Peut-on connaître ce dont on n`a pas l`expérience ? Corrigé
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Peut-on connaître ce dont on n`a pas l`expérience ? Corrigé
Peut-on connaître ce dont on n'a pas l'expérience ? Corrigé Introduction Dans le langage courant, lorsque l’on dit d’une chose qu’elle est hors de portée de l’expérience, nous sous-entendons par là que nous ne pouvons en avoir aucune connaissance. C’est un fait, la corrélation, et même la connexion nécessaire entre connaissance et expérience, semble la plupart du temps évidente. Si toute connaissance ne se réduit bien évidemment pas à une description d’expérience réelle, il paraît immédiat de poser qu’une connaissance réfère systématiquement à une expérience au moins possible. Néanmoins, il suffit de s’intéresser quelque peu par exemple aux sciences pures, et en particulier aux mathématiques, pour s’apercevoir que la question est plus complexe. A-t-on vraiment l’expérience d’une droite ? Et est-il nécessaire d’en avoir l’expérience pour en avoir l’entière connaissance ? Et si nous pouvons nous passer d’expérience pour certains objets, d’où vient la connaissance que nous en avons ? On comprend ici que la réponse à ce type de question dépend d’une certaine manière de la définition de la connaissance car si l’on estime qu’on ne peut connaître ce dont on n’a pas l’expérience, alors toute assertion à propos d’un objet dont on ne peut avoir l’expérience sera à rejeter hors du domaine de la connaissance. Se poser la question des conditions de possibilité de la connaissance, c’est tenter de se doter d’un critère de démarcation entre connaissance et fantasme. 1. Oui, une connaissance entièrement et strictement a priori est possible A. Il existe trois sortes d’idées Lorsque l’on demande si l’on peut connaître ce dont on n’a pas l’expérience, on demande si une idée peut émerger en l’esprit sans avoir été suscitée par un quelconque élément extérieur. En d’autres termes, on se demande si l’esprit peut créer ex nihilo ses propres objets de connaissance hors de toute réceptivité. C’est, avec ce type de question, la nature entière de l’esprit qui se joue, comme nous allons le voir. Auparavant, tâchons de classer les idées qui peuvent se trouver en l’esprit. Dans la Lettre au père Mersenne du 16 juin 1641, Descartes tente une telle classification. Ayant posé que par « idée » il entendait « tout ce qui peut être en notre pensée », il détermine trois sortes d’idées. Les idées adventices sont en quelque sorte les informations qui nous sont fournies directement par les sens et dont nous prenons conscience. Les idées factices sont celles qui sont fabriquées par nous en comparant, classant, assemblant et ordonnant les idées adventices. De ces idées factices, déjà, nous ne pouvons plus avoir d’expérience directe. Ainsi en est-il de la course des planètes autour du Soleil : nous n’en avons pas d’expérience directe. Cependant, cette idée rend cohérent l’ensemble des expériences directes que nous pouvons avoir du Soleil et des planètes qui gravitent autour de lui. Il s’agit donc d’idées directement dérivées de l’expérience et même tournées vers elle. La troisième sorte d’idées regroupe l’ensemble des idées innées. B. Certaines idées que nous possédons très certainement sont sans expérience possible © Hatier 2002-2003 L’idée innée peut être déterminée grâce à trois caractères principaux et parfaitement corrélés entre eux (dans le sens où l’on peut les déduire les uns des autres). Tout d’abord, l’idée innée ne nécessite aucune expérience préalable pour se trouver dans l’esprit. Deuxièmement, l’idée innée participe de la structure même de l’esprit. Enfin, l’idée innée ne réfère à aucune expérience possible. Parmi celles-ci, Descartes cite « l’idée de Dieu, de l’esprit, du corps, du triangle, et en général toutes celles qui représentent des essences vraies, immuables et éternelles ». En posant que ce sont là des idées innées, Descartes pose en même temps que ces idées sont présentes en tous les esprits et que ce ne sont pas des idées qui s’acquièrent. En d’autres termes, on n’apprend pas à connaître Dieu, l’infini, la nature de la droite. Ce sont là des idées que nous trouvons en l’esprit. Plus important encore pour notre propos, si nous ne possédions pas ces idées, il nous serait impossible de les acquérir puisqu’il n’y en a pas d’expérience possible. C. Il y a des choses que nous ne pouvons nous représenter qu’après en avoir la connaissance C’est ce dernier point qu’il semble le plus urgent d’éclaircir. Car Descartes ne décrète pas, d’une manière arbitraire, qu’il existe des idées innées. Il déduit l’existence nécessaire de telles idées du fait que certaines idées que nous avons ne peuvent pas venir de l’expérience. Il prend ainsi l’exemple du chiliagone, polygone à mille côtés. Il paraît évident, et il est simple de tenter d’en faire l’expérience, que nous ne pouvons nous représenter entièrement un tel polygone. Pourtant, nous pouvons, pour peu que nous ayons quelques notions de géométrie, opérer tous les calculs et toutes les constructions possibles sur ce polygone presque aussi aisément que sur n’importe quel rectangle. En d’autres termes, nous pouvons connaître le chiliagone sans jamais en avoir l’expérience. Néanmoins, ce n’est pas encore là un argument suffisant en faveur de l’existence des idées innées. Si l’on ne peut en effet se représenter le chiliagone en une seule fois, il semble tout à fait possible d’en avoir de multiples expériences partielles. Ce fait indique seulement une certaine indépendance de l’esprit vis-à-vis de l’expérience et de la représentation. Il faut aller plus loin. Prenons un objet simple : une droite. Nous savons que cet objet géométrique, contrairement au segment, n’est pas borné. Autrement dit, il est infini. Or nous n’avons jamais l’expérience de l’infini. L’infini est justement ce qui échappe à toute expérience possible. Dès lors, si nous pouvons concevoir de tels objets sans jamais en avoir eu l’expérience (et avec l’assurance que nous ne pourrons jamais en avoir l’expérience), il faut postuler que ce sont là des idées innées. Et comme, à partir de ces idées, des connaissances peuvent être élaborées et même des sciences tout entières (la géométrie pure), on peut en conclure qu’il est possible de connaître ce dont on n’a pas l’expérience. Transition Il reste cependant une question cruciale : d’où nous peuvent venir ces idées qui ne viennent pas de l’expérience ? L’optique rationaliste qui fixe, dans le sillage de Descartes, que les idées innées existent se heurte à ce problème de taille. Il n’est pas possible de comprendre la genèse de ces idées. Plus exactement même, puisque ces idées ne naissent pas, mais viennent en naissant, il n’est pas aisé de saisir la nature ni l’origine (dans un sens non chronologique) de ces idées. 2. Non, il n’y a pas de connaissance possible sans l’expérience © Hatier 2002-2003 A. Il faut ramener certains concepts à leur origine sensible Aux yeux des empiristes, l’affirmation de l’existence des idées innées est un postulat arbitraire et non fondé. C’est pourquoi ils se sont attachés à tenter de retranscrire la genèse de ces idées que Descartes avait posées comme étant innées. Ainsi Hume, dans le Traité de la nature humaine, montre-t-il que « l’idée de causalité est tirée de l’expérience ». En choisissant de s’attaquer à l’idée de causalité, Hume ne s’y trompe pas. L’idée même de l’enchaînement nécessaire de la cause et de l’effet ne peut être l’objet d’une expérience. Aussi un rationaliste strict pourrait-il la mettre rapidement au rang des idées innées. Hume montre cependant qu’il s’agit là d’un abus de langage en quelque sorte. Ce que nous désignons comme connexion nécessaire entre la cause et l’effet n’est à proprement parler qu’une « conjonction constante de certains objets ». L’argument de Hume est simple. L’idée de causalité n’est pas une idée innée qui de surcroît serait en parfaite harmonie avec le fonctionnement de la nature : il ne s’agit que d’une généralisation abusive à partir de corrélations entre phénomènes. L’apparente régularité et la répétition de ces phénomènes nous incitent à penser qu’ils sont nécessairement connectés. Mais si l’on s’en tient à la stricte information (c’est-à-dire aux données extérieures) que seuls les sens sont capables de nous fournir, il faut dire : « Jusqu’ici chaque fois que j’ai vu une bille en mouvement heurter une deuxième bille initialement au repos, cette dernière s’est mise en mouvement » et « la cause du mouvement de la deuxième bille est celui de la première qui le lui a transmis ». B. L’entendement est au départ une table rase Le propos empiriste vise une réforme de la conception de l’entendement. Au lieu de l’idée d’un esprit qui possède par avance un certain nombre d’idées générales, même virtuellement mais autorisant l’élaboration de connaissances, l’empirisme suggère que l’esprit est, au départ du moins, comparable à une table rase, c’est-à-dire un vide initial qui ne se construit que par l’acquisition d’informations provenant des sens. Dans l’Essai concernant l’entendement humain, Locke tente de montrer qu’en considérant que l’esprit est au départ une table rase – hypothèse ô combien plus économique et moins hasardeuse que celle de l’existence des idées innées – on parvient à reconstruire toutes les idées innées des rationalistes. Ainsi reconstruites, les idées prétendument innées apparaissent tirées de l’expérience et Locke peut conclure : « L’expérience : c’est là le fondement de toutes nos connaissances, et c’est de là qu’elles tirent leur première origine. » Cela ne signifie pas pour autant que nous puissions avoir l’expérience de tout ce que l’on connaît, mais simplement qu’il n’y a pas de connaissance indépendante de toute expérience. Pour Locke, il est en effet possible d’imaginer certaines opérations de l’esprit, comme la réflexion pure, qui sont parfaitement mais momentanément détachées de l’expérience sensible. Néanmoins, ces mêmes réflexions n’eussent pas été possibles sans l’information de l’entendement par les sens. C. La réflexion elle-même n’est que sensation Condillac va plus loin. Pour lui, cette idée de liberté de la réflexion vis-à-vis des sens n’est qu’une illusion rétrospective. Les opérations les plus abstraites de l’esprit, comme les principes fondamentaux de la logique (par exemple le principe de contradiction ou celui de tiers exclu), ne sont elles-mêmes que des habitudes prises par l’esprit dans sa fréquentation avec les sens. Pour être plus exact même et respecter l’esprit de Condillac, il faudrait dire que le terme même d’« esprit » n’est qu’un mot utile pour désigner l’ensemble des sensations et de leurs interactions. En un mot, l’esprit n’est pas simplement au départ une table rase en attente d’impression : l’esprit n’est au départ rien du tout, l’esprit est ce qui émerge à mesure © Hatier 2002-2003 de l’accumulation des sensations et tout ce que l’esprit fait peut être traduit en termes de sensations. Fort de cette affirmation, Condillac, dans le Traité des sensations, peut construire la célèbre fiction de la statue et de l’odeur du jasmin : il montre ainsi la genèse non plus seulement des prétendues idées innées, mais de l’esprit lui-même à partir d’une seule et unique sensation. Transition Ainsi, si tout ce qui est en l’esprit a d’abord été sensation, il faut dire que l’on ne peut rien connaître hors de ce que l’expérience nous donne. Si l’on suit Condillac, il faut même aller un peu plus loin. À proprement parler, nous ne connaissons rien, nous ne faisons que sentir. Le terme « connaissance » s’applique simplement à des sensations dont nous avons l’habitude et dont nous connaissons la récurrence. Dès lors, la question « Peut-on connaître ce dont on n’a pas l’expérience ? » devient presque vaine et absurde puisque nous ne faisons qu’expérimenter même quand nous avons l’illusion de connaître. D’une certaine manière, on le remarque, un sensualisme mené à son terme nous fait perdre la notion même de connaissance. Aussi faut-il peut-être reconsidérer une ultime fois le problème sous un autre angle. 3. Si la connaissance commence dans l’expérience, elle ne peut s’y réduire A. Toute connaissance ne dérive pas nécessairement de l’expérience À moins d’imaginer quelque puissance créatrice modelant notre esprit de manière qu’il soit bien fait et possède quelques concepts fondamentaux, on ne voit pas comment l’on pourrait commencer de connaître. Or ce genre de détour par la figure d’un démiurge spirituel est ce que ne peut s’autoriser un esprit critique. Tout simplement parce que, sans pouvoir affirmer non plus l’inexistence d’un Dieu créateur de l’esprit, nous ne pouvons apporter la preuve de son existence. Il faut donc bien, d’une certaine manière, que l’esprit soit éveillé, qu’il ait existé. Et cette impulsion, cette étincelle ne peut venir que des sens, seules fenêtres sur l’extérieur, sur l’autre de l’esprit. C’est pourquoi la démarche « criticiste » de Kant consiste à accorder au départ que « toute notre connaissance commence avec l’expérience ». Considérant que l’esprit ne peut tourner en roue libre sans matière sur laquelle réfléchir, il est mené à établir que la première lueur de l’esprit ne peut venir que du choc des données de l’expérience sensible. Néanmoins, il ajoute, dans l’introduction à la seconde édition de la Critique de la raison pure, que « si toute notre connaissance débute avec l’expérience, cela ne prouve pas qu’elle dérive toute de l’expérience ». Aussi, lorsque nous émettons des jugements universels ou synthétiques, qui sont autant de connaissances, nous le faisons hors de toute expérience réelle. B. Ce qui rend possible à la fois la connaissance et l’expérience ne peut être l’objet d’une expérience En prenant à rebours la question, Kant va encore plus loin. Il se demande en effet comment l’expérience elle-même est possible. Comment se fait-il que nous puissions avoir l’expérience de quelque chose ? Lorsque nous voyons un objet, nous ne faisons pas que recevoir des données brutes, neutres et insignifiantes. D’une part, nous retenons les impressions, ou plus exactement nous en conservons la mémoire (quand bien même la représentation du souvenir serait très différente de l’image reçue dans l’instant, nous pouvons reconnaître un objet déjà © Hatier 2002-2003 vu et c’est cela qui compte ici). D’autre part, en même temps que nous recevons une image de la réalité extérieure, nous savons que nous la recevons, c’est-à-dire nous avons conscience de la recevoir. Qu’est-ce à dire ? Il faut simplement interpréter ce fait comme l’adjonction immédiate de signification par l’entendement à toute impression reçue. Autrement dit, le propre de l’esprit est d’être activité et non pure passivité, et cela empêche de considérer l’esprit comme un simplement réceptacle à impressions. Cette activité consiste à donner sens, à rapporter au sujet que nous sommes l’impression que nous avons reçue. Finalement, l’expérience n’est possible que parce que l’esprit est avant tout activité de synthèse (logique et temporelle) et qu’il en découle la permanence du moi ; en termes kantiens, c’est ce que l’on appelle l’« aperception originairement synthétique de la conscience ». C’est toujours moi qui reçois les impressions et, même si j’ai moi-même changé entre deux impressions, c’est encore ce même moi qui ressent. Le simple fait d’avoir l’impression d’avoir soi-même changé prouve assez la nécessité d’une permanence et d’une persistance du moi (comme référentiel du changement). Aussi, si l’on ne peut connaître ce dont on n’a pas l’expérience, parce que seule l’expérience est propre à mettre l’esprit en activité, la condition de possibilité même de l’expérience échappe à l’expérience. Conclusion Les idées que l’entendement forge hors de toute expérience possible ne sont que des idées. Autrement dit, elles ne sont pas des connaissances puisqu’elles ne correspondent pas à une prise de conscience d’un fait nouveau ou d’une loi nouvelle mais ne sont que le résultat du jeu de l’activité de l’esprit. Néanmoins, cette activité même empêche de réduire la connaissance à l’expérience sensible. Car pour que l’expérience sensible elle-même soit possible, il faut que l’esprit soit déjà par avance faculté de connaître. En d’autres termes, la condition de possibilité de l’expérience est l’activité cognitive de l’esprit. Ouvertures Lectures –Hume, Enquête sur l’entendement humain, Aubier. –Descartes, Méditations métaphysiques, Flammarion, coll. « GF ». –Kant, Critique de la raison pure, Aubier (trad. Renaut). © Hatier 2002-2003