Le tabac de l`improviste ou L`architecture est de l`improvistion figée
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Le tabac de l`improviste ou L`architecture est de l`improvistion figée
YANNIS TSIOMIS Le tabac de l’improviste ou L’architecture est de l’improvistion figée Maintenant il est mort. Il est mort depuis longtemps. Et comment pourraitil en être autrement, puisqu’il commençait à avaler des verres d’ouzo dès le matin avant d’aller superviser ses chantiers ? Superviser ? Improviser ! C’est le seul architecte que j’ai connu donnant sens à un paquet de cigarettes. Les paquets de cigarettes en Grèce, à l’époque, il y a vingt-cinq ans – et certaines marques encore aujourd’hui n’ont pas changé de format –, les paquets de cigarettes étaient allongés, « plaqués », comme on dit là-bas. Paquets plats comme des plaques de chocolat blanc. Pratiques pour la poche de la chemise et présentant un autre avantage : on peut y dessiner sur la face de dessous. Il dessinait sur la face du dessous, la face blanche des paquets de cigarettes ; et si elle ne suffisait pas, il enlevait le papier protecteur des vingt L’auteur de cet petits tubes blancs pleins de tabac jaune ; et dessus, il continuait à dessiner. Ou plus justement : à donner des instructions sur le chantier. vraies aussi et Il s’agit d’un architecte mort jeune, alcoolique, plein de talent, un fou d’architecture parlante et de quelques constructions qui pour la première fois, m’ont fait entrevoir – à une époque faite toute de certitudes, en pleine construction d’un victoire fonctionnaliste – qu’on pouvait improviser l’architecture sur un France. article sur l’improvisation en architecture s’est inspiré d’une histoire vraie et ancienne et d’« aventures », actuelles, de la centre de Musique dans le sud de la paquet de cigarettes, avec beaucoup de mots, d’insultes, de conviction, destinés à des entrepreneurs qui avec tout autant de mots, d’insultes et de conviction coulaient du béton et posaient du parpaing désignés, non pas sur un plan quelconque, mais par le doigt impératif – « ici là-bas » – de l’architecte muni de son instrument – le paquet de cigarettes – et improvisant l’architecture comme un saxophoniste peut – avec son saxophone – improviser du jazz. CHIMERES 1 YANNIS TSIOMIS Une trame au départ, un récit à livrer, des accords de base où s’appuyer, et le reste c’est le moment. Non pas le moment heureux, du « petit bonheur » mais le moment grave de l’imprévu fondé sur la certitude d’avoir commencé et celle de devoir finir. Entre les deux, on fait. 1. Improviser en architecture ? Parlant d’instant, de moment, l’architecture – ses commentateurs plutôt – se sont plu à parler qui de Newton, qui de Bergson, qui de Bachelard, qui d’Einstein, et, plus près de nous, de Prigogine. Mais je ne parle pas de ces temps-là, je ne parle pas de l’instant qui s’oppose à la durée. De l’instant qui voit la naissance contre la durée d’où émergent les choses. Non, je parle du moment où ce qui est à peine ébauché ou bien établi, change, se modifie, se distord sous l’impulsion d’une nouvelle unité, impensable jusque-là, parce que quelque chose d’imprévu a surgi comme au moment des fouilles archéologiques quand, subitement, l’accident d’une rupture de fondations fait surgir une nouvelle histoire, un autre siècle, un encore plus grand palais, une autre manière de boire et d’aimer. Comme en archéologie, si d’un certain point de vue l’architecture est totalité illusoire, de l’autre, elle est aussi fragment. Fragment : ne signifie pas forcément collage. Le collage n’est qu’une approche consciente fragmentaire. Il ne faut pas oublier que fragment est « morceau d’une chose qui a été brisée », « bout, débris, éclat, miette », mais aussi « citation et extrait ». Habitués comme nous le sommes, à voir l’Œuvre finie, unité, tout et ensemble ; habitués à voir le projet total tandis qu’il n’y a qu’intention localisée ; habitués comme nous le sommes de comprendre cette unité par « morceaux » compatibles – ce qui n’est pas forcément faux – nous oublions souvent que l’architecture est fragment par la manière dont elle se constitue : statutairement, matériellement par le dessin (dessin au trait ou dessin mental) et sur le chantier. Et cela depuis toujours. La composition de l’histoire de l’architecture peut se comparer alors à l’édifice constitué de morceaux (et matériaux) qui, CHIMERES 2 Le tabac de l’improviste ou L’architecture est de l’improvistion figée apparemment, n’étaient pas voués à la combinaison. Et c’est là que réside toute la difficulté pour saisir le comment fait-on de l’architecture. Car s’il ne s’agit pas de rencontres fortuites (des matériaux qui se rencontreraient au hasard), il ne s’agit non plus de prédestinations. La pierre et le fer par exemple. En tant que matières différemment constituées elles n’avaient aucune prédisposition à s’assembler, hormis dans la contrainte géologique. Mais la pierre et le fer en tant qu’inventions architecturales ont eu toutes les raisons de se rencontrer non pas dans le mythe néoclassique d’une totalité impérative mais en tant que fragments constituant assemblage et ensemble. Comme en poésie, on peut parler en architecture du « principe d’une simultanéité essentielle où l’être le plus dispersé, le plus désuni conquiert son unité. » (1) Mais, contrairement à la poésie, l’architecture ne refusant pas « les préambules, les principes, les méthodes, les preuves », elle doit afficher une cohérence non pas dans ce qui apparaît ou est monolithique en elle, mais, au contraire, dans ce qui est articulation entre éléments disparates. Dans l’Opéra, art synthétique, l’architecture implique la stratégie des alliances entre ses éléments et rend le dissemblable – matériel ou immatériel – acceptable dans une coexistence compatible. Compatibilité et simultanéité ne sont pas unité. Et pourtant l’œuvre architecturale doit répondre en tant qu’unité aux exigences de la physique : la statique n’est pas « station » mais un bouillonnement retenu, renfermé, de tensions inouies qui ne demandent qu’à être délivrées. Et qui, à l’occasion d’ailleurs, ne s’en privent pas. Le tremblement de terre nous révèle cela : en même temps qu’énergie qui se déverse et frappe le bâtiment de l’extérieur, la manière dont elle le disloque montre que ce dernier libère une tension/énergie qui est contenue dans ce qui jusque-là n’était qu’unité, posée et imposante. Les débris, les bouts de ferraille qui sortent du béton éclaté comme des intestins, les poutres tordues ou cassées sont là, preuves d’un relâchement général, protestation ultime et définitive contre une discipline de tension imposée par l’ingénieur/architecte. L’alliance est rompue. La catastrophe remet les choses en place. Chacune retourne à la solitude de matière inarticulée et inerte. Et la logique de 1. G. Bachelard, Instant poétique et instant métaphysique, 1939. CHIMERES 3 YANNIS TSIOMIS disloquation d’un ensemble éclaire autant sinon mieux sur la manière dont il a été formé qui si on examinait le même ensemble du temps où il se prétentait comme tel : entier et cohérent. L’état normal c’est la non architecture. C’est ce premier constat qui autorise à réfléchir sur et à intégrer dans l’architecture l’improvisation. Dire que « l’état normal c’est la non-architecture » n’est pas un paradoxe. Cela permet de souligner toute violence nécessaire qui est exercée pour réussir les mariages de matériaux qui vont entourer le vide. L’architectonique, c’est cet acte perfectionné qui formera le détail. Ce dernier donne l’apparence d’être entièrement soumis à la « science » de la construction parce qu’il doit répondre à des contraintes mais, en réalité, il ne s’agit encore là que de choix. Le détail architectonique ne cesse d’être aléatoire qu’une fois que le principe de sa construction est arrêté. Mais, avant, il est soumis au jeu du hasard calculé. Il supporte le « vide », l’espace architectural par excellence, ce qui lui donne sa raison d’être en tant que détail mais, aussi, ce qui prend sens par ce même détail. 2. Faisons un instant abstraction de la façade. Regardons tout – l’air extérieur – comme opaque et dense. Creuser de l’intérieur, extraire des volumes d’opacité, sculpter de l’intérieur l’œuvre, c’est se sentir – déjà – vivre dans ce même intérieur, donner place au regard et au mouvement. La façade n’est pas une paroi épaisse et ne sépare pas l’extérieur de l’intérieur. La façade est de l’intérieur et les fenêtres s’ouvrent à l’intérieur. Vu comme cela – parce que l’architecture peut être aussi vue comme cela, qui m’empêcherait de la voir ainsi ? –, on se rapproche alors de ce que le baroque a apporté de substantiel : régler l’aléatoire urbain, ordonner par l’immatériel – la lumière – le matériel, draper, non pour cacher, mais pour dédoubler la signification – d’une part la logique constructive, de l’autre la logique de perception du lieu – voici quelques principes qui apparemment ne laissent pas place à l’improvisation en architecture. Restons encore un peu à cette phase de la conception où le dessin prime. « L’idée première, le croquis, qui est en quelque CHIMERES 4 Le tabac de l’improviste ou L’architecture est de l’improvistion figée sorte l’œuf ou l’embryon de l’idée, est loin ordinairement d’être complet ; il contient tout, si l’on veut, mais il faut dégager ce tout, qui n’est autre chose que la réunion de chaque partie. Ce qui fait précisément de ce croquis l’expression par excellence de l’idée, c’est non pas la suppression des détails, mais leur complète subordination aux grands traits qui doivent saisir avant tout. La plus grande difficulté consiste donc à retourner dans le tableau à cet effacement de détails, lesquels pourtant sont la composition, la trame même du tableau » (2). Le peintre (Delacroix) remarque que les improvisations du compositeur (Chopin) « étaient beaucoup plus hardies que ses compositions achevées » et glisse immédiatement après du côté de la peinture en comparant « tableau esquisse » et « tableau fini » où, note-t-il, « peut-être y a-t-il moins de carrière pour l’imagination que dans un ouvrage ébauché ». Moment crucial puisque l’ébauche autorise l’imagination ou mieux : l’ébauche promet une carrière à l’imagination, exactement comme pour une œuvre d’architecture, pour « un édifice qui s’élève et dont les détails ne sont pas encore indiqués (…) Il en est de même d’une ruine qui acquiert quelque chose de plus frappant par les parties qui manquent. Les détails en sont effacés ou mutilés, de même que dans le bâtiment qui s’élève on ne voit encore que des rudiments et l’indication vague des moulures et des parties ornées. L’édifice achevé enferme l’imagination dans un cercle et lui défend d’aller audelà. Peut-être que l’ébauche d’un ouvrage ne plaît tant que parce que chacun l’achève à son gré. » (3) Peinture, musique, architecture sont mises côte-à-côte par Delacroix non pas au nom de l’unité des arts l’une prolongeant l’autre, mais au nom d’une démarche artistique ; au nom d’une réalité d’abstraction qui incite l’imagination à compléter ce qui est absent à partir d’une trame de base, et chaque fois de manière différente, selon l’inspiration/improvisation du moment. 2. E. Delacroix, Journal 1822-1863, P., 1981, p. 414. 3. Ibid., p. 330. 3. « Achever l’édifice à son gré »… « De l’ébauche à l’ouvrage fini »… « Une inspiration de tous les moments »… CHIMERES 5 YANNIS TSIOMIS « [le] saccadé, [l’] imprévu, vient de [l’] intermittence »… « Improviser : ébaucher et finir en même temps »… (4) 4. Ibid., p. 701. Ce qui nous ramène au paquet de cigarettes et au travail de l’architecte. Peut-on improviser en architecture ? Non ! répondront tous ceux, professionnels des appels d’offres, des plans bien ficelés, des descriptifs minutieux, des prix figés. Non, bien sûr ! répondront ceux qui sont retenus par un corporatisme mental – architectes en tête – donnant « aux pièces contractuelles » le statut de la preuve intouchable de la création finie. Sans considérer comme mineures ou forcément aberrantes les objections de ceux qui seraient effarouchés en entendant répondre « oui ! on improvise en architecture », restons plus près d’une réalité de « confection » de l’œuvre. Sans feindre de l’ignorer, écartons pour l’instant le programme, le budget, etc., bref, les éléments « objectifs ». Ils pèsent de toute façon aussi lourd que le cadre ou le thème choisis a priori, pour une peinture. Ils pèsent trop lourd pour en parler davantage. Admettons pour l’instant que les circuits de programmation, les flux pour la réalisation, les réseaux d’acteurs sont là : à charge pour l’architecte de les gérer à l’intérieur – et non à côté de la conception. Il est entendu que ce temps de conception n’est jamais un temps de solitude. Mais il est tout aussi entendu que la conception n’est pas mécaniquement tributaire des éléments objectifs. C’est souvent un comportement machinal de l’architecte qui fait des « éléments objectifs » un blocage pour la conception. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres domaines artistiques, le travail de l’architecte c’est aussi la gestion des compétences et approches très diverses – du maître d’ouvrage au dernier corps d’état – en passant par les acteurs institutionnels et administratifs. Et c’est là le premier niveau d’improvisation. Gérer des compétences c’est naviguer entre plusieurs attributions réparties aux différents niveaux et étapes, de la commande à la réalisation du projet. Tout cela est bel et bien codifié. Ce que, par contre, on est amené à improviser ce sont les moments où il y a connexion entre acteurs de nature différente et où il y a donc imprévu. L’improvisation s’opère quand se rencontrent les acteurs, là où s’articulent leurs tâches CHIMERES 6 Le tabac de l’improviste ou L’architecture est de l’improvistion figée respectives. L’improvisation, c’est un travail de ruse où l’on fait semblant de respecter les codes tout en se faufilant entre les barrages que dresse l’inertie des uns et des autres ; y compris la sienne propre. C’est un travail d’anti-profession mené avec le plus grand professionnalisme possible (et une profession de foi enragée) pour « sauver » l’œuvre. 4. Mais l’improvisation au niveau de la conception ? On pourrait la localiser à deux niveaux, sur le papier et sur le chantier. Si on a tant chanté l’autonomie de l’architecture depuis Kant c’est aussi pour chanter cet exercice de liberté qui franchit le cadre qu’on a soi-même fixé. Infinies sont les « solutions » à partir d’un programme ; pourtant, on n’en retiendra que quelques-unes, à partir de ses propres principes, puis cellesci même seront trahies au fil du travail… mais peu importe : le premier geste, quoi qu’on en dise, est un geste qui va « de l’ébauche à l’ouvrage fini » non pas parce que les détails sont pré-déterminés mais parce qu’ils seront soumis forcément à ce premier geste. Or celui-ci relève plus du moment d’improvisation que de la téléologie. Non parce qu’il est arbitraire, mais parce qu’il est choix à l’intérieur d’un cadre, choix/«inspiration de tous les moments ». Cette illusion d’avoir fini en ébauchant – grave illusion si les détails sont délaissés par la suite – est un moment d’ivresse, où l’on anticipe l’espace sur des feuilles 21 x 29,7. On jongle avec, on « interprète » sa propre partition de mille façons ; on se surprend comme le pianiste qui improvise sur sa propre composition. Et je dis bien pianiste et compositeur, car à côté de la logique de composition et avec elle s’impose la logique du dessin qui fixe un trait imprévu et qui pour prendre son sens spatial doit rejoindre et intégrer le dessein de la composition. Le dessin est comme l’interprétation souveraine du pianiste. Le passage d’une logique à l’autre, du dessein au dessin : voici un autre niveau où l’improvisation s’applique comme médiatrice entre l’architecte et lui-même. Jeu interdit, jeu non avoué, compris comme crime formaliste par beaucoup – par ceux qui n’entendent rien au statut du dessin et refusent le jeu de probabilité en architecture – l’improvisation en architecture CHIMERES 7 YANNIS TSIOMIS – contrairement à celle de la musique – n’a pas de statut parce qu’on n’admet pas le jeu gratuit, ou plutôt parce qu’on considère l’improvisation en musique – sinon la musique tout entière – comme gratuite ! La vision utilitariste, le fait même que l’architecture coûte de l’argent, empêche de dire la manière dont elle se fait, auréolée comme on voudrait qu’elle le soit d’une statut scientifique ! L’improvisation est comprise comme un jeu arbitraire, une aberration – plaisante dans le cas de la musique – mais signe de défaillance dans le cas de l’architecture. Or l’improvisation telle qu’elle est décrite ici, n’est que « l’inspiration de tous les moments », celle que Delacroix se permet en peinture, celle que Chopin ou Thelonius Monk se permettent en musique. Rien d’arbitraire donc là-dedans, sinon un drame : on peut toujours revenir sur un tableau, on peut toujours à la prochaine interprétation improviser autrement sur la même trame (« Round Midnight » ou « Blue Monk » ou « Pannonica » à l’infini), on peut toujours réfléchir et appuyer sur une note en allongeant les temps là où la veille, ou encore demain, on passera sans insister. En architecture, une fois que le « dur » est là, il n’y a plus d’interprétation que celle du regard voilé. Il n’y a plus de possibilité, ni par des couches successives, ni par des retours ou des reprises de changer quoi que ce soit. En architecture, une fois que le dur est là tout est dit. Mais au moment où l’on fabrique le dur ? C’est le deuxième temps, où l’architecture peut improviser, là où les détails, leur réalisation provoqueront l’inspiration à travers l’imprévu qui surgira sur le chantier. En architecture, on ne produit pas de la réalité. On la rencontre. Gratter des enduits pour dénuder un mur et voilà une ancienne fenêtre qui surgit. Sa forme, la texture de la pierre des encadrements, invisibles auparavant, l’appui de l’allège, tout pousse à la garder, tout pousse à improviser une opération de sauvetage en modifiant la façade imaginée, en essayant de sauver, auprès des ouvriers son sérieux et tenir, auprès de l’entrepreneur, les coûts, calculés bien sûr sur l’absence de fenêtre à cet endroit. On improvise encore « sur le tas » quand on sent qu’une solution technique n’est pas forcément admise et réalisable CHIMERES 8 Le tabac de l’improviste ou L’architecture est de l’improvistion figée compte tenu des savoir-faire de ceux qui exécutent. Alors la réalisation des détails change et à son tour l’exécution, les possibilités et capacités de l’exécutant, amènent une nouvelle configuration imprévue. Si elle ne doit pas trahir ce qui était prévu, elle n’est plus pour autant exactement ce qui était prévu. Encore une raison pour improviser au sens fort, c’està-dire pour marquer autrement ce qui est à marquer de toute manière. On n’efface pas ; on ne s’accommode pas ; il ne s’agit pas d’insuffisance. On rentre dans une autre inspiration en essayant de comprendre une logique qui ne vous appartient pas. On fait alors comme Mozart pour Idomeneo qui adapte toute une partie de l’acte II pour le premier interprète du rôle d’Idoménée, un ténor de 66 ans. Il ne change pas d’interprète ; il conçoit d’autres couleurs et subtilités. C’est la voix du ténor qui l’intéresse et tant pis pour la modification éventuelle de l’écriture. (5) 5. Il s’agit de l’air « Fuor del mar ho un mar in seno » de l’Acte II chanté par Idoménée. Le ténor en question était Anton Raaff (première représentation de 1781 à l’Opéra de Munich). 5. En architecture on produit de nombreux scenarii pour, en définitive, en choisir un seul. Celui qui sera réalisé. Mais l’architecture s’apparente plus à l’opéra ou au cinéma en tant qu’arts synthétiques qu’à la musique, la peinture ou la sculpture – arts purs. Malgré Goethe, l’architecture n’est pas de la musique figée : on ne gèle pas un son et les rythmes voulus d’une façade ou dans un espace, relèvent du temps de perception par le regard et non pas de la conception ou du temps de perception par l’ouïe, temps résolument différent du précédent. Cette distinction nous amène ici à une autre ruse de notre travail : la ruse de l’anticipation. Anticiper ici, signifie pré-voir le regard de l’autre dans cet espace qu’on a imaginé. Pré-voir le regard de l’autre c’est prévoir des usages (dont le regard fait partie) mais aussi voir par avance à la place de l’autre les détails dont on considère qu’ils reflèteront le mieux les principes, la trame qui a guidé votre travail tout au long. On est loin du papier 21 x 29,7 ou du calque, maintenant que le bâtiment, en train de se faire, permet, in extremis peut-être, une improvisation sur le tas. Mais en fait ne s’agit-il pas alors de bien marquer ce que le croquis n’a pas voulu signifier mieux ? CHIMERES 9 YANNIS TSIOMIS Anticiper alors c’est être le visiteur de soi-même, mais un visiteur au pouvoir extraordinaire. Il peut intervenir comme un usager futur mais mieux que celui-ci, puisqu’il peut relativement changer encore : habiller, dépouiller, accentuer des tonalités ou reformer ce qui a été déformé à cause d’un impératif technique apparent, prétendument ou réellement insurmontable. Ne faut-il pas se venger de l’ingénieur des fluides qui a doublé une gaine d’extraction ? Ne faut-il pas exercer maintenant cette vengeance faute d’avoir pu passer une alliance au bon moment, faute d’avoir pu conclure à temps un compromis – cette pratique architecturale qui nous rapproche de la politique ? Si on a failli à son rôle de tacticien, si on n’a pas su bien se servir de ce savoir-faire en réunissant l’adhésion au projet global, si le dessin et le calcul ont trahi le dessein, eh bien ! cela se paye. Être alors visiteur de soi-même c’est regarder en face ce qui est sorti – en partie tout au moins – de soi-même en mobilisant toute une nouvelle énergie qui ne vient pas de la contemplation mais de la trahison. Vous regardez ce tube d’extraction que vous avez voulu visuellement comme une ligne horizontale qui module sans plus, et vous vous apercevez qu’il devient une menace pour l’équilibre. Il devrait se fondre comme support de modulation – passer d’un ton à un autre ton par l’harmonie et par progression. Et pourtant il devient altération. Que faire ? La trahison est flagrante. Improviser c’est appeler à la rescousse une mémoire enfouie qui vous rappelle que résoudre le problème posé ce n’est pas forcément agir sur l’objet qui a généré le problème mais sur les « à côté ». Cette ligne continue est devenue masse incontournable et elle écrase vos poteaux/gaines qui eux scandaient l’espace comme des tuyaux d’orgue. Le regard devient lourd en haut, il sombre vers le haut. La ruse de la transition, ruse classique et somme toute banale, qui résout par le chapiteau le rapport poteau/poutre vient alors non pas comme un tic dû à la référence répétée, mais comme évidence léguée par l’histoire qui peut être renouvelée par une autre forme, un autre matériau : la leçon de la colonne en marbre servira pour le métal exactement comme dans Critias ou l’Atlantide le matériau courant des temples est remplacé, pour le temple de Poséidon, par CHIMERES 10 Le tabac de l’improviste ou L’architecture est de l’improvistion figée l’argent, l’ivoire, l’or et l’orichalque, ce dernier étant un matériau inconnu (6). Cette improvisation débordante, cet imaginaire constructif – « barbare », selon Platon, c’est-à-dire différent et à envier par sa différence éclatante de couleurs et matériaux – est d’un secours libérateur. On « improvise » alors sur place, obligés que nous sommes à donner une réponse à une carence de communication entre l’architecture voulue et l’exigence technique. Mais on improvise parce qu’on se met dans la position du regard actif et curieux de l’usager qui scrute l’espace et, le scrutant, sent un manque de transition. Le thème de la transition se réalise alors par le travail d’improvisation à l’aide de la référence (rôle du chapiteau) et le souvenir de l’utilisation insolite de l’utopie (l’orichalque de l’Atlantide). Cette démarche inverse peut-être le rapport auquel nous sommes habitués « normalement » : c’est-à-dire le stock des références étant là, a priori, et à utiliser pour faire style. Ici, c’est différent. C’est comme la sacoche du plombier. Il ne sait pas ce qu’il va réparer, il ne se rappelle pas exactement les outils de son trésor, mais il est sûr qu’il trouvera le bon en ouvrant son sac, une fois que le diagnostic sera fait. 6. Cf. Platon, Critias ou l’Atlantide, 115°-116°. Je pense alors au paquet de cigarettes et à l’architecte mort maintenant. Quelle énorme sacoche invisible portait-il sur lui pour pouvoir sans crainte « improviser » ces matins chauds qui accablent, sur les chantiers méditerranéens ? Mais est-ce qu’il improvisait réellement ? Est-ce qu’au fond le projet n’était pas chaque fois, non seulement en lui, mais lui-même ? Est-ce qu’au fond, il n’est pas mort de cela ? Des bouts de papier doivent traîner sûrement, encore aujourd’hui figés par le béton, dans les fondations ; jetés de ce geste désinvolte qu’on a souvent, en froissant des paquets vides, quand on a fumé et tout dessiné. ❏ CHIMERES 11