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Matt Golden Boys 2.2 De Fleur Hana Tous droits réservés, y compris droit de reproduction totale ou partielle, sous toutes formes. ©2013Les Editions Sharon Kena www.leseditionssharonkena.com ISBN : 978-2-36540-451-8 Acte III : Lui — Le diplôme, le relevé de notes, le justificatif de domicile… Tout y est ! Le semestre a démarré depuis deux mois, vous allez devoir rattraper les cours et travaux déjà remis aux enseignants. Je vous conseille de vous mettre en contact avec un élève de votre licence qui pourra vous aider. Voici votre emploi du temps, la liste des livres à acquérir, votre carte étudiant, le plan de l’université et l’agenda offert par la mutuelle. Matt rassemble toute cette paperasse et remercie la secrétaire. Bon. Ça y est. Il est dedans jusqu’au cou, impossible de reculer maintenant, pas avec ce que l’inscription lui a coûté, question de principe ! Il fourre le tout dans son sac à dos, relique retrouvée au fond du grenier, et consulte son planning. Encore une fois, il a l’impression que les responsables ont joué au jeu du sirop[1] pour déterminer les horaires. Il sort du bureau, concentré sur sa feuille, quand il sent un obstacle. Il lève les yeux de son papier et se demande si le destin ne se fout pas un peu de lui parfois… Il ne dit rien, elle le regarde comme si elle ne le connaissait pas. Elle fait marche arrière avec son fauteuil et repart. Il reste comme un con à faire turbiner son cerveau pour trouver quelque chose à lui dire mais le temps de sortir de sa léthargie, elle n’est plus visible. Plus d’un mois sans avoir de ses nouvelles, et voilà. La seule réaction qu’il a été fichu d’avoir c’est ça. Il sort de la fac, il doit aller acheter une liste de livres longue comme le bras. Heureusement qu’il a fait de bons pourboires ces dernières semaines. Ils ont réussi à trouver un commun accord avec Yoan : la politique de l’autruche. Le boss a besoin de lui pour assurer les shows et Matthias a besoin de ce boulot pour vivre. Ils n’ont jamais reparlé du coup de poing que Matt a mis à son patron le jour de l’altercation. Ils n’ont pas non plus parlé des détails de sa relation avec Adeline. Ils font comme si toute cette histoire n’avait pas eu lieu. Même Benjamin et Dante ne sont pas au courant de cette issue et ignorent tout du fait que c’est Yoan qui avait engagé Matt pour draguer sa sœur. C’est mieux ainsi, de toute façon il n’y a rien à ajouter. Elle l’a dégagé de sa vie, il l’a mérité. Point. Il se doutait bien qu’il la croiserait tôt ou tard ici, l’université regroupe les sections droit, langues, lettres et histoire, donc c’était assez inévitable. Ça lui fait drôle d’ailleurs de se retrouver à vingt-six ans en première année avec des jeunes qui ont presque dix ans de moins que lui. Il regarde encore la répartition de ses CM et TD, son prochain cours aura lieu le lendemain à huit heures. Il a un anniversaire en kilt ce soir, il risque de ne pas être frais. C’est pas grave, il a pris sa décision, maintenant faut assumer ! Le plus dur ne va pas être de tenir le coup physiquement, mais plutôt de faire comme elle et de prétendre qu’elle n’existe pas. Dur. Il se rend à la librairie du coin, la seule qu’il connaisse et puis il avait bien aimé Laurianne alors c’est l’occasion de la revoir. — Bonjour, jeune homme, lui lance-t-elle à peine a-t-il franchi la porte. Avez-vous apprécié Des fleurs pour Algernon ? — Bonjour, Madame, vous avez une bonne mémoire ! Il s’approche du comptoir et pose son sac au sol. — J’ai beaucoup aimé ma lecture, merci. Il a un peu de mal à en parler. La dernière fois qu’il discutait de ce livre, c’était avec Adeline et c’était le jour où ils ont couché ensemble pour la première fois. Un souvenir qui pourrait être agréable s’il n’était pas entaché par les événements plus récents. Mais la libraire n’insiste pas et il lui tend sa feuille. — Il me faudrait tous ces ouvrages, s’il vous plaît. — Oh, mais je reconnais la liste de première année de licence de lettres modernes ! Vous n’êtes pas en avance ! — Je sais, c’est pour ça qu’il me les faudrait au plus vite, si c’est possible. — Il vous les faut tous ? demande-t-elle sans cacher sa surprise. — Eh bien… oui… ça pose un problème ? — Non, bien sûr que non, mais d’ordinaire les étudiants me signalent ceux qu’ils possèdent déjà. — Je préfère repartir sur du neuf, lance-t-il enthousiaste. Et puis mes éditions sont tellement anciennes qu’elles ne correspondraient pas à celles demandées. Il sort de la librairie, délesté de plus de deux cents euros, un gros sac de livres en main et un bon pour venir récupérer ceux qu’il a fallu commander. Il regarde l’heure. C’est devenu un réflexe : il connaît à présent son emploi du temps par cœur et vérifie toujours pour savoir où elle se trouve. Il n’est plus venu la voir au café ou au refuge. Elle a été très claire : elle ne veut pas de lui dans sa vie. Et il la comprend, il n’a vraiment pas assuré avec cette histoire. Mais qu’était-il supposé faire quand il s’est aperçu qu’il développait des sentiments pour elle ? Il aurait dû lui dire « Hey, au fait, au début je t’ai draguée parce qu’on me payait pour ça, mais maintenant je le fais gratuitement ! ». Elle l’aurait envoyé balader. Il rentre chez lui se reposer un peu avant la soirée qui l’attend. Le boulot est vraiment devenu chiant depuis que Yoan a décidé de ne pas chercher quelqu’un d’autre et d’être le troisième Golden Boy permanent… surtout depuis qu’ils ne s’adressent plus la parole. *** Matt passe prendre Benjamin chez lui, le boss arrive toujours de son côté. Ils se garent devant l’adresse communiquée. — Allez, c’est parti pour la jupe ! soupire Benj. — Reconnais qu’on se fait un max de pourboires grâce à l’idée de génie de Lola… lance Matt en passant à l’arrière pour se changer. Depuis qu’ils ont subi un contrôle d’identité quelques mois auparavant en étant fringués en flics, ils ont pris l’habitude de ne se mettre en tenue qu’une fois sur place. Ça demande quelques contorsions, surtout quand, comme ce soir, la fête a lieu dans une villa et qu’il ne leur reste que la voiture en guise de loges. Yoan arrive quand ils terminent juste de s’habiller. Il est déjà en kilt. Ils se rejoignent tous les trois devant le portail et le malaise s’installe entre eux, comme depuis quelques semaines. Benjamin a essayé d’en parler avec Matt, mais celui-ci est resté fermé. Pas question de le mêler à cette histoire qui est déjà assez tordue comme ça. Les filles hurlent, glissent des billets dans leur sporran (ça y est, ils ont imprimé le nom de cette pochette), la routine… Matt n’y prend plus aucun plaisir, c’est devenu un peu comme à l’usine. Il fait ce qu’on attend de lui, et il le fait bien, mais il a perdu la petite étincelle qui faisait que son boulot le motivait vraiment. Danser, il adore ça. Se déshabiller devant des nanas en furie, pourquoi pas, mais ça n’a jamais été ce qui le poussait à continuer. Et maintenant, il a même du mal à apprécier ce qui le stimulait avant. Quand ils partent, il sait que Benj va revenir car il l’a vu laisser tomber quelque chose. Comme depuis quelque temps, il ne reviendra pas avec lui. Benjamin se débrouille toujours soit pour passer la nuit sur place, soit pour se faire ramener. Alors Matt rentre chez lui. Au lieu de se coucher, sachant pourtant l’heure matinale à laquelle il va devoir se lever le lendemain, il va au salon. Ses parents sont partis deux semaines chez une vieille tante qui menace de casser sa pipe du jour au lendemain. Il a la maison pour lui tout seul. S’il avait dix ans de moins, ça le réjouirait, mais là… Il en profite juste pour aller se servir une bière et se caler devant un programme débile à la télé, auquel il coupe le son et qui ne fait office que de compagnie. C’est comme ça qu’il arrive petit à petit à ne plus trop penser à elle. Ce soir, c’est plus difficile. Depuis qu’il l’a croisée à la fac, il focalise là-dessus. Elle semblait fatiguée, elle avait son chignon bien serré, son petit tailleur pantalon parfaitement repassé, mais ses yeux… Son regard, qui aurait été pétillant ou agressif avant, ne trahissait à présent plus rien. Il soupire. Elle s’est éteinte, et c’est par sa faute. Celle de son frère aussi, bien sûr. Il n’a pas l’intention de prendre toute la responsabilité. Trois bières plus tard, il commence à être assez rond, surtout qu’il avait commencé à boire chez la cliente. C’est là qu’il décide de faire n’importe quoi, enfin, de l’appeler, ce qui revient au même. Il est deux heures du matin, elle dort sûrement, mais ce n’est pas grave. De toute façon elle le filtre, alors… elle fera comme d’habitude, ne répondra pas et il raccrochera avant de laisser un message. Ou pas. La messagerie s’enclenche après de longues sonneries, et il ne coupe pas la communication comme il l’a fait les premiers jours qui ont suivi le « drame ». — Je sais que tu ne veux plus me parler, mais je pense que j’ai le droit de m’expliquer… Sa voix est traînante, n’importe qui entendrait qu’il a picolé. — Je veux bien reconnaître que j’ai merdé, mais ton frère ne vaut pas mieux, c’était son idée. Et pour ma défense, une semaine après t’avoir rencontrée, je lui ai dit que j’arrêtais ! Je ne voulais plus que ce soit un boulot. Je ne savais pas que c’était lui qui… c’est ton frère, bordel ! Mon patron est ton frère ! J’en avais aucune putain d’idée ! Je crois que je vais vomir… Y’avait du punch à la soirée et franchement, il était dégueulasse… J’aurais jamais dû mélanger avec la bière… Attends, je me lève… Oh, putain, j’ai la tête qui tourne… On dirait une nana qui ne picole jamais ! Tu vois ce que tu me fais ? T’étais vraiment obligée de m’ignorer aujourd’hui quand on s’est vus ? Tu vas faire ça à chaque fois ? Parce que… merde… tu l’écouteras même pas ce message, je vois pas pourquoi je me fais chier à essayer de te convaincre, tu m’as rayé de ta vie. Ben tu sais quoi, t’es sûrement mieux sans moi… — Votre message est trop long, veuillez le réenregistrer. — Pétasse ! hurle-t-il à la voix mécanique qui lui annonce tranquillement qu’il a parlé pour rien depuis dix minutes. Il va vomir puis se coucher. Cinq minutes après, le réveil sonne. Bon, d’accord, plusieurs heures après. Mais pour lui, c’est comme s’il ne s’était écoulé que quelques secondes. Complètement à l’ouest, il se prépare pour son premier cours, sans oublier son aspirine pour apaiser un peu la gueule de bois qui joue des maracas dans sa tête. Il se débrouille même pour arriver cinq minutes à l’avance. Sauf qu’il est le seul. Et ça, à un cours magistral où plusieurs centaines d’étudiants sont censés assister, c’est louche. Il sort son emploi du temps, pris d’un doute affreux, et constate qu’il a en effet inversé deux jours et que son premier cours n’aura pas lieu avant deux heures. Il pourrait rentrer chez lui mais il a vraiment besoin d’un café. Et le seul endroit qui fait des cafés potables dans le coin, c’est là où il risque de la croiser. Tant pis, il ne va pas non plus se cacher. Il la voit avant même d’entrer. Elle est à sa place, elle a un livre en main et une tasse de capuccino devant elle. Avant, il serait allé lui en prendre un autre et se serait installé avec elle pour discuter. Maintenant, il reste comme un con planté dans l’entrée de la brasserie et sent sa détermination s’effilocher. Elle part carrément en lambeaux quand Adeline lève la tête et le voit. Il aperçoit un éclair furtif de surprise dans ses yeux mais elle reprend rapidement son air impassible. Bon. Elle lui facilite les choses. Il se dirige vers le bar sans la regarder et commande son expresso. Ensuite, il s’attable de l’autre côté de la salle. De là, il peut l’observer mais elle lui tourne le dos, donc, elle ne peut pas le voir. C’est puéril, mais il aime avoir un peu le dessus. Ça ne dure pas longtemps car il sent qu’il pique du nez et s’assoupit peu à peu, sans se soucier de qui le regarde ou pas, finalement. — Ne m’appelle plus jamais au beau milieu de la nuit ! Il se réveille en sursaut face à une Adeline franchement en colère. Elle n’a pas crié mais le ton dans sa voix ne laisse aucun doute quant à ce qu’elle aimerait lui faire subir si elle pouvait se lever et… hum… sûrement le piétiner pour commencer, peut-être l’émasculer d’après la rage qu’il lit dans ses yeux, probablement lui épiler les poils du nez à la pince, un par un… Ok, stop, il doit arrêter de penser à ces tortures, elle a l’air d’attendre une réponse, là. — Désolé. Encore une fois, son éloquence n’a d’égal que sa répartie. Elle plisse les yeux et pointe un index menaçant vers lui. — Tu n’as pas le droit de m’appeler, tu as perdu ce droit quand tu as accepté de draguer une handicapée contre de l’argent ! — Je sais. Bon, Matt, c’est pas pour dire mais l’idéal serait que tu essaies de te défendre, non ? Un peu… Histoire de préciser que tu n’es pas complètement responsable, par exemple. Mais il ne répond rien. Il sait que son comportement n’a aucune excuse, alors il se tait. Et elle ne parle plus non plus. Elle reste là, elle l’observe. Cette confrontation visuelle n’est pas la bienvenue, il sent la migraine rappliquer au galop et il n’est vraiment pas en forme pour ça. — T’avais pas le droit de me traiter de cette façon… finit-elle par murmurer. Silence. Il préfère encore se taire, elle a raison et il le sait. Alors plutôt que s’enfoncer, il va la laisser vider son sac, c’est le moins qu’il puisse faire pour elle. — Tu me manques, Matt. Je n’aime pas ça parce que je ne veux plus te voir, mais je n’y peux rien, tu me manques. Et je me déteste pour ça, je te déteste. Qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi tu étais à la fac hier ? Il soupire. Il lui manque ? Vraiment ? Il sourit. Qu’est-ce qu’il peut être con des fois. Elle vient de lui dire qu’elle le déteste mais il préfère rester bloqué sur « Tu me manques. » et c’est complètement déplacé. — Je me suis inscrit, répond-il sans cesser de sourire. — C’est ça qui te donne l’air d’un imbécile heureux ? Ou le fait que je te déteste ? Tu crains encore plus que je ne le pensais ! — Je te manque ? Elle rougit. Il adore la voir rougir. Elle qui semblait tellement inaccessible les premières fois où il l’a fréquentée, il a appris à percer son armure de sarcasmes patiemment, petit à petit. Et il est heureux de voir qu’ils ne sont pas repartis à zéro. Ils ne sont pas repartis tout court, d’ailleurs, mais ça, son petit cerveau victime des séquelles de sa soirée arrosée est bien incapable de le réaliser pour le moment. Il sait que le réveil va être brutal, mais elle est là, devant lui, et elle lui parle. Entre hier et aujourd’hui, y’a un sacré mieux. — S’il te plaît, ne m’appelle plus. Ni la nuit, ni jamais. Et si tu comptes venir ici souvent, dis-lemoi tout de suite. Je n’ai pas envie de te croiser. Ah, finalement, il n’y a peut-être pas de mieux. — C’est bon, t’étais là avant… lâche-t-il en ramassant son sac. Elle lui bloque le passage et ne bouge pas. Alors il escalade la chaise de l’autre côté, saute souplement sur le sol et se pavane un peu parce qu’il sait qu’elle est en train de le mater. Il met son sac sur une épaule et, avant de sortir, se penche à son oreille, la faisant sursauter, et lui murmure : — À bientôt, Betty… Il ne lui laisse pas le temps de répondre et sort. Il est lui-même surpris de ce qu’il vient de faire. Mais de la revoir si près de lui et qu’elle lui adresse la parole lui a juste donné envie de ne pas la laisser filer. Il a très bien vu comment elle le regardait. Elle lui en veut, c’est normal. Mais il ne va pas la laisser lui échapper aussi facilement, sans rien faire. Il se rend à son premier cours, regonflé à bloc. Ça, c’était en arrivant. Car en sortant, il a réussi à trouver quelqu’un qui accepte de prendre le temps de lui expliquer ce qu’ils ont déjà fait en deux mois et il ne sait pas comment il va pouvoir gérer tout ça… Sa motivation retombe d’un cran. *** Il lui aura fallu deux semaines pour se mettre à jour dans les cours. Il ne dort pas beaucoup, alterne la fac, les soirées et les heures à étudier. L’avantage est qu’il ne pense pas à elle. Enfin, si. Il pense à Adeline. Mais elle reste au second plan parce qu’il sait qu’il ne doit pas se louper pour les partiels qui arrivent. Et ce n’est pas en se lamentant sur la connerie qu’il a pu faire qu’il aura une bonne moyenne. Alors il carbure comme un dingue. Il est tellement stone que ce matin-là, il ne voit pas le feu passer au rouge pour les piétons. Il avance et un scooter fonce sur lui au moment où il pose le pied sur la route. Le conducteur a de bons réflexes et parvient à faire une embardée, mais pas assez pour l’éviter totalement. Matt est projeté sur le trottoir avant même de réaliser ce qui se passe. Le scooter s’arrête un peu plus loin, heureusement sans encombre. Par contre, le jeune homme qui conduisait enlève son casque et commence à s’énerver sans chercher à savoir comment va Matt. Celui-ci est sonné et a mal partout. Il en a trop demandé à son organisme ces dernières semaines, le résultat est là : il est incapable de se rendre compte s’il a quelque chose de cassé tant il souffre dans chaque parcelle de son foutu corps. Il entend crier autour de lui, deux personnes se disputent, une femme et un homme. Et puis il se décide à essayer de se relever. — Ne bougez pas, monsieur, les pompiers arrivent. — Hein ? Mais non, ça va, je n’ai pas besoin de… — Tu la fermes et tu ne bouges pas. — Adeline ? Il la cherche et la voit enfin. C’est elle qui s’engueule avec le conducteur. Elle a les joues couvertes de larmes. Il voudrait se lever et la prendre dans ses bras pour qu’elle arrête de pleurer, mais elle lui lance un regard tellement assassin quand il esquisse un mouvement, qu’il décide de lui obéir et d’attendre les pompiers. Il se demande à quel point il a été touché à la tête car il imagine Dante, Benj et Yoan débarquer et faire leur show sur le trottoir. Et il se prend un fou rire. La foule se disperse autour d’eux maintenant que tout le monde semble convaincu que la victime a juste un grain. Il entend le scooter démarrer et repartir. Adeline s’approche de lui. — J’ai ses coordonnées, lui dit-elle en lui montrant une feuille de papier qu’elle tient dans sa main. — Ok… mais je peux me lever, tente Matt en cessant enfin de rire. — Non… ah, ils arrivent, conclut-elle en entendant la sirène. Après un bref examen, Matt promet de se rendre aux urgences s’il ressent des douleurs plus tard dans la journée et les secours repartent. Il a bien remarqué que l’un des gars en uniforme, un vrai uniforme, a discuté en aparté avec Adeline, mais il n’a pas entendu ce qu’ils se disaient. Maintenant qu’ils sont à nouveau seuls, il s’avance et s’accroupit devant elle. — Je suis désolé, je n’ai pas regardé et… — C’est bon, tu n’as rien et l’autre non plus, c’est tout ce qui compte. Elle amorce un demi-tour avec son fauteuil mais il empoigne les accoudoirs et l’oblige à lui faire face. — Tu veux vraiment qu’on agisse comme s’il ne s’était rien passé entre nous ? lui demande-t-il sans la quitter des yeux. Elle ne répond pas. Alors il insiste, il tente le tout pour le tout. — Adeline, je t’assure que dès que j’ai senti que… — Je sais, Matt, je sais tout ça, je te crois. Mais à la base, tu as accepté de me draguer pour de l’argent, parce que mon frère avait peur que je perde toute confiance en moi ! Comment est-ce que ce plan merdique était censé me donner de l’assurance ? Explique-moi ! Comment as-tu pu être complice de ça ? — J’ai déconné, je… — Et si tu ne t’étais pas attaché à moi, hein, il se passait quoi ? C’était quoi tes projets pour te débarrasser de moi une fois que tu aurais été payé ? Matt ne répond pas, il a déjà pensé à ça et il n’a trouvé aucune issue qui aurait pu être positive. Heureusement qu’il n’a pas dû en arriver là. Alors, encore une fois, il se tait. — Je ne peux plus te voir, tu comprends ? Je n’ai pas de respect pour la personne que tu étais quand tu as accepté d’être payé pour faire ma connaissance. Quelle valeur aurait l’estime que je me porte si je me contentais de mettre un mouchoir sur cette histoire, dis-le-moi ? Il secoue la tête, il voit très bien ce qui est en train de se passer. Il vient de comprendre que quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse maintenant, il n’effacera jamais la façon dont il s’est comporté avec elle. Jamais. Elle gardera toujours en tête le fait que leur rencontre n’était pas le fruit du hasard mais une machination orchestrée par son frère. — Tu vois quelqu’un d’autre ? ne peut-il s’empêcher de demander, comme si ça pouvait être la raison pour laquelle elle le fait sortir de sa vie. C’est Alex, c’est ça ? C’est à son tour de secouer la tête. — Tu ne m’écoutes pas, Matt. Ça n’a rien à voir. Mais puisque tu le demandes, oui, j’ai un rendez-vous. Il reste une fois de plus muet. — Le pompier, tout à l’heure, il m’a proposé de dîner avec lui ce soir, murmure-t-elle. Matt se demande alors si ce pompier, ce vrai sauveur de vies, de chats coincés dans les arbres et de feux dévastateurs, a lui aussi un slip brillant et doré. Parce que c’est un accessoire sans lequel leur show n’a pas le même impact auprès de ces dames. Et là, il réalise d’un coup qu’il ne jouera jamais dans la même cour qu’Adeline. Elle lui a accordé un peu d’importance parce qu’elle avait effectivement besoin de raviver sa confiance en elle. Il l’y a aidée. Et maintenant, elle peut aller voir ailleurs. Il se lève, ramasse son sac et prend le chemin de chez lui. Il est trop fatigué pour suivre les cours qui ont de toute façon commencé pendant qu’il se faisait renverser par le scooter. Il l’entend l’appeler, elle dit quelque chose, mais il n’écoute plus. Elle a raison, leur relation n’avait rien de naturel, tout était trafiqué. Et il va faire ce qu’elle attend de lui, la sortir de sa vie. Il décide de rentrer se coucher et dormir au moins vingt-quatre heures. *** — T’as l’intention de déprimer encore longtemps comme ça ? Matt regarde Dante comme s’il venait d’apparaître sous ses yeux alors que ça fait bien deux heures qu’ils discutent tous ensemble autour d’une bière. — Je ne déprime pas, je suis juste épuisé, lâche-t-il en soupirant. — Te fous pas de moi, je vois bien qu’il y a autre chose, insiste son ancien collègue. — Lâche l’affaire, intervient Benj, il se passe un truc entre lui et le boss mais impossible de savoir quoi. Dante lance un regard interrogateur à Matt mais ce dernier refuse de leur expliquer la situation. Ça ne regarde que Yoan et lui. Et Adeline. Mais il s’interdit de penser à elle, même juste énoncer mentalement son nom lui fait déjà mal. — C’est une fille, j’ai déjà vu qu’il y avait un souci la dernière fois. Merci, Lola, ta perspicacité est vraiment utile à tout le monde… Il n’a pas envie qu’elle le cuisine, elle comprendrait trop facilement. Ces nanas ont une sorte de sixième sens qui le fait flipper. Il préfère s’en aller. Il se lève et salue tout le monde. — Tu t’en vas comme ça ? s’étonne Dante qui ne l’a jamais vu partir le premier, et seul en plus. — Laisse tomber, je te dis, y’a un truc vraiment pas net, reprend Benj, il ne revient plus faire l’after avec moi une fois le boss parti. Il se casse comme un vieux… Je l’ai pas vu se taper une nana depuis des semaines. Matt n’a pas envie de rester écouter ses amis, enfin… amis… là tout de suite, rien n’est moins sûr. Alors il fait un geste de la main et s’en va. Et c’est là qu’il l’aperçoit. Bien sûr, c’est une petite ville, ils vivent dans le même quartier ou presque, c’est la seule boîte du coin, bref, ce n’est pas si extraordinaire que ça de rencontrer des connaissances au Topaze[2]. Mais il a fallu que ça tombe le seul soir de la semaine où il acceptait enfin de rejoindre ses potes. Elle porte une robe. C’est la première fois qu’il la voit habillée comme ça. Elle a des chaussures plates mais elle a laissé ses mocassins hideux de côté pour de jolies ballerines qui la changent complètement. Ses cheveux sont détachés, comme il aime qu’ils soient. Et elle rit. Avec lui, elle a souvent ri, ils ont vraiment passé de bons moments tous les deux. Mais ça fait tellement longtemps qu’il ne l’a plus vue heureuse comme ça qu’il ressent un pincement au cœur. Pas parce qu’elle est gaie et semble s’amuser, non. Mais parce que ce n’est pas avec lui. Il ne reconnaît pas le type qui est avec elle, ça pourrait être le pompier, il ne se souvient pas de lui. Impossible à dire… Finalement, il se rassoit. — Ok, je reste encore un peu mais faites pas les lourds. J’ai du taf par-dessus la tête avec la fac, c’est tout ce qui me préoccupe. Et puis j’en ai marre de me faire à bouffer ! — Tes parents sont encore en vacances ? — La vieille est plus tenace qu’on pensait… ils flippent trop qu’elle claque dès qu’ils seront partis alors ils restent là-bas, y’a rien qui les attend ici, à part moi, et je suis assez grand pour m’occuper de ma petite personne. Enfin, normalement, parce que putain, ça me gonfle de faire des courses et me préparer à manger ! — Bienvenue dans le monde des adultes, lance Lola. De quoi elle parle ? Elle est née avec une cuillère en argent dans la bouche, ses parents subviennent à tous ses besoins, elle a toujours eu une femme de ménage chez elle… et une cuisinière ! Mais il fait mine de s’intéresser à elle et tourne légèrement sa chaise pour lui faire face… et observer Adeline discrètement. Enfin, il espère qu’il est discret parce que Lola est bien du genre à deviner son stratagème. Pendant que la petite amie de son pote essaie de lui donner des conseils pour qu’il s’organise en l’absence de sa mère, il n’écoute que d’une oreille et se concentre sur une autre scène. Le type se penche vers elle et dépose un baiser sous son oreille. Elle sourit et tourne la tête pour l’embrasser à pleine bouche. Il ne l’a jamais vue se comporter comme ça en public, c’est bizarre, elle n’a pas l’air d’être elle-même. D’un coup, il comprend. Elle a bu, elle est bourrée ! Ses inhibitions sont levées et elle se donne en spectacle avec ce beau gosse ! Il hoche la tête de temps en temps pour donner l’impression à Lola que son discours le passionne. Mais il revient sans cesse sur Adeline. Et là, sa mâchoire vient taper le bord de la table. Le gars l’a prise dans ses bras et elle est installée sur ses genoux. Elle s’accroche à lui en passant ses bras autour de son cou, un geste qu’elle a fait tellement souvent avec lui et qui lui semble soudain si malsain… Et elle enfouit la tête contre l’épaule du type. Il lui caresse les cuisses impudiquement. Mais merde ! Prenez une chambre ! — Tu sais que c’est vraiment mal vu de fixer des handicapés ? Il revient à Lola et réalise qu’elle a capté ce qu’il faisait. Bon, c’était à prévoir. — Je la connais, répond-il simplement. — Ah, ben elle n’a pas l’air timide, ta copine… fait remarquer Dante qui se retourne on ne peut moins discrètement. Bref, tout le monde fixe Adeline. D’ailleurs, ils ne sont pas les seuls dans la boîte à s’intéresser au couple exhibitionniste. Matt sait que ce qu’il s’apprête à faire est stupide et qu’elle le détestera encore plus, mais il n’a rien à perdre et ça commence à devenir trop dégradant pour elle. Trente minutes plus tard, Yoan arrive et Matt, qui l’attendait à l’entrée, lui indique où se trouve Adeline. Le type a passé sa main sous sa robe et elle semble bien trop entamée par l’alcool pour être capable de protester… si tant est qu’elle en ait eu envie, bien sûr. Les deux chevaliers en blanc se postent juste en face d’eux et le mec lève les yeux vers Yoan. Rien qu’à voir sa réaction, Matt imagine bien à quel point la colère doit se lire sur son visage. Il a été à la place de ce type, plus ou moins… Disons qu’il a déjà subi la colère de son boss et qu’il est bien content, cette fois, d’être de l’autre côté. Adeline sort de sa transe et réalise que son frère est là. Elle se rajuste comme elle peut mais elle s’est avachie et l’abruti ne fait rien pour l’aider. Alors Matt se décide à la prendre dans ses bras pour la rasseoir sur son fauteuil. — Kestufoula ? lâche-t-elle d’une voix pâteuse. Il ne la reconnaît pas. Jamais il n’aurait cru un jour la voir dans cet état. Il vérifie qu’elle est bien stable et regrette qu’il n’y ait pas une ceinture, parce qu’elle est sur le point de tomber dans un profond coma de façon imminente. Elle empeste, elle est débraillée, ses cheveux sont ébouriffés… pour la deuxième fois depuis qu’il la connaît : il a pitié d’elle. La première fois remonte à quand il a vu qu’elle était dans un fauteuil. Depuis, il l’avait considérée comme une femme comme les autres, une qu’il avait juste la chance de pouvoir prendre plus souvent dans ses bras pour l’aider à s’installer dans le lit avec lui, par exemple. Mais là, elle est tombée tellement bas qu’il ne peut que la plaindre. Il entend Yoan proférer des menaces à l’épave qui servait de rencard à sa sœur. Puis il les rejoint et lui fait signe qu’il prend le fauteuil. — Tu devrais plutôt t’assurer qu’elle ne tombe pas pendant que je la pousse jusqu’à ta caisse, lui suggère Matt qui vient de la redresser pour la deuxième fois. Yoan acquiesce et ils sortent sous les regards de tous les clients de la boîte. Et de Benj, Dante et Lola qui ne vont pas manquer de lui demander de plus amples détails quand il reviendra. Non, le mieux, c’est qu’il rentre chez lui dans la foulée, ils ne lui en voudront pas s’il zappe l’étape des « au revoir ». Au moment de porter Adeline dans la voiture, ils se retrouvent, son boss et lui, à esquisser le même mouvement. Matt commence à se reculer pour laisser la place, mais Yoan lui fait signe de s’en occuper. Il installe son ex à l’arrière, il arrive maintenant à la considérer comme telle, et boucle sa ceinture. Avant de refermer la portière, il l’entend marmonner son prénom mais ne comprend pas ce qu’elle raconte. Elle divague probablement. Mais merde ! Comment en est-elle arrivée là ? Ce n’est quand même pas parce que son frère a fait une gigantesque erreur de jugement qu’elle a décidé de se comporter comme une traînée, en public en plus ! Il n’arrive pas à saisir pourquoi elle a joué à ce petit jeu et décide de ne plus s’en préoccuper. Adeline ne fait plus partie de sa vie. Il a agi ce soir comme il l’aurait fait avec n’importe laquelle de ses amies, et ils ont été assez intimes, à un moment de leur vie, pour qu’il la considère comme une proche. *** Elle est allongée et il suçote son téton tout en pinçant l’autre entre le pouce et l’index. Elle gémit. Il a oublié son prénom. À dire vrai, depuis ce fameux soir où il a vu Adeline partir à la dérive, il a tellement enchaîné les conquêtes, comme avant, qu’il ne s’embête pas à se rappeler leur nom. Son halètement le ramène dans ce qu’il faisait. Il sent ses hanches se coller aux siennes, elle est impatiente. C’est toujours comme ça avec les filles des soirées : elles sont tellement chaudes après leur numéro – avec ce kilt aussi c’est du tout cuit – qu’ensuite il n’a presque pas besoin de préliminaires. Il délaisse un sein pour glisser sa main dans sa culotte, seul vêtement qu’elle porte encore alors que lui est tout habillé. Ce qui est paradoxal puisqu’il est le strip-teaseur dans l’histoire. Elle est déjà bien trempée, cette nana est une chaudasse, c’est clair. Et c’est comme ça qu’il les voit maintenant. Façon Dante, enfin, l’ancien Dante. Il ne s’encombre presque plus de savoir si elles prennent leur pied. Il se contente de se soulager. Bon, comme il n’est pas non plus un salopard, il fait en sorte de ne pas se faire foutre à la porte et pour ça, il faut un peu s’occuper d’elles. Alors il la pénètre de deux doigts, il aurait pu en mettre trois directement tant elle est accueillante. Elle gémit plus fort, ça l’agace. C’est bon, c’est pas non plus sa queue ! Qu’est-ce que ça va être quand ils passeront aux choses sérieuses ? Elle va ameuter tout le quartier ! Il essaie de se concentrer parce qu’il aimerait bien prendre son pied lui aussi… — Suce-moi, lui lance-t-il en s’allongeant sur le dos et en coupant tout contact entre eux. S’il te plaît, ajoute-t-il presque malgré lui. Il veut jouer au connard, mais ce n’est pas lui, pas du tout, même. Elle ne s’offusque même pas et le déshabille avant de le prendre dans sa bouche. — Tu aimes ça ? lui demande-t-elle en malaxant ses testicules entre deux bouchées. J’aimerais surtout que tu la boucles et que tu fasses ce que je t’ai demandé de faire… — Oui, répond-il simplement. Elle semble satisfaite de sa réponse et retourne lui faire la fellation demandée. Il ne la prévient pas et jouit dans sa bouche. Elle gémit. Bon, tant mieux, ça ne la dérange pas. Une fois l’orgasme passé, il la sent frotter son entrejambe contre sa cuisse. Techniquement, il ne va pas pouvoir remettre le couvert avant un petit moment. Y’a que dans les films de cul[3] que les gars sont capables de s’envoyer en l’air dix fois de suite sans faiblir, et d’éjaculer systématiquement ! Mais bon, il lui doit bien une petite gâterie, alors il l’allonge à son tour et replonge trois doigts en elle tout en posant le pouce sur son clitoris. Il sait comment la faire venir rapidement, histoire de terminer cette soirée. Effectivement, elle crie assez rapidement (et putain, elle crie fort comme il le craignait) et il peut enfin se rhabiller et rentrer chez lui. En arrivant, il prend une douche pour faire partir l’odeur du parfum un peu trop capiteux de la nana dont il ne remet toujours pas le prénom. Et puis il s’effondre dans son lit. Il vient à peine de tomber dans le sommeil, ce moment où la limite entre la réalité et l’onirique est si ténue qu’on ne sait plus ce qui est vrai et ce qui est le fruit de notre imagination, quand son téléphone sonne. Il met un moment à émerger, mais il finit par décrocher. — Ouais, dit-il sans regarder de qui est l’appel. — J’ai besoin de toi ! Une femme qui pleure au téléphone au milieu de la nuit, ça le réveille directement. Il s’assoit et regarde l’écran pour confirmation. C’est bien elle. — Adeline ? Qu’est-ce qui se passe ? — Je pouvais pas appeler Yo, il allait encore s’énerver… Elle a la voix traînante, elle a encore bu. — T’es où ? lui demande-t-il en remettant ses vêtements de la soirée. — Dans une ruelle, à côté du Topaze. — Ne bouge pas, j’arrive. Ne raccroche pas, ok ? — D’accord. Il prend les clefs de sa voiture au passage et s’y engouffre. Il branche le téléphone en Bluetooth. — Tu m’entends ? — Oui… Elle renifle. — Quelqu’un t’a fait du mal ? demande-t-il tout en sortant le véhicule de l’allée. — Oui, non… je sais pas, je… — Ok, c’est pas grave, la rassure-t-il. On dirait qu’elle est complètement perdue, il ne veut pas l’affoler encore plus mais il a lui-même des difficultés à rester calme. — Est-ce que tu as mal quelque part ? — J’ai mal au dos, Matt, j’ai très mal… D’accord, c’est pour ça qu’elle pleure. Ok. Zen. Tu conduis, là, alors concentre-toi. — Je suis là dans moins de cinq minutes, parle-moi, ma belle, lui demande-t-il pour tenter de la distraire de la douleur. C’est un jeu qu’ils ont souvent fait ensemble. Certains jours étaient beaucoup plus difficiles que d’autres et il avait remarqué qu’en discutant, elle se focalisait moins sur la douleur. — C’était quoi ton dernier livre ? poursuit-il en tapotant nerveusement son volant à un feu rouge. — J’ai plus lu depuis toi. Merde, c’était pas son plan… — T’as dansé ce soir, Mathilde ? Il l’entend rire, c’est mieux. Mais son rire se transforme en gémissement de douleur. Il grimace et redémarre dès que le feu passe au vert. Il lui parle comme ça durant le trajet qui ne dure en effet pas plus de cinq minutes mais qui lui semble se prolonger pendant de longues heures. Enfin, il se gare près de la boîte de nuit. Il n’y a pas cinquante ruelles[4] à côté et il repère facilement celle où se trouve Adeline. C’est simple : son fauteuil gît en travers de l’entrée de la petite impasse sombre. Il s’y précipite. Il la trouve allongée sur le sol, son sac à main déversé à côté d’elle, son téléphone contre son oreille. — Hey, je suis là, je suis là… lui dit-il en la prenant dans ses bras. Il ne sait plus qui il essaie le plus de rassurer, elle, ou lui. Mais il s’assoit contre le mur et la blottit contre son torse, sur ses genoux. Il lui caresse le dos doucement tout en lui murmurant des paroles de réconfort. Elle pleure, elle laisse échapper de longs et gros sanglots, comme si elle les avait retenus tout ce temps à l’attendre, vautrée dans la rue. — Ramène-moi chez toi, s’il te plaît, je ne veux pas rentrer dans cet état. — Je vais prévenir ton frère. — Ne lui dis pas que… — Non, je ne lui dis rien, viens là, ça va maintenant, je suis là, lui répète-t-il inlassablement jusqu’à ce qu’elle se soit calmée. Elle sent le vomi. Mais dans quelle foutue merde est-elle allée se mettre ? Enfin, quand il perçoit qu’elle est tranquille, il la soulève dans ses bras et la porte jusqu’à la voiture. Il l’installe à l’avant et s’occupe ensuite du sac et du fauteuil. Il a l’air d’être en bon état, c’est au moins ça de pris, parce qu’elle… putain mais qu’est-ce qu’elle a foutu ce soir pour se retrouver dans cette situation ? *** Il ne peut pas la laisser comme ça, elle s’est visiblement vomi dessus. Elle ne peut pas passer la nuit dans sa puanteur. Elle ne réagit presque pas quand il la porte jusqu’à la salle de bain. Il l’installe sur son fauteuil qu’il a réussi à faire passer en ne l’ouvrant qu’une fois à l’intérieur. Heureusement que l’un des deux est sobre… Elle glisse un peu mais ça ira, il a le temps de faire chauffer l’eau de la douche. Il se déshabille et s’occupe ensuite d’elle. C’est bien la première fois qu’il est nu avec une femme et qu’il ne pense pas une seconde au sexe. Il la prend dans ses bras et la porte précautionneusement dans la baignoire. Il s’y installe et la place entre ses jambes, contre lui. Elle se laisse aller en arrière, elle est aussi molle qu’une poupée de chiffon et il continue à se demander comment elle a pu en arriver là. Mais pour l’heure, il lui mouille les cheveux et les frotte pour faire partir les traces de vomi. Il n’est même pas écœuré et il ne s’en étonne pas non plus. C’est Adeline, tout lui semble tellement naturel dans les gestes qu’il esquisse pour elle ce soir... Il éteint l’eau le temps de lui laver les cheveux et le corps, elle frissonne alors il rallume rapidement le jet brûlant et la réchauffe tout en la rinçant. Elle se serre un peu plus contre lui en gémissant lorsqu’un mouvement semble lui déclencher une douleur. Il continue de lui adresser des paroles de réconfort, il n’a pas cessé depuis la ruelle, d’ailleurs. Il répète qu’il est là pour elle, que tout va bien se passer, qu’elle ne craint rien. Elle marmonne des mots inintelligibles et il finit par ne plus y prêter attention, bien qu’il y distingue parfois son prénom. Il réussit à les faire sortir tous les deux de la baignoire sans trop de mal. Elle est légère comme une plume, ça aide. Il l’emmitoufle dans un peignoir et la frictionne à travers le tissu éponge pour la réchauffer, alors que lui commence à vraiment se les geler. Mais ce n’est pas grave, c’est elle la priorité. Il la remet dans son fauteuil le temps de lui brosser les dents, elle est peu réactive mais assez pour se rincer la bouche dans le verre qu’il lui tend. Il se place ensuite derrière elle et passe le peigne dans ses nœuds tout en laissant le sèche-cheveux souffler sur elle sa chaleur réconfortante. Il ne veut pas qu’elle attrape froid en se couchant la tête humide. Pour finir, il lui passe un vieux pyjama de sa mère : moche mais qui semble vraiment confortable. Il fourre tous ses vêtements dans la machine avec les siens et lance un programme pour la nuit, il en a appris des choses depuis qu’il vit seul… même à utiliser le lave-linge… Finalement, il la couche dans son lit. Il ne se voit pas la laisser dans la chambre d’ami de ses parents et retourner dormir tranquillement. Il a besoin de l’avoir sous les yeux. Il l’installe confortablement, il connaît les positions qui la font le moins souffrir. Ensuite, il va chercher son sac à main qu’il a laissé dans l’entrée. Il fouille et trouve son pilulier. Et là, il peste. Évidemment qu’elle a mal ! Putain de merde ! Elle n’a pas pris son traitement ce soir ! Il s’oblige à rester calme, lui crier dessus dans l’état où elle est n’aiderait personne. Alors il lui sert un verre d’eau et la rejoint dans sa chambre. Elle a l’air de dormir mais il n’est pas question qu’elle se repose sans avoir pris ses médicaments. Il la redresse contre les coussins et lui fait prendre les pilules une par une. Elle marmonne encore mais il n’y prête toujours pas attention. Sa priorité est qu’elle dorme, maintenant. Il la rallonge et se place à côté d’elle. Elle est contre le mur, comme avant quand elle restait des heures avec lui dans ce lit. Ainsi, il est sûr que cette nuit, elle ne pourra pas tomber. Il lui caresse doucement la joue et la regarde progressivement tomber dans le sommeil. Il ne sait pas ce qui lui prend mais il s’approche doucement et dépose un baiser sur son front détendu, pour ensuite lui susurrer à l’oreille : — Tu m’as manqué, Marylou… Juste au moment où il éteint la lampe de chevet, il l’entend murmurer : — Toi aussi, Jonathan… Il se rapproche d’elle et passe un bras protecteur autour de sa taille. Acte IV : Elle Elle sent qu’elle n’est pas dans son lit, elle sait qu’elle n’est pas seule, et elle se demande où elle a encore atterri. Sa tête est lourde, elle a trop bu, ça, elle s’en souvient. Ensuite, c’est flou. Elle ouvre les yeux et se retrouve nez à nez avec Matt. Alors, tout lui revient. C’est comme si elle n’avait pas été actrice de la scène mais qu’elle y avait assisté de loin. Il s’est occupé d’elle comme jamais personne ne l’avait fait, à part sa mère. Il a mis son bras sur son ventre, geste esquissé tant de fois lorsqu’elle venait passer de longues heures ici il y a à peine quelques semaines de ça. Elle soupire. Elle a envie de pleurer tant elle a honte. Mais avant ça, il faudrait vraiment qu’elle aille aux toilettes et elle n’a pas le choix, elle doit demander son aide à celui qui est déjà son sauveur. — Matt… dit-elle doucement pour ne pas le réveiller en sursaut. Il sourit dans son sommeil et se rapproche d’elle en resserrant son étreinte… et appuyant de ce fait sur sa vessie. Ce serait pire que tout si elle se laissait aller ! — Matthias ! l’appelle-t-elle plus fort. Cette fois, il se redresse d’un bond. — Tu as mal ? s’inquiète-t-il en retirant son bras. Elle est soulagée pour son envie de faire pipi, mais elle préférait son contact. Elle remet cette pensée pour plus tard, là il y a vraiment urgence. — Il faudrait que j’aille aux toilettes, s’il te plaît… Ce n’est pas comme si c’était la première fois, il l’a déjà accompagnée à maintes reprises. Mais ce matin, elle se sent encore plus honteuse que d’habitude. Il se lève et elle voit qu’il ne porte qu’un pantalon de pyjama. Elle n’a jamais dormi avec lui toute une nuit, elle devait rentrer pour ses séances à domicile et il l’a toujours ramenée chez elle avant dixsept heures. Elle lui avait demandé une fois comment il dormait, question curieuse d’après l’amour. Il dormait nu, lui avait-il répondu, elle est un peu déçue de voir qu’il ne l’est pas. Et elle se reprend quand il la soulève dans ses bras car elle n’a pas le droit de penser à ça, ils ne sont plus un couple. Elle passe les siens autour de son cou, geste tant répété pendant leurs semaines de complicité. Comme avant, il l’aide à se déshabiller mais ses yeux restent rivés aux siens. Elle a toujours apprécié ce respect de sa pudeur, son intimité… et il sort de la salle de bain. Quand elle lui signale qu’il peut venir la chercher, il a passé un t-shirt et elle est encore plus déçue. Elle n’a pas le droit de l’être, c’est elle qui l’a fait sortir de sa vie. Il la ramène sur le lit. — Tu veux encore dormir ? Tu as faim ? — J’ai faim… murmure-t-elle. Elle se sent de plus en plus intruse, à chaque attention de sa part, elle plonge un peu plus dans la mortification de la situation. — Je suis désolée, pour hier, finit-elle par murmurer alors qu’il s’apprête à sortir de la chambre. — On en parle après, ok ? J’ai la dalle et là, il me faut un café. Il n’a pas l’air d’être en colère, juste las. Ce n’est pas bon signe. Là, tout de suite, elle aimerait être capable d’être lâche : s’enfuir pendant qu’il est dans la cuisine. Mais elle ne peut pas, physiquement ça lui est impossible. Alors elle est obligée d’être courageuse et d’affronter l’explication qui va suivre le petit-déjeuner. Elle trouve son sac à côté du lit. Il pense à tout et il n’a pas changé à ce niveau. Elle n’a qu’à tendre la main pour l’attraper. Elle prend son téléphone et comme elle s’en doutait, elle a un SMS et deux messages vocaux de Yoan, deux autres de ses parents… Elle prend son courage à deux mains, faute de pouvoir prendre ses jambes à son cou, et appelle sa mère. C’est celle qui réagira le mieux. — Maman, désolée je… — Dieu soit loué, tu es en vie ! Elle l’entend prévenir son père et son frère que c’est elle au téléphone et une discussion s’en suit. — Où es-tu ? lui demande Yoan qui a visiblement arraché le téléphone des mains de leur mère. — Je suis avec Matt, il est venu me chercher hier, mon rendez-vous s’est mal terminé et… — Et le type, il est où ? — Je ne te le dirai pas, tu n’as pas besoin de savoir. — J’arrive, déclare-t-il fermement. — Non merci, je suis en sécurité avec Matt et il a l’habitude de s’occuper de moi. Il me raccompagnera ou alors j’appellerai le taxi et… — Je te ramènerai chez toi, ne dis pas de bêtises, intervient Matthias en entrant dans la chambre avec un plateau. Il le pose à côté d’elle et tend la main pour qu’elle lui donne son portable. Décidément, elle se sent de plus en plus comme une petite fille qui a fauté, ce qui est d’ailleurs le cas. Elle le laisse parler à Yoan, finalement elle a droit à un peu de lâcheté elle aussi. Laisser son ex-petit ami s’arranger avec son frère en colère, c’est pas si mal comme échappatoire. — Salut, boss. Il hoche la tête, prononce quelques « hum », et écoute. — Je la ramène dans la matinée, pour le reste tu verras avec elle. Ce n’est pas à moi de te raconter ce qui s’est passé, je n’en sais pas tellement plus que toi, de toute façon. Encore quelques hochements… et il raccroche. — À table ! lance-t-il enthousiaste comme s’il ne venait pas de s’entretenir avec son patron au sujet de sa débauchée de sœur. Il a pensé à tout, comme toujours. Son capuccino, des tartines, du jus d’orange. Un vrai petitdéjeuner d’hôtel ! — Tu es drôlement bien organisé, fait-elle remarquer avant de tremper ses lèvres dans sa tasse. — J’ai pas eu le choix, répond-il en s’installant de l’autre côté du plateau. Ma mère n’est plus là depuis des semaines, fallait bien que je survive en mangeant autre chose que des pizzas. Il a l’air d’avoir mûri ou c’est elle qui se fait des idées ? Quoi qu’il en soit, le repas se déroule dans un silence presque complet. La suite également. Il l’accompagne à la salle de bain, la rassoit sur le lit pendant qu’il va y faire un tour et la retrouve enfin. Elle sait que le moment de vérité est arrivé. — Alors ? lance-t-il en s’asseyant en face d’elle, à l’autre extrémité du lit. Elle aurait bien aimé qu’il vienne poser sa tête sur ses cuisses comme ils en avaient l’habitude. Mais elle sait qu’elle n’a pas le droit de lui demander ça, pas après l’avoir sorti de sa vie et s’être comportée comme la dernière des traînées. — J’ai déconné, se contente-t-elle de répondre. Il hausse un sourcil, lui signifiant que cette maigre explication ne suffira pas. Alors elle lui raconte tout. Elle lui dit comment elle s’est révoltée après avoir appris que Yoan avait payé quelqu’un pour la draguer. Elle a voulu se prouver à elle-même qu’elle était capable de plaire aux hommes sans qu’ils soient rémunérés pour ça. Et elle est tombée dans l’autre extrême, celle où elle est passée de la jeune handicapée complexée à la salope allumeuse. Et petit à petit, elle a couché avec tous les gars qui acceptaient de sortir avec elle. Elle voit la lueur de tristesse traverser le regard de Matt, ça lui fait mal. Mais elle a décidé de tout lui dire alors, elle fait comme si elle n’avait rien vu. Elle lui raconte que la veille, le type avec qui elle était a voulu faire ça vite fait dans la ruelle à côté de la boîte. Elle avait déjà bien trop bu pour protester. Il a laissé le fauteuil et l’a portée pour l’installer contre le mur, par terre. Elle a été prise de violentes nausées à cause de l’alcool et les douleurs dans son dos, et elle a vomi. Le gars est parti en maugréant « Putain, mais c’est dégueulasse ! ». Et elle n’a pas osé appeler son frère. — Je suis désolée de t’avoir dérangé, je ne savais vraiment pas… — Je veux que tu me promettes quelque chose, la coupe-t-il en s’approchant et lui prenant la main. Elle hoche la tête, quoi qu’il lui demande, elle dira oui. Elle le lui doit. — Appelle-moi toujours, à n’importe quelle heure, si tu as besoin de moi, appelle-moi. Tu ne me dérangeras jamais, d’accord ? Elle n’arrive pas à lui répondre à cause des sanglots qui se coincent dans sa gorge. Elle sent quelques larmes couler et elle fait oui de la tête. — Hey, Cindy, tu sais que tu es pas mal dans ce pyjama ? la taquine-t-il. Toujours très fort pour la mettre à l’aise, elle le remercie intérieurement de ne pas poursuivre la conversation. Il ne lui fait pas la morale, il ne lui rappelle pas les règles de prudence élémentaires qu’elle bafoue chaque soir, il ne lui parle pas de ses médicaments. Rien de tout ce que Yoan aurait fait s’il avait été à sa place, et qu’il ne manquera pas de faire quand elle rentrera chez elle. — Bon, Cendrillon, on t’habille ? J’ai vraiment pas envie que ton frangin me saute à la gorge si je ne te ramène pas avant que ton fauteuil ne se transforme en citrouille. Il reprend ses anciennes habitudes et la pousse jusqu’au porche. Elle lui aurait bien proposé d’entrer mais elle n’a franchement pas envie qu’il assiste au savon qu’elle va se prendre. D’ailleurs, quand on parle du loup… — Putain, A2, mais merde ! hurle Yoan en ouvrant la porte. — Bon, je pense que je vais… commence Matt. — Il s’est passé quoi ? lui demande son boss. — Je pense que le mieux c’est que… — Toi, dis-moi dans quel état tu l’as trouvée. Son frère a vraiment le gène « patron », Matthias ne peut que répondre. Quand Yoan donne un ordre, on ne peut que lui obéir, tout le monde a trop peur des représailles. Ce qui est complètement con comme réaction car la dernière fois qu’ils se sont affrontés, c’est Matt qui lui en a collé un. Mais bon, là, il a un peu pitié d’elle. Il doit se douter qu’elle va récolter un tête-à-tête avec son frère. — Elle m’a appelé cette nuit, répond-il. — Ça, j’avais saisi, mais tu l’as trouvée où ? Comment ? Avec qui ? Les questions fusent et Adeline tente une retraite dans la maison. — Tu bouges pas ! lance Yoan en mettant son pied en travers de son chemin. Elle soupire bruyamment et Matt a un petit aperçu de ce qu’était leur quotidien quand ils étaient enfants. — Elle était bourrée, dans la ruelle à côté du Topaze, je l’ai trouvée seule. — Tu es blessée ? lui demande-t-il en se tournant vers elle. Elle secoue négativement la tête. — Et le type qui t’a laissée comme ça, c’était qui ? — Je ne te le dirai pas, déclare-t-elle en levant le menton pour signifier qu’elle n’est peut-être qu’une femme dans un fauteuil, mais qu’elle sait tenir tête à un homme. — Tu vas devoir me le dire, A2, pas question qu’on laisse un connard de son espèce s’en tirer après avoir abandonné une… Il ne termine pas sa phrase et passe la main dans ses cheveux. Elle l’observe un peu plus attentivement et elle s’en veut. Il n’a sûrement pas fermé l’œil de la nuit, il n’est pas rasé, son teint est terne et ses cernes témoignent des longues heures qu’il a dû passer cette nuit à s’inquiéter pour elle. Mais pour rien au monde elle ne dévoilera l’identité de son rendez-vous de la veille. Tout simplement parce qu’elle a trop honte de leur avouer qu’elle ne sait pas qui il est. Elle l’a croisé au Topaze où le taxi l’a déposée vers vingt-deux heures. Elle l’a dragué ouvertement, ils ont bu, elle n’a pas pensé une seule fois à lui demander son nom. Elle ne serait même pas capable de le reconnaître si elle le croisait dans la rue ! Pitoyable… voilà ce qu’elle est vraiment devenue. Elle ne voulait pas qu’on la plaigne d’être dans un fauteuil, depuis des années elle se bat pour qu’on la considère comme une adulte responsable comme les autres. Et voilà qu’elle se positionne elle-même dans une situation d’insouciance et donc, dans son cas en particulier, de danger. Elle sent les larmes s’accumuler sous ses paupières mais n’arrive pas à les retenir bien longtemps. Yoan la regarde et enlève son pied, elle peut aller se cacher dans sa chambre. Elle ne dit pas au revoir à Matt, elle a vraiment trop honte, de tout. Elle arrive à être assez discrète pour éviter ses parents, elle aura tout le temps de leur parler ensuite. Dans l’immédiat, elle doit se calmer. Et se changer. Son linge n’était pas sec et Matt lui a prêté un t-shirt et un pantalon de survêtement, les deux beaucoup trop grands pour elle. Mais ils ont son odeur. C’est bête, elle a l’impression d’être une adolescente à nouveau en enfouissant le nez dans sa manche… Seule, elle ne peut rien faire. Elle réussit tout de même à se hisser dans son lit au prix d’une violente douleur qui la parcourt de bas en haut de sa colonne vertébrale. Elle réprime le cri qui lui reste au bord des lèvres, et s’allonge tant bien que mal. Les larmes coulent encore mais ce sont à présent des larmes de douleur qui se mêlent à celles de honte. Elle veut juste fermer les yeux, s’endormir, et s’apercevoir que les problèmes sont loin derrière elle quand elle s’éveillera. *** — Ça fait quatre jours que tu restes enfermée dans ta chambre ! lui crie Yoan à travers la porte. Tu dois retourner en cours ! — Et toi tu dois arrêter de me traiter comme si j’étais une gamine ! hurle-t-elle en retour. — Dans ce cas arrête de te comporter comme une merdeuse ! continue-t-il en mettant un coup sur le mur. — Fous le camp, je t’ai pas demandé de me surveiller ! — Bon, ça suffit maintenant ! intervient leur mère. Yoan, tu as sûrement du travail, je m’occupe de ta sœur. — Je n’ai pas besoin qu’on s’occupe de moi ! proteste-t-elle tout en sachant que c’est faux. Elle est retombée dans la dépression qui s’était emparée d’elle après l’accident, quand elle avait appris que des nerfs avaient été irréversiblement touchés et qu’elle ne pourrait plus être autonome. Elle sait qu’elle ne peut rien faire seule, alors elle laisse sa mère l’aider comme un bébé pour tout ce à quoi elle ne peut échapper : se laver, s’habiller, aller aux toilettes. Tout ce qui fait la dignité d’un être humain normalement constitué mais qu’on ne réalise pas tant qu’on ne nous l’enlève pas. Tout le monde trouve ça normal de se lever, mettre un pied devant l’autre, comme s’il ne pouvait pas en être autrement. Personne ne met ses vêtements le matin en se disant qu’il a de la chance de pouvoir faire ça seul, sans assistance. Et quand monsieur et madame tout-le-monde vont aux toilettes, ils ne connaissent pas la véritable valeur de ce moment de solitude et d’intimité. Ils n’ont pas à subir l’humiliation, jour après jour, d’être déshabillé comme un enfant. Et encore, elle s’estime heureuse dans son malheur de ne pas devoir porter des couches, se faire dessus et attendre que quelqu’un vienne la changer. Elle sait que c’est le cas pour beaucoup de handicapés, alors elle arrive quand même, à certains moments, à se considérer chanceuse. Mais la brume dans laquelle elle est perdue depuis le soir où Matt l’a ramassée dans la rue est trop opaque pour que ces instants de lucidité perdurent. On tape à sa porte. — Laissez-moi ! hurle-t-elle par habitude. Elle est en train de devenir une personne aigrie qui repousse tous ceux qui l’entourent. Tant pis, c’est mieux pour eux. — Gwendoline, ma belle… Matt. Qu’est-ce qu’il fait là ? Elle n’a pas eu de ses nouvelles depuis qu’elle lui a tourné le dos sans le remercier. Il ouvre la porte sans attendre son aval et la referme en s’appuyant dessus. — Alors, il paraît que tu vis recluse maintenant ? lui lance-t-il en souriant. Elle lui sourit en retour, c’est involontaire mais elle aime toujours autant le voir. Sa fierté lui rappelle sans cesse la raison pour laquelle ils se connaissent, mais elle ne peut s’empêcher de voir dans ce sourire toutes les heures qu’ils ont passées à discuter. Il s’approche d’elle, elle est assise dans un fauteuil, un vrai. Pas son fauteuil roulant qui est rangé dans un coin de la pièce. Il s’accroupit devant elle, comme il l’a déjà tant fait, s’appuie sur ses genoux pour se surélever un peu et dépose un baiser sur sa joue. — Au moins tu te laves, fait-il remarquer en replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille. — Tu sais bien que je ne peux pas me laver seule, répond-elle en détournant le regard. Elle a encore honte de tout ce qu’il a dû faire, lui enlever le vomi des cheveux, par exemple. Pathétique. — Bon, on va t’habiller parce que tu peux pas sortir dans cette tenue. En tout cas, moi je ne vais nulle part avec toi, sérieusement… Lydia, un pyjama en pilou rose avec des petits nœuds jaunes ? Elle rit, c’est vrai qu’elle ne fait aucun effort. — Je ne sors pas, je ne sors plus… je n’en ai pas envie et… Avant qu’elle puisse continuer à protester, il l’attrape et l’allonge sur le lit. — Hey ! Ce n’est pas parce que je suis handicapée que tu dois… commence-t-elle mais ses paroles se perdent dans le vide. Matt se poste devant son armoire. — Bon, j’ai toujours été nul pour comprendre le goût des femmes donc je vais improviser si tu ne m’aiguilles pas. Pour information, il fait frais mais pas froid. Sauf que toi, vu que tu restes tout le temps assise sans bouger, faut plus te couvrir. Elle l’écoute réfléchir à haute voix et l’observe sortir un jean, un t-shirt à manches longues, un pull… il ne se débrouille pas trop mal… Ceci dit, avec un jean, il n’a pas trop pris de risques. Mais pourquoi réagit-elle comme si la situation était normale ? — Qu’est-ce que tu fais là, Matt ? — Je t’emmène prendre l’air, tu vas finir par puer le renfermé… — C’est mon frère qui t’a demandé de venir ? Pas de réponse. — Il t’a bien payé cette fois, j’espère ? Aïe. Elle vient de lui expédier un coup bas. Elle regrette ses paroles aussitôt qu’elle les prononce. Matt lâche tous les vêtements par terre et revient vers elle. Il s’allonge à ses côtés et la prend dans ses bras. — Ok, tu m’en veux, je le comprends, c’est normal. Mais ne me repousse pas, d’accord ? Ne me repousse plus. Yoan m’a appelé, oui, mais je ne savais pas si tu voulais encore me voir, c’est pour ça que je ne suis pas venu avant. Il lui caresse la joue tendrement en lui parlant. Elle est allongée sur le dos, elle ne le voit pas mais elle veut le voir. Elle s’appuie un peu sur son bras, grimace quand la douleur aiguë lui transperce les reins et aussitôt il l’aide. — Je ne veux pas de ta pitié, lui lance-t-elle en pouvant enfin le regarder dans les yeux. — Je n’ai aucune pitié pour toi, juste… Il soupire et ferme les yeux. Il la serre dans ses bras et lui murmure à l’oreille : — Laisse-moi faire partie de ta vie, Adeline. Ces idiotes de larmes reviennent à nouveau. Elle est bien incapable de les retenir, alors elle fait comme elle a toujours fait avec lui : elle ne joue pas la comédie et elle se laisse aller. Elle ne sait pas combien de temps ils sont restés l’un contre l’autre, elle à pleurer dans son t-shirt à présent trempé, lui à lui caresser doucement le dos et à lui susurrer les mêmes paroles de réconfort qu’il a toujours prononcées pour elle. Elle finit par s’endormir. Lui aussi car, quand elle ouvre les yeux, il respire paisiblement, la tenant toujours étroitement contre lui. C’est là qu’elle décide de ne plus se fermer à lui. Il lui fait trop de bien pour qu’elle se paye le luxe de le repousser indéfiniment. Elle regarde l’heure sur son horloge, sa mère doit être à son club de patchwork, son père en profite pour boire une bière avec les autres maris… Elle caresse la joue de Matt pour le réveiller doucement. Il sourit, comme toujours, et ouvre les yeux paresseusement. — Hey… murmure-t-il. — Hey… Elle l’embrasse et il répond aussitôt à son baiser. Leurs lèvres s’entrouvrent et elle glisse sa langue contre la sienne. Ils se rapprochent et elle sent son érection. Elle ne cherche pas à savoir si c’est celle mécanique du réveil ou si c’est juste le désir qui la lui provoque. Elle veut profiter de l’instant présent, rien de plus. Il passe la main sous son pyjama et retrouve instantanément le chemin de ses seins, comme s’il ne s’était pas passé des semaines, des mois, depuis la dernière fois qu’ils ont fait l’amour. Il lui en caresse la pointe durcie et elle gémit, le son se perdant dans la bouche de son amant. Il se redresse, l’allonge sur le dos, et la déshabille lentement, tout en déposant de petits baisers partout sur sa peau. Elle frémit de plaisir et ses seins sont presque douloureux tant ses tétons réagissent à ce contact sensuel. Il la soulage en emprisonnant l’un d’eux entre ses lèvres et le mordillant délicatement tout en caressant l’autre. Elle se tortille un peu sous lui et il termine de lui ôter tous ses vêtements. À son tour, il se dévêtit, la laissant faire le peu qui est à sa portée : soulever son t-shirt, dégrafer sa ceinture… Quand ils sont enfin nus tous les deux, elle savoure le peau à peau qu’il lui offre en s’allongeant au-dessus d’elle. Il l’embrasse encore, elle ne se lasse pas de le retrouver. Elle oublie ses soirées de débauche, elle oublie son mal-être, elle oublie tout… sauf lui. Elle puise son oxygène dans ses baisers, la force de continuer dans ses caresses, l’espoir dans ses regards. — Tu as des préservatifs ? lui demande-t-il en se reculant un peu. Elle refoule le sentiment de frustration créé par le vide qu’elle ressent quand il s’éloigne en chercher dans son sac à main. Mais il revient rapidement et ses doigts s’immiscent entre ses cuisses. Il sait exactement où et comment la toucher pour qu’elle monte en une étincelle au septième ciel. Il la regarde jouir avec dans les yeux l’admiration qu’elle a tellement adoré y voir aux débuts de leur relation. C’est comme si ces dernières semaines n’étaient qu’une parenthèse cauchemardesque qu’elle pouvait à présent refermer. Il la pénètre enfin, lentement, il prend tout son temps et ils ne rompent jamais le contact visuel. Elle pose les mains sur son torse et elle veut plus, elle le veut plus. — Plus fort… murmure-t-elle. Il se redresse, lui écarte délicatement les jambes et s’avance en elle jusqu’à ce que leurs hanches entravent sa progression. Elle crie, il gémit et il la prend plus fort, plus vite jusqu’à ce que la jouissance finisse par les emporter tous les deux. Il se rallonge ensuite à côté d’elle. — Tourne-moi, je veux te voir, lui demande-t-elle. Il retrouve ses mouvements précautionneux et elle lui fait face. — Ne me quitte plus, l’implore-t-il entre deux baisers. Elle ne répond pas, elle sourit. Elle est entière à nouveau, il est sa béquille physique et mentale et elle n’imagine pas comment elle pourrait encore survivre à une séparation. *** — Lorie, j’ai trouvé un endroit parfait pour le pique-nique ! lui lance Matt avec son enthousiasme habituel. — Il pleut, fait-elle remarquer en indiquant la fenêtre. — Justement ! Allez, on n’est pas sortis de la semaine, j’étouffe ! se plaint-il en se levant pour aider sa mère à installer le petit-déjeuner. Depuis maintenant trois mois, Matt a presque élu domicile chez eux. Il dort souvent avec elle. Il a intégré la famille si naturellement qu’Adeline a du mal à se souvenir du quotidien avant lui. Même Yoan arrive à se montrer correct avec Matthias, malgré l’évidente aversion qu’il manifeste à l’idée que sa sœur couche avec l’un de ses employés. Mais elle sait que son frère garde un œil sur son petit ami, Matt n’arrête pas de lui en parler en se moquant de lui. L’autre soir, ils lisaient, comme souvent, et Yoan est venu taper à la porte de sa chambre. — Matt, il faut qu’on parle, avait-il déclaré solennellement. — Tu peux me parler devant ta sœur, avait simplement répondu l’intéressé. — J’ai vu cette nympho te peloter hier soir ! s’était emporté son frère. — Je suis au courant, frangin, tu devrais te détendre, c’est son boulot et c’est pas en jouant les vierges effarouchées qu’il va rafler des pourboires, était-elle intervenue. Matthias lui disait tout sur son boulot, elle avait accepté depuis longtemps cette partie de sa vie. Elle n’appréciait pas que des femmes tripotent son mec, mais elle savait qu’il n’y prenait plus de plaisir et elle avait à présent une totale confiance en lui. Après tout ce qu’il avait fait pour elle, elle ne voyait pas comment il pourrait la trahir à nouveau. — Bon allez, habille-toi ! Qu’on y soit avant qu’on nous pique la place ! déclare Matt en la prenant dans ses bras et la portant dans la chambre. Elle utilise de moins en moins son fauteuil depuis qu’il fait partie de sa vie. Elle avait protesté au début, mais il lui avait assuré que ça l’aidait à entretenir « son corps de rêve ». Alors il la porte toujours d’une pièce à l’autre. Pas comme un bébé, non, plutôt comme une jeune mariée. La pensée est stupide, elle le sait bien, mais ça lui fait plaisir de s’imaginer comme ça plutôt que comme un poids inutile. Pendant qu’il l’habille, elle essaie d’arrêter les idées noires. Elle est heureuse, vraiment ! Mais une part d’elle n’arrive pas à s’extraire de la dépression. Elle n’en parle qu’avec Matt. Les autres s’inquièteraient trop. Ce n’est pas que lui s’en fiche, mais il ne se met pas immédiatement à paniquer et à joindre tous les spécialistes du pays pour avoir des informations. — Dis, tu veux pas m’aider un peu, Stéphanie ? Elle relève la tête et il attend devant elle avec son t-shirt prêt à lui être enfilé. Elle positionne ses bras pour qu’il puisse l’habiller. — Ça va pas ? Tu veux qu’on reste ici à bouquiner ? — Non, c’est ta seule journée de libre dans la semaine, on ne va pas la gâcher à broyer du noir dans ma chambre, répond-elle. — Tu broies du noir ? demande-t-il en lui mettant son pantalon. — Tu sais bien, des hauts, des bas… — Et là tu es en bas ? — Mais ça va, je t’assure, sortons ! — Ok ! C’est ça qui est bien avec lui, il ne va pas s’appesantir et l’assaillir de questions. Il la traite comme une personne normale, elle ne pourra jamais assez le remercier pour ça. — Bon, on y va ! Je suis sûr que ta mère nous a encore préparé un panier gargantuesque. — Et je suis sûre que tu en es ravi, morfale comme tu es ! le taquine-t-elle. Les parents de Matt sont revenus et ils passent les voir régulièrement. Mais il a pris ses habitudes chez elle et il adore la cuisine de sa mère. *** Il se gare devant un kiosque. La pluie tombe en un léger rideau, il ne fait pas froid, c’est le printemps. Et Matt n’a jamais dérogé à leur nouveau rituel du pique-nique du jeudi. — Bouge pas, je vais tout installer. Il sait très bien qu’elle ne risque pas de bouger et d’aller faire un tour sans son aide, mais il ne se prend pas la tête et reste naturel. Elle l’observe sortir la couverture, le panier, et le parapluie. Bien sûr, les lieux sont déserts. Qui viendrait se promener dans un parc, même en possédant un kiosque couvert, un jour pareil ? Il revient rapidement la chercher. Il coince le parapluie sous son bras et la soulève avant de fermer la portière du pied. Elle ouvre et tient leur protection de toile durant le court chemin. Chacun sa mission. Il l’assoit sur la couverture, contre la rambarde, et la cale avec des coussins qu’elle ne l’avait pas vu prendre. Et il sort tout ce que sa mère a préparé. — J’ai vu des élèves de ta section hier, au fait. Ils demandent tous de tes nouvelles, tu sais. — C’est gentil, mais je ne me sens pas prête à y retourner. — Je sais, je dis juste que ton absence est remarquée. — Merci, ça fait plaisir. — J’ai reçu de la documentation aussi. — À quel sujet ? Il interrompt ses préparatifs et vient se blottir contre elle. — Tu ne te fâches pas, promis ? Pas bon signe. Mais elle opine pour qu’il continue. — Je sais que tu n’es pas comblée, et je sais que je ne pourrai pas t’aider à être heureuse, totalement heureuse. Attends, ajoute-t-il quand elle s’apprête à lui couper la parole, laisse-moi t’en parler et tu sais que je ne te force à rien, c’est toi qui décides. Elle lui fait signe de continuer. — Il y a ce centre en Suisse, ils prennent psychologiquement en charge les personnes qui se retrouvent handicapées physiques, comme toi. C’est une cure, tu es suivie par un psychologue, les rééducateurs, il y a des thérapies de groupe et… — Tu veux que je m’en aille ? s’étonne-t-elle. — Je veux que tu te sentes mieux. Ta mère m’a dit que tu n’as jamais donné suite aux séances psy après l’accident. Je pense que ça pourrait te faire du bien. — En Suisse ? Loin de toi ? Tu en as marre, c’est ça ? — Adeline, fais pas chier, ok, le numéro du boulet tu le sors à d’autres, pas à moi, s’impatiente-til. — C’est toi qui me fais passer pour un poids mort en voulant m’envoyer dans un autre pays ! Combien de temps dure la cure ? le provoque-t-elle. — Six mois, plus si besoin. — Mais merde ! J’ai pas envie de partir pendant tout ce temps ! — Tu sais ce qu’on va faire ? Je vais te laisser la doc et tu liras tout tranquillement. On en reparlera ensuite, d’accord ? Il l’embrasse sur la joue et retourne au pique-nique comme si de rien n’était. Mais elle reste avec un goût amer en bouche, quoi qu’elle mange. Il veut vraiment se débarrasser d’elle, pourquoi lui suggèrerait-il de partir comme ça, si longtemps sinon ? Elle n’arrive plus à profiter du moment, elle se renferme, et Matt fait comme si de rien n’était. Elle lui en veut de vouloir l’envoyer dans ce centre. Elle va bien, elle a des jours plus difficiles que d’autres, mais elle va bien. Elle est la mieux placée pour le savoir, non ? Sans réfléchir, elle se met à chanter doucement en regardant ailleurs : — They tried to make me go to rehab, I said, “No, no, no”[5] Matt se rapproche et essuie une larme sur sa joue. Foutues larmes, toujours là au bon moment ! Il la prend dans ses bras et la berce pendant qu’elle fredonne. Il est le seul à vraiment réussir à la calmer quand elle part en vrille. Il lui arrive de faire des crises d’angoisse assez impressionnantes. Elle a tous les symptômes qui lui donnent l’impression qu’elle va mourir. Elle ressent le besoin de marcher, c’est impérieux, ça s’impose à elle et elle doit gérer, en plus de la crise, cette frustration de ne pouvoir assouvir cette pulsion. Seul Matt est au courant de ces épisodes qu’elle traverse régulièrement, elle lui a fait promettre de garder le silence à ce sujet. Sa famille s’inquiète déjà assez comme ça pour elle, inutile d’en rajouter. Quand ça lui arrive et qu’il est avec elle, il se contente de la prendre dans ses bras et de lui parler jusqu’à ce qu’elle s’apaise. Parfois, elle est seule, et ces moments sont les plus difficiles à gérer. Elle les avait déjà vécus après l’accident, mais ces dernières semaines, ils s’intensifient. Ils se rapprochent, durent plus longtemps, elle croit devenir folle, ne rationnalise plus rien, perd pied et souhaite mourir juste pour en finir avec cette sensation d’étouffer, de ne plus pouvoir respirer. La tachycardie, les sueurs, tout ça : c’est trop. Elle sait qu’il a raison, qu’elle a besoin d’aide. Mais elle a tellement peur de partir loin de lui, il ne l’attendra pas, il se lassera de l’infirme… *** Huit mois plus tard — Adeline, tu voulais prendre la parole, il me semble ? Elle s’avance un peu pour sortir du cercle formé par les fauteuils roulants des participants à la séance de ce matin. — Je sais que je n’ai pas toujours été très coopérative mais je voudrais dire que j’ai l’impression d’avoir beaucoup appris parmi vous. En réalité, ce n’est pas son idée de s’exprimer comme ça devant tout le monde. Mais leur psychologue lui a demandé de le faire car elle se sent effectivement beaucoup mieux que lors de son arrivée, six mois plus tôt. Elle ne déprime plus, bien sûr elle est sous antidépresseurs mais elle réussit enfin à les voir comme un support qui va l’aider à sortir entièrement de la dépression. Elle a vu ici des personnes tellement plus malheureuses et qui avaient également bien plus de raison de l’être qu’elle réussit à relativiser. Elle fait son petit discours pour motiver les nouveaux arrivants. Elle part cet après-midi. Six longs mois, une demi-année sans voir personne de sa famille, sans le voir lui. Et elle se sent incroyablement détendue à l’idée de les retrouver. Elle a perdu un an d’études, c’est certain, mais elle a tant gagné en contrepartie qu’elle ne regrette pas une seconde cet isolement forcé de ses proches. Après la séance, elle retourne dans sa chambre rassembler les quelques affaires qu’elle n’a pas encore emballées. On frappe à la porte. — Entrez ! lance-t-elle sans s’interrompre. — Salut, Éloïse… Le temps de se retourner et il est déjà à genoux devant elle. Il lui sourit et l’embrasse. — Qu’est-ce que tu fais là ? lui demande-t-elle quand il la laisse respirer. — Cache ta joie ! la taquine-t-il. — Je suis contente de te voir mais je pensais que mes parents venaient me chercher en fin d’aprèsmidi. — C’est ce qu’on voulait que tu croies. Viens là, j’ai besoin de toi, tu m’as manqué… Il la soulève dans ses bras comme avant et s’assoit sur le lit en la prenant sur ses genoux. Elle pose la tête sur son épaule et soupire. — Toi aussi, tu m’as manqué… — J’espère bien ! — Tu as… — Ne recommence pas avec ça ! s’énerve-t-il. Avant son départ, elle lui avait demandé de reprendre sa vie de célibataire, elle ne voulait pas qu’il l’attende, elle ne savait pas dans quel état elle serait à son retour. Elle était partie le cœur saturé de colère et de ressentiments envers tous ceux qui l’avaient poussée à faire cette cure. À présent, tout ça est loin derrière elle, elle en a fait du chemin depuis… Mais elle lui avait dit de ne pas l’attendre. Elle sent son érection sous ses fesses et sourit. — Cette porte ferme-t-elle à clef ? demande-t-il en passant la main sous son t-shirt. — On peut la verrouiller… — Bien, parce que ça fait six mois que je dois me contenter de ma main droite et j’en peux vraiment plus… Elle éclate de rire car elle est exactement dans la même situation. *** — Pourquoi tu souris bêtement ? lui demande-t-elle alors qu’il arrive à table. Il l’embrasse et salue ses parents. — Alors ? insiste-t-elle. — J’ai validé toutes mes UV[6] ! annonce-t-il enfin. Des cris de joie fusent autour de lui et elle regrette de ne pouvoir lui sauter dans les bras. Mais comme il anticipe toujours tout, il la soulève et lui fait faire un tour avant de l’embrasser. — Je savais que tu y arriverais… murmure-t-elle à son oreille. — Je veux fêter ça dignement, samedi soir, on ira au Topaze. — Je ne sais pas si… Elle ne peut protester plus longtemps car sa mère les rappelle à l’ordre pour venir déjeuner. Elle n’est plus allée dans cette boîte depuis l’incident de la ruelle. Est-ce qu’elle aura vraiment la force d’affronter les regards qui la reconnaîtront sûrement ? Sa période de débauche remonte à quelques mois, mais on n’oublie pas la traînée en fauteuil roulant… Le samedi soir arrive trop vite à son goût. Elle n’a pas réussi à dire non, Matt semble tellement heureux à l’idée de passer la soirée avec ses amis qu’elle ne veut pas le décevoir. — Tu devrais mettre ta petite robe noire, propose-t-il alors qu’il est planté devant l’armoire et qu’elle attend, allongée en sous-vêtements sur le lit. — Non, je crois qu’un jean… — Sérieusement, j’aime quand tu mets cette robe, insiste-t-il. — La dernière fois… — Je me souviens de la dernière fois que tu la portais, et j’aimerais vraiment que ce soir tu la mettes pour moi. Il la rejoint et s’allonge au-dessus d’elle. — Et si tu fais ça pour moi, en rentrant on va chez moi et je fais un show juste pour toi avec le nouveau costume. — Quel nouveau costume ? demande-t-elle, mordant un peu trop facilement à l’hameçon. — Ah… ça, ma petite demoiselle, si tu veux le savoir, il faudra donner de ta personne et mettre ce joli bout de tissu noir… répond-il en brandissant la robe. — Tu fais du chantage à une handicapée, tu en as conscience ? tente-t-elle de le faire fléchir au nom de l’éthique. — Mais certainement ! Et si je vois que ça fonctionne, attends-toi à ce que je continue et que la mise augmente ! Il lui passe la robe en souriant et rien que pour ça, elle est contente de lui faire plaisir. Mais il va falloir qu’elle prenne sur elle pour affronter les regards, elle est persuadée que tous les habitués se souviendront d’elle. — Ok, si tu fais cette tronche toute la soirée, on va peut-être ajouter une cagoule à ta tenue… — Toujours le mot pour flatter les dames, toi ! Il l’assoit contre les oreillers et se place à cheval sur elle, les mains contre le mur, entourant son visage. — On y va, lâche le morceau. — Quoi ? fait-elle mine de ne pas comprendre. — Tu meurs d’envie de rester ici, et tu sais quoi, je ne vais pas te forcer à venir. Mais moi, j’y vais, avec ou sans toi. Parce qu’il n’est pas question que je me cloître ici sans raison valable. Donc tu vas me dire ce qui t’ennuie, on va résoudre le problème ensemble parce que je ne veux plus voir cette tête d’enterrement. On est d’accord ? Il n’est pas vraiment menaçant, mais elle aime bien le voir prendre les commandes comme ça. Alors elle lui fait part de ses doutes et surtout de ses craintes. — Tu veux déménager ? lui lance-t-il quand elle termine son exposé. — Pardon ? — Tu ne veux plus aller au Topaze parce qu’on risque de te reconnaître. Mais tu as quand même bien conscience que les clients de cette boîte sont disséminés un peu partout dans la ville, et c’est une petite ville. Donc, si on suit ta logique, on ne sort plus ou alors, on déménage. — Pourquoi « on » ? — Parce que si tu pars, je pars, déclare-t-il sans plus aucune once d’humour dans le regard. — Mais je ne veux pas partir ! se hâte-t-elle de répondre. — Super ! Alors on y va, on est déjà à la bourre ! Mince alors, il l’a bien eue, elle ne l’a pas vu venir ce coup-là ! Elle décide de lui faire confiance et se dit que c’est une nouvelle épreuve. Si elle la relève, elle sera plus forte. Oui, de temps en temps elle se ressort des petites phrases préfabriquées du centre de rééducation, c’est cliché mais on s’y habitue. Et elle se jette dans l’arène avec Matt en guise de garde du corps. Elle rencontre enfin Dante et Benj dont Matthias lui a tant parlé. Yoan aussi est là et il s’assoit d’office à côté d’elle. Entourée de ses deux sauveurs, elle sait qu’elle n’a rien à craindre. Lola, la petite amie de Dante, demande à Matt d’aller lui chercher à boire et profite de son absence pour prendre sa place. — Sérieusement, ce mec est collé à toi comme une moule à son rocher ! J’ai cru que je ne pourrais jamais discuter avec la fameuse Adeline ! La « fameuse », ça ne lui dit rien qui vaille. Lola doit voir l’inquiétude sur son visage car elle ajoute précipitamment : — Il parle sans arrêt de toi, c’est ce que je voulais dire, rien à voir avec ton fauteuil… — Il parle de moi ? Voilà qui est intéressant… Et avec tout ce que lui raconte Lola, elle sait qu’elle est tombée sur la bonne personne pour en apprendre plus sur les amis de Matt et ce dernier en particulier. Elle le connaît par cœur dans l’intimité et le quotidien qu’ils partagent depuis des mois maintenant. Mais le Matt qui fait partie des Golden Boys lui est relativement étranger. Quand il revient avec les verres, il fait signe à Lola de lui rendre sa place, mais elle fait comme si elle n’avait rien vu. Cette fille lui plaît vraiment. Elle ne lui dit pas textuellement « je suis sûre que nous allons être amies », ce qui aurait été sacrément cul-cul, il faut le dire. Mais elles ne se lâchent pas de la soirée et Adeline n’en revient pas du naturel avec lequel Lola se comporte à son égard. Elle l’a même aidée à se redresser à un moment où elle avait un peu glissé (à cause des collants), devançant de peu Yoan et Matt qui étaient sur le point de se précipiter. — C’est bon, la testostérone, on gère, avait lancé Lola. Bref, elle passe une excellente soirée et elle remarque les nombreux regards que son petit ami lui lance, d’abord inquiet puis soulagé. La vie ne lui a pas fait de cadeau, elle en a bien conscience, mais elle a vu bien pire qu’elle au centre et elle savoure cet instant, décidant que le premier jour du reste de sa vie, c’est maintenant. Épilogue Elle est assise sur le lit de Matt, il est parti se changer. Elle espère qu’il ne croisera pas sa mère, elle sait très bien ce que son fils fait comme travail mais quand même… sa mère quoi… Quand il revient, elle reste un moment la bouche ouverte puis éclate de rire ! — La ville est trop petite pour toi et moi, cowboy, finit-elle par lui lancer alors qu’il attend, les bras croisés, qu’elle cesse de rire. — Attends un peu d’entendre la musique que ton frangin a choisie, là tu vas pouvoir te marrer comme il faut… Il allume la chaîne et elle manque effectivement de s’étouffer quand les premières notes de Cotton Eye Joe résonnent dans la chambre. Mais lorsque Matt se met à danser, c’est une toute autre envie que celle de rire qui s’empare d’elle. Il est vraiment fait pour ça, ses mouvements sont souples et on dirait que son corps vibre naturellement au son de la musique, aussi saugrenue soit-elle. — Alors, mam’selle, je vous fais faire un petit tour sur mon cheval ? — Tu m’as parlé d’une « intégrale », Jolly Jumper… lui rappelle-t-elle sa promesse susurrée dans la voiture, au retour, tant il était heureux de l’avoir vue passer une bonne soirée. Il enlève chacun de ses accessoires, lentement, un par un, ses gestes experts ajoutant de la grâce à la scène même quand il retire ses bottes… des éperons ! Elles ont de vrais éperons ! Son frère est vraiment dingue… Mais le clou du spectacle, c’est quand il enlève d’un coup le pantalon qui ne tenait que par des velcros sur le côté. Là, elle est obligée de rire. — Un slip turquoise ? Pour un cowboy ? réussit-elle à dire entre deux hoquets. Il s’assoit sur ses cuisses et entame la lap-dance qu’elle a également réussi à lui extorquer. — Non, ton frère en a prévu un marron, mais j’avais encore envie d’entendre ton rire… [1] Jeu du Sirop de Perceval dans la série Kaamelott, où les règles sont incompréhensibles. Les emplois du temps sont souvent tellement saugrenus qu’ils évoquent à l’auteure une partie de sirop. [2] Souvenez-vous que c’était déjà le cas dans Feeling Good. L’auteure pourrait quand même se renouveler de temps à autre ! [3] Et dans les livres érotiques, bien sûr ! [4] Les lecteurs de Feeling Good reconnaîtront probablement cette ruelle qui en raconterait des choses, si elle pouvait parler… [5] Rehab de Amy Winehouse. Traduction : Ils voulaient m’envoyer en désintox mais j’ai dit ‘non, non, non’. [6] Unités de Valeur qui représentent chaque matière à passer en examen à la fac. Couverture réalisée par Jaja’s Team Crédits images : 123rf N° éditeur : 917089-36540 dépôt légal : décembre 2013 sarah plante <[email protected]>