Mireille Sorgue par Rebecca Behar L`AMANT

Transcription

Mireille Sorgue par Rebecca Behar L`AMANT
Mireille Sorgue par Rebecca Behar
L’AMANT
Mireille Sorgue
Voici un livre qui ne pourrait pas exister aujourd’hui. Non seulement parce qu’il est unique et
publié de façon posthume, mais aussi parce qu’il exprime quelque chose d’indicible et de
quasi inconcevable dans le contexte actuel : ce qu’on pourrait nommer, si c’était possible, la
pureté.
Le texte, publié sous une première forme en 1968 avait fait sensation, par son lyrisme, sa
ferveur et son absolue sincérité. Une jeune amante de vingt ans se jetait toute vive sur le
papier pour dire sa passion en rassemblant toutes les ressources d’une prose fluide, au rythme
ample, où se révélait un talent de peintre et de poète porté par la seule inspiration avec le
naturel et la maîtrise d’un écrivain né.
Le public découvrait un jeune prodige qui faisait irruption dans la littérature en plein
renouvellement, à l’époque où le nouveau roman, dans son exigeante rigueur, tournait le dos
aux épanchements, au pathos de ce qu’on commençait à appeler avec mépris « le poétique ».
Mais dans « l’Amant » il ne s’agit pas de cela, mais d’une description au plus juste, au plus
aigu, de la jouissance et de la souffrance de l’amour, dans la tradition des grandes amantes
telles que Louise Labé, Gaspara Stampa, la Religieuse portugaise. Celles qui se donnent
entièrement et, vouant à l’amant un culte quasi religieux, ne peuvent concevoir d’amour
qu’exclusif et absolu.
A la même époque, Germaine Greer étudiait la littérature féminine en critiquant cette
divinisation de l’amant où il n’était jamais question de sexualité, le rapport restant
prudemment platonique. Ce manque criant ne pourrait être reproché à Mireille Sorgue, car
l’érotisme est présent à chaque page, à chaque ligne, dans le choix gourmant de chaque mot.
C’est un texte rauque, charnel, qui parle de l’éveil des sens. Marquant avec éclat l’entrée du
corps en littérature, une des grandes nouveautés des années soixante, époque où Roland
Barthes faisait scandale en soulignant le caractère sexué des textes classiques.
Erotisme, caresses, mains. Le texte est une célébration de l’amant qui s’exprime par ses
mains, décrites de toutes les façons, dans une grande métonymie. Les mains se multiplient, se
métamorphosent, suscitent, excitent, se retirent, créent. Les mains de l’amant sont celles du
Pygmalion qui modèlent l’être en devenir de l’amante tandis qu’elle s’anime et chante sa
jouissance. Le rythme des phrases s’accélère, devient parfois obsessionnel, tente dans un
effort de fusion de réunir la jouissance concrète et son expression pour en faire une seule et
unique transe, point de fuite à l’infini :
« Nos mains sont hirondelles volant bas devant l’orage, leurs cris d’avertissement. Cette
griffure au cœur quand, relevant la tête, on voit que le ciel se plombe ! Quand regardant
autour de soi, on ne reconnaît plus ce fond de forêt où l’on se trouve seul. Alors, cette course
droit devant soi ! Alors ce corps où l’on se heurte, ou l’on s’entrave, qu’il faut franchir : ce
corps qu’on repousse, qu’on lacère, qu’on écrase ! Alors ce corps de mon amour que je
rencontre et que je reconnais dans le noir. »
A ce texte sur les mains, sont ajoutés des fragments, des poèmes qui complètent la célébration
reconnaissante, d’un contrepoint tragique. Les périodes de désespoir, la conscience du poids
de la soumission, de l’anéantissement et de la négation de soi inspirent des pages poignantes
où la mort s’annonce, brutalement, au milieu de l’extase – et où se lit le pressentiment de la
fin tragique :
« Je ne veux rien, car je suis la matière et mon désir est absence de tout désir, fin de ma
volonté propre.
Un moment vient où je ne prie même plus par ton nom, où j’oublie ton nom, où je ne me
connais plus.
Je suis la Porte.
Il faut, avant que tu entres, que je me sois retirée de moi, il faut que je ne sois plus. »
Un joug très vieux ploie ma nuque.
Je sais la douleur d’être objet.
….
Ma tête meurt sur ma poitrine. Je n’entends plus que mon cœur »
Cet amour dura environ cinq ans, Mireille et son amant décidèrent d’un commun accord de ne
pas se marier. C’est à cette séparation volontaire que l’on doit une correspondance abondante
qui décrit les phases de cette relation, les hésitations, les tentations, le désespoir et l’extase.
Un amour qui s’inventait libre, rejetant le quotidien perçu comme destructeur de l’amour.
Ainsi l’écriture décrivait la quête d’une essence de la passion, d’un élixir rare qu’il fallait
cacher aux autres et qui enveloppait l’amante dans un isolement splendide, miraculeux.
Cet amour était conçu comme un miracle – le seul miracle qui soit en ce monde – fragile et
illusoire. Mais il a suffit que la magie cesse d’opérer pour que le miracle se retourne et
devienne aporie, impossibilité absolue.
Mireille Sorgue est morte à 22 ans d’un amour trop vrai, trop absolu, le seul rapprochement
que je pourrais faire est avec Caroline de Günderode.
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