lettre à une jeune journaliste

Transcription

lettre à une jeune journaliste
lettre à une jeune journaliste
Quelle bonne idée, Mademoiselle, de faire une
Enquête sur la disparition progressive et, selon vous, inéluctable de l'écriture
manuelle. Et comme c'est amusant de me demander mon opinion sur ce sujet
dans une lettre... dactylographiée, en me priant de vous répondre... par email.'
Rassurez-vous, je connais le mot et admire très sincèrement le progrès qu'il a
apporté dans la communication entre les êtres pour toutes sortes d'affaires , :
politiques, monétaires, sentimentales ou médicales;. Mais...
Je suis; une irrémédiable fanatique de l’écriture manuel et déplore, en dehors
du courrier administratif ou commercial, l’emploi courant des nouvelles ! «
machines à écrire » (expression composée pour moi de deux mots
antinomiques : « machine » et « écrire »). Je frémis à la pensée que dans; la
logique des choses, les écoliers qui, depuis le règne de la calculette ne savent déjà
plus compter, ne sauront bientôt plus écrire quand le clavier aura définitivement
remplacé la plume, ce jour-là.,,
Adieu les grimoires ! Vous avez dit grimoires ? Oui, Mademoiselle, grimoire,
mot déjà inconnu au bataillon des informaticiens !
Adieu les manuscrits, les vieux, avec leurs couvertures tachées, leurs titres
affirmés ou tremblotants, avec leurs pages raturées, leurs « béquets » en
surcharge, leurs signes cabalistiques. Et leur mot « FIN » derrière lequel, avec
un peu d'imagination, on peut voir les sourires, les regrets, les espoirs de
l’auteur.
Adieu les lettres de reproches au Père Noël qui na pas de MP3 dans sa hotte.
Adieu les messages entre copains de classe à propos d'un problème de maths,
d'une histoire cochonne, ou des fesses d'une prof.
Adieu les billets de l'adolescence... griffonnés en quelques secondes et regrettés
toute une vie.
Adieu les cartes postales avec le « bon souvenir d’ Etretat» qui, au fil des
années, deviendra vraiment un bon souvenir.
Adieu les correspondances entre « gens de plume» qui écrivent toujours
un peu pour la postérité.
Adieu les lettres d'amour, de rupture, d'insultes, d'adieu, de pardon... et de
retrouvailles.
Adieu le courrier qu'on guette l’œil inquiet, qu'on reçoit le cœur battant, et qu'on
ouvre la main fébrile,
Adieu aussi les graphologues officiels, reconnus dans les tribunaux comme
déchiffreurs de personnalités
Adieu aux graphologues d'instinct - dont je suis - qui « sentent » [es
caractéristiques d'un correspondant à travers son écriture, sa ponctuation... cl le
choix de son papier à lettres '.
Oui, adieu à tous ces cadeaux, petits ou grands, que l'on doit à la
plume. Et bonjour à quoi ? À qui ?
A l'ordinateur qui « avale » les ratures de l'écrivain, ses hésitations, ses premières
impulsions, et efface de cette façon l'histoire passionnante de la création.
Bonjour au pratique ! À la vitesse ! Au fonctionnel ! À l'expéditif ! À
l'impersonnel !
Bonjour au sans âme.
Au quoi ? Demandez-vous, Mademoiselle.
Au sans âme ! Ça s'écrit comme ça ne se prononce plus !
Je sais très bien. Mademoiselle, que vous allez me considérer comme une « has
been », une plumitive primitive... et vous aurez raison /Je le suis. J'assume. Et avec
le sourire, en plus. Mieux ! En témoignage de sympathie, je vous adresse ci-joint : un
point-virgule (;), et un accent circonflexe (A), tous deux, comme vous le savez, en
voie de disparition et qu'un jour on finira par s'arracher sur Internet !
Ne perdez surtout pas de temps à me remercier pour ces deux « présents du
passé ». J en ai encore beaucoup en réserve.
Avec mes sentiments les meilleurs... quoique dépassés.
F.D.