Agnès Juvanon du Vachat Paysage. Langage. Voyage

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Agnès Juvanon du Vachat Paysage. Langage. Voyage
Revue scientifique sur la conception et l'aménagement de l'espace
Agnès Juvanon du Vachat
Paysage. Langage. Voyage
L'Andalousie des voyageurs français du XIXe siècle
Landscape. Language. Journey
The Andalusia of French travellers in the nineteenth century
Publié le 22/12/2009 sur Projet de Paysage - www.projetsdepaysage.fr
Introduction
Longtemps délaissée au profit de l'Italie, notamment lors du traditionnel Grand Tour aux
XVIe et XVIIe siècles, l'Espagne doit attendre le XIXe siècle pour devenir une destination
privilégiée des voyageurs européens, et tout particulièrement français. La proximité
géographique entre les deux pays facilite alors le périple, même si les voyageurs se rendent
avant tout en Espagne en raison de son caractère lointain, sauvage, exotique. C'est guidés
par un désir d'Orient qu'ils vont en Espagne, et surtout dans la partie la plus méridionale de
la péninsule, l'Andalousie. Si les voyageurs sont attirés par les vestiges architecturaux que
possède cette province et qui témoignent de sept siècles de présence arabe en Espagne, ils
n'en négligent pas pour autant la nature, bien au contraire, le paysage andalou faisant l'objet
de nombreuses descriptions dans leurs récits de voyage. C'est à ces descriptions que nous
allons nous intéresser ici, non seulement celles du paysage naturel, mais aussi celles de ces
paysages façonnés par l'homme que sont les jardins arabo-andalous, et plus
particulièrement ceux de l'Alcazar de Séville et de l'Alhambra de Grenade. Il convient de
remarquer le décalage entre l'importance, du point de vue quantitatif, du nombre de
passages qui traitent de ces jardins, et la relative pauvreté d'informations qu'ils nous en
donnent, ou du moins l'uniformité qui s'en dégage. Cela tient bien sûr aux exigences mêmes
du récit de voyage, genre codifié de longue date, mais aussi, et c'est ce que nous aimerions
montrer ici, au caractère insaisissable du paysage.
Décrire le paysage, et les jardins, d'Andalousie, semble donc être une gageure, à laquelle les
voyageurs se soumettent. Ils sont pour cela confrontés à une série d'obstacles : à la
difficulté de rendre compte du paysage par le langage, s'ajoute le poids de l'imaginaire
associé aux jardins arabo-andalous, et enfin l'insuffisance d'un lexique non adapté à cette
réalité exotique, nouvelle pour les voyageurs.
L'impossible description
La visite de l'Andalousie devient au XIXe siècle une étape incontournable de tout voyage
en Espagne ; de même la description du paysage andalou est un passage obligé de tout récit
de voyage. Si tous les voyageurs sacrifient à cette obligation, ils sont nombreux à
commencer par dire qu'ils en sont incapables et que leur description sera par conséquent
bien en dessous de la réalité. Ainsi Alexandre Dumas déclare-t-il : « Rien ne peut vous
donner une idée de ces grands paysages d'Espagne, madame. » (Dumas, 1994, p. 29.) Ce
refus de parler du paysage permet de conférer une grandeur aux lieux évoqués, de souligner
leur caractère unique qu'aucun mot ne peut exprimer. Les auteurs se retrouvent muets
devant un tel panorama. Le paysage dépasse l'imagination. Celle-ci n'a pas en elle assez de
ressources pour en rendre compte. Mérimée, lui aussi, se défile d'avance, et justifie
l'absence d'une description pourtant attendue par son manque de maîtrise d'une telle
pratique littéraire. En juin 1830, de Grenade, il écrit à Sophie Duvaucel : « Je ne vous ai
parlé que des désagréments ; je voudrais vous dire quelque chose des beautés du voyage ;
mais les descriptions ne sont pas mon fort. Vous êtes peintre : arrangez des montagnes, des
rochers, des châteaux en ruine, la mer (N. B. que vous peindrez avec le cobalt le plus beau),
et un ciel tantôt d'azur foncé, tantôt chargé de nuages d'orage bien noirs. N'allez pas vous
aviser de mettre des arbres dans le paysage : les arbres lui ôteraient tout son caractère
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espagnol[i]. » Il laisse aux peintres le soin de donner à voir le paysage et, comme lui, de
nombreux voyageurs reconnaissent la supériorité du pinceau sur la plume. Dans les jardins
de l'Alhambra, Eugène Poitou déclare qu' « il faut laisser ici la parole aux peintres et aux
dessinateurs » (Poitou, 1865, p. 191). Parmi les romanciers, seul Gautier semble être
capable de rendre compte des jardins, car il est en fait plus peintre, peintre de paysage,
qu'écrivain, comme le rappelle l'historien des jardins Arthur Mangin : « Un autre écrivain,
qui savait se servir de sa plume comme un paysagiste habile se sert de son pinceau,
Théophile Gautier, décrivit ainsi le Généralife. » (Mangin, 1888, p. 86.)
Cette infériorité de l'écriture par rapport à la peinture s'inscrit bien sûr dans la stratégie des
auteurs, eux qui n'ont que leur plume pour décrire ces jardins. Cependant, elle nous révèle
aussi, plus profondément, l'essence même du jardin et du paysage, qui ne peuvent être
transcris en mots sans être altérés. La difficulté de décrire le paysage tient à l'hétérogénéité
qui existe entre ce dernier et l'écriture. Tous les mots, même les plus beaux, même les plus
recherchés, ne sont qu'un maigre amoncellement face au paysage lui-même et ne peuvent
en rendre compte. L'impossibilité de la description tient à la nature même de l'objet à
décrire et à son incompatibilité avec les moyens dont disposent les auteurs. Ceux-ci n'ont,
en effet, que le langage pour parler du paysage. Le langage obéit à des structures fixes et
limitées. Le paysage n'est pas réductible au système langagier. Il est vivant, vital, en
perpétuelle évolution. Or, le langage, pour fonctionner, ne peut que figer son objet, lui
donner une forme définitive, close. D'ordre mécanique, il se révèle incapable de décrire ce
qui relève du domaine du vivant ; il y a une différence radicale entre ces deux ordres, pour
reprendre la distinction bergsonienne 1 . Vouloir rendre compte du paysage par le langage,
c'est le transformer, le fixer une fois pour toutes. Cela lui confère certes un prestige
littéraire, mais lui fait perdre son essence qui se donne dans une expérience et ne peut être
représentée. Il y a une dégradation dans le passage du paysage réel à sa représentation
littéraire.
Pourtant, les auteurs sont bien obligés de décrire ce paysage. Ils vont dès lors contourner
cet obstacle de l'insuffisance du langage en passant d'un extrême à l'autre, de l'aphasie à
l'accumulation. Après avoir dit qu'ils ne pouvaient pas parler du paysage, ils n'ont comme
seul recours que d'en parler par superlatifs. Il y a une véritable exubérance quantitative et
qualitative dans leurs descriptions.
Il en est ainsi du chemin à travers le bois qui mène aux jardins de l'Alhambra. Les auteurs
usent de termes nombreux et précieux pour le décrire. Le lecteur se trouve perdu au milieu
d'un labyrinthe de mots comme le sont les voyageurs dans ce labyrinthe de végétation. Ces
plantes aux couleurs éblouissantes et aux parfums enivrants qu'il ne peut voir ni respirer,
elles lui paraîtront exotiques par leurs noms. C'est son oreille qui est dépaysée, non ses
yeux. Les auteurs le plongent ainsi dans un bain de mots inhabituels et précieux : « cistes,
aveliniers, cactus, yuccas, escarboucles, rubicondes, indigo, sycomores, lentisques ». La
nature transmet sa puissance créatrice à l'homme : des sonorités inédites éclosent sous la
plume des voyageurs, comme les plantes inconnues fleurissent à l'ombre du bois de
l'Alhambra. Description et objet décrit partagent le même foisonnement.
On remarque donc que les voyageurs, par le choix de certains mots, décident de faire
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entendre, et non plus voir, le paysage à leurs lecteurs. Plus que le paysage dans son entier,
ils choisissent certains de ses éléments incontournables, qui participent de la construction
du paysage type andalou. Ces éléments sont les arbres emblématiques de l'Andalousie,
l'olivier et l'oranger. Valérie de Gasparin, nièce du botaniste Edmond Boissier, l'un des
premiers à étudier la flore de la Sierra Nevada et auteur du Voyage botanique dans le midi
de l'Espagne pendant l'année 1837, visite l'Andalousie à deux reprises dans les années 1860.
Voici ce qu'elle écrit lors de son deuxième voyage, en approchant de Cordoue : « Notre
carroferril a traversé le Guadalquivir. L'aspect général n'en est point changé. Quelques bois
d' aceitunos , quelques plantations de naranjos annoncent l'approche des pueblos . » (de
Gasparin, 1869, p. 60.) En émaillant son texte de mots espagnols, elle transporte les
lecteurs jusqu'en Andalousie. Le langage opère, dans le temps de la lecture, le déplacement
qu'ont fait les voyageurs. Car donner à entendre le pays, c'est déjà pour les voyageurs une
façon de donner à voir le paysage.
Le poids de l'imaginaire
Ce paysage impossible à dire, d'autres l'ont pourtant déjà décrit. Le risque n'est plus cette
fois celui de l'aphasie mais de la répétition. Les voyageurs doivent tenir compte de
l'existence de descriptions antérieures, comme l'écrit Christine Montalbetti (1997) : « Le
réel, indicible, a aussi la particularité paradoxale d'avoir été déjà dit. Les bibliothèques
contiennent les descriptions qui le consignent. Récits d'explorateurs, d'autres voyageurs ;
discours des géographes ; fictions qui choisissent comme cadre de l'histoire qu'elles
dévident l'espace même que je me proposais de décrire. » (Montalbetti, 1997, p. 54.) Dès
lors, la question n'est plus comment décrire le paysage, mais pourquoi le décrire à son
tour ?
Parce que c'est une façon pour les auteurs de participer d'une tradition littéraire. C'est là tout
l'enjeu de la description des hauts lieux. Les jardins andalous, si célèbres et si célébrés par
d'autres, il faut bien les décrire à son tour, afin de s'inscrire dans la lignée des voyageurs
mais aussi de les corriger. À propos du Généralife, jardin de plaisance des rois maures situé
face à l'Alhambra, tous les voyageurs partagent la même prétention à en donner la vraie
description, l'unique. Cependant, à ce souci de vérité succède vite celui de l'originalité, ce
qu'exprime le marquis de Custine, qui visite l'Andalousie en 1831 et pour qui l'invention est
l'« espèce de vérité la plus sublime de toutes. Inventer, ce n'est pas tromper : j'invente
malgré moi en vous peignant le Généralife, mais je ne mens pas » (de Custine, 1991, p.
606). Il ne s'agit pas tant de décrire véritablement que de décrire autrement. L'enjeu est de
taille : il en va non seulement de la réputation des auteurs, qui seront jugés dans leur
capacité à traiter de façon personnelle cette description attendue, mais aussi du sort du
Généralife lui-même. Toute description de jardin se doit, en effet, d'en faire ressortir
l'unicité, sans jamais perdre de vue ce qu'il partage avec d'autres jardins et qui justifie
finalement que l'on s'y attarde, dans cette optique où l'on voyage plus sur la trace de hauts
lieux qu'à la recherche de nouveaux horizons. Dans ce subtil équilibre entre l'universel et le
particulier, ce sont deux spécificités qui se jouent, inséparables et coextensives au genre
même de la description de jardin, celle du lieu et celle de l'auteur.
Tous les voyageurs qui pénètrent dans les jardins de l'Alhambra ou de l'Alcazar font
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allusion à cette tradition littéraire qui a fini par constituer un paysage imaginaire. C'est des
images plein la tête qu'ils se rendent à Grenade, tel René Bazin : « J'ai la tête pleine des
enthousiasmes d'Henri Regnault et des vignettes de Gustave Doré. » (Bazin, 1895, p. 226.)
Cour des Lions, Gustave Doré (publiée dans « Voyage en Espagne de Messieurs Gustave
Doré et Charles Davillier », Le Tour du monde, 1864).
Les voyageurs n'abordent jamais les lieux avec un regard neuf, vierge ; la réputation du
jardin et les écrits des autres les précèdent toujours. En lisant ces écrits, ils se sont formés
une image des jardins de l'Alhambra, qu'ils vont confronter au lieu réel. Eugène Poitou se
fait l'écho de cette existence du lieu dans la vie intérieure, et antérieure, de chacun : « Nous
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voici dans les jardins de l'Alhambra. Le coeur me battait je l'avoue, et je ne sais quelle
émotion vague me gagnait malgré moi : il y a des créations poétiques qui sont entrées dans
notre imagination, quand nous étions jeunes, à ce point d'en prendre possession et de nous
émouvoir à l'égal de la réalité ; et lorsque ces fantômes, évoqués tout à coup par les lieux où
nous les avons vus en rêve, s'éveillent au fond du souvenir, il vibre en nous comme un écho
lointain de notre jeunesse et de ses idéales amours. » (Poitou, 1865, p. 186.) Sous la plume
des voyageurs, les jardins andalous ont acquis une existence autonome, magique et
fascinante, au point d'être une image enchanteresse avant même d'être des jardins. Ils
existent d'abord sur le mode de l'imaginaire, et le face-à-face avec les jardins réels permet
de réactiver cette image antérieure, ce « souvenir » dont parle Poitou, qui dès lors
« s'éveille » en un geste proustien. Le paradoxe est que ce souvenir n'est pas le souvenir du
lieu qui aurait été déjà vu au cours d'un précédent voyage, mais un souvenir littéraire,
poétique. Il s'agit de confronter le souvenir à la réalité, mais un souvenir qui lui-même n'a
rien de réel : face aux jardins de l'Alhambra, on se souvient des livres. Si le marquis de
Custine s'écrie en entrant dans la cour des Myrtes : « Je me croyais un Arabe revenu de son
exil : il me semblait relire La Lampe merveilleuse » (de Custine, 1991, p. 582), c'est d'un
exil littéraire, mémoriel et non géographique dont il s'agit. Les souvenirs de ses lectures
d'enfance lui reviennent en mémoire. Les jardins andalous ne s'offrent pas aux voyageurs
dans leur nouveauté, ils ne les découvrent pas, ils les retrouvent. C'est ce qu'expérimente
Valérie de Gasparin à Séville dans les jardins de l'Alcazar : « Ces lieux sinistres et doux
exercent une sorte de prestige. Nouveaux ! Et pourtant il semble que nous les avons connus,
que nous les avons aimés. » (de Gasparin, 1869, p. 96.) Le jardin in situ est ainsi enrichi par
ce supplément littéraire.
Mais il peut aussi être dégradé, amoindri par ce souvenir. En effet, le paysage imaginaire
que les voyageurs ont en tête a peu de rapport avec le paysage réel. Il s'agit d'un paysage
type, constitué hors d'Espagne, à Paris le plus souvent, et à la lecture des voyageurs qui les
ont précédés. Ce décalage explique la déception que ressentent certains auteurs, ainsi René
Bazin évoque dans la cour des Lions à l'Alhambra : « Le souvenir de ces pages célèbres qui
m'avaient, il me semble, chargé d'admiration, comme une bobine aimantée l'est d'électricité.
L'étincelle ne part pas. Je suis déçu, et, en y songeant bien, la pluie n'explique pas toute ma
déception. » (Bazin, 1895, p. 226.) Les jardins réels n'ont pas sur lui l'effet escompté,
« l'étincelle ne part pas », ils ne produisent pas l'émotion attendue, comme si le lieu ne
fonctionnait pas. Il n'a pas la force, la puissance électrisante qui se dégage des pages qui lui
sont consacrées. On constate donc que le paysage réel est toujours dépassé par un
imaginaire du paysage, qui s'ajoute à la contemplation du site et la modifie.
Cette image idéale de l'Andalousie est réactualisée lors du voyage. Au fil des longues
traversées des plaines de la vega ou dans les défilés des sierras, le voyageur ne cesse
d'opposer à la réalité du paysage qu'il a sous les yeux un paysage andalou mythique, celui
de l'époque des Maures. Ce décalage entre deux temporalités du paysage se note par
exemple dans la description des abords de Séville par Valérie de Gasparin : « Tout fait
silence ; on ne rencontre pas un vivant ; aucun pueblo n'étincelle dans les mornes verdures,
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aucune hacienda n'aligne ses bâtiments ou ne range ses paliers sur les champs illimités. Et
nous nous souvenons des cent mille fermes, qui émaillaient la campagne au temps des
kalifes ; nous croyons entendre le bruit des moulins qui broyaient le fruit de ses forêts
d'oliviers ; il nous semble saisir la lointaine clameur des trois cent mille habitants qui
fourmillaient dans ses rues : tout ce commerce, tout ce mouvement, toute cette vie,
rayonnent devant nos yeux. » (de Gasparin, 1869, p. 64.) À la solitude et la tristesse du
présent, elle oppose la foule et l'activité du passé. L'abandon et la désolation du paysage
andalou depuis l'expulsion des Maures sont des thèmes récurrents dans les descriptions des
voyageurs. On voit là que le paysage n'est pas qu'un simple morceau d'espace, il a aussi une
épaisseur temporelle. Sa contemplation fait signe vers le passé, elle révèle toute une
histoire. Regarder le paysage permet de participer de ce temps long. Le paysage andalou
propose aux voyageurs un double dépaysement, dans l'espace et dans le temps.
L'orientalisme au jardin
Nous avons vu la difficulté qu'éprouvent les auteurs à parler du paysage, c'est-à-dire à
adapter les moyens langagiers dont ils disposent à l'objet qu'ils se proposent de décrire. À
cela s'ajoute une autre contrainte, qui ne tient plus au paysage en lui-même mais à sa
spécificité : comment dire, non plus seulement la nature, mais une nature différente,
exotique ? Il ne s'agit plus là d'un problème de langage, mais de lexique, comme le
remarque Christine Montalbetti (1997) : « L'indicible est bien ici affaire de vocabulaire. Si
tout à l'heure c'était les structures du langage dans leur ensemble qui se trouvaient
impliquées, parce que les règles de la syntaxe sont différentes de celles du monde, parce
que les manifestations phonétiques n'ont rien à voir avec le visible, l'impossible cette fois
est plus spécifiquement un impossible de dénomination. » (Montalbetti, p. 41.)
Les voyageurs se trouvent confrontés à une nature dont les formes et les couleurs ne
ressemblent en rien à ce qu'ils ont déjà vu. Ils sont impuissants à rendre compte de cette
nouveauté, de cette différence tant recherchée et qui a motivé leur voyage en Andalousie.
L'esthétique des jardins arabo-andalous est différente de celle des jardins réguliers, français
ou italiens, qui servent de modèles aux voyageurs. Joséphine de Brinckmann décrit ainsi les
jardins de l'Alcazar : « Les jardins de l'Alcazar ne ressemblent en rien à tout ce qu'on peut
voir ailleurs. Ils font l'effet de salons en plein air, dans lesquels seraient posées
symétriquement de belles corbeilles de fleurs ; car toutes les allées sont carrelées en
faïence, et les plates-bandes de toutes formes sont entourées de haies de myrtes, silencieuse
et charmante expression de la passion qui remplissait la plus grande partie de la vie des
enfants de Mahomet. » (de Brinckmann, 1852, p. 149.)
La description de jardin, topos codifié depuis l'Antiquité et les Lettres de Pline le Jeune,
requiert en effet, selon la spécificité du jardin, un certain type d'imagination et de
vocabulaire. Or, les auteurs ne disposent pas des termes adéquats pour rendre compte des
jardins qu'ils découvrent en Andalousie, qui sont bien différents, tant du point de vue de
leurs proportions que de leur disposition, des jardins qu'ils sont habitués à voir en France.
C'est pourquoi Poitou renonce par avance à leur description : « Je n'essayerai point de
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décrire l'Alhambra. À mon avis nulle description ne peut donner idée de ces choses-là.
Comment avec des mots exprimer des combinaisons de formes et de couleurs qui n'ont rien
d'analogue avec ce que nous sommes habitués à voir ? Comment rendre sensible à l'esprit
ce qui ne parle qu'aux yeux et semble le produit d'une fantaisie qui échappe à toute loi ? »
(Poitou, 1865, p. 191.) À l'impossibilité intrinsèque au jardin d'être traduit en mots, s'ajoute,
dans le cas des jardins de l'Alhambra, le fait qu'ils relèvent d'une autre culture. S'ils sont si
durs à décrire, c'est, selon Poitou, parce qu'ils sont le fruit d'une tradition différente,
arabo-andalouse, et plus largement islamique. Les instruments classiques de la description
de jardin ne fonctionnent donc pas pour les décrire. On voit bien ici le poids des préjugés :
l'idée dominante au XIXe siècle sur l'art islamique est qu'il est fantaisiste, sauvage, rétif à
toute loi.
Cependant, la description de jardin peut aussi avoir une fonction méthodologique, et pas
seulement rhétorique. On trouve, en effet, dans les textes l'idée d'un apprentissage de la
vision. Si la plume est incapable de décrire ces jardins, c'est parce que l'oeil ne les
comprend pas. Il faut s'habituer à ce mélange de couleurs qui choque l'oeil au début, à ce
désordre apparent, qui n'est que l'expression d'un ordre différent, un ordre auquel on ne
s'attendait pas. Certains auteurs préviennent les lecteurs de cette adaptation nécessaire du
regard, pour pouvoir apprécier pleinement les lieux. Il s'agit de laver son regard, de le
désaccoutumer des proportions italiennes avant de pénétrer dans les jardins de l'Alhambra.
Sans cet exercice mental, on risque de passer à côté de la spécificité du lieu et d'être déçu,
comme le note Custine : « Mais gardez-vous de vous figurer toutes ces jolies choses en
grand : si vous conservez dans votre souvenir la mesure des monuments des deux Italie :
antique et moderne, vous êtes perdue. »
Ce changement de paradigme demande un effort aux voyageurs eux-mêmes, qui conservent
comme référents principaux les jardins français du XVIIe siècle. À la lecture de leurs
descriptions, on les imagine plus à Versailles qu'en Andalousie. Ils décrivent les jardins
comme des jardins français, ou n'ont de cesse d'y trouver des ressemblances. Custine fait
ainsi du palais du Généralife « le Trianon des rois de Grenade » (de Custine, 1991, p. 609.)
, Bory de Saint-Vincent écrit qu'il ne vaut pas « la moindre maison de campagne du dernier
bourgeois de Paris » (Bory de Saint-Vincent, p. 569). Les auteurs tentent d'inscrire les lieux
qu'ils ont sous les yeux dans une typologie connue, française ou européenne. Cela vaut
aussi pour les patios , ces jardins intérieurs autour desquels s'organisent les maisons
andalouses. Claude Vignon y décèle une double inspiration de style, à la fois romaine et
anglaise : « Tandis que par sa disposition le patio rappelle l' atrium romain ; par sa
destination il rappelle le drawing-room anglais. » (Vignon, 1885, p. 33.) Partis en quête de
dépaysement, les voyageurs sont en fait incapables d'apprécier pleinement la nouveauté en
tant que telle, ils sont obligés de la référer à ce qu'ils ont déjà vu ailleurs. C'est là
l'ambiguïté de tout récit de voyage, qui doit à la fois dépayser le lecteur et lui parler d'un
monde culturel qu'il connaît et qu'il partage avec l'auteur. En un processus d'ubiquité, les
voyageurs sont physiquement en Espagne mais intellectuellement à Paris où ils se sont
constitué un lot de références culturelles.
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Puisque le lexique de la description des jardins classiques ne peut s'appliquer aux jardins
arabo-andalous, les auteurs, peu soucieux d'exactitude, décident alors de modifier leur
objet, c'est-à-dire non plus d'adapter le langage, mais de changer le paysage. Dès lors, les
voyageurs vont jusqu'à transformer les essences végétales pour les rendre conformes au
cadre rhétorique dont ils disposent
C'est à cette opération de transformation de la réalité que se livre Eugène Poitou. Les cyprès
du Généralife, en topiaire cylindrique, ou en arc au-dessus du canal, deviennent sous sa
plume des ifs.
Generalife, de José García Ayola, 1889.
(Photo conservée au Museo de la Casa de los Tiros, Grenade.)
Pour lui, des plantes de cette forme ne peuvent être que des ifs, car c'est l'if qui est taillé
ainsi dans les jardins français. Rien qu'à voir la technique, il en déduit la matière. Or, s'il y a
des ifs dans la Sierra Nevada, il y en a très peu au Généralife, et les rares qui s'y trouvent
poussent librement et ne sont pas taillés. Ce sont les cyprès qui sont taillés. Les topiaires de
cyprès en cylindre sont même un élément typiquement grenadin. Il y a donc une confusion
entre la plante et la forme ; en une synecdoque inversée les auteurs prennent les arcs pour
des ifs. Les voyageurs interprètent continuellement le « ici » en termes de « là-bas », ce
« là-bas » qu'ils cherchent tant à fuir et qu'ils ont en fait emmené avec eux jusqu'en
Andalousie. Bazin parle ainsi des « deux haies d'ifs noirs, arbustes impénétrables », Béguin
de « la taille contournée, bizarre des buis et des ifs » (Béguin, 1850, p. 437). C'est le poids
des références aux techniques françaises de jardinage qui fait que les voyageurs sont déçus.
La déception de Poitou est due à son erreur d'interprétation, c'est pourquoi il a l'impression
de voir au Généralife un jardin régulier français : « Quant aux jardins proprement dits, ils
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sont, tels qu'on les voit aujourd'hui, de création moderne et d'un goût affreux : des ifs et des
cyprès taillés en pyramides, en burettes ou en mirlitons, de petites allées bordées de buis. »
Il venait chercher au Généralife le désordre de la nature, l'exubérance des végétaux, et qu'y
trouve-t-il ? Un jardin bien arrangé et entretenu, avec des topiaires de cyprès et des haies de
myrtes, un jardin trop proche des jardins français, bref un jardin pas assez dépaysant pour
être séduisant. Dans l'esprit des voyageurs étrangers du XIXe siècle, les jardins
arabo-andalous « appartiennent à une culture primitive, incapable des élaborations
complexes des jardins occidentaux. C'est pourquoi les auteurs rejettent tout type de
formalité géométrique qu'ils considèrent impropre d'un jardin oriental », José Tito Rojo
(2005). Les cylindres ou les arcs de cyprès ne trouvent pas grâce à leurs yeux, car ils sont
taillés, comme si la forme corrompait la plante. Ils changent donc cette dernière, qui
devient, dans leurs descriptions, de l'if. Nous avons là l'exemple d'une transformation du
paysage in visu, dans l'ordre de la représentation. Ne pouvant agir sur la réalité, l'in situ, les
voyageurs l'adaptent pour la rendre conforme à leurs préjugés orientalistes. Par l'écriture, ils
font naître des jardins qui n'existent pas.
Conclusion
L'analyse des descriptions des jardins et du paysage andalous fait apparaître un certain
nombre de difficultés auxquelles sont confrontés les voyageurs français. Celles-ci tiennent à
la fois à l'essence du paysage, insaisissable par le langage, à l'existence d'une tradition à
laquelle les auteurs doivent sacrifier tout en conservant leur originalité, et enfin à la
spécificité de ces jardins arabo-andalous, qui les différencie des jardins classiques. Les
différentes solutions que les auteurs utilisent pour résoudre ces contraintes vont des simples
moyens poétiques (accumulation, emprunts de termes étrangers) à la modification des
jardins eux-mêmes.
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Notes
1. « Lettre à Sophie Duvaucel », Grenade, 8 octobre 1830, dans Lettres d'Espagne, p. 128
Agnès Juvanon du Vachat
Doctorante en sciences et architecture du Paysage, à l'École nationale supérieure du paysage de
Versailles
Courriel : [email protected]
Bibliographie
Textes des voyageurs
Bazin, R.,Terre d'Espagne, Paris, Calmann Lévy, 1895.
Béguin, E.,Voyage pittoresque en Espagne et au Portugal, Paris, Belin Leprieur et Morizot, 1850.
Bory de Saint-Vincent, J.-B., Paris, Le Portugal et l'Espagne, Paris, 1826.
Brinckmann, J. de, Promenades en Espagne, pendant les années 1849 et 1850, Paris, Chez Franck,
Libraire-éditeur, 1852.
Custine, A. de, L'Espagne sous Ferdinand VII, (1838), rééd., Paris, François Bourin, 1991.
Dumas, A., (1846), Impressions de voyage : De Paris à Cadiz, Paris, François Bourin, 1994
Gasparin, V. de, Andalousie et Portugal, Paris, Michel Lévy frères, 1869.
Mérimée, P., Lettres d'Espagne (1830-1833), Paris, Le Marzet, 1927.
Poitou, E.,Voyage en Espagne, Tours, Alfred Mame, 1865.
Vignon, C., Vingt jours en Espagne, Paris, Monnier et Cie, 1885.
Autres
Mangin A., Histoire des jardins Anciens et Modernes, Tours, Alfred Mame et Fils éditeurs, 1888.
Montalbetti, C., Le Voyage, le monde et la bibliothèque, Paris, Presses Universitaires de France,
1997, 259 p.
Tito Rojo, J., « La construcción teórica de un estilo: el jardín hispanomusulmán », in Histories of
garden conservation, cases-studies and critical debates, Florence Leo S. Olschki, 2005.