Du lien au like : deux mesures de la réputation sur Internet

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Du lien au like : deux mesures de la réputation sur Internet
 Du lien au like : deux mesures de la réputation sur Internet Dominique Cardon Une impitoyable compétition pour la visibilité s’est installée sur le web. Alors que l’abondance des informations est de plus en plus contrainte par l’attention limitée des internautes1, la mise en visibilité des différents sites constitue l’instrument de leur sélection et le principal déterminant de leur audience. Ce sont les métriques du web, et leurs différents algorithmes, qui confèrent de la visibilité à certaines pages du web, alors que les autres, laissées dans l’ombre, sont vouées à l’oubli. Les dispositifs destinés à canaliser l’attention des internautes sont très divers : les résultats de la première page des moteurs de recherche, l’affichage de suggestions, de hit parade et de recommandations, les « fils d’actualité » des réseaux sociaux (newsfeed sur Facebook, timeline sur Twitter) et l’ensemble des compteurs qui dénombrent, classent ou ordonnent le nombre de « vues », de commentaires ou de notes des internautes. A la différence des médias traditionnels, dont l’économie s’est organisée autour de la seule mesure d’audience2, le web se singularise par la place qu’il accorde à un ensemble beaucoup plus varié de mesures 3 . En effet, les métriques du web ne se contentent pas de compter le nombre de « pages vues » que « cliquent » les internautes, comme la télévision dénombre ses téléspectateurs et la presse ses lecteurs à destination du marché publicitaire. Profitant de la structure réticulaire de la toile et de la possibilité de transformer toutes traces laissées par les internautes en indicateur, une des originalités du web est d’avoir fait de la réputation des sites une mesure calculable sans asservir celle-­‐ci au dénombrement de l’audience. C’est notamment à l’idée d’autorité que les pionniers du web, nourrie par la culture académique de reconnaissance par les pairs4, ont confié le soin de produire les principales hiérarchies de l’information sur internet. Avec le PageRank, l’algorithme du moteur de recherche de Google, une conception méritocratique de la réputation des sites a pris une place prépondérante sur Internet. La réputation d’un document est calculée en dénombrant l’ensemble des liens hypertextes que lui adressent les autres documents du web. Chaque lien envoie un « vote » vers la page du web qu’il cite, mais le poids de ce vote dépend du nombre de liens qu’a elle-­‐même reçue des autres la page citeuse. La réputation d’un document y est mesurée comme le produit, non intentionnel et non coordonnée, des signes de reconnaissance que lui portent « naturellement » les autres documents du web. Cependant, avec le développement des réseaux sociaux numériques et l’extension de la revendication de participation des internautes au classement des informations, une autre conception de la réputation se déploie aujourd’hui sur la toile. Sur Facebook ou Twitter, la réputation est mesurée comme l’effet des stratégies de promotion qu’un site ou une personne a déployé pour susciter l’attention de son environnement numérique ; attention calculée par le nombre de like ou de retweets qu’une page du web ou une personne est parvenue à susciter. Ce qui oppose ces deux conceptions de la réputation est que, dans le 1 premier cas, elle est le résultat non intentionnel d’une évaluation de la qualité documentaire des informations et, dans le deuxième cas, la conséquence recherchée d’une action stratégique du producteur d’information pour susciter des gestes d’approbation. Cette opposition interroge ainsi l’intention du producteur d’information dans le calcul de sa réputation 5 . Elle figure, en creux, deux représentations du web, conçu dans le premier cas comme un espace documentaire et dans le second comme un web de personnes. Dans cet article, on voudrait s’arrêter sur la manière dont les technologies de mise en visibilité du web enferment ces deux conceptions de la réputation et que celles-­‐ci constituent une des principales lignes de tension des transformations de l’Internet contemporain. Les algorithmes du web imposent leur ordre sur la forme du web qu’ils mesurent. A travers les procédures de calcul qu’elles mettent en œuvre, les métriques de classement de l’information sculptent les formats d’énonciation des internautes. Elles prennent appui sur un ensemble choisi de signes extraits des pages du web tout en en écartant d’autres. Elles déploient une manière spécifique de leur donner du sens à travers les calculs qu’elles opèrent. Elles bâtissent un écosystème de publications qui imprime sa marque jusque dans les stratégies d’écriture des internautes. A cet égard les deux conceptions de la réputation qui s’exercent à travers les métriques de Google et de Facebook ne prennent pas appui sur les mêmes éléments de la page web. Les signaux que capturent respectivement le principe d’autorité du PageRank et le principe d’affinité du EdgeRank, l’algorithme de Facebook, entretiennent une relation différente au texte dont elles assurent la visibilité 6 : le premier prélève les liens à l’intérieur même du texte, le second dénombre les activités paratextuelles qui l’entoure7. La frontière du texte oppose ainsi le tissu interne des liens intertextuels que valorise le PageRank et les signes qui se trouvent en bordure du texte ou qui prennent le texte comme cible sans y être incorporés, à l’instar des notes, des commentaires et des renvois opérés depuis des plateformes externes comme les retweets de Twitter ou les liens partagés sur Facebook. Le PageRank et le principe d’autorité Dans son principe, le PageRank incarne les idéaux du web des pionniers. Il s’inspire directement du modèle de la réputation scientifique développée par le Science Citation Index d’Eugene Garfield en faisant de la citation un acte de reconnaissance. L’algorithme de Google cherche à mesurer la circulation de l’autorité entre les documents du web8. La force qu’il mesure ne se tient pas dans l’accumulation de documents unitaires rangés par une classification qui les surplombent, mais au fait que de l’intérieur même des textes, les idées conversent entre elles et se reconnaissent mutuellement par des liens 9. Cette conception de l’autorité a, au moins, deux conséquences : elle suppose une dépersonnalisation du document et elle invite à dissimuler la métrique qui somme les liens afin qu’elle ne fasse pas l’objet d’agissements stratégiques. 2 Du lien hypertexte comme dispositif de dépersonnalisation Afin de saisir, sous une forme schématique, l’esprit que ses concepteurs ont voulu donné à la mesure du PageRank, on fera librement usage de la distinction classique en pragmatique linguistique entre la Personne de l’énonciateur (P), l’Enoncé (E) et le Sujet de l’énonciation (S) 10 . L’intérêt de cette distinction est de représenter la transformation du dire en dit, ce devenir-­‐document, comme un processus de détachement de l’Enoncé (E) de l’énonciateur tirant profit du dédoublement de ce dernier en une Personne de l’énonciation (P) et un Sujet de l’énonciation (S). On parlera de distanciation lorsqu’un énoncé parvient à circuler dans un espace de diffusion sans prendre appui sur la Personne de l’énonciateur, mais en se référant à un Sujet de l’énonciation qui s’en verra attribué la qualité d’auteur. La distanciation marque donc le processus de détachement/attachement par lequel un énoncé s’émancipe de son contexte de parole pour endosser la forme véhiculaire d’un texte attribué. « L’écriture, souligne Paul Ricœur, rend le texte autonome à l’égard de l’intention de l’auteur ». Soustrait à « l’horizon intentionnel fini de son auteur », le texte « transcende ses propres condition psychosociologiques de production » pour s’ouvrir ainsi « à une suite illimitées de lectures, elles-­‐mêmes situées dans des contextes socioculturels différents. Bref, le texte doit pouvoir, tant du point de vue sociologique que psychologique, se décontextualiser de manière à se laisser recontextualiser dans une nouvelle situation : ce que fait précisément l’acte de lire »11. Structure élémentaire d’un réseau de documents sans couture, le lien hypertexte constitue la réalisation la plus aboutie d’une utopie dans laquelle les textes parviendraient à entretenir des relations entre eux, en se soustrayant à l’autorité de leur producteur. Cette rêverie animait dès 1945 le texte visionnaire de Vannevar Bush, As we may think si influent chez les pionniers de l’internet. Elle a ensuite nourrit le projet Xanadu de Ted Nelson (1965), le système HyperCard de Bill Atkinson (1986) 12, et l’invention fondatrice du World Wide Web par Tim Berners-­‐Lee en 1990. Sur le mode d’une pure intertextualité, le graphe du web ne serait constitué que d’associations entre énoncés, sans qu’il soit nécessaire de qualifier les personnes qui les ont produits. La disparition de l’auteur est au cœur de cette vision idéalisée d’un monde d’idées dialoguant entre elles dans un rapport d’argumentation et de raison débarrassé des sordides intérêts personnels et des vaines polémiques. Faisant, en 1991, l’éloge de l’hypertexte, qu’il valorise ici sous le nom de « collecticiel », Pierre Lévy rend compte ainsi de l’audacieuse rêverie des pionniers : « La structure hypertextuelle fait éclater la structure agonistique des plaidoiries et contre plaidoiries opposées. L’attachement des idées aux personnes s’estompe. Dans la discussion habituelle, chaque intervention surgit comme un micro-­‐événement, auquel d’autres répondent successivement sur un mode dramatique. Il en est de même lorsque des auteurs s’interpellent par textes interposés. Avec les collecticiels, le débat se ramène à la construction progressive d’un réseau argumentaire et documentaire dépersonnalisé, toujours présent aux yeux de la communauté, maniable à tout instant. Ce n’est plus “chacun son tour” ou “l’un 3 après l’autre” mais une sorte de lente écriture collective, désynchronisée, dédramatisée, éclatée, comme croissant d’elle-­‐même suivant une multitude de lignes parallèles, et pourtant 13
toujours disponible, ordonnée et objectivée sur l’écran» . C’est en révisant l’idée d’une simple recherche lexicale dans les énoncés du web que le PageRank apportera une solution réaliste, et terriblement efficace, pour classer les documents. Celui-­‐ci ne tient pas le lien hypertexte pour une simple association sémantique entre énoncés, mais comme un moyen d’évaluer l’autorité de l’auteur d’une page. Le lien hypertexte part d’un élément du texte citeur pour pointer la page citée dans son ensemble. Il fait ainsi du sujet de l’énonciation l’attributaire d’une force capitalisé permettant de hiérarchiser les différentes pages proposant des contenus similaires. Le PageRank leste le graphe des énoncés d’une mesure de la reconnaissance dont les pages comportant ces énoncés ont été les destinataires. Il propose ainsi une mesure beaucoup plus réaliste de la pertinence des énoncés, en la faisant reposer non sur la seule personne de l’énonciateur, mais aussi sur l’autorité qu’a reçu des autres le sujet de l’énonciation : l’auteur. Dans son analyse de la « fonction auteur », Michel Foucault insiste sur le fait que toute énonciation n’a pas nécessairement un auteur : « le fait, pour un discours, d’avoir un nom d’auteur, le fait que l’on puisse dire “ceci a été écrit par un tel”, ou “tel en est l’auteur”, indique que ce discours n’est pas une parole quotidienne, indifférente, une parole qui s’en va, qui flotte et passe, une parole immédiatement consommable, mais qu’il s’agit d’une parole qui doit être reçue sur un certain mode et qui doit, dans une culture donnée, recevoir un certain statut » 14. Il n’y a pas de texte sans que ne s’efface la personne propre du producteur du discours, sa personnalité, sa psychologie ou sa biographie, au profit de sa qualité d’auteur du discours. La distanciation est donc ce dédoublement du preneur de parole qui sépare sa personnalité du nom qu’il reçoit comme auteur-­‐attributaire du texte mis en circulation dans l’espace public. C’est aussi ce dédoublement se réalisant dans le mouvement de distanciation, qui permet au nom d’auteur de circuler dans le monde des textes, sans avoir à se référer aux circonstances particulières de l’écriture. « On en arriverait finalement à l’idée, écrit Michel Foucault, que le nom d’auteur ne va pas comme le nom propre de l’intérieur d’un discours à l’individu réel et extérieur qui l’a produit, mais qu’il court, en quelque sorte, à la limite des textes, qu’il les découpe, qu’il en suit les arrêtes, qu’il en manifeste le mode d'être ou, du moins, qu’il le caractérise. Il manifeste l’événement d’un certain ensemble de discours, et il se réfère au statut de ce discours à l’intérieur d'une société et à l’intérieur d’une culture. Le nom d'auteur n’est pas situé dans l’état civil des hommes, il n’est pas non plus situé dans la fiction de l’œuvre, il est situé dans 15
la rupture qui instaure un certain groupe de discours et son mode d’être singulier » . La décontextualisation des énoncés déplace aussi leur système référentiel, car « le fonctionnement de la référence est profondément altéré lorsqu’il n’est plus possible de montrer la chose dont on parle comme appartenant à la situation commune aux interlocuteurs du dialogue »16. Ceux-­‐ci ne renvoient plus à l’ici et maintenant de l’énonciation, mais sont projetés dans « le monde des textes ». En échappant au contexte d’énonciation, le lien référentiel est dirigé vers d’autres énoncés et ouvre ainsi le texte à une argumentation polyphonique. Or c’est justement ce travail de tissage intertextuel des références qui permet d’ouvrir un « espace où le sujet 4 écrivant ne cesse de disparaître »17. La tumultueuse chronologie des révisions du PageRank montre que l’entreprise de Mountain View, luttant contre les visées des webmestres d’agir stratégiquement sur ses calculs, a progressivement entrepris d’accorder des poids différents aux multiples liens hypertexte d’une page, renforçant toujours les liens signifiants internes au texte, au détriment des liens paratextuels, comme les liens publicitaires ou les liens glissés dans les commentaires, dont le poids dans l’algorithme n’a cessé de décroitre 18 . Au côté d’un nombre toujours plus important de signaux qui entrent dans la composition de l’algorithme, chaque nouvelle version du PageRank vient un peu plus sculpter la page web pour mieux capturer les liens signifiants ancrés dans le cœur des textes, portant la référence de texte en texte. La réputation qu’elle fait circuler n’est pas attribuée à la Personne de l’énonciation mais au Sujet de l’énonciation. Le graphe du web, qui permet au PageRank d’ordonner les réputations, se présente ainsi comme un graphe d’auteurs/documents qui ont reçu suffisamment de force les uns des autres pour se décontextualiser. L’algorithme de Google propose un compromis original entre deux manières de mesurer la qualité des énoncés, soit de façon purement interne par la seule attribution de sens que les énoncés se renverraient les uns les autres, soit de façon externe par la qualification de l’autorité sociale et statutaire de la personne de l’énonciateur. L’autorité que promeut le ranking de Google n’est pas un déjà là statutaire dont disposerait durablement l’énonciateur indifféremment à tout engagement de sa parole. Elle est un index révisable construit par la reconnaissance que d’autres ont accordé à sa parole. L’effacement impossible du compteur de réputation Cette mesure de l’autorité des documents a aussi pour vocation d’être « naturelle », comme le souligne si souvent Google en enjoignant aux internautes de « ne pas agir en fonction du PageRank ». En effet, si les liens de reconnaissance que s’échangent les internautes ne témoignent pas d’une nécessité propre à la libre discussion entre les textes, mais sont commandés par les actions stratégiques que mènent les internautes pour agir sur le PageRank, la qualité de la mesure produite par l’algorithme se détériore. La réputation d’une page du web est un mérite que l’on reçoit sans l’avoir commandé. La subjectivité et les intérêts de la Personne de l’énonciation ne doivent pas faire retour dans un monde qui fait tout pour les faire disparaître. Le PageRank, explique Yochai Benkler, produit une « coordination non coordonnée » des informations. Le classement affiché par Google est le produit émergent d’un « effet de coordination » résultant d’actions individuelles qui n’avaient pas cette coordination pour intention19. Le fonctionnement optimal du PageRank tient à son invisibilité dans les intentions de ceux dont il enregistre les agissements. Or, la croissance d’Internet, comme la multiplication des entreprises commerciales, ou encore la quête de visibilité des internautes, toute cette évolution a rendu de plus en plus audacieuses et astucieuses les manipulations stratégiques des principes du PageRank par les webmestres. Le développement du marché du Search Engine Optimization (SEO) est la conséquence directe de cette transformation d’une partie du web en une gigantesque compétition des acteurs publiant sur le web 5 pour se faire voir des algorithmes en distribuant leurs liens de façon stratégique. La réputation algorithmique y est devenue à la fois un calcul et un marché. A cette tension consubstantielle au fonctionnement du PageRank s’ajoute un ensemble de critiques portant sur l’inadéquation de plus en plus forte de cette mesure à l’évolution du web. En premier lieu, les effets de réseau (effet Matthieu et loi des appariements sélectifs) contribuent à donner un poids démesuré à ceux qui sont en tête du classement et attirent à eux un nombre de liens surnuméraires. En second lieu, alors qu’il est supposé proposer un classement différent des métriques d’audience qui tendent à « moyenniser » la sélection des élus, le PageRank valorise souvent les informations les plus conformes et consensuelles, en écrasant la diversité du web 20 . En troisième lieu, parce que la profondeur temporelle est nécessaire pour capitaliser de l’autorité, le PageRank est très peu sensible à la nouveauté et à la fraîcheur de l’information. Enfin, et surtout, le PageRank n’accorde qu’aux internautes publiants (i. e. produisant des liens hypertextes sur leur page) le droit de participer au classement de l’information sur le web. Tout concoure ainsi à séparer le monde restreint de l’offre d’informations et de ceux qui leur confère de la réputation, du public qui les consomment silencieusement sans pouvoir agir sur leur classement. La réputation par affinité Avec la massification des usages de l’Internet, le monopole des ceux qui publient sur l’ordre de l’information se trouve de plus en plus contesté21. En devenant active, la réception de l’information est aussi devenue productrice de signaux susceptibles d’établir d’autres formes de mise en visibilité et de hiérarchisation de l’information. Alors que le web des pionniers s’organisait autour d’une séparation simple, et inégale, entre une petite minorité de contributeurs actifs, dont les profils socioculturels n’ont jamais été très éloignés des mondes du journalisme et de l’édition22, et un grand nombre de lecteurs passifs, les nouvelles interfaces du web proposent des formats de « publication » beaucoup plus variés que l’écriture hypertextuelle d’un texte ou d’un post sur un site ou un blog : phrases de statut, tweets, conversations autour de photos ou de vidéos, simples marques d’appréciation, de recommandation et de signalement exprimées à travers les boutons « I like », « +1 » et les outils de partage des liens. Les nouveaux publics de l’Internet disposent ainsi de formats d’énonciation brefs, immédiats, simples qui rapprochent considérablement l’écriture en ligne des formes oralisés de la conversation ordinaire. Beaucoup moins exigeantes, ces formes peu coûteuses d’appréciation ne requièrent plus les compétences scripturaires, cognitives et culturelle de l’écriture distanciée qui conféraient un caractère oligarchique à l’espace public traditionnel 23 . Le droit de participer à l’évaluation des énoncés du web, notamment à travers des artefacts aussi simplifiés que le bouton « I like » de Facebook ou le « +1 » de Google, a été ouvert à des internautes qui n’avaient pas le temps, les motivations professionnelles ou les compétences culturelles pour publier sur la toile dans les formats requis par la longue tradition du texte, dont l’Internet des pionniers, à quelques variations près, était l’héritier. Cette transformation des services et du design des sites est guidée par l’évolution des rapports de forces 6 sociaux et culturels entre ses différents publics. Mais cet élargissement du web à des publics plus jeunes, davantage dispersés géographiquement et plus « populaires » s’est aussi « payé » d’un abaissement de la contrainte de distanciation que l’espace public traditionnel impose à la prise de parole des individus. Il ne leur est plus demandé d’endosser l’attitude de détachement et d’autocontrôle qui caractérise la prise de parole ordinaire dans les médias. La disparition du filtre des gatekeepers que sont les journalistes et les éditeurs, libère les subjectivités et rend possible des expressions plus spontanées, émotionnelles, personnelles, vindicatives ou créatives. C’est dès lors une nouvelle manière de construire la réputation qui se fait jour en s’appuyant moins sur le mérite que sur la quête de visibilité. Une métrique des subjectivités « Que Facebook ait choisit “Like” plutôt que, par exemple, “Important”, écrit Eli Pariser, est une petite décision dans le design du site qui a des conséquences lointaines bien plus importantes »24. Alors que le PageRank mesure les liens entre les documents, le EdgeRank classe les documents en fonction des jugements subjectifs que s’échangent des personnes liées par une relation d’affinité. En assouplissant les contraintes pesant sur la parole publique, les réseaux sociaux de l’Internet ont élargi les droits des internautes à participer au classement des documents. Une nouvelle forme de hiérarchisation de l’information est ainsi ouverte à un public étendu. Au lieu de détacher la personne du texte, l’énonciation conversationnelle des réseaux sociaux, assouplie, relâchée et immédiate, a conféré de la visibilité aux jugements personnels ordinaires qui attachent intimement le texte aux personnes pour en faire un signal identitaire que les individus projettent vers leur sociabilité. En citant les informations dans leurs conversations, en les moquant, les honorant, les mettant en circulation, les pratiquants des réseaux sociaux dessinent un nouveau graphe permettant la mise en ordre des documents. Celui-­‐ci n’est plus constitué par les citations que les textes s’échangent entre eux, mais par les signaux identitaires que s’adressent les personnes en projetant leur subjectivité sur les informations qu’elles commentent. Il est dès lors impossible de faire apparaître la « fonction auteur » qui régit le web des documents. Ces énonciations se caractérisent par leur ancrage dans le contexte conversationnel qui les a fait naître ou qu’elles cherchent à faire naître si bien qu’il est impossible de décaler l’énonciation vers un autre sujet de l’énonciation, dessinant dans le creux du texte la figure d’un auteur. L’énonciation conversationnelle des réseaux sociaux, assouplie, relâchée et immédiate, attache intimement le texte à la subjectivité de la Personne de l’énonciation pour en faire un signal visible et calculable. C’est donc un tout autre régime énonciatif qui s’installe dans les conversations de Facebook ou Twitter en projetant des liens hypertextes vers le paratexte des pages du web qu’elles citent. Ces liens viennent à la fois incrémenter un compteur dénombrant les appréciations dont la page a fait l’objet et, souvent, y ajoute à destination de l’espace social de l’énonciateur ce petit commentaire subjectif qui accroit la vitesse de circulation des liens dans les réseaux sociaux. Les liens 7 hypertextes qui viennent nourrir le paratexte des pages web, et dont on annonce qu’ils vont servir au ranking des documents par les moteurs de recherche, ne transportent pas la force illocutoire du Sujet de l’énonciation, mais les spécificités sociales, culturelles, psychologiques de la Personne de l’énonciation. C’est dans ce contexte que le développement des métriques d’affinité des sites de réseaux sociaux a pu apparaître comme une nouvelle manière de hiérarchiser l’information échappant aux critiques adressées à l’écrasante centralité du PageRank. Le classement de l’information sur les réseaux sociaux est la conséquence des liens que chaque utilisateur a individuellement tissés avec ses « amis », ses « contacts » ou ses « followers ». C’est donc la proximité des liens avec d’autres émetteurs, et surtout d’autres relayeurs, qui contribue à ordonner les informations qui seront ensuite rangées par ordre anté-­‐chronologique dans les fils de Twitter ou de Facebook. Mais ces informations font elles-­‐mêmes l’objet d’un ordonnancement propre, à partir d’algorithmes qui sélectionnent parmi l’ensemble des contacts ceux dont les publications doivent être présentées à l’utilisateur. Ainsi, le EdgeRank, l’algorithme qu’utilise Facebook pour le newsfeed25, hiérarchise les informations en fonction de la proximité relationnelle entre les personnes. Plus deux « amis » de Facebook auront l’habitude d’interagir en s’échangeant des publications sur leurs murs respectifs, en se commentant mutuellement ou en se likant, plus le Edgerank favorisera la visibilité de leurs publications dans le newsfeed de l’autre. De façon implicite, l’algorithme de Facebook considère que, selon d’une loi d’homophilie fréquemment observée dans les travaux de sociologie des pratiques culturelles, la proximité relationnelle est un bon outil d’approximation des goûts partagés. Au terme d’une chimie aussi précise que changeante, l’EdgeRank personnalise pour chaque utilisateur le flux d’informations qu’il filtre à partir des publications de ses « amis ». Illustration 1 Le graphe du web vu depuis la mesure d’autorité du PageRank et depuis les métriques d’affinité des réseaux sociaux (EdgeRank) L’auteurisation de soi : la visibilité et le mérite Sous l’effet des logiques de subjectivation qui se généralisent sur l’Internet on assiste au déploiement d’énonciations qui ne procèdent pas d’une distanciation entre la personne de l’énonciateur et le sujet de l’énonciation. C’est même une orientation différente de l’opération de distanciation qui se déploie dans les énonciations du 8 web social. Il ne s’agit plus d’extraire un auteur de la personne de l’énonciateur pour aider le document à circuler librement dans un espace de textes attribués, mais d’introduire une distance à l’intérieur même de la personne de l’énonciateur, en dédoublant son identité par un procédé d’auteurisation de soi qui constitue la marque distinctive du web social. Tout se passe comme si la figure d’auteur se détachait moins de la personne de l’énonciation qu’elle ne venait la contaminer. Alors que dans le web des documents, la force illocutoire du lien est déposée dans l’autorité de la page du texte citeur, dans le web des personnes, c’est l’autorité sociale de l’énonciateur qui appuie son énonciation. L’origine de la force conférée au lien se déplace du sujet de l’énonciation vers la personne de l’énonciateur. Elle ne s’ancre pas dans l’attribution abstraite d’un nom d’auteur, mais dans le nom propre de l’énonciateur. Sa réputation ne dépend pas de ses énoncés, mais de sa personnalité dans le réseau. De nombreux travaux portant sur la circulation des liens commentés sur les plateformes de réseaux sociaux mettent en évidence l’importance décisive du signalement de la personnalité de l’énonciateur dans la vitesse de circulation des liens. Sur Twitter comme sur Facebook, la diffusion d’un lien commenté a beaucoup plus de chance d’être relayé qu’un lien non commenté. Un tweet signé du nom d’un journaliste aura un nombre de retweets six fois plus important que les tweets signés de la rédaction du journaliste26. Les personnes ont plus de poids que leur marque comme les musiciens qui, sur MySpace, deviennent des « entrepreneurs de leur notoriété »27. Les travaux sur la réputation dans les réseaux sociaux montrent aussi que le nom propre de l’énonciateur, comme la mention @ sur Twitter, est un meilleur indicateur de la notoriété que le nombre de followers ou de retweets28. La personnalité numérique des individus, cette manière de maquiller leur identité réelle sans jamais faire écart avec elle, est au cœur des nouvelles techniques de mise en scène de soi qui assurent le succès et la réputation sur les réseaux sociaux. De fait, la distanciation ne s’opère plus dans l’énonciation à travers le détachement de la figure de l’auteur, mais elle se joue au sein même de l’identité des énonciateurs. En mettant en scène sa personne, en l’habillant de phrases de statut, en exposant sa vie quotidienne, ses photos, son capital relationnel, la popularité de ses « like » et de ses commentaires, l’énonciateur ajoute toutes sortes de signaux à la sculpture de sa personnalité. Apparaît alors un troisième lieu de l’énonciation qui n’est ni la Personne ni l’Auteur, mais la figure inédite d’une sorte de Personne-­‐Auteur dont la vie serait contaminé par la réputation des récits qu’il en donne sur les réseaux sociaux. Le modèle d’acteur que promeut aujourd’hui l’Internet des réseaux sociaux est un énonciateur qui est à la fois le personnage et le récitant de sa propre vie. 1. Kessous, Emmanuel, Mellet, Kevin, Zouinar, Mustafa, « L’économie de l’attention : entre protection des ressources cognitives et extraction de la valeur », Sociologie du travail, 52 (3), pp. 359-­‐373. 2. Méadel, Cécile, Quantifier le public. Histoire des mesures d'audience à la radio et à la télévision, Paris, Économica, 2010. 3. Cardon, Dominique, « L’ordre du Web », Médium, n°29 (« Réseaux : après l’utopie »), octobre-­‐
décembre 2011, pp. 191-­‐202. 4. Flichy, Patrice, L’imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, 2001. 5. Ces deux conceptions de la réputation rejoignent, à leur manière, la question soulevée par Jon Elster dans ce numéro relative au fait de savoir s’il est opportun d’agir en vue d’être réputé ou préférable de recevoir la réputation de ses agissements. 9 6
Ertzcheid, Olivier, « Le “like” tuera le lien », Affordance, 16/5/10 [http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2010/05/le-­‐like-­‐tuera-­‐le-­‐lien.html] 7. Sur ces distinctions, cf. Gérard Genette , Seuils, Paris, Seuil, 1987. Le paratexte est l’ensemble des informations qui « entourent » le texte comme le titre, la préface, les dédicaces, les commentaires, etc. 8. Voir l’article de Gloria Origgi dans ce numéro. Sur l’histoire et le fonctionnement du PageRank : Rieder, Berhnard, “What is in PageRank? A historical and conceptual investigation of a recursive status index”, Computational Culture. A journal of software studies, n°2, 28 septembre 2012 [http://computationalculture.net/article/what_is_in_pagerank] ; Diaz, Alejandro M., Through the Google Goggles: Sociopolitical Bias in Search Engine Design, Thesis, Stanford University, May 2005 ; Cardon, Dominique, “Dans l’esprit du PageRank. Une enquête sur l’algorithme de Google”, Réseaux, vol. 31, n°177, 2013, pp. 63-­‐95 9. Balnaves, Mark, Willson, Michele, A New Theory of Information and the Internet. Public Spheres meets Protocol, New York, Peter Lang, 2011, p. 56 et suiv. 10. Cf. Catherine Kerbrat-­‐Orecchioni, L’énonciation. De la subjectivité dans la langue, Paris, Armand Colin, 2009. 11. Ricœur, Paul, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, II, Paris, Seuil, 1986, p. 111. 12. Le projet Xanadu initiée par Ted Nelson en 1965 avait pour visée de stocker et d’échanger des données entre ordinateurs distants en liant entre eux les documents par un lien « hypertexte » (le terme est inventé par Ted Nelson). Dans un esprit différent, le logiciel Hypercard commercialisé par Apple de 1987 à 1989 propose un système original de bases de données permettant d’organiser les documents sous formes de piles très flexibles et graphiques. Ces deux outils préfigurent le modèle du lien hypertexte qu’inventera Tim Berners Lee en 1990. 13. Lévy, Pierre, « L’hypertexte, instrument et métaphore de la communication », Réseaux, n°46-­‐47, 1991, p. 62. 14. Foucault, Michel, « Qu'est-­‐ce qu’un auteur ? », Bulletin de la Société française de philosophie, 63ème année, n°3, juillet-­‐septembre 1969, pp. 73-­‐104, repris dans Dits et écrits I, 1954-­‐1975, Paris, Gallimard/Quarto, 2001, p. 826. 15. Ibid. 16. Ricœur, Paul, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, II, Paris, Seuil, 1986, p. 112. 17. Foucault, Michel, « Qu'est-­‐ce qu'un auteur ? », Bulletin de la Société française de philosophie, 63ème année, n°3, juillet-­‐septembre 1969, pp. 73-­‐104, repris dans Foucault, Michel, Dits et écrits I, 1954-­‐1975, Paris, Gallimard/Quarto, 2001, p. 821. 18. La mise en place de la balise <no follow> notamment a permis de « démonétiser » un ensemble de liens hypertextes qui n’apportaient pas au PageRank une information pouvant être interprétée comme un indice de l’autorité des énoncés. 19. Benkler, Yochai, La richesse des réseaux. Marchés et libertés à l’heure du partage social, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2009, p. 33. 20
. Hindman, Matthews, The Myth of Digital Democracy, Princeton, Princeton University Press, 2009. 21. Hindman, Matthew, Tsioutsiouliklis, Kostas, Johnson, Judy A., “« Googlearchy »: How a Few Heavily-­‐Linked Sites Dominates Politics on the Web”, Paper presented at the annual meeting of the Midwest Political Science Association, 2003. 22. Rebillard (Franck), Le Web 2.0 en perspective. Une analyse socio-­‐économique de l’Internet, Paris, L’Harmattan, 2007. 23. Cardon, Dominique, La démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Seuil/La République des idées, 2010. 24. Pariser, Eli, The Filter Bubble. What the Internet is Hiding from You, New York, The Penguin Press, 2011, p. 149. 25. Kincaid, Jason, “EdgeRank : The Secret Sauce That Makes Facebook’s News Feed Tick”, TechCrunch, 22 avril 2010 [http://techcrunch.com/2010/04/22/facebook-­‐edgerank/]. 26. An, Jisun, Cha, Meeyoung, Gummadi, Krishna P., Crowcroft (Jon), “Media Landscape in Twitter: A World of New Conventions and Political Diversity”, ICWSM’11, Barcelona, 17-­‐21 juillet 2011. 27. Beuscart, Jean-­‐Samuel, « Sociabilité en ligne, notoriété virtuelle et carrière artistique », Réseaux, n°152, 2008. 28. Pal, Aditya, Counts, Scott, “What’s in a @name? How Name Value Biases Judgment of Microblog Authors”, Proceedings of ICWSM’2011, Barcelona, 2011 ; Suh, Bongwon, Hong, Lichan, Pirolli, Peter, 10 Chi, Ed H., “Want to be Retweeted? Large Scale Analytics on Factors Impacting Retweet in Twitter Network”, Proceedings of the IEEE Second International Conference on Social Computing, PASSAT 2010, pp. 177-­‐184. 11