ébauchant – grave illusion si les
détails sont délaissés par la suite – est un moment d’ivresse,
où l’on anticipe l’espace sur des feuilles 21 x 29,7. On jongle
avec, on « interprète » sa propre partition de mille façons ; on
se surprend comme le pianiste qui improvise sur sa propre
composition. Et je dis bien pianiste et compositeur, car à côté
de la logique de composition et avec elle s’impose la logique
du dessin qui fixe un trait imprévu et qui pour prendre son
sens spatial doit rejoindre et intégrer le dessein de la composition. Le dessin est comme l’interprétation souveraine du
pianiste.
Le passage d’une logique à l’autre, du dessein au dessin : voici
un autre niveau où l’improvisation s’applique comme médiatrice entre l’architecte et lui-même. Jeu interdit, jeu non avoué,
compris comme crime formaliste par beaucoup – par ceux qui
n’entendent rien au statut du dessin et refusent le jeu de probabilité en architecture – l’improvisation en architecture
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– contrairement à celle de la musique – n’a pas de statut parce
qu’on n’admet pas le jeu gratuit, ou plutôt parce qu’on considère l’improvisation en musique – sinon la musique tout
entière – comme gratuite ! La vision utilitariste, le fait même
que l’architecture coûte de l’argent, empêche de dire la
manière dont elle se fait, auréolée comme on voudrait qu’elle
le soit d’une statut scientifique !
L’improvisation est comprise comme un jeu arbitraire, une
aberration – plaisante dans le cas de la musique – mais signe
de défaillance dans le cas de l’architecture.
Or l’improvisation telle qu’elle est décrite ici, n’est que
« l’inspiration de tous les moments », celle que Delacroix se
permet en peinture, celle que Chopin ou Thelonius Monk se
permettent en musique.
Rien d’arbitraire donc là-dedans, sinon un drame : on peut
toujours revenir sur un tableau, on peut toujours à la prochaine interprétation improviser autrement sur la même trame
(« Round Midnight » ou « Blue Monk » ou « Pannonica » à
l’infini), on peut toujours réfléchir et appuyer sur une note en
allongeant les temps là où la veille, ou encore demain, on passera sans insister. En architecture, une fois que le « dur » est
là, il n’y a plus d’interprétation que celle du regard voilé. Il
n’y a plus de possibilité, ni par des couches successives, ni
par des retours ou des reprises de changer quoi que ce soit.
En architecture, une fois que le dur est là tout est dit. Mais au
moment où l’on fabrique le dur ? C’est le deuxième temps,
où l’architecture peut improviser, là où les détails, leur réalisation provoqueront l’inspiration à travers l’imprévu qui surgira sur le chantier.
En architecture, on ne produit pas de la réalité. On la rencontre. Gratter des enduits pour dénuder un mur et voilà une
ancienne fenêtre qui surgit. Sa forme, la texture de la pierre
des encadrements, invisibles auparavant, l’appui de l’allège,
tout pousse à la garder, tout pousse à improviser une opération de sauvetage en modifiant la façade imaginée, en
essayant de sauver, auprès des ouvriers son sérieux et tenir,
auprès de l’entrepreneur, les coûts, calculés bien sûr sur
l’absence de fenêtre à cet endroit.
On improvise encore « sur le tas » quand on sent qu’une solution technique n’est pas forcément admise et réalisable
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Le tabac de l’improviste ou L’architecture est de l’improvistion figée
compte tenu des savoir-faire de ceux qui exécutent. Alors la
réalisation des détails change et à son tour l’exécution, les
possibilités et capacités de l’exécutant, amènent une nouvelle
configuration imprévue. Si elle ne doit pas trahir ce qui était
prévu, elle n’est plus pour autant exactement ce qui était
prévu. Encore une raison pour improviser au sens fort, c’està-dire pour marquer autrement ce qui est à marquer de toute
manière. On n’efface pas ; on ne s’accommode pas ; il ne
s’agit pas d’insuffisance. On rentre dans une autre inspiration
en essayant de comprendre une logique qui ne vous appartient
pas.
On fait alors comme Mozart pour Idomeneo qui adapte toute
une partie de l’acte II pour le premier interprète du rôle
d’Idoménée, un ténor de 66 ans. Il ne change pas d’interprète ;
il conçoit d’autres couleurs et subtilités. C’est la voix du ténor
qui l’intéresse et tant pis pour la modification éventuelle de
l’écriture. (5)
5. Il s’agit de l’air
« Fuor del mar ho un
mar in seno » de
l’Acte II chanté par
Idoménée.
Le ténor en question
était Anton Raaff
(première
représentation de 1781
à l’Opéra de Munich).
5. En architecture on produit de nombreux scenarii pour, en
définitive, en choisir un seul. Celui qui sera réalisé. Mais
l’architecture s’apparente plus à l’opéra ou au cinéma en tant
qu’arts synthétiques qu’à la musique, la peinture ou la sculpture – arts purs. Malgré Goethe, l’architecture n’est pas de la
musique figée : on ne gèle pas un son et les rythmes voulus
d’une façade ou dans un espace, relèvent du temps de perception par le regard et non pas de la conception ou du temps
de perception par l’ouïe, temps résolument différent du précédent. Cette distinction nous amène ici à une autre ruse de
notre travail : la ruse de l’anticipation.
Anticiper ici, signifie pré-voir le regard de l’autre dans cet
espace qu’on a imaginé. Pré-voir le regard de l’autre c’est prévoir des usages (dont le regard fait partie) mais aussi voir par
avance à la place de l’autre les détails dont on considère
qu’ils reflèteront le mieux les principes, la trame qui a guidé
votre travail tout au long. On est loin du papier 21 x 29,7 ou
du calque, maintenant que le bâtiment, en train de se faire,
permet, in extremis peut-être, une improvisation sur le tas.
Mais en fait ne s’agit-il pas alors de bien marquer ce que le
croquis n’a pas voulu signifier mieux ?
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Anticiper alors c’est être le visiteur de soi-même, mais un
visiteur au pouvoir extraordinaire. Il peut intervenir comme
un usager futur mais mieux que celui-ci, puisqu’il peut relativement changer encore : habiller, dépouiller, accentuer des
tonalités ou reformer ce qui a été déformé à cause d’un impératif technique apparent, prétendument ou réellement insurmontable. Ne faut-il pas se venger de l’ingénieur des fluides
qui a doublé une gaine d’extraction ? Ne faut-il pas exercer
maintenant cette vengeance faute d’avoir pu passer une
alliance au bon moment, faute d’avoir pu conclure à temps un
compromis – cette pratique architecturale qui nous rapproche
de la politique ?
Si on a failli à son rôle de tacticien, si on n’a pas su bien se
servir de ce savoir-faire en réunissant l’adhésion au projet global, si le dessin et le calcul ont trahi le dessein, eh bien ! cela
se paye. Être alors visiteur de soi-même c’est regarder en face
ce qui est sorti – en partie tout au moins – de soi-même en
mobilisant toute une nouvelle énergie qui ne vient pas de la
contemplation mais de la trahison.
Vous regardez ce tube d’extraction que vous avez voulu
visuellement comme une ligne horizontale qui module sans
plus, et vous vous apercevez qu’il devient une menace pour
l’équilibre. Il devrait se fondre comme support de modulation
– passer d’un ton à un autre ton par l’harmonie et par progression. Et pourtant il devient altération. Que faire ? La trahison est flagrante. Improviser c’est appeler à la rescousse une
mémoire enfouie qui vous rappelle que résoudre le problème
posé ce n’est pas forcément agir sur l’objet qui a généré le
problème mais sur les « à côté ». Cette ligne continue est
devenue masse incontournable et elle écrase vos
poteaux/gaines qui eux scandaient l’espace comme des
tuyaux d’orgue. Le regard devient lourd en haut, il sombre
vers le haut. La ruse de la transition, ruse classique et somme
toute banale, qui résout par le chapiteau le rapport
poteau/poutre vient alors non pas comme un tic dû à la référence répétée, mais comme évidence léguée par l’histoire qui
peut être renouvelée par une autre forme, un autre matériau :
la leçon de la colonne en marbre servira pour le métal exactement comme dans Critias ou l’Atlantide le matériau courant
des temples est remplacé, pour le temple de Poséidon, par
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l’argent, l’ivoire, l’or et l’orichalque, ce dernier étant un matériau inconnu (6). Cette improvisation débordante, cet imaginaire constructif – « barbare », selon Platon, c’est-à-dire
différent et à envier par sa différence éclatante de couleurs et
matériaux – est d’un secours libérateur.
On « improvise » alors sur place, obligés que nous sommes à
donner une réponse à une carence de communication entre
l’architecture voulue et l’exigence technique. Mais on improvise parce qu’on se met dans la position du regard actif et
curieux de l’usager qui scrute l’espace et, le scrutant, sent un
manque de transition. Le thème de la transition se réalise alors
par le travail d’improvisation à l’aide de la référence (rôle du
chapiteau) et le souvenir de l’utilisation insolite de l’utopie
(l’orichalque de l’Atlantide).
Cette démarche inverse peut-être le rapport auquel nous
sommes habitués « normalement » : c’est-à-dire le stock des
références étant là, a priori, et à utiliser pour faire style. Ici,
c’est différent. C’est comme la sacoche du plombier. Il ne sait
pas ce qu’il va réparer, il ne se rappelle pas exactement les
outils de son trésor, mais il est sûr qu’il trouvera le bon en
ouvrant son sac, une fois que le diagnostic sera fait.
6. Cf. Platon, Critias
ou l’Atlantide,
115°-116°.
Je pense alors au paquet de cigarettes et à l’architecte mort maintenant.
Quelle énorme sacoche invisible portait-il sur lui pour pouvoir sans crainte
« improviser » ces matins chauds qui accablent, sur les chantiers méditerranéens ? Mais est-ce qu’il improvisait réellement ? Est-ce qu’au fond le
projet n’était pas chaque fois, non seulement en lui, mais lui-même ? Est-ce
qu’au fond, il n’est pas mort de cela ? Des bouts de papier doivent traîner
sûrement, encore aujourd’hui figés par le béton, dans les fondations ; jetés
de ce geste désinvolte qu’on a souvent, en froissant des paquets vides, quand
on a fumé et tout dessiné.
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