On ne débute jamais ‚comme ça`, dans le noir, pour répondre tout d

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On ne débute jamais ‚comme ça`, dans le noir, pour répondre tout d
HERMES A LA GUILLOTINE: DE LA SYMBOLIQUE ECLAIREE DES ‚RUINES‘ DE
VOLNEY A LA TERREUR SYMBOLIQUE DANS L’ŒUVRE DE SAINT-JUST
„Je ne puis épouser le mal ...“ (Saint-Just)
On ne débute jamais ‚comme ça‘, dans le noir, pour répondre tout d’abord à l’incipit d’un
esprit radical plus proche de nous et qui s’appelle Céline. La connaissance, au moins, est
toujours un recommencement, une rencontre dans un acte individuel de ‘lecture’. L’intérêt
durable du chercheur étant alors nécessairement le résultat d’une lecture fructueuse, la
Révolution française ouvre encore aujourd’hui un espace culturel qui peut se lire avec une
fascination intellectuelle devant sa discursivité paradoxale, certes, mais justement pour cela
éclairante.
Stimulée par le Bicentenaire de la prise de la Bastille, la critique la plus récente a pu relever
le caractère événementiel de beaucoup de textes révolutionnaires qui suivent le but
pragmatique (et nous osons dire déjà positiviste) de grammaticaliser le lieu public dans une
législation démocratique qu’on a intitulée avec raison une ‘économie linguistique’.1 D’un
autre côté, et par la force des textes, on a du leur attester un certain renouveau rhétorique
qu’on a expliqué dans la plupart des cas comme un retour quasiment ubiquitaire à la tradition
de l’éloquence délibérative antique (spartiate ou romaine).2 Aussi était-il possible de prouver
pour les genres littéraires préférés de l’époque une éloquence implicite et empruntée surtout
au genre épidictique. On pourrait lire cette éloquence poétique comme tentation d’un
renouvellement ‘asiatique’ des discours de la sensibilité des Lumières.3
Or ce qui excite l’attention du rhétoricien-philologue n’est pas tellement la parentèle aussi
traditionnelle que naturelle entre la fiction et le genus demonstrativum ni la tendance
mentionnée de rationaliser le discours moderne qu’on trouve déjà dans Locke, Condillac ou
Diderot, pour ne rappeler que les plus importants. Ce qui paraît significatif, c’est plutôt
1
Voir pour cette tendance le travail ambitieux et continu de Jacques Guilhaumou, ici surtout La langue politique
et la Révolution française. De l’événement à la raison linguistique (Paris 1989). Pour une critique actuelle de la
‘grammaticalisation du monde’ analysée comme inscription métonymique dans un système préétabli voir Michel
de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire (Paris 1980, 1990), surtout au chap. 5, p. 97 ss.
2
Pour la référence à l’antiquité voir J. Bouineau, Les toges du pouvoir ou la révolution du droit antique (l7891799) (Paris 1986).
3
Signalons sur les rapports entre littérature et genre épidictique: Hans Ulrich Gumbrecht, Funktionen
parlamentarischer Rhetorik in der Französischen Revolution (München 1978), chap. IV, p. 93-125; Tzvetan
Todorov, ‘Une fête manquée: la rhétorique - essai d’histoire-fiction’, dans Cahiers roumains d’études littéraires
3 (1975), p. 82-97. La présence exagérée de l’éloge dans le discours public est déjà sévèrement critiquée dans la
Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister etc. (Paris 1877-1882;
Nendeln/Liechtenstein 1968), t. 10, juin 1773, p. 252 s. Pour la dialectique entre ‘atticisme’ et ‘asianisme’ voir
1
l’intentionalité double, voire même plus contradictoire que jamais, de ce que l’on pourrait
appeler dans la synthèse le désir discursif d’une éloquence réaliste non pas représentative,
mais concrète dans le sens de vouloir être significatif sans écart linguistique. Bref, on se veut
éloquent tout en niant l’éloquence.
Nous essaierons par la suite de trouver et d’analyser le lieu logique de cette éloquence
concrétisante. Rappelons tout d’abord que la critique récente a bien sûr pu révéler le caractère
d’“illusion référentielle“ de cette intention moderne de signifier de manière directe et
convaincante le réel. Ce que Roland Barthes appelle la représentation analogique apparaît ici
comme ‚effet de réel‘ éloquent parce que concrétisé dans le ‚style optique‘ de l’homo
economicus. C’est dans cette perspective que le finalisme réaliste d’une vision éclairée du
monde peut se figer dans la génération moralisante de l’exemplaire concret qui pourtant ne
saura échapper à son état de supplément à la réalité.4
Afin de ne pas trop quitter le domaine de la recherche philologique, revenons ici à la
tradition riche du savoir herméneutique. L’idéal d‘une langue tant rationnelle (dans le sens
moderne du mot) que persuadante et rassurante implique une itération rétrospective et renvoie
tout d’abord à ce que Ricœur appelle la logicité originaire de la parole symbolique.5
Soulignons ici l’importance de la nécessité anthropologique du ‘faire sens’ symbolique
comme réponse première à un monde donné qui nous est transmise dans l’expérience
mythologique d’Hermès, messager des dieux. L’activité ‘hermétique’ à un degré zéro apprend
aux hommes les sombres lois de leur contact avec le monde extérieur dans l’état brut. Ces lois
encadrent le champ rhétorique fondamental entre les deux pôles extérieurs de l’existence nue
et pour cela tutélaire et violente et de la séduction trompeuse qui afflige l’homme dans un but
Marc Fumaroli, L’Age de l’éloquence. Rhétorique et ‘res literaria’ de la Renaissance au seuil de l’époque
classique (Genève 1980).
4
La stratégie discursive de l’‘effet de réel’ a été décrite par Roland Barthes, ‘L’Effet de réel’, dans Littérature et
réalité (Paris 1982), p. 81-90. Pour le ‘style optique’ voir la position postmoderne de Michel Maffesoli, Au creux
des apparences. Pour une éthique de l’esthétique (Paris 1990), chap. 2, p. 39-57. Le caractère supplémentaire de
la pensée européenne a été souligné par Jacques Derrida, La double séance, dans La dissémination (Paris 1972),
p. 215-347, p. 236 s.
5
Paul Ricœur, Finitude et culpabilité, t. 2: La symbolique du mal (Paris 1960), Introduction, p. 11-30. Une
introduction générale au sujet se trouve dans Gilbert Durand, L’Imagination symbolique, Paris 1964. Pour la
philosophie du symbole et la notion de l’homme comme ‘animale symbolicum’ voir Ernst Cassirer, Philosophie
der symbolischen Formen (1929), résumé dans An essay on man, New Haven/London 1944, lère partie, chap. 2,
p. 23-26. L’histoire du symbole a été analysée par Tzvetan Todorov, Théories du symbole (Paris 1977). Roland
Barthes montre par contre un scepticisme radical envers le besoin discursif de symboliser. Dans ‘Rhétorique de
l’image’, dans Œuvres complètes, t. 1, 1942-1965 (Paris 1993), p. 1417-1429, p. 1417, il se demande si la
représentation moderne par analogie ‘visuelle’ „peut (...) produire de véritables systèmes de signes et non plus
seulement de simples agglutinations de symboles ?“ Pour une synthèse de la discussion du symbole au 20e siècle
voir Yves Labbé, Le nœud symbolique (Paris 1997).
2
infâme.6 La première réponse (symbolique) de l’anthropos rompt donc avec le silence naturel
en raison de se donner une justice claire et rassurante à la fois. Devant cet horizon et afin de
comprendre mieux la réponse révolutionnaire à un moment figé et de ce fait dépassé
d’absolutisme politique et culturelle, nous aimerions alors évoquer deux instances
contemporaines d’une symbolicité exemplaire. Ce sera dans un premier temps les Ruines de
Volney et, par la suite, pour démontrer l’évolution totalitaire et dégénérée de l’ordre
symbolique même, l’œuvre de Louis-Antoine Saint-Just.
On pourrait résumer la leçon de Volney de manière classique dans la maxime: Le désir de la
justice naît de sa propre mort. Tel semble au moins l’appel primaire des Ruines qui, en 1791,
ouvrent un champ symbolique de besoin législatif tout en initiant un cycle herméneutique. La
vue des ruines de Palmyre déclenche „la rêverie“ du narrateur qui voyage dans le ProcheOrient.7 Situé pour ainsi dire devant un panorama historique entre la mort et la vie, le lecteur
assiste ici à un „recueillement religieux“ mélancholique, à une comparaison de l’état présent
et qui est d’une „pauvreté hideuse“ avec un ancien état opulent de prospérité sociale.8 L’ordre
symbolique indique alors le lien originaire du besoin de (re)apprendre à vivre, du ‘faire sens’ à
travers les leçons d’un passé estimé mais perdu. Dans un contexte philosophique, Derrida
nous décrit dans les Spectres de Marx la dialectique symbolique présente:
Mais apprendre à vivre, l’apprendre de soi-même, tout seul, s’apprendre soi-même à vivre n’est-ce pas,
pour un vivant, l’impossible ? (...) Vivre, par définition, cela ne s’apprend pas. Pas de soi-même, de la
vie par la vie. Seulement de l’autre et par la mort. En tout cas de l’autre au bord de la vie. ( ... ) c’est
une hétérodidactique entre vie et mort.9
Ces propos expliquent que toute connaissance débute dans une dialectique ou mieux
encore, dans la rencontre d’un silence mémorisant avec une force discursive qui se veut
‘objective’ et concrétisante et qui permet d’initier l’acte d’imaginer. Le ‘faire sens’ est ici
encore enfermé dans une situativité quasi-transcendantale et donc pour cela harmonisante. Or,
la problématique du savoir symbolique de créer du ‘réel fictif’ s’exprime bien dans une
première approche du linguiste Jacques Pohl qui définit le ‘logos’ symbolique comme
6
Hermès apparaît dans la mythologie grecque entre autres dans le rôle précaire parce qu’ambigu d’un porteur de
violence universelle, soit douce quand il est séducteur bucolique, soit dure quand il est voleur de bétail. Il
symbolise le mouvement double d’attirance et de répugnance de l’homme envers le monde extérieur. Voir pour
l’histoire du mythe l’article ‘Mercurius’ dans Daremberg/Saglio, Dictionnaire des antiquités grecques et
romaines (Paris 1904; Graz 1963), t. 3, 2ème partie, p. 1802-1816.
7
Constantin-François Volney, Les Ruines (Paris/Genève 1979), p. 9. Voir aussi l’annexe, planche 1.
8
Volney, Les Ruines, p. 6 et 7.
3
„l’image présentative d’un signifié qui ne peut pas être représenté autrement.“10 On a donc pu
voir dans cette immanence symbolique la sacralité ou l’authenticité de la relation individuelle
avec l’univers (l’être).11 Le symbole constitue un lien étroit entre la psyche et le cosmos ou,
dans les termes de la philosophie de la connaissance, entre le cœur et la raison, lien autant
désirable que problématique à l’époque. Lien, certes, éminemment rhétorique puisqu’il répète
l’intention de la ‘trias’ affective de l’ars dicendi (prodesse-delectare-movere). Symboliser,
c’est-à-dire l’acte langagier d’“établir des correspondances précises entre un signe particulier
et un contenu sémantique“ a donc ceci de rassurant qu’il feint de joindre dans une illusion
immédiate la série des dualismes constituant le dilemme de la civilisation moderne (tel que le
cœur/la raison; le particulier/le général etc.)12 Le lieu symbolique répète ainsi - entre la vie et
mort, c’est-à-dire entre l’état nu du présent et l’opulence rappelée - l’instant mythologique de
l’engendrement de l’Eros, fils de la liaison de la ‘Richesse’ (Ποροσ) avec la ‘Pauvreté’
(Πενια).13 L’itération érotique est donc bien l’inscription attirante et nécessaire mais dans la
suite problématique du lieu symbolique dans le mythologique qui, d’après Ricœur, n’est que
l’extension d’un symbole raconté et répété.14
Pour le structuraliste Michel Serres c’est exactement ici que se trouve le point neuralgique
de l’imprécision qu’il rejette comme étant ‘le clair-obscur’ de l’analyse symbolique. Selon lui
qui cherche un modèle de communication ‘mathématique’, le problème vient du fait que, dans
l’acte de symbolisation, „le singulier [y] devient modèle, par remplissement sémantique, par
surcharge de sens.“15 C‘est donc la surdétermination de sens dans une présence puissante du
symbole qui fait ressurgir la peur de l’entendement. Puisqu’il n‘est jamais vraiment
signification concrète, un tel acte figuratif risque d’errer dans l’écart rhétorique et de
malmener l’interprétation déjà toujours précaire. Ricœur et, dans un sens critique même si
9
Jacques Derrida, Spectres de Marx. L’Etat de dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale (Paris 1993),
p. 14. C’est Derrida qui souligne.
10
Jacques Pohl, Le symbole, clef de l’humain (Paris/Bruxelles 1968), p. 30.
11
Signalons seulement Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Methode. Grundzüge einer philosophischen
Hermeneutik (Tübingen 1960, 61990), t. 1, chap. 2c, p. 76-87 ainsi que Paul Ricœur, La symbolique du mal, p.
18 qui parle d’une „dimension cosmique“ du symbolique.
12
Michel Serres, Hermès I. La communication (Paris 1968), p. 31.
13
La naissance d’Eros est décrite dans le Banquet de Platon (202e-204c). Une référence herméneutique à ce
mythe de l’homo duplex se trouve dans Paul Ricœur, Finitude et culpabilité, au tome 1: L’homme faillible (Paris
1960), chap. 1, 2, p. 26 ss.
14
Paul Ricœur, La symbolique du mal, p. 12 s.; p. 153 s.
15
Michel Serres, Hermès I. La communication, p. 31.
4
contradictoire, surtout Derrida et Serres voient dans cet égarement de sens le fameux furor
poeticus.16
L’obstacle qui empêche de façon systématique la saine connaissance humaine se trouve
aussi pour Volney dans „l’aveuglement“ de l’homme, „livré sans défense au jeu de son
ignorance et de ses passions.“ Que l’esprit humain „se persuade du mensonge comme de la
vérité“ est l’avertissement crucial du génie-législateur qui, heureusement, apparaît pour le
narrateur comme un ange tutélaire. De nos jours nous parlons plutôt de rhétoricité
fondamentale de l’existence humaine sans pourtant vouloir supprimer ainsi la leçon décisive
de nos propos, que la croyance malmenée peut amener à l’erreur publique. Le génie précise
encore davantage les dangers du ‘mensonge’ symbolisant et dévoile ainsi le potentiel violent
de ce dernier: „La violence est l’argument du mensonge; et imposer d’autorité une croyance,
est l’acte et l’indice d’un tyran.“ Quelle est donc la faute du voyageur aussi longtemps qu’il
appuie ses efforts interprétatifs sur sa propre intelligence visionnaire ? C’est parce qu’il ne
réussit pas à sortir de l’enclave symbolique, qu’il „demeure immobile, absorbé dans une
mélancolie profonde“. Dans la peur des „funestes révolutions“ de la civilisation qu’il estime
comme étant une force imprévisible, il attribue ainsi la faute au „cours des vicissitudes“. La
confusion de la perception esthétique se montre ainsi à travers le constat décevant que dans un
„tourbillon de tant de jouissance, le cœur et les yeux ne peuvent suffire à la multitude des
sensations (...).“17 Notre voyageur apparaît ici encore dans l’attitude traditionnelle et modeste
devant ‘la symbolique du mal’: Le sentiment de culpabilité, renforcé par le triste savoir de la
finitude humaine, suffit au narrateur pour qu‘il s’incline devant le destin censé fatal.18 C’est
seulement à travers l’ouverture suivante de l’itinéraire cognitive dans le dialogue avec le
fantôme-génie, que „l’injuste plainte“ de l’observateur triste des ruines apparaît comme ce
qu’elle est à une étape progressée du ‘faire sens’ herméneutique: „une fausse sagesse“ voire
„une piété hypocrite“.19
16
Michel Serres, Hermès I. La communication, p. 44, formule avec l’idéal d’une ‘logoanalyse’ un modèle
structuraliste pour empêcher que „le sens est totalement immergé dans le bruit.“ Paul Ricœur, La symbolique du
mal, p. 19 s., voit par contre dans la structure régressive des dimensions ‘onirique’ et ‘poétique’ de la symbolique
la fonction nécessaire d’un „guide du ‘devenir soi-même’“ (p. 20) tandis que Jacques Derrida insiste sur la
problématique de la décision (législative) et nécessairement violente du „surcroît de fiction“ légitime de l’acte de
connaissance dans Force de loi. Le ‘fondement mystique de l’autorité’ (Paris 1994), p. 30.
17
Les citations de ce paragraphe se trouvent, dans l’ordre de leur apparence, dans Volney, Les Ruines, p. 91, 90,
88, 12, 9, 10 et 1l. La force innovatrice de l’imagination mémorative est un motif cher au siècle des Lumières. Il
suffît de renvoyer à la fameuse ‘prosopopée de Fabricius’ du Discours sur les sciences et les arts de Rousseau,
dans Œuvres complètes, t. 3, (Paris 1964), p. 14 s.
18
Nous suivons ici les expositions éclairantes de Paul Ricœur tout au long de La symbolique du mal.
19
Volney, Les Ruines, p. 14.
5
C’est encore Derrida qui nous rappelle l’aspect politique de la saine présence ‘spectrale’ en
supposant que „cet être-avec les spectres serait aussi (...) une politique de la mémoire, de
l’héritage et des générations.“20 Revenons aux lois herméneutiques pour trouver une
échappatoire à ce dilemme discursif. L’important semble être, que la concrétisation
symbolique indispensable soit très vite transposée dans un accord conscient de l’opinion
publique qui devrait toujours être ouverte aux contradictions de parti pour adoucir la violence
inévitable du ‘faire sens’ public. Voilà bien une évidence moins philosophique ou
grammaticale que rhétorique. Ecoutons une dernière fois les propos du génie-législateur:
Croire sans évidence, sans démonstration, est un acte d’ignorance et de sottise: le crédule se perd dans
un dédale d’inconséquences; l’homme sensé examine, discute, afin d’être d’accord dans ses opinions;
et l’homme de bonne foi supporte la contradiction, parce qu’elle seule fait naître l’évidence."21
Ces lignes respirent parfaitement l’esprit des Lumières et seront sans doute dignes de la plume
encyclopédique de Diderot. La législation suivante des ‘lois naturelles’ qui conclut le livre de
Volney est ainsi fondée et justifiée par une ‘compa-raison’ pluraliste même si toutefois
heuristique. Or, cette pratique illuminée de sauver le symbolique dans un discours dialogique
interminable, si ce n’est que ponctuellement dans un accord démocratique, n’est pas la voie
majeure que prendra l’esprit moderne de la Révolution.
Le constat de la fureur différentielle du symbolique représente un poids énorme dans une
époque qui, à cheval entre Lumières et Romantisme, substitue, à en croire l’analyse de
Foucault, une esthétique voire herméneutique de la signification directe du langage22 au
discours classique de la représentation. L’écart symbolique risque d’amener un totalitarisme
significatif s’il n’est plus lu dans son statut de détour représentatif. C’est bien là la leçon
rétrospective d’Hegel l’esthéticien qui nous est donnée à travers un jeu de mot allemand. Ici,
l’écart rhétorique (Abweichung) est associé avec ‘Verirrung’ (égarement) ou ‘Verwirrung’
(confusion d’esprit).23 La concrétisation subjective devient une folie malfaisante si elle-même
ne sait pas écarter le mode symbolique pour prendre la voie rationnelle et précise de l’’esprit
subjectif absolu’ qui doit nécessairement aboutir à une dénomination sans équivoque.
20
Jacques Derrida, Spectres de Marx, p. 15. C’est Derrida qui souligne.
Volney, Les Ruines, p. 88.
22
Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines (Paris 1966), voir surtout la
2ème partie, p. 229 ss.
23
G.W.F. Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik 1 (11, 1, 1B), (Frankfurt a.M. 1986 = Suhrkamp Wissenschaften;
613), p. 430-433.
21
6
La mesure de précaution pragmatique est la revalorisation de la loi pour une herméneutique
politique, mesure qui prend une place de préférence dans le travail philosophique du dixhuitième siècle. Or, au cours de la Révolution la législation devient une véritable mesure de
‘contraception’ contre les conceptions politiques hostiles qu’elle est elle-même infectée d’une
concrétisation tant sacrale que partiale qui mérite l’épithète de symbolique. Nous sommes ici
redevable à Jacques Derrida d’avoir exposé de façon convaincante le caractère tout aussi
moralement douteux que nécessaire de chaque législation comme acte de „violence juridicosymbolique“.24 Une fois instauré voire divinisé le rôle du sens direct et par là concret comme
étant la loi générale de la communication publique, le ‘faire sens’ devient un acte de justice.
Or, la justice humaine ne perd jamais un certaine résidu symbolique qui consiste dans le fait
que le juste se réalise toujours comme acte situatif de connaissance universelle donc sacrale
d’un groupe social déterminé. Manquant nécessairement à l‘expérience pratique, c’est-à-dire à
une valeur-clé du dix-huitième siècle, la précarité violente de la justice se définit dans cette
perspective comme „une expérience de l’impossible“.25 Le dilemme quasiment aporétique de
la pragmatique sociale dans l’harmonie du ‘logos’ politique est ainsi démontré. Grâce à son
implication symbolique, nous sommes en même temps capables de désigner sa psychologie
interne et en accord avec le symptôme de l’aporie comme dialectique tragique entre crainte et
espoir.26 La loi exige la punition rigoureuse de cet ‘autre’ qui lui appartient avant l’expulsion
violente par fixation législative. C’est dans ce sens que Michel Serres qui appelle cela une
‘analyse romantique’ du monde parle ici d’un discours où „les symboles sont descendus du
ciel sur la terre“, parce qu’il perd de plus en plus sa vérité transcendantale pour introduire une
série de concrétisations originelles mais déliées de l’universel.27 Quand la politique et, de
manière plus général, le discours public ne se rendent plus compte du fait que le discours
législatif en tant qu’ordre symbolique n’est plus qu’un choix possible de lire la réalité, dès lors
ils tendent à „être écrasé[s] par le sens“. Cela veut dire qu’ils parviennent à „construire un
modèle concret à l’intérieur même du champ analysé“ et deviennent totalitaires. La peur de la
rencontre de l’autre devient ainsi le symptôme prévalent du public moderne. Nous allons
maintenant tracer les contours d’un véritable exorcisme de l’autre dans une analyse ponctuelle
des œuvres de Saint-Just.
24
Jacques Derrida, Force de loi, p. 91.
Ibid., p. 38.
26
C’est la perspective de Paul Ricœur dans La symbolique du mal. Le chancellement entre espoir et crainte,
déclenché par la conscience de culpabilité et suivi par le besoin d’une instance cathartique est le fondement
anthropologique de la situation tragique décrite dans Aristote, Poétique (6).
27
Les citations de ce paragraphe se trouvent dans Michel Serres, Hermès I. La communication, p. 22, 33, 22.
25
7
Nous avons choisi comme épigraphe de notre exposé une sorte de profession de foi, un
aveu moral de Saint-Just qui confesse: „Je ne puis épouser le mal [...].“28 On a déjà parlé à
plusieurs reprises du rigorisme moral du jeune révolutionnaire, dont le nom préfigure déjà (par
hasard et emblématiquement) l’éclosion future d’une vie de rigueur législative. Rappelons
seulement la fascination qu’André Malraux a ressenti devant un caractère radical dans lequel
symbole, pensée et corps ne faisaient qu’un tout inséparable. En ce qui concerne la gloire
même vivante de nos jours de Saint-Just, Malraux a donc pu constater cyniquement que „pour
que sa tête [de Saint-Just] devienne celle de l’archange de la guillotine, il faut que le bourreau
la ramasse.“29 Nous voudrions plus précisément lire ici cette œuvre comme étant l‘épreuve
éloquente de la tentation succombée d’exorciser la rhétorique de la praxis délibérative. Une
maxime de Victor Hugo qui a aussi aimé s’exprimer contre la volonté de sa propre plume sur
les tromperies de la rhétorique, pourrait servir, légèrement modifiée, de devise de Saint-Just:
,,Guerre à la rhétorique et paix à la loi.“30 Le renforcement moral, la sublimation esthétique de
la loi comme compensation de l’homme faible pris ici dans le sens pascalien du ‘roseau
[malheureusement] pensant’ se trouve indubitablement au centre de la pensée saintjustienne.31 Quel est donc l’homme, quel est le mal, et quelle serait la loi-sauveur ?
Le mélange explosif d’une éducation janséniste avec la volonté dominante au siècle des
Lumières d’élucider le vrai sens des choses est suffisamment connu.32 Le relativisme qui sort
de la plume d’un Diderot n’est ainsi que l’affirmation intelligente d’une perspective
heuristique qui n’arrive qu’à progresser de paradoxe en paradoxe. Ceci vaut de même pour
l’esprit dit contraproductif de l’époque, pour Rousseau, qui est d’ailleurs beaucoup plus
proche de Saint-Just. Son Emile est écrit à rebours de l’éducation classique, le Contrat social
ne fait que jeter la pragmatique d’une politique héritée de l’expérience princière dans un bain
de sensibilité stratégique pour en sortir un modèle où les sain(t)s principes humains
déterminent la vie publique et prennent part à l’ouverture européenne de l’idéalisme: „Il faut
28
Louis Antoine Saint-Just, ‘Discours du 9 thermidor’, dans Œuvres complètes (Paris 1984), p. 907-917, p. 913.
André Malraux, ‘Saint-Just et la force des choses’ (1954) dans Le triangle noir (Paris 1970), p. 97-135, p. 102.
En ce qui concerne la gloire vivante de Saint-Just signalons p.e. la position du poète lyrique contemporain JeanMarie Gleize qui dérive de la pratique de la ‘destruction de l’ennemi’ une maxime pour une ‘poésie objective’
dans Le principe de nudité intégrale (Paris 1995), p. 21 et p. 113 s.
30
La maxime de Victor Hugo est: „Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe !“; elle se trouve dans le poème
‘Réponse à un acte d’accusation’ qui fait partie du recueil ‘Les Contemplations’, dans Œuvres poétiques de
Victor Hugo (Paris 1967), t. 2, p. 494-500, p. 497.
31
L’image fameuse du ‘roseau pensant’ se trouve dans Blaise Pascal, Pensées (264), dans Œuvres complètes
(Paris 1954), p. 1156 s.
32
Pour l’éducation janséniste de Saint-Just nous renvoyons à l’étude biographique monumentale de Jörg Monar,
Saint-Just. Sohn, Denker und Protagonist der Revolution (Bonn 1993), p. 40 ss.
29
8
savoir ce qui doit être pour bien juger de ce qui est.“33 Les paradoxes, les contradictions sont
aussi, bien sûr, connus de Saint-Just, mais, à l’inverse des ‘philosophes’, il en souffre d’abord
fortement avant de les instrumentaliser consciemment, signe aussi d’une vie plus publique et
aussi provinciale.
Résumons quelques éléments de l’éducation janséniste que Saint-Just a reçue entre 1779 et
1786 au Collège St. Nicolas de l’Oratoire de France à Soissons dans le département de
l’Aisne. Rappelons l’influence du manuel De la manière d'étudier et d'enseigner les
Humanités du Père Houbigant, l’omniprésence janséniste de l’idée mystique du Bon Dieu
absolu, du conséquent dédain pour l’imperfectibilité de l’homme, visible chaque jour dans le
chaos terrestre. Prenons enfin les vertus d’une vie modeste, du grand mépris des plaisirs
purement sensuels, du dévouement au principe absolu. Considérons enfin le poids d’un
manichéisme amer qui, dans les questions de la connaissance et du parler, renvoyait à une
conscience religieuse nominaliste. C’est le cas dans la citation suivante:
Je n’aime point les mots nouveaux, je ne connais que le juste et l’injuste. Ces mots sont entendus par
toutes les consciences. Il faut ramener toutes les définitions à la conscience, l’esprit est un sophiste qui
conduit les vertus à l’échafaud.34
Ce moralisme métaphysique se heurte, bien sûr, à la voie plus rationaliste des Lumières mais
il correspond assez bien au courant de la sensibilité ‘fin-de-siècle’. Bien sûr que ses lignes
respirent la prise de position durcie de celui qui juge son prochain selon la bonne conscience,
échelle, semble-t-il, démesurée - restriction en même temps recurrente de l’homme à la
synecdoche du cœur qui, par contre, ne peut que battre dans le rythme du péché. A la
conscience de la tragédie du ‘Dieu caché’ se lie donc très tôt la réaction d’une démystification
stérile dans la divinisation de la loi.35
N’oublions cependant pas l’intermède important de deux œuvres poétiques de la première
jeunesse de l’écrivain. L’épopée satirique Organt (1788/89) et la comédie Arlequin Diogène
(1791) se lisent comme la réflexion poétique d’une expérience traditionnelle: la désillusion
devant le sentiment tantôt vague et abstrait tantôt concret et physique de l’amour. Comme
Saint Augustin, notre nominaliste sévère a éprouvé la force séductrice de l’éros dans la
plénitude débordante de significations qu’il a pris pour du vrai sens, c’est-à-dire en
33
Ainsi cité de l’Emile par Saint-Just, Œuvres complètes, p. 211.
Saint-Just, ‘Fragments d’institutions républicaines’ dans Œuvres complètes, p. 966-1009, p. 969.
35
Rappelons l’analyse marxiste du jansénisme de Lucien Goldmann, Le Dieu caché. Etude sur la vision tragique
dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine (Paris 1972).
34
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concordance avec le monde extérieur. Son initiation est donc de nature herméneutique et ne
fait que répéter l’aventure antique du mythe ambigu d’Hermès. Au milieu de l’expérience
‘hermétique’, le héros Organt, qui agit devant l’horizon historique des champs de bataille de
Charlemagne, balance d’une part la parole comme aveu franc d’amour champêtre pour sa
bien-aimée Nicette et, d’autre part, la plainte contre la force foudroyante de l’extérieur qui se
présente comme adversaire humain presque toujours hostile. La violence latente figure ici
comme acte de violation, soit sexuelle ou guerrière. La version rhétorique du tableau ‘Et ego
in Arcadia’ ne laisse donc plus place à la mort allégorique dans cette idylle bucolique mais
elle se concentre sur l’homme même. La désillusion ou bien le péché rhétorique est représenté
par l’égomanie de l’individu, appelé ici, dans la terminologie héritée modérée, l’intérêt. La
parole ainsi inéluctablement contaminée, les personnages de l’Organt se trouvent en fuite
continuelle dans l’activisme silencieux ou dans la mort héroïque. Parmi les deux formes de
concrétisation comme exorcisme pratiquant de la parole-pécheresse, Organt-Saint-Just choisit
d’abord le silence authentique de la vraie passion amoureuse en exclamant: „plus l’amour est
extrême, /Moins il éclate en frivoles discours, /Et le silence, au temple des amours, /Parle
souvent mieux que l’oracle même.“36
Dans ce discours fondamental sont nourris les extrêmes. L’égalité des hommes ne
s’exprime plus au travers d‘une rencontre quelconque du soi avec l’autre mais d’abord par le
moment sublime de l’amour, où „tous les hommes sont hommes.“37 A peine plus tard, nous le
savons, l’invention cruelle de Guillotin symbolisera l’autre bout de l’égalité humaine dans la
mort identique.38 La raison se noue ici dans le symbolique, la conscience d’identité humaine
devient un pacte d’exclusion de l’autre. Il serait intéressant de suivre une fois de plus la
dialectique du sentiment de culpabilité dans l’Organt, le message de l’homme-victime dans
un „vil univers“39 qui chancelle entre l’amour naïf de la tradition pastorale et la plainte contre
„la division de l’harmonie naturelle“, représentée ici par l’allégorie de Dame Folie qui amène
des cieux tout un char de ‘babils orateurs’ monstrueux qui s’appellent Orgueil, Gloire,
Coquetterie, Impudence, Dévotion, Fanatisme, Ignorance etc.40
36
Saint-Just, ‘Organt’, dans Œuvres complètes, p. 50-238, p. 87.
Saint-Just, Organt, p. 93.
38
Albert Camus révèle ‘l’économie supplémentaire’ de l’éthique totalitaire ainsi que son caractère polarisant
quand il constate: „Affirmer en tout cas qu’un homme doit être absolument retranché de la société parce qu’il est
absolument mauvais revient à dire que celle-ci est absolument bonne, ce que personne de sensé ne croira
aujourd’hui.“, ‘Réflexions sur la guillotine’, dans Essais (Paris 1965), p, 1019-1064, p. 1058.
39
Saint-Just, Organt, p. 135.
40
L’allégorie de ‘Dame Folie’ apparaît dans Saint-Just, Organt, p. 58 s.
37
10
Continuons tout de même pour ne pas trop nous évader avec l’Arlequin Diogène, petite
comédie en un acte, qui amène un avancement décisif de rigueur. La rhétorique d’une
condensation égocentrique, dans l’Organt encore modérée par la raillerie de la satire
burlesque et dans la narration d’un champ allégorique incessant, se montre ici sous la forme
plus solide du chiasme. Arlequin désillusionné et maintenant parti à la fuite de l’amour joue la
parodie de la retraite stoïque en lançant comme stratégie la dialectique suivante: Etre „fou par
sagesse et sage par folie.“41 Ici l’expérience de „l’amour [qui] enfante tous les crimes“ a pour
conséquence une „libération du cœur“, c’est-à-dire le renoncement au monde par décret
individuel.42 La loi qui se dessine ici est plus homogène que la narration allégorique mais elle
se dissout quand-même dans le dénouement comique final. Reste le goût particulier de la loi
comme stratégie nécessairement substitutive dans une chasteté dangereuse.
A qui donc incombe la tâche commune du siècle des Lumières de créer un modèle social
qui permettrait le mouvement immédiat de la vie publique à l’exclusion de l’errance
rhétorique que Diderot compare, dans une métaphore impressionnante, à la créature fabuleuse
de l’Hydre, animal hallucinant à plusieurs têtes.43 Saint-Just pour sa part est dominé par un
invincible sentiment de culpabilité qui lui fait lancer pour devise de son Organt ce qui sera un
jour de la verve rimbaldienne: „J’ai vingt ans; j’ai mal fait; je pourrais faire mieux.“44
Au moment historique donné, advient alors la loi, symbolisée pour Saint-Just dans le
nouveau pouvoir de la lettre imprimée, l’écriture législative devenant pour lui „l’œil ardent“
d’un sain „despote de la raison“.45 Est instructive à cet égard la lecture de son traité sur
l’Esprit de la Révolution et de la Constitution (1791). A partir de la multitude des explications
sur la nature et sur le rôle important d’une législation égalitaire se dessine pour notre
perspective une leçon que Saint-Just ne saura plus dédire. La justice entendue comme raison
autoréférentielle ne saura échapper à sa propre dégénération si elle ne se soumet pas à une
instance tant sacrale que terrestre que serait la loi. La méfiance aigue envers les facultés
traditionnelles de l’entendement, c’est-à-dire la mémoire et l’imagination qui ouvrent la porte
à la tromperie éloquente, se fige dans un absolutisme tautologique du même. L’autoréférence
totale donne la base d’une nouvelle éthique et s’exprime dans la maxime finale du traité: „Ce
41
Saint-Just, ‘Arlequin Diogène’, dans Oeuvres complètes, p. 240-260, p. 241.
Saint-Just, Arlequin Diogène, p. 242 et 243.
43
La métaphore de l’Hydre se trouve dans une lettre de Diderot à Falconet (sept. 1766), dans la Correspondance,
(Paris 1955-1970), t. 6, p. 290-315, p. 291 s.
44
Saint-Just, Organt, p. 50.
45
Saint-Just, ‘Esprit de la Révolution et de la constitution’, dans Œuvres complètes, p. 276-349. Les citations de
ce paragraphe se trouvent, dans l’ordre d’apparence, aux p. 320, 348, 299, 312, 302, 327, 282, 332, 285 et 320.
42
11
qui est honnête se suit de soi-même.“ Ainsi, des lois positives et implacables ne laissent, selon
Saint-Just, „rien [...] aux fantaisies“, ne cèdent pas aux hommes en particulier et s’élèvent
ainsi au rang non plus de représentation mais de figuration - et nous ajoutons l’épithète
symbolique - de l’ancienne souveraineté divine dans „la nation qui est un tout.“ Le besoin
politique constaté d’un „désintéressement de l’individu“, que Saint-Just voit dans la loi de la
nature est ainsi mis à l’abri devant une autre loi, celle de sa dégénération parmi les hommes.
Apparaît ici le germe de l’utopie moderne qui ne pourra éliminer son autre mauvais côté,
l’anti-utopie, qu‘aux dépens de la valeur de l’individu qui est néanmoins - autre paradoxe - la
conquête suprême des Lumières. Une fois acceptée la notion de la ‘loi-Dieu’ le peuple, cet
„éternel enfant“ se cache derrière ce nouveau principe d’une justice qui „vaut mieux que tous
les hommes“ et qui, une fois établie, „entraîne tout.“ La purgation publique du péché
pascalien, c’est-à-dire, de l’amour-propre, entraîne ainsi peut-être l’amour de la patrie, tout au
plus l’amour de soi-même de Rousseau, tout en exorcisant dans sa „lumière immobile“ la
force toujours inhérente de son autre. Dans une perspective rhétorique on sait depuis toujours
qu’une saine délibération publique ne pourra être pratiquée autant que la liberté politique se
manifeste dans un discours épidictique qui fait l’éloge de la loi dans tout acte de parole.
Achevons, pour finir, par notre dernière étape. D’ici à la pratique de la décapitation à la
guillotine - autre symbole égalitaire - il n’y a qu’un pas. Saint-Just le franchit dans ses deux
Discours sur le jugement de Louis XVI prononcés à la Convention Nationale les 13 novembre
et 26 décembre 1792. Ici, et dans un langage à peine innovateur du point de vue de la
rhétorique classique, Saint-Just prend décidément parti pour la condamnation à mort du roi
Louis XVI après la fuite échouée de ce dernier. Puisqu’il n’y a plus de ‘juste milieu’ dans une
logique tellement rigoureuse que celle du ‘Comité de salut public’, la décision juste doit être
une sentence polarisée, c’est-à-dire: Louis ,,doit régner ou mourir.“46 Qu’il ne s’agit pas ici
d’un jugement fondé sur la délibération topique voire le bon sens de l’opinion publique va
sans dire. Il s’agit par contre d’une logique symbolique, qui, certes, fourmille tout de suite à
l’intérieur du discours d’une large rangée de figures, ce qui ne saura quand-même pas vaincre
le pouvoir ‘unifigurale’, pour ainsi dire, de cette logique de la Terreur. Voici donc le
raisonnement de Saint-Just qui l’habille bien sûr de vêtements pseudo-dialectiques quand il
46
Saint-Just, ‘Discours sur le jugement de Louis XVI’, dans Œuvres complètes, p. 376-381, p. 378. Voir aussi
l’annexe, planche 2.
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s’exclame: „Juger un roi comme un citoyen ! [...] Juger, c’est appliquer la loi. Une loi est un
rapport de justice: quel rapport de justice y a-t-il donc entre l’humanité et les rois ?“47
Le crime était là, bien sûr. C’était, dans le style de Saint-Just, que le ‘roi-fantôme’
appliquait „l’art de diviser les hommes“ pour provoquer „une émeute populaire et
criminelle.“48 La justice blessée trouve immédiatement une série de métaphores qui créent une
liaison de sens pictural. Pour la justice, le roi est ‘rebelle’, ‘criminel’, ‘usurpateur’, ‘étranger’,
‘barbare’ ou ‘traître’.49 Seulement, la logique symbolique n’admet plus les rapports entre la
chose publique et son extérieur et c’est exactement parce que, comme le dit Saint-Just, „le roi
doit être jugé en ennemi [...]“ qu’il sort du champ législatif de la vie publique révolutionnaire
pour aborder un espace vide, comme inexistant, dans laquelle règne un silence artificiel
d’essence humanitaire exclue.50 Ce n’est que vu de cet espace exclu que se démasque la
terreur du soi-disant paradis des lois républicaines comme ensemble symbolique dangereux.
Ce n’est donc que par ce silence en tant que champ de ‘symboles zéro’ que le vrai sens du
symbole ici figé se révèle dans la prétendue absence de symbole.51 Nous savons depuis la
Rhétorique d’Aristote que le manque absolu de distance entre l’homme et la diégèse
s’exprime dans le silence ou le cri de l’effroi, dans les pleurs de la souffrance ou le rire de la
joie spontanée.52 Ce manque de parole de la distance zéro signale l’authenticité et c‘est pour
cette raison qu’il est révélateur sans être à craindre. A l’autre bout de la coordonnée de la prise
de distance langagière il y a la solide maxime, vérité expérimentée d’un savoir social qui est
de temps en temps, et par la force des choses, dépassée. Or, la communication législative
révolutionnaire lie dans son acte de symbolisation ces deux pôles, c’est-à-dire combine, sans
cesse l’atopos avec le topos maximal ce qui n’est pas possible dans le temps historique. Entre
ces deux pôles le logos doit s’exposer à la praxis publique dans une liaison symbolique, puis
dans une vérification sociale comparative, événementielle, voire métaphorique. Ce processus,
c’est l’histoire même. Il y a là la stratégie d’une communication métaphorique que Diderot
avait élaboré dans son cabinet de travail - une stratégie encyclopédique qui devait empêcher
l’absurdité de fixer la force symbolique nécessaire dans le lien terrestre impossible, si
immédiat, du particulier qui fait loi (pôle distance zéro) au général (pôle éloigné). Nous
47
Saint-Just, Discours sur le jugement de Louis XVI, p. 379.
Saint-Just, Second discours sur le jugement de Louis XVI, dans Œuvres complètes, p. 392-401, p. 393.
49
Ces désignations se trouvent dans l’ordre des citations dans Saint-Just, Discours sur le jugement de Louis XVI,
p. 378, 379, 379, 380, 381 et 381.
50
Saint-Just, Discours sur le jugement de Louis XVI, p. 376.
51
Pour une explication du terme de ‘symbole zéro’ voir Jacques Pohl, Le symbole, clef de l’humain, p. 34 ss.
52
L’explication du comportement pragmatique de l’homme est exposé dans Aristote, Rhétorique, surtout aux
chapitres I, 11; II, 1-10.
48
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connaissons maintenant la cause d’un tel totalitarisme. Elle est à chercher dans la crainte
démesurée de ce que le structuraliste aussi infecté Michel Serres appelle „l’imprévisibilité
essentielle dans le pluralisme infini de l’événementiel.“53 Le formalisme, dans son intention
d’expurger le chaos du monde humain, autrement dit la téléologie d’une „communication
maximalement purgée de bruit“, reprend l’expérience révolutionnaire pour en finir avec la
rhétorique par crainte de son ubiquité d’Hydre qui nous informe sur la joie et sur le péché de
l’homme.54
Pour finir, on en revient donc à un avertissement de Jean Paulhan qui nous démontre dans
ses Fleurs de Tarbes qu’il y a seulement de terreur réelle que lorsqu’on tente de supprimer
rigoureusement la ‘terreur dans les mots’.55 La folie d’une clarté absolue et sans aucun écart
révèle à la fin son manque de courage impropre face au côté ‘satanique’ de l’homme ainsi que
sa vanité vu que seul l’univers est inséparable. Sur terre il faut donc pouvoir s’ouvrir à
l’existence équivalente de l’autre, s’ouvrir dans la perspective modeste du dédoublement
métaphorique de l’esprit encyclopédique, s’ouvrir au dialogue, au débat vraiment délibératif
pour apaiser la force de la loi dans un mouvement perpétuel de renouvellement.56 Un effort
qui vaut bien la peine d’un travail journalier quand on ne veut pas retomber dans la tragédie
des hommes décapités en envoyant Hermès à la guillotine.
Klaus Semsch (Düsseldorf/Allemagne)
53
Michel Serres, Hermès I. La communication, p. 18.
Ibid., p. 43.
55
Jean Paulhan, Les fleurs de Tarbes ou La Terreur dans les Lettres (Paris 1941).
56
Nous développons l’aspect du dédoublement métaphorique du discours encyclopédique dans notre étude
Abstand von der Rhetorik. Strukturen und Funktionen ästhetischer Distanznahme von der ‘ars rhetorica’ bei den
französischen Enzyklopädisten, Hamburg 1999.
54
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