Essai sur la Zahiriya d`Ibn Hazm

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Essai sur la Zahiriya d`Ibn Hazm
Es s a i s u r l a Z a h i r i y a
d 'Ib n H a z m
Si j'écris sur la zahiriya d'Ibn Hazm, c'est pour exposer les principes que mon cœur a
décidé d'épouser. Je sais que cette école de pensée n'a pas eu beaucoup de fidèles
voire même s'est attirée la foudre de nombreux juristes, de toutes les contrés et de
toutes les époques, en raison de sa négation du Qiyas (raisonnement analogique) dans
l'élaboration des lois!
En fait, mon cheminement me porta malgré moi vers cette voie, que je considère,
aujourd'hui, (peut être à tort) la plus proche de la vérité car j'avais acheté à Beyrouth,
en 2001, le « Ihkam fi ousoul al ahkam » et le « mouhala bil athar » d'Ibn Hazm, en
même temps que le « Majmou' al fatwa » d'Ibn Taymiyya. Je me souviens, à cette
époque, avoir risqué la prison car domicilié à Damas, les ouvrages d'Ibn Taymiyya
étaient interdits en Syrie! Le sacrifice pour une science nous octroie parfois la
compréhension de celle-ci avant même sa découverte... En effet, l'étude du second
imam me porta à mettre de côté le premier, que je découvris ainsi tardivement. Je
remarque, aujourd'hui, que durant le laps de temps qui a séparé l'achat de ces livres de
mon approfondissement de la pensée d'Ibn Hazm, mes positions se polarisèrent vers
celles de celui-ci, sans que je ne développe, pour autant, l'étude de la Zahiriya.
Je souligne, malgré que j'estime énormément cet imam, que je ne défends, en bon
zahiri, pas toutes ses positions, bien au contraire, et particulièrement ceux qui
concernent la croyance car à ce niveau il n'était, hélas, plus zahiri mais plutôt jahmi!
Personne n'est, effectivement, à l'abri de l'erreur! Personne... Et la vérité, on doit la
puiser d'où qu'elle puisse provenir avec un respect et une pudeur à l'égard de celui qui
nous l'enseigne, tant que les bienfaits de l'enseignant l'emportent, bien évidemment,
sur ses méfaits.
Ce que j'ai aimé chez Ibn Hazm, c'est avant tout, sa « logique du bayan » et son franc
parler1. En effet, je préfère un franc parler sincère qui peut parfois blesser plutôt
qu'une parole qui flatte l'ego, provenant d'un démagogue hypocrite, qui cherche plus
à vous séduire qu'à vous instruire. J'ai toujours détesté l'ambiguïté et l'anarchie et
apprécié la clarté et l'ordre. C'est pourquoi, j'ai épousé la Zahiriya dans ses principes
car elle offre un cadre à mon intelligence à la différence d'un grand nombre de
musulmans qui pensent « anarchiquement » en suivant l'école juridique de leur
passion. Je préfère discuter avec un égaré à la pensée construite plutôt qu'un
musulman à la pensée désordonnée ou mortifiée par l'imitation aveugle d'un
1Peut être en raison de ma nature propre, qu'Allah me pardonne mon manque de tact et puisse adoucir mes propos, mon
cœur et mes actes
« homme » quelque soit le degré de sa science ( taqlid), car avec le premier on peut
discuter et cheminer vers la vérité puisque c'est l'idée qui culmine dans le débat,
tandis qu'avec le second, le mépris prend, très souvent, le dessus sur la discussion car
c'est la passion qui, ici, prend la place de la raison. C'est pourquoi un homme de
science disait: « J'ai réussi à gagner tous mes débats sauf ceux orientés vers des ignorants
car pour eux le vrai et le faux s'équivalent! »
Ainsi, la Zahiriya est une école de lecture des sources de l'islam, pas comme les
autres dans la mesure où elle se distingue des autres écoles par le fait qu'elle se donne
pour but de se mettre en présence des seuls textes, du coran et de la sunna, et de les
comprendre par eux-mêmes, car un texte révélé, selon elle, doit être compris par luimême sinon ce qui sera compris ne sera pas ce qui a été révélé. Les Zahirites sont
connus pour leur profonde sincérité, peut être y trouvera-t-on ici une raison à leur
motivation. Ils ne craignent, en effet, dans leur voie pas le blâme des blâmeurs et
défendent leur position avec fermeté et rigueur. Ils sont le plus souvent très éloquents,
profonds dans leur pensée et composent beaucoup d'ouvrages. Ce fut le cas de Daoud
le fondateur et d'Ibn Hazm, grâce à leurs écrits l'école perdura dans le temps malgré
une coalition contre elle.
Les autres écoles comme la hanifisme de l'Imam Abou Hanifa, le malikisme de l'Imam
Malik ou le shafi'isme de l'Imam Shafi'i accordent une place importante,
respectivement, à l'opinion personnel, la coutume des médinois et le Qiyas. D'autres
écoles ont vu le jour comme le Hanbalisme de l'imam Ahmed et le Zahirisme de
l'Imam Mohammed Ibn Dawoud qui accordent, quant à eux, une place importance à
la tradition, et d'autres enfin se sont éteintes comme l'école de l'imam Aouza'i ou celle
de l'Imam Thawri qui, selon Ibn Jaousy, a par scrupule enterré ses propres
compositions.
En effet, le danger qui s'est présenté à la communauté musulmane fut la division,
qu'elle soit doctrinale ou jurisprudentielle, en raison de l'éloignement par rapport aux
sources scripturaires, consécutif de l'imitation aveugle de savants au détriment du
prophète. Et c'est ce qui arriva à une époque, si bien, que le mariage fut proscrit, à
l'intérieur même de la communauté musulmane, entre les partisans des différentes
écoles de droit!
C'est dans un tel contexte que le Zahirisme vit le jour. Cette école se donna pour défi
de revivifier l'unité primitif de l'islam par une méthodologie de lecture qui bannit tous
les outils fabriqués par l'homme, et qui en éloignerait au maximum son intervention,
source, en effet, de toutes les contradictions et de tous les conflits. Le Zahirisme est
une école dont le plus grand représentant fut, sans contestation, Ibn Hazm
d'Andalousie.
Nous allons dans l'étude qui va suivre exposé les principes de la Zahiriya selon Ibn
Hazm, après une brève biographie de ce dernier, qui fut, soulignons-le, par son
« Ihkam fi ousoul al ahkam » la source d'inspiration du Cheikh Albani, instigateur et
promoteur du mouvement de la Salafiya du XX ème siècle. C'est encore le
« Mouhala » d'Ibn Hazm, qu'étudieront les « frères musulmans » durant la
répression de Nasser, comme s'ils y avaient dans les écrits d'Ibn Hazm, les clés d'un
réformisme de la communauté musulmane...
1) Qui est Ibn Hazm?
Ibn Hazm naquit aux environs de Cordoue le 30 ramadan 384 soit en 994. Son père
qui était visir d'al Mansur, qui gouvernait à la place du calife Hisham II, le nomma Ali.
Ali Ibn Hazm grandit à l'écart des autres enfants et passa toute son enfance dans le
harem de son père. Ibn Hazm reçut une éducation complète à la mode de son temps.
Il avait étudié la grammaire arabe, la rhétorique et la poétique.
Quand le petit Ali arriva à l'adolescence alors commença pour le califat de Cordoue
une période de trouble et de coups d'état qui ne prendra fin que par sa ruine
définitive. Ibn Hazm fut emprisonné à plusieurs reprises en raison de ses positions
légitimistes. Il pensait qu'il fallait servir non celui qui détient le pouvoir mais celui qui
devait légitimement l'exercer. Quand il se rangea du côté de Abdel Rahman V al
Moustazhir qui fut déclaré calife en 1023, Ibn Hazm devint son ministre. Or, le calife
ne gouverna que 6 semaines avant d'être massacré. A la suite de la chute du calife, Ibn
Hazm fut incarcéré et à sa mise en liberté, il se retira de la vie politique pour se livrer à
l'écriture. Il n'avait, en effet, plus d'espoir de faire triompher ses convictions
légitimistes. Il se consacra donc à la structuration et à la composition de sa pensée.
Son éducation l'avait remplié sur lui-même et son expérience dans la politique lui avait
conféré la connaissance de l'essence humaine, si bien que ses écrits furent d'une
finesse psychologique indéniable et d'une analyse logique remarquable. Suite aux
déceptions qu'il avait connu, il s'éloigna de l'homme en raison de sa bassesse pour
revenir vers Dieu: « De même que nous pouvons trouver une âme qui rejette les
agréments et les plaisirs, soit pour se fortifier dans l'obéissance à Dieu, soit par souci
d'hypocrisie en ce bas monde, en vue d'acquérir un renom d'ascétisme, de même nous
trouvons des âmes qui se détournent du désir de rencontrer leurs semblables parce que
leur fierté foncière répugne à la trahison ou parce qu'elles n'arrivent pas à oublier qu'elles
ont (une fois) été mal récompensées dans leur affection. » 2 Ainsi, Ibn Hazm, bâtisseur
qu'il fut, traduit ici sa répugnance pour l'homme et son désespoir de construire
2 « Le collier de la colombe », p. 273
quelque chose à partir de lui. Il combat, par dessus tout, l'hypocrisie au moyen de la
défense du « langage ». Pour sauver l'usage de la parole, il pourchasse sans répits les
doubles sens et les sous entendus par la valorisation du sens apparent.
Il se rallie, par conséquent, naturellement à la Zahiriya et trouve dans celui-ci,
l'expression de sa sincérité absolue et le moyen de se soumettre à l'épreuve. Il prôna
l'affranchissement en professant l'obéissance exclusive à Allah et à son prophète et
non à des « hommes » quelques soient leur mérite et leur savoir, particulièrement ces
juristes malékites qui étouffaient l'Espagne. Ainsi, celui que l'on pensait vouloir
réduire à néant la raison humaine se trouve faire figure de défenseur du libre examen
et de libérateur de la pensée. Le zahirisme présenterait ainsi un paradoxe qui le
caractériserait élégamment : « Le triomphe de la raison se trouve dans sa libre
disparition. »
Il a donc fondé une école qui lutte intrinsèquement contre l'esprit partisan qui naît
naturellement chez toutes les autres écoles. Esprit de synthèse, qui aime la rigueur et
l'harmonie, Ibn Hazm élabora donc un cadre de pensée par lequel il s'attaquera à
toutes les doctrines qui s'éloigneraient de la lecture apparente des textes. Mais sa
violence dans la polémique, la simplicité de ses doctrines, et la largesse de ses
connaissances lui font des jaloux et des ennemis dans toutes les villes, si bien, qu'il fut
ordonné un autodafé de ses livres à Séville. Il connut donc beaucoup de tribulation
même dans le terrain de la science, banni de province en province, il se retira enfin
dans une maison de famille où il mourut en 456, soit en 1064, à l'age de 70 ans.
Son œuvre fut immense! Son fils Abou Rafi' al Fadl Ibn Ali a dit qu'il avait rassemblé
près de 400 de ses livres, contenant près de 80 000 feuilles! Sa'id al Andaloussi a
dit : « Ceci était une particularité qui n'était propre à aucune autre personne en terre
d'islam avant lui sauf à Abou Ja'far Mohammed Ibn Jarir at Tabari, certes ce dernier
étai l'homme de l'islam à avoir écrit le plus d'ouvrages. »
Les avis des savants à l'encontre d'Ibn Hazm sont divergents, certains le
désapprouvent et d'autres le louent. A ce sujet l'imam ad Dahabi les synthétise : « J'ai
une préférence pour Ibn Mouhammed (Ibn Hazm), vu sa passion pour le hadith
authentique et sa connaissance en ce domaine, même si je ne suis pas d'accord avec lui sur
plusieurs points, sur les narrateurs, les défauts et les mauvaises affaires en matière de
« principe(ousoul) » et de « branches (fourou') ». Et, j'affirme ses erreurs sur plusieurs
questions mais je ne dis pas qu'il est un non croyant, ni qu'il est égaré. Je lui souhaite ainsi
qu'à tous les musulmans la grâce et le pardon. Et je reconnais son extrême intelligence et
ses larges connaissances. » 3 En effet, on reproche à Ibn Hazm sa langue et son style
3 « Siyar a'lam annouboula », Dhahabi (18 /201)
polémiste, ses positions singulières en droit, son prétendu « mourjisme » et son
« jahmisme » .
Ibn Kathir disait à propos d'Ibn Hazm: « Il disait et écrivait beaucoup de critiques au
sujet des savants, ce qui a été à l'origine de la rancune de ses contemporains à son égard,
rancune qu'ils ont transmise à leurs rois qui l'on, ensuite, chassé de son pays. » 4 On disait
en outre : « Que la langue d'Ibn Hazm et l'épée d'al Hajjaj étaient jumelles! »
Ibn Abdel al Bar disait quant à lui, à propos d'Ibn Hazm : « Je ne vois en ce Zahirite
que son éloignement par rapport aux savants parmi les salafs et les khalafs. Il a divergé
avec l'ensemble des groupes de juristes et s'est singularisé d'eux, et l'on ne peut pas devenir
un imam dans la science, si l'on prend que ce qui est singulier dans celle-ci » 5
Malgré, le fait qu'il fut loué par Ibn Taymiyya à propos de la question de la « foi et de
l'excommunication (iman wa takfir) », certains ont décelé des traces de « mourjisme »
dans ses ouvrages, notamment quand il soutient, en substance que « la foi dont le
contraire est la mécréance est un acte du cœur et une attestation par la langue. » 6 Ibn
Hazm distingue, en effet, « la foi originelle, la foi obligatoire et la foi recommandée ».
Dans la première catégorie, il n'inclut pas l'action à la différence des autres catégories.
Pour lui la mécréance se réalise donc au premier niveau, l'abandon de l'acte au niveau
de la foi obligatoire (relative aux actes obligatoires) implique selon lui la perversion et
non la mécréance. Pour ce qui concerne le troisième niveau, il n'y a ni perversion, ni
mécréance, si le fidèle abandonne les actes recommandés. C'est pourquoi, Ibn Jaouzy
a dit que le zahirisme était une tendance parmi les courants du mourjisme. Soulignons,
toutefois, que ces propos vont à l'encontre des paroles suivantes d'Ibn Hazm: « La foi
et l'islam sont une même chose... c'est-à-dire un acte du cœur, une parole de la langue et
une action des membres. » 7
En ce qui concerne son jahmisme, Ibn Taymiyya disait: « Même si Ibn Hazm était à
propos des questions de la foi et du destin plus droit que d'autres, plus savant dans la
science du hadith, et plus respectueux de ses dépositaires, cependant il a mélangé entre les
paroles des philosophes et des mou'tazilites dans les questions relatives aux attributs
divins... Il a confirmé les gens du hadith dans le « lafz » (forme) mais a confirmé les
philosophes dans le sens (al ma'na). » 8 Soulignons, qu'Ibn Hazm s'est opposé ici au
fondateur du zahirisme Abou Soulaiman Daoud, dans le fait de s'éloigner de la
littéralité, qui lui s'était rangé de l'avis des pieux prédécesseurs.
4
5
6
7
8
«
«
«
«
«
Al bidaya wa nihaya », Ibn Kathir, 12/92
Istizkar », p. 309
Al Fasl », Ibn Hazm, 255/3
Mouhala », Ibn Hazm, 38/1
Majmou' al fatawa», Ibn Taymiyya, 19/4
Voilà, pour ce qui est des reproches dirigés à l'encontre d'Ibn Hazm9. Concluons que
beaucoup de savants lui reconnaissent son intelligence et la largesse de ses
connaissances et beaucoup aussi lui font des reproches.
2) Les principes de la Zahiriya
Ibn Hazm se donne pour but de rendre le texte compréhensible par lui-même car ce
qui serait compris par autre chose que le texte, ne proviendrait pas, selon lui, du
texte. Telle est la base de la Zahiriya d'Ibn Hazm. Cette thèse trouve son origine dans
la nature même du langage. En effet, le but du langage est l'intercommunication c'està-dire d'établir un contact, un pont, entre, au minimum, deux personnes distantes. Le
langage est donc un moyen de transmettre et de véhiculer des informations, des
volontés, des idées... A chaque mot doit correspondre un concept. Ce concept est
unique malgré les différentes formes que peuvent prendre les langues qui le
traduisent. A ce niveau, la langue arabe n'a donc pas le moindre privilège sur les autres
langues. C'est pourquoi un verset coranique énonce: « Et Nous n'avons envoyé de
Messager qu'avec la langue de son peuple, afin de les éclairer. » 10
‫وما أرسلنا م ن رسول إل بلسان قومه ليبي لهم‬
Ainsi, la fonction première de la langue, c'est de transmettre des mots qui contiennent
une idée ou une volonté afin de permettre la sociabilité de l'homme vis-à-vis de son
semblable. C'est dans ce sens que l'on comprendra le caractère divin de son
institution. En effet, la révélation enseigne que le langage est d'institution divine : « Il
lui a appris à s'exprimer clairement, » 11 énonce un verset du coran.
‫علمه البيان‬
La définition du langage comme acte, le fait dépendre d'un agent. Cet agent peut-il
être l'homme? Non, car l'agent doit avoir une antériorité par rapport à l'acte. Mais
l'homme ne peut exister sans langage avant le langage. Donc il n'est pas l'agent. C'est
donc Dieu qui est cet agent, c'est-à-dire celui qui institue le langage et l'enseigne. A ce
sujet Ibn Hazm ajoute : « Il est constant qu'il (le langage) est une institution venant du
commandement de Dieu et un enseignement qu'Il a donné. Néanmoins nous ne nions pas,
quant à nous, la convention des hommes dans la production des langues diverses après
9 On peut ajouter qu'il s'est refusé de puiser des hadiths de l'imam Tirmidhi
10 C14/4
11 C55/4
qu'eût existé une langue unique qu'ils possédaient et grâce à laquelle ils ont connu la
quiddité des choses, leurs qualités et leurs définitions. Nous ne savons pas quelle était la
langue que possédait Adam à l'origine. Cependant nous affirmons nettement qu'elle était
la plus parfaite de toutes les langues, la plus distincte dans ses expressions, la plus
exempte d'ambiguïté, la plus forte en concision, celle qui disposait du plus grand nombre
de tout ce que contient le monde, substances ou accidents, conformément à la parole
divine : « Il enseigna à Adam tous les noms. » 12
‫وعل آدم الساء كها‬
Si la langue adamique représente la norme idéale, c'est en raison de sa pureté et de sa
proximité avec Dieu puisque provenant directement de Lui. Mais quand la langue
s'éloigne de son origine, et ne réalise plus sa fonction, c'est-à-dire de transmettre
clairement un message, c'est qu'entre le mot et le concept s'infiltre un « élément
perturbateur » que celui-ci soit Satan ou l'homme. C'est pourquoi Ibn Hazm s'est
élancé contre le « Taqlid », « l'imitation aveugle » des savants et l'étude des
commentaires de commentaires de commentaires... C'est, effectivement, par cette
voie que les rabbins israéliens voulaient conserver leur prérogative sur le peuple; en
les empêchant d'avoir accès directement aux textes afin de s'arroger des droits qu'ils
ne méritaient pas, parfois divins quand il était question de législation. La Zahiriya
veut ainsi mettre l'homme face à Dieu dans son adoration, pour ne pas tomber dans
les erreurs du passé, et le libérer de son semblable « commentateur », aussi savant
qu'il puisse être, qui ne peut que constituer un voile opaque entre lui et son Créateur,
s'il entache d'humanité la parole divine par son interprétation. C'est pourquoi, le
retour aux textes de la révélation suffit, selon Ibn Hazm, pour y trouver les lois
divines puisque révélés « en une langue arabe très claire. » 13
‫مبي‬- ‫ب‬. ‫بلسان عر‬
En somme, pour Ibn Hazm, rien d'extérieur à la langue ne peut servir de critère, ni de
raisonnement spéculatif, ni jugement de valeur: le sens doit être contenu dans le mot,
dans la phrase, et présenté sans ambiguïté par le discours. Selon Ibn Hazm, il faut
prendre les textes dans leur sens apparent car il est dans l'essence métaphysique et
théologique de la langue d'être toute dans le donné immédiat de l'apparence.
Ibn Hazm s'est acharné contre les partisans d'une lecture cachée du coran. Il décèle
dans cette manière d'agir une porte qui donne sur l'anarchie et l'octroie de toutes les
licences. Toutefois, selon Ibn Hazm, le sens caché, c'est-à-dire l'usage d'un mot en
12 C2
13 C26/195
dehors de sa signification apparente obvie n'est formellement exclu. En effet, il
énonce: « Nous trouvons dans la langue des expressions verbales transportées hors de
leur usage courant et détachées de l'objet que leur attribue le lexique pour se rapporter à
d'autres choses. C'est ce qu'a fait le Créateur de la langue et des hommes qui la parlent,
Lui qui l'a constituée comme Il l'a voulu. Et c'est ce qu'ont fait certains lexicographes, et
ce que font deux hommes quand ils conviennent entre eux d'un sens technique. Ainsi, le
très haut a transporté le nom de salat du sens objectif qu'il avait dans la langue, à celui
d'orientation vers la ka'ba, de station debout, d'inclinaison du corps, de prosternation, de
position assise, avec des traits définis, qui ne peuvent être transgressés. » 14 Il ajoute ainsi:
« S'ils nous trouvent un éclaircissement du prophète avec transposition d'un verset du
sens apparent à un sens caché, nous y obéirons. Mais s'ils ne nous trouvent pas
d'éclaircissement du prophète, l'un n'est pas plus digne que l'autre de fournir une
interprétation sur le sens caché que comporte ce verset. » 15 A partir de ce principe, se
ferme la porte des interprétations tendancieuses des textes par des hommes qui
s'érigent en « faux prophètes! » Ibn Hazm conclu, que si le sens caché ne rejoint pas
en définitive un sens clair, il n'y a plus de règle, plus de garantie de compréhension.
Le sens apparent n'est pour Ibn Hazm pas un sens approximatif, superficiel, celui que
l'on saisit en gros à la première audition mais c'est l'évidence linguistique, liée à la
compréhension profonde du principe de la langue. Pour Ibn Hazm, l'ordre qu'il soit
divin ou prophétique exclut catégoriquement le choix car quand Allah dit: « Ne
transgressez pas, certes Allah n'aime pas les transgresseurs. » 16
‫ول تعتدوا إن الله ل يحب المعتدين‬
« La transgression, souligne Ibn Hazm, consiste à sortir des limites de l'obligatoire. Or
celui qui, sans ordre de Dieu et du prophète, change le mot de sa place dans la langue,
cette langue dans laquelle Allah, le Très Haut, nous a parlé, et le fait passer à une autre
signification, celui-là transgresse. Qu'il sache donc que Dieu ne l'aime pas, et s'il ne l'aime
pas, Il le hait. » 17 Dans un autre verset, le prophète a dit: « Je ne vous dis pas que j'ai
les trésors de Dieu, je ne connais pas l'invisible. » 18
‫ول أق*ول* لك*م عندي خزآئن الله ول أعلم الغيب‬
Ibn Hazm commente ce verset: « N'y eut-il que ce verset, il serait suffisant, parce que le
14
15
16
17
18
« Ihkam », Ibn Hazm, III p. 4 et 5
« Ihkam », Ibn Hazm, III p. 41
C2/190
« Ihkam », Ibn Hazm, III p. 42
C11/31
prophète s'abstient du mystère et qu'il ne suit que ce qui lui est révélé. Celui qui prétend à
l'interprétation allégorique et délaisse le sens apparent, délaisse la révélation et prétend
au mystère. Tout ce qui s'éloigne du témoignage direct, c'est-à-dire du zahir, est un
lointain mystère, auquel ne s'applique aucune démonstration à partir de l'évidence
rationnelle. » 19 Ibn Hazm signale ailleurs que le prophète s'est abstenu de toute
interprétation allégorique. Il n'éclairait le coran qu'en vertu d'une autre révélation,
spéciale à cet effet, il n'apportait rien de lui-même. Ainsi, la doctrine du sens caché est
blasphématoire à l'égard de Dieu. En effet, Allah désire nous faire comprendre sa
parole, et Il peut le faire. Soutenir le contraire, par la théorie du caché ou de
l'implicite, c'est admettre en Dieu la maladresse et l'impuissance! Ainsi, si ce que
supposent les disciples de ces théories était vrai alors personne n'aurait l'intelligence
de la parole de Dieu, personne ne l'a comprendrait et elle serait vide de sens! Qu'il soit
exalté, le Très haut, loin de ce que les associateurs lui attribuent! Cette argumentation
met en relief que si l'homme ne comprend pas le langage divin, celui-ci devient vide
de sens. Mais comprendre, c'est comprendre ce qu'il dit. S'il est besoin d'une
interprétation, c'est elle qui serait comprise, non la parole révélée. Là où le
commentaire est légitime, il ne doit jamais sortir du texte, il ne doit pas se substituer à
lui! Ibn Hazm soupçonne, à juste titre, que tout ce qui s'écarte de près ou de loin de
l'évidence s'approche simultanément de l'erreur.
3) Les sources de la zahiriya
Ibn Hazm s'est occupé de la question de la pratique du zahirisme à l'échelle de la Loi
et a établit toute une méthode de lecture afin d'extraire le sens authentique d'un texte
scripturaire et d'en bannir tous les faux sens. Ses sources sur lesquelles, il se base sont
les quatre mode du savoir: le coran, le hadith, le consensus, la raison et les sens.
a) Le Coran
Le Coran est la première des sources dont la primauté est indiscutable.
b) Le hadith
Le hadith est la seconde des sources avec la précision de l'équivalence par rapport
coran. Ibn Hazm se rangeait de l'école du Hadith(Ahl al hadith). Par rapport, aux
actes accomplis par le prophète, il estimait qu'il n'y a là aucun devoir d'obligation et
que Dieu dit simplement que nous avons dans la personne du prophète un bel
exemple. En effet, pour Ibn Hazm, il faut qu'un ordre ou la défense soient formulés
expressément et textuellement afin d'être valide, le hadith devient donc le
19 « Ihkam », Ibn Hazm, III p. 43
prolongement du coran et son authenticité est garantie par le coran lui-même:
« Nous avons fait descendre le rappel et nous en sommes le Gardien »
« Si quelqu'un, affirme Ibn Hazm, est d'avis que Dieu ne signifie par là que le seul
Coran, de sorte que la garde divine ne soit garantie qu'à lui et non aux autres inspirations
qui ne sont pas le coran, voici ce que nous lui répondons: c'est là une présomption
mensongère et dénuée de preuve, et c'est une particularisation du mot dhikr en dehors de
toute indication. Que faut-il donc entendre par dhikr? C'est un nom qui s'applique à tout
ce que Dieu fait descendre sur son prophète, que ce soit le coran ou la sunna, d'une
révélation par laquelle il éclaircit le coran. » 20
Ainsi, pour Ibn Hazm, que le hadith soit rapporté par 100, 10, 3 ou une personne
reste un hadith authentique tant que sa chaîne ne présente pas de faille et qu'elle
remonte jusqu'au prophète. Ainsi, Ibn Hazm accepte le « khabar ahad » et rejette le
hadith « Moursal » en droit, parce qu'il lui manque un chaînon pour le rattacher au
prophète, il n'admet pas non plus un hadith qui est donné comme venant d'un
compagnon, sans donner son nom. Pour lui tous les hadiths forment une masse
compacte, à l'instar du coran, ou aucune partie n'entre en conflit avec une autre. C'est
pourquoi dans le cas de la contradiction entre deux traditions, il formule des issues
selon les quatre cas suivants:
●
●
●
L'un peut avoir une signification plus restreinte que l'autre. Il est obligatoire dans
ce cas d'excepter ce qui a la signification moindre de ce qui a la signification la plus
large. Quand une permission se heurte avec une interdiction, si la permission est
plus étendue alors on excepte l'interdiction, si c'est l'interdiction qui est la plus
étendue, alors on en excepte la permission. Et le procédé sera identique
lorsqu'une prescription entrera en compétition avec une défense.
L'un des deux textes rend obligatoire ou interdit une partie de ce que l'autre rend
obligatoire ou interdit. Certains, pensant que l'énoncé d'un précepte particulier
implique la négation de ce qui n'est pas énoncé, voient dans ce cas une opposition.
Mais il n'y en a aucune. Le cas particulier entre dans le cas général, dès que ce
dernier est formulé.
L'un des deux textes apporte l'ordre d'exécuter un certain acte déterminé par une
certaine qualité, un certain temps, en rapport avec tel individu, en tel lieu, selon
tel nombre. Dans l'autre texte, il y a interdiction d'un certain acte avec telle
qualité, en tel temps et lieu, selon tel nombre. Et il y a, dans chacun des deux actes
en question, l'un ordonné, l'autre défendu, quelque chose qui peut être excepté de
l'autre. Cela arrive si une partie de l'un est générale par rapport à une partie
correspondante de l'autre, et inversement.
20 « Ihkam », Ibn Hazm I, p. 122
●
Un texte interdit ce que l'autre permet, sans exception, ou bien l'un rend une
chose obligatoire, et l'autre fait tomber cette obligation sans exception. Ici il n'y a
pas d'accord possible. L'opposition disparaît avec un des textes quand on sait avec
certitude que l'un abroge l'autre. Mais en l'absence d'une telle certitude, il est
interdit de supposer l'abrogation et on ne peut abandonner une loi dont on est
sur, par crainte, qu'elle ne soit abrogée. La seule conduite à tenir est la suivante: «
Il est obligatoire dans ce cas de considérer le texte qui est conforme à la situation dans
laquelle nous serions, si l'un des deux n'avait pas été transmis; alors nous laissons ce
texte de côté pour prendre l'autre. Il n'y a absolument aucune autre solution
permise. » On dira que cela revient à rejeter un des deux textes. Mais non, ce n'est
juste qu'une suspension de jugement qui est légitimée par notre ignorance.
Selon Ibn Hazm, il y a quatre signe qui permettent de déterminer une abrogation; le
consensus, la preuve historique par l'antériorité et la postériorité, la preuve textuelle
explicite, la preuve par le déplacement d'un mode du commandement à un autre.
c) Le consensus
Le consensus est la troisième source de la zahiriya à la différence qu'Ibn Hazm le
limite à celui des compagnons. En effet, selon lui : « Les cœurs sensibles inclinent à la
douceur dans les rapports humains. Les cœurs durs inclinent à la rigueur. Les gens qui
sont forts dans l'action s'appliquent aux résolutions fermes, à la patience, à l'isolement,
ceux qui ont de faibles moyens penchent pour l'allègement des prescriptions. Certains ont
le goût de la vie facile et recherchent la jouissance, d'autres qui préfèrent la rudesse se
tournent vers l'austérité. Quand ils ont des dispositions égales pour tout, ils ont tendance
au juste milieu. Les colériques sont prompts à tout désapprouver, et les pacifiques enclins
à fermer les yeux. Il est absolument impossible et absurde que tous ces gens-là puissent
tomber d'accord sur la valeur d'obligation d'un jugement, en partant de leur opinion
personnelle... Des naturels différents ne peuvent s'accorder que sur ce qu'ils saisissent
également par leur sens et ce qu'ils connaissent par les intuitions de leur raison. Or les
jugements de la Loi ne dépendent ni de la raison, ni des sens. Donc il est faux qu'un
consensus soit valable à leur sujet, quand il porte sur autre chose qu'une institution
divine. » 21 C'est pourquoi il ajoute: « Sachez que celui qui suit le texte du coran et les
traditions rattachées par une chaîne de transmetteurs sûrs au prophète de Dieu, celui-là
suit d'une façon certaine le consensus. » 22 Ainsi, Ibn Hazm limite le consensus à celui
des compagnons car ils ont constitué, au début de l'islam, la totalité des croyants et
leur consensus a été véritablement le consensus arrêté de tous les croyants, au
contraire, chacun des siècles suivants n'a représenté qu'une partie des croyants. Ce
raisonnement suppose que les fidèles à venir ne comptent pas parce qu'ils n'existent
21 « Ihkam », Ibn Hazm IV, p. 138
22 « Ihkam », Ibn Hazm IV, p. 128
pas encore,ce qui est admissible. Mais les croyants du passé, quoiqu'ils n'existent plus,
doivent compter. C'est que la norme est dans le passé, et ne peut être là, puisque la
révélation islamique est achevée, tandis que l'avenir est ouvert. Enfin les compagnons
formaient un groupe limité, qu'on peut dénombrer, dont on peut connaître les
enseignements. Cette condition ne s'est plus réalisée après eux.
Dans le prolongement, Ibn Hazm soutenait que celui qui suit uniquement l'opinion
d'un savant fait du « Taqlid » , car dit-il en substance : « Quiconque suit un homme en
particulier s'oppose à la communauté et donc au consensus. » 23 Il va même jusqu'à
frapper d'excommunication ( takfir) celui qui s'oppose au consensus.24
d) La raison
Selon Ibn Hazm la raison humaine ne peut porter, par elle-même, aucun jugement
de valeur religieuse, sur les choses et par suite aucun jugement de valeur absolument.
« Il n'y a dans la raison, dit-il, que le discernement des êtres, selon ce qu'ils sont, et la
compréhension du discours. » 25 Ainsi, les raisonnements sur la Loi devront s'appuyer
sur les éléments de compréhension que le texte lui-même de la Loi leur présente. A
partir de là, toute appréciation humaine est rejetée comme par exemple « l'istihsan ».
La raison est donc, pour Ibn Hazm, un outil par lequel on tend vers la vérité
supérieure grâce à l'approfondissement, à la comparaison, à la hiérarchisation et à
l'assemblage des connaissances. C'est donc par la raison, que le sens d'une sentence
se clarifie et se développe, et que l'on peut distinguer de la Loi, ce qui est
« essentiels » de ce qui est « accessoires » afin de hiérarchiser nos actes d'adoration
par rapport à l'importance et à la priorité de leur pratique.
e) Les sens
Selon Ibn Hazm, l'évidence sensible est aussi une voie d'acquisition de la
connaissance. En effet, selon l'adage célèbre: « Il ne sert à rien de chercher à prouver
l'évidence d'une vérité à quelqu'un, si l'on arrive pas au préalable à lui prouver la clarté
du jour. » L'évidence sensible constitue une forme de connaissance tant qu'elle ne
s'oppose pas à la révélation. Ibn Hazm admet, en effet, qu'il puisse exister,
légitimement, voire légalement une zone neutre et indifférente de la Loi, à l'intérieur
de laquelle le croyant ne se fiera qu'à son expérience sensorielle et intuitive, c'est-àdire à sa conscience. Ainsi, Ibn Hazm énonce: « Sache, que toute connaissance entre
dans l'une de ces deux catégories. La première se subdivise, elle-même, en deux séries. La
série comprend « tout ce que l'homme sait par sa nature et les implications de sa création
23 « Ihkam », Ibn Hazm IV, p. 198
24 « Maratib », Ibn Hazm, p. 7
25 « Ihkam », Ibn Hazm I, p. 53
privilégiée par le logos (nutq), lequel est le discernement (tamyiz), la liberté de disposer
(tasarrouf) et la différenciation entre les choses vues (moushahadat). Elle fait partie des
connaissances rationnelles premières, telles que le fait de savoir que le tout est le plus
grand que la partie (...) et que la vérité ne peut être dans une chose et son opposé à la
foi. » 26 La deuxième comprend : « tout ce que l'homme saisit par ses sens, lesquels
conduisent à la certitude par l'intermédiaire de la raison. C'est ainsi que l'on sait que le
feu est brûlant, que la neige est froide (...). Ici, l'homme ne peut saisir comment il a eu
conscience du bien fondé de cette connaissance. Entre le moment où il a commencé à
comprendre, à discerner et à se remémorer les premières impressions de son âme et celui
où il a eu la révélation du bien fondé de la connaissance de ce que nous avons indiqué,
aucun laps de temps ne s'est écoulé, ni court, ni long, ni minime, ni important et aucun
délai non plus, ce n'est là que l'action de Dieu dans l'âme, laquelle se trouve contrainte,
par nécessité, à cette activité dont elle-même ne peut s'écarter et à aucun prix. Ceci n'est
pas l'apanage de certaines âmes, à l'exclusion des autres, mais c'est, plutôt, la marque de
toute âme capable de discernement et indemne de toute défectuosité. Ainsi, toute personne
sait que tout le monde partage, en nécessité cette faculté. Si donc un homme entreprend de
faire croire à un autre le contraire de ce que nous avons indiqué, il n'y parviendra jamais.
Si jamais un jour il y parvient, qu'il sache que sa raison présente une tare très intense et
qu'il ne peut en être autrement. » « Pour ces deux séries de connaissances, remarque Ibn
Hazm, il n'est pas possible de réclamer un dalil pour en établir le bien fondé, il n'est pour
le faire qu'un homme démuni de raison, ou d'une ignorance très accusée ou se trouvant
dans une situation similaire, mais ce dernier ne représente qu'une simple minorité. Bien
au contraire, c'est de là que se dégage tous les indices (dalail) et c'est vers cette direction
que reviennent tous les raisonnements apodictiques (barahin), quand même leurs limites
extrêmes vont-elles plus loin que les simples conclusions tirées des prémisses de la manière
que nous avons déjà signalée. Il en est ainsi jusqu'à l'infini, même si les prémisses
(qarain) et les conclusions (nataig) se multiplient et que leurs espèces varient. En fin de
compte, tu te trouveras cantonné dans ces deux séries de connaissances offertes, en don,
par le Premier, l'Unique, par un effet de sa générosité et une émanation de sa grâce, sans
que, pour autant, nous en soyons dignes. En effet, nous n'avions rien accompli auparavant
qui pût faire obligation à Dieu de nous gratifier de ce don immense grâce auquel Il nous
ouvrit les voies susceptibles de nous apparenter aux anges, les meilleurs des créatures,
celles sur lesquelles Il répandit totalement les vertus pour les purifier de toute défectuosité
et de tout défaut. » 27
Pour sauvegarder l'évidence, l'idéal serait de raccrocher les « conclusions »
directement et immédiatement aux « prémisses ». Et c'est dans cette entreprise que se
lance Ibn Hazm, en établissant les bases d'une lecture apparente des textes
26 « Taqrib », p. 191
27 Ibid, p. 157
scripturaires: la Zahiriya ou la « logique du bayan ».
4) La logique du bayan
Selon Ibn Hazm puisque les choses sont en elles-mêmes neutres avant les sentences
de la Loi, il en résulte qu'elles ne se chargent de valeur religieuse que quand la Loi se
prononce. C'est l'acte divin législatif qui en se portant nommément sur elles, leur
confère un sens par rapport à la règle de vie commandée au croyant. On n'a donc pas
le droit d'étendre la loi au-delà de sa lettre et des cas qu'elle mentionne. L'analogie
comme moyen de suppléer aux décrets divins ou d'expliciter leurs sous-entendus est
donc à proscrire!
La logique du Bayan est un ensemble de théories et de règles destinées à dégager le
sens des textes et à montrer leur emboîtement sans faire intervenir d'ajustage
personnel par interprétation métaphorique ou opinion particulière.
a) La théorie du hadd (définition)
Le mot arabe « hadd » qui signifie « définition », a aussi le sens de « limite, borne,
frontière » qu'il ne faut pas transgresser. La définition est une expression verbale
concise qui indique la nature de la chose dont on parle et permet d'opérer une
distinction entre cette chose et ce qui n'est pas elle. Ce qui valorise une définition, ce
n'est pas l'idée intelligible et éternelle qu'elle serait sensée exprimer, c'est le fait que
Dieu se sert du mot qui lui correspond pour circonscrire ce qui est obligatoire, licite
ou interdit. Déplacer ces limites en donnant à un terme un sens particulier qui le ferait
tomber sur une autre espèce que celle qu'il doit désigner, « C'est une faute qu'aucune
méthode ne justifie, et c'est une erreur du point de vue et de la nature et de la Loi et de la
langue. De la Loi, car Dieu a dit: « Celui qui se rebelle contre Dieu et son prophète, et
qui transgresse les limites qu'il a établies, il le fera entrer dans un enfer éternel où il
trouvera un châtiment cruel. » Or les définitions du Très Haut, ce sont les textes qu'il a
donnés sur ce qu'il interdit, impose ou permet... De la nature, car nous savons par une
connaissance évidente que les noms ne sont institués que pour qu'on exprime et dénomme
par eux les significations qui en dépendent, mais non pas ce qui ne dépend pas d'eux et
n'est pas dénommé par eux... De la langue, car si nous demandons à tout homme, savant
ou ignorant, ce qu'est le froment, il répondra: du blé. Si nous lui disons, à propos de l'orge,
qu'est-ce que cela? Il dira : de l'orge, et si nous prétendons que c'est du forment, il le
niera... Ils ont transgressé les limites (définitions) et ils ont appliqué les noms à autre
chose qu'à leurs dénominations. » 28 Cette théorie implique la connaissance, avant tout,
du sens des termes qu'use la révélation pour exprimer la Loi. L'étymologie apparaît ici,
28 « Ihkam », Ibn Hazm III, p. 134
comme une science incontournable puisqu'elle nous permet d'encercler et d'encadrer
le sens des mots.
b) La théorie de l'amr (L'impératif)
Selon Ibn Hazm, le propos de l'impératif est une signification particularisée par son
expression verbale et son intention. Ibn Hazm remarque que l'on peut exprimer
l'impératif soit directement, soit par l'entremise de l'énonciatif comme dans le cas
suivant: « Allah commande, ordonne ou prescrit », ou encore avec un khabar comme
dans le cas suivant: « Celui qui tue un croyant pèche. »
En effet, selon les trois écoles juridiques, hanéfites, malékites et chafé'ites les
commandements et les défenses dans le coran et la sunna doivent être suspendues
jusqu'à ce qu'on ait une indication sur leur application. Pour les Zahirites, c'est tout le
contraire, les ordres et les interdits énoncés par l'impératif sont immédiatement
exécutoires jusqu'à ce qu'on ait un indice qu'il faut les dériver vers une simple
recommandation ou une simple répugnance. C'est pourquoi Ibn Hazm a dit: « Il est
constant, de toute évidence, que l'impératif ne se trouve dans le principe de la langue que
pour exprimer l'obligatoire exclusivement. Ensuite, il peut être transféré sur une
indication, en tels ou tels endroits, de façon à signifier la recommandation ou
quelqu'autre notion différente de l'obligation. » 29
Ibn Hazm reconnaît avec ses adversaires, l'existence de mots ambigus mais cette
ambiguïté ne gêne en rien à l'application de l'ordre: « Celui qui nous parle, s'il nous
énonce quelque chose sur le rijl ou sur une couleur, ou s'il nous ordonne quelque chose à
leur sujet, il nous est possible de rapporter ce qu'il nous énonce ou ordonne, à tous les sens
qu'exige le mot qu'il mentionne » 30 Selon Ibn Hazm, si l'impératif était ambigu, il en
résulterait nécessairement qu'il n'y aurait radicalement aucune réalité dans le fait de
donner un ordre.
c) La théorie du 'umum (généralisation)
Selon Ibn Hazm, le langage se subdivise en trois : un langage particulier par lequel on
vise une chose particulière, un langage général par lequel on applique à tout ce
qu'exige l'expression verbale et un langage général dont un texte scripturaire permet
de pratiquer l'exception, de telle sorte que ce qui est ainsi excepté sort comme
particulier de la sentence(générale) apportée par l'expression verbale. Selon Ibn
Hazm, à la différence des autres écoles, toute expression verbale porte
29 « Ihkam », Ibn Hazm, III p. 7
30 « Ihkam », Ibn Hazm III
nécessairement et immédiatement sur le général, et il en sera ainsi, tant qu'il n'y aie
pas une preuve qui particularise l'expression. En effet, pour Ibn Hazm la signification
est inhérente au mot comme tel, dans son apport apparent, elle n'est pas sous
entendue dans l'esprit. La parole n'est pas une énigme, donc si le sens apparent est
général alors l'intention de signification exprimée par le mot est aussi générale. Ainsi,
dès que le sens d'une expression a été perçu et compris, du point de vue de la langue, il
n'est besoin d'aucune interprétation. Il souligne : « Le général est la forme de
l'expression verbale commune aux choses auxquelles elle est ordonnée, et ainsi, quand
vient l'exception, cette expression verbale avec l'exception conjointe donne la forme du
particulier. C'est textuellement ce que nous disons, de sorte que la présentation de
l'exception est l'expression du particulier et que l'absence d'exception est l'expression du
général. » 31
Mais pour pratiquer la théorie de la généralité, il faut maîtriser les notions d'espèces
et de genres. En effet, on peut généraliser une expression au genre, à l'espèce ou aux
partisans d'une qualité. C'est pourquoi après avoir parlé des genres et des espèces, Ibn
Hazm les assimile aussitôt aux cas des homonymes : « parmi les cas du 'umum, il y a
celui où l'expression verbale est homonyme et s'applique à des significations variées,
également valables dans la langue. Nous entendons par « également » que l'application
est réelle, la dénomination vraie et non métaphorique. Par suite, s'il en est ainsi, il est
obligatoire de rapporter cette dénomination à toute signification à laquelle elle s'applique
et il n'est pas permis de la prendre particulièrement (en retenant) une partie de ce qui
tombe sous elle à l'exclusion d'une autre. » 32
En ce qui concerne l'induction ( istiqra'), Ibn Hazm ne le renie pas mais en limite
l'usage. « Ce terme, dit Ibn Hazm en substance, signifie que tu poursuis, par ton esprit,
des choses qui existent réellement et que réunit une espèce unique ou un genre unique et
auxquelles on doit appliquer une qualification juridique identique. Ainsi, tu dois
retrouver dans chacune des individualités composant l'espèce, ainsi que dans chacune des
espèces entrant dans la composition du genre, une qualité unique qui adhère en
permanence à chaque individualité tombant sous le coup de cette espèce, ou à chacune de
ces espèces que réunit ce genre, ou encore à chaque (objet ou être) susceptible de recevoir
la qualification juridique. » Mais Ibn Hazm ne manque pas de signaler : « La raison
n'implique pas (automatiquement) l'existence permanente de cette qualité en toute chose
où on l'a déjà rencontrée, pas plus que ne pourrait l'impliquer la nature de cette dernière,
de telle sorte que la norme de cet objet qualifié (hukm) exige qu'il comporte,
nécessairement, cette qualité. Bien plutôt, ajoute-il, on peut imaginer l'existence d'une
chose de cette espèce dépourvus de cette qualité. De même, la qualification juridique ne
31 « Ihkam », Ibn Hazm III, p. 106
32 « Ihkam », Ibn Hazm III, p. 127
renferme pas de terme signifiant son attribution permanente à toute chose où se
rencontre cette qualité, pour qu'un groupe de gens puissent déclarer, péremptoirement,
que toute individualité, même absente, composant telle espèce, doit comporter telle
qualité et que, partout où se retrouve cette qualité, la même qualification juridique doit
être appliquée. » 33 Aussi, conclue-t-il: « Toute personne recherchant la Vérité doit-elle
admettre les exigences de la raison, ainsi que le produit de ce qu'elle constate et sent, et le
résultat de ce qu'établit le raisonnement apodictique admis de tout le monde. Ainsi, il ne
doit point se livrer à l'induction sans avoir une connaissance exhaustive de toutes les
particularités (juziyat) composant l'universel (al koul) qui commande l'induction. » 34
d) La théorie de l'istithna (l'exception)
Selon Ibn Hazm, s'il y avait une forme pour le particulier, l'exception n'aurait plus de
sens. En effet, « L'exception est le fait de mettre quelque chose à part d'un ensemble ou
de l'exclure de ce en quoi on fait entrer autre chose. » Pour Ibn Hazm, on peut excepter
d'un genre quelque chose qui n'en fait pas partie, c'est « l'istinthna mounqati' ». À la
différence des malékites, Ibn Hazm pense que l'exception peut porter sur la plus
grande partie et que l'idée posée soit donc inférieure à son exception. Ibn Hazm
ajoute: « Quand il est rapporté plusieurs choses reliées ensemble et qu'il vient à leur suite
une exception, si dans le discours il n'y a aucun texte qui indique que cette expression
porte exclusivement sur une partie de ce qui précède, il faut la rapporter à la totalité. » 35
Parmi les éléments qui permettent la particularisation, se trouve le contexte. En effet,
Ibn Hazm ne nie pas l'importance du contexte dans la législation et permet selon lui
de particulariser une sentence.
e) La théorie du dalil (la preuve)
Ibn Hazm n'admet pas, à proprement parler, un raisonnement sur les textes ou à
partir d'eux. C'est dans le texte même que se trouve, selon lui, le « dalil », outil qui
l'épargne d'avoir recours au raisonnement analogique, pour les questions nouvelles,
qu'il condamne d'ailleurs et réfute avec vigueur. Ibn Hazm en distingue sept formes :
● L'une d'elle est constituée par deux prémisses d'où résulte une conclusion qui
n'est pas exprimée textuellement dans l'une des deux. Par exemple: toute
boisson fermentée est du khamr, et tout khamr est interdit. La conclusion est
que toute boisson fermentée est interdite. Les deux prémisses sont un dalil qui
prouve que toute boisson fermentée est interdite.
● La seconde, c'est une condition liée à la qualification, là où la qualification se
trouve, ce qui en dépend est obligatoire. Par exemple, cette parole du Très
33 « Taqrib », Ibn Hazm, p. 163
34 Ibid, p. 166
35 « Ihkam », Ibn Hazm IV, p. 21
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Haut: « S'il s'abstient (à l'avenir), ses fautes antérieures lui sont pardonnées. »
Par là, éclate cette vérité que celui qui s'abstient obtient son pardon.
Le troisième est un vocable par lequel est entendue une certaine signification
qui peut être rendue par un autre vocable. Cette espèce est celle des
synonymes, selon l'appellation qui lui donnent ceux qui épient les définitions
du discours. C'est ainsi, par exemple, que le Très Haut a dit: « Certes Abraham
est un homme clément qui crie vers Dieu. » On comprend nécessairement par
là qu'il n'est pas insensé. C'est un sens unique qui est exprimé par différents
mots. Ibn Hazm cite ici comme autre exemple les divers mots qui, en arabe,
signifient le lion.
Puis il poursuit: « La quatrième consiste dans des divisions qui sont toutes
reconnues fausses, sauf une, si bien que c'est celle-là seule qui est vraie. Par
exemple, supposons qu'une chose soit ou bien interdite, donc tombant sous tel
jugement, ou bien obligatoire, donc tombant sous tel autre jugement, ou bien
permise, donc tombant sous un troisième jugement, si elle n'est ni obligatoire, ni
interdite, elle est permise et tombe alors sous tel jugement. Ou bien encore, ce qu'on
peut en dire implique des divisions qui sont toutes fausses. Alors tout ce qu'on peut
en dire est faux.
La cinquième est constituée par des propositions qui comportent des degrés, ce qui
implique donc que le degré supérieur est au dessus de ce qui lui fait suite, même si
aucun texte ne porte qu'il est au dessus de ce qui suit. Par exemple, Abou Bakr a
plus de mérite qu'Omar et Omar plus de mérite que Othman
La sixième, c'est quand on dit : toute boisson fermentée est interdite , d'où résulte
véritablement qu'une partie des choses interdites consiste dans les boissons
fermentées. C'est ce que ceux qui épient les définitions du discours, appellent
conversion des propositions. Cela repose sur le fait qu'une universelle affirmative se
convertit toujours en particulière.
La septième est celle d'un vocable qui enveloppe un grand nombre de significations
impliquées. Par exemple quand on dit que Zayd écrit, on peut en tirer avec vérité
qu'il est vivant, qu'il a des membres en bon état avec lesquels il écrit, qu'il a des
instruments dont il dispose. Et quand Allah dit: « Toute âme vivante goûtera à
la mort » , il est vrai d'en inférer que Zayd mourra et que Hind mourra, ainsi que
tout être qui possède une âme vivante, même si aucun texte n'en mentionne le
nom. » 36
Ibn Hazm ajoute en final : « Toutes ces différentes espèces rentrent chacune dans l'une
de ces deux divisions: ou bien un développement de la phrase, ou bien une expression par
des vocables divers d'une signification unique. » 37
36 « Ihkam », Ibn Hazm V, p. 106
37 « Ihkam », Ibn Hazm V, p. 107
f) Les outils de fabrication de lois condamnés par la Zahiriya
Dans le prolongement de notre développement sur le dalil, à propos du « dalil al
khitab », qui est la part de la volonté exprimée par le législateur, dans un cas prévu
pour supposer une volonté contraire dans tous les cas du même genre, Ibn Hazm y
voit là l'origine du Qiyas: « Un groupe est d'avis que voici: quand vient un texte de Dieu
ou du prophète, en dépendance d'une qualification, d'un temps ou d'un nombre
déterminés, ce que cette qualification, ce temps et ce nombre laissent de côté, doit être jugé
autrement que n'en juge le texte: la dépendance du jugement par rapport au
conditionnement en question est le signe que ce qui suit est laissé de côté en diffère. Un
autre groupe, ce sont nos amis zahirites, certains shafi'ites parmi lesquels Abou al 'Abbas
ibn Sarij et certains malékites dit que la parole adressée, quand elle se présente comme
nous l'avons dit, n'implique pas que ce qui est passé sous silence soit différent, mais qu'il
est suspendu à un dalil. » 38 Soulignons que c'est à cet avis que se range Ibn Hazm. En
effet, selon lui: « Toute parole adressée et toute proposition judicative ne te donnent que
ce qu'elles ont en elles. Elles ne te fournissent aucun jugement concernant ce qui n'est pas
en elles, ni pour dire que ce qui est passé sous silence est en concordance avec elles, ni pour
dire que c'est en divergence. » 39 Tous ceux qui pensent autrement sur ce point, Ibn
Hazm les désigne comme des partisans du Qiyas, qu'il considère comme faux puisqu'il
est un jugement en dehors de tout texte. Par conséquent, si l'on veut juger ce qui est
passé sous silence, il ne faut pas prendre pour dalil le texte donné, mais chercher un
autre dalil en dehors de lui. En conclusion, le dalil est avant tout un texte. S'il
comporte une inférence, elle ne doit pas l'entraîner hors du texte, sinon elle devient
une forme du raisonnement analogique. Le coran et le hadith, pour Ibn Hazm sont
comme un seul nom. Cette unité profonde explique que ces textes portent en eux leur
propre éclaircissement et que la logique du bayan soit en quelque sorte contenue dans
le coran. Et, en effet, Ibn Hazm n'en a expliqué les règles, qu'en développant cette
idée que le Livre a été révélé dans une langue arabe claire et qu'il est à lui-même sa
preuve et son commentaire.
g) La réfutation du Qiyas et des outils humains d'élaboration de lois
Selon Ibn Hazm, c'est au second siècle, ou plus précisément dans ses premières
décennies, que l'hérésie ( bid'a) du qiyas fit son apparition, suivie des autres hérésies,
c'est-à-dire de l'istihsan, du ta'lil et du taqlid, chaque siècle, toujours pire que l'autre,
apporte son lot d'innovations blâmables. Pour Ibn Hazm le premier a avoir pratiqué
l'analogie fut Iblis: « Je suis meilleur que lui, tu m'as créé de feu tandis que lui tu l'as
38 « Ihkam », Ibn Hazm VII, p. 2
39 « Ihkam », Ibn Hazm VII, p. 2
créé d'argile. » 40
‫ي‬
/ ‫ وخلقته من ط‬/‫ار‬5‫ر منه خلقتني من ن‬8 ‫قال أنا خي‬
Selon Ibn Hazm: « Certains docteurs récents opinent en faveur d'une doctrine du Qiyas
en matière de religion. Ils font remarquer qu'il se présente des questions et des cas dont le
texte de la parole de Dieu ne fait pas mention, non plus que la tradition du prophète et
sur lesquels il n'y a pas consensus. Ils disent donc ceci: considérons ce qui est semblable à
ces cas-là dans ce que mentionnent le Coran et la Tradition, de façon à pouvoir juger là
où il n'y a pas de textes, ni consensus en suivant l'exemple du jugement proféré dans une
circonstance analogue en fonction d'un texte et du consensus. C'est ainsi que le Qiyas
consiste, à leurs yeux, à porter un jugement sur un point où un texte et le consensus, en
vertu de la concordance de ces deux jugements dans la cause qui est la marque du
jugement. Telle est la doctrine unanime des habiles partisans du Qiyas, les Shafi'ites en
totalité et une partie des Hanéfites et des Malékites. Mais certains Malékites et Hanéfites
disent: en vertu de leur concordance dans une des espèces de la ressemblance. » 41
Ibn Hazm condamne le Qiyas fondé sur la ressemblance car, selon lui, tout se
ressemble et l'on peut faire dire par ce procédé ce que l'on veut à la révélation. Pour
appuyer sa thèse: « Considérons ce jugement: les œufs se cassent. Comment y parvienton? On aura vu un œuf heurté par un corps dur, sa casser. Puis, analogiquement, on aura
étendu à tous les œufs cette propriété. Mais, non! Car il n'y a pas de ressemblance entre
les œufs, ceux de l'insecte et du lézard et de l'autruche diffèrent extrêmement. Ils ne
conviennent que dans le fait qu'ils tombent dans le genre « œuf ». En outre, si l'on
façonnait un morceau d'ivoire ou de bois à la parfaite ressemblance d'un œuf d'autruche,
le jugement, malgré cette analogie, ne vaudrait pas. La ressemblance extérieure est donc
elle-même sans valeur et n'oblige pas à juger identiquement. Il faut donc dire que « tout
ce qui tombe sous une espèce unique, tombe sous un jugement identique quelle que soit la
ressemblance ou la dissemblance. » 42 Nous pouvons conclure que la théorie du
« 'umum » permet à Ibn Hazm d'exclure l'emploi de tout raisonnement analogique
car le jugement valide doit s'étendre à toute l'espèce et à tout le genre sur lesquels
porte le nom.
Il condamne aussi le Qiyas fondé sur la cause. Selon Ibn Hazm: « Dieu ne fait
absolument rien, dans ses jugements ou ailleurs, en vertu d'une cause, de quelque manière
que ce soit. » 43 En effet, si on applique la définition de cause, il faut admettre qu'il y a
40
41
42
43
C38/76
« Ihkam », Ibn Hazm VII, p. 53
« Ihkam », Ibn Hazm VII, p. 182
« Ihkam », Ibn Hazm VIII, p. 77
dans les actions ordonnées par Allah, quelque chose qui les rend obligatoires, comme
le feu a en lui un pouvoir de chauffer, il en sera de même des interdictions, des
recommandations et des permissions. Ces qualités des actions existeraient donc en
elles, avant l'arrivée de la révélation et indépendamment de la Loi. Cette théorie
soumet la législation divine à une nature intérieure des choses, la « 'illa » va faire la
loi à Dieu! C'est là, lui donner un associé! C'est dans ce sens qu'Ibn Hazm condamne
le Qiyas fondé sur la cause. Aussi, pour lui, le Tout puissant agit dans la délibération
des sentences de la Loi ou dans la gouvernance du monde, librement sans satisfaire
des causes et des fins contingentes. La recherche des causes et des fins de la Loi en
vue de pratiquer des raisonnements analogiques est donc vain car Dieu étant unique,
parfait et immuable en son essence, n'a pas besoin d'agir afin de conserver l'équilibre
de la plénitude de son être à la différence de l'homme qui agit toujours par désir en
vue de supprimer celui-ci comme la colère provoque la vengeance, sensée apaiser la
colère elle-même. En Dieu, cause et fin s'identifie à sa volonté libre et inscrutable.
Allah a dit à propos de Lui-même : « Il n'est pas interrogé sur ce qu'Il fait, mais ce
sont eux qui devront rendre compte [de leurs actes]. » 44
‫ا يفع *ل وهم يسأل*ون‬5‫لا يسأ *ل عم‬
Conclusion
En conclusion, nous pouvons résumer la Zahiriya, dans le droit, par ses quatre
sources que sont: le coran, la sunna, le consensus des compagnons, et l'istishab.
L'istishab consiste à généraliser une sentence tant qu'il n'y a pas de preuves qui la
particularisent. Nous pouvons résumer ce dernier principe par quelques versets
coraniques et quelques traditions prophétiques, que nous prendrons soin de lire en
respectant la chronologie exposée :
Allah a dit : « C'est Lui qui a créé pour vous tout ce qui est sur la terre, » 45
‫هو الي خلق لك ما ف الرض جيعا‬
Première règle : Tout est permis jusqu'à preuve du contraire.
Allah a dit : « Alors qu'Il vous a détaillé ce qu'Il vous a interdit, » 46
44 C21/23
45 C2/29
46 C6/119
‫وقد فصل لك ما حرم عليك‬
Seconde règle: Ce qui est interdit doit être « explicite », c'est-à-dire clair.
Allah a dit : « Nous n'avons rien omis d'écrire dans le Livre. » 47
‫ما فرطنا ف الكتاب من شء‬
Troisième règle: Prétendre qu'ils existent des interdits non mentionnés par Allah est
un blasphème à l'encontre de Dieu.
Allah a dit : « Aujourd'hui, J'ai parachevé pour vous votre religion » 48
‫اليوم أكلت لك دينك‬
Le prophète a dit : « Toute condition qui ne provient pas du Livre d'Allah est à
rejeter. » 49
Quatrième règle: La religion est complète. Toute extraction ou élaboration d'une
règle, d'un sens, d'une condition, d'une adoration, d'une loi en dehors
(indépendamment) de la révélation est à rejeter.
Allah a dit : « Allah a fait descendre sur toi le Livre et la Sagesse. » 50
‫ال عليك الكتاب والحكة‬M ‫وأ نزل‬
Cinquième règle: La sunna fait aussi partie de la révélation.
Allah a dit : « En vérité c'est Nous qui avons fait descendre le Coran, et c'est Nous
qui en sommes gardien. » 51
47
48
49
50
51
C6/38
C5/3
Boukhari
C4/113
C15/9
‫إن نن نزلنا الكر وإن ل لحافظون‬
Sixième règle: La sunna du prophète authentique est autant préservée, et digne de
confiance, que le coran.
Allah a dit : « Ô les croyants: ne déclarez pas illicites les bonnes choses qu'Allah vous
a rendues licites. Et ne transgressez pas. Allah, (en vérité,) n'aime pas les
transgresseurs. » 52
‫ب المعتدين‬- ‫ال ل ي‬M ‫ال لك ول تعتدوا إن‬M ‫ ا الين آمنوا ل ترموا طيبات ما أحل‬-‫ي أي‬
Septième règle: Il est interdit de déclarer illicites les choses rendues licites par Allah.
Allah a dit : « Ou bien auraient-ils des associés [à Allah] qui auraient établi pour
eux des lois religieuses qu'Allah n'a jamais permises? »53
‫أم لهم شك ء شعوا لهم من الين ما لم يأذن به ال‬
Huitième règle: Ceux qui déclarent illicite une chose rendue licite par Dieu doivent
apporter une preuve explicite sinon ils risquent de commettre le péché de
l'associationnisme!
Allah a dit : « Chercherai-je un autre juge qu'Allah, alors que c'est Lui qui a fait
descendre vers vous ce Livre bien exposé? »54
‫ل‬u ‫ ا وهو الي أنزل إليك الكتاب مفص‬u‫ال أبتغي حك‬M ‫أفغي‬
Neuvième règle: Nous ne devons suivre personne, quelque soit son grade, qui nous
éloignerait des commandements explicites d'Allah.
Le prophète a dit : « Certes, ce qui est légal (halal) est clair, et ce qui est interdit
(haram) est clair aussi. » 55
52
53
54
55
C5/87
C42/21
C6/114
Boukhari
Dixième règle: Le licite et l'illicite sont évidents et doivent être clairement exposés.
Ainsi, pour Ibn Hazm, toutes les lois sans aucunes exceptions rentrent dans l'une de
ces trois rubriques suivantes : les obligations, les interdits et les choses permises.
Les actes blâmables ou recommandés peuvent rentrer dans cette dernière catégorie.
C'est d'ailleurs dans cette dernière catégorie que les hommes doivent se concurrencer
dans la bienfaisance et pourront atteindre le degré de l'excellence, en délaissant les
actes détestés pour l'accomplissement des actes recommandés. C'est dans ce domaine
de la permission que se trouve l'espace de l'élévation spirituelle. C'est dans ce sens que
l'on peut comprendre le récit divin: « Celui qui montre de l'hostilité à un de Mes bienaimés, Je lui déclarerai la guerre. Mon serviteur ne se rapproche pas de Moi par une chose
que J'aime, comme Il le fait avec ce que Je lui ai prescrit. Et Mon serviteur ne cessera de se
rapprocher de Moi par les actes surérogatoires jusqu'à ce que Je l'aime; et, lorsque Je
l'aime, Je serais son ouïe avec laquelle il entend, sa vue avec laquelle il voit, sa main avec
laquelle il saisit et son pied avec lequel il marche. S'il Me demande, Je lui donnerai ce qu'il
veut et s'il sollicite Mon secours, Je le lui accorderai. Et il n'y a pas de chose que J'hésite à
faire, et que Je dois, cependant, faire, que de ravir l'âme de Mon serviteur croyant; il
déteste la mort, et Moi Je déteste lui faire du tort. » 56 Nous voyons dans ce récit une
nette séparation entre les œuvres obligatoires et les œuvres surérogatoires de sorte
que pour atteindre l'excellence, il ne faut pas se contenter d'obéir par contrainte mais
il faut aussi joindre à cette adoration, l'obéissance libre par la multiplication des
œuvres surérogatoires.
Nous pouvons conclure notre étude en mentionnant les avantages et les
inconvénients de la zahiriya.
Parmi les avantages :
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–
–
–
–
–
Elle a simplifié la religion par sa logique du bayan
Elle nous rend tous équivalents face aux textes tant que l'on vérifie certaines
conditions et que l'on respecte les règles de la logique du bayan, à savoir:
Avoir une connaissance large du coran et de la tradition
Avoir une raison aiguisée et une perception profonde des significations
Avoir une connaissance des consensus et des divergences
Connaître la langue arabe et la science de l'étymologie
Généraliser tous les principes et les ordres de la révélation tant qu'ils ne sont pas
56 Boukhari
–
particularisés
Raisonner, à partir des textes, en respectant scrupuleusement les règles de l'istidlal
Aussi, la zahiriya permet :
●
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●
De préserver et de protéger la religion de l'innovation blâmable
De revenir à la source de la révélation, en l'occurrence le coran et la sunna
authentique, selon le sens qu'en donnent Allah et son prophète
De lutter contre le Taqlid et l'instauration d'un clergé dans l'islam, afin que
l'islam ne tombe pas dans la même erreur que celle des religions antérieures,
qui ont placé leurs savants entre eux et Dieu. Allah dit à ce sujet : « Ils ont pris
leurs rabbins et leurs moines, ainsi que le Christ fils de Marie, comme
Seigneurs en dehors d'Allah, alors qu'on ne leur a commandé que d'adorer un
Dieu unique. Pas de divinité à part Lui! Gloire à Lui! Il est au-dessus de ce
qu'ils [Lui] associent. » 57
‫يح ابن مريم وما أ*مروا إل ليعبدوا إله?ا‬C‫خذ*وا أحبارهم ورهبانهم أرباب?ا من دون الله والمس‬5‫ات‬
‫ا يشرك*ون‬5‫واحد?ا ل إله إل هو سبحانه عم‬
●
Elle défend les droits de la femme puisqu'elle la place sur le même pied d'égalité
que l'homme, quand les juristes et les savants veulent illégitimement la
marginaliser
Et parmi ses inconvénients:
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Elle handicape les juristes dans leur élaboration de sentences
Elle les empêche d'interdire ou de rendre obligatoire des points relatifs aux
questions implicites ou nouvelles
Elle est une tentation pour ceux qui manquent de sincérité
Elle facilite l'ijtihad aux gens du commun
Elle se singularise des autres courants de l'islam
Malgré que la vérité se trouve toujours dans la minorité: « Et si tu obéis à la majorité
de ceux qui sont sur la terre, ils t'égareront du sentier d'Allah: ils ne suivent que la
conjecture et ne font que fabriquer des mensonges. » 58
57 C9/31
58 C6/116
‫ وإن هم إل يخرصون‬5‫بعون إل الظن‬5‫وك عن سبيل الله إن يت‬O‫رض يضل‬R‫وإن تطع أكثر من في ال‬
Voilà, je pense avoir atteint mes buts dans cette étude objective, qui je l'espère sera
profitable à l'étudiant qui désire approfondir ses connaissance et sa culture générale
sur la question, bien que j'aurai aimé que les grands principes de cette école puissent
briller afin que le sang de notre division s'évapore par l'entremise de la chaleur de ses
vérités.
La Louange revient au Juge par excellence et la paix et ses bénédictions reviennent sur
celui qu'il a choisi pour transmettre ses sentences.
Wa bilahi ta'ala taoufiq
Mahdy Ibn Salah
23 /03 /2009