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L'ELECTION
L'ELECTION PRESIDENTIELLE
PRESIDENTIELLE DU 23 NOVEMBRE ET DU 21 DECEMBRE 2014 EN TUNISIE
Sous la direction de Pascal PERRINEAU et Anne MUXEL
Mémoire réalisé dans le cadre du cours « Les formes de la participation politique en Europe » par
Syrine ATTIA et Loujaïn GUIGA
Image : © Agence Tunis Afrique presse
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L'élection présidentielle du 23 novembre et du 21 décembre 2014 en Tunisie
Logo des élections de 2014
(Instance Supérieure Indépendante pour les élections, 2014)
À peine un an après avoir acquis son indépendance complète, le Royaume de Tunisie devient
officiellement, le 25 Juillet 1957, la République tunisienne. Cette date clé marque l'abolition de la
monarchie beylicale et le remplacement, à la tête de l’État, du monarque par un président 1. Ce poste,
central dans la vie politique du pays, a été occupé par deux hommes en plus de cinquante ans: Habib
Bourguiba de juillet 1957 à novembre 1987 et Zine el-Abidine Ben Ali de novembre 1987 à janvier
2011. Entre 2011 et 2014, trois hommes se succèdent au Palais de Carthage. Le premier, Fouad
Mbazaa, ancien président de la Chambre des députés, est constitutionnellement nommé président
par intérim suite à la fuite, le 14 janvier 2011, de Zine el-Abidine Ben Ali vers l'Arabie Saoudite. Fouad
Mbazaa est le premier à exercer la fonction présidentielle par intérim en Tunisie. Mohammed Moncef
Marzouki, lui, est élu en tant que président provisoire par l'Assemblée Nationale Constitutante, issue
des élections législatives d'octobre 2011. Il occupe le poste de président de la République de
décembre 2011 à décembre 2014. Béji Caïd Essebsi, élu le 21 décembre 2014 et investi le 31
décembre 2014, est le premier président à être issu d'un suffrage universel direct, libre et transparent.
C'est l'une des principales raisons pour lesquelles la passation présidentielle suite aux
élections de 2014 demeure inédite. Pour la première fois dans l’histoire tunisienne, un président
arrive au pouvoir par des élections et non suite à une indépendance, à un coup d’État médical, ou
encore à une révolution. Ce n’est pas après un grand bouleversement que le président à été nommé
mais suite à des élections démocratiques qu’il a été élu. Ces élections, qui sont l’aboutissement d’une
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À la fin du XVIème siècle, la Tunisie devient un vassal de l'Empire Ottoman. Elle est gouvernée par un
Bey, un monarque d'origine ottomane. Jusqu'en 1957, deux dynasties ont gouverné le pays: les
Mouradites de 1593 à 1705 puis les Husseinites de 1705 à 1957. Sadok Bey est le dernier véritable
souverain, car, depuis 1881, avec l'établissement du Protectorat français, les Beys de Tunis ne
disposent plus réellement du pouvoir. En 1957, avec la déposition de Lamine Bey, la monarchie est
officiellement abolie, la République, proclamée. Habib Bourguiba, alors Premier Ministre, en sera le
premier président.
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transition enclenchée depuis la révolution du 14 janvier 2011 tirent le rideau sur une importante
réalité: celle de la complexité profonde du pays.
Pour citer les propos du caricaturiste tunisien anonyme Z, «Alors que la Tunisie, sous l’ère de
Ben Ali semblait être un corps monolithique, une ombre inquiétante et hermétique votant à 99%
pour le même candidat», aujourd’hui il existe une véritable géographie électorale alimentée par des
clivages politiques. Il serait donc intéressant de dresser une géographie du vote aux présidentielles de
2014 mais surtout de comprendre les différentes dynamiques de vote et les clivages profonds qui ont
pu les façonner.
I. Présentation générale des élections et du système politique:
A. Mode de scrutin et enjeux de la fonction présidentielle:
1. Le mode de scrutin:
La nouvelle Constitution de 2014 2, décrète dans son article 74 que tout électeur de
confession musulmane, âgé de moins de 35 ans et jouissant de la nationalité tunisienne par la
naissance dispose du droit de se présenter à l’élection présidentielle. La méfiance envers l'État, au
passé frauduleux, se traduit par l’organisation des élections par une instance indépendante: l’Instance
Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE).
Le président de la République tunisienne est ensuite élu pour un mandat de cinq ans, au
suffrage, universel, libre, secret et direct à la majorité absolue des suffrages exprimés. L’article 75 de
la Constitution précise que si la majorité n’est pas obtenue au premier tour du scrutin, un deuxième
tour est organisé durant les deux semaines qui suivent l’annonce des résultats définitifs du premier
tour. Les deux candidats ayant obtenu le plus grand nombre de voix au premier tour se présentent au
second tour. Le président ne peut occuper son poste pendant plus de deux mandats complets,
successifs ou séparés. Il doit démissionner, une fois élu, de toute responsabilité à l’Assemblée
Nationale et au sein de son parti.
2. Enjeux de la fonction présidentielle en temps post-révolutionnaire
Depuis l’instauration de la République en Tunisie, le président a toujours été un acteur central
de la gestion du pouvoir. La séparation des pouvoirs n’existant que sur papier, il pouvait à sa guise
interférer dans les affaires de justice ou encore dans la rédaction des lois. Il paraît donc logique que
l’Assemblée constituante issue de la révolution se donne pour objectif de fortement diminuer la part
de pouvoir accordé au président et de faire de la Tunisie un régime parlementaire mixte.
Et pourtant la fonction présidentielle représente plus que jamais un enjeu de taille. Le
président, bien que privé de certains pouvoirs dont il jouissait auparavant, n’en devient pas un acteur
effacé de la scène politique, bien au contraire. C’est principalement sa personnalité et sa capacité à
s’imposer qui lui permettront, ou non, d’influencer les décisions politiques. La Tunisie qui vit encore
aujourd’hui une crise identitaire, doit en réalité faire au moment des élections présidentielles, un
choix de société, que le président de la République doit refléter. Plus encore, il s’agit d’incarner, en la
2
Voir en annexe (I) pour l'intégralité du texte constitutionnel à propos du président de la République.
3
personne du président, une image plus rassurante de la Tunisie: l’image d’un pays stable, ou du moins
en voie de stabilisation.
Dans une période transitoire telle que celle traversée par la Tunisie actuellement, il est
nécessaire de montrer la continuité de l’État en l’image de son chef. Pendant l’intégralité de son
mandat, tous les faits et gestes, parfois embarrassants, du président temporaire, Mohamed Moncef
Marzouki, ont été amplement observés et commentés aussi bien en Tunisie qu’à l’international. C’est
en partie parce qu’il ne parvenait pas à véhiculer cette image rassurante pour l’extérieur, et
fédératrice pour l’intérieur qu’il n’a pas été réélu.
B. Les principaux partis et candidats:
L'Instance Supérieure Indépendance pour les Élections a reçu un total de 68 dossiers de
candidatures. Vingt-sept ont été acceptées. La liste contient des opposants, d'anciens ministres (de
Bourguiba comme de Ben Ali), des magistrats (dont une femme), des hommes d'affaires, des artistes,
des journalistes, aussi bien que des inconnus. Il est très important de mentionner que le parti
Ennahdha (second aux législatives) a choisi de ne pas présenter de candidat, mais que son électorat a
très largement voté pour le président sortant.
Slim Riahi: Surnommé le «Berlusconi tunisien» Slim Riahi est un homme d'affaires s'étant
enrichi en Libye. Il possède une fortune assez importante mais dont l'origine demeure douteuse.
Malgré cela, il est très populaire chez certains jeunes, surtout auprès des supporters du Club Africain,
l'un des principaux clubs de football de la capitale, dont il est le président.
Mohamed Hechmi Hamdi: Chef du «Courant de l'Amour», Mohamed Hechmi Hamdi est un
homme d'affaires tuniso-britannique installé à Londres. Il a sa propre chaîne télévisée, Al-Mustaquilla.
En 2011, son parti, alors nommé «La Pétition Populaire» avait créé la surprise en remportant 27 (sur
217) sièges à l'assemblée. Il est souvent vu comme un populiste, régionaliste, conservateur et proche
d'Ennahdha.
Hamma Hammami : Opposant historique et virulent à Ben Ali, cet homme emblématique de
l'extrême gauche tunisienne est l'un des rares à avoir choisi de demeurer en Tunisie malgré pressions
et arrestations. Porte-parole de la coalition du Front Populaire (dont faisait partie Chokri Belaïd,
avocat et homme politique assassiné le 6 février 2013), il est populaire auprès des jeunes et prône
des changements économiques radicaux.
Mohamed Moncef Marzouki: Le président sortant est un opposant, ancien président de la
Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme (LTDH, qui réunissait les plus grands opposants tunisiens)
ayant décidé de s'exiler à Paris. En 2011, son parti, le Congrès pour la République (CPR), émerge
comme second parti du pays et s'allie à Ennahdha. En 2014, le CPR semble avoir perdu tout capital de
sympathie dû à son passé militant et ne récolte que 4 sièges à l'assemblée (contre 29 sièges sur 217
en 2011). Marzouki se présente officiellement comme indépendant et se voit comme le seul rempart
face au retour de la dictature, représentée à ses yeux par Béji Caïd Essebsi.
Béji Caïd Essebsi: Favori à 88 ans, Béji Caïd Essebsi est un homme expérimenté et habitué à
l'épreuve du pouvoir. C'est à lui qu'on a confié les rênes du pays en février 2011, qu'il a dirigé
jusqu'aux élections, et ce malgré une situation critique. Se présentant comme anti-islamiste et
progressiste, cet ancien ministre de Bourguiba a aussi été militant pour l'indépendance, mais
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également président du Parlement sous Ben Ali en 1991. Il a notamment joué la carte du
Bourguibisme en se présentant comme l'héritier du «Père de l'Indépendance» et de sa pensée
progressiste en opposition avec le conservatisme islamiste. Son parti, Nidaa Tounès (L'Appel de la
Tunisie, formation hétéroclite réunissant – entre autres – des hommes politiques de tous bords, des
syndicalistes ainsi que des hommes d'affaires), formé en 2012, est devenu le premier parti du pays à
l'issue des élections législatives en mettant en avant la nécessité d'un vote utile afin d'unir toutes les
forces progressistes (dispersées en 2011) et rééquilibrer la scène politique, dominée par les islamistes.
C. Présentation des résultats:
1. Les autres «vainqueurs» des élections: l'abstention et le vote blanc:
*L'abstention:
Ce sont surtout les jeunes qui sont touchés par le phénomène d'abstention. Une baisse de
participation a surtout été ressentie d'abord des législatives au premier tour des présidentielles puis
du premier au second tour des présidentielles.
Afin de comprendre ce phénomène, il nous faut jeter un œil sur la structure de la société
tunisienne. En effet, la classe moyenne y est importante, et celle-ci possède un niveau d'instruction
relativement élevé. Il n'y a pas de réelle pauvreté et/ou analphabétisme massif qui expliqueraient
l’abstention. De plus, si l'on compare le taux de participation des non diplômés et celui des diplômés
(du supérieur), il est possible d'écarter l'hypothèse selon laquelle les électeurs les moins instruits
sont ceux qui s'abstiennent le plus. En effet, on retrouve les abstentionnistes aussi bien chez les
classes populaires que chez les diplômés ainsi qu'au sein de la diaspora. Les causes de cet
abstentionnisme ne sont toutefois pas les mêmes.
Cette comparaison met en lumière deux types d’abstentionnisme. Un abstentionnisme
réfléchi qui s’inscrit dans le jeu politique et exprime une opinion, et un abstentionnisme qui reflète
un désintérêt pour la vie politique, « Les abstentionnistes "hors du jeu" politique ont trop de
problèmes individuels pour investir la scène collective et peuvent se sentir incompétents »
(Mohamed Elarbi Nsiri).
Une première catégorie d'abstentionnistes est celle des diplômés. Chez les diplômés,
l'abstention est présente afin de faire part d'un mécontentement vis-à-vis de la classe politique. Ces
abstentionnistes sont politisés et souvent adhérents à l’idéologie d’un parti. Leur abstention exprime
un mécontentement face à l’offre politique 3. Une deuxième catégorie considère que les problèmes
du quotidien ne seront pas résolus par le vote, ce qui conduit à un désintérêt pour la politique. Même
si cette forme d'abstentionnisme est très présente dans les classes populaires, toutes les couches de
la société sont touchées par ce désintérêt.
Plus encore, l’abstention massive chez les jeunes met en lumière le peu de confiance qu'ils
accordent à la représentation politique. Pour eux, les rivalités politiques ne prennent pas
3
Lire les témoignages des jeunes abstentionnistes, [En ligne sur Le HuffPost Maghreb]
http://www.huffingtonpost.fr/2014/12/22/election-presidentielle-tunisie-vote-blanc-abstentionsecond-tour_n_6365290.html
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suffisamment en compte leurs préoccupations. Plus encore, la jeunesse tunisienne se sent délaissée
étant donnée l’importance du chômage chez les deux catégories de jeunes, qu'ils soient diplômés ou
non. La bipolarisation islamistes / progressistes, ou encore celle entre bourgeoisie et prolétariat, ne
sont pas au cœur des préoccupations d’une jeunesse dans un pays où l’avenir économique est
incertain. Certains jeunes considèrent même que, dans la mesure où les besoins économiques sont
satisfaits, la politique importe peu. Ainsi, l'un d'eux déclare au HuffPost Tunisie:
«Je suis prêt à accepter n'importe quel président et n'importe quel gouvernement qu'il soit islamiste
ou issu de l'ancien régime. Même si Daech venait gouverner le pays, je m'en foutrai. L'important c'est
que je puisse gagner mon pain tranquillement»
Enfin, on peut tenter de fournir un dernier élément de réponse, spécifique au contexte
tunisien de démocratie naissante. Les électeurs tunisiens sont loin d'être habitués au vote. Pour eux,
cela reste un événement d'exception, qui exige donc une mobilisation d'exception. Toutefois, entre
octobre et décembre 2014, le citoyen tunisien a été appelé aux urnes trois fois en trois mois. La
baisse du taux de participation (qui passe de 68,61% aux législatives à 64,56% au premier tour de la
présidentielle puis à 56% d'après les données de l'ISIE) peut donc être, en partie, expliqué par une
certaine lassitude vis à vis de l'acte de vote.
*Le vote blanc et nul:
Bien que la Tunisie ne soit encore qu’une jeune démocratie, plusieurs électeurs ont compris
que le vote nul, supposé être le résultat d’une erreur, pouvait être utilisé pour exprimer une
contestation. Plusieurs électeurs se sont permis d’inscrire le nom d’un autre candidat sur leur bulletin
de vote, ou encore de critiquer ouvertement les deux candidats du deuxième tour. D’autres encore
ont préféré y insérer une caricature ou bien le nom de différents clubs de football. Le vote blanc
quant à lui, a également été pour certains le moyen d’avoir «la conscience tranquille» pendant les
cinq prochaines années, exprimant pour certains jeunes un moyen «de ne voter ni pour la peste ni
pour le choléra». Ces deux types de vote démontrent bien que la confrontation, qui a eu lieu sur la
scène politique et qui a mis à nu les défauts des deux candidats, a conduit non pas à préférer un
candidat à un autre, mais à tout simplement n’en préférer aucun.
Il est cependant important de souligner que la loi électorale tunisienne ne permet pas une
mise en évidence du vote blanc comme étant un choix politique. Contrairement à la Suisse par
exemple, en Tunisie, le vote blanc et le vote nul sont assimilés. Le vote blanc n’est donc pas un vote
pris en compte à part entière. Cela pourrait peut-être pousser certains électeurs à l'abstention plutôt
que de se diriger vers le vote blanc. Plus encore, il faut souligner que le vote blanc a été largement
contesté dans la population. Plusieurs estiment qu’en temps de transition démocratique il n’y a pas
de place pour ce genre de comportements politiques. Ils considèrent que dans de telles circonstances,
le vote est plus un devoir dont il faut s'acquitter qu'un droit dont on peut jouir. De nombreux slogans
tels que « Les balles qui tuent nos soldats ne sont pas à blanc » ont circulé sur les réseaux sociaux afin
de dénoncer ce type de vote, considéré comme irresponsable et indigne de la condition de citoyen.
Ces différentes positions, bien que poussées à bout dans le contexte tunisien, ne sont pas
spécifiques aux jeunes démocraties. Bien au contraire, les débats sur la place du droit/devoir de vote,
sur celle du vote blanc et du vote nul, sont encore présents même dans les plus vieilles démocraties,
à commencer par la France.
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2. Premier tour
Les voix valablement exprimées au premier tour se sont réparties
comme suit :

39,46% des voix pour Béji Caïd Essebsi.

33,43% des voix pour Mohammed Moncef Marzouki.

7,82% des voix pour Hamma Hammami.

5,75% des voix pour Mohammed Hechmi Hamdi.

5,55% des voix pour Slim Riahi.

Les 22 autres candidats à la présidentielle pèsent, ensemble, sensiblement autant
que les trois candidats Hamma Hammami, Mohammed Hechmi Hamdi et Slim
Riahi combinés.
3. Second tour
Le nombre des électeurs ayant participé à ce scrutin a été de moins de
60% de votants sur un nombre total d’environ 5,3 millions de citoyens inscrits.
Le pourcentage de bulletins nuls et blancs a été de 2,48%
Le taux de participation a donc légèrement diminué par rapport au
premier tour, cette carte nous montre le taux de participation par
circonscription : en effet, on voit une forte mobilisation des circonscriptions
côtières et de certaines circonscriptions du sud tunisien Logiquement ce sont
donc les circonscriptions qui avaient le plus voté pour Béji Caïd Essebssi et
Mohammed Moncef Marzouki au premier tour qui sont les plus mobilisées.
Inversement celles qui ont voté dans des proportions importantes pour
d’autres candidats sont les moins mobilisés comme c’est le cas pour des
circonscriptions du centre tunisien qui étaient principalement les régions les
plus actives lors de la révolution, confirmant ainsi l’idée que le cycle
révolutionnaire s’arrête là ou commence le cycle électoral comme l'affirme
Michaël Béchir Ayari.
Béji Caïd Essebssi, gagnant des élections, obtient au lendemain du
second tour 55,68% devançant ainsi son adversaire Mohamed Moncef
Marouzki, qui lui, obtient 44,32% des voix.
II- Analyse des résultats:
A. Le transfert des voix:
Méthode de construction des axes de clivages (A. Marrakchi, 2014) (Figures 1 et 2)
En utilisant les résultats des élections législatives du 26 octobre 2014, on peut identifier deux
axes principaux qui clivent les électeurs tunisiens. L'axe vertical est celui du clivage économique. A un
extrémité, on retrouve l'alliance de gauche, le Front Populaire (en arabe: Jebha). A l'autre, on
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retrouve le parti libéral Afek Tounès. L'axe horizontal est celui du clivage sociétal, où Ennahdha (parti
islamiste) et Nidaa Tounès se placent aux extrémités.
C'est à partir d'une nouvelle méthode statistique, l’Analyse Factorielle des correspondances,
appliquée aux élections législatives, qu'Anis Marrakchi a réussi à établir les deux axes de clivage
économique et sociétal. Cette méthode consiste à placer les circonscriptions et les partis en fonction
du nombre de votes. La proximité d'un parti et d'une circonscription s'établit en fonction du nombre
de votes pour ce dernier. Plus une circonscription est proche d'un parti et plus le nombre de voix
obtenues par ce parti dans cette circonscription est important. Cette mise en place a permis à
Marrakchi de mettre en évidence l'existence de trois groupes: un groupe qui a voté majoritairement
pour Ennahdha, un groupe qui a voté majoritairement pour Nidaa Tounès et un autre groupe qui a
voté majoritairement soit pour Afek Tounès, soit pour le Front Populaire.
La répartition des circonscriptions a permis à Marrakchi de former les deux axes de clivage. Le
premier relie le groupe qui a majoritairement voté pour Ennahdha à celui qui a majoritairement voté
pour Nidaa Tounès. Le deuxième relie, au sein du troisième groupe, les circonscriptions qui ont
majoritairement voté pour le Front Populaire à celles qui ont majoritairement voté pour Afek Tounès.
Vu le programme et l'idéologie des partis en question, Marrakchi a interprété le premier axe
comme étant un axe de clivage sociétal, qui oppose l'électorat sur des questions de société
matérialisées par l'affrontement entre islamistes et progressistes. Le deuxième axe quant à lui
correspond à l'axe de clivage économique étant donné qu'il relie deux partis avec un programme
économique totalement opposé, l'un libéral, l'autre plus communiste.
Positionnement des candidats à
la présidentielle par rapport aux
électorats des législatives
(Figure 1)
Sur ce graphe, les candidats sont positionnés par rapport aux axes de clivages sociétal et
économique. Afin d'expliquer le transfert des voix, Marrakchi produit un graphe «issu d’une méthode
statistique appelée l’Analyse des Composantes Principales. Cette méthode produit notamment un
graphique où chaque candidat du premier tour (en noir) et chaque candidat du second tour (en bleu)
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est représenté par une flèche. Plus l’angle entre deux flèches est réduit, plus les électorats des
candidats qu’elles représentent se ressemblent et sont corrélés.»
1. Transfert des voix législatives au premier tour des présidentielles:
Béji Caïd Essebsi progresse de 10,000 voix. L’angle entre Béji Caïd Essebsi et Nidaa Tounès est
très faible, leurs électorats sont donc identiques, même si Béji Caïd Essebsi a essayé de se montrer
plus fédérateur, en essayant de minimiser la vision du «retour du Rassemblement Constitutionnel
Démocratique (RCD)» que ses adversaires présentent, son électorat ne s'est pas fondamentalement
diversifié.
Mohamed Moncef Marzouki progresse de près d'un million de voix. → Sa base électorale
pour l'élection présidentielle vient très clairement de l'extérieur de son parti. La flèche indique que
l'électorat qui a voté pour lui est le même qui a choisi Ennahdha aux législatives.
Hamma Hammami progresse de 125,000 voix. On constate un important écart entre le parti
et son candidat. Celui qui a le plus su convaincre entre les législatives et le premier tour de la
présidentielle. Il a donc réussi à capter des voix en dehors de son parti, notamment du côté du parti
(libéral) Afek Tounès, et dans les régions côtières en général.
Mohamed Hechmi Hamdi progresse de plus de 140,000. Il n'atteint pas le niveau des
législatives de 2011. Son électorat, aux motivations incertaines, est totalement insensible aux
questions économiques et sociales (il est orthogonal aux deux axes).
Slim Riahi progresse de 40,000 voix. Son électorat a les mêmes caractéristiques que celui de
Mohamed Hechmi Hamdi.
Positionnement des candidats à
la présidentielle par rapport
aux électorats du premier tour
(Figure 2)
2. Transfert des voix du premier au second tour:
Le candidat Béji Caïd Essebsi progresse, notamment dans le centre, région aux
circonscriptions assez indécises, dans laquelle il arrive à capter une partie de l'électorat de Hamma
Hammami. L'électorat d'Afek Tounès s'est également déplacé vers celui de Béji Caïd Essebsi.
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L'électorat de Mohamed Moncef Marzouki n'a pas beaucoup changé. Son électorat s'est plus
concentré dans le Sud du pays, et reste assez limité dans le centre, mais surtout dans le Nord,
totalement hostile au président sortant.
Cela confirme donc l'existence d'une Tunisie multiple avec un Nord dit «moderniste»,
progressiste, représenté par des villes côtières comme Monastir ou encore El Menzeh dans la capitale.
A côté de cela, le Sud est majoritairement conservateur, par exemple dans la ville de Médenine,
bastion du parti Islamiste, ou encore celle de Gabès, une ville où «Béji n'est pas Caïd» (Thameur
Mekki).
B. La géographie électorale tunisienne
L'International Crisis Group écrit : « Alimentées par les propos parfois incendiaires des
finalistes et de leur entourage, plusieurs névroses nationales refoulées par des décennies de dictature
ont ainsi refait surface. Le mythe qui entoure la fonction du chef de l’Etat, forgé par plus d’un demisiècle d’hypertrophie, revient en force et exacerbe la confrontation de ces opinions tranchées qui se
nourrissent des blessures du passé : éradication brutale du mouvement islamiste sous le président
déchu Ben Ali, conflits violents datant de l’indépendance ; antagonismes entre classes sociales ;
rivalités entre élites établies (de Tunis et de la côte est) et émergentes (du Sud et de l’intérieur).» Pour
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éviter une dégradation du climat, «le vainqueur de ce premier scrutin présidentiel libre et
concurrentiel devra d’abord reconnaître les inquiétudes de l’électorat du vaincu», recommande l’ICG.
1. Nord "Bajboujiste" et Sud "Marzoukiste"
Durant la campagne électorale et à partir des résultats du premier tour, une nette
bipolarisation se fait largement sentir. Elle est incarnée par deux figures: celle de Béji Caïd Essebssi,
héritier de Bourguiba, l’homme fort, le père protecteur et celle de Mohamed Moncef Marzouki,
gardien de la révolution, au grand passé militant. Ce n’est donc pas un simple vote, mais un projet de
société qui se joue. Avec des programmes assez flous et qui se rejoignent sur des questions
économiques, c’est plutôt un affrontement entre deux personnalités qu’un véritable débat politique
auquel on assiste durant la campagne électorale. D’ailleurs, débat, il n'y a pas eu car Caïd Essebssi a
refusé de débattre avec son adversaire comparant la situation au deuxième tour entre Le Pen et
Chirac en France en 2002. Pour le candidat de Nidaa Tounès, Marzouki serait un « extrémiste »
soutenu par des « salafistes djihadistes », de son côté Marzouki avait rétorqué à de multiple reprises,
que son adversaire incarnait le retour de l’ancien régime, et qu'il était incapable de gagner sans
fraudes.
La polarisation parait évidente, quant on voit que les écarts entre les deux candidats au
premier tour ont été extrêmes, allant jusqu’à 80% dans certains circonscriptions. Ce graphe démontre
d’ailleurs que dans 19 circonscriptions sur 27, l’écart entre les deux candidats dépasse les 20%.
Plus encore, les résultats de l'élection présidentielle au premier tour nous montrent
l’évidence criarde d’une disparité géographique et politique très nette entre un sud majoritairement
pro-Marzouki avec 80% des voix à Tozeur ou encore 76% à Tataouine et un nord grandement
favorable à Beji Caïd Essebssi qui est parvenu à récolter 60% des voix exprimées à Monastir, la ville de
Habib Bourguiba. Les scrutins ont donc fait ressortir un vieux clivage, le Nord aux modernistes, le Sud
aux conservateurs. Mais ce qu’il faut comprendre c’est que si le Sud en est arrivé à déchirer des
prospectus de la campagne du candidat de Nidaa Tounès comme ce fut le cas dans la ville de
Médenine, c’est bien parce que l’étiquette de l’ancien régime que porte Béji Caïd Essebsi, signifie
pour eux, la continuité de l’inégalité entre les régions et de la marginalisation du sud pratiquées par
le pouvoir depuis l’indépendance.
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On constate également la présence d'un vote de circonstance. C'est notamment le cas dans
des régions telles que le Kef (nord-ouest) ville à la frontière algérienne, là ou les affrontements avec
les terroristes sont les plus importants. En effet, cette région a massivement voté pour pour Nidaa
Tounès aux législatives et pour Béji Caïd Essebssi aux présidentielles. Seulement, ce vote ne s'explique
plus par des impératifs sécuritaires, que par des raisons idéologiques. C'est ce que l'on veut donc dire
par l'expression vote de circonstance. La population locale pensait que la résolution du problème
terroriste résidait peut-être dans la victoire d'un parti progressiste, étant donnée la détérioration de
la situation sécuritaire sous le gouvernement d'Ennahdha. Il est donc clair que Nidaa Tounès a été élu
afin de remplir une mission sécuritaire. On peut imaginer que si les tensions et les affrontements
baissent, le vote sera alors plus idéologique. Les partis tels que Nidaa Tounès perdront peut-être une
partie de leur électorat dans la région.
Une telle disparité entre les circonscriptions permet de dresser le profil de vote des
différentes circonscriptions. l’Analyse Factorielle des correspondances, précédemment expliquée,
permet de dresser le graphique suivant:
Comme on peut le voir sur le graphique, les circonscriptions sont partagées en trois groupes
qui sont disposés le long de l’axe de clivage sociétal. Cela montre encore une fois que l'élection
présidentielle s'est jouée plus sur des représentations sociétales différentes que sur des clivages
économiques. Le premier groupe en noir représente les circonscriptions qui ont voté pour Mohamed
Moncef Marzouki, le dernier groupe en vert représente les circonscriptions qui ont voté pour Beji
Caïd Essbssi. Le deuxième groupe, en rouge, représente ce qu’on peut qualifier de l’équivalent
tunisien des «swing states» américains. Ces circonscriptions sont celles où l’écart entre les deux
candidats est le plus réduit et où le risque de basculer d’un côté ou de l’autre de l’axe est le plus fort.
Ce sont ces circonscriptions qui vont déterminer l'issue du deuxième tour. Car plus une
circonscription est excentrée, plus grandes sont ses chances de se décider pour le candidat dont elle
est le plus proche. Et plus une circonscription est située en haut du graphe, plus elle est fortement
indécise et donc plus son effet sur les résultats du deuxième tour sera déterminant.
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2. L'indécision des régions révolutionnaires du centre:
Carte du vote au premier tour. (Les régions en rouge sont celles
qui ont le plus voté pour Béji Caïd Essebsi, celle en bleu ont le plus
voté pour Mohamed Moncef Marzouki. Celles en gris sont
indécises).
Cette carte nous montre que les régions indécises sont en
fait celles du centre tunisien. Sidi Bouzid, Silyana, Kasserine et
Kairouan sont les quatre uniques circonscriptions où les deux
candidats au second tour ont obtenu moins de 70% des voix à eux
deux. Ce sont donc les circonscriptions qui auront le plus
d’incidence sur le second tour.
Ce sont d’ailleurs ces circonscriptions qui ont été
déterminantes pour la victoire de Beji Caïd Essebsi. En effet tandis
que Marzouki prenait d’avantage d’avance dans des
circonscriptions où il avait déjà un avantage, Béji Caïd Essebsi
avançait fortement dans les circonscriptions qui avaient voté
majoritairement pour un candidat tiers, tels que Siliana qui avait
voté à 32% pour Hamma Hammami au premier tour ou encore
Sidi Bouzid avec 59% des voix pour Mohammed Hechmi Hamdi, originaire de la région. Il a
notamment réussi, entre le premier et le deuxième tour, dans 22 circonscriptions sur 27, à consolider
son avance dans les circonscriptions où il disposait déjà d’un avantage et réduire l’écart dans
certaines circonscriptions où il était derrière comme le montre le graphe suivant.
13
C. La part des facteurs historiques:
1. L'image du Président de la République et « haybat ad-dawla »
Dans une période post-révolutionnaire, il est important d'assurer la continuité de l’État, sa
force et sa capacité à s'imposer face aux adversaires qui le prennent pour cible. Le président de la
République assure ce rôle. De ce fait, il doit se montrer rassurant et fort, même si, dans la réalité des
choses, son pouvoir constitutionnel ne le lui permet pas. Si Béji Caïd Essebsi a gagné, c'est parce qu'il
a su représenter en sa personne le concept de « haybat ad-dawla ». Ce qui, en arabe, veut à la fois
dire prestige, mais aussi crainte, de l’État, est important dans une période comme celle-ci. C'est un
vocabulaire que l'on peut également retrouver tout au long de la campagne du président égyptien, le
Général Abdelfatah al-Sidi. De tous les candidats, Béji Caïd Essebsi est celui qui a le plus insisté sur
cette notion et a mis ses multiples atouts, notamment sa longue expérience politique, à son service.
A côté de lui, Moncef Marzouki ne pouvait pas se réclamer du prestige de l’État, surtout que tous les
dérapages du président provisoire sont récents, et les tunisiens s'en souviennent d'autant plus qu'ils
ont été massivement publiés sur les réseaux sociaux.
Plus encore, Béji Caïd Essebsi arrive à concilier deux demandes: l'image d'un président qui
sait ce qu'il fait, qui se veut rassurant même si cela exacerbe le paternalisme ambiant sur la scène
politique tunisienne, mais aussi il réussit à tourner ses défauts en atouts. Son âge avancé se
transforme en garantie de son savoir-faire et de son expérience avec le pouvoir. En Octobre 2014,
Nidaa Tounès a remporté les législatives: le président de l'Assemblée est donc issu de ce parti, et le
chef du gouvernement doit être proposé par le chef de la majorité parlementaire. Mohammed
Ennaceur (de Nidaa Tounès) est élu président de l'Assemblée, et tout porte à croire que le chef du
gouvernement sera également issu du parti (ce n'est finalement pas le cas, Habib Essid étant une
personnalité indépendante). Pendant la campagne présidentielle, les concurrents de Béji Caïd Essebsi
mettent en avant la crainte du retour du parti unique : au cas où Béji Caïd Essebsi est élu, les trois
présidences seraient aux mains de Nidaa Tounès. Cette crainte, conjuguée au passé autoritaire du
candidat, rend assez efficace la campagne contre le «taghawwol» (de l'arabe ghoul, ogre, que nous
pouvons traduire par «domination bestiale»).
S'inspirant du Général de Gaulle, Béji Caïd Essebsi dira, en réutilisant, en arabe, l'expression
taghawwol: «ce n'est pas à 88 ans que je vais devenir dictateur». Parmi ses partisans, l'ogre redouté
devient non pas le symbole du retour de la dictature, du culte de la personnalité et du parti unique,
mais de la puissance politique de ce candidat qui serait, selon eux, le seul capable de protéger le pays
et de s'ériger en rempart face aux multiples dangers qui le menacent. L'électorat le plus convaincu de
Béji Caïd Essebsi pointe également du doigt le fait que la Troïka était de facto dominée par le parti
Islamiste, qui occupait tous les postes importants (notamment: chef du Gouvernement, ministre de
l'Intérieur, ministre des Affaires Étrangères), ne laissant à ses partenaires qu'un rôle de façade: le
président de la République a des prérogatives très limitées, de même, le président de l'Assemblée
(Mustapha Ben Jafaar, du parti Takattol, sous la Troïka) était vu comme incapable de s'imposer face
aux islamistes.
2. L'ombre de la division bourguibiste-yousséfiste:
Si Béji Caïd Essebsi se réclame du bourguibisme (en référence à la pensée de Habib
Bourguiba), Marzouki, lui, rattache sa famille au courant yousséfiste (en référence à la pensée de
Salah Ben Youssef). Peu importe si le père du président sortant était réellement ou non un
14
yousséfiste contraint à l'exil, le fait, ne serait-ce que de le prétendre, ancre cette élection dans une
division historique. Même si la démocratie tunisienne ne voit le jour – et avec grande difficulté –
qu'en 2011, les clivages qui l'animent sont loin d'être aussi récents. En effet, la querelle 4 qui a opposé
Habib Bourguiba à son ancien ami, partenaire et allié, Salah Ben Youssef, divise encore le pays de nos
jours, ne serait-ce que de manière indirecte. Béji Caïd Essebsi et Marzouki rejouent donc, de manière
plus démocratique et moins violente, la bataille qui a opposé Bourguiba à Ben Salah soixante ans plus
tôt.
En 2014, les régions qui ont le plus voté pour Mohamed Moncef Marzouki sont celles du Sud.
Historiquement yousséfistes, ces régions ont accueilli les militants yousséfistes puis islamistes qui
cherchaient alors à fuir les régimes de Bourguiba puis de Ben Ali. De plus, les électeurs de ces régions
se reconnaissent dans les valeurs dites «yousséfistes». Ils sont en effet plus attachés que leurs
compatriotes du nord à l'arabité et au pan-arabisme, ainsi qu'aux traditions, notamment islamiques,
ce qui a permis le passage du yousséfisme à l'islamisme, base électorale sur laquelle Marzouki s'est
majoritairement appuyé. On retrouve chez cet électorat des caractéristiques yousséfistes majeures: le
rejet de la francophilie au profit de l'arabité ainsi que la méfiance envers la modernité, synonyme
d'occidentalisation et de perte identitaire.
L'un des avantages de Mohamed Moncef Marzouki est qu'il peut reprocher à son adversaire
non pas devenir « dictateur », mais qu'il l'a toujours été, et qu'il a été – à travers le régime pour
lequel il a travaillé – le représentant d'une injustice criante envers les régions du sud, privées du
développement. Cela nous amène à nous interroger sur le régionalisme très marqué en Tunisie.
Comme nous l'avons vu, le pays est divisé en deux. Certaines régions votent par régionalisme pur
(comme Sidi Bouzid qui a majoritairement voté pour Mohammed Hechmi Hamdi, originaire de la
région ou encore Siliana qui a voté pour Hamma Hammami, l'enfant du pays), et il y a une hostilité
générale des gens du «sud» vers ceux du «nord». Sur ce point, Michel Camau et Vincent Geisser
écrivent qu'«il conviendrait de distinguer le régionalisme en soi, appréhendé comme la résultante
d'une inégalité de développement socio-économique accumulée sur le long terme et qui continue à
produire des effets en terme de redistribution socialisation - les "deux Tunisie" celle utile du littoral,
celle assistée de l’intérieur - et le régionalisme pour soi, analysé comme pratique sociopolitique mise
en scène et entretenue consciemment par les acteurs dominants et dominés pour décrire et
construire "leur" réalité quotidienne».
De tous les leaders arabes, Bourguiba est peut-être celui qui s'est le plus concentré sur le
nation-building. On lui reconnaîtra volontiers le mérite d'avoir, et de manière efficace, remplacé les
loyautés tribales par une loyauté nationale. Toutefois, même si Bourguiba a fait des efforts
considérables en matière de nation-building, il n'en demeure pas moins que si le régionalisme est
toujours présent en 2014 en Tunisie, c'est en partie à cause des habitudes de gouvernement de 1956
(et même avant, au sein du Néo-Destour) à 2011. Les supporters de Marzouki votent pour lui en
partie parce qu'il est «bien de chez eux» et que cela représente à leurs yeux une alternance par
rapport aux 53 ans pendant lesquelles des politiciens de la côte et de la capitale gouvernaient le pays.
Si l'on regarde les chiffres de plus près 5, il est possible de constater que l'alliance du pouvoir
est celle établie entre tunisois et sahéliens, symbolisée par le mariage de Bourguiba à Wassila Ben
4
Voir en annexe (II) pour plus de détails sur le conflit qui a opposé Bourguiba à Ben Youssef.
5
Voir en annexe (III) pour plus de détails sur les origines des ministres de Bourguiba et de Ben Ali.
15
Ammar (issue d'une famille beldi, tunisoise). Le Néo-Destour sahélien a su attirer en son sein les
enfants de l'ancienne élite tunisoise, l'arrachant ainsi à l'Archéo-Destour traditionnel. Pour ne citer
que le plus illustre exemple, c'est notamment le cas de Béji Caïd Essebsi, issu d'une famille
bourgeoise de Tunis, et qui a rejoint le Néo-Destour dans sa jeunesse. Cependant, rares sont les
«sudistes» dans l'environnement bourguibiste. Il y a bien évidemment des exceptions, par exemple le
djerbien Béchir Zarg Laayoun, qui a même participé à l'assassinat de Ben Youssef, mais le ministretype de Bourguiba est plutôt originaire de Monastir, Sousse ou Tunis que de Sidi Bouzid ou Tozeur.
Ainsi, plus de 70 % des ministres de Bourguiba sont originaires de la côte ou du nord (32% du
Sahel, 26% de Tunis) , contre uniquement 30% pour le centre et sud (dont plus de 10% pour la ville de
Sfax). La tendance est la même chez Ben Ali, même s'il y a eu quelques efforts de diversification. En
effet, plus de 72% de ses ministres sont originaires de la côte ou du nord (33% du Sahel, 25% de
Tunis), contre uniquement 28% pour le centre et le sud. On remarque une progression dans la
mesure où la part de ministres originaires du sud est passée de 9,4% sous Bourguiba à 14,6% sous
Ben Ali. Cette avancée n'a néanmoins pas rééquilibré la part de pouvoir accordée entre les régions du
pays, car elle s'est faite au détriment de la ville de Sfax, qui voit sa part de ministres passer de plus de
10% sous Bourguiba à 6% sous Ben Ali.
Selon Camau et Geisser, «le profil type du ministre ou du ministrable benalien: c'est un
homme marié avec deux enfants qui a dépassé la quarantaine au moment de sa première nomination
et qui a connu son ascension politique après le 7 novembre 1987. Il est originaire du Sahel ou du
Grand Tunis. Il a effectué ses études secondaires dans un lycée tunisien avant de partir à l'étranger
(en France) pour poursuivre […] ses études. […] Il n'a jamais été syndiqué à l'UGET 6 ou à l'UGTT 7. […]
Il n'a jamais appartenu dans le passé à une association indépendante (LTDH) ou à un parti
d'opposition». Ainsi, le sud étant le bastion des militants yousséfistes puis islamistes, plusieurs «bons
candidats» auraient été, selon ce schéma, éliminés d'office, plus du fait de leurs affiliations politiques
passées que de leur région d'origine.
Conclusion:
Pour
reprendre les mots d'Anis
Marrakchi, «si la présence de
fiefs électoraux est normale et
commune à tous les pays
ayant achevé leur transition
6
Union Générale des Étudiants de Tunisie, créée en 1952 dans le cadre du Néo-Destour. Ce
syndicat étudiant est très longtemps restée sous la tutelle du Néo-Destour mais a petit à petit
commencé à se transformer en organe étudiant d'opposition.
7
Union Générale Tunisienne du Travail, fondée en 1946 par Farhat Hached (syndicaliste et
militant pour l'indépendance assassiné le 5 décembre 1952 par l'organisation française de la
Main Rouge - favorable au protectorat français en Tunisie – et considéré de ce fait comme un
héros national). L'UGTT a joué, et joue encore un rôle important dans la vie politique du pays
et se positionne – sous Bourguiba et Ben Ali – comme le principal contre-pouvoir face au
parti unique.
16
démocratique, une telle polarisation est quant à elle complètement absente dans les pays ayant une
histoire démocratique établie. Cet élément nous indique que la Tunisie n’a probablement pas encore
achevé sa transition démocratique, les clivages régionaux restant extrêmement exacerbés »
Toutefois, l'avancée de la Tunisie sur le chemin de la transition démocratique et l'alternance
pacifique qui s'y est effectuée sont à saluer. Dans ce laboratoire démocratique qu'est la Tunisie,
l'expérience de l'apprentissage de la démocratie a été menée, et, pendant ce processus délicat, les
médias tunisiens, ainsi que la société civile, ont largement contribué à la réussite de la transition
tunisienne.
Ainsi, la démocratie tunisienne ne naît que très tardivement. Mais même si les circonstances
actuelles ont fortement affecté les résultats de l'élection présidentielle du 23 novembre et du 21
décembre 2014, les clivages sociaux, géographiques et économiques qui ont structuré cette élection
sont profondément ancrés dans un contexte historique qui fait remonter à la surface les blessures
remontant à la période de construction de l’État tunisien moderne.
Enfin, il est intéressant de réfléchir à une question que notre étude n'aborde pas : celle du
vote à l'étranger. En effet, les citoyens tunisiens qui résident à l'étranger participent à l'exercice
démocratique. Dix sièges à l'Assemblée sont réservés aux députés qui représentent les tunisiens à
l'étranger. Ils sont des centaines de milliers électeurs à vivre dans les quatre coins du monde,
principalement en France (divisée en deux circonscriptions : France 1-Nord et France 2-Sud), en Italie
(également divisée en deux circonscriptions), en Allemagne, en Amérique du Nord et dans le Monde
Arabe. Dans quelles mesure les tendances du vote à distance suivent-elles les tendances nationales ?
- surtout en ce qui concerne, par exemple, le taux de participation, beaucoup moins élevé à l'étranger
qu'en Tunisie (pour les élections législatives, le taux de participation est de 38 % en France et à peine
15 % en Italie). Quel est le comportement électoral des citoyens expatriés, immigrés, mais aussi des
binationaux qui vivent à l'étranger?
17
ANNEXES
18
ANNEXE I
LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE TUNISIENNE DANS LA CONSTITUTION DE 2014
Constitution de la République Tunisienne
(2014)
Au Nom de Dieu Clément et Miséricordieux,
[...]
Au nom du Peuple, nous édictons, par la grâce de Dieu, la présente Constitution.
[...]
Titre IV. Du pouvoir exécutif
Section première.
Du président de la République.
Article 72.
Le président de la République est le chef de l'État, symbole de son unité. Il garantit son indépendance
et sa continuité et il veille au respect de la Constitution.
Article 73.
Le siège officiel de la présidence de la République est fixé à Tunis. Toutefois, dans des circonstances
exceptionnelles, il peut être transféré provisoirement en tout autre lieu du territoire de la République.
Article 74.
La candidature à la présidence de la République est un droit pour toute électrice et pour tout électeur
jouissant de la nationalité tunisienne par la naissance, et étant de confession musulmane.
Le jour du dépôt de sa candidature, le candidat doit être âgé de 35 ans au minimum. S'il est titulaire
d'une autre nationalité que la nationalité tunisienne, il doit présenter dans le dossier de candidature
un engagement d'abandon de l'autre nationalité à l'annonce de son élection en tant que président de
la République.
Le candidat doit être parrainé par un certain nombre de membres de l'Assemblée des représentants
du peuple ou de présidents des conseils des collectivités locales élus ou d'électeurs inscrits,
conformément à la loi électorale.
Article 75.
19
Le président de la République est élu pour un mandat de cinq ans au cours des soixante derniers jours
du mandat présidentiel, au suffrage universel, libre, direct, secret, équitable et transparent et à la
majorité absolue des voix exprimées.
Si aucun des candidats n'obtient la majorité absolue au premier tour du scrutin, il est procédé à un
second tour durant les deux semaines suivant l'annonce des résultats définitifs du premier tour. Seuls
se présentent au second tour les deux candidats ayant obtenu le plus grand nombre de voix au
premier tour.
En cas de décès de l'un des candidats avant le premier tour, ou de l'un des deux candidats avant le
deuxième tour du scrutin, il est procédé à un nouvel appel à candidatures ; une nouvelle date pour
les élections est fixée dans un délai ne dépassant pas 45 jours. Les retraits de candidatures du
premier ou du deuxième tour ne sont pas pris en compte.
En cas d'impossibilité de procéder aux élections en raison d'un danger imminent, le mandat
présidentiel est prorogé par une loi.
Nul ne peut occuper la présidence de la République pendant plus de deux mandats entiers, successifs
ou séparés. En cas de démission, le mandat en cours est considéré comme un mandat entier.
Aucun amendement ne peut augmenter en nombre ou en durée les mandats présidentiels.
Article 76.
Le président de la République élu prête devant l'Assemblée des représentants du peuple le serment
ci-après :
« Je jure par Dieu Tout-puissant de sauvegarder l'indépendance de la patrie et l'intégrité de son
territoire, de respecter la Constitution du pays et sa législation, de veiller sur ses intérêts et de lui être
loyal ».
Le président de la République ne peut cumuler ses fonctions avec aucune responsabilité partisane.
Article 77.
Le président de la République représente l'État. Il détermine les politiques générales dans les
domaines de la défense, des relations étrangères et de la sécurité nationale relative à la protection de
l'État et du territoire national contre toute menace intérieure ou extérieure, après consultation du
chef du Gouvernement.
Ses attributions sont :
- la dissolution de l'Assemblée des représentants du peuple dans les cas énoncés par la Constitution ;
l'Assemblée ne peut être dissoute au cours des six mois suivant l'obtention de la confiance de
l'Assemblée par le premier gouvernement après les élections législatives, ou durant les six derniers
mois du mandat présidentiel ou de la législature ;
- la présidence du Conseil de la sécurité nationale auquel il convoque le chef du Gouvernement et le
président de l'Assemblée des représentants du peuple ;
20
- le haut commandement des forces armées ;
- la déclaration de guerre et la conclusion de la paix, après approbation de l'Assemblée des
représentants du peuple, à la majorité de trois cinquièmes de ses membres ; l'envoi des troupes à
l'étranger en accord avec le président de l'Assemblée des représentants du peuple et le chef du
Gouvernement ; l'Assemblée doit se réunir pour délibérer sur la question dans un délai de soixante
jours à compter de l'envoi de ces forces ;
- prendre les mesures nécessaires aux circonstances exceptionnelles et les rendre publiques
conformément à l'article 80 ;
- ratifier les traités et ordonner leur publication ;
- décerner des décorations ;
- exercer le droit de grâce.
Article 78.
Le président de la République, par voie de décret présidentiel, a pour attributions :
- la nomination de Mufti de la République tunisienne et mettre fin à ses fonctions ;
- la nomination et la révocation au sein de la haute fonction de la présidence de la République et des
institutions qui en dépendent ; ces hautes fonctions sont déterminées par la loi ;
- la nomination et la révocation dans les hautes fonctions militaires, diplomatiques et celles relatives
à la sécurité nationale après consultation du chef du Gouvernement ; ces hautes fonctions sont fixées
par la loi ;
- la nomination du gouverneur de la Banque centrale sur proposition du chef du Gouvernement,
après approbation de la majorité absolue des membres de l'Assemblée des représentants du peuple ;
il est mis fin à ses fonctions de la même manière ou à la demande d'un tiers des députés et avec
l'approbation de la majorité absolue des membres de l'Assemblée.
Article 79.
Le président de la République peut s'adresser à l'Assemblée des représentants du peuple.
Article 80.
En cas de péril imminent menaçant la Nation ou la sécurité ou l'indépendance du pays et entravant le
fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République peut prendre les mesures
requises par ces circonstances exceptionnelles après consultation du chef du Gouvernement, du
21
président de l'Assemblée des représentants du peuple et après avoir informé le président de la Cour
constitutionnelle. Il adresse à ce sujet un message au peuple.
Ces mesures doivent avoir pour objectif de garantir le retour dans les plus brefs délais à un
fonctionnement régulier des pouvoirs publics. L'Assemblée des représentants du peuple est
considérée, durant cette période, en état de réunion permanente. Dans ce cas, le président de la
République ne peut dissoudre l'Assemblée des représentants du peuple et il ne peut être présenté de
motion de censure à l'encontre du Gouvernement.
A tout moment, trente jours après l'entrée en vigueur de ces mesures, et à la demande du président
de l'Assemblée des représentants du peuple ou de trente membres de ladite Assemblée, la Cour
constitutionnelle est saisie en vue de vérifier si la situation exceptionnelle persiste. La décision de la
Cour est prononcée publiquement dans un délai ne dépassant pas quinze jours.
Ces mesures cessent d'avoir effet dès que prennent fin les circonstances qui les ont engendrées. Le
président de la République adresse un message au peuple à ce sujet.
Article 81.
Le président de la République promulgue les lois et ordonne leur publication au Journal officiel de la
République tunisienne dans un délai ne dépassant pas les 4 jours à compter de :
1. L'expiration des délais de recours pour inconstitutionnalité et de renvoi sans qu'aucun des deux
n'ait été fait ;
2. L'expiration du délai de renvoi sans qu'il ait été exercé après l'émission d'une décision de
constitutionnalité ou dans le cas de la transmission obligatoire du projet de loi au président de la
République, conformément aux dispositions du troisième alinéa de l'article 121 ;
3. L'expiration du délai de recours pour inconstitutionnalité d'un projet de loi renvoyé par le président
de la République et adopté par l'Assemblée dans une version amendée ;
4. La seconde adoption d'un projet de loi par l'Assemblée, sans amendement, après renvoi par le
président, et sans qu'il ait contesté sa constitutionnalité après la première adoption, ou après
l'émission d'une décision de constitutionnalité, ou dans le cas de la transmission obligatoire du projet
de loi au président de la République conformément aux dispositions du troisième alinéa de l'article
121 ;
5. L'émission d'une décision de constitutionnalité par la Cour, ou dans le cas de la transmission
obligatoire du projet de loi au président de la République conformément aux dispositions du
troisième alinéa de l'article 121, si le projet a précédemment été renvoyé par le président de la
République
et
adopté
par
l'Assemblée
dans
une
version
amendée.
A l'exception des projets de loi constitutionnelle, le président de la République peut, en motivant sa
décision, renvoyer le projet pour une deuxième lecture, et ce dans un délai de 5 jours à compter de :
22
1. L'expiration du délai de recours pour inconstitutionnalité, conformément aux dispositions du
premier tiret de l'article 120 ;
2. L'émission d'une décision de constitutionnalité ou dans le cas de la transmission obligatoire du
projet de loi au président de la République conformément aux dispositions du troisième alinéa de
l'article 121, dans le cas d'un recours en vertu des dispositions du premier tiret de l'article 120.
L'adoption des projets de lois ordinaires se fait, après renvoi, à la majorité absolue des membres de
l'Assemblée et à la majorité des trois cinquièmes de ses membres sur les projets de lois organiques.
Article 82.
Le président de la République peut, exceptionnellement, durant les délais de renvoi, soumettre au
référendum les projets de lois portant sur l'approbation des traités internationaux, sur les droits de
l'Homme et les libertés, sur le statut personnel, adoptés par l'Assemblée des représentants du peuple.
Le recours au référendum est considéré comme un abandon du droit de renvoi.
Si le référendum aboutit à l'adoption du projet, le président de la République le promulgue et
ordonne sa publication dans un délai ne dépassant pas dix jours à partir de l'annonce des résultats du
référendum.
La loi électorale fixe les modalités de l'organisation du référendum et de l'annonce de ses résultats.
Article 83.
En cas d'empêchement provisoire, le président de la République peut déléguer ses pouvoirs au chef
du Gouvernement pour une période n'excédant pas trente jours, renouvelable une seule fois.
Le président de la République informe le président de l'Assemblée des représentants du peuple de la
délégation provisoire de ses pouvoirs.
Article 84.
En cas de vacance provisoire de la présidence de la République pour des raisons qui rendent la
délégation des pouvoirs impossible, la Cour constitutionnelle se réunit immédiatement et constate la
vacance provisoire. Le chef du Gouvernement est alors immédiatement investi des fonctions de la
présidence de la République, sans que la période de vacance provisoire ne puisse dépasser soixante
jours.
Si la vacance provisoire excède les soixante jours, ou en cas de présentation par le président de la
République de sa démission écrite au président de la Cour constitutionnelle, de décès ou d'incapacité
permanente, ou pour toute autre cause de vacance définitive, la Cour constitutionnelle se réunit
immédiatement et constate la vacance définitive. Elle en informe le président de l'Assemblée des
représentants du peuple qui est immédiatement investi des fonctions de président de la République
de manière provisoire, pour une période allant de quarante-cinq jours au moins à quatre-vingt-dix
jours au plus.
Article 85.
En cas de vacance définitive, le président de la République par intérim prête le serment
constitutionnel devant l'Assemblée des représentants du peuple et, en cas de besoin, devant le
bureau de l'Assemblée, ou devant la Cour constitutionnelle en cas de dissolution de l'Assemblée.
23
Article 86.
Le président par intérim exerce durant la vacance provisoire ou définitive les fonctions présidentielles,
mais il ne peut prendre l'initiative d'une révision de la Constitution, appeler au référendum ni
dissoudre l'Assemblée des représentants du peuple.
Durant la période de présidence par intérim, il est procédé à l'élection d'un nouveau président pour
un mandat présidentiel complet et aucune motion de censure à l'encontre du gouvernement ne peut
être présentée.
Article 87.
Le président de la République bénéficie de l'immunité durant la totalité de son mandat. Tous les
délais de prescription et de déchéance, contre sa personne, sont suspendus. Les procédures peuvent
être reprises après la fin de son mandat.
Le président de la République ne peut être poursuivi pour des actes effectués dans le cadre de
l'exercice de ses fonctions.
Article 88.
L'Assemblée des représentants du peuple peut, à l'initiative de la majorité de ses membres, présenter
une motion motivée pour mettre fin au mandat du président de la République en raison d'une
violation manifeste de la Constitution. La décision doit être approuvée par les deux tiers des
membres de l'Assemblée. Dans ce cas, l'affaire est renvoyée devant la Cour constitutionnelle qui
statue sur la question à la majorité des deux tiers. En cas de condamnation, la décision de la Cour
constitutionnelle se limite à la révocation, sans exclure d'éventuelles poursuites pénales si nécessaire.
La décision de révocation prive le président de la République du droit de se porter candidat à tout
autre élection.
24
ANNEXE II
HABIB BOURGUIBA CONTRE SALAH BEN YOUSSEF
Les frères ennemis du Destour
Rappel historique (1934-1961)
En mars 1934, Salah Ben Youssef (originaire de Djerba, une île du sud du pays) est loin de la
Tunisie quand Habib Bourguiba (originaire de Monastir, sur la côte), Mahmoud El Materi (originaire
de la capitale), Mhammed Bourguiba (frère de Bourguiba), Tahar Sfar (camarade de classe de
Bourguiba, originaire de Mahdia, sur la côte) et Bahri Guiga (camarade de classe de Bourguiba
également, originaire de Takrouna, village berbère près de Sousse) se réunissent à Ksar Hellal (ville
côtière à quelque kilomètres de Monastir) et déclarent la création du Néo-Destour, se séparant ainsi
du parti Destour d'Abdelaziz Thaalbi (ensuite nommé Archéo-Destour). Ben Youssef ne figure donc
pas parmi les leaders de la première heure. Quand il retourne à Tunis, les cinq membres créateurs du
Néo-Destour sont, depuis septembre 1934, emprisonnés par la puissance coloniale à Borj Le Boeuf, à
l'extrême sud de la Tunisie. Cette épreuve carcérale, de laquelle Ben Youssef est absent, du moins au
début, sera l'un des piliers de l'image du «Combattant Suprême». Pendant que Bourguiba est en
prison, c'est Ben Youssef qui dirige le Néo-Destour, jusqu'à son arrestation. En janvier 1935, il
rejoindra ses camarades en prison.
Pendant la seconde guerre mondiale, Bourguiba est contraint à l'exil par Ben Youssef suite à
ses opinions hostiles à l'Axe. A l'époque, l'opinion publique tunisienne ainsi qu'une grande partie de
l'élite du Néo-Destour considérait l'Allemagne comme une puissance libératrice. «L'ennemi de mon
ennemi est mon ami», telle était la logique que Bourguiba a refusé de suivre et qui lui a valu un exil
au Caire. Officiellement chargé de promouvoir la cause tunisienne au Moyen-Orient et notamment
auprès de la Ligue Arabe, Habib Bourguiba se retrouve éloigné de la Tunisie et du parti, dirigé
pendant cette période par Ben Youssef. Les bourguibistes considèrent que la position de Bourguiba
par rapport à l'Axe n'était qu'un prétexte pour l'éloigner de la Tunisie et ainsi prendre le pouvoir au
sein du parti. La version des yousséfistes est évidemment différente. Ils avancent en effet que c'est
pour «sauver» Bourguiba qu'on l'a envoyé au Moyen-Orient. En réalité, pendant cette période, les
deux hommes n'étaient pas encore les ennemis jurés qu'ils allaient devenir.
Le véritable conflit éclate entre 1954 et 1956. En 1954, Bourguiba négocie avec la France
l'hypothèse d'une indépendance intérieure pour la Tunisie. Cette solution ne convient pas à Ben
Youssef qui considère que seuls la promesse de l'indépendance complète ainsi que le retrait
immédiats des forces françaises du territoire tunisien doivent être la base du dialogue avec la France.
Fervent partisan de la «politique des étapes» Habib Bourguiba discréditera à plusieurs reprise «la
politique du tout ou rien» incarnée pour lui par Ben Youssef en Tunisie, puis, plus tard, par les
palestiniens au Moyen-Orient. Sans la présence et l'accord de Ben Youssef, Bourguiba signera l'accord
d'autonomie interne avec Pierre Mendès-France. Comme l'a très bien résumé l'universitaire, historien
et islamologue tunisien Mohamed Talbi, le Néo-Destour de 1934 à 1954 vivait une véritable
transformation: «Le parti libéral constitutionnaliste, plus connu sous le nom de Dustur, fut créé en
1920. Au congrès de Ksar Hellal, le 2 mars 1934, un jeune avocat, Habib Bourguiba, en prit la
direction, et de parti bourgeois de salon, composé d'intellectuels, en fit une formation populaire de
combat. Sous sa direction, les «indigènes», avec le minimum de frais, retrouvèrent leur dignité et leur
identité. L'indépendance fut proclamée le 20 mars 1956.»
25
Sur le plan idéologique, Ben Salah considère que Bourguiba, beaucoup trop francophile, renie
l'arabité de la Tunisie et son lien avec les autres pays arabes (notamment l'Algérie en guerre et
l'Egypte Nassérienne) au profit d'une modernisation vue comme une occidentalisation malsaine. En
1955, Bourguiba n'était pas encore le «Combattant Suprême», il n'était pas tout à fait aux
commandes du parti. Ben Youssef aspirait, lui aussi au leadership, mais apporte une autre idéologie.
Convaincu du pan-arabisme, il considère que Bourguiba a trahi le Maghreb tout entier en signant les
accords de 1954 avec la France. En Avril 1955, il représente la Tunisie à la conférence de Bandung et
montre très clairement son désaccord avec les positions que l'on adopte à Tunis.
Le retour triomphal de Bourguiba en Tunisie le 1er Juin 1955, puis celui, tout aussi symbolique,
de Ben Youssef le 13 septembre de la même année, marquent une forte intensification de la querelle.
Bourguiba aura son heure de gloire individuelle, mais partagera même celle de Ben Youssef, en
automne. Beaucoup y voient une préparation pour l'image du «Combattant Suprême» que son
régime voudra par la suite diffuser en Tunisie et dans la région. Deux jours après son retour,
Bourguiba signe une dernière convention franco-tunisienne sensée mener à celle qui donnera
l'indépendance complète, à laquelle Ben Youssef sera toujours opposé en septembre 1955.
Ce qui était jusqu'à alors une dispute idéologique entre deux leaders politiques se transforme
entre 1955 et 1956 en soulèvements populaires, surtout dans le sud du pays. Cette région, en crise
économique depuis 1952, souffrait alors d'un fort taux de chômage: l'industrialisation a en effet
fragilisé l'emploi des mineurs locaux, les fellagas, dont une partie se battait encore contre la France
aux côtés des algériens, attendaient toujours l’amnistie promise, et le poids d'une présence militaire
française se faisait de plus en plus sentir. Ainsi, cette opposition, dite yousséfiste se propage non
seulement dans le parti mais aussi dans les syndicats (Uninon Générale des Agriculteurs Tunisien ,
UGAT vs. Union Générale Tunisienne du Travail, UGTT) ainsi que chez les religieux de la mosquée
Zitouna qui soutiennent majoritairement Ben Youssef et se reconnaissent dans l'idéologie. Ses
partisans dirigent les protestations contre la politique de Bourguiba, trop proche de l'ennemi français
à leur goût. La révolte est finalement écraséé avec l'aide des forces françaises, et Ben Youssef est
exclu du parti et contraint à l'exil.
Salah Ben Youssef sera finalement assassiné en 1961, dans une embuscade tendue par deux
de ses compatriotes dans un hôtel près de Francfort. Le projet, mis en place par des proches de
Bourguiba (notamment Béchir Zarg Laayoun, lui aussi originaire de Djerba, Taïeb Mehiri, ministre de
l'intérieur, Wassila Ben Ammar, épouse de Bourguiba, et d'autres), se déroule au moment où la
Tunisie sort, meurtrie, mais politiquement victorieuse de la dernière bataille avec l'ancien
colonisateur: l'assassinat de Ben Youssef est noyé dans l'euphorie qui a suivi le dénouement de la
crise de Bizerte à l'été 1961.
26
Retour de Bourguiba à Tunis
1er juin 1955
Bourguiba et Ben Salah lors du retour de
ce dernier à Tunis,le 13 septembre 1955.
27
ANNEXE III
ORIGINE DES MINSITRES DE BOURGUIBA ET DE BEN ALI
Ministres tunisiens (avril 1956 à janvier 2001)
Éléments de comparaison entre les présidences Bourguiba et Ben Ali
Origines régionales des ministres de Bourguiba (1956-1987)
28
Origines régionales des ministres de Ben Ali (1987-2000)
29
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