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Matt
Golden Boys 2.2
De Fleur Hana
Tous droits réservés, y compris droit de reproduction totale ou partielle, sous toutes formes.
©2013Les Editions Sharon Kena
www.leseditionssharonkena.com
ISBN : 978-2-36540-451-8
Acte III : Lui
— Le diplôme, le relevé de notes, le justificatif de domicile… Tout y est ! Le semestre a démarré
depuis deux mois, vous allez devoir rattraper les cours et travaux déjà remis aux enseignants. Je vous
conseille de vous mettre en contact avec un élève de votre licence qui pourra vous aider. Voici votre
emploi du temps, la liste des livres à acquérir, votre carte étudiant, le plan de l’université et l’agenda
offert par la mutuelle.
Matt rassemble toute cette paperasse et remercie la secrétaire. Bon. Ça y est. Il est dedans
jusqu’au cou, impossible de reculer maintenant, pas avec ce que l’inscription lui a coûté, question de
principe ! Il fourre le tout dans son sac à dos, relique retrouvée au fond du grenier, et consulte son
planning. Encore une fois, il a l’impression que les responsables ont joué au jeu du sirop[1] pour
déterminer les horaires. Il sort du bureau, concentré sur sa feuille, quand il sent un obstacle. Il lève
les yeux de son papier et se demande si le destin ne se fout pas un peu de lui parfois…
Il ne dit rien, elle le regarde comme si elle ne le connaissait pas. Elle fait marche arrière avec son
fauteuil et repart. Il reste comme un con à faire turbiner son cerveau pour trouver quelque chose à lui
dire mais le temps de sortir de sa léthargie, elle n’est plus visible.
Plus d’un mois sans avoir de ses nouvelles, et voilà. La seule réaction qu’il a été fichu d’avoir
c’est ça. Il sort de la fac, il doit aller acheter une liste de livres longue comme le bras. Heureusement
qu’il a fait de bons pourboires ces dernières semaines. Ils ont réussi à trouver un commun accord
avec Yoan : la politique de l’autruche. Le boss a besoin de lui pour assurer les shows et Matthias a
besoin de ce boulot pour vivre. Ils n’ont jamais reparlé du coup de poing que Matt a mis à son patron
le jour de l’altercation. Ils n’ont pas non plus parlé des détails de sa relation avec Adeline. Ils font
comme si toute cette histoire n’avait pas eu lieu. Même Benjamin et Dante ne sont pas au courant de
cette issue et ignorent tout du fait que c’est Yoan qui avait engagé Matt pour draguer sa sœur. C’est
mieux ainsi, de toute façon il n’y a rien à ajouter. Elle l’a dégagé de sa vie, il l’a mérité. Point.
Il se doutait bien qu’il la croiserait tôt ou tard ici, l’université regroupe les sections droit, langues,
lettres et histoire, donc c’était assez inévitable. Ça lui fait drôle d’ailleurs de se retrouver à vingt-six
ans en première année avec des jeunes qui ont presque dix ans de moins que lui. Il regarde encore la
répartition de ses CM et TD, son prochain cours aura lieu le lendemain à huit heures. Il a un
anniversaire en kilt ce soir, il risque de ne pas être frais. C’est pas grave, il a pris sa décision,
maintenant faut assumer ! Le plus dur ne va pas être de tenir le coup physiquement, mais plutôt de
faire comme elle et de prétendre qu’elle n’existe pas. Dur.
Il se rend à la librairie du coin, la seule qu’il connaisse et puis il avait bien aimé Laurianne alors
c’est l’occasion de la revoir.
— Bonjour, jeune homme, lui lance-t-elle à peine a-t-il franchi la porte. Avez-vous apprécié Des
fleurs pour Algernon ?
— Bonjour, Madame, vous avez une bonne mémoire !
Il s’approche du comptoir et pose son sac au sol.
— J’ai beaucoup aimé ma lecture, merci.
Il a un peu de mal à en parler. La dernière fois qu’il discutait de ce livre, c’était avec Adeline et
c’était le jour où ils ont couché ensemble pour la première fois. Un souvenir qui pourrait être
agréable s’il n’était pas entaché par les événements plus récents. Mais la libraire n’insiste pas et il
lui tend sa feuille.
— Il me faudrait tous ces ouvrages, s’il vous plaît.
— Oh, mais je reconnais la liste de première année de licence de lettres modernes ! Vous n’êtes
pas en avance !
— Je sais, c’est pour ça qu’il me les faudrait au plus vite, si c’est possible.
— Il vous les faut tous ? demande-t-elle sans cacher sa surprise.
— Eh bien… oui… ça pose un problème ?
— Non, bien sûr que non, mais d’ordinaire les étudiants me signalent ceux qu’ils possèdent déjà.
— Je préfère repartir sur du neuf, lance-t-il enthousiaste. Et puis mes éditions sont tellement
anciennes qu’elles ne correspondraient pas à celles demandées.
Il sort de la librairie, délesté de plus de deux cents euros, un gros sac de livres en main et un bon
pour venir récupérer ceux qu’il a fallu commander. Il regarde l’heure. C’est devenu un réflexe : il
connaît à présent son emploi du temps par cœur et vérifie toujours pour savoir où elle se trouve. Il
n’est plus venu la voir au café ou au refuge. Elle a été très claire : elle ne veut pas de lui dans sa vie.
Et il la comprend, il n’a vraiment pas assuré avec cette histoire. Mais qu’était-il supposé faire quand
il s’est aperçu qu’il développait des sentiments pour elle ? Il aurait dû lui dire « Hey, au fait, au
début je t’ai draguée parce qu’on me payait pour ça, mais maintenant je le fais gratuitement ! ». Elle
l’aurait envoyé balader.
Il rentre chez lui se reposer un peu avant la soirée qui l’attend. Le boulot est vraiment devenu
chiant depuis que Yoan a décidé de ne pas chercher quelqu’un d’autre et d’être le troisième Golden
Boy permanent… surtout depuis qu’ils ne s’adressent plus la parole.
***
Matt passe prendre Benjamin chez lui, le boss arrive toujours de son côté. Ils se garent devant
l’adresse communiquée.
— Allez, c’est parti pour la jupe ! soupire Benj.
— Reconnais qu’on se fait un max de pourboires grâce à l’idée de génie de Lola… lance Matt en
passant à l’arrière pour se changer.
Depuis qu’ils ont subi un contrôle d’identité quelques mois auparavant en étant fringués en flics,
ils ont pris l’habitude de ne se mettre en tenue qu’une fois sur place. Ça demande quelques
contorsions, surtout quand, comme ce soir, la fête a lieu dans une villa et qu’il ne leur reste que la
voiture en guise de loges.
Yoan arrive quand ils terminent juste de s’habiller. Il est déjà en kilt. Ils se rejoignent tous les
trois devant le portail et le malaise s’installe entre eux, comme depuis quelques semaines. Benjamin
a essayé d’en parler avec Matt, mais celui-ci est resté fermé. Pas question de le mêler à cette histoire
qui est déjà assez tordue comme ça.
Les filles hurlent, glissent des billets dans leur sporran (ça y est, ils ont imprimé le nom de cette
pochette), la routine… Matt n’y prend plus aucun plaisir, c’est devenu un peu comme à l’usine. Il fait
ce qu’on attend de lui, et il le fait bien, mais il a perdu la petite étincelle qui faisait que son boulot le
motivait vraiment. Danser, il adore ça. Se déshabiller devant des nanas en furie, pourquoi pas, mais
ça n’a jamais été ce qui le poussait à continuer. Et maintenant, il a même du mal à apprécier ce qui le
stimulait avant.
Quand ils partent, il sait que Benj va revenir car il l’a vu laisser tomber quelque chose. Comme
depuis quelque temps, il ne reviendra pas avec lui. Benjamin se débrouille toujours soit pour passer
la nuit sur place, soit pour se faire ramener. Alors Matt rentre chez lui.
Au lieu de se coucher, sachant pourtant l’heure matinale à laquelle il va devoir se lever le
lendemain, il va au salon. Ses parents sont partis deux semaines chez une vieille tante qui menace de
casser sa pipe du jour au lendemain. Il a la maison pour lui tout seul. S’il avait dix ans de moins, ça
le réjouirait, mais là… Il en profite juste pour aller se servir une bière et se caler devant un
programme débile à la télé, auquel il coupe le son et qui ne fait office que de compagnie. C’est
comme ça qu’il arrive petit à petit à ne plus trop penser à elle. Ce soir, c’est plus difficile. Depuis
qu’il l’a croisée à la fac, il focalise là-dessus.
Elle semblait fatiguée, elle avait son chignon bien serré, son petit tailleur pantalon parfaitement
repassé, mais ses yeux… Son regard, qui aurait été pétillant ou agressif avant, ne trahissait à présent
plus rien.
Il soupire. Elle s’est éteinte, et c’est par sa faute. Celle de son frère aussi, bien sûr. Il n’a pas
l’intention de prendre toute la responsabilité.
Trois bières plus tard, il commence à être assez rond, surtout qu’il avait commencé à boire chez la
cliente. C’est là qu’il décide de faire n’importe quoi, enfin, de l’appeler, ce qui revient au même. Il
est deux heures du matin, elle dort sûrement, mais ce n’est pas grave. De toute façon elle le filtre,
alors… elle fera comme d’habitude, ne répondra pas et il raccrochera avant de laisser un message.
Ou pas. La messagerie s’enclenche après de longues sonneries, et il ne coupe pas la communication
comme il l’a fait les premiers jours qui ont suivi le « drame ».
— Je sais que tu ne veux plus me parler, mais je pense que j’ai le droit de m’expliquer…
Sa voix est traînante, n’importe qui entendrait qu’il a picolé.
— Je veux bien reconnaître que j’ai merdé, mais ton frère ne vaut pas mieux, c’était son idée. Et
pour ma défense, une semaine après t’avoir rencontrée, je lui ai dit que j’arrêtais ! Je ne voulais plus
que ce soit un boulot. Je ne savais pas que c’était lui qui… c’est ton frère, bordel ! Mon patron est
ton frère ! J’en avais aucune putain d’idée ! Je crois que je vais vomir… Y’avait du punch à la soirée
et franchement, il était dégueulasse… J’aurais jamais dû mélanger avec la bière… Attends, je me
lève… Oh, putain, j’ai la tête qui tourne… On dirait une nana qui ne picole jamais ! Tu vois ce que tu
me fais ? T’étais vraiment obligée de m’ignorer aujourd’hui quand on s’est vus ? Tu vas faire ça à
chaque fois ? Parce que… merde… tu l’écouteras même pas ce message, je vois pas pourquoi je me
fais chier à essayer de te convaincre, tu m’as rayé de ta vie. Ben tu sais quoi, t’es sûrement mieux
sans moi…
— Votre message est trop long, veuillez le réenregistrer.
— Pétasse ! hurle-t-il à la voix mécanique qui lui annonce tranquillement qu’il a parlé pour rien
depuis dix minutes.
Il va vomir puis se coucher. Cinq minutes après, le réveil sonne.
Bon, d’accord, plusieurs heures après. Mais pour lui, c’est comme s’il ne s’était écoulé que
quelques secondes. Complètement à l’ouest, il se prépare pour son premier cours, sans oublier son
aspirine pour apaiser un peu la gueule de bois qui joue des maracas dans sa tête. Il se débrouille
même pour arriver cinq minutes à l’avance. Sauf qu’il est le seul. Et ça, à un cours magistral où
plusieurs centaines d’étudiants sont censés assister, c’est louche. Il sort son emploi du temps, pris
d’un doute affreux, et constate qu’il a en effet inversé deux jours et que son premier cours n’aura pas
lieu avant deux heures. Il pourrait rentrer chez lui mais il a vraiment besoin d’un café. Et le seul
endroit qui fait des cafés potables dans le coin, c’est là où il risque de la croiser. Tant pis, il ne va
pas non plus se cacher.
Il la voit avant même d’entrer. Elle est à sa place, elle a un livre en main et une tasse de capuccino
devant elle. Avant, il serait allé lui en prendre un autre et se serait installé avec elle pour discuter.
Maintenant, il reste comme un con planté dans l’entrée de la brasserie et sent sa détermination
s’effilocher. Elle part carrément en lambeaux quand Adeline lève la tête et le voit. Il aperçoit un
éclair furtif de surprise dans ses yeux mais elle reprend rapidement son air impassible. Bon. Elle lui
facilite les choses. Il se dirige vers le bar sans la regarder et commande son expresso. Ensuite, il
s’attable de l’autre côté de la salle. De là, il peut l’observer mais elle lui tourne le dos, donc, elle ne
peut pas le voir. C’est puéril, mais il aime avoir un peu le dessus. Ça ne dure pas longtemps car il
sent qu’il pique du nez et s’assoupit peu à peu, sans se soucier de qui le regarde ou pas, finalement.
— Ne m’appelle plus jamais au beau milieu de la nuit !
Il se réveille en sursaut face à une Adeline franchement en colère. Elle n’a pas crié mais le ton
dans sa voix ne laisse aucun doute quant à ce qu’elle aimerait lui faire subir si elle pouvait se lever
et… hum… sûrement le piétiner pour commencer, peut-être l’émasculer d’après la rage qu’il lit dans
ses yeux, probablement lui épiler les poils du nez à la pince, un par un… Ok, stop, il doit arrêter de
penser à ces tortures, elle a l’air d’attendre une réponse, là.
— Désolé.
Encore une fois, son éloquence n’a d’égal que sa répartie. Elle plisse les yeux et pointe un index
menaçant vers lui.
— Tu n’as pas le droit de m’appeler, tu as perdu ce droit quand tu as accepté de draguer une
handicapée contre de l’argent !
— Je sais.
Bon, Matt, c’est pas pour dire mais l’idéal serait que tu essaies de te défendre, non ? Un peu…
Histoire de préciser que tu n’es pas complètement responsable, par exemple. Mais il ne répond rien.
Il sait que son comportement n’a aucune excuse, alors il se tait. Et elle ne parle plus non plus. Elle
reste là, elle l’observe. Cette confrontation visuelle n’est pas la bienvenue, il sent la migraine
rappliquer au galop et il n’est vraiment pas en forme pour ça.
— T’avais pas le droit de me traiter de cette façon… finit-elle par murmurer.
Silence. Il préfère encore se taire, elle a raison et il le sait. Alors plutôt que s’enfoncer, il va la
laisser vider son sac, c’est le moins qu’il puisse faire pour elle.
— Tu me manques, Matt. Je n’aime pas ça parce que je ne veux plus te voir, mais je n’y peux rien,
tu me manques. Et je me déteste pour ça, je te déteste. Qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi tu étais à la
fac hier ?
Il soupire. Il lui manque ? Vraiment ? Il sourit. Qu’est-ce qu’il peut être con des fois. Elle vient de
lui dire qu’elle le déteste mais il préfère rester bloqué sur « Tu me manques. » et c’est complètement
déplacé.
— Je me suis inscrit, répond-il sans cesser de sourire.
— C’est ça qui te donne l’air d’un imbécile heureux ? Ou le fait que je te déteste ? Tu crains
encore plus que je ne le pensais !
— Je te manque ?
Elle rougit. Il adore la voir rougir. Elle qui semblait tellement inaccessible les premières fois où
il l’a fréquentée, il a appris à percer son armure de sarcasmes patiemment, petit à petit. Et il est
heureux de voir qu’ils ne sont pas repartis à zéro. Ils ne sont pas repartis tout court, d’ailleurs, mais
ça, son petit cerveau victime des séquelles de sa soirée arrosée est bien incapable de le réaliser pour
le moment. Il sait que le réveil va être brutal, mais elle est là, devant lui, et elle lui parle. Entre hier
et aujourd’hui, y’a un sacré mieux.
— S’il te plaît, ne m’appelle plus. Ni la nuit, ni jamais. Et si tu comptes venir ici souvent, dis-lemoi tout de suite. Je n’ai pas envie de te croiser.
Ah, finalement, il n’y a peut-être pas de mieux.
— C’est bon, t’étais là avant… lâche-t-il en ramassant son sac.
Elle lui bloque le passage et ne bouge pas. Alors il escalade la chaise de l’autre côté, saute
souplement sur le sol et se pavane un peu parce qu’il sait qu’elle est en train de le mater. Il met son
sac sur une épaule et, avant de sortir, se penche à son oreille, la faisant sursauter, et lui murmure :
— À bientôt, Betty…
Il ne lui laisse pas le temps de répondre et sort. Il est lui-même surpris de ce qu’il vient de faire.
Mais de la revoir si près de lui et qu’elle lui adresse la parole lui a juste donné envie de ne pas la
laisser filer. Il a très bien vu comment elle le regardait. Elle lui en veut, c’est normal. Mais il ne va
pas la laisser lui échapper aussi facilement, sans rien faire. Il se rend à son premier cours, regonflé à
bloc. Ça, c’était en arrivant. Car en sortant, il a réussi à trouver quelqu’un qui accepte de prendre le
temps de lui expliquer ce qu’ils ont déjà fait en deux mois et il ne sait pas comment il va pouvoir
gérer tout ça… Sa motivation retombe d’un cran.
***
Il lui aura fallu deux semaines pour se mettre à jour dans les cours. Il ne dort pas beaucoup,
alterne la fac, les soirées et les heures à étudier. L’avantage est qu’il ne pense pas à elle. Enfin, si. Il
pense à Adeline. Mais elle reste au second plan parce qu’il sait qu’il ne doit pas se louper pour les
partiels qui arrivent. Et ce n’est pas en se lamentant sur la connerie qu’il a pu faire qu’il aura une
bonne moyenne. Alors il carbure comme un dingue.
Il est tellement stone que ce matin-là, il ne voit pas le feu passer au rouge pour les piétons. Il
avance et un scooter fonce sur lui au moment où il pose le pied sur la route. Le conducteur a de bons
réflexes et parvient à faire une embardée, mais pas assez pour l’éviter totalement. Matt est projeté sur
le trottoir avant même de réaliser ce qui se passe. Le scooter s’arrête un peu plus loin, heureusement
sans encombre. Par contre, le jeune homme qui conduisait enlève son casque et commence à
s’énerver sans chercher à savoir comment va Matt. Celui-ci est sonné et a mal partout. Il en a trop
demandé à son organisme ces dernières semaines, le résultat est là : il est incapable de se rendre
compte s’il a quelque chose de cassé tant il souffre dans chaque parcelle de son foutu corps.
Il entend crier autour de lui, deux personnes se disputent, une femme et un homme. Et puis il se
décide à essayer de se relever.
— Ne bougez pas, monsieur, les pompiers arrivent.
— Hein ? Mais non, ça va, je n’ai pas besoin de…
— Tu la fermes et tu ne bouges pas.
— Adeline ?
Il la cherche et la voit enfin. C’est elle qui s’engueule avec le conducteur. Elle a les joues
couvertes de larmes. Il voudrait se lever et la prendre dans ses bras pour qu’elle arrête de pleurer,
mais elle lui lance un regard tellement assassin quand il esquisse un mouvement, qu’il décide de lui
obéir et d’attendre les pompiers.
Il se demande à quel point il a été touché à la tête car il imagine Dante, Benj et Yoan débarquer et
faire leur show sur le trottoir. Et il se prend un fou rire. La foule se disperse autour d’eux maintenant
que tout le monde semble convaincu que la victime a juste un grain. Il entend le scooter démarrer et
repartir. Adeline s’approche de lui.
— J’ai ses coordonnées, lui dit-elle en lui montrant une feuille de papier qu’elle tient dans sa
main.
— Ok… mais je peux me lever, tente Matt en cessant enfin de rire.
— Non… ah, ils arrivent, conclut-elle en entendant la sirène.
Après un bref examen, Matt promet de se rendre aux urgences s’il ressent des douleurs plus tard
dans la journée et les secours repartent. Il a bien remarqué que l’un des gars en uniforme, un vrai
uniforme, a discuté en aparté avec Adeline, mais il n’a pas entendu ce qu’ils se disaient. Maintenant
qu’ils sont à nouveau seuls, il s’avance et s’accroupit devant elle.
— Je suis désolé, je n’ai pas regardé et…
— C’est bon, tu n’as rien et l’autre non plus, c’est tout ce qui compte.
Elle amorce un demi-tour avec son fauteuil mais il empoigne les accoudoirs et l’oblige à lui faire
face.
— Tu veux vraiment qu’on agisse comme s’il ne s’était rien passé entre nous ? lui demande-t-il
sans la quitter des yeux.
Elle ne répond pas. Alors il insiste, il tente le tout pour le tout.
— Adeline, je t’assure que dès que j’ai senti que…
— Je sais, Matt, je sais tout ça, je te crois. Mais à la base, tu as accepté de me draguer pour de
l’argent, parce que mon frère avait peur que je perde toute confiance en moi ! Comment est-ce que ce
plan merdique était censé me donner de l’assurance ? Explique-moi ! Comment as-tu pu être
complice de ça ?
— J’ai déconné, je…
— Et si tu ne t’étais pas attaché à moi, hein, il se passait quoi ? C’était quoi tes projets pour te
débarrasser de moi une fois que tu aurais été payé ?
Matt ne répond pas, il a déjà pensé à ça et il n’a trouvé aucune issue qui aurait pu être positive.
Heureusement qu’il n’a pas dû en arriver là. Alors, encore une fois, il se tait.
— Je ne peux plus te voir, tu comprends ? Je n’ai pas de respect pour la personne que tu étais
quand tu as accepté d’être payé pour faire ma connaissance. Quelle valeur aurait l’estime que je me
porte si je me contentais de mettre un mouchoir sur cette histoire, dis-le-moi ?
Il secoue la tête, il voit très bien ce qui est en train de se passer. Il vient de comprendre que quoi
qu’il dise, quoi qu’il fasse maintenant, il n’effacera jamais la façon dont il s’est comporté avec elle.
Jamais. Elle gardera toujours en tête le fait que leur rencontre n’était pas le fruit du hasard mais une
machination orchestrée par son frère.
— Tu vois quelqu’un d’autre ? ne peut-il s’empêcher de demander, comme si ça pouvait être la
raison pour laquelle elle le fait sortir de sa vie. C’est Alex, c’est ça ?
C’est à son tour de secouer la tête.
— Tu ne m’écoutes pas, Matt. Ça n’a rien à voir. Mais puisque tu le demandes, oui, j’ai un
rendez-vous.
Il reste une fois de plus muet.
— Le pompier, tout à l’heure, il m’a proposé de dîner avec lui ce soir, murmure-t-elle.
Matt se demande alors si ce pompier, ce vrai sauveur de vies, de chats coincés dans les arbres et
de feux dévastateurs, a lui aussi un slip brillant et doré. Parce que c’est un accessoire sans lequel leur
show n’a pas le même impact auprès de ces dames. Et là, il réalise d’un coup qu’il ne jouera jamais
dans la même cour qu’Adeline. Elle lui a accordé un peu d’importance parce qu’elle avait
effectivement besoin de raviver sa confiance en elle. Il l’y a aidée. Et maintenant, elle peut aller voir
ailleurs. Il se lève, ramasse son sac et prend le chemin de chez lui. Il est trop fatigué pour suivre les
cours qui ont de toute façon commencé pendant qu’il se faisait renverser par le scooter. Il l’entend
l’appeler, elle dit quelque chose, mais il n’écoute plus. Elle a raison, leur relation n’avait rien de
naturel, tout était trafiqué. Et il va faire ce qu’elle attend de lui, la sortir de sa vie.
Il décide de rentrer se coucher et dormir au moins vingt-quatre heures.
***
— T’as l’intention de déprimer encore longtemps comme ça ?
Matt regarde Dante comme s’il venait d’apparaître sous ses yeux alors que ça fait bien deux
heures qu’ils discutent tous ensemble autour d’une bière.
— Je ne déprime pas, je suis juste épuisé, lâche-t-il en soupirant.
— Te fous pas de moi, je vois bien qu’il y a autre chose, insiste son ancien collègue.
— Lâche l’affaire, intervient Benj, il se passe un truc entre lui et le boss mais impossible de
savoir quoi.
Dante lance un regard interrogateur à Matt mais ce dernier refuse de leur expliquer la situation. Ça
ne regarde que Yoan et lui. Et Adeline. Mais il s’interdit de penser à elle, même juste énoncer
mentalement son nom lui fait déjà mal.
— C’est une fille, j’ai déjà vu qu’il y avait un souci la dernière fois.
Merci, Lola, ta perspicacité est vraiment utile à tout le monde… Il n’a pas envie qu’elle le
cuisine, elle comprendrait trop facilement. Ces nanas ont une sorte de sixième sens qui le fait flipper.
Il préfère s’en aller. Il se lève et salue tout le monde.
— Tu t’en vas comme ça ? s’étonne Dante qui ne l’a jamais vu partir le premier, et seul en plus.
— Laisse tomber, je te dis, y’a un truc vraiment pas net, reprend Benj, il ne revient plus faire
l’after avec moi une fois le boss parti. Il se casse comme un vieux… Je l’ai pas vu se taper une nana
depuis des semaines.
Matt n’a pas envie de rester écouter ses amis, enfin… amis… là tout de suite, rien n’est moins sûr.
Alors il fait un geste de la main et s’en va. Et c’est là qu’il l’aperçoit. Bien sûr, c’est une petite ville,
ils vivent dans le même quartier ou presque, c’est la seule boîte du coin, bref, ce n’est pas si
extraordinaire que ça de rencontrer des connaissances au Topaze[2]. Mais il a fallu que ça tombe le
seul soir de la semaine où il acceptait enfin de rejoindre ses potes.
Elle porte une robe. C’est la première fois qu’il la voit habillée comme ça. Elle a des chaussures
plates mais elle a laissé ses mocassins hideux de côté pour de jolies ballerines qui la changent
complètement. Ses cheveux sont détachés, comme il aime qu’ils soient. Et elle rit.
Avec lui, elle a souvent ri, ils ont vraiment passé de bons moments tous les deux. Mais ça fait
tellement longtemps qu’il ne l’a plus vue heureuse comme ça qu’il ressent un pincement au cœur. Pas
parce qu’elle est gaie et semble s’amuser, non. Mais parce que ce n’est pas avec lui.
Il ne reconnaît pas le type qui est avec elle, ça pourrait être le pompier, il ne se souvient pas de
lui. Impossible à dire…
Finalement, il se rassoit.
— Ok, je reste encore un peu mais faites pas les lourds. J’ai du taf par-dessus la tête avec la fac,
c’est tout ce qui me préoccupe. Et puis j’en ai marre de me faire à bouffer !
— Tes parents sont encore en vacances ?
— La vieille est plus tenace qu’on pensait… ils flippent trop qu’elle claque dès qu’ils seront
partis alors ils restent là-bas, y’a rien qui les attend ici, à part moi, et je suis assez grand pour
m’occuper de ma petite personne. Enfin, normalement, parce que putain, ça me gonfle de faire des
courses et me préparer à manger !
— Bienvenue dans le monde des adultes, lance Lola.
De quoi elle parle ? Elle est née avec une cuillère en argent dans la bouche, ses parents
subviennent à tous ses besoins, elle a toujours eu une femme de ménage chez elle… et une cuisinière !
Mais il fait mine de s’intéresser à elle et tourne légèrement sa chaise pour lui faire face… et observer
Adeline discrètement. Enfin, il espère qu’il est discret parce que Lola est bien du genre à deviner son
stratagème.
Pendant que la petite amie de son pote essaie de lui donner des conseils pour qu’il s’organise en
l’absence de sa mère, il n’écoute que d’une oreille et se concentre sur une autre scène.
Le type se penche vers elle et dépose un baiser sous son oreille. Elle sourit et tourne la tête pour
l’embrasser à pleine bouche. Il ne l’a jamais vue se comporter comme ça en public, c’est bizarre,
elle n’a pas l’air d’être elle-même. D’un coup, il comprend. Elle a bu, elle est bourrée ! Ses
inhibitions sont levées et elle se donne en spectacle avec ce beau gosse ! Il hoche la tête de temps en
temps pour donner l’impression à Lola que son discours le passionne. Mais il revient sans cesse sur
Adeline. Et là, sa mâchoire vient taper le bord de la table. Le gars l’a prise dans ses bras et elle est
installée sur ses genoux. Elle s’accroche à lui en passant ses bras autour de son cou, un geste qu’elle
a fait tellement souvent avec lui et qui lui semble soudain si malsain… Et elle enfouit la tête contre
l’épaule du type. Il lui caresse les cuisses impudiquement. Mais merde ! Prenez une chambre !
— Tu sais que c’est vraiment mal vu de fixer des handicapés ?
Il revient à Lola et réalise qu’elle a capté ce qu’il faisait. Bon, c’était à prévoir.
— Je la connais, répond-il simplement.
— Ah, ben elle n’a pas l’air timide, ta copine… fait remarquer Dante qui se retourne on ne peut
moins discrètement.
Bref, tout le monde fixe Adeline. D’ailleurs, ils ne sont pas les seuls dans la boîte à s’intéresser
au couple exhibitionniste. Matt sait que ce qu’il s’apprête à faire est stupide et qu’elle le détestera
encore plus, mais il n’a rien à perdre et ça commence à devenir trop dégradant pour elle.
Trente minutes plus tard, Yoan arrive et Matt, qui l’attendait à l’entrée, lui indique où se trouve
Adeline. Le type a passé sa main sous sa robe et elle semble bien trop entamée par l’alcool pour être
capable de protester… si tant est qu’elle en ait eu envie, bien sûr. Les deux chevaliers en blanc se
postent juste en face d’eux et le mec lève les yeux vers Yoan. Rien qu’à voir sa réaction, Matt
imagine bien à quel point la colère doit se lire sur son visage. Il a été à la place de ce type, plus ou
moins… Disons qu’il a déjà subi la colère de son boss et qu’il est bien content, cette fois, d’être de
l’autre côté.
Adeline sort de sa transe et réalise que son frère est là. Elle se rajuste comme elle peut mais elle
s’est avachie et l’abruti ne fait rien pour l’aider. Alors Matt se décide à la prendre dans ses bras pour
la rasseoir sur son fauteuil.
— Kestufoula ? lâche-t-elle d’une voix pâteuse.
Il ne la reconnaît pas. Jamais il n’aurait cru un jour la voir dans cet état. Il vérifie qu’elle est bien
stable et regrette qu’il n’y ait pas une ceinture, parce qu’elle est sur le point de tomber dans un
profond coma de façon imminente. Elle empeste, elle est débraillée, ses cheveux sont ébouriffés…
pour la deuxième fois depuis qu’il la connaît : il a pitié d’elle. La première fois remonte à quand il a
vu qu’elle était dans un fauteuil. Depuis, il l’avait considérée comme une femme comme les autres,
une qu’il avait juste la chance de pouvoir prendre plus souvent dans ses bras pour l’aider à
s’installer dans le lit avec lui, par exemple. Mais là, elle est tombée tellement bas qu’il ne peut que la
plaindre. Il entend Yoan proférer des menaces à l’épave qui servait de rencard à sa sœur. Puis il les
rejoint et lui fait signe qu’il prend le fauteuil.
— Tu devrais plutôt t’assurer qu’elle ne tombe pas pendant que je la pousse jusqu’à ta caisse, lui
suggère Matt qui vient de la redresser pour la deuxième fois.
Yoan acquiesce et ils sortent sous les regards de tous les clients de la boîte. Et de Benj, Dante et
Lola qui ne vont pas manquer de lui demander de plus amples détails quand il reviendra. Non, le
mieux, c’est qu’il rentre chez lui dans la foulée, ils ne lui en voudront pas s’il zappe l’étape des « au
revoir ».
Au moment de porter Adeline dans la voiture, ils se retrouvent, son boss et lui, à esquisser le
même mouvement. Matt commence à se reculer pour laisser la place, mais Yoan lui fait signe de s’en
occuper. Il installe son ex à l’arrière, il arrive maintenant à la considérer comme telle, et boucle sa
ceinture. Avant de refermer la portière, il l’entend marmonner son prénom mais ne comprend pas ce
qu’elle raconte. Elle divague probablement. Mais merde ! Comment en est-elle arrivée là ? Ce n’est
quand même pas parce que son frère a fait une gigantesque erreur de jugement qu’elle a décidé de se
comporter comme une traînée, en public en plus ! Il n’arrive pas à saisir pourquoi elle a joué à ce
petit jeu et décide de ne plus s’en préoccuper. Adeline ne fait plus partie de sa vie. Il a agi ce soir
comme il l’aurait fait avec n’importe laquelle de ses amies, et ils ont été assez intimes, à un moment
de leur vie, pour qu’il la considère comme une proche.
***
Elle est allongée et il suçote son téton tout en pinçant l’autre entre le pouce et l’index. Elle gémit.
Il a oublié son prénom. À dire vrai, depuis ce fameux soir où il a vu Adeline partir à la dérive, il a
tellement enchaîné les conquêtes, comme avant, qu’il ne s’embête pas à se rappeler leur nom. Son
halètement le ramène dans ce qu’il faisait. Il sent ses hanches se coller aux siennes, elle est
impatiente. C’est toujours comme ça avec les filles des soirées : elles sont tellement chaudes après
leur numéro – avec ce kilt aussi c’est du tout cuit – qu’ensuite il n’a presque pas besoin de
préliminaires.
Il délaisse un sein pour glisser sa main dans sa culotte, seul vêtement qu’elle porte encore alors
que lui est tout habillé. Ce qui est paradoxal puisqu’il est le strip-teaseur dans l’histoire. Elle est déjà
bien trempée, cette nana est une chaudasse, c’est clair. Et c’est comme ça qu’il les voit maintenant.
Façon Dante, enfin, l’ancien Dante. Il ne s’encombre presque plus de savoir si elles prennent leur
pied. Il se contente de se soulager. Bon, comme il n’est pas non plus un salopard, il fait en sorte de ne
pas se faire foutre à la porte et pour ça, il faut un peu s’occuper d’elles.
Alors il la pénètre de deux doigts, il aurait pu en mettre trois directement tant elle est accueillante.
Elle gémit plus fort, ça l’agace. C’est bon, c’est pas non plus sa queue ! Qu’est-ce que ça va être
quand ils passeront aux choses sérieuses ? Elle va ameuter tout le quartier ! Il essaie de se concentrer
parce qu’il aimerait bien prendre son pied lui aussi…
— Suce-moi, lui lance-t-il en s’allongeant sur le dos et en coupant tout contact entre eux. S’il te
plaît, ajoute-t-il presque malgré lui.
Il veut jouer au connard, mais ce n’est pas lui, pas du tout, même.
Elle ne s’offusque même pas et le déshabille avant de le prendre dans sa bouche.
— Tu aimes ça ? lui demande-t-elle en malaxant ses testicules entre deux bouchées.
J’aimerais surtout que tu la boucles et que tu fasses ce que je t’ai demandé de faire…
— Oui, répond-il simplement.
Elle semble satisfaite de sa réponse et retourne lui faire la fellation demandée. Il ne la prévient
pas et jouit dans sa bouche. Elle gémit. Bon, tant mieux, ça ne la dérange pas.
Une fois l’orgasme passé, il la sent frotter son entrejambe contre sa cuisse. Techniquement, il ne
va pas pouvoir remettre le couvert avant un petit moment. Y’a que dans les films de cul[3] que les
gars sont capables de s’envoyer en l’air dix fois de suite sans faiblir, et d’éjaculer
systématiquement ! Mais bon, il lui doit bien une petite gâterie, alors il l’allonge à son tour et
replonge trois doigts en elle tout en posant le pouce sur son clitoris. Il sait comment la faire venir
rapidement, histoire de terminer cette soirée. Effectivement, elle crie assez rapidement (et putain, elle
crie fort comme il le craignait) et il peut enfin se rhabiller et rentrer chez lui.
En arrivant, il prend une douche pour faire partir l’odeur du parfum un peu trop capiteux de la
nana dont il ne remet toujours pas le prénom. Et puis il s’effondre dans son lit. Il vient à peine de
tomber dans le sommeil, ce moment où la limite entre la réalité et l’onirique est si ténue qu’on ne sait
plus ce qui est vrai et ce qui est le fruit de notre imagination, quand son téléphone sonne. Il met un
moment à émerger, mais il finit par décrocher.
— Ouais, dit-il sans regarder de qui est l’appel.
— J’ai besoin de toi !
Une femme qui pleure au téléphone au milieu de la nuit, ça le réveille directement. Il s’assoit et
regarde l’écran pour confirmation. C’est bien elle.
— Adeline ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Je pouvais pas appeler Yo, il allait encore s’énerver…
Elle a la voix traînante, elle a encore bu.
— T’es où ? lui demande-t-il en remettant ses vêtements de la soirée.
— Dans une ruelle, à côté du Topaze.
— Ne bouge pas, j’arrive. Ne raccroche pas, ok ?
— D’accord.
Il prend les clefs de sa voiture au passage et s’y engouffre. Il branche le téléphone en Bluetooth.
— Tu m’entends ?
— Oui…
Elle renifle.
— Quelqu’un t’a fait du mal ? demande-t-il tout en sortant le véhicule de l’allée.
— Oui, non… je sais pas, je…
— Ok, c’est pas grave, la rassure-t-il.
On dirait qu’elle est complètement perdue, il ne veut pas l’affoler encore plus mais il a lui-même
des difficultés à rester calme.
— Est-ce que tu as mal quelque part ?
— J’ai mal au dos, Matt, j’ai très mal…
D’accord, c’est pour ça qu’elle pleure. Ok. Zen. Tu conduis, là, alors concentre-toi.
— Je suis là dans moins de cinq minutes, parle-moi, ma belle, lui demande-t-il pour tenter de la
distraire de la douleur.
C’est un jeu qu’ils ont souvent fait ensemble. Certains jours étaient beaucoup plus difficiles que
d’autres et il avait remarqué qu’en discutant, elle se focalisait moins sur la douleur.
— C’était quoi ton dernier livre ? poursuit-il en tapotant nerveusement son volant à un feu rouge.
— J’ai plus lu depuis toi.
Merde, c’était pas son plan…
— T’as dansé ce soir, Mathilde ?
Il l’entend rire, c’est mieux. Mais son rire se transforme en gémissement de douleur. Il grimace et
redémarre dès que le feu passe au vert. Il lui parle comme ça durant le trajet qui ne dure en effet pas
plus de cinq minutes mais qui lui semble se prolonger pendant de longues heures. Enfin, il se gare
près de la boîte de nuit. Il n’y a pas cinquante ruelles[4] à côté et il repère facilement celle où se
trouve Adeline. C’est simple : son fauteuil gît en travers de l’entrée de la petite impasse sombre. Il
s’y précipite. Il la trouve allongée sur le sol, son sac à main déversé à côté d’elle, son téléphone
contre son oreille.
— Hey, je suis là, je suis là… lui dit-il en la prenant dans ses bras.
Il ne sait plus qui il essaie le plus de rassurer, elle, ou lui. Mais il s’assoit contre le mur et la
blottit contre son torse, sur ses genoux. Il lui caresse le dos doucement tout en lui murmurant des
paroles de réconfort. Elle pleure, elle laisse échapper de longs et gros sanglots, comme si elle les
avait retenus tout ce temps à l’attendre, vautrée dans la rue.
— Ramène-moi chez toi, s’il te plaît, je ne veux pas rentrer dans cet état.
— Je vais prévenir ton frère.
— Ne lui dis pas que…
— Non, je ne lui dis rien, viens là, ça va maintenant, je suis là, lui répète-t-il inlassablement
jusqu’à ce qu’elle se soit calmée.
Elle sent le vomi. Mais dans quelle foutue merde est-elle allée se mettre ?
Enfin, quand il perçoit qu’elle est tranquille, il la soulève dans ses bras et la porte jusqu’à la
voiture. Il l’installe à l’avant et s’occupe ensuite du sac et du fauteuil. Il a l’air d’être en bon état,
c’est au moins ça de pris, parce qu’elle… putain mais qu’est-ce qu’elle a foutu ce soir pour se
retrouver dans cette situation ?
***
Il ne peut pas la laisser comme ça, elle s’est visiblement vomi dessus. Elle ne peut pas passer la
nuit dans sa puanteur. Elle ne réagit presque pas quand il la porte jusqu’à la salle de bain. Il l’installe
sur son fauteuil qu’il a réussi à faire passer en ne l’ouvrant qu’une fois à l’intérieur. Heureusement
que l’un des deux est sobre… Elle glisse un peu mais ça ira, il a le temps de faire chauffer l’eau de la
douche. Il se déshabille et s’occupe ensuite d’elle. C’est bien la première fois qu’il est nu avec une
femme et qu’il ne pense pas une seconde au sexe. Il la prend dans ses bras et la porte
précautionneusement dans la baignoire. Il s’y installe et la place entre ses jambes, contre lui. Elle se
laisse aller en arrière, elle est aussi molle qu’une poupée de chiffon et il continue à se demander
comment elle a pu en arriver là. Mais pour l’heure, il lui mouille les cheveux et les frotte pour faire
partir les traces de vomi. Il n’est même pas écœuré et il ne s’en étonne pas non plus. C’est Adeline,
tout lui semble tellement naturel dans les gestes qu’il esquisse pour elle ce soir... Il éteint l’eau le
temps de lui laver les cheveux et le corps, elle frissonne alors il rallume rapidement le jet brûlant et
la réchauffe tout en la rinçant. Elle se serre un peu plus contre lui en gémissant lorsqu’un mouvement
semble lui déclencher une douleur. Il continue de lui adresser des paroles de réconfort, il n’a pas
cessé depuis la ruelle, d’ailleurs. Il répète qu’il est là pour elle, que tout va bien se passer, qu’elle ne
craint rien. Elle marmonne des mots inintelligibles et il finit par ne plus y prêter attention, bien qu’il y
distingue parfois son prénom.
Il réussit à les faire sortir tous les deux de la baignoire sans trop de mal. Elle est légère comme
une plume, ça aide. Il l’emmitoufle dans un peignoir et la frictionne à travers le tissu éponge pour la
réchauffer, alors que lui commence à vraiment se les geler. Mais ce n’est pas grave, c’est elle la
priorité. Il la remet dans son fauteuil le temps de lui brosser les dents, elle est peu réactive mais
assez pour se rincer la bouche dans le verre qu’il lui tend. Il se place ensuite derrière elle et passe le
peigne dans ses nœuds tout en laissant le sèche-cheveux souffler sur elle sa chaleur réconfortante. Il
ne veut pas qu’elle attrape froid en se couchant la tête humide. Pour finir, il lui passe un vieux pyjama
de sa mère : moche mais qui semble vraiment confortable. Il fourre tous ses vêtements dans la
machine avec les siens et lance un programme pour la nuit, il en a appris des choses depuis qu’il vit
seul… même à utiliser le lave-linge…
Finalement, il la couche dans son lit. Il ne se voit pas la laisser dans la chambre d’ami de ses
parents et retourner dormir tranquillement. Il a besoin de l’avoir sous les yeux. Il l’installe
confortablement, il connaît les positions qui la font le moins souffrir. Ensuite, il va chercher son sac à
main qu’il a laissé dans l’entrée. Il fouille et trouve son pilulier. Et là, il peste. Évidemment qu’elle a
mal ! Putain de merde ! Elle n’a pas pris son traitement ce soir !
Il s’oblige à rester calme, lui crier dessus dans l’état où elle est n’aiderait personne. Alors il lui
sert un verre d’eau et la rejoint dans sa chambre. Elle a l’air de dormir mais il n’est pas question
qu’elle se repose sans avoir pris ses médicaments. Il la redresse contre les coussins et lui fait
prendre les pilules une par une. Elle marmonne encore mais il n’y prête toujours pas attention. Sa
priorité est qu’elle dorme, maintenant. Il la rallonge et se place à côté d’elle. Elle est contre le mur,
comme avant quand elle restait des heures avec lui dans ce lit. Ainsi, il est sûr que cette nuit, elle ne
pourra pas tomber. Il lui caresse doucement la joue et la regarde progressivement tomber dans le
sommeil. Il ne sait pas ce qui lui prend mais il s’approche doucement et dépose un baiser sur son
front détendu, pour ensuite lui susurrer à l’oreille :
— Tu m’as manqué, Marylou…
Juste au moment où il éteint la lampe de chevet, il l’entend murmurer :
— Toi aussi, Jonathan…
Il se rapproche d’elle et passe un bras protecteur autour de sa taille.
Acte IV : Elle
Elle sent qu’elle n’est pas dans son lit, elle sait qu’elle n’est pas seule, et elle se demande où elle
a encore atterri. Sa tête est lourde, elle a trop bu, ça, elle s’en souvient. Ensuite, c’est flou. Elle ouvre
les yeux et se retrouve nez à nez avec Matt. Alors, tout lui revient. C’est comme si elle n’avait pas été
actrice de la scène mais qu’elle y avait assisté de loin. Il s’est occupé d’elle comme jamais personne
ne l’avait fait, à part sa mère. Il a mis son bras sur son ventre, geste esquissé tant de fois lorsqu’elle
venait passer de longues heures ici il y a à peine quelques semaines de ça. Elle soupire. Elle a envie
de pleurer tant elle a honte. Mais avant ça, il faudrait vraiment qu’elle aille aux toilettes et elle n’a
pas le choix, elle doit demander son aide à celui qui est déjà son sauveur.
— Matt… dit-elle doucement pour ne pas le réveiller en sursaut.
Il sourit dans son sommeil et se rapproche d’elle en resserrant son étreinte… et appuyant de ce fait
sur sa vessie. Ce serait pire que tout si elle se laissait aller !
— Matthias ! l’appelle-t-elle plus fort.
Cette fois, il se redresse d’un bond.
— Tu as mal ? s’inquiète-t-il en retirant son bras.
Elle est soulagée pour son envie de faire pipi, mais elle préférait son contact. Elle remet cette
pensée pour plus tard, là il y a vraiment urgence.
— Il faudrait que j’aille aux toilettes, s’il te plaît…
Ce n’est pas comme si c’était la première fois, il l’a déjà accompagnée à maintes reprises. Mais
ce matin, elle se sent encore plus honteuse que d’habitude.
Il se lève et elle voit qu’il ne porte qu’un pantalon de pyjama. Elle n’a jamais dormi avec lui toute
une nuit, elle devait rentrer pour ses séances à domicile et il l’a toujours ramenée chez elle avant dixsept heures. Elle lui avait demandé une fois comment il dormait, question curieuse d’après l’amour. Il
dormait nu, lui avait-il répondu, elle est un peu déçue de voir qu’il ne l’est pas. Et elle se reprend
quand il la soulève dans ses bras car elle n’a pas le droit de penser à ça, ils ne sont plus un couple.
Elle passe les siens autour de son cou, geste tant répété pendant leurs semaines de complicité.
Comme avant, il l’aide à se déshabiller mais ses yeux restent rivés aux siens. Elle a toujours apprécié
ce respect de sa pudeur, son intimité… et il sort de la salle de bain.
Quand elle lui signale qu’il peut venir la chercher, il a passé un t-shirt et elle est encore plus
déçue. Elle n’a pas le droit de l’être, c’est elle qui l’a fait sortir de sa vie.
Il la ramène sur le lit.
— Tu veux encore dormir ? Tu as faim ?
— J’ai faim… murmure-t-elle.
Elle se sent de plus en plus intruse, à chaque attention de sa part, elle plonge un peu plus dans la
mortification de la situation.
— Je suis désolée, pour hier, finit-elle par murmurer alors qu’il s’apprête à sortir de la chambre.
— On en parle après, ok ? J’ai la dalle et là, il me faut un café.
Il n’a pas l’air d’être en colère, juste las. Ce n’est pas bon signe. Là, tout de suite, elle aimerait
être capable d’être lâche : s’enfuir pendant qu’il est dans la cuisine. Mais elle ne peut pas,
physiquement ça lui est impossible. Alors elle est obligée d’être courageuse et d’affronter
l’explication qui va suivre le petit-déjeuner.
Elle trouve son sac à côté du lit. Il pense à tout et il n’a pas changé à ce niveau. Elle n’a qu’à
tendre la main pour l’attraper. Elle prend son téléphone et comme elle s’en doutait, elle a un SMS et
deux messages vocaux de Yoan, deux autres de ses parents… Elle prend son courage à deux mains,
faute de pouvoir prendre ses jambes à son cou, et appelle sa mère. C’est celle qui réagira le mieux.
— Maman, désolée je…
— Dieu soit loué, tu es en vie !
Elle l’entend prévenir son père et son frère que c’est elle au téléphone et une discussion s’en suit.
— Où es-tu ? lui demande Yoan qui a visiblement arraché le téléphone des mains de leur mère.
— Je suis avec Matt, il est venu me chercher hier, mon rendez-vous s’est mal terminé et…
— Et le type, il est où ?
— Je ne te le dirai pas, tu n’as pas besoin de savoir.
— J’arrive, déclare-t-il fermement.
— Non merci, je suis en sécurité avec Matt et il a l’habitude de s’occuper de moi. Il me
raccompagnera ou alors j’appellerai le taxi et…
— Je te ramènerai chez toi, ne dis pas de bêtises, intervient Matthias en entrant dans la chambre
avec un plateau.
Il le pose à côté d’elle et tend la main pour qu’elle lui donne son portable. Décidément, elle se
sent de plus en plus comme une petite fille qui a fauté, ce qui est d’ailleurs le cas. Elle le laisse
parler à Yoan, finalement elle a droit à un peu de lâcheté elle aussi. Laisser son ex-petit ami
s’arranger avec son frère en colère, c’est pas si mal comme échappatoire.
— Salut, boss.
Il hoche la tête, prononce quelques « hum », et écoute.
— Je la ramène dans la matinée, pour le reste tu verras avec elle. Ce n’est pas à moi de te
raconter ce qui s’est passé, je n’en sais pas tellement plus que toi, de toute façon.
Encore quelques hochements… et il raccroche.
— À table ! lance-t-il enthousiaste comme s’il ne venait pas de s’entretenir avec son patron au
sujet de sa débauchée de sœur.
Il a pensé à tout, comme toujours. Son capuccino, des tartines, du jus d’orange. Un vrai petitdéjeuner d’hôtel !
— Tu es drôlement bien organisé, fait-elle remarquer avant de tremper ses lèvres dans sa tasse.
— J’ai pas eu le choix, répond-il en s’installant de l’autre côté du plateau. Ma mère n’est plus là
depuis des semaines, fallait bien que je survive en mangeant autre chose que des pizzas.
Il a l’air d’avoir mûri ou c’est elle qui se fait des idées ? Quoi qu’il en soit, le repas se déroule
dans un silence presque complet. La suite également. Il l’accompagne à la salle de bain, la rassoit sur
le lit pendant qu’il va y faire un tour et la retrouve enfin. Elle sait que le moment de vérité est arrivé.
— Alors ? lance-t-il en s’asseyant en face d’elle, à l’autre extrémité du lit.
Elle aurait bien aimé qu’il vienne poser sa tête sur ses cuisses comme ils en avaient l’habitude.
Mais elle sait qu’elle n’a pas le droit de lui demander ça, pas après l’avoir sorti de sa vie et s’être
comportée comme la dernière des traînées.
— J’ai déconné, se contente-t-elle de répondre.
Il hausse un sourcil, lui signifiant que cette maigre explication ne suffira pas. Alors elle lui raconte
tout. Elle lui dit comment elle s’est révoltée après avoir appris que Yoan avait payé quelqu’un pour
la draguer. Elle a voulu se prouver à elle-même qu’elle était capable de plaire aux hommes sans
qu’ils soient rémunérés pour ça. Et elle est tombée dans l’autre extrême, celle où elle est passée de la
jeune handicapée complexée à la salope allumeuse. Et petit à petit, elle a couché avec tous les gars
qui acceptaient de sortir avec elle.
Elle voit la lueur de tristesse traverser le regard de Matt, ça lui fait mal. Mais elle a décidé de tout
lui dire alors, elle fait comme si elle n’avait rien vu. Elle lui raconte que la veille, le type avec qui
elle était a voulu faire ça vite fait dans la ruelle à côté de la boîte. Elle avait déjà bien trop bu pour
protester. Il a laissé le fauteuil et l’a portée pour l’installer contre le mur, par terre. Elle a été prise
de violentes nausées à cause de l’alcool et les douleurs dans son dos, et elle a vomi. Le gars est parti
en maugréant « Putain, mais c’est dégueulasse ! ». Et elle n’a pas osé appeler son frère.
— Je suis désolée de t’avoir dérangé, je ne savais vraiment pas…
— Je veux que tu me promettes quelque chose, la coupe-t-il en s’approchant et lui prenant la main.
Elle hoche la tête, quoi qu’il lui demande, elle dira oui. Elle le lui doit.
— Appelle-moi toujours, à n’importe quelle heure, si tu as besoin de moi, appelle-moi. Tu ne me
dérangeras jamais, d’accord ?
Elle n’arrive pas à lui répondre à cause des sanglots qui se coincent dans sa gorge. Elle sent
quelques larmes couler et elle fait oui de la tête.
— Hey, Cindy, tu sais que tu es pas mal dans ce pyjama ? la taquine-t-il.
Toujours très fort pour la mettre à l’aise, elle le remercie intérieurement de ne pas poursuivre la
conversation. Il ne lui fait pas la morale, il ne lui rappelle pas les règles de prudence élémentaires
qu’elle bafoue chaque soir, il ne lui parle pas de ses médicaments. Rien de tout ce que Yoan aurait
fait s’il avait été à sa place, et qu’il ne manquera pas de faire quand elle rentrera chez elle.
— Bon, Cendrillon, on t’habille ? J’ai vraiment pas envie que ton frangin me saute à la gorge si je
ne te ramène pas avant que ton fauteuil ne se transforme en citrouille.
Il reprend ses anciennes habitudes et la pousse jusqu’au porche. Elle lui aurait bien proposé
d’entrer mais elle n’a franchement pas envie qu’il assiste au savon qu’elle va se prendre. D’ailleurs,
quand on parle du loup…
— Putain, A2, mais merde ! hurle Yoan en ouvrant la porte.
— Bon, je pense que je vais… commence Matt.
— Il s’est passé quoi ? lui demande son boss.
— Je pense que le mieux c’est que…
— Toi, dis-moi dans quel état tu l’as trouvée.
Son frère a vraiment le gène « patron », Matthias ne peut que répondre. Quand Yoan donne un
ordre, on ne peut que lui obéir, tout le monde a trop peur des représailles. Ce qui est complètement
con comme réaction car la dernière fois qu’ils se sont affrontés, c’est Matt qui lui en a collé un. Mais
bon, là, il a un peu pitié d’elle. Il doit se douter qu’elle va récolter un tête-à-tête avec son frère.
— Elle m’a appelé cette nuit, répond-il.
— Ça, j’avais saisi, mais tu l’as trouvée où ? Comment ? Avec qui ?
Les questions fusent et Adeline tente une retraite dans la maison.
— Tu bouges pas ! lance Yoan en mettant son pied en travers de son chemin.
Elle soupire bruyamment et Matt a un petit aperçu de ce qu’était leur quotidien quand ils étaient
enfants.
— Elle était bourrée, dans la ruelle à côté du Topaze, je l’ai trouvée seule.
— Tu es blessée ? lui demande-t-il en se tournant vers elle.
Elle secoue négativement la tête.
— Et le type qui t’a laissée comme ça, c’était qui ?
— Je ne te le dirai pas, déclare-t-elle en levant le menton pour signifier qu’elle n’est peut-être
qu’une femme dans un fauteuil, mais qu’elle sait tenir tête à un homme.
— Tu vas devoir me le dire, A2, pas question qu’on laisse un connard de son espèce s’en tirer
après avoir abandonné une…
Il ne termine pas sa phrase et passe la main dans ses cheveux. Elle l’observe un peu plus
attentivement et elle s’en veut. Il n’a sûrement pas fermé l’œil de la nuit, il n’est pas rasé, son teint
est terne et ses cernes témoignent des longues heures qu’il a dû passer cette nuit à s’inquiéter pour
elle. Mais pour rien au monde elle ne dévoilera l’identité de son rendez-vous de la veille. Tout
simplement parce qu’elle a trop honte de leur avouer qu’elle ne sait pas qui il est. Elle l’a croisé au
Topaze où le taxi l’a déposée vers vingt-deux heures. Elle l’a dragué ouvertement, ils ont bu, elle n’a
pas pensé une seule fois à lui demander son nom. Elle ne serait même pas capable de le reconnaître
si elle le croisait dans la rue ! Pitoyable… voilà ce qu’elle est vraiment devenue. Elle ne voulait pas
qu’on la plaigne d’être dans un fauteuil, depuis des années elle se bat pour qu’on la considère comme
une adulte responsable comme les autres. Et voilà qu’elle se positionne elle-même dans une situation
d’insouciance et donc, dans son cas en particulier, de danger.
Elle sent les larmes s’accumuler sous ses paupières mais n’arrive pas à les retenir bien longtemps.
Yoan la regarde et enlève son pied, elle peut aller se cacher dans sa chambre. Elle ne dit pas au
revoir à Matt, elle a vraiment trop honte, de tout. Elle arrive à être assez discrète pour éviter ses
parents, elle aura tout le temps de leur parler ensuite. Dans l’immédiat, elle doit se calmer. Et se
changer. Son linge n’était pas sec et Matt lui a prêté un t-shirt et un pantalon de survêtement, les deux
beaucoup trop grands pour elle. Mais ils ont son odeur. C’est bête, elle a l’impression d’être une
adolescente à nouveau en enfouissant le nez dans sa manche…
Seule, elle ne peut rien faire. Elle réussit tout de même à se hisser dans son lit au prix d’une
violente douleur qui la parcourt de bas en haut de sa colonne vertébrale. Elle réprime le cri qui lui
reste au bord des lèvres, et s’allonge tant bien que mal. Les larmes coulent encore mais ce sont à
présent des larmes de douleur qui se mêlent à celles de honte. Elle veut juste fermer les yeux,
s’endormir, et s’apercevoir que les problèmes sont loin derrière elle quand elle s’éveillera.
***
— Ça fait quatre jours que tu restes enfermée dans ta chambre ! lui crie Yoan à travers la porte.
Tu dois retourner en cours !
— Et toi tu dois arrêter de me traiter comme si j’étais une gamine ! hurle-t-elle en retour.
— Dans ce cas arrête de te comporter comme une merdeuse ! continue-t-il en mettant un coup sur
le mur.
— Fous le camp, je t’ai pas demandé de me surveiller !
— Bon, ça suffit maintenant ! intervient leur mère. Yoan, tu as sûrement du travail, je m’occupe de
ta sœur.
— Je n’ai pas besoin qu’on s’occupe de moi ! proteste-t-elle tout en sachant que c’est faux.
Elle est retombée dans la dépression qui s’était emparée d’elle après l’accident, quand elle avait
appris que des nerfs avaient été irréversiblement touchés et qu’elle ne pourrait plus être autonome.
Elle sait qu’elle ne peut rien faire seule, alors elle laisse sa mère l’aider comme un bébé pour tout ce
à quoi elle ne peut échapper : se laver, s’habiller, aller aux toilettes. Tout ce qui fait la dignité d’un
être humain normalement constitué mais qu’on ne réalise pas tant qu’on ne nous l’enlève pas. Tout le
monde trouve ça normal de se lever, mettre un pied devant l’autre, comme s’il ne pouvait pas en être
autrement. Personne ne met ses vêtements le matin en se disant qu’il a de la chance de pouvoir faire
ça seul, sans assistance. Et quand monsieur et madame tout-le-monde vont aux toilettes, ils ne
connaissent pas la véritable valeur de ce moment de solitude et d’intimité. Ils n’ont pas à subir
l’humiliation, jour après jour, d’être déshabillé comme un enfant. Et encore, elle s’estime heureuse
dans son malheur de ne pas devoir porter des couches, se faire dessus et attendre que quelqu’un
vienne la changer. Elle sait que c’est le cas pour beaucoup de handicapés, alors elle arrive quand
même, à certains moments, à se considérer chanceuse. Mais la brume dans laquelle elle est perdue
depuis le soir où Matt l’a ramassée dans la rue est trop opaque pour que ces instants de lucidité
perdurent.
On tape à sa porte.
— Laissez-moi ! hurle-t-elle par habitude.
Elle est en train de devenir une personne aigrie qui repousse tous ceux qui l’entourent. Tant pis,
c’est mieux pour eux.
— Gwendoline, ma belle…
Matt. Qu’est-ce qu’il fait là ? Elle n’a pas eu de ses nouvelles depuis qu’elle lui a tourné le dos
sans le remercier.
Il ouvre la porte sans attendre son aval et la referme en s’appuyant dessus.
— Alors, il paraît que tu vis recluse maintenant ? lui lance-t-il en souriant.
Elle lui sourit en retour, c’est involontaire mais elle aime toujours autant le voir. Sa fierté lui
rappelle sans cesse la raison pour laquelle ils se connaissent, mais elle ne peut s’empêcher de voir
dans ce sourire toutes les heures qu’ils ont passées à discuter.
Il s’approche d’elle, elle est assise dans un fauteuil, un vrai. Pas son fauteuil roulant qui est rangé
dans un coin de la pièce. Il s’accroupit devant elle, comme il l’a déjà tant fait, s’appuie sur ses
genoux pour se surélever un peu et dépose un baiser sur sa joue.
— Au moins tu te laves, fait-il remarquer en replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille.
— Tu sais bien que je ne peux pas me laver seule, répond-elle en détournant le regard.
Elle a encore honte de tout ce qu’il a dû faire, lui enlever le vomi des cheveux, par exemple.
Pathétique.
— Bon, on va t’habiller parce que tu peux pas sortir dans cette tenue. En tout cas, moi je ne vais
nulle part avec toi, sérieusement… Lydia, un pyjama en pilou rose avec des petits nœuds jaunes ?
Elle rit, c’est vrai qu’elle ne fait aucun effort.
— Je ne sors pas, je ne sors plus… je n’en ai pas envie et…
Avant qu’elle puisse continuer à protester, il l’attrape et l’allonge sur le lit.
— Hey ! Ce n’est pas parce que je suis handicapée que tu dois… commence-t-elle mais ses
paroles se perdent dans le vide.
Matt se poste devant son armoire.
— Bon, j’ai toujours été nul pour comprendre le goût des femmes donc je vais improviser si tu ne
m’aiguilles pas. Pour information, il fait frais mais pas froid. Sauf que toi, vu que tu restes tout le
temps assise sans bouger, faut plus te couvrir.
Elle l’écoute réfléchir à haute voix et l’observe sortir un jean, un t-shirt à manches longues, un
pull… il ne se débrouille pas trop mal… Ceci dit, avec un jean, il n’a pas trop pris de risques. Mais
pourquoi réagit-elle comme si la situation était normale ?
— Qu’est-ce que tu fais là, Matt ?
— Je t’emmène prendre l’air, tu vas finir par puer le renfermé…
— C’est mon frère qui t’a demandé de venir ?
Pas de réponse.
— Il t’a bien payé cette fois, j’espère ?
Aïe. Elle vient de lui expédier un coup bas. Elle regrette ses paroles aussitôt qu’elle les prononce.
Matt lâche tous les vêtements par terre et revient vers elle. Il s’allonge à ses côtés et la prend dans
ses bras.
— Ok, tu m’en veux, je le comprends, c’est normal. Mais ne me repousse pas, d’accord ? Ne me
repousse plus. Yoan m’a appelé, oui, mais je ne savais pas si tu voulais encore me voir, c’est pour ça
que je ne suis pas venu avant.
Il lui caresse la joue tendrement en lui parlant. Elle est allongée sur le dos, elle ne le voit pas mais
elle veut le voir. Elle s’appuie un peu sur son bras, grimace quand la douleur aiguë lui transperce les
reins et aussitôt il l’aide.
— Je ne veux pas de ta pitié, lui lance-t-elle en pouvant enfin le regarder dans les yeux.
— Je n’ai aucune pitié pour toi, juste…
Il soupire et ferme les yeux. Il la serre dans ses bras et lui murmure à l’oreille :
— Laisse-moi faire partie de ta vie, Adeline.
Ces idiotes de larmes reviennent à nouveau. Elle est bien incapable de les retenir, alors elle fait
comme elle a toujours fait avec lui : elle ne joue pas la comédie et elle se laisse aller.
Elle ne sait pas combien de temps ils sont restés l’un contre l’autre, elle à pleurer dans son t-shirt
à présent trempé, lui à lui caresser doucement le dos et à lui susurrer les mêmes paroles de réconfort
qu’il a toujours prononcées pour elle. Elle finit par s’endormir.
Lui aussi car, quand elle ouvre les yeux, il respire paisiblement, la tenant toujours étroitement
contre lui. C’est là qu’elle décide de ne plus se fermer à lui. Il lui fait trop de bien pour qu’elle se
paye le luxe de le repousser indéfiniment.
Elle regarde l’heure sur son horloge, sa mère doit être à son club de patchwork, son père en
profite pour boire une bière avec les autres maris… Elle caresse la joue de Matt pour le réveiller
doucement. Il sourit, comme toujours, et ouvre les yeux paresseusement.
— Hey… murmure-t-il.
— Hey…
Elle l’embrasse et il répond aussitôt à son baiser. Leurs lèvres s’entrouvrent et elle glisse sa
langue contre la sienne. Ils se rapprochent et elle sent son érection. Elle ne cherche pas à savoir si
c’est celle mécanique du réveil ou si c’est juste le désir qui la lui provoque. Elle veut profiter de
l’instant présent, rien de plus. Il passe la main sous son pyjama et retrouve instantanément le chemin
de ses seins, comme s’il ne s’était pas passé des semaines, des mois, depuis la dernière fois qu’ils
ont fait l’amour.
Il lui en caresse la pointe durcie et elle gémit, le son se perdant dans la bouche de son amant.
Il se redresse, l’allonge sur le dos, et la déshabille lentement, tout en déposant de petits baisers
partout sur sa peau. Elle frémit de plaisir et ses seins sont presque douloureux tant ses tétons
réagissent à ce contact sensuel. Il la soulage en emprisonnant l’un d’eux entre ses lèvres et le
mordillant délicatement tout en caressant l’autre. Elle se tortille un peu sous lui et il termine de lui
ôter tous ses vêtements.
À son tour, il se dévêtit, la laissant faire le peu qui est à sa portée : soulever son t-shirt, dégrafer
sa ceinture…
Quand ils sont enfin nus tous les deux, elle savoure le peau à peau qu’il lui offre en s’allongeant
au-dessus d’elle. Il l’embrasse encore, elle ne se lasse pas de le retrouver. Elle oublie ses soirées de
débauche, elle oublie son mal-être, elle oublie tout… sauf lui. Elle puise son oxygène dans ses
baisers, la force de continuer dans ses caresses, l’espoir dans ses regards.
— Tu as des préservatifs ? lui demande-t-il en se reculant un peu.
Elle refoule le sentiment de frustration créé par le vide qu’elle ressent quand il s’éloigne en
chercher dans son sac à main. Mais il revient rapidement et ses doigts s’immiscent entre ses cuisses.
Il sait exactement où et comment la toucher pour qu’elle monte en une étincelle au septième ciel. Il la
regarde jouir avec dans les yeux l’admiration qu’elle a tellement adoré y voir aux débuts de leur
relation. C’est comme si ces dernières semaines n’étaient qu’une parenthèse cauchemardesque
qu’elle pouvait à présent refermer.
Il la pénètre enfin, lentement, il prend tout son temps et ils ne rompent jamais le contact visuel.
Elle pose les mains sur son torse et elle veut plus, elle le veut plus.
— Plus fort… murmure-t-elle.
Il se redresse, lui écarte délicatement les jambes et s’avance en elle jusqu’à ce que leurs hanches
entravent sa progression. Elle crie, il gémit et il la prend plus fort, plus vite jusqu’à ce que la
jouissance finisse par les emporter tous les deux.
Il se rallonge ensuite à côté d’elle.
— Tourne-moi, je veux te voir, lui demande-t-elle.
Il retrouve ses mouvements précautionneux et elle lui fait face.
— Ne me quitte plus, l’implore-t-il entre deux baisers.
Elle ne répond pas, elle sourit. Elle est entière à nouveau, il est sa béquille physique et mentale et
elle n’imagine pas comment elle pourrait encore survivre à une séparation.
***
— Lorie, j’ai trouvé un endroit parfait pour le pique-nique ! lui lance Matt avec son enthousiasme
habituel.
— Il pleut, fait-elle remarquer en indiquant la fenêtre.
— Justement ! Allez, on n’est pas sortis de la semaine, j’étouffe ! se plaint-il en se levant pour
aider sa mère à installer le petit-déjeuner.
Depuis maintenant trois mois, Matt a presque élu domicile chez eux. Il dort souvent avec elle. Il a
intégré la famille si naturellement qu’Adeline a du mal à se souvenir du quotidien avant lui.
Même Yoan arrive à se montrer correct avec Matthias, malgré l’évidente aversion qu’il manifeste
à l’idée que sa sœur couche avec l’un de ses employés. Mais elle sait que son frère garde un œil sur
son petit ami, Matt n’arrête pas de lui en parler en se moquant de lui. L’autre soir, ils lisaient, comme
souvent, et Yoan est venu taper à la porte de sa chambre.
— Matt, il faut qu’on parle, avait-il déclaré solennellement.
— Tu peux me parler devant ta sœur, avait simplement répondu l’intéressé.
— J’ai vu cette nympho te peloter hier soir ! s’était emporté son frère.
— Je suis au courant, frangin, tu devrais te détendre, c’est son boulot et c’est pas en jouant les
vierges effarouchées qu’il va rafler des pourboires, était-elle intervenue.
Matthias lui disait tout sur son boulot, elle avait accepté depuis longtemps cette partie de sa vie.
Elle n’appréciait pas que des femmes tripotent son mec, mais elle savait qu’il n’y prenait plus de
plaisir et elle avait à présent une totale confiance en lui. Après tout ce qu’il avait fait pour elle, elle
ne voyait pas comment il pourrait la trahir à nouveau.
— Bon allez, habille-toi ! Qu’on y soit avant qu’on nous pique la place ! déclare Matt en la
prenant dans ses bras et la portant dans la chambre.
Elle utilise de moins en moins son fauteuil depuis qu’il fait partie de sa vie. Elle avait protesté au
début, mais il lui avait assuré que ça l’aidait à entretenir « son corps de rêve ». Alors il la porte
toujours d’une pièce à l’autre. Pas comme un bébé, non, plutôt comme une jeune mariée. La pensée
est stupide, elle le sait bien, mais ça lui fait plaisir de s’imaginer comme ça plutôt que comme un
poids inutile.
Pendant qu’il l’habille, elle essaie d’arrêter les idées noires. Elle est heureuse, vraiment ! Mais
une part d’elle n’arrive pas à s’extraire de la dépression. Elle n’en parle qu’avec Matt. Les autres
s’inquièteraient trop. Ce n’est pas que lui s’en fiche, mais il ne se met pas immédiatement à paniquer
et à joindre tous les spécialistes du pays pour avoir des informations.
— Dis, tu veux pas m’aider un peu, Stéphanie ?
Elle relève la tête et il attend devant elle avec son t-shirt prêt à lui être enfilé. Elle positionne ses
bras pour qu’il puisse l’habiller.
— Ça va pas ? Tu veux qu’on reste ici à bouquiner ?
— Non, c’est ta seule journée de libre dans la semaine, on ne va pas la gâcher à broyer du noir
dans ma chambre, répond-elle.
— Tu broies du noir ? demande-t-il en lui mettant son pantalon.
— Tu sais bien, des hauts, des bas…
— Et là tu es en bas ?
— Mais ça va, je t’assure, sortons !
— Ok !
C’est ça qui est bien avec lui, il ne va pas s’appesantir et l’assaillir de questions. Il la traite
comme une personne normale, elle ne pourra jamais assez le remercier pour ça.
— Bon, on y va ! Je suis sûr que ta mère nous a encore préparé un panier gargantuesque.
— Et je suis sûre que tu en es ravi, morfale comme tu es ! le taquine-t-elle.
Les parents de Matt sont revenus et ils passent les voir régulièrement. Mais il a pris ses habitudes
chez elle et il adore la cuisine de sa mère.
***
Il se gare devant un kiosque. La pluie tombe en un léger rideau, il ne fait pas froid, c’est le
printemps. Et Matt n’a jamais dérogé à leur nouveau rituel du pique-nique du jeudi.
— Bouge pas, je vais tout installer.
Il sait très bien qu’elle ne risque pas de bouger et d’aller faire un tour sans son aide, mais il ne se
prend pas la tête et reste naturel. Elle l’observe sortir la couverture, le panier, et le parapluie. Bien
sûr, les lieux sont déserts. Qui viendrait se promener dans un parc, même en possédant un kiosque
couvert, un jour pareil ? Il revient rapidement la chercher. Il coince le parapluie sous son bras et la
soulève avant de fermer la portière du pied. Elle ouvre et tient leur protection de toile durant le court
chemin. Chacun sa mission.
Il l’assoit sur la couverture, contre la rambarde, et la cale avec des coussins qu’elle ne l’avait pas
vu prendre. Et il sort tout ce que sa mère a préparé.
— J’ai vu des élèves de ta section hier, au fait. Ils demandent tous de tes nouvelles, tu sais.
— C’est gentil, mais je ne me sens pas prête à y retourner.
— Je sais, je dis juste que ton absence est remarquée.
— Merci, ça fait plaisir.
— J’ai reçu de la documentation aussi.
— À quel sujet ?
Il interrompt ses préparatifs et vient se blottir contre elle.
— Tu ne te fâches pas, promis ?
Pas bon signe. Mais elle opine pour qu’il continue.
— Je sais que tu n’es pas comblée, et je sais que je ne pourrai pas t’aider à être heureuse,
totalement heureuse. Attends, ajoute-t-il quand elle s’apprête à lui couper la parole, laisse-moi t’en
parler et tu sais que je ne te force à rien, c’est toi qui décides.
Elle lui fait signe de continuer.
— Il y a ce centre en Suisse, ils prennent psychologiquement en charge les personnes qui se
retrouvent handicapées physiques, comme toi. C’est une cure, tu es suivie par un psychologue, les
rééducateurs, il y a des thérapies de groupe et…
— Tu veux que je m’en aille ? s’étonne-t-elle.
— Je veux que tu te sentes mieux. Ta mère m’a dit que tu n’as jamais donné suite aux séances psy
après l’accident. Je pense que ça pourrait te faire du bien.
— En Suisse ? Loin de toi ? Tu en as marre, c’est ça ?
— Adeline, fais pas chier, ok, le numéro du boulet tu le sors à d’autres, pas à moi, s’impatiente-til.
— C’est toi qui me fais passer pour un poids mort en voulant m’envoyer dans un autre pays !
Combien de temps dure la cure ? le provoque-t-elle.
— Six mois, plus si besoin.
— Mais merde ! J’ai pas envie de partir pendant tout ce temps !
— Tu sais ce qu’on va faire ? Je vais te laisser la doc et tu liras tout tranquillement. On en
reparlera ensuite, d’accord ?
Il l’embrasse sur la joue et retourne au pique-nique comme si de rien n’était. Mais elle reste avec
un goût amer en bouche, quoi qu’elle mange. Il veut vraiment se débarrasser d’elle, pourquoi lui
suggèrerait-il de partir comme ça, si longtemps sinon ? Elle n’arrive plus à profiter du moment, elle
se renferme, et Matt fait comme si de rien n’était. Elle lui en veut de vouloir l’envoyer dans ce centre.
Elle va bien, elle a des jours plus difficiles que d’autres, mais elle va bien. Elle est la mieux placée
pour le savoir, non ? Sans réfléchir, elle se met à chanter doucement en regardant ailleurs :
— They tried to make me go to rehab, I said, “No, no, no”[5]
Matt se rapproche et essuie une larme sur sa joue. Foutues larmes, toujours là au bon moment ! Il
la prend dans ses bras et la berce pendant qu’elle fredonne. Il est le seul à vraiment réussir à la
calmer quand elle part en vrille.
Il lui arrive de faire des crises d’angoisse assez impressionnantes. Elle a tous les symptômes qui
lui donnent l’impression qu’elle va mourir. Elle ressent le besoin de marcher, c’est impérieux, ça
s’impose à elle et elle doit gérer, en plus de la crise, cette frustration de ne pouvoir assouvir cette
pulsion. Seul Matt est au courant de ces épisodes qu’elle traverse régulièrement, elle lui a fait
promettre de garder le silence à ce sujet. Sa famille s’inquiète déjà assez comme ça pour elle, inutile
d’en rajouter. Quand ça lui arrive et qu’il est avec elle, il se contente de la prendre dans ses bras et
de lui parler jusqu’à ce qu’elle s’apaise. Parfois, elle est seule, et ces moments sont les plus
difficiles à gérer. Elle les avait déjà vécus après l’accident, mais ces dernières semaines, ils
s’intensifient. Ils se rapprochent, durent plus longtemps, elle croit devenir folle, ne rationnalise plus
rien, perd pied et souhaite mourir juste pour en finir avec cette sensation d’étouffer, de ne plus
pouvoir respirer. La tachycardie, les sueurs, tout ça : c’est trop. Elle sait qu’il a raison, qu’elle a
besoin d’aide. Mais elle a tellement peur de partir loin de lui, il ne l’attendra pas, il se lassera de
l’infirme…
***
Huit mois plus tard
— Adeline, tu voulais prendre la parole, il me semble ?
Elle s’avance un peu pour sortir du cercle formé par les fauteuils roulants des participants à la
séance de ce matin.
— Je sais que je n’ai pas toujours été très coopérative mais je voudrais dire que j’ai l’impression
d’avoir beaucoup appris parmi vous.
En réalité, ce n’est pas son idée de s’exprimer comme ça devant tout le monde. Mais leur
psychologue lui a demandé de le faire car elle se sent effectivement beaucoup mieux que lors de son
arrivée, six mois plus tôt. Elle ne déprime plus, bien sûr elle est sous antidépresseurs mais elle
réussit enfin à les voir comme un support qui va l’aider à sortir entièrement de la dépression. Elle a
vu ici des personnes tellement plus malheureuses et qui avaient également bien plus de raison de
l’être qu’elle réussit à relativiser.
Elle fait son petit discours pour motiver les nouveaux arrivants. Elle part cet après-midi. Six longs
mois, une demi-année sans voir personne de sa famille, sans le voir lui. Et elle se sent
incroyablement détendue à l’idée de les retrouver. Elle a perdu un an d’études, c’est certain, mais
elle a tant gagné en contrepartie qu’elle ne regrette pas une seconde cet isolement forcé de ses
proches.
Après la séance, elle retourne dans sa chambre rassembler les quelques affaires qu’elle n’a pas
encore emballées. On frappe à la porte.
— Entrez ! lance-t-elle sans s’interrompre.
— Salut, Éloïse…
Le temps de se retourner et il est déjà à genoux devant elle. Il lui sourit et l’embrasse.
— Qu’est-ce que tu fais là ? lui demande-t-elle quand il la laisse respirer.
— Cache ta joie ! la taquine-t-il.
— Je suis contente de te voir mais je pensais que mes parents venaient me chercher en fin d’aprèsmidi.
— C’est ce qu’on voulait que tu croies. Viens là, j’ai besoin de toi, tu m’as manqué…
Il la soulève dans ses bras comme avant et s’assoit sur le lit en la prenant sur ses genoux. Elle
pose la tête sur son épaule et soupire.
— Toi aussi, tu m’as manqué…
— J’espère bien !
— Tu as…
— Ne recommence pas avec ça ! s’énerve-t-il.
Avant son départ, elle lui avait demandé de reprendre sa vie de célibataire, elle ne voulait pas
qu’il l’attende, elle ne savait pas dans quel état elle serait à son retour. Elle était partie le cœur
saturé de colère et de ressentiments envers tous ceux qui l’avaient poussée à faire cette cure. À
présent, tout ça est loin derrière elle, elle en a fait du chemin depuis… Mais elle lui avait dit de ne
pas l’attendre.
Elle sent son érection sous ses fesses et sourit.
— Cette porte ferme-t-elle à clef ? demande-t-il en passant la main sous son t-shirt.
— On peut la verrouiller…
— Bien, parce que ça fait six mois que je dois me contenter de ma main droite et j’en peux
vraiment plus…
Elle éclate de rire car elle est exactement dans la même situation.
***
— Pourquoi tu souris bêtement ? lui demande-t-elle alors qu’il arrive à table.
Il l’embrasse et salue ses parents.
— Alors ? insiste-t-elle.
— J’ai validé toutes mes UV[6] ! annonce-t-il enfin.
Des cris de joie fusent autour de lui et elle regrette de ne pouvoir lui sauter dans les bras. Mais
comme il anticipe toujours tout, il la soulève et lui fait faire un tour avant de l’embrasser.
— Je savais que tu y arriverais… murmure-t-elle à son oreille.
— Je veux fêter ça dignement, samedi soir, on ira au Topaze.
— Je ne sais pas si…
Elle ne peut protester plus longtemps car sa mère les rappelle à l’ordre pour venir déjeuner.
Elle n’est plus allée dans cette boîte depuis l’incident de la ruelle. Est-ce qu’elle aura vraiment la
force d’affronter les regards qui la reconnaîtront sûrement ? Sa période de débauche remonte à
quelques mois, mais on n’oublie pas la traînée en fauteuil roulant…
Le samedi soir arrive trop vite à son goût. Elle n’a pas réussi à dire non, Matt semble tellement
heureux à l’idée de passer la soirée avec ses amis qu’elle ne veut pas le décevoir.
— Tu devrais mettre ta petite robe noire, propose-t-il alors qu’il est planté devant l’armoire et
qu’elle attend, allongée en sous-vêtements sur le lit.
— Non, je crois qu’un jean…
— Sérieusement, j’aime quand tu mets cette robe, insiste-t-il.
— La dernière fois…
— Je me souviens de la dernière fois que tu la portais, et j’aimerais vraiment que ce soir tu la
mettes pour moi.
Il la rejoint et s’allonge au-dessus d’elle.
— Et si tu fais ça pour moi, en rentrant on va chez moi et je fais un show juste pour toi avec le
nouveau costume.
— Quel nouveau costume ? demande-t-elle, mordant un peu trop facilement à l’hameçon.
— Ah… ça, ma petite demoiselle, si tu veux le savoir, il faudra donner de ta personne et mettre ce
joli bout de tissu noir… répond-il en brandissant la robe.
— Tu fais du chantage à une handicapée, tu en as conscience ? tente-t-elle de le faire fléchir au
nom de l’éthique.
— Mais certainement ! Et si je vois que ça fonctionne, attends-toi à ce que je continue et que la
mise augmente !
Il lui passe la robe en souriant et rien que pour ça, elle est contente de lui faire plaisir. Mais il va
falloir qu’elle prenne sur elle pour affronter les regards, elle est persuadée que tous les habitués se
souviendront d’elle.
— Ok, si tu fais cette tronche toute la soirée, on va peut-être ajouter une cagoule à ta tenue…
— Toujours le mot pour flatter les dames, toi !
Il l’assoit contre les oreillers et se place à cheval sur elle, les mains contre le mur, entourant son
visage.
— On y va, lâche le morceau.
— Quoi ? fait-elle mine de ne pas comprendre.
— Tu meurs d’envie de rester ici, et tu sais quoi, je ne vais pas te forcer à venir. Mais moi, j’y
vais, avec ou sans toi. Parce qu’il n’est pas question que je me cloître ici sans raison valable. Donc
tu vas me dire ce qui t’ennuie, on va résoudre le problème ensemble parce que je ne veux plus voir
cette tête d’enterrement. On est d’accord ?
Il n’est pas vraiment menaçant, mais elle aime bien le voir prendre les commandes comme ça.
Alors elle lui fait part de ses doutes et surtout de ses craintes.
— Tu veux déménager ? lui lance-t-il quand elle termine son exposé.
— Pardon ?
— Tu ne veux plus aller au Topaze parce qu’on risque de te reconnaître. Mais tu as quand même
bien conscience que les clients de cette boîte sont disséminés un peu partout dans la ville, et c’est une
petite ville. Donc, si on suit ta logique, on ne sort plus ou alors, on déménage.
— Pourquoi « on » ?
— Parce que si tu pars, je pars, déclare-t-il sans plus aucune once d’humour dans le regard.
— Mais je ne veux pas partir ! se hâte-t-elle de répondre.
— Super ! Alors on y va, on est déjà à la bourre !
Mince alors, il l’a bien eue, elle ne l’a pas vu venir ce coup-là !
Elle décide de lui faire confiance et se dit que c’est une nouvelle épreuve. Si elle la relève, elle
sera plus forte. Oui, de temps en temps elle se ressort des petites phrases préfabriquées du centre de
rééducation, c’est cliché mais on s’y habitue. Et elle se jette dans l’arène avec Matt en guise de garde
du corps.
Elle rencontre enfin Dante et Benj dont Matthias lui a tant parlé. Yoan aussi est là et il s’assoit
d’office à côté d’elle. Entourée de ses deux sauveurs, elle sait qu’elle n’a rien à craindre.
Lola, la petite amie de Dante, demande à Matt d’aller lui chercher à boire et profite de son
absence pour prendre sa place.
— Sérieusement, ce mec est collé à toi comme une moule à son rocher ! J’ai cru que je ne pourrais
jamais discuter avec la fameuse Adeline !
La « fameuse », ça ne lui dit rien qui vaille. Lola doit voir l’inquiétude sur son visage car elle
ajoute précipitamment :
— Il parle sans arrêt de toi, c’est ce que je voulais dire, rien à voir avec ton fauteuil…
— Il parle de moi ?
Voilà qui est intéressant… Et avec tout ce que lui raconte Lola, elle sait qu’elle est tombée sur la
bonne personne pour en apprendre plus sur les amis de Matt et ce dernier en particulier. Elle le
connaît par cœur dans l’intimité et le quotidien qu’ils partagent depuis des mois maintenant. Mais le
Matt qui fait partie des Golden Boys lui est relativement étranger.
Quand il revient avec les verres, il fait signe à Lola de lui rendre sa place, mais elle fait comme si
elle n’avait rien vu. Cette fille lui plaît vraiment. Elle ne lui dit pas textuellement « je suis sûre que
nous allons être amies », ce qui aurait été sacrément cul-cul, il faut le dire. Mais elles ne se lâchent
pas de la soirée et Adeline n’en revient pas du naturel avec lequel Lola se comporte à son égard. Elle
l’a même aidée à se redresser à un moment où elle avait un peu glissé (à cause des collants),
devançant de peu Yoan et Matt qui étaient sur le point de se précipiter.
— C’est bon, la testostérone, on gère, avait lancé Lola.
Bref, elle passe une excellente soirée et elle remarque les nombreux regards que son petit ami lui
lance, d’abord inquiet puis soulagé. La vie ne lui a pas fait de cadeau, elle en a bien conscience, mais
elle a vu bien pire qu’elle au centre et elle savoure cet instant, décidant que le premier jour du reste
de sa vie, c’est maintenant.
Épilogue
Elle est assise sur le lit de Matt, il est parti se changer. Elle espère qu’il ne croisera pas sa mère,
elle sait très bien ce que son fils fait comme travail mais quand même… sa mère quoi…
Quand il revient, elle reste un moment la bouche ouverte puis éclate de rire !
— La ville est trop petite pour toi et moi, cowboy, finit-elle par lui lancer alors qu’il attend, les
bras croisés, qu’elle cesse de rire.
— Attends un peu d’entendre la musique que ton frangin a choisie, là tu vas pouvoir te marrer
comme il faut…
Il allume la chaîne et elle manque effectivement de s’étouffer quand les premières notes de Cotton
Eye Joe résonnent dans la chambre. Mais lorsque Matt se met à danser, c’est une toute autre envie
que celle de rire qui s’empare d’elle. Il est vraiment fait pour ça, ses mouvements sont souples et on
dirait que son corps vibre naturellement au son de la musique, aussi saugrenue soit-elle.
— Alors, mam’selle, je vous fais faire un petit tour sur mon cheval ?
— Tu m’as parlé d’une « intégrale », Jolly Jumper… lui rappelle-t-elle sa promesse susurrée dans
la voiture, au retour, tant il était heureux de l’avoir vue passer une bonne soirée.
Il enlève chacun de ses accessoires, lentement, un par un, ses gestes experts ajoutant de la grâce à
la scène même quand il retire ses bottes… des éperons ! Elles ont de vrais éperons ! Son frère est
vraiment dingue… Mais le clou du spectacle, c’est quand il enlève d’un coup le pantalon qui ne tenait
que par des velcros sur le côté. Là, elle est obligée de rire.
— Un slip turquoise ? Pour un cowboy ? réussit-elle à dire entre deux hoquets.
Il s’assoit sur ses cuisses et entame la lap-dance qu’elle a également réussi à lui extorquer.
— Non, ton frère en a prévu un marron, mais j’avais encore envie d’entendre ton rire…
[1] Jeu du Sirop de Perceval dans la série Kaamelott, où les règles sont incompréhensibles. Les
emplois du temps sont souvent tellement saugrenus qu’ils évoquent à l’auteure une partie de sirop.
[2] Souvenez-vous que c’était déjà le cas dans Feeling Good. L’auteure pourrait quand même se
renouveler de temps à autre !
[3] Et dans les livres érotiques, bien sûr !
[4] Les lecteurs de Feeling Good reconnaîtront probablement cette ruelle qui en raconterait des
choses, si elle pouvait parler…
[5] Rehab de Amy Winehouse. Traduction : Ils voulaient m’envoyer en désintox mais j’ai dit
‘non, non, non’.
[6] Unités de Valeur qui représentent chaque matière à passer en examen à la fac.
Couverture réalisée par Jaja’s Team
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N° éditeur : 917089-36540
dépôt légal : décembre 2013
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