lester Bangs, critique rock - Tracés. Revue de Sciences humaines

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lester Bangs, critique rock - Tracés. Revue de Sciences humaines
Lester Bangs, critique rock
Anthony Man i c k i
La critique rock a un double statut qui en rend l’approche difficile. D’une
part, elle est récente. Elle date du milieu des années soixante1. Peu de choses
ont ainsi été écrites sur ce domaine. état de fait qui évolue peu à peu avec
la multiplication des blogs consacrés à la critique de disque et à l’histoire de
cet exercice. Son caractère récent et le peu d’études y étant de ce fait consacrées impliquent néanmoins un nombre réduit d’outils d’analyse appropriés.
D’autre part, elle n’est pas un objet scientifique précisément circonscrit, à
l’inverse d’autres types de discours critiques, comme la critique littéraire
par exemple. En d’autres termes, elle est loin d’avoir un ancrage disciplinaire solide puisque son objet privilégié, le rock – et les divers phénomènes
(musicaux, cinématographiques, vestimentaires) qui le caractérisent – n’est
pas une discipline institutionnellement reconnue, ou sinon de façon très
marginale en tant que symptôme de quelque chose de plus englobant comme
une « esthétique populaire ».
Cela étant, il s’agira ici d’interroger la spécificité de ce mode de discours
qu’est la critique rock à partir d’une conception traditionnelle de la critique
comme métadiscours – c’est-à-dire comme discours portant sur un autre
discours ou sur tout autre système symbolique – ayant pour but de décrire
ou de juger un objet déterminé. Dans cette optique, l’œuvre de Lester Bangs
offre une conception de la critique rock irréductible, d’une part, à une simple
chronique de disques – où la critique se réduit à une description – et, d’autre
part, à un jugement normatif appliqué à des productions esthétiques à partir
d’un critère préalablement déterminé tel que, notamment, une esthétique
rock. Ni exclusivement descriptive, ni exclusivement normative, l’œuvre de
1
La première revue consacrée à la critique rock se nomme Crawdaddy. Elle est conçue par Paul
Williams en 1966. Suivent Rolling Stone Magazine, créé en 1967 et Creem, créé en 1969.
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Lester Bangs fait de la critique rock une production esthétique à part entière.
Elle constitue ce type de production dans la mesure où elle est subordonnée
à un ethos, revendiqué par Bangs, dont elle constitue une manifestation
parmi d’autres.
Rapide biographie de Bangs : né en 1948, mort en 1982 ; études agitées
à San Francisco, pendant lesquelles il écrit de nombreuses piges pour divers
magazines de rock, principalement Rolling Stone ; part pour Détroit en 1971
en tant que rédacteur en chef adjoint de Creem, puis à New York, en 1976,
où il fréquente assidûment le CBGB, club rock où se côtoient Lou Reed,
Patti Smith, les Ramones, etc., avec lesquels Bangs entretient des rapports
instables, variant d’un jour à l’autre de la franche amitié à la haine2. Mode
de vie « stupéfiant » à base d’alcool et de drogues en tous genres. Meurt
d’une overdose.
Interroger la critique à partir de l’œuvre de Bangs, c’est rendre compte
d’une forme de critique irréductible à un métadiscours subordonné à une
théorie préalablement déterminée que ce métadiscours aurait pour tâche,
en s’appliquant à des objets génériquement déterminés par elle, d’illustrer
ou de défendre. L’œuvre de Bangs, manifestant un ethos extrême, choisi et
revendiqué, constitue au contraire une production esthétique à part entière
ayant pour but de produire les mêmes effets que les productions musicales
sur lesquelles elle s’appuie.
Dans sa biographie consacrée à Bangs et, à travers lui, à l’histoire de la
critique rock, Jim DeRogatis distingue quatre types de critique prenant le
rock pour objet (DeRogatis, 2006, p. 123). Tout d’abord une critique universitaire, incarnée par des auteurs comme Robert Christgau, Greil Marcus ou
Ellen Willis3. Ensuite, une critique historique dont les œuvres de Lenny Kaye
ou Greg Swaw sont les exemples les plus significatifs. Puis une critique people,
incarnée quant à elle par Lilian Roxon ou Lisa Robinson. Enfin, une critique
d’un genre un peu particulier – que nous nommerons critique éthique dans la
mesure où ses auteurs revendiquent un style de vie et d’écriture déterminés –
dont les représentants les plus importants sont Richard Meltzer4, Nick
2
3
4
Pour son rapport à Lou Reed, voir « Sourd-muet dans une cabine téléphonique : une parfaite
journée avec Lou Reed » (Bangs, 2005, p. 249-257).
Ellen Willis (1941-2006) : études à Berkeley, première critique de pop music au New Yorker (1968).
Écrit aussi pour Village Voice et Rolling Stone. Professeur à l’université de New York et directrice
du Center for Cultural Reporting and Criticism. Activiste féministe dès les années soixante-dix
au sein du New York Radical Women, puis de No More Nice Girls qu’elle co-fonde en 1980.
Richard Meltzer (1945) : études à Yale, thèse de philosophie qu’il publie en 1970 sous le titre
The Aesthetics of Rock et qui lui offre une certaine renommée (DeRogatis, 2006, p. 124). écrit
ses premières critiques rock dans Crawdaddy dès 1967.
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Tosches et Lester Bangs. Que cette dernière catégorie soit difficile à qualifier vient du fait que les œuvres qui la constituent n’ont pas la forme d’un
métadiscours. Il ne s’agit pas de critique du rock – comme l’est la critique
universitaire, qui fait du rock un objet spécifique – mais d’une critique qui
est elle-même une production esthétique déterminée et revendiquée par ses
auteurs comme « rock ».
Pour illustrer cette idée, nous comparerons les caractéristiques spécifiques de la critique universitaire et de la critique éthique. La critique universitaire du rock fait de celui-ci une production culturelle descriptible, du
fait de cette caractérisation, par les mêmes outils que ceux avec lesquels
sont analysés d’autres types de productions culturelles plus académiques
comme par exemple la littérature. Ainsi, dans Lipstick Traces (Marcus, 2003,
p. 197-199), Greil Marcus, représentant majeur de la critique universitaire,
prend pour objet d’étude des objets aussi divers que le mouvement Dada,
le groupe de rock Sex Pistols, les gnostiques du début de l’ère chrétienne
et le mouvement situationniste de Guy Debord. L’idée fondamentale qu’il
défend dans ce livre est que l’histoire officielle de la civilisation occidentale
masque une histoire souterraine, le sous-titre de l’ouvrage étant Une histoire
secrète du xx e siècle. Le rock, loin d’être conçu en sa spécificité, est pensé
comme une production culturelle analysable à partir d’outils semblablement
utilisés pour parler d’autres types de productions culturelles ou d’événements
historiques. Il est constitué comme objet et le discours qui s’y applique est
de ce fait un métadiscours dont l’objectif est de dégager le sens culturel de ce
qu’on nomme « rock ». Les vers de Johnny Rotten, chanteur des Sex Pistols,
« I am an Antechrist / I am an Anarchist »5, sont étudiés par Marcus comme
un texte littéraire – c’est-à-dire redevables des mêmes outils d’analyse. Ils
sont certes, selon lui, symptomatiques d’un mouvement radical de contestation, mais au même titre que les textes de Debord par exemple. En d’autres
termes, Marcus ne fait que thématiser/objectiver ce type de productions
culturelles en lui donnant ainsi un statut institutionnel qui lui fait perdre sa
force contestatrice. Le rock devient un objet d’analyse scientifique et, ainsi
objectivé, il illustre ce mouvement, qui peut paraître paradoxal, selon lequel
un discours ou une attitude critiques, une fois institutionnalisés, perdent
leur caractère critique.
C’est ce risque d’institutionnalisation de la critique que Lester Bangs
combat sans cesse dans son œuvre. L’article intitulé « Comment devenir
5
Dans le morceau « Anarchy in the UK », sur l’album Nevermind the bollocks, here’s the Sex Pistols,
1977.
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rock critic ? Un voyage mégatonnique avec Lester Bangs ! par Lester Bangs »,
qui accompagne la biographie de DeRogatis, est en ce sens significatif. Avec
cynisme et ironie, Bangs, livrant le mode d’emploi du bon critique, stigmatise­
­deux tendances inhérentes à la critique rock de son époque. La première est
qu’elle tend à devenir un discours illustratif d’une théorie esthétique plus
fondamentale. Il écrit ainsi :
50 % des rock critics de ce pays, non, 90 % des rock critics de la planète, ont
une grandiose théorie qu’ils s’efforcent de refourguer à leurs confrères et à tout
le monde, qui selon eux explique toute l’histoire musicale et met en forme tout
ce qui dépasse. Chacun d’eux, jusqu’au dernier, en a une différente et toutes,
jusqu’à la dernière, ne sont que totale connerie, mais autant en avoir une dans
vos bagages si vous voulez réussir. (DeRogatis, 2006, p. 315)
Lisant ceci, on pense d’emblée au Lipstick Traces de Marcus qui, à partir
d’une théorie d’ensemble de l’« histoire souterraine », informe à la fois
l’histoire­musicale et « tout ce qui dépasse », notamment l’histoire politique.
Ce que Bangs conteste ici, c’est que la critique rock ait à défendre une théorie
générale­qui lui serait préalable et qui constituerait le critère de jugement
de ce métadiscours.
Deuxième tendance que Bangs stigmatise : celle de l’industrialisation
de la critique rock. Entendons le fait qu’elle devient, au début des années
soixante-dix, un organe de publicité des maisons de disques qui, de fait, les
financent (DeRogatis, 2006, p. 94). Il en résulte selon lui un appauvrissement­
du contenu des critiques, qui deviennent peu à peu très policées.
Articulées, ces deux tendances conduisent la critique à n’être soit qu’un
discours illustratif (d’une théorie esthétique générale), soit qu’un discours
mollement descriptif. Prenant acte de ces deux tendances, Bangs propose
donc à son lecteur, dans « Comment devenir rock critic ? », d’écrire lui-même
sa propre chronique « originale » en cochant les cases qu’il a malicieusement
remplies. Le dispositif se présente ainsi : Bangs formule cinq propositions
qu’il suffit de cocher pour produire une critique cohérente. Il commence
par le nom de l’album, poursuit par le groupe, puis par un commentaire
général, puis le premier titre de l’album, puis un commentaire général sur
celui-ci, etc. Ce qui donne :
Bon, maintenant il est temps que vous écriviez votre première critique de disque
originale. C’est facile, il suffit de cocher. Choisissez d’abord un titre d’album :
A. Oranges in Exile
B. Outer City Blues and Heavy Dues
C. Cajun Sitar Dance Party
D. Hungry Children of Babylon
E. Eat your Coldcream
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Compris ? La suite est tout aussi facile. Remplissez simplement les blancs.
Le nouvel album de :
A. Harmonica Dan and His Red Light District
B. The Armored Highclair
C. Ducks in Winter
D. The Four Fat Guys
E. Arturo de Cordova
est :
A. la nette poursuite d’une évolution artistique entamée de manière un peu
hésitante dans son/leur album précédent ;
B. une vraie déception après leur album précédent (et son single), véritable
chef-d’œuvre qui nous a soutenus pendant l’été et nous a réchauffés pendant
l’automne ;
C. important dans la seule mesure où il définira les contours du malaise actuel
pour les historiens du rock – s’il en reste, avec toute cette pollution qui nous
entoure ;
D. sans discussion l’album de l’année ;
E. un tas de bouse.
Bon, ce n’était pas difficile, hé ? Déjà tout un paragraphe de rédigé ! Mais ce n’est
pas le moment de s’arrêter : le plus rigolo est encore à venir. Taïaut !
Le premier titre de la face 1 :
A. « Catalina Sky »
B. « Death Rays in your Eyes »
C. « I Wish I Was a Rusty Nail »
D. « Lady of Whitewater »
E. « Nixon Eats »
(Là encore, choisissez) :
A. est une entrée en matière d’une gaieté véhémente sur un tempo de marche
militaire ;
B. met la barre à un niveau d’énergie extrêmement élevé ;
C. définit le rythme et l’ambiance de l’album de manière très atmosphérique ;
D. n’a aucune chance de remporter un Grammy cette année ;
E. me fait penser à ma grand-mère gerbant son sherry dans la baignoire le soir
où nous avions mangé du poisson avarié, quand j’avais trois ans.
[…]
Et voilà ! Vous y êtes arrivé ! Voyez-vous, ce n’était pas si dur, non ? Désormais
vous aussi êtes un critique rock certifié et pleinement qualifié, avec des publications à la ceinture et tout et tout. (DeRogatis, 2006, p. 320-326)
Le dispositif mis en place par Bangs met en lumière le caractère doublement
convenu de la critique rock à laquelle il s’oppose. D’une part, c’est sa forme
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qui est convenue dans la mesure où elle est constituée sur le schéma : nom
du groupe, titre de l’album, commentaire général sur cet album, description
des titres, etc. D’autre part, c’est son contenu qui est convenu et ceci dans la
mesure où, de fait, il n’est jamais critique puisqu’il est soit illustratif d’une
théorie, notamment caractéristique de la critique universitaire – « important
dans la seule mesure où il définira les contours du malaise actuel pour les
historiens du rock » – soit publicitaire : « la nette poursuite d’une évolution artistique entamée de manière un peu hésitante dans son/leur album
précédent ». à la lecture de ce dernier exemple, on songe aux chroniques de
magazines culturels comme Télérama ou Les Inrockuptibles, dont les critiques,
entendues et prévisibles, ornent les pochettes de disques ou les affiches de
cinéma. Par exemple : « Le film de l’année » (Télérama). Cet article de Bangs
est central puisqu’il définit, non les contours de ce que doit être la critique
rock – puisque son principe est le refus de l’institutionnalisation, on ne peut
la subordonner à une poétique qui déterminerait la « bonne critique » – mais
les dangers auxquels elle est confrontée. Ceux-ci sont donc la tendance de la
critique à se réduire à une illustration d’une théorie esthétique générale, et la
tendance à n’être qu’un organe de publicité dévoué aux maisons de disques.
Ce dernier risque était bien réel à l’époque de Bangs puisque la musique
rock était alors devenue une industrie conséquente6. Ces deux tendances
participent d’un mouvement commun d’institutionnalisation : universitaire
d’une part, commerciale d’autre part. La critique rock et, à travers elle, la
critique que le rock revendiquait être, se trouvaient disciplinées, c’est-à-dire
à la fois policées – parce que subordonnés à des intérêts économiques – et
transformées en discipline universitaire à travers la constitution de chaires
de « culture populaire » comme celle que Greil Marcus occupa à Berkeley.
Garder le caractère contestataire de la critique rock impliquait donc de lutter
contre cette tendance à la discipline, au court-circuitage des effets protestataires des phénomènes rock.
à ceci s’ajoutent deux conséquences quant à la forme que la critique
rock devait prendre chez Bangs. D’une part, elle devait être irréductible à un
métadiscours sur l’objet « rock ». D’autre part, elle devait, autant que faire se
pouvait, se détacher de l’emprise de l’industrie du disque. C’est dans cette
optique que l’on peut comprendre le départ de Bangs du magazine Rolling
Stone pour intégrer le comité de rédaction de Creem.
6
« Le rock était devenu un big business, une forme de spectacle que seul Hollywood dépassait en
importance : en 1972, les ventes annuelles brutes de l’industrie musicale dépassaient 2 milliards
de dollars, soit trois fois plus que ce que les Américains dépensaient pour le football, le hockey,
le basket-ball et le base-ball réunis » (DeRogatis, 2006, p. 137).
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Rolling Stone fut fondé en 1967 à San Francisco. Il constitue le premier
véhicule important de la critique rock en appliquant à la « contre-culture »
naissante une analyse pointilleuse. Cependant, ce magazine devient peu
à peu, au début des années soixante, un organe de publicité dévoué aux
maisons de disques qui le financent. Aussi les seuls articles de fond qu’il
publie sont-ils caractéristiques de la critique universitaire qui analyse le rock
à partir d’outils prédéterminés ayant, certes, fait leurs preuves dans d’autres
domaines – la critique littéraire par exemple –, mais ne saisissant pas la
spécificité des productions esthétiques étiquetées « rock ». C’est à ce double
mouvement d’institutionnalisation – universitaire et publicitaire – que
d’emblée Creem va s’opposer. DeRogatis écrit ainsi :
Contrairement à Rolling Stone, bastion de la contre-culture de San Francisco et
de l’orthodoxie le-rock-c’est-de-l’art, Creem est voué à une esthétique pop, et
parle aux fans qui voient dans le rock une expression de la culture adolescente
urbaine. (DeRogatis, 2006, p. 108)
Las des concessions faites par Rolling Stone à l’industrie du disque et à l’objec­
tivation universitaire du rock, Bangs accepte, en 1970, la proposition de Dave
Marsh, alors président de Creem, de devenir rédacteur en chef adjoint du
magazine. Creem était basé à Détroit, où se développait une scène rock conséquente associée à un violent mouvement de contre-culture. John Sinclair,
leader de l’underground de Détroit, avait ainsi réuni, au début de l’année
1967, divers artistes contestataires en vue de fonder un mouvement dévoué à
la révolution culturelle. Le bouillonnement contestataire de Détroit culmine
avec les émeutes du 23 juillet 1967, qui font 43 morts et 467 blessés. Après
ces événements, le mouvement de Sinclair devient le White Panter Party et
lui-même devient manager du groupe le plus en vue de Détroit à l’époque,
le MC5 – Motor City Five, en référence aux usines General Motors basées
à Détroit. Le premier album du MC5, Kick out the Jams, sort en 1969.
Salué par la critique, Bangs le décrit néanmoins, dans Rolling Stone, comme
« ridicule, arrogant et prétentieux » (2005, p. 51). Le rapport que le critique
entretient à la contre-culture populaire des années soixante-dix est ambigu
dans la mesure où il s’oppose à la fois à l’objectivation universitaire des
discours contestataires, mais aussi à leur unification dans un mouvement
qui se revendiquerait d’ « Avant-garde » (1996, p. 109-110). C’est que les deux
contribuent à institutionnaliser un objet qui, selon lui, s’oppose par nature
à cette institutionnalisation. Aussi raillera-t-il la déclaration passablement
éloquente que Creem publie en janvier 1970 et qui dit :
Détroit est une serre chaude exceptionnelle du rock, parce que les kids s’y
impliquent­fortement, le rock est leur mode de vie et ils n’en connaissent pas
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d’autre. Où nous situons-nous dans tout ceci ? Au sein de la communauté, nous
devrions être ce qui court entre les particules subatomiques, les blocs de pouvoir
étroitement liés qui gouvernent le rock dans cette région… Nos groupes sont ceux
du peuple ; nous nous considérons pareillement comme un magazine du peuple.
Nous ne voulons être « professionnels » que dans notre accès à l’information et
notre efficacité à sortir le magazine. Nous ne voulons pas être un autre Rolling
Stone. Nous sommes un magazine de rock, avec tout ce que cela implique. Notre
culture est celle du rock. Nous sommes des rockers. (DeRogatis, 2006, p. 102)
Si Bangs conteste ce type de déclaration, c’est dans la mesure où elle contribue­
à objectiver un objet qui n’a selon lui d’efficacité que parce qu’il est protéiforme et parce qu’il résiste à l’unification notionnelle. Ainsi s’oppose-t-il
à toute théorie d’ensemble qui conduirait à enlever au rock sa puissance
contestatrice. à propos de l’édition complète de ses articles, il écrit :
J’ai édité ce recueil comme je le faisais avec une rubrique mensuelle de critiques
de disques, uniquement pour des questions de style et de lisibilité. S’il en émerge
une « esthétique » quelconque, c’est dû davantage à la monomanie qu’à une
intention. Contrairement à la plupart des livres sur le rock, bourrés de faits ou
de querelles théoriques, j’ai simplement voulu que celui-ci soit aussi distrayant
qu’écouter la musique elle-même. (DeRogatis, 2006, p. 270)
Bangs, à la différence de Marcus par exemple, n’a jamais écrit de livre théorique sur le rock. Cela signifie pour lui deux choses. D’une part, que le rock
n’est pas fait pour être théorisé, puisqu’il s’oppose justement à toute tentative d’unification notionnelle. D’autre part et corrélativement, qu’il est plus
une attitude qu’un ensemble de productions dont il serait le genre et elles
les espèces. De la sorte, l’œuvre de Bangs ne peut être conçue comme un
métadiscours qui s’appliquerait à quelque chose comme l’objet « rock ». Se
voulant « aussi distrayant qu’écouter la musique elle-même », il est une autre
manifestation, au même titre que cette musique, de l’attitude en laquelle
consiste selon lui le rock. Parler de la critique à partir de l’œuvre de Bangs,
c’est voir qu’elle est indissociable d’un ethos auquel le mode de discours
spécifique qu’elle implique est d’emblée subordonné. Ses écrits rock ne sont
ni des écrits sur le rock ni des chroniques de disques, si l’on entend par chronique un métadiscours subordonné à un objet préalablement déterminé. Ses
critiques de disques constituent un discours spécifique manifestant un ethos.
Celui-ci est cependant irréductible à une théorie qui servirait de critère de
jugement des productions esthétiques caractérisées comme « rock ». Bangs
s’est en effet toujours gardé de défendre une esthétique rock spécifique dans
ses écrits. Aussi, comme il le dit lui-même :
L’important est que le rock, tel que je le vois, est la forme d’art populaire ultime,
la démocratie en acte, parce que c’est vrai : tout le monde peut en faire. Pour
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jouer du rock, du punk rock ou tout ce que vous voudrez, on a besoin que d’une
chose : du culot. Le rock est une attitude, et une fois que vous avez l’attitude, vous
pouvez y aller, quoique puisse dire tout le monde. (DeRogatis, 2006, p. 179)
Si le rock est un ethos, il est irréductible à une forme musicale. En d’autres
termes, il est constitué de multiples attitudes et productions esthétiques qui
sont des manifestations de cet ethos.
Dans l’article « James Taylor doit mourir », Bangs définit cet ethos comme
« La Fête ». Prenant acte, comme beaucoup d’autres de sa génération, de ce
qu’ont d’ennuyeux les états-Unis, il voit dans « La Fête » un mode de vie
alternatif, à l’opposé de l’american way of life bien-pensant :
La Fête était dans nos vies la seule chose à quoi nous raccrocher, la seule chose à
laquelle nous puissions vraiment croire, dont nous puissions vraiment dépendre,­
une fontaine musicale de jeunesse et de vitalité qui nous maintenait en vie.
(Bangs, 1996, p. 108)
Pour Bangs lui-même, « La Fête » va être à la fois et indissociablement un
mode de vie et un mode d’écriture. De la sorte, son écriture ne peut être
entendue véritablement que si on la rapporte à ce mode de vie dont elle est
une manifestation et qui se caractérise avant tout par une lutte contre une
certaine forme d’esprit de sérieux. Il écrit dans le même article :
Si je profère sérieusement chaque mot, ou du moins la majeure partie d’entre eux,
et considère 75 % de ce mou de veau avec une passion et un sérieux complets,
je le prends aussi avec un manque absolu de respect. C’est-à-dire que je crois au
rock, mais que je ne crois pas au Rock, même si je ne l’écris pas toujours de la
même façon, et que je crois à la Fête comme l’alternative enivrante à l’ennui et à
l’amère indifférence de la vie en cette époque « rien n’est vrai, tout est permis »,
tout comme elle a proposé une alternative sous forme de libération momentanée
face à la répression et à l’absolutisme moral des années cinquante. La Fête est une
réponse à la question de savoir comment gérer les loisirs dans une société qu’ils
cannibalisent […]. Loin d’être anti-intellectuelle, La Fête est a-intellectuelle, elle
ne fait aucune promesse et ne réclame pas de chercheurs sur le terrain. En tant
que réponse aux mystères de la vie, c’est un pet buccal, et même pas dadaïste,
c’est celui qu’émettait l’oncle Louie de derrière sa bibine un samedi après-midi
pendant le match de foot. Mais en tant que mode de vie, c’est sensationnel.
(Bangs, 1996, p. 123)
Le rock, tel que l’entend Bangs, n’est donc pas un objet esthétique parmi
d’autres. Ce qui constitue sa spécificité tient au fait qu’il est un mode de vie,
Foucault aurait dit un « art de vivre »7. En d’autres termes, il ne caractérise
7
Voir notamment le texte sur l’opuscule de Kant : « Qu’est-ce que les Lumières ? » Foucault y
écrit : « La question critique, aujourd’hui, doit être retournée en question positive : dans ce
qui nous est donné comme universel, nécessaire, obligatoire, quelle est la part de ce qui est
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pas génériquement des productions esthétiques qui l’exemplifieraient, mais
il est une attitude qui dit la production de soi comme œuvre à travers un
mode de vie spécifique. Ce mode de vie se manifeste notamment chez Bangs
dans son écriture, qui n’est pas le métadiscours qu’un chercheur produit à
propos d’un phénomène qu’il objective en le construisant – La Fête « ne
réclame pas de chercheurs sur le terrain » – mais une forme de discours
spécifique produit par et manifestant un ethos déterminé. Ainsi conçue, c’est
la critique elle-même qui fait œuvre en articulant, sur le mode de l’alternatif
– lequel est toujours une critique de ce par rapport à quoi il est justement
une alternative –, un ethos et les manifestations de celui-ci. La critique rock
telle que Bangs la pratique a ainsi ceci de spécifique qu’elle s’appuie sur des
thèmes et qu’elle utilise des procédés stylistiques et rhétoriques qui sont
subordonnés à cet ethos, en l’occurrence à ce qu’il nomme « La Fête ». Il
peut ainsi écrire, en conclusion de la seconde partie de « James Taylor doit
mourir » :
J’ai tout essayé ici même dans cette foutue diatribe : insultes gratuites, scatologie, souvenirs de lycée, franches invectives, fantasme homicide dans un cas
précis, et bien que sur ce dernier point je n’ai pas de regret, je sais que j’aurai
beau délirer, les choses n’iront pas mieux jusqu’à ce que vienne le temps qu’elles
aillent mieux. Et il viendra, ne vous y trompez pas, il n’a jamais cessé, et quand
ça sera notre tour, nous pourrons tous retourner à La Fête, geignant de joie,
tout comme Martha et les Vandellas l’avaient prophétisé dans « Dancing in the
Street » : « Callin’ out around the world / Are you ready for a brand new beat ? »
(Bangs, 1996, p. 124)
Bangs dénombre donc lui-même plusieurs procédés caractéristiques de son
écriture. Insultes, invectives, projets fantasmatiques sont ainsi autant de
moyens pour lui de faire de son écriture le vecteur esthétique de l’art de
vivre qui y préside. Puisque la critique est une forme de discours spécifique,
non pas critique par rapport à l’objet « rock », mais critique en tant que
participant de l’ethos rock, elle ne peut se construire sur le schéma convenu
que Bangs stigmatise dans son article « Comment devenir rock critic ? »,
cité plus haut. Elle se construit bien plutôt à partir de procédés rhétoriques
et stylistiques spécifiques qui constituent une violente critique de l’institutionnalisation du rock. Ce qui caractérise le rapport qu’entretient cette
critique aux discours – la critique universitaire – et aux attitudes – l’esprit
de sérieux – auxquels elle s’oppose est son immanence. En effet, la critique
singulier, contingent et dû à des contraintes arbitraires ? Il s’agit en somme de transformer la
critique exercée dans la forme de la limitation nécessaire en une critique pratique sous la forme
du franchissement possible » (Foucault, 2001, p. 1395).
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éthique bangsienne – éthique parce que rattachée à un ethos – ne prend pas
pour objet d’étude ces discours et ces attitudes. Si elle faisait de la sorte, elle
deviendrait un métadiscours, devenir qu’elle réprouve explicitement. Au
contraire, elle réinvestit ces discours et ces attitudes en les mentionnant et
en les isolant ironiquement au sein de ses propres productions. Par exemple,­
dans un long article consacré aux Clash, Bangs commence par mettre en
évidence le rapport qui, selon lui, lie ce groupe au mouvement punk en
montrant que les Clash lui sont irréductibles et que ce mouvement a perdu
toute force protestataire dans l’exacte mesure où il s’est peu à peu constitué
en mouvement, avec ce que cela représente d’institutionnalisation de ses
manifestations discursives – le « God Save The Queen » des Sex Pistols repris
en Angleterre comme un hymne – et pratiques – vêtements troués et épingles à nourrice style Sid Vicious deviennent, à la fin des années soixante-dix,
une mode. Quoi de moins contestataires en effet que l’« hymne » et l’« effet
de mode » ? Aussi, puisque le début de l’article n’est en rien conforme à ce
que sont les critiques habituelles de disques, Bangs rompt son article par
ce petit encart :
Note à CBS International [la maison de disque qui l’envoyait en Angleterre
faire ce reportage sur les Clash] : détendez-vous : j’ai plus aimé les Clash, en
tant qu’individus, que tout groupe que j’ai rencontré à la possible exception
des Talking Heads, et leur musique, cela va sans dire, est super. […] Voilà un
superlatif pour les pubs : « Le meilleur groupe anglais » – Lester Bangs. En voilà
un autre : « Et merci pour ces merveilleuses vacances ! » – Lester Bangs. D’accord, maintenant que c’est fait, allons-y… (Bangs, 1996, p. 333-334)
Ce passage constitue une parodie caricaturale de la « critique publicitaire »,
parodie manifeste à la fois dans l’ironique et insignifiant « leur musique, cela
va sans dire, est super », et dans le désarmant « Le meilleur groupe anglais »
estampillé « Lester Bangs », lui-même devenu objet institutionnel parmi
d’autres. On retrouve dans bon nombre d’articles de Bangs ces encarts
ironiques­ concernant la critique traditionnelle et le rapport mercantile
qu’elle entretient avec l’industrie du disque. Nous caractérisons ces encarts
par l’adjectif « immanent » puisque le propos de Bangs n’est pas de faire une
sociologie de ces critiques – auquel cas il les constituerait comme objets
d’étude auxquels s’appliquerait son discours, qui serait alors un métadiscours illustratif d’une théorie générale, esthétique ou sociologique. Il s’agit
pour lui au contraire de produire un discours spécifique ayant une double
finalité, à savoir celle de faire œuvre et celle de constituer, au même titre que
les productions musicales sur lesquelles ce discours s’appuie, une critique de
177
Anthony Manicki
son temps, c’est-à-dire à la fois un diagnostic8 et l’expression d’un mode de
vie alternatif. De ce fait, une fois fait le clin d’œil à la critique publicitaire,
Bangs énonce clairement qu’il s’agit maintenant d’y aller. Sous-entendu :
qu’il est temps de produire sa propre critique.
Résumons. Telle que la pratique Bangs, la critique n’est ni un métadiscours universitaire ni une chronique publicitaire. Si toutes deux s’appliquent­
à un objet par nature contestataire – le rock, entendu comme ethos, manifeste
des modes de vie alternatifs au modèle américain –, la première lui enlève
sa force contestatrice en le constituant comme un objet d’étude discipliné,
tandis que la seconde l’intègre à l’industrie du disque qui participe du mode
de production capitaliste dont le rock dénonce justement le mode de vie
qui en découle. La position que va défendre Bangs, et qu’en l’occurrence,
vu ce qui vient d’être dit, il ne théorise pas, consiste à faire de la critique
une forme de discours spécifique – c’est-à-dire ayant ses modalités propres
de fonctionnement – manifestant un ethos rock caractérisé comme lutte
contre l’institutionnalisation des phénomènes qui le constituent. De ce
fait, la spécificité de la critique bangsienne est double. Elle constitue tout
d’abord une critique acerbe de « l’esprit du capitalisme » auquel elle oppose
un mode de vie alternatif que Bangs caractérise de manière floue, et ceci à
dessein, comme « la Fête ». Ensuite, cette critique, afin d’éviter tout risque
d’institutionnalisation, prend la forme, non d’un métadiscours théorique,
mais d’une œuvre à part entière.
En ce qui concerne le premier point, à savoir le double mouvement de
diagnostic d’une époque et de détermination d’un mode de vie alternatif,
Bangs écrit, à propos d’un album de Blondie :
Si la première raison pour laquelle nous écoutons de la musique est d’y entendre
l’expression de la passion – comme je l’ai cru toute ma vie –, alors jusqu’à quel
point cette musique se révélera-t-elle bonne ? Qu’est-ce que ça dit de nous ? Que
confirmons-nous en nous-mêmes en adorant un art affectivement neutre ? Et
simultanément, que sommes-nous en train de détruire, ou du moins de rabaisser,
en nous ? (Bangs, 2005, p. 148)
Au même titre que la forme de critique dont il se fait le défenseur, la musique
rock doit, selon Bangs, manifester un ethos, en l’occurrence de la passion et
des émotions, aussi difficile d’ailleurs qu’elles puissent être définies, mais là
n’est pas le propos de Bangs. On comprendra ainsi les réserves qu’il émettra
par rapport à la musique électronique naissante – en témoigne son article
8
Pour cette idée, on s’inspire du premier chapitre de Critique et Clinique de Deleuze, intitulé :
« La littérature et la vie » (1993, p. 11-17).
178
LE S TE R B A N G S, C R I T I Q U E R O C K
sur Kraftwerk intitulé « Kraftwerkfeature »9. Cet ethos perdu dans la société
américaine des années soixante-dix est celui que dépeignait la notion de
« Fête ». Ce constat constitue ainsi un véritable diagnostic, médiatisé par
les productions musicales contemporaines, de cette société. Aussi Bangs
s’enthousiasme-t-il au contraire pour les productions culturelles – musicales,
comme le montre son article sur les Clash significativement intitulé « Lester
Bangs Falls in Love (And Sees the Promised Land) »10 ou autres, par exemple
sa nécrologie de Kerouac (« Elegy for a Desolation Angel ») – constituant
elles-mêmes à la fois et indissociablement des critiques de cette société et
la mise en évidence de modes de vie alternatifs. Cependant, il ne s’enthousiasme pas comme un chercheur devant son objet, mais, prenant appui sur
ces productions, il développe lui-même un mode de discours qui tend à
produire le même effet que ces dernières.
Le second point qui nous intéresse concernant l’œuvre de Bangs consiste
ainsi en ceci qu’elle constitue elle-même une œuvre à part entière. En effet,
ce qui fait que ses critiques sont irréductibles à des chroniques, c’est que les
procédés stylistiques et rhétoriques utilisés lui donnent une autonomie quant
aux productions esthétiques sur lesquelles elles s’appuient. Dénombrons
quelques-uns de ces procédés.
La rupture thématique est peut-être le procédé le plus utilisé par Bangs. Par
exemple, dans un article consacré à l’album Metal Music Machine de Lou Reed,
il écrit, sans que cela ait grand-chose à voir avec ce qui précède ou suit :
Comme on le sait aujourd’hui, JFK avait droit à des injections régulières de
vitamines et de méthédrine grâce à de joyeux toubibs. Point n’est besoin d’en
dire plus. Il se peut qu’il n’ait, en fait, pas accompli grand-chose […], mais il
avait la classe et le sourire vainqueur. (Bangs, 1996, p. 290)
Ces ruptures de style, servies en outre par des jugements lapidaires et décalés sur des objets mythifiés, conduisent à ce que le discours de Bangs soit
9
Bangs (1996, p. 233-241). Il y écrit notamment, p. 233 : « L’autre jour, un plumitif quelconque
appartenant à l’un des journaux locaux est venu ici préparer un article “sous l’angle humain” sur
le phénomène que vous tenez entre vos mains, et bien évidemment notre bienfaisant rédacteur
en chef m’a traîné dans son bureau pour répondre à l’éternel : “Où va le rock ?” “Il est en cours
de capture par les Allemands et les machines”, ai-je répondu sans hésiter. C’est ce que je crois
jusqu’au fond de mon âme funky. »
10 Bangs (1996, p. 329-376). Il y écrit, p. 341 : « Pour moi, là [dans le respect des fans, les membres
des Clash invitant souvent leurs fans à manger ou dormir chez eux] est l’essence de la grandeur
des Clash, par-dessus et au-delà de leur musique, c’est pourquoi je suis tombé amoureux d’eux,
pourquoi il a été inutile de faire avec eux des interviews fastidieuses sur la politique ou le système
de classes ou tout ça ; parce que voilà enfin un groupe qui non seulement prêche quelque chose
de bon, mais le met également en pratique, et au lieu de parler changement de comportement
social, met en œuvre le modèle d’une société réellement égalitaire. »
179
Anthony Manicki
irréductible à un métadiscours descriptif de son objet d’étude, puisque les
outils justement utilisés pour en rendre compte ne sont pas descriptifs. De
plus, s’il y a une dimension normative dans ce discours – nous l’avons vu,
ces critiques proposent un modèle de vie alternatif –, celle-ci est irréductible
cependant à une morale prédéterminée et érigée en critère de jugement.
Quand on a saisi que la critique est avant tout un ethos, il ne peut plus y
avoir de théorie critique, juste une pratique (de la) critique, en l’occurrence
par l’exemple, dans l’écriture.
Autres procédés utilisés par Bangs : l’insulte et l’invective. Ainsi, il peut
écrire, à propos de Lou Reed, dans « Louons maintenant les célèbres nains
mortifères, ou : Comment je me suis castagné avec Lou sans m’endormir
une seule fois » :
Ego ? Ce n’est peut être pas le plus grand mot du xxe siècle, mais c’est à coup
sûr le poison qui court dans les veines de chaque pop star. […] Lou Reed est
un pervers complètement dépravé, un pathétique nain mortifère et tout ce que
vous voudrez penser qu’il est. Par dessus tout cela, c’est un menteur, un talent
gâché, un artiste toujours entre deux marées, un mercanti qui vend sa propre
chair […]. (Bangs, 1996, p. 255)
Ou, à propos de Paul McCartney, dans l’article « Pissenlits dans l’air immobile : le dépérissement des Beatles » :
Citez-moi une superstar des sixties qui ne soit pas devenue un zombie. […] Paul
McCartney fait de charmants fonds sonores pour boutiques branchées, bien
résolu à se montrer aussi insignifiant que les Carpenters, ce qui en soi pourrait
être aussi bien une réaction aux excès opposés de John [Lennon] qu’un simple
cas de vacuité absolue. (Bangs, 2005, p. 57)
On retrouve dans nombre d’articles de Bangs ces violentes invectives faites
à des artistes mythifiés par la critique universitaire. L’effet est double. Tout
d’abord, cela permet de lutter contre la starification des musiciens rock qui,
d’Elvis Presley à Rod Stewart en passant par John Lennon et Lou Reed, tendent
à devenir des « héros culturels », selon l’expression de Bangs (1996, p. 325).
Starification qui rejoint l’institutionnalisation, puisque ces modes de vie
héroïsés sont objectivés dans un mouvement qui réduit l’alternatif à un idéal
inaccessible. Insulter les musiciens, c’est montrer par la caricature qu’il n’y a pas
plus de déférence à avoir pour eux que pour n’importe quelle autre personne.
Ensuite, ce décalage, d’une part par rapport à la critique universitaire, d’autre
part par rapport à la mythification des stars du rock, produit chez le lecteur
non un simple effet didactique – effet produit par la critique universitaire –
ou un simple effet de fascination pour les artistes dépeints – effet produit par
la critique people – mais un effet à la fois esthétique et éthique.
180
LE S TE R B A N G S, C R I T I Q U E R O C K
Zappons d’emblée le topo classique du rapport entre esthétique et
éthique. Ce que l’on veut montrer, c’est que les spécificités de l’écriture de
Bangs – les thèmes traités, les procédés stylistiques et rhétoriques utilisés
– manifestent un ethos, celui de La Fête et de la lutte contre l’esprit de sérieux
qui gangrène la société américaine des années soixante-dix. Il écrit ainsi, dans
l’article « Le Pop, les Tartes, le Pied : un programme de libération de masse
sous forme de critique d’un disque des Stooges, ou : Qui est l’imbécile ? » :
Certaines des expériences esthétiques les plus puissantes de notre temps, du
Festin nu à Bonnie and Clyde, traitent leur public exactement de cette façon :
extériorisant et grossissant leur centre caché de maladie, reflété dans les tarés
dont ils se moquent, et les fantasmes criards qu’ils consomment, tout comme
nos peurs et nos préjugés les plus profonds inspirent les plaisanteries que nous
échangeons. C’est là que les Stooges s’activent. Ils veulent vous faire monter
sur scène, ce en quoi ils sont super modernes, bien que loin de l’Art. Dans le
« Desolation Raw » de Dylan, comme dans la nation Woodstock-Altamont, le
cran d’arrêt est plus puissant que le canif et parle plus éloquemment que lui.
Mais cette menace est cathartique, tout le monde se donne du bon temps, et la
fin est libération. (Bangs, 1996, p. 89)
L’œuvre de Bangs elle-même participe de ces puissantes expériences
esthétiques,­ou en tous cas revendique cette capacité à produire de tels électrochocs, comme en témoigne l’attention constante qu’il prête à son style
(DeRogatis, 2006, p. 81). Aussi voit-on dans ce dernier extrait la double
finalité que Bangs assigne aux productions esthétiques : être à la fois, et pour
lui c’est tout un, des diagnostics de leur temps – elles mettent en lumière le
« centre caché de maladie » de leur public – et les manifestations de modes
de vie alternatifs – elles veulent faire « monter [le public] sur scène ». On
comprend alors pourquoi la critique ne peut, pour Bangs, se réduire à un
(méta)discours universitaire ou publicitaire. En effet, elle n’est vraiment
efficace que si elle produit les mêmes effets que les productions musicales­
qui l’initient. Alors que critiques universitaire et publicitaire tendent à résorber en l’institutionnalisant ce que peut avoir le rock de contestataire ou du
moins d’alternatif, la critique telle que la pratique Bangs tend, quant à elle, à
produire les mêmes effets que la musique dont elle rend compte. C’est en ceci
qu’elle constitue une critique éthique, parce qu’elle est à la fois un diagnostic
de son temps et la détermination par l’exemple d’un art de vivre alternatif.
Quand à savoir en quoi ce qui vient d’être écrit constitue une institution­
nalisation de ce que jamais Bangs ne voulut prendre au sérieux, etc., on
anticipe déjà la critique. Et c’est avec le même esprit de dérision qu’on a
écrit cet article.
181
Anthony Manicki
Bibliographie
Bangs Lester, 1996, Psychotic reactions & autres carburateurs flingués, trad. Jean-Paul
Mourlon, Auch, Tristram.
–– 2005, Fêtes sanglantes et mauvais goût, trad. J.-P. Mourlon, Auch, Tristram.
Deleuze Gilles, 1993, Critique et clinique, Paris, Minuit.
Derogatis Jim, 2006, Lester Bangs. Mégatonnique Rock Critic, trad. J.‑P. Mourlon, Auch,
Tristram.
Foucault Michel, 1995, Dits et écrits, II, Paris, Gallimard (Quarto).
Marcus Greil, 2003, Lipstick Traces. Une histoire secrète du xx e siècle, trad. G. Godard,
Paris, Gallimard.
Principaux articles de Lester Bangs 11
« The MC5. Kick Out the Jams », Rolling Stone, 5 avril 1969. [FS]
« The velvet underground », Rolling Stone, 17 mai 1969.
« Miles Davis. In a Silent Way », Rolling Stone, 15 novembre 1969.
« Elegy for a Desolation Angel » (nécrologie de l’écrivain Jack Kerouac), Rolling Stone,
29 novembre 1969.
« The Allman Brothers Band », Rolling Stone, 21 février 1970.
« Frank Zappa. Hot Rats », Rolling Stone, 7 mars 1970.
« John Coltrane. The best of John Coltrane : his impulse years », San Diego Door,
17 septembre­1970.
« Of Pop and Pies and Fun : a programm for mass liberation in a form of a stooges review,
or : Who’s this fool ? » Creem, novembre et décembre 1970 [PR, « Le Pop, les Tartes,
le Pied : un programme de libération de masse sous forme de critique d’un disque
des Stooges, ou : Qui est l’imbécile ? »].
« James Taylor marked for death. Who put the bomp ? », hiver-printemps 1971 [PR,
« James Taylor doit mourir »].
« Yoko Ono. Plastic Ono Band », Rolling Stone, 4 mars 1971.
« The best of Charles Mingus », Fusion, 2 avril 1971.
« Psychotic reactions and carburator dung : a tale of these times » (Hommage aux Count
Five), Creem, juin 1971 [PR, « Psychotic reactions et carburator dung. Prose pour cette
période »].
« The grateful dead », Creem, 1971.
11 Il s’agit bien sûr d’un choix non exhaustif, Bangs ayant écrit environ 650 articles pour les
divers magazines et revues auxquels il contribua. On ne retient donc que les plus marquants. Il
s’agit pour la plupart de critiques de disques avec d’abord le nom du musicien ou du groupe,
ensuite le titre de l’album, enfin le magazine et la date de parution. Un nom de musicien ou de
groupe sans titre d’album signifie qu’il s’agit d’une mini-monographie. Les articles traduits dans
Psychotic Reactions & autres carburateurs flingués sont notés [PR, « Traduction »], ceux traduits
dans Fêtes sanglantes et mauvais goût [FS, « Traduction »] et celui traduit dans la biographie [LB,
« Traduction »]. On trouve une bibliographie complète de l’œuvre de Bangs dans la biographie
de DeRogatis (2006, p. 341-372).
182
LE S TE R B A N G S, C R I T I Q U E R O C K
« Miles Davis. The Complete Birth of Cool », Phonograph Record Magazine, juillet 1972.
« The Rolling Stones. Exile on Main Street », Creem, août 1972.
« Rock critics rule ! And other startling musical revelations », Coast, avril 1973.
« Lou Reed. Berlin », Creem, avril 1973.
« John Lennon. Mind Games », Creem, février 1974.
« How to be a rock critic », Shakin’ Street Gazette, octobre 1974. [LB, « Comment devenir
rock critic ? »]
« Lou Reed. Metal Machine Music », Creem, septembre 1975. [FS]
« Kraftwerkfeature, or : How I learned to stop worrying and love the balm », Creem,
septembre 1975. [PR]
« Patti Smith. Horses », Creem, février 1976. [FS]
« The greatest album ever made, just in case you ever wondered (Metal Machine Music) »,
Creem, mars 1976. [PR]
« Innocents of Babylon », Creem, juin-juillet 1976. [FS, « Les innocents de Babylone : à
la recherche de la Jamaïque avec Bob Marley et un casting de plusieurs milliers de
personnes ! »]
« The Aesthetics of Queen. Perspectives on A Day at The Races in comparative contemporary music », Hit Parader, juin 1977.
« The Clash : Lester Bangs falls in love (and sees the Promised Land) », Creem, décembre
1977. [PR]
« The white noise supremacists », Village Voice, 30 avril 1979. [PR, « Les suprématistes
du bruit blanc »]
« John Lydon. Across the Border », Village Voice, 24 mars 1980. [FS, « John Lydon : au-delà
de la frontière »]
Discographie 12
Van Morrison, Astral Weeks, 1968.
The MC5, Kick Out the Jams, 1969.
Miles Davis, In a Silent Way, 1969.
John Cale, Vintage Violence, 1970.
The Stooges, Fun House, 1970.
John Lenon et Yoko Ono, Plastic Ono Band, 1971.
Captain Beefheart, Lick my Decals Off, 1971.
T. Rex, Electric Warrior, 1971.
Black Sabbath, Master of Reality, 1971.
Wayne Shorter, Odyssey of Iska, 1971.
Captain Beefheart, The Spotlight Kid, 1972.
Hawkwind, In Search of Space, 1972.
The Rolling Stones, Exile on Main Street, 1972.
Creedence Clearwater Revival, Creedence Gold, 1973.
Mott The Hoople, Mott, 1973.
12 Il s’agit de quelques albums, tous chroniqués par Bangs, ayant une importance significative
dans son parcours de critique. Espérons qu’ils accompagnent la lecture de l’article comme ils
ont accompagné son écriture.
183
Anthony Manicki
The Stooges, Raw Power, 1973.
Van Morrison, Hard Nose the Highway, 1973.
Lou Reed, Berlin, 1973.
Lou Reed, Rock’n’Roll Animal, 1974.
Alice Cooper, Muscle of Love, 1974.
Brian Eno, Here Come the Warm Jets, 1974.
Barry Whyte, Just Another Way to Say I Love You, 1975.
Lou Reed, Metal Machine Music, 1975.
Patti Smith, Horses, 1976.
Television, Marquee Moon, 1977.
The Kinks, Sleepwalkers, 1977.
Iggy Pop, The Idiot, 1977.
Bob Marley ans The Wailers, Exodus, 1977.
Burning Spear, Dry and Heavy, 1977.
Kiss, Love Gun, 1977.
Van Morrison, Wavelenght, 1978.
Blondie, Eat to the Beat, 1979.
Peter Tosh, Mystic Man, 1980.
184