Venus Noire, Entretien avec Abdellatif Kechiche

Transcription

Venus Noire, Entretien avec Abdellatif Kechiche
Entretiens
avec
Abdellatif
Kechiche
autour
du
film
:
«
Vénus
Noire
»
7
décembre
1960
Naissance
à
Tunis.
1966
Arrivée
en
France,
à
Nice.
1978­1979
Premiers
rôles
au
théâtre.
1984
Le
Thé
à
la
menthe,
d'Abdelkrim
Bahloul.
Premier
rôle
au
cinéma.
2001
Réalise
La
Faute
à
Voltaire.
2003
Réalise
L'Esquive.
Quatre
César.
2007
Réalise
La
Graine
et
le
mulet.
Quatre
César.
2010
Réalise
Vénus
noire.
1.
Entretien
avec
Abdellatif
Kechiche,
réalisateur
de
'Vénus
noire'
Abdellatif
Kechiche
réagit
aux
questions
majeures
du
film,
formulées
pour
l’exercice
dans
un
style
affirmatif,
voire
péremptoire.
A
l’image
des
jugements
portés
à
l’époque
sur
son
héroïne,
Saartjie
Baartman.
La
psychologie
ne
suffit
pas
à
résumer
la
complexité
d’un
être
Le
psychologisme
limite
même
la
compréhension
de
l’être
humain.
L’image
seule
révèle
parfois
beaucoup
plus
de
nuances
dans
la
nature
humaine
que
toutes
les
tentatives
d’explications
psychologiques.
Quand
le
cinéma
parvient
à
être
aussi
fin
que
la
vie,
c’est
magnifique.
Le
jeu
de
l’acteur
y
fait
beaucoup…
Il
faut
toujours
garder
à
l’esprit
que
la
technique
au
cinéma
peut
aussi
nuire
à
ce
jeu
et
le
rendre
complètement
hermétique
à
la
vie...
Et
puis
parfois,
il
n’y
a
pas
d’explications
à
chercher
:
il
y
a
le
mystère.
Saartjie
est
un
personnage
très
mystérieux…
C’est
ce
qui
m’a
tout
de
suite
intéressé…
Finalement,
on
ne
sait
pas
grand
chose
de
ses
motivations
réelles,
on
a
juste
quelques
dates
sûres
:
le
voyage
d’Afrique
du
Sud
en
Angleterre,
les
représentations,
le
procès
à
Londres,
son
baptême
et
son
passage
devant
les
scientifiques
français.
Tout
le
reste
est
en
pointillés…
C’est
ce
vide
d’explications
qu’il
est
intéressant
de
filmer.
Son
mystère
préservé
nous
oblige
à
nous
interroger
en
permanence
sur
nous‐mêmes.
J’ai
lu
tout
ce
qui
a
été
écrit
sur
elle,
et
j’ai
trouvé
qu’on
avait
souvent
tendance
à
trop
verser
dans
l’explicatif.
Soit
on
en
faisait
une
esclave
totale,
sans
nuance,
ce
qui
m’a
semblé
un
peu
difficile
à
croire,
parce
qu’elle
aurait
notamment
pu
profiter
de
la
main
tendue
par
l’Institut
Africain,
ce
qu’elle
n’a
pas
fait.
Et
puis,
dans
les
dernières
recherches
historiques,
on
sait
qu’elle
se
donnait
déjà
en
représentation
au
Cap…
Soit
c’était
trop
romancé
et
elle
perdait
tout
son
mystère,
ce
qui
me
paraissait
irrespectueux.
Parce
qu’en
fait,
Saartjie
Baartman
m’a
tout
de
suite
inspiré
le
respect.
Pas
ce
que
l’on
a
écrit
d’elle,
mais
son
image.
L’image
parle
parfois
plus
que
tout
ce
que
l’on
peut
écrire.
C’est
ce
que
j’ai
ressenti
en
voyant
les
portraits
de
Saartjie
faits
par
les
dessinateurs
du
Muséum,
et
plus
encore
en
découvrant
son
moulage
original
conservé
en
France.
J’ai
été
saisi
d’émotion
par
son
visage.
Il
parle
d’elle
mieux
que
personne.
On
perçoit,
bien
sûr,
toute
sa
souffrance
:
elle
a
les
traits
boursouflés
par
l’alcool,
la
maladie,
mais
au‐delà
de
ça,
elle
semblait
‐
dans
les
dessins,
comme
dans
le
moulage
‐
appréhender
la
vie
avec
un
détachement
d’un
ordre
quasi
mystique…
La
souffrance
qu’elle
a
endurée
y
est
certainement
pour
beaucoup…
Les
désillusions
aussi...
C’est
ce
à
quoi
j’ai
été
le
plus
sensible.
Elle
inspire
le
détachement,
l’abnégation
la
plus
totale,
et
l’intelligence.
Elle
doit
en
savoir
sur
la
nature
humaine...
En
rencontrant
son
image,
j’ai
éprouvé
le
devoir
de
raconter
son
histoire.
Être
artiste,
comme
prétend
l’être
Saartjie,
c’est
s’offrir
sans
barrières
au
public.
Saartjie
ne
s’offrait
pas
sans
barrières
au
public,
elle
était
sans
cesse
violée
par
tout
le
monde.
Ce
que
voyaient
les
gens,
ce
n’était
pas
elle,
c’était
une
caricature
:
ce
n’était
pas
ce
qu’elle
voulait
donner,
c’était
ce
qu’ils
voulaient
voir.
Se
conformer
au
regard
de
l’autre,
lorsque
ce
regard
est
avilissant,
c’est
très
douloureux,
compliqué,
et
en
un
sens
elle
était
une
véritable
esclave.
Saartjie
était
une
artiste,
c’est
rapporté
un
peu
partout
:
elle
jouait
d’un
instrument,
avait
des
prédispositions
pour
le
chant,
et
dansait
très
bien…
Une
artiste
complète
dont
le
drame
est
peut
être
qu’elle
n’a
jamais
pu
s’exprimer,
parce
que
ce
n’est
pas
ce
que
l’on
attendait
d’elle…
Elle
ne
devait
pas
s’exprimer,
elle
devait
illustrer
un
discours,
donner
raison
à
la
mentalité
de
l’époque.
Elle
était
prisonnière
du
regard
de
l’autre...
Finalement
c’est
peut
être
le
thème
principal
du
film
:
l’oppression
du
regard.
Je
me
suis
beaucoup
identifié
à
cette
dimension
du
personnage.
C’est
ce
que
je
ressentais
en
tant
qu’acteur,
à
mes
débuts.
Je
souffrais
de
ce
que
l’on
attendait
de
moi,
non
pas
comme
acteur
mais
comme
arabe.
Je
me
sentais
dans
une
prison.
Les
rôles
qu’on
offrait
aux
arabes
étaient
à
l’époque
très
limités.
1
Le
rôle
premier
du
réalisateur
est
d’instaurer
en
amont
un
esprit
de
troupe
Fédérer
une
équipe
autour
d’un
projet
aide
le
travail.
J’ai
toujours
essayé
au
cinéma
d’apporter
la
même
rigueur
de
travail
que
j’ai
connue
dans
le
théâtre.
C’est‐à‐dire
ne
pas
commencer
les
répétitions
au
premier
jour
de
tournage,
mais
répéter
longtemps
avant.
Les
acteurs
apprennent
à
se
connaître,
forment
une
troupe
et
j’apprends
à
mieux
cerner
les
possibilités
de
chacun...
Ce
souci
de
troupe
a
longtemps
été
pour
moi
une
obsession.
Sur
ce
film,
étrangement,
je
me
sentais
plus
apaisé,
confiant
dans
l’interaction
qui
devait
se
nouer
entre
Yahima,
Olivier,
André,
Elina
et
Michel,
entre
autres.
C’est
quasiment
de
l’ordre
de
l’intuition.
Si
l’on
prend
l’exemple
d’André
Jacobs,
mon
regard
s’est
arrêté
sur
sa
photo
et
l’évidence
était
là
:
il
serait
Caezar.
Je
ne
l’avais
jamais
vu
jouer
auparavant
et
je
ne
lui
ai
fait
passer
aucun
essai.
Le
choix
d’un
acteur
non
professionnel,
tel
que
Yahima
Torres,
garantit
l’authenticité
de
son
jeu
On
peut
n’avoir
aucune
expérience
et
avoir
un
jeu
déjà
surfait…
Mon
choix
s’est
porté
sur
elle
parce
je
n’avais
pas
trouvé
d’actrice
noire
dont
la
morphologie
se
rapprochait
de
celle
de
Saartjie
Baartman.
Yahima,
je
l’ai
vue
pour
la
première
fois
en
2005.
Elle
est
passée
dans
la
rue,
à
côté
de
chez
moi.
J’ai
été
saisi
par
sa
présence
et
des
traits
qui
m’ont
fait
immédiatement
pensé
à
Saartjie.
Lorsque
je
l’ai
recontactée
quelques
années
après
pour
lui
faire
passer
des
essais,
c’est
la
légèreté
avec
laquelle
Yahima
prend
la
vie
qui
a
conforté
mon
choix.
J’ai
compris
que
je
pourrai
la
pousser
loin
dans
l’émotion
sans
qu’elle
en
soit
meurtrie.
J’ai
ensuite
choisi
un
groupe
d’acteurs
qui
la
soutiendrait,
cette
«
troupe
»
si
précieuse
à
mes
yeux.
Tous
ses
partenaires,
ces
acteurs
du
métier
étaient
non
seulement
exceptionnels
mais
aussi
et
spontanément
protecteurs,
généreux
envers
Yahima.
Penser
que
l’on
prend
des
acteurs
non
professionnels
pour
des
raisons
de
spontanéité
dans
le
jeu
est
un
mythe.
Il
est
beaucoup
plus
facile
de
travailler
avec
des
acteurs
professionnels
du
moment
qu’ils
sont
talentueux,
qu’avec
des
non
professionnels
qu’il
faut
former
et
à
qui
il
faut
tout
expliquer.
Au
départ,
ils
ont
un
don,
assez
répandu
finalement
;
le
reste,
c’est
beaucoup
de
travail
pour
les
amener
à
un
professionnalisme.
Et
l’impression
d’authenticité
ne
provient
que
du
travail.
Le
décorum
historique
au
cinéma
tue
la
grande
et
la
petite
histoire
Se
lancer
dans
une
adaptation
historique
fait
craindre
le
risque
de
ne
mettre
en
scène
que
le
décorum,
et
de
s’y
perdre.
Il
est
sûrement
très
jouissif
de
faire
exister
le
passé
dans
le
moindre
détail,
et
de
bien
le
faire,
comme
un
tableau.
Le
risque
est
d’y
consacrer
toute
son
énergie
au
point
de
ne
plus
savoir
pourquoi
on
le
fait…
En
ce
qui
me
concerne,
le
risque
s’en
trouvait
limité
par
manque
de
moyens.
Le
film
avait
été
chiffré
au
départ
au
double
de
ce
qu’il
a
coûté.
C’est
dans
tout
ce
qui
fait
le
décorum
historique
que
j’ai
dû
sacrifier
en
premier.
Et
puis,
l’esthétique
très
léchée
du
passé
dans
le
cinéma
ne
me
fascine
pas
particulièrement.
J’ai
toujours
été
plus
attaché
à
filmer
les
visages
les
moins
fardés,
plutôt
que
les
décors
et
les
costumes,
et
à
me
libérer
des
contraintes
habituelles
du
cinéma,
comme
les
heures
de
maquillage,
d’éclairage
etc.
De
toute
façon,
mon
principal
intérêt
dans
le
parcours
de
Saartjie
Baartman
s’est
tout
de
suite
inscrit
dans
une
dimension
qui,
à
mon
sens,
dépasse
l’histoire
:
la
complexité
des
rapports
de
domination,
les
problématiques
des
gens
de
spectacle
et
la
place
de
l’humain
dans
tout
ça.
L’homme
est
un
loup
pour
la
femme
C’est
un
peu
dur
pour
le
pauvre
loup…
Les
humains
sont
comme
ils
sont,
capables
du
pire
et
du
meilleur.
Il
est
vrai
que
les
hommes
ont
beaucoup
opprimé
les
femmes
dans
l’Histoire…
Mais
alors
une
femme
noire
et
différente
!
Elle
synthétise
en
elle
tous
les
motifs
d’oppression.
En
réalité,
je
n’ai
pas
cherché
à
charger
les
hommes…
J’ai
plutôt
questionné
l’image,
dans
le
sens
où
j’ai
montré
ce
qui
a
été
rapporté,
pour
comprendre
comment
une
telle
oppression
pouvait
être
concevable.
J’ai
essayé
autant
que
possible
de
ne
pas
porter
de
jugement
sur
les
personnes,
mais
c’est
vrai
que
parfois,
cela
n’était
pas
évident.
Par
exemple,
en
ce
qui
concerne
les
scientifiques,
j’ai
simplement
mis
en
image
ce
qu’ils
ont
eux‐mêmes
écrit
ou
fait,
cela
suffisait
amplement...
J’ai
trouvé
cela
parfois
tellement
violent
que
j’ai
dû
atténuer
un
peu
les
faits...
Lorsque
j’ai
appris
que
le
comité
de
scientifiques
qui
a
observé
Saartjie
vivante
‐
ce
qui
déjà,
vu
les
commentaires
qu’ils
ont
consignés,
a
dû
être
très
humiliant
pour
elle
‐
a
profité
de
sa
mort
pour
chercher
à
voir
ce
qu’elle
leur
avait
interdit
de
son
vivant,
j’ai
trouvé
cela
d’une
horreur
absolue.
On
ne
peut
pas,
sous
couvert
de
la
recherche
scientifique,
perdre
autant
son
humanité…
Je
ne
croyais
pas
possible
que
des
gentilshommes
dans
de
beaux
habits
charcutent
le
corps
d’une
femme
en
toute
impunité,
la
mettent
dans
des
bocaux,
et
aillent
se
pavaner,
discourir
avec
ça
comme
s’il
s’agissait
d’
un
trophée...
Bien
sûr,
on
peut
dire
qu’ils
la
considéraient
comme
un
animal,
mais
en
vérité
pas
tant
que
ça.
Ils
2
cherchaient
à
prouver
qu’elle
était
plus
proche
de
l’animal
que
de
l’homme,
mais
tout
dans
leurs
récits
porte
à
croire
qu’ils
en
doutaient
eux‐mêmes...
D’ailleurs
un
animal
ne
leur
aurait
pas
opposé
de
refus...
C’est
peut‐être
ce
que
je
leur
reproche
le
plus
:
la
malhonnêteté
intellectuelle.
Ils
n’étaient
pas
aveuglés
par
leurs
idées,
ils
s’aveuglaient
délibérément
par
ambition.
C’était
la
course,
dans
les
milieux
scientifiques,
à
celui
qui
apporterait
la
justification
de
l’exploitation
de
l’Afrique
qui
se
déroulait
parallèlement.
Il
fallait
enlever
aux
africains
toute
forme
d’humanité
pour
pouvoir
se
donner
le
droit
de
les
opprimer.
La
culture
africaine
et
l’idée
même
de
civilisation
sont
antinomiques
Ce
genre
de
phrase
illustre
pour
moi
l’acharnement
de
tout
un
courant
pseudo‐intellectuel
à
faire
des
africains
des
sous‐hommes.
Je
refuse
de
participer
à
un
tel
débat.
C’est
du
même
ordre
que
Cuvier
qui
prétend
que
les
égyptiens
ont
beau
avoir
été
noirs,
ils
appartenaient
à
la
race
des
blancs…
Je
laisse
le
soin
aux
intellectuels
africains,
qui
le
feront
bien
mieux
que
moi,
de
défendre
leur
place
dans
l’histoire
de
l’humanité.
Il
est
essentiel
pour
une
société
de
connaître
son
histoire.
Je
suis
convaincu
qu’il
est
malsain
d’occulter
le
passé.
En
donnant
chair
à
Saartjie
Baartman,
j’espère
avoir
contribué
à
ma
manière
à
mettre
un
peu
en
lumière
une
zone
d’ombre
de
l’histoire
de
France,
et
à
faire
que
les
langues
se
délient.
Saartjie
n’est
pas
ce
symbole
de
l’asservissement
du
peuple
noir,
tel
que
l’a
célébré
l’Afrique
du
sud
en
2002
Suivant
la
manière
dont
son
histoire
est
rapportée,
elle
apparaît
parfois
comme
une
esclave
au
sens
premier
du
terme,
c’est‐à‐dire
une
femme
mise
en
cage,
exploitée
et
maltraitée,
ou
plutôt
comme
une
femme
qui
se
donnait
en
spectacle
de
son
plein
gré,
ce
qui
ne
l’empêchait
pas
d’être
maltraitée.
Je
crois
que
le
débat
n’est
pas
là.
Le
fait
qu’elle
se
serait
donnée
en
spectacle
de
sa
propre
volonté
n’enlève
rien
à
la
puissance
du
symbole
d’asservissement
du
peuple
noir
qu’elle
représente.
Il
lui
en
donne
peut‐
être
même
bien
plus.
Parce
que
la
violence
morale
infligée
à
Saartjie
est
plus
intolérable
que
tout
acte
de
brutalité
physique.
Mais
aussi
parce
qu’en
rendant
sa
complexité
à
son
asservissement,
lequel
a
dû
être
avant
tout
moral,
on
le
relie
à
toutes
les
formes
d’oppressions
encore
pratiquées.
Ainsi,
l’oppression
symbolique,
au
travers
de
la
représentation
caricaturale
des
minorités
et
des
petites
phrases
racistes,
qui
justifient
la
domination
d’un
homme,
d’une
femme
ou
d’un
groupe
d’hommes,
par
un
autre.
C’est
toujours
d’actualité...
Le
processus
de
fabrication
d’un
film
est
une
négociation
permanente,
y
compris
avec
soi­même,
pour
en
préserver
l’intégrité
artistique
L’intégrité
artistique
est
un
idéal.
On
se
bat
pour
l’approcher.
D’abord
contre
les
autres,
car
chacun
voit
le
film
à
sa
manière.
Arriver
à
fédérer
toute
un
équipe
vers
une
même
idée
du
film
est
très
compliqué.
Il
faut
avoir
un
moral
d’acier
pour
ne
pas
lâcher
prise
et
aller
au
bout
de
ses
choix.
Contre
soi‐même,
bien
sûr
parce
que
nous
sommes
tous
pétris
d’influences,
de
conventions.
Remettre
tout
en
question
n’est
pas
facile.
Les
conventions
rassurent.
Aller
à
leur
encontre
nous
met
en
danger,
nous
expose
à
l’incompréhension...
Le
tournage
n’a
pas
toujours
été
confortable
pour
tout
le
monde,
notamment
pour
l’équipe
technique...
C’est
une
impression
diffuse
très
délicate
à
expliciter...
Mettre
en
scène
un
personnage
qui
souffre,
notamment
lors
des
scènes
se
déroulant
dans
les
salons
libertins,
répéter
les
prises
pour
atteindre
la
vérité
de
cette
femme,
ne
laisse
personne
indemne
et
sans
interrogation.
Entre
écrire
«
Il
la
frappe
»
ou
«
Elle
s’allonge
à
même
le
sol
devant
un
public
»,
et
le
voir,
il
y
a
un
décalage
qui
peut
susciter
un
malaise…
On
n’approche
pas
ce
film
comme
on
aborderait
un
sujet
tendre
et
romantique
;
en
questionnant
l’humain,
on
touche
forcément
ceux
qui
sont
impliqués
dans
le
processus
de
fabrication.
La
scène
du
salon
libertin
en
a
été
l’exemple
le
plus
frappant.
Dans
le
scénario,
elle
était
beaucoup
plus
crue,
explicite.
Le
regard
que
j’allais
porter
sur
cette
scène‐là
était
au
centre
de
tous
les
regards.
Je
me
suis
reposé
sur
les
témoignages
qui
existaient
et
j’ai
fait
acte
d’interprétation,
notamment
lorsque
je
«
sauve
»
les
libertins
qui,
face
aux
pleurs
de
Saartjie,
stoppent
l’exhibition.
J’aimais
l’idée
qu’après
avoir
subi
la
violence
des
scientifiques,
Saartjie
rencontre
des
gens
qui
voient
en
elle
une
source
de
désir,
de
beauté
et
finissent
par
la
respecter.
Je
voulais
aussi
questionner
le
phénomène
de
groupe,
dans
lequel
l’individu
se
sent
moins
exposé
parce
que
sa
responsabilité
est
diluée...
Tout
en
montrant
ce
qui
est
humainement
insoutenable,
je
n’ai
jamais
perdu
de
vue
les
règles
de
pudeur
et
de
respect
envers
l’équipe.
Je
me
suis
laissé
guider
autant
par
la
préparation
en
amont
que
par
ce
qui
jaillit
de
l’instant.
C’est
l’acteur,
son
émotion,
sa
violence
et
son
rythme
qui
vous
donnent
la
sensation
que
c’est
dans
telle
direction
qu’il
faut
aller…
Comme
sur
mes
films
précédents,
j’ai
essayé
de
faire
en
sorte
que
le
plateau
soit
un
lieu
de
création
et
non
pas
d’exécution.
3
Le
regard
d’un
cinéaste
dicte
et
influence
celui
du
spectateur
Je
n’ai
jamais
ressenti
autant
que
dans
la
réalisation
de
ce
film
la
pression
du
regard
du
spectateur...
Pour
approcher
Saartjie
au
plus
juste,
j’ai
mené
une
sorte
d’enquête,
de
reconstitution
des
faits.
Et
ce
sont
les
détails
qui
font
l’histoire,
comme
ce
moment
où
l’une
des
spectatrices
londoniennes
touche
les
fesses
de
Saartjie
avec
un
parapluie
:
il
est
rapporté
tel
quel
dans
un
témoignage
de
l’époque.
Les
gens
allaient
vraiment
voir
la
Vénus
Hottentote
pour
s’amuser
à
toucher
ses
grosses
fesses
en
ayant
peur
d’être
mordus.
La
violence,
c’est
essentiellement
celle
du
regard.
Le
film
est
nécessairement
une
réflexion
sur
la
direction
du
regard
du
spectateur.
Sur
le
cinéma
aussi
:
qu’est­ce
qu’en
espère
le
spectateur
?
Que
faut­il
lui
donner
et
de
quelle
manière
?
La
question
de
la
responsabilité
d’un
cinéaste
en
découle.
Dans
cette
perspective,
ma
démarche
a
été
d’être
dans
chacun
des
personnages.
Caezar
a
beau
penser
à
s’enrichir,
il
n’en
est
pas
moins
traversé
d’obsessions
artistiques.
Réaux
est
un
metteur
en
scène
qui
fera
tout
pour
que
le
spectacle
comble
les
attentes
de
son
public.
Même
Cuvier
affiche,
au‐delà
de
ses
ambitions
scientifiques,
une
réflexion
sur
l’esthétique.
Je
voulais
leur
rendre
leur
vérité
propre.
L’intelligence
de
celui
qui
regarde
un
récit
comme
celui‐là
doit
être
en
éveil.
Moi
le
premier,
car
je
n’ai
pas
forcément
toutes
les
clés
d’explication,
de
compréhension
malgré
la
passion
que
j’ai
pour
le
personnage
de
Saartjie.
Je
ne
l’ai
jamais
perçue
comme
un
symbole,
encore
moins
une
sainte,
mais
comme
quelqu’un
qui
allait
m’apprendre
à
parler
de
certaines
choses.
Regardez
l’aura
qu’elle
a
encore
aujourd’hui.
Malgré
tout
ce
qu’on
lui
a
pris,
il
me
semble
que
Saartjie
a
encore
à
donner,
quelque
chose
à
nous
dire.
Peut‐être,
qu’après
dix
ans
passés
«
ensemble
»,
suis‐je
devenu
son
instrument
(rires)
?
Propos
recueillis
par
Philippe
Paumier
Extrait
tiré
du
dossier
de
presse
2.
Abdellatif
Kechiche:
"Vénus
Noire
ne
devait
pas
être
un
film
agréable"
Propos
recueillis
par
Eric
Libiot
(L'Express),
publié
le
26/10/2010
Le
réalisateur
de
La
Graine
et
le
mulet,
revient
en
salles
avec
Vénus
noire,
film
qui
retrace,
au
xixe
siècle,
le
destin
tragique
et
véridique
de
l'esclave
africaine
Saartjie
Baartman.
Il
est
arrivé
en
France
à
5
ans
et
à
l'entretien
en
courant
­
à
cause
d'un
léger
retard
dont
il
s'est
excusé
mille
fois.
Entre
les
deux,
Abdellatif
Kechiche
a
eu
plusieurs
vies.
Il
a
connu
la
cité,
le
racisme,
les
affres
du
comédien,
les
années
de
galère
et,
enfin,
comme
réalisateur,
la
reconnaissance
et
le
succès,
mérités,
avec
L'Esquive
et
La
Graine
et
le
mulet.
Son
nouveau
film,
Vénus
noire,
retrace,
au
xixe
siècle,
le
destin
tragique
et
véridique
de
Saartjie
Baartman,
femme
hottentote
exhibée,
prostituée
puis
disséquée
à
des
fins
"scientifiques".
Une
oeuvre
forte
et
dérangeante
à
l'image
de
son
metteur
en
scène,
qui
ne
filme
jamais
pour
rien.
Il
a
la
réputation
d'être
un
emmerdeur
et
de
dire
tout
haut
ce
qu'il
pense
tout
haut.
On
se
demande
bien
alors
quel
goût
auraient
eu
ses
fromages.
Ses
fromages
?...
Oui.
Etes­vous
d'accord
avec
l'idée
selon
laquelle
le
lien
entre
vos
films,
c'est
la
façon
dont
l'être
humain
trouve
sa
place
dans
le
monde
?
Plutôt
la
difficulté
de
trouver
sa
place.
Mais
c'est
davantage
une
question
:
comment
trouver
sa
place
auprès
de
ceux
qui
vous
regardent
comme
quelqu'un
de
différent
?
Je
prends
d'ailleurs
cette
interrogation
à
mon
compte.
A
cause
de
mes
origines
sociales
et
de
mes
racines,
j'ai
du
mal
à
obtenir
qu'on
me
juge
comme
un
artiste.
Même
aujourd'hui,
après
les
succès
de
L'Esquive,
de
La
Graine
et
le
mulet
et
après
tous
les
César
que
vous
avez
remportés
?
C'est
un
sentiment
qui
se
vit
au
quotidien,
pas
uniquement
sur
une
scène,
lors
d'une
cérémonie
de
remises
de
prix.
Certains
estimaient
cette
reconnaissance
illégitime
et
voyaient
de
la
complaisance
chez
mes
défenseurs.
Je
le
dis
sans
aucune
amertume
:
pour
eux,
j'étais
la
bonne
conscience
de
gauche.
Mais
tout
cela
n'a
pas
beaucoup
d'importance.
4
Ce
sentiment
renvoie
à
l'idée
de
trouver
votre
place
dans
le
monde,
celui
du
cinéma
en
l'occurrence...
C'est
une
longue
histoire.
Je
suis
arrivé
très
jeune
en
France,
je
peux
même
dire
que
j'ai
ouvert
les
yeux
ici.
J'ai
grandi
dans
le
racisme.
En
tout
cas,
dans
l'oppression
du
regard.
J'en
parle
dans
mes
films.
Tout
cela
m'a
construit.
Les
années
1980
sont
arrivées,
la
gauche
était
au
pouvoir,
j'avais
une
vingtaine
d'années,
les
choses
évoluaient
:
les
gens
s'ouvraient
les
uns
aux
autres.
J'ai
alors
eu
le
sentiment
de
ne
plus
avoir
besoin
de
me
soucier
de
l'avenir.
Même
s'il
était
difficile
de
trouver
sa
place
en
tant
qu'artiste.
Et
puis,
dans
les
années
2000,
particulièrement
en
avril
2002,
avec
la
présence
du
Front
national
au
second
tour
de
l'élection
présidentielle,
quelque
chose
a
commencé
à
changer.
Il
y
a,
actuellement,
un
retour
aux
tristes
années
symbolisé
par
ces
petites
phrases
racistes
qu'on
nomme
dérapages.
Je
vois
des
gens
s'enfermer.
Se
replier
sur
eux‐mêmes.
Adopter
des
idées
d'un
autre
temps.
Tout
cela
sent
mauvais.
Je
peux
vous
jurer
que,
lorsque
vous
subissez
ce
racisme
au
quotidien,
vous
observez
avec
plus
d'acuité
les
changements,
qu'ils
soient
positifs
ou
négatifs.
Que
faisons‐nous
pour
arrêter
ce
poison
qu'est
le
racisme
?
Moi,
je
réalise
des
films.
Et
je
crie
ma
peur.
Je
m'excuse,
j'aurais
bien
voulu
mettre
en
scène
une
comédie
mais,
là,
je
n'ai
pas
du
tout
envie
de
rire.
Vous
êtes
à
ce
point
pessimiste
?
Si
je
n'avais
plus
d'espoir,
je
ne
serais
pas
ici.
Je
ne
pense
pas
que
mes
films
changent
quoi
que
ce
soit,
ou
si
peu,
mais
le
combat
reste
nécessaire.
En
France,
l'autre
est
coupable,
étranger,
différent.
On
considère
qu'il
y
a
de
vrais
Français,
qui
ont
le
droit
de
l'être,
et
des
Français
de
seconde
zone,
dont
je
fais
partie.
Quand
est­on
vraiment
français
?
Est‐ce
une
question
que
vous
vous
posez
?
Moi,
je
suis
français.
Ce
n'est
d'ailleurs
pas
seulement
une
question
de
nationalité.
Je
suis
porté
par
les
idéaux
de
la
République
et
des
Lumières.
Ce
sont
eux
qui
m'ont
donné
l'envie
d'être
cinéaste.
Les
grands
cinéastes
font
des
films
au
moment
où
ils
le
doivent.
Ni
avant,
ni
après.
Pourquoi
avoir
réalisé
Vénus
noire
aujourd'hui
?
Sans
doute
parce
que
j'entends
la
résonance
entre
cette
histoire
et
notre
époque.
J'ai
rencontré
Saartjie
Baartman
dans
les
livres
et
son
histoire
m'a
bouleversé.
Elle
prolongeait
mes
interrogations
sur
le
regard
qu'on
porte
à
l'autre.
J'avais
trouvé
dans
son
parcours
une
façon
de
questionner
le
monde
sans
être,
je
l'espère,
moralisateur.
En
revanche,
je
n'ai
pas
voulu
mettre
le
spectateur
dans
une
position
confortable.
Ni
moi,
d'ailleurs.
J'ai
besoin
de
me
bousculer,
de
sortir
d'un
certain
confort
cinématographique.
J'aime
ce
malaise.
Sur
ce
film,
c'était
presque
une
ligne
de
conduite
:
Vénus
noire
ne
devait
pas
être
un
film
agréable.
Ne
pas
enjoliver
les
choses,
même
par
l'émotion.
Enlever
toute
idée
de
divertissement.
En
quoi
ce
sujet
faisait­il
écho
à
vos
préoccupations
d'alors,
vous
qui
n'aviez
filmé
que
des
histoires
contemporaines
?
J'ai
d'abord
voulu
aborder
cette
histoire
sous
l'angle
de
la
reconstitution.
Je
pose
les
éléments
d'une
enquête.
Saartjie
Baartman
a
passé
cinq
ans
à
s'exhiber
dans
une
cage
dix
heures
par
jour.
Elle
était
alcoolique.
Elle
en
souffrait.
Je
m'en
suis
tenu
aux
éléments
factuels
connus
par
respect
pour
elle.
Je
ne
voulais
pas
d'un
film
romanesque
pour
faire
pleurer
dans
les
chaumières.
Il
n'y
avait
pas,
non
plus,
une
volonté
d'accuser
ou
de
dénoncer.
Mais
il
y
avait
des
questions.
Pourquoi
cette
femme
a‐t‐elle
accepté
de
souffrir
autant
?
Comment
un
homme
a‐t‐il
pu
la
disséquer
après
sa
mort
contre
sa
volonté
?
Comment
arriver
à
une
telle
barbarie
?
3.
Abdellatif
Kechiche:
"Le
monde
du
spectacle
a
été
pour
moi
un
refuge.
Il
réunit
les
canards
boiteux".
Rudy
Waks
pour
L'Express
Ce
qui
est
perturbant
dans
ce
film,
c'est
qu'au
final
on
ne
sait
pas
si
Saartjie
Baartman
est
le
symbole
de
l'esclavagisme
le
plus
terrible
ou
si
elle
essaie
de
récupérer
une
parcelle
de
son
libre
arbitre?
5
On
peut
se
poser
la
question.
Pour
quelles
raisons
ne
se
révolte‐t‐elle
pas
?
Sans
être
contrainte
de
jouer
ce
spectacle,
elle
n'est
pas
non
plus
libre
de
décider.
C'est
peut‐être
un
moindre
mal.
Restée
en
Afrique
du
Sud,
elle
aurait
été
esclave
chez
des
gens
qui
l'auraient
traitée
encore
plus
mal.
Elle
pouvait
penser
pouvoir
un
jour
reconquérir
ici
sa
propre
image,
jouer
du
violon
et
être
l'artiste
qu'elle
rêvait
d'être.
Les
mots
et
les
corps
sont
les
piliers
de
votre
cinéma.
Y
avait­il
une
culture
du
verbe
dans
votre
famille
?
J'ai
eu
une
grande
admiration
pour
mon
père,
qui
avait
un
sens
exceptionnel
de
la
rhétorique.
Nous
passions
des
nuits
entières
à
discuter.
Il
m'a
transmis
le
goût
de
l'échange.
Nous
étions
parfois
d'accord
mais
nous
nous
amusions
à
défendre
des
points
de
vue
différents
pour
le
plaisir
de
la
discussion.
Il
m'a
aussi
appris
le
doute
;
ce
doute
qui
l'animait
et
qui
m'habite
encore
aujourd'hui.
Repose­toi
sur
l'"oreiller
du
doute",
disait
Montaigne...
C'est
drôle
que
vous
citiez
Montaigne
car
c'est
un
auteur
qui
m'a
beaucoup
marqué.
J'aime
le
désordre
apparent
de
ses
Essais.
Est­ce
parce
que
vous
doutez
que
vous
mettez
tant
de
temps
à
terminer
un
film
?
J'en
ai
besoin
pour
créer.
J'essaie
de
faire
en
sorte
qu'un
film
reste
un
instant
de
création,
même
si
je
suis
conscient
qu'il
y
aura
forcément
de
la
fabrication.
Pendant
ce
processus,
j'attends
le
moment
de
me
surprendre
pour
surprendre
le
public.
Douter,
changer,
recommencer,
essayer.
J'ai
alors
le
sentiment
que
quelque
chose
jaillira.
Vous
avez
l'image
d'un
homme
pas
facile
qui
se
fâche
avec
tout
le
monde.
Comment
le
vivez­vous
?
Je
préfère
cette
image
d'emmerdeur
à
celle
de
l'étranger
qui
n'est
pas
à
sa
place.
N'y
a­t­il
pas
une
paranoïa
de
votre
part.
Vous
traiter
d'emmerdeur,
ce
n'est
pas
forcément
être
raciste...
On
est
sur
écoute,
là,
non
?
Vous
enregistrez
cet
entretien
?
Plus
sérieusement,
l'image
que
les
autres
ont
de
moi
ne
m'importe
pas
beaucoup.
Je
ne
me
suis
pas
fâché
avec
tous
les
producteurs.
Je
m'entends
toujours
bien
avec
celui
de
L'Esquive,
Jacques
Ouaniche.
Et
lorsque
Claude
Berri
m'a
proposé
de
le
rejoindre,
j'ai
évidemment
accepté.
J'avais
signé
un
contrat
de
plusieurs
films
avec
lui
mais,
après
sa
mort,
Pathé,
sa
maison
mère,
ne
voulait
plus
travailler
avec
moi.
Je
suis
parti
chez
Marin
Karmitz.
Avec
qui,
c'est
vrai,
je
suis
en
froid.
Nous
n'avons
pas
la
même
conception
de
la
liberté
artistique.
Et
puis
je
n'aime
pas
ce
qu'il
a
fait
de
mon
idée
de
créer
une
salle
de
cinéma
et
une
école
nomade
sur
la
péniche
de
La
Graine
et
le
mulet.
Je
n'ai
jamais
souhaité
faire
partie
d'une
commission
politique
[allusion
au
Conseil
de
la
création
artistique,
dirigé
par
Marin
Karmitz],
ni
être
"l'Arabe
qui
cache
la
forêt",
comme
dit
Jamel
Debbouze.
On
dit
que
le
cinéma
français
est
une
famille.
Où
êtes­vous,
dans
cette
famille
?
Le
monde
du
spectacle
a
été
pour
moi
un
refuge.
Il
réunit
les
canards
boiteux,
ceux
qui
se
sentent
exclus.
Mon
adolescence
a
été
douloureuse
;
j'ai
été
accueilli
par
ce
monde‐là.
Je
me
suis
toujours
bien
senti
au
milieu
des
acteurs.
J'ai
une
immense
tendresse
pour
eux.
Une
admiration
de
midinette,
même.
Encore
aujourd'hui.
J'ai
rarement
senti
dans
leur
regard
le
rejet
de
mes
origines.
Quels
acteurs
aimiez­vous
?
Depardieu,
Dewaere
et
Miou‐Miou
dans
Les
Valseuses.
Ce
film
correspondait
exactement
à
ce
que
j'attendais
à
l'époque
:
un
esprit
français,
une
révolte,
un
libertinage,
un
anarchisme,
une
liberté
du
corps,
une
transgression.
Il
y
a
eu
aussi
Dites­lui
que
je
l'aime,
de
Claude
Miller,
sur
la
douleur
de
l'amour.
Et
Une
histoire
simple,
de
Claude
Sautet,
avec
ce
personnage
qui
souffrait
d'être
rejeté,
interprété
par
Claude
Brasseur.
Je
m'y
suis
beaucoup
identifié.
Le
succès
a­t­il
changé
quelque
chose
?
6
Non,
car
il
est
venu
un
peu
tard.
Vous
dites
cela
par
jalousie,
par
frustration
?
Non,
il
est
arrivé
à
un
âge
où
il
ne
m'a
pas
procuré
le
plaisir
que
j'aurais
éprouvé
plus
jeune
lorsque
j'étais
acteur
et
que
je
voulais
être
reconnu.
J'avais
45
ans
lorsque
j'ai
reçu
les
César
pour
L'Esquive.
Cette
reconnaissance
est
arrivée
juste
après
la
mort
de
mon
père.
Là,
oui,
c'était
trop
tard.
Il
aurait
été
fier,
je
pense,
car
il
s'inquiétait
beaucoup
pour
moi.
Et
vous
?
Vous
inquiétiez­vous
pour
vous
?
Non,
j'étais
confiant.
Je
pensais
que
ma
vision
d'un
autre
cinéma
trouverait
un
écho
un
jour
ou
l'autre.
J'avais
souffert
de
l'échec
de
La
Faute
à
Voltaire.
Du
coup,
j'ai
réalisé
L'Esquive
avec
des
clopinettes.
Avec
ce
film,
je
voulais
remettre
en
question
l'approche
du
travail
classique.
Sur
La
Faute
à
Voltaire,
j'avais
essayé
de
casser
le
moule,
sans
y
parvenir.
Pendant
le
tournage,
certains
membres
de
l'équipe
me
disaient
de
ne
pas
faire
ci
ou
ça.
Eux
savaient,
pas
moi.
Alors
que
je
voulais
justement
me
débarrasser
de
ce
qui
était
la
règle.
J'ai
donc
réalisé
L'Esquive
avec
des
gens
qui
ne
savaient
pas.
A
commencer
par
Jacques
Ouaniche,
le
producteur,
qui
fut
le
seul
à
mettre
de
l'argent.
Personne
n'a
voulu
de
ce
film.
Pas
d'avance
sur
recettes,
pas
de
chaîne
de
télé,
pas
même
de
subvention
du
ministère
de
l'Intégration.
Rien.
Zéro.
Etiez­vous
prêt
à
changer
de
métier
si
L'Esquive
avait
été
un
échec
?
Sept
ans
se
sont
écoulés
entre
mon
dernier
film
comme
comédien
et
La
Faute
à
Voltaire.
J'écrivais
des
scénarios,
ils
étaient
tous
refusés.
Après
La
Faute
à
Voltaire,
il
ne
s'est
rien
passé
non
plus.
J'avais
deux
ans
de
loyer
en
retard,
je
faisais
les
fins
de
marché
pour
manger,
c'était
très
dur.
Vous
allez
peut‐être
rire,
mais,
avec
ma
compagne,
nous
récupérions
toutes
les
grilles
de
frigo
que
nous
trouvions
dans
la
rue
pour
les
utiliser
comme
étagères
à
fromages.
Eh
oui
:
j'apprenais
à
faire
des
fromages.
Je
m'imaginais
lancer
l'industrie
fromagère
en
Tunisie.
J'avais
lu
des
livres
et
j'étais
très
au
point.
Où
sont­elles,
ces
grilles,
maintenant
?
Dans
un
coffre‐fort.
Je
les
sortirai
si
on
m'empêche
de
réaliser
mes
films.
N'exagérez
pas
non
plus...
Vous
allez
encore
dire
que
je
suis
parano,
mais
je
dérange
beaucoup
de
gens
chez
les
décideurs,
qui
disent,
par
exemple,
à
propos
de
La
Graine
et
le
mulet
:
"Personne
ne
veut
de
bougnoules
qui
mangent
du
couscous
à
une
heure
de
grande
écoute
sur
la
télé
publique
!"
Il
faut
donc
des
films
lisses.
Et
ça,
je
ne
sais
pas
faire...
Source
de
l’article
:
http://www.lexpress.fr/culture/cinema/abdellatif‐kechiche‐venus‐noire‐ne‐devait‐pas‐etre‐
un‐film‐agreable_931119.html
4.
"Des
images
qu'on
avait
vues
et
auxquelles
nous
ne
voulons
plus
songer"
entretien
de
Samir
Ardjoum
avec
Abdellatif
Kechiche
à
propos
de
"La
Vénus
Noire"
Après
avoir
vu
Venus
Noire,
il
était
logique
et
primordial
de
rencontrer
son
auteur,
maillon
fort
d'un
cinéma
hexagonal
aussi
fragile
qu'incompris.
Après
le
surprenant
plébiscite
de
La
Graine
et
le
Mulet
en
2007
(succès
critique,
public,
4
Césars
dont
celui
du
Meilleur
réalisateur
et
du
Meilleur
film),
Vénus
Noire
risque
de
déranger,
de
heurter
et
de
diviser
les
aficionados
de
Kéchiche.
Rencontre
avec
un
cinéaste
discret,
prenant
le
temps
de
répondre
aux
questions,
et
doté
d'une
intelligence
foudroyante
qui
l'aide
à
ne
pas
sombrer
dans
les
charabias
réflectifs.
D'emblée,
pourquoi
avoir
choisi
de
filmer
cette
histoire
qui
se
démarque
plus
ou
moins
de
votre
filmographie
?
7
Habituellement,
je
ne
me
pose
pas
la
question
du
pourquoi
d'un
sujet
ou
d'une
histoire.
L'envie
de
raconter
est
déjà
en
soi
mystérieuse.
Je
n'en
connais
pas
toutes
les
motivations.
J'avais
été
bouleversé
par
le
destin
de
cette
jeune
femme
que
j'ai
voulu,
à
ma
manière,
faire
connaître.
J'en
avais
vaguement
entendu
parler
jusqu'en
2000
où
j'avais
appris
par
la
presse
que
l'Afrique
du
Sud
avait
demandé
la
restitution
des
restes
de
son
corps
au
gouvernement
français.
J'ai
su
ensuite
qu'il
y
avait
eu
un
débat
autour
de
cette
question
à
l'Assemblée
nationale.
Là,
j'ai
commencé
à
faire
des
recherches,
des
livres
d'historiens,
sur
Internet
où
j'avais
vu
des
gravures,
des
dessins
et
même
quelques
photos
du
moulage
de
son
corps.
Ça
m'avait
saisi
!
J'ai
ressenti
comme
un
besoin
de
raconter
cette
histoire.
C'est
un
sujet
qui
m'a
donné
à
réfléchir
sur
le
destin
de
cette
jeune
femme,
donc
je
ne
pense
pas
que
cela
soit
un
accident
de
parcours
dans
ma
filmographie.
L'idée
de
montrer
les
aspects
extraordinaires
de
cette
Vénus
dans
la
première
séquence
était­elle
une
manière
pour
vous
de
clarifier
les
choses
aux
spectateurs
:
"je
vous
montre
dès
le
début
ce
que
vous
attendez
puis
passons
à
ce
que
j'attends
ensuite
de
vous"
C'est
effectivement
quelque
chose
de
cet
ordre
!
Je
ne
voulais
pas
raconter
cette
histoire
en
essayant
de
bercer
le
spectateur,
de
le
séduire,
car
de
toutes
les
façons,
il
se
serait
documenté
sur
la
Vénus
Hottentote
et
ce,
par
ses
propres
moyens.
Je
voulais
retirer
toute
la
dimension
romanesque
et
inviter
le
spectateur
à
se
concentrer
avec
moi
sur
d'autres
thèmes
qu'aborde
le
film,
plus
particulièrement
de
la
relation
du
spectateur
au
spectacle.
La
caméra
se
déplace
tout
au
long
du
film
et
montre
une
perspective
de
l'acteur
sur
ledit
spectacle.
Pour
moi,
c'était
primordial
!
Il
y
a
là
un
effet
de
miroir
qui
s'installe
tout
au
long
du
film
et
qui
fait
‐
en
tout
cas
je
l'espère
‐
que
le
spectateur
se
sent
davantage
habité.
Vénus
Noire
dispose
d'un
sujet
historiquement
fort,
mais
une
impression
saugrenue
s'en
dégage
comme
si
ce
sujet
n'était
qu'un
prétexte
pour
une
expérimentation
radicale
des
sens.
Le
spectateur
oublie
très
vite
le
sujet
tout
en
assistant
à
une
sorte
d'expérience
visuelle
et
sonore.
Un
laboratoire
humain
en
quelque
sorte.
On
peut
l'appeler
ainsi,
j'aime
bien
ce
terme
de
"laboratoire".
Jusqu'ici,
je
pensais
plus
à
une
"enquête"
menée
au
service
de
l'histoire,
pour
comprendre
ce
personnage.
L'idée
de
laboratoire,
d'analyse
me
paraît
intéressante
mais
je
suis
plutôt
sceptique
au
terme
d'expérimentation.
Ce
qui
intrigue
d'emblée
en
découvrant
les
premières
images
de
Vénus
Noire,
c'est
l'âpreté
avec
laquelle
vous
créez
vos
transitions
séquentielles.
Chaque
partie
est
un
bloc
où
la
narration
et
la
mise
en
scène
y
sont
montrées
sans
une
quelconque
concession,
d'où
cette
idée
d'expérimentation.
Il
y
a
sans
doute
une
part
de
cela
mais
elle
existe
toujours
dans
un
film.
Je
préfère
l'idée
de
laboratoire.
Les
séquences
où
la
Vénus
Noire
se
met
en
scène
devant
ces
regards
étrangers,
prennent
les
tripes
du
spectateur,
renforçant
finalement
l'ambivalence
de
ce
personnage
?
On
a
cette
impression
de
la
découvrir
au
fil
de
ces
séquences…
Oui,
j'essaie
d'agir
de
la
sorte.
A
chacune
des
scènes,
j'ai
le
sentiment
qu'on
dévoile
progressivement
le
caractère
de
ce
personnage.
D'abord
le
spectacle
tel
qu'il
est,
puis
tel
qu'elle
le
ressentait,
puis
tel
qu'elle
l'aurait
voulu
qu'il
soit,
notamment
dans
cette
scène
où
elle
chante
et
joue
du
violon.
On
apprend
sur
son
histoire
à
travers
une
mise
en
spectacle
de
sa
vie.
Que
cela
soit
au
tribunal,
chez
les
scientifiques
ou
chez
les
bourgeois,
on
avance
toujours
dans
le
regard
qu'on
porte
sur
elle.
J'ai
l'impression
que
c'est
une
manière
d'impliquer
le
spectateur
et
de
le
faire
se
questionner
sur
lui‐même.
Cette
proposition
est
plus
dure
que
dans
vos
précédents
films
?
Certainement,
car
l'histoire
en
elle‐même
est
particulière.
Je
ne
pouvais
l'aborder
autrement
dans
ce
qu'elle
était
de
douloureux.
Je
pouvais
atténuer
un
peu
de
cette
douleur
mais
je
refusais
de
la
nier.
Sans
doute
que
dans
mes
précédents
films,
les
histoires
étaient
plus
de
l'ordre
de
l'affection
même
si
elles
étaient
ancrées
dans
le
quotidien.
Je
m'encourageais
à
progresser
dans
ce
genre.
Avec
Vénus
Noire,
je
me
devais
d'effacer
cette
fiction
pour
que
le
personnage
puisse
garder
de
son
énigme.
Si
je
dévoile
même
ce
que
je
crois
savoir
de
ce
personnage,
je
pourrais
alors
satisfaire
le
besoin
du
spectateur.
Il
sera
donc
dans
la
logique
de
pleurer
ou
de
rire.
Je
refuse
ce
procédé.
Et
puis,
ce
personnage
m'a
obligé
à
raconter
cette
8
histoire
de
cette
façon.
Chaque
fois
que
je
voulais
dévier,
que
je
voulais
toucher
à
son
intimité,
il
y
avait
une
résistance
de
sa
part.
J'ai
rarement
eu
ce
sentiment
autant
que
j'ai
eu
avec
ce
film.
Avez­vous
craint
ce
sujet
?
Oui,
je
l'ai
craint
mais
je
ne
pensais
pas
que
j'avais
autant
de
raisons
de
la
craindre.
Et
je
le
crains
encore
car
je
suis
dans
le
malaise.
Le
fait
d'en
parler,
de
vivre
avec,
d'avoir
passé
ces
trois
dernières
années
avec
lui,
jamais
je
n'aurais
pensé
que
je
serais
dans
cet
état
de
gêne.
Cette
forme
de
douleur
était
omniprésente,
à
un
degré
moindre
que
celle
qu'a
vécu
Saartjie
!
Chacune
des
séquences
où
la
Vénus
se
montre
en
public,
vous
insistez
sur
la
répétition
du
show
mais
en
amplifiant
l'intonation
des
metteurs
en
scènes.
Comment
avez­vous
travaillé
sur
le
dialogue
et
surtout
sur
la
ou
les
manières
de
jeu
?
Je
crois
qu'ils
avaient
conscience
qu'il
s'agissait
aussi
d'une
interrogation
sur
le
rôle
d'un
metteur
en
scène.
Concernant
le
rapport
de
l'acteur
au
spectacle,
ils
le
connaissaient
de
par
leur
métier.
Ils
avaient
cette
conviction
de
ne
pas
se
questionner
là‐dessus.
Pour
eux,
c'était
légitime.
C'est
aux
spectateurs
de
s'interroger.
Concernant
les
acteurs,
je
ne
leur
ai
pas
dit
grand‐chose
car
c'était
une
évidence
qu'ils
soient
en
représentation.
J'ai
évité
qu'ils
se
posent
trop
de
questions.
Ils
se
sont
jetés
à
corps
perdu,
ils
ont
travaillé
au
niveau
des
gestes,
des
accessoires,
le
fait
d'avoir
un
fouet
à
la
main
et
d'agir
avec
cet
instrument,
les
obligeait
à
une
attitude
particulière.
Tout
comme
les
costumes
qui
leur
donnaient
une
ampleur.
Ils
se
sont
laissés
aller.
Je
voulais
que
nous
nous
surprenions
tous.
Dans
votre
filmographie,
ce
qui
donne
une
certaine
force,
c'est
la
manière
avec
laquelle
vous
retranscriviez
l'instantanéité
du
présent,
comme
chez
votre
collègue
Arnaud
Desplechin
où
le
spectateur
a
cette
sensation
de
traverser
en
direct
un
moment
privilégié
des
personnages.
Avec
Vénus
Noire,
j'ai
l'impression
que
ce
présent
est
plus
cadenassé
comme
si
vous
vouliez
que
le
spectateur
suffoque.
Est­ce
une
impression
?
Moi‐même,
je
suis
encore
dans
cet
état
de
transpiration,
de
suffocation
que
vous
évoquez.
Et
sans
chercher
de
façon
consciente
à
le
provoquer,
il
y
avait
une
volonté
que
cet
état
existe
chez
le
spectateur.
Cette
interrogation,
ce
malaise…
J'aime
bien
ce
mot
de
suffocation.
J'aime
bien
l'idée
d'une
chose
qui
ne
passe
pas,
telle
des
images
qu'on
avait
vues
et
auxquelles
nous
ne
voulons
plus
songer.
Quand
on
revoit
l'ensemble
de
votre
filmographie,
on
est
frappé
par
la
place
importante
que
vous
accordez
à
l'artiste,
à
ses
réflexions
mais
aussi
à
son
instabilité
dans
une
société
qui
ne
peut
l'accepter.
Vénus
Noire,
en
dehors
du
sujet,
prend
parfois
la
route
du
questionnement
autour
du
rôle
véritable
de
l'artiste.
C'est
une
thématique
qui
vous
travaille
continuellement
?
Oui,
je
crois
que
c'est
une
question
sans
réponse.
Je
m'interroge
sur
ma
propre
place.
Se
définir
comme
artiste
est
déjà
un
exercice
périlleux.
Le
dire,
le
sentir
puis
agir,
tout
cela
passe
par
beaucoup
de
choses
qui
remuent.
Il
faut
se
mettre
en
danger
?
Peut‐être…
Mais
je
ne
sais
pas
si
la
création
doit
passer…
au
stade
où
je
suis,
sans
doute…
pour
mieux
comprendre,
mais
déjà
il
est
difficile
d'aborder
le
cinéma
comme
un
art..
en
règle
générale
et
plus
particulièrement
aujourd'hui.
Il
y
a
tellement
d'enjeux,
de
conditions…parfois
cela
devient
pompeux.
Où
trouver
notre
part
de
liberté
dans
tout
cela
?
Je
n'ai
pas
encore
trouvé
de
réponse…Vénus
Noire
interroge
tout
cela
en
quelque
sorte.
En
revoyant
l'un
de
vos
premiers
films
en
tant
que
comédien,
Le
Thé
à
la
menthe
d'Abdelkrim
Bahloul,
j'ai
eu
cette
surprise
de
constater
que
vous
adoptiez
déjà
un
jeu
vif,
dynamique
et
ce
comme
si
votre
vie
en
dépendait.
Surtout
au
niveau
de
vos
yeux
qui
brillaient
continuellement
et
qui
ne
s'adaptaient
pas
à
la
mise
en
scène
assez
classique
de
Bahloul.
J'ai
cette
impression
que
La
Faute
à
Voltaire
est
une
sorte
de
suite
au
Thé
à
la
menthe
comme
si
inconsciemment
vous
repreniez
cette
folie
en
l'assemblant
à
une
mise
en
scène
plus
forte.
9
Pour
un
tas
de
raisons,
j'ai
un
très
mauvais
souvenir
du
travail
d'acteur
dans
les
films
que
j'ai
tourné.
Le
dernier
que
j'ai
fait
en
France
remonte
à
1986,
cela
fait
peu.
Mais
je
me
suis
toujours
mal
senti
sur
un
plateau
de
cinéma
en
tant
qu'acteur.
Je
n'ai
jamais
été
dans
un
rapport
de
complicité
avec
mes
personnages.
Ce
processus
d'identification
ne
m'a
jamais
convaincu.
Cela
ressemble
à
Saartjie
qui
détestait
le
personnage
qu'elle
jouait.
Me
concernant,
je
n'ai
pas
trouvé
ma
place
dans
les
années
80…très
difficile,
cette
représentation
du
"beur".
J'avais
du
mal
!
J'avais
cherché
à
quitter
mon
milieu
social
via
les
grands
textes,
la
littérature…et
finalement
le
cinéma
par
le
jeu
d'acteur
m'y
ramenait.
Je
me
sentais
enfermé
et
c'est
sans
doute
l'une
des
raisons
pour
lesquelles
j'ai
voulu
arrêter
ce
métier.
Et
puis
les
contraintes
techniques
liées
à
la
lumière,
aux
rails,
tout
cela
prenait
trop
de
place
par
rapport
à
la
vie…
cette
chose
qui
pouvait
jaillir
d'un
plan.
Là,
j'ai
pensé
au
métier
de
metteur
en
scène…
il
fallait
que
je
trouve
mon
équilibre.
Mais,
ce
n'était
pas
une
revanche
que
je
prenais,
juste
une
libération.
D'ailleurs,
je
ne
pense
pas
être
libéré…
bientôt
sans
doute
!
Qu'est­ce
qui
vous
attire
dans
le
cinéma
aujourd'hui
?
Y
a­t­il
des
cinéastes
avec
lesquels
vous
sentez
une
certaine
proximité
entre
vos
univers
?
Je
vais
être
très
arrogant
car
je
ne
vois
pratiquement
plus
rien
au
cinéma…
parfois
en
DVD
et
tout
cela
à
cause
du
temps
que
je
n'ai
plus.
Par
exemple,
j'ai
du
mal
à
voir
Un
Prophète…sans
doute
en
raison
de
sa
longueur
(rire)…
il
veut
sortir
des
règles
(rire)
!
Sérieusement,
je
n'ai
pas
suffisamment
de
temps
pour
respecter
le
ou
les
films.
Sinon,
il
y
a
toujours
cette
réalisatrice
qui
m'a
continuellement
bousculé,
mis
mal
à
l'aise
et
dont
je
vois
tous
les
films,
c'est
Catherine
Breillat.
Mais
il
est
vrai
que
cela
fait
longtemps
que
je
n'ai
pas
mis
les
pieds
dans
une
salle
de
cinéma
!
Source
de
l’article
:
http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=9783
5.
Entrevue
avec
Abdellatif
Kechiche
Par
Nicolas
Krief
et
Mathieu
Li‐Goyette
pour
Panorama‐cinéma
Quelques
mois
après
sa
sortie
française,
la
Vénus
noire
d’Abdellatif
Kechiche
débarque
sur
nos
écrans.
Rencontré
à
l’occasion
de
la
sortie
du
film
en
sol
québécois,
l’auteur
s’est
généreusement
prêté
à
notre
discussion
(plutôt
qu’entrevue)
sur
la
pesanteur
du
regard
de
l’Occident
envers
l’Orient,
sur
les
préoccupations
sociales
habitant
son
cinéma
et
sur
la
responsabilité
qui
incombe
le
cinéaste
autant
que
le
spectateur
dans
ce
grand
spectacle
mettant
en
vedette
la
race
et
le
rang.
Retour
sur
Vénus
noire,
mais
aussi
sur
le
cinéma
de
Kechiche.
LA
RACE
ET
LE
RANG
Panorama­cinéma
:
Vénus
noire
est
un
film
d’époque
où
l’on
traite
de
l’immigration.
Ce
n’est
donc
pas,
à
première
vue,
ce
à
quoi
on
s’attendrait
d'un
«
film
d’Abdellatif
Kechiche
».
Et
pourtant,
ce
l’est
bien.
Vous
a‐t‐on
approché
pour
faire
ce
film
ou
est‐ce
vous
qui
avez
approché
le
film
pour
qu’il
puisse
être
fait?
Abdellatif
Kechiche
:
C’est
d’abord
le
hasard.
J’avais
entendu
dans
la
presse
que
la
diplomatie
sud‐
africaine
avait
demandé
à
la
France
la
restitution
des
restes,
des
bocaux
dans
lesquels
il
y
avait
les
organes
génitaux
de
Saartje
Baartman.
Il
avait
été
annoncé
dans
la
presse
un
débat
à
l’Assemblée
nationale
avec
un
vote
au
sénat
pour
créer
une
loi
qui
permettrait
cette
restitution.
Cette
histoire
m’a
beaucoup
intrigué
et
j’ai
commencé
à
faire
des
recherches.
J’ai
découvert
que
tout
ce
qui
entourait
la
vie
de
cette
femme
relevait
du
surréalisme,
de
la
folie
humaine,
même
deux
cents
ans
plus
tard.
C’était
bouleversant,
intriguant,
on
y
voyait
tellement
de
choses
à
propos
de
la
condition
de
l’homme.
Panorama­cinéma
:
Peut‐on
sentir,
à
la
vue
des
images
d’archives
à
la
fin
du
film,
qu’il
a
été
pensé
en
réaction
à
ces
cérémonies?
Abdellatif
Kechiche
:
En
fait,
le
film
a
été
écrit
avant
cette
restitution,
dont
le
processus
a
duré
plusieurs
années.
À
partir
du
moment
où
j’ai
eu
vent
de
la
demande,
j’ai
travaillé
sur
le
scénario,
donc
avant
que
la
loi
soit
votée
en
2002
et
que
ces
images
dont
vous
parlez
puissent
exister.
Panorama­cinéma
:
Vos
films
n’ont
pas
nécessairement
été
écrits
en
ordre
chronologique
par
rapport
à
leur
sortie.
On
pense
à
La
faute
à
Voltaire
où
le
héros
vend
la
sortie
d’un
film
intitulé
La
graine
et
le
mule
et
ça,
près
de
sept
ans
avant
ce
dernier.
10
Abdellatif
Kechiche
:
Oui,
exact,
La
graine
et
le
mulet
était
déjà
écrit.
Panorama­cinéma
:
Avec
Vénus
noire,
on
a
l’impression
que
vous
sortez
un
peu
de
votre
univers
où
les
acteurs
sont
récurrents.
Ici,
on
change
de
décors
et
de
comédiens.
Aviez‐vous
en
tête
de
sortir
d’une
certaine
schizophrénie
relative
à
cette
réutilisation
ponctuelle
des
mêmes
visages?
Abdellatif
Kechiche
:
Il
y
a
des
acteurs
que
j’ai
réutilisés
pour
Vénus
noire,
même
l’un
d’eux
a
fait
partie
de
tous
mes
films.
C’est
une
question
de
hasard
encore
une
fois,
car
certains
comédiens
n’étaient
pas
libres
à
ce
moment‐là.
Cela
dit,
j’aime
beaucoup
travailler
avec
les
mêmes
acteurs.
Des
habitudes
se
créent,
des
réflexes
s’établissent
et
c’est
quelque
chose
de
solide
ce
rapport
de
confiance.
Panorama­cinéma
:
Est‐ce
que
l’on
pense
à
réécrire
l’Histoire
lorsque
l’on
fait
un
film
historique?
Abdellatif
Kechiche
:
Peut‐être.
Ce
qui
est
certain,
c’est
que
je
n’avais
pas
de
discours
ou
de
proposition
à
faire.
J’ai
été
déstabilisé
par
l’histoire
de
cette
femme
et
j’ai
eu
envie
de
la
comprendre.
Je
n’ai
pas
tant
eu
envie
de
la
réécrire
que
de
l’écrire,
puisque
je
suis
parti
de
quelques
documents
très
épars
et
quelques‐uns
sur
lesquels
on
ne
peut
pas
revenir
comme
le
rapport
des
scientifiques
et
sur
ce
qui
s’était
dit
au
tribunal.
Les
témoignages
des
gens,
des
journalistes
racontant
ce
qui
s’était
passé
dans
les
salons
et
les
salles
de
spectacle,
tout
ça,
c’était
écrit
déjà.
Au‐delà
de
ces
informations,
le
personnage
demeure
très
mystérieux
et
ce
qu’il
a
eu
comme
vertu
sur
moi,
c’est
de
m’interroger
sur
moi‐même,
sur
ce
que
je
suis
en
tant
qu’homme,
que
cinéaste,
que
personne
issue
d’une
autre
culture.
Je
n’avais
pas
envie
de
lui
rendre
hommage,
car
j’avais
le
sentiment
qu’elle
n’en
avait
pas
besoin,
et
je
n’avais
pas
envie
non
plus
d’incriminer
le
passé.
Effectivement,
une
telle
histoire
ne
pouvait
qu’avoir
une
résonnance
sur
notre
époque
lorsque
l’on
parle
de
l’étranger
et
de
ce
rapport
à
l’autre.
Panorama­cinéma
:
L’idée
de
la
géographie
est
assez
intéressante
:
en
Angleterre,
la
vénus
est
vue
par
le
peuple,
la
classe
ouvrière
et
dans
des
foires,
tandis
qu’en
France,
on
arrive
dans
des
salons
bourgeois
parisiens.
Change‐t‐on
de
classe
parce
qu’on
change
de
pays?
Abdellatif
Kechiche
:
Là
aussi,
ça
appartenait
à
l’Histoire.
En
Angleterre,
elle
a
surtout
été
exhibée
dans
des
milieux
populaires
ou
sur
les
routes
d’Écosse.
C’est
là
qu’elle
a
d’abord
été
reconnue
comme
une
sorte
de
vedette.
En
France,
elle
est
tout
de
suite
devenue
un
phénomène
et
très
tôt
il
y
a
eu
un
vaudeville
sur
sa
supposée
vie
intitulé
La
vénus
hottentote.
Le
journaliste
qu’ils
rencontrent
dans
la
calèche
raconte
d’ailleurs
qu’elle
a
été
enlevée
par
les
Blancs
le
jour
de
son
mariage
de
princesse,
etc.
Évidemment,
je
n’étais
pas
à
l’entrevue,
mais
puisqu’il
travaillait
pour
un
journal
à
tabloïdes,
il
a
probablement
dû
inventer
cette
histoire
et
la
romancer
pour
son
lectorat.
Cependant,
tout
ce
qui
est
dit
dans
le
salon
est
rapporté,
tout
comme
ce
qui
a
été
rapporté
à
partir
de
soirées
privées.
Panorama­cinéma
:
Vous
filmez
à
une
époque
qui
est
particulièrement
importante
quant
à
l’évolution
des
relations
entre
l’Occident
et
l’Orient.
C’est
une
époque
charnière.
Edward
Saïd,
dans
L’orientalisme,
dit
que
l’Orient
n’est
qu’une
création
de
l’Occident,
voire
le
simple
contraire
de
l’Occident
et
qu’il
ne
serait
que
ce
que
l’Occident
n’est
pas.
C’est
un
jeu
de
contraire
et
de
distinction
causé
par
le
regard.
Abdellatif
Kechiche
:
J’ai
entendu
parler
du
livre
de
Saïd,
bien
que
je
ne
l’aie
pas
lu.
Je
ne
me
permets
pas,
par
contre,
de
faire
ce
genre
d’analyses,
car
je
risquerais
d’être
comme
les
scientifiques
de
mon
film!
Je
n’en
sais
rien
et
je
ne
sais
pas
ce
qu’est
vraiment
l’Orient.
Ce
que
je
sais,
c’est
que
l’autre
n’est
pas
forcément
étranger,
car
il
n’est
pas
nécessairement
venu
d’ailleurs.
L’étranger
peut
aussi
être
en
soi,
mais
vivant
ailleurs.
L’étranger,
c’est
celui
qui
défie
le
moule
ou
qui
y
est
inadapté.
Panorama­cinéma
:
Dans
le
même
ordre
d'idées,
seriez‐vous
intéressé
à
filmer
la
culture
tunisienne
en
soi,
soit
en
Tunisie
et
non
nécessairement
dans
son
rapport
de
différence
avec
la
France
et
la
vieille
Europe.
Abdellatif
Kechiche
:
J’ai
très
envie
de
faire
un
film
en
Tunisie.
On
m’a
toujours
demandé
d’en
faire
un,
mais
étant
donné
le
manque
de
liberté
et
de
l’oppression
que
l’on
y
ressentait,
je
n’ai
pas
pu
le
faire.
Mais
maintenant,
avec
ce
qui
s’est
passé
récemment,
je
ferais
bien
un
film,
mais
pas
sur
la
révolution.
Raconter
une
histoire
en
Tunisie
et
sur
la
société
tunisienne,
j’en
ai
très
envie.
11
Panorama­cinéma
:
Y
retrouverait‐on
le
même
choc
culturel?
Abdellatif
Kechiche
:
J’ai
une
impression,
mais
ce
n'est
qu’une
impression,
que
je
suis
plus
préoccupé
par
la
différence
de
classe
sociale
que
par
la
différence
d’origine.
Lorsque
vous
regardez
La
faute
à
Voltaire,
L’esquive
et
La
graine
et
le
mulet,
c’est
plutôt
une
question
de
classe
sociale,
car
dans
la
même
famille
il
y
a
des
gens
de
toutes
les
origines.
À
ce
sujet,
je
ne
pensais
pas
que
l’on
y
viendrait
en
France,
à
cette
classification
entre
Français
de
souche
et
les
autres.
Et
vous?
Panorama­cinéma
:
l'un
d’entre
nous
est
moitié
tunisien,
l’autre
moitié
chinois.
Nous
sommes
deux
moitiés
québécois
cela
dit.
Abdellatif
Kechiche
:
Et
vous
vous
sentez
québécois?
Panorama­cinéma
:
En
famille
québécoise,
québécois,
puis
en
famille
tunisienne,
tunisien,
puis
en
famille
chinoise,
chinois.
Abdellatif
Kechiche
:
(Rires)
Je
crois
que
c’est
normal.
Mais
en
France,
jusqu’à
récemment,
on
a
commencé
à
se
sentir
«
vraiment
Français
»
et
on
ne
se
sentait
pas
autrement.
Par
contre,
il
y
a
maintenant
une
volonté
politique
de
diviser
les
Français
entre
ceux
qui
sont
de
souche
et
les
autres.
La
question
que
je
me
pose,
je
crois,
c’est
de
savoir
si
l’on
peut
sortir
d’une
certaine
condition
sociale.
Panorama­cinéma
:
Vous
parliez
tout
à
l’heure
de
votre
relation
avec
les
acteurs.
En
termes
de
construction
de
personnages,
ce
sont
ici
des
individus
qui
subissent.
Dans
le
cas
de
Saartjie
Baartman,
elle
subit
énormément.
Comment
vous
êtes‐vous
fixé
sur
Yahima
Torres?
Abdellatif
Kechiche
:
Je
voulais
une
actrice
dont
la
morphologie
se
rapprochait
du
personnage
et
ce
n’était
déjà
pas
évident.
Ça
nous
rendait
assez
limités.
La
rencontre
avec
Yahima
tient
presque
du
hasard,
du
destin,
et
j’ai
trouvé
en
elle
quelque
chose
du
personnage
qui
me
plaisait
beaucoup.
Elle
avait
une
capacité
à
s’émouvoir
et
à
se
protéger,
à
oublier
la
souffrance
de
laquelle
elle
était
imprégnée.
Il
était
difficile
de
trouver
quelqu’un
qui
pourrait
souffrir
ce
qu’a
souffert
le
personnage
pour
être
capable
de
rapidement
se
libérer
de
cette
souffrance.
Panorama­cinéma
:
Souvent,
dans
vos
films,
vous
incluez
des
fêtes,
des
spectacles,
des
scènes
festives,
que
l’on
pense
à
la
fête
de
La
faute
à
Voltaire,
de
la
répétition
du
spectacle
de
L’esquive,
de
la
danse
de
La
graine
et
le
mulet
ou
à
l’introduction
du
personnage
de
Baartman.
C’est
un
leitmotiv,
un
élément
déclencheur
qui
active
le
récit.
Abdellatif
Kechiche
:
Oui.
Mais
la
fête
questionne
aussi.
Elle
questionne
sur
la
position
de
celui
qui
regarde,
de
celui
qui
montre
et
de
celui
qui
est
regardé.
Et
sur
la
responsabilité
de
ceux
qui
se
montrent,
qui
dévoilent
et
qui
regardent.
Saartjie
Baartman,
alors
qu’une
institue
prend
sa
défense
et
tente
de
la
sauver
dès
qu’elle
prend
parti
pour
Caezar,
est
d’une
certaine
façon
responsable
de
se
montrer
ainsi.
Pour
revenir
à
cette
idée
que
vous
évoquiez
de
l’Occident
regardant
l’Orient,
on
peut
en
effet
sentir
ce
poids.
Dans
le
même
ordre
d’idées,
il
faut
donc
se
demander
qui
crée
le
spectacle.
Est‐ce
celui
qui
montre
qui
crée,
le
spectacle?
Ou
bien
est‐ce
celui
qui
se
montre
qui
le
crée?
Panorama­cinéma
:
On
en
revient
donc
à
se
questionner
sur
la
responsabilité
du
cinéaste.
Abdellatif
Kechiche
:
C’est
vrai
et
c’est
difficile.
Lorsque
l’on
fait
des
films,
que
l’on
est
en
France
et
d’origine
étrangère,
on
se
demande
si
ce
que
j’ai
fait
définit
ce
que
je
suis
en
tant
qu’homme.
Il
y
a
quelque
chose
dont
je
ne
peux
me
libérer.
En
ce
sens,
est‐ce
qu’en
essayant
de
m’en
libérer,
est‐ce
que
je
ne
m’y
emprisonne
pas?
Est‐ce
qu’en
défiant
les
conventions,
on
y
échappe
vraiment?
Ce
que
je
suis
fait
peut‐être
de
moi
un
cinéaste
cherchant
à
y
échapper,
mais
seulement
parce
que
lui‐même
a
peut‐être
déjà
besoin
de
se
libérer
en
tant
qu’homme,
puis
dans
son
métier.
Finalement,
se
dire
:
«
non,
je
ne
veux
pas
de
réponse
»
et
simplement
se
chercher,
je
ne
sais
pas
si
c’est
salutaire
ou
si
c’est
un
enfermement
encore
plus
profond.
Photos
:
Nathan
Nardin
|
Transcription
:
Mathieu
Li­Goyette
Source
de
l’article
:
http://www.panorama‐cinema.com/V2/article.php?categorie=1&id=137
12
6.
Entrevue
Pour
Vénus
noire,
Abdellatif
Kechiche
Unplugged
Par
Isabelle
Hontebeyrie
‐
1
avril
2011
Vénus
noire,
le
nouveau
film
d’Abdellatif
Kechiche,
prend
l’affiche
à
Montréal
aujourd’hui.
De
passage
dans
la
métropole,
le
cinéaste
français
a
rencontré
LeBuzz.Info.
Pendant
une
demi­heure,
il
s’est
penché
sur
le
personnage
de
Saartjie
Baartman,
ce
qui
l’a
attiré
de
son
histoire
et
les
raisons
pour
lesquelles
il
exerce
ce
métier.
Le
contexte.
Septembre
2010.
Vénus
noire
est
présenté
en
compétition
à
la
Mostra
de
Venise.
Le
quatrième
long
métrage
du
réalisateur
raconte
les
dernières
années
de
la
vie
de
Saartjie
Baartman,
noire
Sud‐africaine,
exhibée
comme
un
animal
de
foire
des
cirques
et
des
salons,
de
Londres
à
Paris.
L’accueil
réservé
au
film
n’est
pas
que
timide:
il
est
glacial,
voire
hostile.
Mars
2011.
Abdellatif
Kechiche
prend
le
temps
d’accorder
des
interviews
aux
médias
québécois.
Avec
calme,
douceur
et
profondeur,
le
cinéaste
détaille
son
parcours
créatifs.
Et,
au
fil
des
propos,
on
découvre
un
homme
qui,
à
travers
toutes
ses
oeuvres,
pose
avant
tout
un
regard
humain
sur
ses
personnages,
laissant
le
jugement
et
le
politique
aux
autres.
Au
départ,
mon
intérêt
a
été
piqué
par
hasard.
J’avais
lu
dans
la
presse,
en
2000,
que
l’Afrique
du
Sud
avait
–
quelques
années
déjà
auparavant
–
demandé
la
restitution
des
restes
de
son
corps
à
la
France
et
qu’il
y
allait
y
avoir
un
débat
à
l’Assemblée
nationale
pour
faire
voter
une
loi
pour
la
restitution
des
restes.
Ça
m’avait
interpellé.
J’ai
commencé
à
faire
des
recherches,
lu
des
articles
de
l’époque,
des
rapports,
des
documents.
Il
y
avait
une
histoire
et
un
destin
bouleversants.
Sans
doute
que
le
visage
[de
Saartjie
Baartman],
son
expression,
m’avaient
marqué.
Il
y
avait
une
telle
douleur!
J’ai
vraiment
ressenti
un
besoin,
une
nécessité
de
raconter
cette
histoire
et
de
la
comprendre,
de
réfléchir
sur
ça.
J’ai
l’impression
avant
tout
d’un
destin,
d’un
destin
tragique.
Je
n’ai
jamais
osé
l’analyser
dans
ce
qu’elle
était
et
c’est
pour
ça
que
je
l’ai
mise,
à
juste
titre,
sur
un
piédestal.
[Saartjie
Baartman]
est
restée
un
mystère.
On
sait
qu’elle
était
une
artiste.
En
Afrique
du
Sud,
elle
dansait,
elle
chantait,
elle
jouait
d’un
instrument
de
musique…
Elle
ne
s’est
jamais
vraiment
plainte,
alors
que
l’on
sait
que
son
parcours
était
très
douloureux.
Mais
par
de
petits
actes
et
de
petites
phrases,
elle
s’est
exprimée
dans
des
moments
décisifs,
notamment
lorsqu’il
y
a
eu
cette
accusation
de
la
part
de
l’Institut
africain
et
qu’elle
a
pris
position
pour
Hendrick
Caezar
[NDLR:
son
maître
Afrikaaner],
alors
qu’elle
aurait
pu
accepter
la
main
qui
lui
était
tendue.
On
peut
imaginer
que,
finalement,
c’est
[cette
vie,
ces
exhibitions
qui
lui]
faisaient
gagner
sa
vie,
même
si
elle
ne
le
voulait
pas.
On
sait
d’ailleurs
qu’elle
n’aimait
pas
ça.
On
sait
aussi
qu’elle
était
une
artiste.
En
Afrique
du
Sud,
elle
dansait,
elle
chantait,
elle
jouait
d’un
instrument
de
musique
–
que
j’ai
réduit
à
un
violon
africain,
mais
qui
en
réalité
est
beaucoup
plus
complexe.
C’était
aussi
une
femme
très
libre.
Elle
avait
vécu
avec
un
Blanc
en
Afrique
du
Sud
et
elle
avait
eu
un
enfant
avec
lui,
qui
est
mort.
Elle
a
eu
deux
autres
enfants,
morts
aussi.
Et
ça,
on
ne
l’a
su
que
très
récemment.
Elle
avait
été
souvent
représentée
par
les
historiens
comme
ayant
subi
l’esclavage,
et
ce
n’est
que
plus
tard
que
l’on
a
vraiment
découvert
qu’était
assumait
ce
qu’elle
faisait,
tout
en
espérant
de
meilleures
conditions.
Je
ne
sais
pas
si
c’est
parce
que
j’étais
paralysé
ou
à
cause
d’une
espèce
d’éthique,
mais
je
n’ai
pas
voulu
entrer
dans
l’intimité
du
personnage.
Je
ne
pouvais
pas,
non
plus,
en
faire
une
sainte.
Dans
le
même
temps,
j’avais
cette
conviction
qu’elle
voulait
garder
son
mystère.
Pourquoi
n’a‐t‐elle
pas
accepté
la
défense
de
l’Institut
africain
qui
lui
promettait
un
avenir
meilleur?
Pourquoi
n’a‐t‐elle
pas
dit
oui?
Beaucoup
d’esclaves
de
l’époque
avaient…
ce
sentiment
que
le
temps
leur
rendrait
justice
Il
y
a
un
petit
détail
que
je
ne
relève
pas
dans
mon
film.
Elle
porte,
autour
du
cou,
une
carapace
de
tortue.
Il
y
a
énormément
de
symboles
sur
la
passion,
sur
la
longévité,
sur
le
retrait
sur
soi
autour
de
cet
objet.
Je
m’en
inspire
pour
décrire
quelque
chose
du
personnage,
mais
je
ne
peux
pas
lui
faire
dire
pourquoi
elle
la
portait.
Peut‐être
qu’elle
avait
la
conscience
d’un
sacrifice.
D’abnégation
aussi.
Beaucoup
d’esclaves
de
l’époque
avaient
aussi
ce
refuge
et
ce
sentiment
que
le
temps
leur
rendrait
justice.
Elle
a
été
exhibée
pendant
près
de
deux
siècles.
Des
hommes,
des
femmes,
des
adolescents
venaient
au
Musée
de
l’Homme,
lui
pinçaient
les
fesses,
regardaient
les
bocaux
dans
lesquels
son
sexe
était
exhibé.
C’est
peut‐être
l’aspect
qui
a
heurté
beaucoup
de
spectateurs.
Peut‐être.
Je
suppose
qu’ils
ont
été
bousculés
ou
dérangés
par
la
façon
crue
de
filmer
et
de
dire
les
choses,
sans
fard.
13
Tout
à
coup,
je
devenais
l’étranger
arabe
qui
regardait
les
autres
en
les
accusant
Je
crois
aussi
qu’il
y
a
eu
une
interprétation
un
peu
faussée
de
ma
démarche.
Tout
à
coup,
je
devenais
l’étranger
arabe
qui
regardait
les
autres
–
les
Français
–
en
les
accusant.
Et
ça,
c’était
une
vision
complètement
faussée
qui
a
fait
que
beaucoup
n’ont
pas
regardé
le
film
de
manière
juste.
On
a
beaucoup
focalisé
là‐dessus,
oubliant
l’histoire
que
je
racontais,
et
c’est
dommage.
Beaucoup
ont
pensé
que
j’avais
un
discours
accusateur
alors
que
je
n’aucun
propos
préétabli
avant
de
faire
le
film;
j’avais
été
bouleversé
par
cette
histoire
et
j’avais
envie
de
la
raconter.
Il
y
avait
aussi,
de
ma
part,
une
volonté
d’interroger
sur
notre
position
de
spectateur,
sur
la
relation
spectateur‐acteur.
Cela
reste
une
réflexion,
car
je
n’ai
vraiment
pas
de
réponse.
Quand
on
fait
un
film,
on
espère
qu’il
apportera
quelque
chose
Ce
qui
me
rend
la
France
douloureuse,
particulièrement
en
ce
moment,
c’est
cette
montée
de
discours
qui
tournent
autour
de
l’étranger,
de
discours
racistes
et
de
mise
en
‘vedette’
–
si
j’ose
dire
le
mot
vedette
–
de
la
peur
de
l’autre,
du
rejet
de
l’autre,
ainsi
que
de
ce
jeu
des
politiciens
autour
du
thème
de
l’immigration.
J’ai
l’impression
que
cela
n’existe
pas
vraiment
au
Québec.
Je
ne
fais
pas
des
films
pour
plaire
à
mes
copains…
Quand
on
fait
un
film,
on
espère
qu’il
apportera
quelque
chose,
une
réflexion
en
tout
cas.
En
ce
sens,
Vénus
noire
est
engagé,
oui.
Malheureusement,
face
à
la
force
médiatique
qui
se
déroule
autour
de
thèmes
qui
n’ont
pas
lieu
d’être,
l’engagement
semble
bien
petit.
C’est
difficile
les
films.
On
espère
toucher
l’autre,
le
bousculer
ou
l’amener
à
réfléchir.
Peut‐être
[ai­je
fait
Vénus
noire]
pour
amener
[l'autre]
à
réfléchir…
et
pour
réfléchir
moi‐même.
Source
de
l’article
:
http://lebuzz.info/2011/04/53910/entrevue‐venus‐noire‐abdellatif‐kechiche‐unplugged/
7.
[Critique]
Vénus
noire:
histoire
terrible,
film
inoubliable
Par
Isabelle
Hontebeyrie
‐
1
avril
2011
Avec
Vénus
noire,
Abdellatif
Kechiche
propose
un
quatrième
long
métrage
au
propos
d’une
rare
violence.
Le
film,
qui
met
en
vedette
Yahima
Torres,
André
Jacobs
et
Olivier
Gourmet,
prend
l’affiche
au
Québec
le
1er
avril.
En
voici
notre
critique.
Il
y
a
des
accents
d’Elephant
Man
ou
d’Amistad
dans
ce
Vénus
noire.
Saartjie
Baartman
(Yahima
Torres
éblouissante),
la
Vénus
hottentote
du
début
du
XIXe
siècle,
est
exhibée
comme
un
animal
de
foire,
à
Londres
d’abord,
puis
à
Paris
ensuite.
Une
fois
morte,
elle
sera
moulée
et
découpée,
son
corps
et
les
restes
offerts
en
pâtures
aux
visiteurs
du
Musée
de
l’Homme
pendant
près
de
deux
siècles.
Abdellatif
Kechiche
n’a
pas
besoin
d’artifices
pour
nous
raconter
les
dernières
années
de
la
vie
de
cette
femme
intelligente
au
destin
terrible.
La
réalité
de
l’époque
–
on
peut
d’ailleurs
établir
un
parallèle
avec
la
société
actuelle
–
est
suffisamment
cruelle
pour
n’avoir
pas
besoin
d’être
rendue
encore
plus
dure.
«On
peut
dire
que
je
suis
allé
très
loin,
et
certains
même
me
le
reprochent»
a
souligné
le
cinéaste
en
entrevue
lors
de
son
passage
à
Montréal
il
y
a
quelques
jours.
Le
réalisateur
précise
néanmoins
avoir
«mis
des
limites,
mais
elle
a
subi
beaucoup
plus
d’outrages
que
ce
que
je
montre
à
l’écran.»
Et
ce
qui
est
montré
est
parfois
insoutenable,
car
la
violence
et
l’horreur
ne
sont
pas
dans
les
images,
mais
dans
le
propos.
«Je
n’ai
jamais
vu
de
tête
humaine
plus
semblable
à
celle
des
singes»
entend‐on
dès
l’ouverture
de
Vénus
noire.
Et
ces
paroles
sont
prononcées
par
l’anatomiste
Georges
Cuvier
dans
l’amphithéâtre
de
l’Académie
royale
de
médecine
de
Paris
en
1817!
Yahima
Torres,
actrice
cubaine
découverte
«par
hasard»
par
Abdellatif
Kechiche
livre
ici
une
prestation
forte
et
bouleversante.
Comment
ne
pas
être
touché,
remué
et
profondément
ému
par
Saartjie
Baartman,
femme
au
destin
tragique?
Elle
demeure,
tout
au
long
des
159
minutes
de
la
projection,
un
mystère.
Digne,
assurément.
Libre
serait‐on
également
tenté
de
dire.
Et
c’est
là
toute
l’ambigüité
de
ce
personnage
hors
du
commun:
Jusqu’où
a‐t‐elle
été
maîtresse
de
son
sort?
Acceptant,
d’un
côté,
d’être
présentée
comme
un
animal,
elle
refusera,
de
l’autre,
de
montrer
ses
organes
génitaux
aux
scientifiques
de
l’époque.
La
réponse
n’est
jamais
donnée.
Il
incombe
au
spectateur
de
réfléchir
et
de
se
forger
sa
propre
opinion
de
cette
femme
douloureusement
belle
à
qui
le
7e
Art
rend
désormais
justice
en
racontant
son
histoire,
telle
qu’elle
fût,
mystère
inclus.
En
choisissant
ce
sujet,
Kechiche
prend
position.
Mais
le
cinéaste
s’efface
ensuite,
se
contentant
de
rappeler
–
recherches,
articles
de
journaux
de
l’époque
et
nombreuses
archives
à
l’appui
–
la
réalité
nue
et
sans
fard
de
Saartjie
Baartman.
«J’espère
que
ce
film
ne
sera
que
le
premier
d’une
série
d’œuvres
qui
seront
consacrées
à
Saartjie»
me
disait
Abdellatif
Kechiche.
Le
cinéaste
a
probablement
raison,
cette
vie
sacrifiée
est
un
sujet
exceptionnel
comme
on
en
voit
peu.
Mais,
à
mon
avis,
Vénus
noire
demeurera
sans
aucun
doute
le
plus
bel
hommage
qui
aurait
pu
lui
être
fait.
14
8.
ENTRETIEN
AVEC
ABDELLATIF
KECHICHE
­
par
Helen
Faradji
2011‐03‐31
HUMAIN,
TOUJOURS
PLUS
HUMAIN
Plus
qu’un
film,
c’est
un
choc.
Un
coup
que
l’on
reçoit
en
plein
dans
le
ventre,
qui
fait
suffoquer.
Une
plongée
en
apnée
qui
vient
illustrer
le
versant
sombre
d’une
œuvre
jusqu’ici
résolument
tournée
vers
la
lumière
(L’esquive,
La
graine
et
le
mulet).
Quatrième
long‐métrage
d’Abdellatif
Kechiche,
Vénus
Noire,
qui
évoque
le
destin
tragique
de
Saartjie
Baartman
décédée
en
1817,
Sud‐Africaine
aux
attributs
physiques
ayant
excité
les
publics
de
foire
autant
que
la
curiosité
scientifique,
nous
renvoie
à
la
part
la
plus
obscure
de
notre
propre
relation
aux
autres.
Entretien
avec
un
sondeur
de
l’âme
humaine.
24
images:
Vénus
Noire
est
un
film
pour
le
moins
troublant.
Commençons
donc
par
le
plus
banal.
Quand
vous
avez
découvert
cette
histoire,
qu’est­ce
qui
vous
a
donné
envie
de
la
raconter?
Abdellatif
Kechiche:
Tellement
de
choses.
J’ai
d’abord
été
décontenancé
moi
aussi
par
cette
histoire.
J’avais
déjà
vaguement
entendu
parler
du
personnage,
mais
quand
j’ai
lu
dans
la
presse
que
la
diplomatie
sud‐africaine
avait
demandé
à
la
France
le
retour
des
restes
de
Saartjie
Baartman,
je
me
suis
demandé
dans
quel
contexte
cela
s’était
passé.
Je
savais
qu’en
1998,
il
y
avait
déjà
eu
une
première
demande.
Et
là,
en
2000,
il
était
dit
dans
la
presse
qu’il
allait
y
avoir
à
l’Assemblée
Nationale
et
au
Sénat
un
débat
pour
faire
voter
une
loi
pour
la
restitution
des
restes
de
son
corps.
Déjà,
j’ai
été
décontenancé.
Comment
peut‐
on
demander
de
faire
voter
une
loi
pour
la
restitution
de
bocaux
dans
lesquels
il
y
avait
un
sexe,
un
cerveau
et
des
os?
J’avais
trouvé
qu’il
y
avait
là
un
affront
fait
à
ceux
qui
demandaient
la
restitution
de
ce
corps
et
que
c’était
très
humiliant
pour
la
personne
elle‐même.
Je
me
suis
mis
l’espace
d’un
instant
à
la
place
de
cette
femme
en
me
disant
que
si
dans
200
ans,
sur
ma
terre
natale,
on
demande
la
restitution
de
mes
os,
je
ne
veux
pas
qu’il
y
ait
un
débat
là‐dessus!
Je
veux
qu’on
les
remette!
Mais
là,
il
y
avait
cette
question
:
est‐ce
que
le
sexe
de
cette
femme
était
la
propriété
des
musées
de
France?
Ou
est‐ce
qu’il
était
susceptible
d’être
enterré
sur
sa
terre
natale
et
qu’on
n’en
parle
plus?
Le
fait
qu’il
y
ait
eu
un
débat
visible,
et
même
une
loi,
m’a
grandement
interpellé.
Et
puis,
quand
j’ai
commencé
à
faire
des
recherches
sur
l’histoire
de
cette
femme,
j’ai
été
saisi
d’émotion
par
un
destin
aussi
dramatique,
aussi
incroyable.
Le
destin
d’une
femme
qui
a
été
constamment,
durant
près
de
200
ans,
exhibée,
humiliée,
bafouée.
Cette
histoire
commençait
à
me
perturber,
à
m’habiter
et
je
me
suis
rendu
à
l’évidence
qu’il
fallait
que
j’en
fasse
un
film.
24i:
Le
film
est
d'abord
regard.
Celui
des
spectateurs,
des
scientifiques,
des
bourgeois,
le
vôtre
en
tant
que
cinéaste,
mais
aussi
le
sien
vide,
las,
terrible
à
soutenir.
Vous
semblait­il
plus
impudique
de
filmer
ce
regard
que
son
corps?
A.K.:
On
pourrait
dire
aussi
qu’il
y
a
de
l’impudeur
à
faire
un
film
de
la
vie
de
cette
femme,
je
ne
sais
pas.
J’ai
pensé
qu’il
fallait
raconter
cette
histoire
sans
filtre.
Je
ne
me
suis
donc
pas
posé
la
question
de
la
pudeur.
Je
ne
suis
pas
quelqu’un
de
pudibond,
de
toute
façon.
Cette
histoire
m’a
interpellé
en
tant
qu’homme
et
donc
aussi
en
tant
que
cinéaste.
Elle
m’a
bousculé.
J’ai
pensé
qu’il
était
logique
d’en
faire
un
film.
Je
ne
vois
pas
où
est
le
manque
de
pudeur,
en
réalité,
à
faire
un
film
pour
évoquer
le
destin
de
cette
femme.
Il
y
a
peut‐être
quelque
chose
qui
peut
choquer,
par
contre…
24i:
Je
ne
voulais
pas
dire
que
le
film
était
impudique,
mais
plutôt
vous
demander
s’il
avait
été
plus
troublant
pour
vous
de
filmer
ce
regard
plutôt
que
son
corps?
A.K.:
Je
ne
sais
pas
comment
le
film
est
ressenti,
mais
je
sais
comment
j’ai
vécu
pendant
la
réalisation
de
ce
film,
et
comment
je
continue
à
vivre,
avec
ce
personnage.
Elle
m’a
bouleversé,
m’a
déstabilisé,
m’a
interpellé.
Je
suis
entré
dans
une
nouvelle
interrogation
sur
moi‐même,
comme
lorsqu’on
a
un
choc,
un
accident.
Quand
il
y
a
quelque
chose
qui
ne
va
plus
dans
le
corps,
ça
remet
en
question
beaucoup
de
choses.
L’histoire
de
cette
femme
m’a
bousculé
au
point
de
provoquer
cette
remise
en
question
sur
moi‐
même.
Cela
m’a
obligé
peut‐être
aussi
à
regarder
quelque
chose
sur
moi‐même
que
je
n’osais
plus
regarder.
J’ai
fait
le
film
dans
cet
état
d’esprit
et
peut‐être
que
ce
qui
décontenance,
c’est
que
celui
qui
l’a
réalisé
était
aussi
décontenancé,
qu’il
s’interroge.
C’est
tellement
facile,
et
c’est
beaucoup
arrivé,
de
l’interpréter
comme
un
film
qui
dénonce,
qui
accuse,
alors
que
ça
n’était
pas
du
tout
ça.
Je
n’ai
aucun
discours,
aucune
conclusion
préétablie
sur
l’homme.
Je
n’avais
ni
désir,
ni
besoin
d’incriminer
qui
que
ce
soit.
Cette
absence
de
discours,
d’accusation,
de
critères
préétablis,
de
conventions
dont
j’avais
besoin
pour
proposer
cette
interrogation
peut
décontenancer.
Par
ce
qu’il
raconte,
et
par
la
façon
dont
il
le
15
raconte,
le
film
a
de
quoi
déstabiliser,
ou
rendre
mal
à
l’aise
ou
même
provoquer
le
rejet.
Je
n’ai
en
tout
cas
pas
cherché,
ni
même
voulu,
le
succès
public.
Si
je
l’avais
fait,
en
restant
dans
les
normes,
j’aurais
sûrement
fait
pleurer
quelques
spectateurs
et
spectatrices.
J’ai
plus
voulu
qu’on
réfléchisse
et
qu’on
se
regarde,
en
tant
qu’individu
et
en
tant
qu’appartenant
à
une
communauté.
Excusez‐moi,
je
semble
moralisateur.
Mais
je
ne
l’étais
pas
en
faisant
ce
film.
24i:
Est­ce
que
c’est
cet
état
d’interrogation
qui
vous
a
poussé
à
cette
mise
en
scène
sans
filtre,
presque
blanche?
A.K.:
Oui.
Pour
justement
ne
pas
avoir
de
parti‐pris
et
rester
dans
cet
état
de
quelqu’un
qui
s’interroge,
il
fallait
que
je
reconstitue
pour
moi.
Pour
interroger,
il
faut
mettre
les
faits
devant
soi
et
en
prendre
note.
Un
peu
comme
lorsqu’on
reconstitue
une
scène
de
crime,
pour
comprendre,
sans
interpréter.
Je
mets
en
scène
les
éléments
dont
je
dispose,
je
demande
aux
acteurs
d’être,
et
non
pas
de
jouer,
les
personnages
et
je
mesure,
à
partir
de
ce
que
j’interprète
moi‐même
comme
le
plus
vrai
possible,
ce
qui
est
possible
ou
non.
Bien
sûr,
il
y
a
une
part
de
fiction,
des
besoins
d’aérations,
mais
pour
prendre
l’exemple
des
scientifiques,
j’avais
trois
rapports
:
celui
de
St‐Hilaire,
celui
de
Cuvier
et
celui
de
De
Blainville.
Tous
rapportent
ce
qu’il
s’est
passé
durant
les
jours
où
ils
ont
observé
Saartjie.
De
cette
lecture,
je
peux
déduire
qu’elle
avait
tel
trait
de
caractère.
Qu’elle
ait
accepté
d’être
mesurée,
analysée
et
qu’elle
ait
dit
à
un
moment
"non",
on
peut
en
déduire
facilement
qu’elle
avait
sa
part
de
pudeur
et
qu’elle
voulait
la
sauvegarder,
malgré
la
fortune
et
même
la
célébrité
qu’elle
aurait
pu
en
retirer.
Avant
ces
rapports,
l’idée
de
la
femme
hottentote
était
une
légende
rapportée
par
quelques
scientifiques
qui
avaient
voyagé.
Une
authentification
par
Cuvier,
qui
avait
l’admiration
des
rois
et
des
reines,
lui
aurait
apporté
la
fortune.
À
partir
de
tous
ces
éléments,
je
m’interroge
pour
approfondir
:
qui
étaient
ces
scientifiques,
pourquoi
a‐t‐
elle
refusé
d’être
protégée,
a‐t‐elle
senti
qu’on
voulait
l’utiliser
à
des
fins
politiques,
y’
avait‐il
une
volonté
de
sa
part
de
rester
digne?
Ce
qui
était
certain,
c’est
qu’elle
n’était
pas
heureuse
dans
sa
condition
d’artiste.
Je
ne
donne
pas
de
réponse
dans
le
film,
mais
je
laisse
le
spectateur,
s’il
le
veut,
dans
le
même
état
d’interrogation
que
moi.
24i:
Vous
parlez
d’enquête,
de
reconstitution.
Ce
sont
des
mots
qu’on
utilise
lorsqu’on
veut
trouver
quelque
chose…
A.K.:
Oui.
Mais
ce
que
moi
j’ai
pu
trouver
n’est
pas
forcément
ce
que
vous
allez
pouvoir
trouver
si
vous
voulez
aussi
faire
ce
cheminement.
Pour
moi,
c’est
bien
sûr
une
interrogation
sur
moi‐même.
À
partir
du
moment
où
je
m’interroge
sur
l’autre,
je
m’interroge
forcément
sur
moi‐même.
En
tout
cas,
c’est
comme
ça
que
ce
personnage
m’a
bousculé.
Qu’il
a
provoqué
une
réflexion
sur
moi‐même
en
tant
qu’homme,
que
semblable
aux
autres,
sur
mes
origines,
mais
aussi
sur
mon
propre
parcours,
sur
ma
façon
d’être
regardé,
ou
de
regarder,
sur
le
montreur
que
je
suis,
sur
ce
qui
m’oppresse
comme
sur
ce
qui
pourrait
engendrer
à
partir
de
ce
je
crée
de
l’oppression.
Et
il
y
a
aussi
la
volonté
de
raconter
une
histoire
qui
a
existé
et
de
la
faire
connaître.
C’est
important
de
se
rappeler
du
passé,
de
ce
qui
a
été
dit,
de
ce
que
nous
avons
été
sans
en
être
coupables.
Nous
avons
la
responsabilité
de
connaître
ce
passé
et
de
le
réfléchir.
Parce
qu’il
éclaire
aujourd’hui.
Notre
passé
fait
ce
que
nous
sommes.
Si
on
l’occulte,
il
ne
fera
que
se
reproduire.
Étrangement,
pendant
que
le
film
sortait,
il
y
avait
tout
un
discours
sur
l’identité,
qui
me
faisait
très
peur,
en
France.
Notamment
l’expulsion
des
Roms.
J’avais
l’impression
que
cela
était
devenu
un
tabou,
l’expulsion
d’un
peuple.
Ça
rappelle
des
choses
tellement
horribles
et
douloureuses.
Mais
l’an
dernier,
on
y
est
arrivé.
Finalement,
on
peut
se
demander
si
la
leçon
de
l’Histoire
a
été
entendue,
si
le
drame
a
servi,
puisqu’on
en
est
arrivé
à
humilier
un
peuple
au
point
de
lui
dire
«
tu
n’es
pas
le
bienvenue
ici
».
Pas
un
individu.
Tout
un
peuple.
Et
très
proche
de
nous
en
plus.
24i:
Le
cinéma
a­t­il,
pour
vous
une
fonction
sociale?
A.K.:
Oui,
on
ne
fait
pas
un
film
pour
amuser.
Enfin,
si
on
peut,
mais
pour
ses
copains.
On
fait
un
film
pour
qu’il
soit
vu,
réfléchi,
analysé
et
qu’on
en
tire
quelque
chose.
Qu’il
puisse
participer
à
quelque
chose
d’utile.
En
fait,
je
dois
dire
que
je
ne
me
pose
plus
la
question.
Je
me
la
suis
longtemps
posée,
mais
je
n’ai
pas
trouvé
la
réponse.
Et
peut‐être
que
si
je
me
la
posais
trop
aujourd’hui,
je
me
dirais
:
«
mais
ça
ne
sert
strictement
à
rien
de
faire
des
films,
c’est
stupide,
j’ai
raté
ma
vie!
»
Peut‐être
que
je
ne
peux
plus
me
poser
cette
question
à
mon
âge
(rires)!
24i:
Comment
avez­vous
travaillé
avec
l’extraordinaire
Yahima
Torres,
une
actrice
débutante
dont
vous
obtenez
une
performance
inouïe?
16
A.K.:
Je
crois
qu’il
y
a
une
sympathie
innée
qui
est
née
entre
nous
dès
qu’on
s’est
rencontrés.
Et
je
crois
qu’elle
a
eu,
elle
aussi,
une
rencontre
avec
ce
personnage
et
qu’elle
s’est
sentie,
peut‐être,
un
devoir
de
jouer
ce
rôle.
Je
crois
qu’elle
en
a
en
tout
cas
ressenti
de
la
fierté.
Je
ne
lui
ai
pas
trop
posé
de
questions,
à
vrai
dire.
Comme
je
ne
voulais
pas
entrer
dans
l’intimité
de
Saartje,
je
ne
suis
pas
non
plus
entrée
dans
l’intimité
de
Yahima.
Par
contre,
ce
que
j’ai
vu
en
elle,
c’est
quelqu’un
capable
de
se
protéger
très
vite,
dès
qu’elle
était
trop
atteinte.
Et
c’est
peut‐être
par
lâcheté,
mais
ça
m’a
rassuré
sur
moi‐même
aussi.
Je
savais
que
s’il
y
avait
en
moi
une
volonté
de
pousser
trop
loin,
elle
saurait
se
protéger.
24i:
Chacun
de
vos
films
peut
être
vu
comme
une
rencontre
avec
un
personnage
féminin.
Avez­
vous
le
sentiment
de
faire
du
cinéma
féminin
si
cela
existe?
A.K.:
Peut‐être
que,
de
par
mon
parcours,
de
ce
que
je
suis,
les
femmes,
qui
ont
été
plus
oppressées
que
les
hommes,
ressentent
que
c’est
un
cinéma
féminin,
ou
en
tout
cas
plus
humain...
Vous
savez,
le
sexisme
est
très
proche
du
racisme,
il
y
a
peut‐être
quelque
chose
là.
Propos
recueillis
par
Helen
Faradji
Source
de
l’article
:
http://www.revue24images.com/articles.php?article=1496
9.
Entretien
avec
Yahima
Torres
:
Quand
avez­vous
entendu
parler
pour
la
première
fois
de
la
Vénus
Hottentote
?
Je
savais
peu
de
choses
à
propos
de
Sarah
jusqu’à
ce
qu’Abdel
m’en
parle.
On
s’était
rencontré
par
hasard
à
Belleville
en
2005,
alors
qu’il
préparait
La
graine
et
le
mulet,
et
on
s’est
retrouvé
trois
ans
plus
tard,
lorsqu’il
était
en
plein
casting
de
Vénus
noire.
C’était
très
émouvant
et
un
honneur
qu’Abdel
me
propose
de
l’incarner.
Je
me
suis
mise
à
collecter
toutes
les
informations
que
je
pouvais
trouver
sur
Internet.
Cette
femme
a
vécu
beaucoup
de
souffrances
intérieures,
s’est
très
souvent
sentie
seule,
même
lorsqu’elle
était
«
protégée
»
par
Caezar
ou
lorsqu’on
la
voit
entourée
de
figures
féminines
«
amies
»
dans
le
bordel.
Ce
que
j’ai
aimé
dans
l’approche
d’Abdel,
c’est
la
multiplicité
des
facettes
de
Sarah.
Son
désir
profond
était
d’être
artiste
à
une
époque
où
les
gens
n’étaient
pas
capables
de
voir
au‐delà
des
apparences.
Sarah
est
restée
pour
eux
une
curiosité,
quelqu’un
de
«
différent
»
physiquement
et
culturellement.
Humainement,
c’est
une
histoire
qu’il
fallait
raconter.
Comment
vous
êtes­vous
emparée
d’un
personnage
encore
aujourd’hui
traversé
de
multiples
zones
d’ombres
?
Saartjie
s’est
construite
petit
à
petit
à
ses
côtés.
C’est
un
rôle
lourd
en
émotions
fortes,
en
tristesse
mais
il
y
avait
aussi
son
acharnement
et
sa
maîtrise
de
différents
arts.
J’ai
dû
apprendre
les
rudiments
de
l’Afrikaans,
sa
manière
très
personnelle
de
danser,
de
jouer
d’un
instrument,
de
chanter.
Il
fallait
que
je
sois
à
la
hauteur
de
ses
multiples
talents.
Je
comprends
aussi
sa
solitude
liée
au
déracinement.
J’ai
vécu
à
Cuba
avant
de
venir
m’installer
en
France
:
il
y
avait
cet
étrange
mélange
de
découverte,
d’apprentissage
mais
aussi
une
nostalgie.
Tout
étranger
a
besoin
de
rester
connecté
à
ses
racines
par
des
rencontres,
une
musique,
des
souvenirs
concrets
:
j’ai
cette
chance,
Saartjie
ne
l’a
jamais
vraiment
eue.
Au­delà
de
votre
premier
rôle
au
cinéma,
c’est
une
approche
artistique
complète
!
Oui,
c’est
un
personnage
très
physique.
En
amont,
j’ai
pris
des
cours
de
chant,
de
danse
africaine
même
si
j’avais
acquis
de
bonnes
bases
à
Cuba
!
C’est
une
danse
très
«
ancrée
»,
tribale,
une
sorte
de
transe,
comme
une
énergie
qui
vient
de
la
terre...
Même
pendant
le
tournage,
j’ai
continué
à
m’entraîner
pour
être
en
phase
avec
l’énergie
déployée
par
Saartjie.
J’avais
un
coach
sportif,
je
faisais
des
exercices
pour
la
respiration.
Pour
résister
et
la
faire
exister.
Est­ce
que,
en
tant
que
femme,
vous
comprenez
le
choix
d’exhiber
son
corps
dans
l’espoir
d’être
reconnue
?
Saartjie
avait
un
rêve
:
venir
en
Europe
pour
s’accomplir
en
tant
qu’artiste.
En
Afrique
du
Sud,
elle
travaillait
pour
Caezar,
en
échange
d’un
minimum
de
salaire
:
l’esclavage
était
aboli,
en
théorie
parce
qu’elle
et
sa
famille
ont
toujours
travaillé
pour
les
colons.
Elle
a
aussi
été
la
complice
de
Caezar,
certainement
parce
qu’il
était
sa
seule
protection
dans
un
continent
inconnu.
Quant
à
son
rapport
au
corps,
personne
ne
peut
soutenir
l’idée
qu’une
femme
n’a
pas
le
droit
de
dire
«
non
».
Lorsque
Sarah
se
montre,
cela
ne
signifie
pas
qu’elle
autorise
quiconque
à
violenter
son
corps.
Sinon
c’est
un
abus,
l’expression
d’une
domination
qui
n’a
rien
d’humain.
Dans
la
scène
où
Saartjie
joue
l’esclave
sexuel
dans
17
un
salon
parisien,
les
libertins
sont
excités,
la
voient
comme
un
objet
de
plaisir
mais
dans
le
regard
de
Saartjie,
elle
se
sait
femme,
humaine
et
les
regarde,
eux,
comme
des
animaux.
Avez­vous
depuis
le
départ
envisagé
Sarah
comme
une
artiste
?
Oui.
Elle
était
capable
de
faire
de
belles
choses
sur
scène
et
de
transmettre
des
émotions
au
public.
Même
si
les
spectacles
qu’elle
donnait
ne
correspondaient
pas
aux
promesses
de
Caezar,
elle
avait
son
intégrité.
Par
exemple,
lorsqu’elle
se
met
à
chanter
juste,
en
convoquant
ses
racines
africaines,
les
spectateurs
ne
rient
plus
d’elle
:
ils
se
taisent,
ils
sont
conquis.
Elle
aurait
pu
être
un
vecteur
de
la
culture
africaine
si
les
gens
l’avaient
regardée
différemment.
Saartjie
ne
s’exprimait
pas
beaucoup,
mais
elle
observait
et
réfléchissait
intensément.
Comment
percevez­vous
les
deux
hommes,
Caezar
puis
Réaux,
qui
ont
exercé
leur
emprise
sur
Saartjie
?
Caezar
est
responsable
de
la
tournure
prise
par
les
spectacles
londoniens
:
il
a
compris
qu’en
lui
faisant
jouer
la
«
Vénus
Hottentote
»
il
gagnerait
plus
d’argent
qu’en
mettant
en
scène
les
dons
de
Sarah.
Il
l’a
manipulée
par
ambition
et
en
franchissant
des
limites
qui
montrent
qu’il
pouvait
n’avoir
que
peu
de
respect
envers
Sarah.
En
même
temps,
il
prenait
soin
d’elle
à
sa
manière.
Ils
étaient
aussi
partenaires.
Quand
il
l’abandonne,
l’alcool
dans
lequel
elle
s’était
réfugiée
depuis
des
années
devient
son
unique
compagnon.
Je
ne
dis
pas
que
Saartjie
avait
envie
de
mourir
mais
elle
ne
s’est
pas
battue
pour
vivre.
Réaux
n’a
rien
à
voir
avec
Caezar,
hormis
le
fait
qu’il
a
également
promis
la
lune
à
Sarah.
A
mes
yeux,
il
est
pire
que
lui
et
n’avait
aucun
sentiment
envers
elle
:
c’était
un
homme
de
cirque
qui
voulait
juste
faire
fortune
et
qui
est
allé
jusqu’à
la
prostituer,
elle
et
Jeanne,
sa
propre
compagne.
C’est
Georges
Cuvier
qui,
au
nom
de
la
science,
transgresse
le
plus
violemment
l’intégrité
de
Sarah...
Lui
et
son
comité
ont
choisi
d’oublier
l’être
humain
qu’était
Sarah
pour
la
réduire
à
un
animal,
un
objet.
Cuvier
a
catalogué
Sarah
sur
ses
particularités
physiques,
parce
que
cela
servait
ses
ambitions.
Elle
l’a
parfaitement
compris
et
a
fait
la
différence
entre
ses
spectacles,
où
elle
montrait
ses
formes
particulières,
et
ces
journées
passées
avec
les
scientifiques.
Elle
leur
a
refusé
l’examen
de
son
sexe
parce
qu’il
s’agissait
d’une
violence
faite
à
son
corps.
Il
n’y
a
que
Jean‐Baptiste
Berré
qui
la
considère
dans
son
intégrité
et
la
respecte.
Il
la
dessine,
lui
rend
son
humanité,
comme
s’il
la
remerciait
d’être
ce
qu’elle
est,
intérieurement.
C’est
une
scène
très
émouvante,
une
respiration
dans
le
film.
Le
regard
respectueux
et
authentique
que
porte
Abdellatif
Kechiche
sur
Saartjie,
il
le
porte
aussi
sur
vous,
en
tant
que
femme
et
comédienne...
Oui,
et
son
regard
est
tout
autant
celui
d’un
artiste
que
d’un
être
humain.
Il
ne
s’est
jamais
permis
de
juger
Saartjie
ni
aucun
autre
des
personnages,
ce
qui
se
traduisait
sur
le
tournage
par
un
respect
absolu
de
l’acteur.
C’est
pour
cette
raison
que
je
n’ai
jamais
été
gênée
par
les
scènes
de
nu
et
celles
de
soumission
dans
les
salons
libertins.
Au‐delà
des
répétitions
et
de
mon
travail,
Abdellatif
s’est
assuré
que
je
ne
sois
ni
marquée
ni
blessée
par
de
telles
scènes
de
violence.
J’étais
aussi
très
entourée
par
les
autres
comédiens.
Je
me
sentais
en
confiance
totale.
Quelles
sont
pour
vous
les
résonances
contemporaines
de
la
trajectoire
de
Saartjie
?
Il
était
impératif
qu’elle
revienne
dans
son
pays,
parce
que
toute
personne
a
le
droit
d’être
enterrée
respectueusement.
En
Afrique
du
Sud,
l’association
qui
défend
les
femmes
maltraitées
porte
le
nom
de
Saartjie
Baartman.
Elle
est
un
symbole,
forcément.
Aujourd’hui,
elle
est
enfin
reconnue
comme
un
être
humain.
Le
film
transmet
l’idée
simple
et
universelle
que
l’on
a
tout
à
apprendre
des
autres.
Et
apprendre,
ça
signifie
respecter
ce
qui
nous
est
étranger
:
un
physique,
une
culture,
un
langage.
C’est
cela
être
humain.
Entretien
avec
André
Jacobs
:
Que
connaissiez­vous
de
l’histoire
de
Saartjie
Baartman
avant
de
tourner
Vénus
noire
?
C’est
une
icône
pour
de
nombreux
Sud‐Africains.
Je
savais
qu’elle
avait
séjourné
à
Londres,
que
son
corps
avait
été
restitué
il
y
a
quelques
années
par
la
France
à
l’Afrique
du
Sud,
mais
je
ne
suis
rentré
dans
le
détail
qu’au
moment
de
la
préparation
du
film.
Les
Sud‐Africains
me
détesteront
s’ils
m’entendent
dire
cela,
mais
je
trouve
bien
que
des
Français,
et
non
des
Sud‐Africains,
aient
réalisé
ce
film.
Saartjie
est
un
symbole
universel
avant
d’être
un
symbole
national.
Son
histoire
est
celle
d’une
déshumanisation
absolument
terrible
qui
ne
connaît
hélas
pas
de
frontière.
Abdel
s’est
beaucoup
documenté
sur
son
parcours
mais
n’a
pas
voulu
réaliser
un
film
historique.
Je
trouve
son
choix
judicieux.
Ce
sont
l’aspect
moral,
philosophique
et
les
résonances
actuelles
du
film
qui
me
touchent
le
plus.
18
Qu’avez­vous
appris
sur
le
personnage
de
Caezar
au
cours
de
vos
recherches
?
Dans
la
réalité,
c’était
un
fermier
assez
rustre,
illettré
et
qui
vivait
au
Cap.
Sa
femme
était
tombée
malade
durant
sa
première
grossesse
et
Saartjie
s’était
alors
occupée
de
l’enfant.
Un
médecin
écossais
pour
lequel
Caezar
travaillait
lui
proposa
de
monter
avec
Saartjie
un
spectacle
à
Londres
pour
y
faire
fortune.
Ils
acceptèrent
et
partirent
pour
un
voyage
qui
tourna
au
cauchemar.
Dans
le
film,
Caezar
se
révèle
autant
attiré
par
l’argent
que
par
le
succès.
S’il
était
musicien,
Saartjie
serait
son
violon,
son
instrument.
Comment
êtes­vous
parvenu
à
l’incarner
sans
le
juger
?
Abdel
ne
voulait
porter
aucun
jugement
sur
ses
personnages
et
sa
démarche
intellectuelle
donne
au
film
toute
sa
force.
Pour
moi,
c’était
plus
compliqué,
j’ai
eu
besoin
d’en
discuter
longuement
avec
Abdel.
Lors
de
la
première
semaine
où
nous
tournions
les
scènes
à
Piccadilly,
je
m’interrogeais
encore
sur
Caezar
et
ma
manière
de
l’interpréter.
Abdel
a
très
simplement
répondu
à
mes
doutes
en
me
disant
:
«
Tu
penses
trop.
Ce
que
tu
fais
est
bien
».
Je
me
suis
enfin
laissé
aller,
la
confiance
en
son
regard
était
suffisante.
Cette
confiance,
Abdellatif
vous
l’a
manifestée
d’une
manière
surprenante
dès
votre
première
rencontre...
C’était
miraculeux.
Début
2009,
mon
agent
m’a
appelé
pour
me
dire
qu’une
société
de
production
française
cherchait
des
acteurs
sud‐africains
de
mon
âge
et
de
mon
profil.
Une
quarantaine
de
jours
plus
tard,
je
me
suis
rendu
pour
la
première
fois
de
ma
vie
à
Paris.
Lorsque
j’ai
vu
Abdel,
il
m’a
regardé
et
a
juste
souri.
J’ai
su
que
le
rôle
était
pour
moi...
Tous
ses
films
questionnent,
à
mon
sens,
l’identité
française
et
son
rapport
à
l’altérité,
mais
Vénus
noire
ouvre
le
champ
vers
une
approche
plus
universelle.
Dès
la
première
scène
j’ai
réalisé
qu’Abdel
tournait
selon
une
méthode
radicalement
différente
de
celle,
hollywoodienne,
pragmatique
et
minutée,
à
laquelle
j’étais
habitué
en
Afrique
du
Sud.
Ce
fut
une
révélation
pour
moi.
Il
y
a
aussi
cette
cohésion
de
groupe,
très
proche
de
l’esprit
d’une
troupe
de
théâtre,
qu’installe
Abdellatif
Kéchiche
sur
tous
ses
tournages...
Dans
la
scène
du
tribunal,
lorsque
Caezar
se
défend
d’être
un
esclavagiste,
il
présente
Saartjie
comme
une
artiste
et
le
fait
qu’elle
le
confirme
à
son
tour
devant
les
juges
est
alors
plus
important
que
sa
condition
de
femme
libre.
On
ressent
profondément
cette
considération
de
l’artiste
au
contact
d’Abdel.
De
fait,
il
rassemble
des
comédiens
susceptibles
de
travailler
en
troupe
et
le
mélange
est
fascinant.
Olivier
est
un
acteur
très
précis
qui
parvient
à
maîtriser
son
énergie,
alors
que
j’ai
davantage
tendance
à
extérioriser
mes
émotions.
Une
vraie
alchimie
s’est
produite
entre
nous.
Yahima,
quant
à
elle,
jouait
son
premier
rôle,
et
quel
rôle
!
Le
tournage
fut
difficile
pour
elle,
nous
l’avons
beaucoup
entourée,
mais
elle
a
en
elle‐même
une
incroyable
force
intérieure.
Elle
a
fait
preuve
d’une
ténacité
qui
lui
ont
permis
d’aller
au
bout
du
personnage
de
Sarah,
de
s’accomplir.
Comment
définiriez­vous
ce
singulier
mélange
d’amour,
d’affection
et
de
domination
qui
unit
Saartjie
à
Caezar
?
C’est
compliqué
car
leur
relation
se
décline
à
plusieurs
niveaux.
Caezar
attend
beaucoup
d’elle
d’un
point
de
vue
«
artistique
».
Il
la
pousse
à
l’engagement
total.
Lorsqu’il
sent
une
résistance
de
la
part
de
Saartjie,
il
peut
devenir
très
violent.
En
même
temps,
il
prend
soin
d’elle,
un
peu
comme
un
père
avec
son
enfant.
A
sa
manière,
bien
sûr.
Quand
Caezar
s’enivre,
il
la
voit
comme
une
femme
et
dérape
sexuellement.
A
l’époque,
c’était
un
comportement
assez
courant
en
Afrique
du
Sud,
spécialement
au
Cap
où
je
vis.
Il
était
presque
insultant
de
ne
pas
entretenir
ce
genre
de
rapports.
Caezar
avait
donc
cette
possibilité
d’abuser
d’elle.
Mais
son
obsession
était
davantage
de
gagner
de
l’argent.
Saartjie
était
son
«
ticket
»
pour
un
rêve
d’ascension
sociale.
Considérez­vous
Caezar
comme
un
metteur
en
scène
?
Pas
au
strict
sens
artistique.
Caezar
n’est
même
pas
un
homme
de
théâtre,
il
n’en
a
pas
le
goût.
Sur
scène,
il
traite
Saartjie
comme
un
général
commanderait
son
soldat,
il
lui
donne
des
ordres
plus
qu’il
ne
la
dirige.
Son
but
est
davantage
de
se
mettre
en
valeur
lui‐même.
Quand
Saartjie
échappe
à
son
contrôle
en
chantant
et
en
jouant
de
la
musique
avec
délicatesse,
il
est
furieux
parce
qu’il
craint
qu’elle
ne
lui
vole
la
vedette.
Fondamentalement,
il
se
fiche
de
la
prestation
artistique
de
Saartjie
et
de
son
impact
sensible
sur
les
spectateurs.
Caezar
estime
que
l’artiste
ne
doit
pas
avoir
de
limites
dès
lors
qu’il
se
livre
à
son
public.
Partagez­
vous
cette
conception
du
métier
?
19
Cette
perception
diffère
suivant
les
artistes.
C’est
à
chacun
de
savoir
s’il
a
besoin
de
limites
et
à
quel
niveau
il
les
place.
Personnellement,
je
pense
qu’il
est
nécessaire
de
tutoyer
ses
limites
pour
créer.
Il
arrive
alors
que
la
frontière
entre
soi
et
le
personnage
devienne
très
mince
:
à
certains
moments,
Caezar
et
moi
étions
la
même
personne,
ne
serait‐ce
que
par
sa
condition
d’étranger
à
Londres.
J’étais
moi‐même
un
étranger
à
Paris,
participant
à
un
tournage
où
tout
le
monde
parlait
une
autre
langue
que
la
mienne.
Ce
film
a­t­il
questionné
votre
propre
perception
de
l’humanité
?
Fortement.
En
tant
que
Sud‐Africain,
vivant
dans
une
culture
marquée
par
le
rapport
de
classes
et
de
races,
ce
film
résonne
plus
que
jamais.
Je
le
trouve
puissant
et
universel,
parce
qu’il
ne
fait
pas
du
racisme
son
thème
principal.
Vénus
noire
traite
de
l’inhumanité.
Saartjie
a
été
humiliée
quand
elle
était
en
vie
et
a
continué
à
l’être
après
sa
mort.
Elle
n’a
jamais
cessé
d’être
violée,
jusqu’à
ce
qu’elle
soit
ramenée
en
Afrique
du
Sud.
C’est
certainement
un
film
éprouvant
mais
pousser
les
gens,
au‐delà
des
apparences,
à
envisager
«
l’autre
»
dans
sa
complexité,
est
fondamental
pour
notre
évolution
quotidienne
d’être
humain.
Entretien
avec
Olivier
Gourmet
:
Comment
avez­vous
nourri
le
personnage
de
Réaux,
dont
les
traces
historiques
restent
éparses
?
Sur
la
Vénus
noire,
il
y
a
effectivement
beaucoup
d’informations,
mais
lorsque
j’ai
tapé
le
nom
de
Réaux
sur
Internet,
je
n’ai
quasiment
rien
trouvé
!
Abdel
avait
évidemment
mené
une
enquête
plus
poussée
(rires).
Je
l’ai
surtout
nourri
d’instinct,
d’un
naturel
et
une
jouissance
de
tous
les
instants.
Réaux
est
quelqu’un
d’intelligent
qui
analyse
les
situations
et
qui
tire
profit
de
son
entourage,
avec
tout
ce
que
cela
comporte
comme
défauts
et
perversité.
Abdel
ne
voulait
absolument
pas
qu’il
soit
diabolisé
ou
d’emblée
machiavélique.
D’abord,
parce
qu’il
y
avait
dans
sa
relation
avec
Saartjie
une
affection
et
un
respect.
A
sa
manière,
puisqu’il
baignait
dans
un
univers
où
la
conscience
des
limites
de
l’autre
n’existait
pas.
Le
contexte
de
l’époque
et
du
monde
des
forains
parle
pour
lui
:
beaucoup
de
gens
n’avaient
jamais
été
éduqués
quant
aux
limites
entre
le
bien
et
le
mal,
entre
respect
et
humiliation.
Ensuite,
parce
qu’Abdel
parle
du
personnage
de
manière
à
ce
que
vous
vous
en
empariez
avec
une
certaine
liberté.
En
tant
qu’acteur,
cette
démarche
me
convenait
parce
que
j’ai
toujours
abordé
un
rôle
en
creusant
sa
part
d’humanité.
A
vos
yeux,
Réaux
est
donc
un
homme
sans
autre
barrière
que
sa
propre
satisfaction
?
A
aucun
moment
il
ne
fait
preuve
de
remords,
de
regrets
ou
d’une
prise
de
conscience.
Il
y
a
chez
lui
quelque
chose
d’instinctivement
animal,
à
tort
évidemment,
parce
que
ce
qu’il
fait
avec
Saartjie
est
terrifiant.
Réaux
est
aussi
un
metteur
en
scène
qui
a
un
ego
surdimensionné
et
qui
cherche
la
popularité,
probablement
davantage
que
Caezar.
L’intérêt
du
film
est
aussi
de
montrer
que
Saartjie
n’est
pas
arrivée
en
France,
forcée
par
Caezar.
Elle
était
consciente
que
lui
et
Réaux
étaient
en
train
de
la
manipuler.
Et
malgré
tout,
elle
a
continué…
C’est
un
film
où
les
limites
de
chacun
sont
difficiles
à
définir,
comme
il
est
compliqué
aujourd’hui
de
faire
la
part
entre
la
tolérance
et
l’intolérance.
Il
y
a
dans
l’univers
des
forains,
dans
l’attitude
même
de
Réaux,
une
sensualité
à
laquelle
on
ne
s’attendait
pas
!
Il
y
en
avait
énormément
à
l’époque
dans
ces
milieux‐là.
A
partir
du
moment
où
il
y
a
de
l’alcool
et
de
la
boisson,
une
certaine
sensualité
se
manifeste.
Chez
les
forains,
c’est
de
l’ordre
de
l’instinct,
sans
préjugés
:
on
se
frotte,
on
se
caresse
et
c’est
naturel.
Réaux
est
un
bon
vivant,
guidé
par
la
quête
de
sensations,
d’excitation
et
de
cet
argent
qu’il
n’avait
pas.
C’est
probablement
pour
cela
qu’il
n’a
pas
conscience
de
détruire
les
gens
auxquels
il
touche.
Réaux
est
l’archétype
du
forain,
un
homme
physique
donc
sensuel.
Cela
me
parlait
parce
que
je
suis
un
acteur
qui
s’exprime
davantage
par
le
physique
que
par
les
mots.
Je
crois
aussi
qu’il
y
avait
chez
Abdel
une
volonté
de
choisir
des
acteurs
enclins
à
s’incarner
physiquement.
Est­ce
que
porter
un
personnage
comme
Réaux,
constamment
en
eaux
troubles,
inspire
un
plaisir
ou
un
inconfort
d’acteur
?
Cela
dépend.
Je
n’ai
pas
trouvé
assez
d’éléments
sur
lui
pour
me
faire
une
idée
personnelle
de
l’homme,
voire
d’être
tenté
de
le
juger.
J’ai
envisagé
Réaux
comme
un
homme
d’affaires
dont
la
baraque
doit
tourner
!
Par
exemple,
je
ne
me
suis
jamais
demandé
s’il
avait
un
problème
avec
les
Noirs
ou
s’il
était
macho
et
voulait
dominer
les
femmes.
C’est
au
spectateur
de
se
forger
une
opinion.
La
ligne
directrice
du
film
est
de
le
pousser
à
s’interroger
sur
la
condition
de
Saartjie
et
sur
ce
qui
a
permis
à
certains
de
la
manipuler.
Pas
de
choquer
ou
de
susciter
un
quelconque
voyeurisme.
Le
voyeurisme
est
précisément
l’écueil
évité
par
Abdellatif
Kechiche
lors
des
deux
scènes
où
Réaux
exhibe
Saartjie
dans
les
salons
parisiens,
tel
un
objet
de
désir
puis
de
sexe…
20
La
scène
du
premier
salon
bourgeois,
on
l’a
répétée
et
tournée
sur
cinq
nuits
avec
deux
caméras,
au
long
de
prises
de
cinquante
minutes
non‐stop.
Nous
étions
comme
des
électrons
libres
d’improviser
à
partir
d’indications
de
scénario.
C’était
comme
se
lancer
de
la
falaise,
se
laisser
tomber
dans
le
vide
en
espérant
attraper
une
chose
ou
une
autre
dans
la
chute.
Et
c’est
ce
qui
est
arrivé,
soir
après
soir,
en
tâtonnant,
en
trouvant,
enfin
en
peaufinant.
Quelque
part,
on
va
jusqu’à
l’épuisement
pour
que
la
vérité
émerge.
Avec
Abdel,
plus
on
vit
les
choses,
plus
on
est
riche
de
ces
choses,
parce
que
ces
moments
soudent
tous
les
acteurs
impliqués.
Lorsque
Réaux
harangue
les
libertins
du
salon
Masaï,
en
leur
lançant
«
Approchezvous
et
dépassez
votre
gêne
!
»,
on
se
sent
interpellé
comme
spectateur
et
défié
en
tant
qu’humain.
Dans
l’esprit
de
Réaux,
c’est
peut‐être
une
invitation
à
la
tolérance,
mais
je
n’ai
pas
réfléchi
à
cela...
Ce
que
j’ai
fait
dans
cette
scène,
promener
un
sexe
en
ivoire,
prendre
les
seins
de
la
femme
qui
chevauche
Yahima,
je
n’imaginais
pas
en
être
capable.
Il
a
fallu
y
aller
tous
ensemble,
donner,
donner,
donner...
Cela
ne
s’est
jamais
passé
dans
la
douleur,
parce
que
c’était
Abdel
et
que
personne
n’avait
à
se
brûler
ou
se
détruire.
Cette
scène
résume
parfaitement
le
sujet
du
film
:
questionner
notre
sens
de
la
dignité
humaine.
Je
l’ai
aussi
éprouvé
de
mon
point
de
vue
de
comédien.
Même
en
improvisant,
j’ai
observé
une
distance
pour
ne
pas
faire
un
numéro
d’acteur
ou
perdre
les
intentions
de
la
scène.
Je
n’ai
alors
eu
comme
seules
références
que
mes
propres
sensations
de
limites,
qui
sont
physiques
et
intellectuelles,
pas
théoriques.
C’est
aussi
une
question
de
pudeur,
de
respect
de
sa
partenaire,
en
l’occurrence
Yahima
que
je
n’aurais
jamais
risqué
d’abîmer.
Entre
elle
et
moi,
l’échange
a
toujours
été
complice
et
joyeux
:
nous
sommes
tous
les
deux
«
montés
au
front
»,
côte
à
côte…
Abdel
peut
vous
pousser
loin
dans
vos
retranchements
parce
qu’il
vous
a
mis
en
confiance
et
que
vous
êtes
assuré
de
son
respect,
de
sa
propre
retenue.
Estimez­vous
que
l’essence
du
métier
d’acteur
est
de
mettre
en
cause,
à
chaque
nouveau
film,
ses
limites
?
Je
pense
que
chaque
artiste
a
sa
pudeur,
son
sens
de
l’intimité
et
qu’il
y
a
des
limites
qu’il
ne
faut
pas
spécialement
outrepasser,
car
cela
n’apportera
rien
à
son
talent.
Néanmoins,
il
y
a
une
part
de
vérité
dans
l’idée
d’avoir
tellement
de
distance
qu’on
peut
tout
montrer
:
c’est
en
tous
cas
la
conviction
de
Réaux.
Personnellement,
comment
résonne
aujourd’hui
le
parcours
de
Saartjie
Baartman
?
Évidemment,
l’appréhension
du
monde
dans
sa
globalité
a
évolué
mais
cela
n’empêche
ni
l’intolérance,
ni
l’humiliation.
Il
n’y
a
peut‐être
plus
de
foires
aux
«
monstres
»,
on
ne
communique
plus
avec
autrui
par
le
même
biais,
mais
on
montre
autre
chose,
d’autres
monstres
surgissent
et
tout
cela
passe
par
Internet.
A
l’époque
du
film,
les
gens
avaient
«
l’excuse
»
de
la
découverte
scientifique,
de
l’étrangeté,
du
jamais
vu.
Il
y
avait
une
véritable
curiosité
de
l’inconnu.
Pas
spécialement
une
peur.
Aujourd’hui,
il
n’y
a
plus
vraiment
d’inconnu.
Pourtant,
je
trouve
nos
sociétés
davantage
perverses
et
tentées
par
le
voyeurisme…
Est­ce
important
qu’un
film
comme
Vénus
noire
laisse
un
tel
champ
«
d’action
»
et
d’interprétation
au
spectateur
?
C’est
l’essence
même
des
plus
grands
films
:
ce
sont
ceux
qui
invitent
le
spectateur
à
se
forger
sa
propre
histoire
et
à
se
positionner.
Il
n’y
a
pas
à
prendre
le
spectateur
par
la
main,
à
lui
démontrer
par
A
+
B
que
là
est
la
morale.
Au
coeur
de
ce
film,
il
y
a
une
histoire
forte,
une
façon
de
l’aborder
suffisamment
intelligente
pour
laisser
le
spectateur
libre
de
son
propre
jugement.
10.
La
Vénus
Hottentote
­
Répères
historiques
:
1770
(date
estimée)
:
Naissance
de
Saartjie
Baartman,
originaire
du
peuple
Khoïkhoï,
dans
l’actuelle
Afrique
du
Sud
alors
sous
domination
Boer.
1770
­
1795
:
Au
service
des
colons,
à
l’instar
de
sa
famille,
elle
travaille
dans
la
ferme
de
Hillegert
Muller,
avant
d’être
vendue
à
Pieter
Caezar,
un
commerçant
du
Cap.
Au
fil
des
années,
elle
trouve
réconfort
dans
l’alcool.
Dès
son
adolescence,
la
jeune
fille
est
affectée
de
stéatopygie
(hypertrophie
des
fesses)
et
de
macronymphie
(organes
sexuels
protubérants),
symptômes
qui
susciteront
curiosités
et
fantasmes
en
Occident.
1803
:
Saartjie
devient
la
servante
du
frère
de
Pieter,
Hendrick
Caezar
et
fait
la
rencontre
de
Hendrick
van
Jong,
un
Européen
sans
le
sou,
dont
elle
devient
la
compagne.
Ils
ont
ensemble
un
enfant,
lequel
décède
comme
les
deux
autres
qu’a
eus
Saartjie
avec
des
hommes
dont
le
nom
reste
inconnu.
Hendrick
van
Jong
la
quitte
en
1806
pour
rentrer
en
Hollande.
21
1808
:
Hendrick
Caezar,
conscient
du
«
potentiel
»
exotique
de
Saartjie,
la
convainc
de
faire
commerce
de
ses
attributs.
Caezar
s’associe
à
Alexander
Dunlop,
chirurgien
écossais,
qui
leur
obtient
des
laissez‐passer
pour
quitter
l’Afrique
du
Sud.
1810
:
Saartjie
arrive
en
Angleterre,
où
elle
est
la
servante
de
Dunlop
et
Caezar,
tout
en
conquérant
le
public
londonien,
lors
de
spectacles
populaires
où
elle
joue
son
personnage
de
«
Hottentote
apprivoisée
».
28
novembre
1810
:
Suite
à
la
plainte
de
l’Institution
Africaine,
accusant
Caezar
d’esclavagisme,
la
plus
haute
cour
de
droit
commun
d’Angleterre
clôt
l’affaire.
Interrogée
notamment
par
des
officiers
de
police
judiciaire,
Saartjie
déclare
à
cette
occasion
:
«
Je
n’ai
pas
de
plaintes
à
formuler
contre
mon
maître
ou
ceux
qui
m’exhibent.
Je
suis
parfaitement
heureuse
dans
ma
présente
situation
et
n’ai
pas
de
désir
quelconque
de
retourner
dans
mon
pays
».
1811
:
A
l’initiative
de
Dunlop,
Saartjie
est
baptisée
dans
la
cathédrale
de
Manchester.
Aux
yeux
de
la
loi,
elle
est
désormais
Sarah
Baartman.
1814
:
Sarah
quitte
Londres
pour
Paris,
probablement
en
compagnie
de
Caezar,
qui
a
dû
changer
entre‐
temps
d’identité
et
la
loge
à
proximité
du
Palais
Royal,
alors
lieu
de
toutes
les
décadences.
La
«
Vénus
Hottentote
»
séduit
un
nouveau
public
et
va
jusqu’à
inspirer
un
opéra
comique
qui
porte
son
nom
de
scène.
1815
:
Passée
sous
la
coupe
de
Réaux,
énigmatique
boutiquier
et
montreur
d’animaux,
Sarah
devient
la
«
star
»
des
salons
de
la
haute
société
parisienne.
Mars
1815
:
La
«
Vénus
Hottentote
»
attire
la
curiosité
des
scientifiques,
dont
celle
de
l’anatomiste
en
vogue
Georges
Cuvier.
Celui‐ci
obtient
de
Réaux
l’examen
de
Sarah,
trois
jours
durant,
dans
son
Muséum
d’anatomie
au
sein
du
Jardin
des
Plantes.
Sarah
refuse
alors
catégoriquement
de
dévoiler
son
sexe,
malgré
la
pression
des
scientifiques.
29
décembre
1815
:
La
chute
de
popularité,
l’exhibition
dans
des
music‐halls
miteux,
la
bascule
dans
la
prostitution,
enfin
la
rudesse
de
l’hiver
parisien
ont
raison
de
la
santé
de
Sarah.
Elle
s’éteint,
probablement
victime
d’une
pneumonie
et
des
suites
de
maladie
vénérienne.
1817
:
Deux
ans
après
avoir
récupéré
la
dépouille
de
Sarah
pour
la
disséquer
et
en
mouler
le
corps,
l’anatomiste
Georges
Cuvier
livre
le
compte‐rendu
de
ses
recherches
devant
l’Académie
de
médecine.
Ses
conclusions
sont
formelles
:
«
Les
races
à
crâne
déprimé
et
comprimé
sont
condamnées
à
une
éternelle
infériorité
».
1817
à
1994
:
Le
moulage
de
plâtre,
le
squelette
et
les
bocaux
contenant
les
organes
génitaux
et
le
cerveau
de
Sarah
sont
exposés
au
Musée
de
l’Homme
à
Paris
jusqu’en
1976,
où
ils
sont
relégués
dans
les
réserves.
1994
:
Après
la
fin
de
l’apartheid
en
Afrique
du
Sud,
les
chefs
du
peuple
Khoïsan
font
intervenir
Nelson
Mandela
afin
qu’il
exige
de
François
Mitterrand
la
restitution
des
restes
de
Sarah.
Cette
demande
se
heurte
à
un
refus
des
autorités
et
des
scientifiques
français
au
nom
du
patrimoine
inaliénable
du
Musée
de
l’Homme
et
de
la
science.
29
janvier
2002
:
La
proposition
de
loi
du
sénateur
Nicolas
About,
oeuvrant
pour
le
retour
de
la
Vénus
Hottentote
en
son
pays,
est
adoptée
à
l’unanimité
par
ses
pairs.
Le
rapport
de
l’Assemblée
nationale
du
30
janvier
précise
notamment:
«
Notre
pays
doit
ainsi
accomplir
son
devoir
de
mémoire
en
particulier
par
rapport
au
fait
colonial
et
reconnaître,
malgré
les
difficultés,
les
erreurs
qui
entachent
cette
période
de
l’histoire,
en
particulier
s’agissant
de
l’esclavage
qui
a
constitué
un
crime
contre
l’humanité.
»
9
août
2002
:
A
l’occasion
de
la
Journée
des
femmes
en
Afrique
du
Sud,
les
restes
de
Sarah
Baartman
sont
inhumés
dans
sa
province
natale
du
Cap.
La
cérémonie
se
déroule
en
présence
du
président
Thabo
Mbeki,
de
dignitaires
étrangers,
de
prêtres
et
de
poètes.
Source
de
l’article
:
http://www.cinemovies.fr/fiche_info‐20163‐prod.html#2164
11.
Entretien
avec
Abdellatif
Kechiche
par
Jean‐Marie
Lanlo
‐
31
mars
2011
Abdellatif
Kechiche,
le
réalisateur
césarisé
de
L'esquive
et
de
La
graine
et
le
mulet,
était
la
semaine
dernière
à
Montréal
pour
présenter
Vénus
noire.
Il
nous
a
bien
sûr
parlé
de
son
dernier
film,
mais
également
de
son
rapport
au
cinéma,
du
regard
de
l'autre
et
de
ses
projets.
Vous
avez
commencé
votre
parcours
comme
comédien.
Qu’est­ce
qui
vous
a
donné
envie
de
devenir
réalisateur
de
films?
Je
crois
que
j’avais
très
envie,
même
avant
d’être
acteur,
d’être
scénariste
parce
que
je
ne
pensais
pas
possible
de
réaliser
un
film
sans
avoir
appris
un
métier
très
compliqué.
Je
pensais
donc
que
j’écrirais
des
scénarios,
des
22
nouvelles,
et
pourquoi
pas
que
je
serais
acteur.
Sur
les
plateaux,
j’ai
assez
vite
compris
la
simplicité
du
langage
cinématographique.
Ce
n’était
pas
le
langage
qui
était
difficile,
mais
la
façon
de
l’exprimer.
Donc,
je
crois
que
dès
le
premier
film,
en
1983
(c’était
Le
thé
à
la
menthe),
j’ai
eu
envie
de
devenir
réalisateur.
Ça
a
mis
beaucoup
de
temps,
j’ai
tourné
d’autres
films
en
tant
qu’acteur,
j’ai
écrit
des
scénarios,
ça
n’a
pas
abouti,
et
puis
un
jour…
Votre
façon
de
concevoir
le
cinéma
et
de
faire
des
films
a­t­elle
évolué?
J’ai
commencé
dès
le
premier
film
à
concevoir
une
approche
cinématographique
qui
sortait
un
peu
de
celle
qui
était
admise
et
pratiquée,
et
qui
quelque
part
me
dérangeait.
Ce
qui
me
dérangeait
le
plus
c’était
la
rigidité,
le
plan
trop
préparé,
les
croix
au
sol
à
respecter,
l’acteur
qui
ne
pouvait
bouger
que
d’une
certaine
manière.
(…)
La
question
qui
a
commencé
à
m’habiter
était
:
«
comment
me
libérer
de
toutes
ces
contraintes?
»
En
y
réfléchissant,
je
trouvais
chaque
fois
des
petites
astuces.
Je
continue
cette
même
démarche.
(…)
Je
ne
sais
pas
maintenant
si
j’ai
envie
de
continuer
ou
au
contraire
de
me
dire
«
j’ai
bien
envie
de
m’en
mettre
des
contraintes
».
Ça
va
peut­être
évoluer
dans
ce
sens.
Votre
caméra
est
très
mobile,
très
proche
des
acteurs,
des
personnages…
vous
devez
avoir
une
grande
confiance
dans
votre
équipe,
dans
vos
cadreurs
notamment?
Le
travail
du
cadre
est
très
important,
et
la
concentration
des
cadreurs
également
car
le
cadre
n’est
pas
établi
dès
la
première
prise.
On
sait
qu’il
peut
évoluer,
qu’il
peut
changer,
(…)
évoluer
en
fonction
de
ce
qu’on
ressent.
Vous
vous
focalisez
plus
sur
la
direction
d’acteur
ou
sur
le
cadre?
Tout
se
fait
ensemble.
(…)
Je
n’ai
pas
une
méthode
établie…
c’est
difficile,
ce
moment
où
on
sent
que
tout
prend
corps…
Je
crois
que
quand
il
y
a
une
harmonie
entre
le
cadre
et
le
jeu
de
l’acteur,
ça
se
voit
tout
de
suite.
Si
l’acteur
est
gêné,
il
peut
l’être
inconsciemment
par
le
cadre
aussi.
Parlons
maintenant
plus
précisément
de
Vénus
Noire.
Comment
présenteriez­vous
le
film?
C’est
une
histoire
qui
m’a
bouleversé,
un
destin
tellement
pathétique…
cette
femme
qui
a
souffert
le
martyre
durant
sa
vie,
qui
a
fini
exhibée,
montrée,
touchée,
violée
durant
les
cinq
ans
qu’elle
a
passés
entre
Londres
et
Paris,
et
qui
à
la
fin
de
sa
vie,
a
été
observée
par
les
scientifiques,
auxquels
elle
a
refusé
de
montrer
ses
parties
intimes.
Après
sa
mort,
on
a
récupéré
son
corps,
on
l’a
disséqué,
on
a
mis
son
cerveau
dans
un
bocal,
on
a
coupé
son
sexe
qu’on
a
mis
dans
un
bocal
également,
et
on
l’a
exhibé
pendant
deux
siècles
devant
le
public.
Je
trouvais
qu’il
y
avait
là
un
outrage…
l’outrage
sans
doute
le
plus
terrible
qu’on
ait
fait
subir
à
un
être
humain.
Un
crime
contre
l’humanité
pour
moi!
Justement,
vous
faites
de
Saartjie
un
beau
personnage
de
femme,
un
être
humain
avant
tout.
Vous
refusez
d’en
faire
un
symbole.
C’était
important
pour
vous?
Je
ne
me
suis
pas
posé
la
question
de
savoir
si
je
devais
en
faire
un
symbole
ou
dénoncer…
j’avais
juste
envie
de
raconter
cette
histoire,
de
dire
combien
elle
m’avait
personnellement
bouleversé,
combien
j’avais
besoin
de
la
comprendre.
En
essayant
de
comprendre
Saartjie
Baartman,
finalement,
je
suis
tombé
devant
un
mur,
un
personnage
très
mystérieux,
je
ne
pouvais
pas
lui
donner
un
trait
de
caractère
qu’elle
n’aurait
pas
eu.
Finalement,
je
me
suis
retrouvé
face
à
moi­même.
Et
là,
j’ai
découvert
que
c’est
ce
«
face
à
moi­même
»
qui
était
intéressant.
En
regardant
les
spectateurs,
ceux
qui
l’exhibent,
ceux
qui
la
jugent…
je
me
regarde
moi­
même.
C’est
une
invitation
à
se
regarder
soi­même
en
temps
qu’homme.
Saartjie
est
comédienne,
mais
elle
est
enfermée
dans
une
image.
C’est
cette
image
que
le
public
veut
voir,
celle
de
la
sauvage.
Est­ce
que,
lorsque
vous
étiez
comédien,
vous
avez
ressenti
un
peu
la
même
chose
en
étant
enfermé
dans
une
image,
étant
arabe
et
donc
«
différent
»?
Bien
sûr,
toutes
proportions
gardées,
mais
la
souffrance
que
l’on
ressent
et
que
l’on
pourrait
interpréter
comme
l’agression
du
regard
de
l’autre
parce
qu’on
est
différent
a
été
très
présente
le
long
de
mon
enfance
et
de
mon
adolescence
et
même
lorsque
j’ai
commencé
à
faire
ce
métier.
Non
pas
de
la
part
de
ceux
avec
lesquels
j’ai
travaillé,
mais
de
la
part
de
ceux
qui
me
regardaient.
Mais
aussi
de
la
part
de
ce
qu’on
attendait
de
moi.
On
attendait
de
moi
que
je
joue
à
l’époque
les
beurs
de
service…
ce
qui
me
dérangeait
en
tant
qu’artiste,
mais
23
aussi
en
tant
qu’homme
bien
sûr.
(…)
Ça
m’a
dérangé,
au
point
où
j’ai
renoncé
à
faire
le
métier
d’acteur,
où
je
me
suis
interrogé
beaucoup
sur
ce
regard
et
sur
la
condition
de
l’étranger.
(…)
L’oppression
du
regard
est
un
thème
qui
m’interpelle.
Le
rôle
des
arts
de
la
scène
est
très
présent
dans
votre
cinéma.
Dans
L’esquive,
le
théâtre
peut
être
un
moyen
de
s’en
sortir,
dans
La
graine
et
le
mulet,
la
danse
orientale
est
un
moyen
de
mettre
entre
parenthèse
une
réalité,
et
ici,
ça
s’apparente
presque
à
de
la
prostitution.
Votre
regard
sur
la
scène
est
de
plus
en
plus
désabusé?
Notre
regard
sur
la
scène
est
de
plus
en
plus
désabusé!
Tout
est
devenu
matière
à
spectacle.
Nous
somme
constamment
devant
un
spectacle,
au
moins
télévisuel.
(…)
Ce
regard
sur
nous
en
tant
que
spectateur
m’intéresse
beaucoup.
Il
n’est
pas
désabusé,
il
s’interroge.
Je
n’ai
pas
de
jugement,
j’ai
des
inquiétudes…
Vous
ne
jugez
pas
non
plus
vos
personnages
dans
vos
films…
même
dans
Vénus
noire!
Vous
vous
refusez
à
juger?
Oui
parce
que
je
crois
que
je
ne
sais
pas
le
faire,
et
que
je
n’ai
pas
envie
de
le
faire.
Même
si
certains
interprètent
ce
film
(et
d’autres)
comme
une
accusation
que
je
porterais
sur
une
société
ou
sur
un
groupe!
Je
crois
que
c’est
une
erreur
de
regarder
mes
films
comme
ça.
Parlons
maintenant
de
Yahima
Torres,
qui
doit
s’exhiber
à
l’occasion
de
scènes
qui
ont
dû
être
difficiles
pour
elle,
d’autant
plus
qu’elle
est
non
professionnelle.
N’avez­vous
pas
eu
un
peu
peur
de
donner
l’impression
de
l’exploiter,
toutes
proportions
gardées
bien
évidemment,
comme
l’a
été
son
personnage?
Oui,
et
c’était
aussi
une
interrogation…
est­ce
que
je
ne
faisais
pas
la
même
chose
que
ceux
qui
montraient
Saartjie
Baartman?
J’ai
mis
Yahima
Torres
dans
une
position
difficile
puisqu’elle
joue
ce
personnage,
qui
est
tout
le
long
de
sa
vie
avili.
Elle
devait
donc
jouer
cet
avilissement.
Et
elle
a
dû
outrepasser
sa
pudeur,
même
si
aujourd’hui
se
montrer
n’a
pas
la
même
portée
qu’à
l’époque.
Mais
elle
savait
aussi
(et
elle
en
était
fière)
que
je
voulais
mettre
en
évidence
sa
beauté,
sa
sensualité,
et
son
érotisme,
même
lorsqu’elle
est
avilie.
Je
crois
que
la
démarche
de
ceux
qui
ont
montré
Saartjie
Bartman
était
contraire.
Ils
n’avaient
pas
la
volonté
de
montrer
ce
qu’elle
avait
de
beau
en
elle,
ou
le
désir
qu’elle
pouvait
inspirer.
Eux
voulaient
montrer
ce
qu’ils
estimaient
être
sa
monstruosité.
Avez­vous
eu
des
doutes
en
vous
engageant
dans
un
projet
de
film
historique?
Jamais
jusqu’au
point
de
me
dire
«
non,
il
ne
faut
pas
faire
le
film
».
Mais
bien
sûr
qu’il
y
avait
des
doutes.
Le
premier
doute,
c’est
quand
on
n’a
pas
les
moyens
de
reconstituer
des
décors
et
des
costumes
coûteux.
J’ai
économisé
là­dessus
car
je
savais
que
ce
n’était
pas
le
plus
intéressant
à
regarder
de
cette
histoire.
Le
plaisir
du
spectateur
aurait
peut­être
été
plus
grand
(et
le
mien
aussi
peut­être)
s’il
y
avait
eu
plus
de
moyens,
mais
tant
que
l’essentiel
n’était
pas
mis
en
danger,
j’ai
senti
que
je
devais
faire
le
film
quand
même.
Mais
c’est
sûr
que
le
film
n’a
pas
les
moyens
d’un
film
d’époque
américain!
Un
gros
budget
vous
aurait­il
conduit
à
filmer
différemment?
Non,
ça
n’aurait
pas
changé
ma
façon
de
filmer.
Mais
il
a
peut­être
manqué
deux
ou
trois
plans
de
respiration
avec
des
calèches,
l’entrée
au
tribunal
avec
plus
de
moyen...
mais
ça
ne
m'a
pas
empêché
de
faire
le
film!
Pour
finir,
pouvez­vous
nous
dire
si
vous
avez
des
projets,
des
scénarios
en
cours
d’écriture?
J’ai
des
scénarios
en
cours
d’écriture.
C’est
toujours
douloureux
d’attendre
avant
de
savoir
s’ils
vont
pouvoir
être
faits
ou
pas.
Actuellement
je
travaille
sur
l’adaptation
d’un
roman
de
François
Bégaudeau
qui
s’appelle
La
blessure
la
vraie,
son
dernier
roman,
un
roman
magnifique
sur
la
douleur
à
aimer
dans
l’adolescence…
c’est
magnifique.
J’ai
très
envie
de
l’adapter,
j’espère
que
ça
va
pouvoir
se
faire.
Ça
sera
votre
premier
travail
d’adaptation.
C’est
une
technique
d’écriture
différente…
ça
vous
fait
peur?
24
Non,
ça
ne
me
fait
pas
peur.
D’autant
plus
que
je
sais,
et
l’auteur
sait
que
je
vais
m’approprier
l’histoire,
le
roman…
on
a
presque
l’impression
que
ça
a
été
écrit
pour
moi.
Et
en
même
temps,
j’ai
bien
prévenu
l’auteur
:
je
ne
sais
pas
jusqu’où
j’irai
pour
m’en
libérer…
Entretien
réalisé
par
Jean‐Marie
Lanlo
le
25
mars
2011
à
Montréal
Source
de
l’article
:
http://www.cinefilic.com/2011/03/abdellatif‐kechiche‐le‐realisateur.html
12.
Rencontre
avec
Abdellatif
Kechiche,
réalisateur
des
films
L'esquive,
La
Graine
et
le
mulet,
et
Vénus
noire
Né
à
Tunis
en
1960,
Abdellatif
Kechiche
a
débuté
au
théâtre
à
Nice
en
1978.
Il
fit
ses
premiers
pas
au
cinéma
comme
acteur,
dans
les
années
‘80.
En
2000,
il
réalise
son
premier
film,
La
faute
à
Voltaire.
Son
second
film,
L’esquive,
réalisé
avec
un
budget
dérisoire,
créa
la
surprise
à
la
cérémonie
des
Césars
en
2005
en
remportant
la
plus
prestigieuse
statuette
au
détriment
des
deux
champions
du
box‐office
français
qu’étaient
Les
Choristes
et
Un
long
dimanche
de
fiançailles.
Victoire
inattendue
mais
tout
à
fait
méritée
qui
montra
que
les
Césars
peuvent
récompenser
l’œuvre
ayant
la
plus
haute
valeur
artistique
et
non
les
œuvres
plus
consensuelles.
Trois
ans
plus
tard,
Kechiche
récidiva
aux
Césars
avec
La
Graine
et
le
mulet
qui
coiffa
au
fil
d’arrivée
La
Môme
et
Le
Scaphandre
et
le
papillon.
La
Graine
et
le
mulet
remporta
également
le
prix
Louis‐Delluc
(l’équivalent
du
Goncourt
au
cinéma),
et
est
maintenant
considéré
par
plusieurs
presses
comme
l’un
des
meilleurs
films
français
de
la
décennie
2000.
Vénus
noire
est
son
quatrième
long
métrage.
Le
cinéaste
français
d’origine
tunisienne
était
au
Québec
en
mars
pour
faire
la
promotion
de
Vénus
Noire.
Nous
l’avons
rencontré
lors
de
son
passage
à
Montréal,
après
que
Les
Inrocks
eurent
publié
en
février
une
entrevue
dans
laquelle,
questionné
sur
les
révoltes
dans
les
pays
arabes,
Kechiche
a
répondu
:
«
…Je
rêve
d’un
soulèvement
de
nos
banlieues.
»
Les
Inrocks
n’ont
pas
manqué
de
souligner
cette
courte
phrase
qui
fut
par
la
suite
interprétée
de
différentes
manières
dans
les
médias.
Abdellatif
Kechiche
nous
a
affirmé
qu’il
voulait
simplement
dire
que
le
milieu
social
des
banlieues
méritait
une
certaine
attention
car
la
situation
de
ces
gens
se
rapproche
souvent
des
inéquités
qui
ont
poussé
les
habitants
de
quelques
pays
arabes
à
se
révolter.
Notre
entretien
avec
le
cinéaste
nous
a
révélé
tout
le
contraire
d’un
artiste
militant
ou
en
colère
contre
un
quelconque
régime.
Malgré
ses
nombreux
prix,
Abdellatif
Kechiche
s’est
présenté
à
notre
entrevue
avec
la
modestie
d’un
artiste
à
qui
la
gloire
n’est
pas
encore
venue.
Entrevue
réalisée
par
Hieu
Ly
et
Richard
Gendron,
mars
2011
HL
:
Même
si
Vénus
noire
est
votre
premier
film
historique,
nous
voyons
une
continuité
avec
vos
films
précédents
car
on
y
retrouve
le
thème
de
l’altérité
des
Africains
vivant
en
France.
Y
a­t­il
chez
vous
une
préoccupation
découlant
de
votre
propre
origine
africaine?
Pourquoi
ce
film?
AK
:
[…]
J’ai
surtout
été
bouleversé
par
ce
destin,
comme
jamais
je
n’ai
été
bouleversé
par
le
destin
d’un
être,
peut
être
que
je
l’ai
été
davantage
parce
que
j’ai
tel
ou
tel
parcours,
mais
c’est
avant
tout
la
rencontre
de
ce
personnage
qu’est
Saartjie
Baartman.
Il
y
avait
dans
le
destin
de
cette
femme
quelque
chose…Peut‐
être
allait‐elle
m’aider
à
dire
quelque
chose…mais
c’est
difficile
à
expliquer.
HL
:
Nous
avons
cette
impression
que
vous
faites
du
cinéma
parce
que
c’est
un
médium
qui
donne
à
voir;
il
y
a
moins
cette
didactique
qu’imposerait
par
exemple
un
éditorial
de
presse.
Si
vous
étiez
journaliste,
historien
ou
professeur,
vous
imposeriez
davantage
une
idée.
Alors
que
le
médium
cinématographique
permet
cette
espèce
de
neutralité,
de
recul.
Comme
cinéaste,
vous
donnez
à
voir
quelque
chose,
et
il
revient
aux
spectateurs
de
tirer
ses
propres
conclusions.
Est­ce
la
raison
pour
laquelle
vous
faites
du
cinéma?
Est­ce
pour
cela
que
vous
choisissez
de
vous
exprimer
à
travers
le
médium
cinématographique?
AK
:
Je
ne
sais
pas
si
je
l’ai
choisi
pour
ça!
C’est
difficile
d’expliquer
la
passion
que
l’on
ressent
pour
un
métier
qu’on
aime.
J’ai
été
nourri
de
cinéma.
Faire
du
cinéma,
c’est
ce
qui
a
peut‐être
donné
un
sens
à
ma
vie!
Pour
ce
qui
est
de
la
façon
dont
je
l’aborde,
j’essaye
d’y
réfléchir,
mais
je
pourrais
très
bien
être
plus
didactique!
Je
pourrais
utiliser
l’objet
«
film
»
pour
dénoncer
quelque
chose,
mais
il
se
trouve
que
je
suis
25
moi‐même
habité
par
le
doute
et
que
lorsque
je
fais
un
film,
et
particulièrement
celui‐là,
je
le
fais
plus
sous
forme
d’interrogation.
Quand
j’ai
«
rencontré
»
ce
personnage,
j’ai
essayé
de
le
comprendre,
mais
finalement
l’émotion
l’a
emporté.
Et
le
personnage
est
resté
comme
une
sorte
de
Sphinx,
fermé
et
difficile
à
saisir.
Je
n’ai
pu
l’aborder
qu’en
essayant
humblement
de
reconstituer
les
faits,
de
montrer
ce
qui
s’était
passé
à
partir
des
témoignages.
Ces
témoignages
venaient
de
gens
de
différentes
époques
mais
allaient
souvent
dans
la
même
direction.
Alors
je
suis
plus
dans
la
reconstruction…
HL
:
Vous
avez
débuté
au
théâtre;
vous
êtes
donc
en
mesure
de
constater
que
le
cinéma,
lorsque
le
succès
est
au
rendez­vous,
a
cette
capacité
de
rejoindre
les
masses,
de
sortir
des
frontières.
Croyez­vous
alors
que
le
cinéma
a
un
devoir?
Est­ce
que
votre
cinéma
à
une
mission?
AK
:
J’ai
envie
de
dire
que
tout
métier
a
une
mission.
C’est
sûr
que
le
métier
de
cinéaste
a
cette
possibilité
d’étendue;
de
répandre
à
travers
le
monde
en
un
instant
une
œuvre
et
ce
beaucoup
plus
que
la
littérature
ou
d’autres
formes
d’expression,
mais
tout
ça
chez
moi
relève
plutôt
de
l’inconscient.
D’ailleurs
c’est
peut‐
être
mieux
ainsi.
Parce
que
si
à
chaque
fois
que
je
faisais
un
film,
je
me
disais
:
«
Attention!
Il
va
être
vu
par
telle
ou
telle
personne
»…
Quand
on
fait
les
choses,
on
est
dans
une
sorte
de
matière
qu’on
essaye
de
comprendre.
C’est
difficile
d’être
en
train
de
faire,
et
en
même
temps
de
se
regarder
faire,
et
d’analyser
l’effet
que
ça
va
produire.
Je
pense
plutôt
à
l’effet
que
ça
va
produire
sur
moi!
Quand
je
travaille
sur
une
scène,
c’est
surtout
comment
moi
je
la
ressens.
HL
:
Comparons
vos
films
avec
ceux
de
Rachid
Bouchareb
tels
Indigènes
et
Hors­la­loi.
Chez
Bouchareb,
il
y
a
clairement
cette
volonté
de
rappeler
aux
Français
d’aujourd’hui
un
pan
de
l’Histoire
que
la
France
tend
à
négliger.
On
ne
peut
pas
dire
que
votre
cinéma
va
exactement
dans
la
même
direction
que
celui
de
Bouchareb,
mais
il
met
toujours
en
scène
des
gens
originaires
d’Afrique…
AK
:
D’abord,
les
personnages
que
j’aborde
dans
La
Graine
et
le
mulet
ou
L’esquive
sont
pour
la
plupart
nés
en
France,
ils
ont
certes
telle
ou
telle
origine,
mais
ils
sont
surtout
Français.
Je
pense
que
je
parle
surtout
d’un
milieu
social
que
je
connais,
un
milieu
dans
lequel
j’ai
moi‐même
évolué,
dans
lequel
j’ai
grandi
et
que
j’ai
envie
de
faire
connaître.
Ce
milieu
est
peu
représenté
au
cinéma.
Ce
sont
des
personnages
inspirés
de
moi‐même
ou
de
gens
de
ma
famille.
Mon
cinéma
aborde
essentiellement
des
gens
qui
me
touchent,
certes
ce
sont
souvent
des
gens
en
déséquilibre,
des
gens
un
peu
inadaptés…
Alors
si
on
peut
parler
d’engagement,
il
serait
là
mon
engagement;
celui
de
parler
de
ces
gens
qui
me
touchent.
C’est
dans
le
même
ordre
d’idées
pour
la
Vénus.
C'est
un
personnage
que
j'ai
abordé
davantage
parce
qu’il
me
touche
et
pas
nécessairement
parce
qu'il
vient
d'Afrique.
Elle
a
quelque
chose
de
semblable
avec
moi,
c’est
une
artiste…
Il
n’y
a
pas
dans
mon
cinéma
une
volonté
politique
de
rappeler
à
un
pays
ou
à
un
peuple
d’avoir
agi
de
telle
ou
telle
manière
et,
derrière
ça,
une
dénonciation.
Non
pas
qu’il
faille
s’abstenir
de
le
faire,
ceux
qui
le
font
ont
sans
doute
de
bonnes
raisons,
mais
moi
je
n’y
arrive
pas.
Je
suis
dans
l’incompréhension,
l’inexplicable,
et
ce
encore
plus
dans
le
cas
de
la
Vénus.
À
travers
cette
histoire,
j’ai
l’impression
que
je
pose
des
questions
que
je
me
pose
à
moi
aussi.
Alors
il
se
trouve
que,
du
fait
que
cette
femme
a
des
origines
africaines
et
qu’il
s’agit
du
passé
de
la
France
etc,
on
a
peut‐être
souvent
regardé
ce
film
comme
une
dénonciation,
mais
c’est
plus
une
observation.
Vous
parliez
de
mission
mais
c’est
plus
de
l’ordre
de
la
responsabilité,
celle
de
dire
qu’il
y
a
eu
une
Histoire
et
il
faut
la
regarder…
non
pas
pour
culpabiliser
mais
pour
s’interroger,
pour
analyser…
Peut‐être
qu’il
y
a
un
parallèle
entre
l’histoire
de
Saartjie
Baartman
et
ce
qu’on
vit
aujourd’hui
avec
le
regard
que
nous
portons
‐
en
France
en
tout
cas
‐
sur
ceux
qui
sont
différents
de
nous.
RG
:
Nous
comprenons
qu’il
n’y
a
pas
une
volonté
de
dénoncer,
mais
il
reste
que
la
relation
entre
Saartjie
Baartman
et
les
autres
personnages
du
film
se
situe
dans
un
contexte
de
racisme
et
de
colonialisme
­
une
forme
institutionnalisée
de
racisme.
Il
y
a
également
le
rapport
de
maître
et
26
esclave.
N’est­ce
pas
également
le
contexte
historique
et
sa
pertinence
aujourd’hui
qui
vous
a
attiré?
AK
:
Si
ce
qui
m’intéressait
était
la
dimension
colonialiste
de
l’histoire
ou
le
rapport
entre
le
maître
et
l’esclave,
j’aurais
fait
un
film
sur
la
colonisation.
Mais
là…
Je
n’ai
pas
choisi…
Il
y
a
dans
l’histoire
de
Saartjie
Baartman
une
dimension
qui
me
dépasse…
Je
n’arrive
pas
à
m’expliquer
comment
un
homme
‐
Georges
Cuvier
‐
a
pu
être
aussi
poussé
dans
son
observation
d’une
femme
sous
le
prétexte
de
la
science…Comment
une
artiste
peut
refuser
de
se
montrer
à
des
hommes
illustres
alors
qu’elle
s’était
déjà
montrée
aux
autres…
Il
y
a
dans
ce
refus
quelque
chose
de
tellement
fort!
Il
y
a
dans
cette
histoire
de
Saartjie
Baartman
tellement
de
thèmes
sur
l’Homme,
sur
sa
capacité
à
ignorer
la
douleur
de
l’autre
ou
même
à
la
provoquer…
Ces
thèmes
sont
au‐delà
du
fait
d’être
Français
ou
Africain.
C’est
ça
qui
m’a
interpellé
et
passionné
dans
cette
histoire.
Ça
me
conduit
à
me
poser
la
question
:
comment
moi
je
regarde
l’autre
quand
je
filme?
Et
comment
l’autre
peut
me
regarder?
RG
:
Parlons
de
l’observation
scientifique,
celle
qui
mesure
par
exemple.
Nous
sommes
dans
un
contexte
où
Saartjie
est
perçue
comme
«
autre
»
et
donc
mise
dans
une
catégorie
«
autre
»
que
le
scientifique
qui
la
mesure…
AK
:
Je
crois
que
les
scientifiques
avaient
surtout
une
obsession,
celle
de
définir
une
échelle
des
races.
Ils
en
étaient
tellement
obsédés,
et
du
coup
ils
n’étaient
plus
du
tout
scientifiques.
Il
y
avait
une
malhonnêteté
intellectuelle
de
leur
part.
Mais
j’allais
dire
:
le
débat
n’est
pas
là
‐
ou
alors
c’est
intéressant
ce
que
vous
dites,
vous
vous
interrogez
aussi!
Et
moi,
c’est
ce
qui
me
bouscule…
On
s’interroge
:
est‐ce
qu’on
peut
être
scientifique
et
en
oublier
l’humain?
Comment
peut‐on
être
scientifique
et
oublier
la
douleur
de
l’autre
?
Et
quand
vous
parliez
de
«
mesure
»,
c’est
très
intéressant
aussi…
Quelle
est
ma
mesure
pour
juger
l’autre
?
Et
ne
pas
s’interroger
là‐dessus
c’est
presque
le
début
du
fascisme!
Quand
le
fasciste
fait
son
expérience
pour
savoir
jusqu’où
peut
aller
la
douleur
d’un
homme
ou
d’une
femme…
Ce
sont
des
expériences
où
la
science
se
transforme
en
un
esprit
fasciste!
RG
:
On
comprend
très
bien
maintenant
que
c’est
le
destin
unique
et
très
particulier
de
Saartjie
Baartman
qui
vous
a
touché.
De
plus,
vous
avez
aussi
été
touché
par
ce
manque
de
respect
des
hommes
de
science
à
cette
époque
là.
AK
:
Pas
seulement
les
hommes
de
science
et
pas
seulement
cette
époque,
mais
toutes
les
époques!
L’horreur
humaine
m’interpelle.
Toutes
formes
de
torture
me
touchent.
J’ai
en
tête
les
images
de
la
bataille
de
Stalingrad…
Je
me
questionne
sur
le
regard
qu’on
porte
sur
«
l’autre
»
comme
un
être
différent,
un
danger
pour
nous,
ou
celui
qui
n’a
pas
le
droit
de
respirer
le
même
air
que
nous…Ce
regard
peut
faire
souffrir
l’autre,
le
détruire
même!
Source
de
l’article
:
http://www.humanitequebecoise.com/index.php?option=com_content&view=article&id=84
13.
"Je
m'interroge
sur
la
responsabilité
de
celui
qui
regarde"
Abdellatif
Kechiche,
réalisateur
de
"Vénus
noire"
|
Le
Monde|
26.10.10
|
16h37
Né
en
1960,
Abdellatif
Kechiche
a
réalisé
La
Faute
à
Voltaire
(2001),
L'Esquive
(2003)
et
La
Graine
et
le
mulet
(2007).
Ces
deux
derniers
films
ont
été
récompensés
chacun
par
quatre
Césars.
Comment
avez­vous
cerné
le
personnage
de
Saartjie
Baartman
?
Au
fil
de
mes
recherches,
j'ai
trouvé
son
histoire
bouleversante.
Je
me
suis
efforcé
de
rester
au
plus
près
de
la
vérité
historique,
et
j'ai
dépeint
son
parcours
en
suivant
mon
intuition.
Le
choc
majeur
fut
de
voir
son
visage,
puisqu'il
existe
un
moulage
de
son
corps.
On
perçoit
tout
sur
son
visage
:
les
traits
boursouflés
par
l'alcool,
la
maladie,
mais
aussi
sa
solitude,
sa
douleur,
ses
désillusions.
J'ai
éprouvé
pour
elle
un
sentiment
de
fraternité,
et
en
même
temps,
une
perplexité,
comme
face
à
un
sphinx.
Saartjie
est
une
énigme,
un
mystère.
Je
la
vois
comme
une
star,
pas
au
sens
que
l'on
donne
au
mot
dans
la
société
du
spectacle,
mais
au
sens
littéral,
celui
de
l'étoile
qui
brille,
qui
a
été
habitée
par
quelque
chose.
Elle
m'a
amené
à
m'interroger
sur
un
sens
possible
du
destin.
Pourquoi
ne
libérez­vous
l'émotion
que
lorsque
vous
montrez
les
images
de
la
restitution
de
son
corps
à
l'Afrique
du
Sud
?
27
J'ai
refoulé
l'émotion
tout
au
long
du
film.
J'ai
fui
toute
dimension
romanesque
pour
rester
dans
l'enquête,
l'analyse.
J'ai
tenu
à
rester
témoin
plutôt
que
conteur.
On
l'a
tellement
bafouée,
blessée,
outragée,
que
je
devais
rester
dans
le
respect,
humble
devant
quelqu'un
qui
allait
me
révéler
à
moi‐même.
Y
a­t­il
une
dimension
autobiographique
dans
le
film
?
Il
y
en
a
dans
tous
mes
films.
Je
fais
peut‐être
porter
à
mes
personnages
mon
propre
mal‐être,
ce
constat
mélancolique
que
la
communion
avec
les
autres
s'avère
impossible.
Il
y
a
une
forme
d'identification
au
personnage,
même
si
mon
expérience
n'est
pas
du
tout
de
la
même
ampleur.
De
par
mes
origines,
j'ai
vécu
aussi
l'oppression
du
regard,
et
quand
j'ai
voulu
oublier
ce
qui
faisait
de
moi
un
étranger
en
devenant
acteur,
je
me
suis
retrouvé
à
subir
ce
regard
encore
plus
violemment.
Les
rôles
stéréotypés
de
l'Arabe
de
service
me
renvoyaient
ce
que
je
voulais
fuir,
c'est
l'une
des
raisons
pour
lesquelles
j'ai
arrêté
ce
métier.
Et
l'identification
s'est
faite
aussi
avec
les
deux
metteurs
en
scène
de
Saartjie.
Le
film
met­il
en
cause
le
regard
des
spectateurs
du
XIXe
siècle,
ou
celui
des
spectateurs
d'aujourd'hui
?
Je
n'ai
jamais
pensé
accuser
de
racisme
les
spectateurs
de
ces
exhibitions
ni
en
faire
des
voyeurs.
Je
les
regarde
vivre
ce
spectacle,
d'où
ces
gros
plans
sur
des
centaines
de
visages
différents,
qui
reflètent
fascination,
peur,
envie
de
jouer
avec
cette
peur,
moquerie,
désir,
mais
jamais
la
conscience
de
la
souffrance
de
l'exhibée.
Ces
gens
venaient
assister
à
un
spectacle,
voir
une
artiste,
et
pas
une
sauvage
mise
en
cage.
Par
contre,
les
scientifiques
n'ont
voulu
la
regarder
que
comme
un
animal.
Pendant
trois
jours,
ils
ont
mesuré
ses
doigts,
ses
seins,
toute
son
anatomie,
elle
a
tout
accepté
sauf
de
montrer
son
sexe.
Cette
pudeur
aurait
dû
leur
donner
la
certitude
qu'elle
était
un
être
humain
!
Et
le
regard
d'aujourd'hui
?
Après
la
mort
de
Saartjie,
qu'ont
fait
les
scientifiques
?
Ils
lui
ont
écarté
les
cuisses
pour
regarder
ce
qu'elle
ne
voulait
pas
montrer.
Ils
ont
charcuté
son
sexe
pour
le
mettre
dans
un
bocal
et
exhiber
ses
organes
!
Voilà
qui
nous
interroge
sur
la
nature
de
l'homme,
sur
sa
capacité
à
devenir
(bien
que
cultivé,
civilisé)
un
barbare.
Je
vois
là
un
irrespect
de
l'humain,
qui
me
renvoie
aux
camps
de
concentration,
ou
à
ces
photographies
montrant
des
soldats
irakiens
torturés,
humiliés.
Je
m'interroge
sur
la
responsabilité
de
celui
qui
regarde.
Propos
recueillis
par
Jean‐Luc
Douin
Source
de
l’article
:
http://www.lemonde.fr/cinema/article/2010/10/26/abdellatif‐kechiche‐je‐m‐
interroge‐sur‐la‐responsabilite‐de‐celui‐qui‐regarde_1431369_3476.html
16.
Entrevue
avec
Abdellatif
Kechiche
28
mars
2011
|
par
Chartrand
Jimmy
Vendredi
dernier,
profitant
de
son
court
séjour
à
Montréal
pour
promouvoir
son
plus
récent
film
Vénus
noire
à
l'affiche
sur
nos
écrans
dès
le
1er
avril
prochain,
je
me
suis
entretenu
exclusivement
avec
l'aussi
inspiré
qu'inspirant
réalisateur
Abdellatif
Kechiche.
Vendredi
matin,
25
mars
2011,
9
h,
Abdellatif
Kechiche
qui
enchaîne
les
entrevues,
les
classes
de
maîtres
et
les
activités
du
genre
depuis
mercredi
(pour
ce
qui
est
de
Montréal
du
moins),
est
cette
fois‐ci
situé
à
la
cafétéria
de
Radio‐Canada,
là
où
il
nous
attend
pour
offrir
avec
générosité
son
regard
et
son
intelligence.
Puisque
si
jusqu'à
maintenant
ses
films
faisaient
état
d'un
monde
divaguant
entre
explosion
(en
paroles)
et
implosion
(aux
faibles
impacts
à
grande
échelle
si
ce
n'est
de
l'échelle
humaine
en
soi,
mais
toujours
près
de
ses
personnages,
"simplement"),
le
réalisateur
s'
avère
être
dans
la
vie
plus
posé,
calme
et
surtout
aiguisé
dans
la
réflexion
plutôt
que
dans
sa
parole
qu'il
choisit
d'ailleurs
avec
soin.
D'une
grande
humanité,
mais
surtout
faisant
montre
d'une
pertinence
remarquable
dans
ses
propos,
humble
et
sympathique,
il
a
avec
bonheur
répondu
à
quelques
unes
de
mes
questions.
28
Pour
mettre
en
contexte,
son
quatrième
long­métrage,
Vénus
Noire,
relate
les
dernières
années
d'existence
de
la
vénus
Hottentote,
Saartjie
Baartman,
au
19e
siècle,
servante
devenue
bête
de
foire
et
de
science,
dont
le
corps
qui
fascinait
ne
fut
restitué
qu'au
début
des
années
2000.
Le
cas
Vénus
noire
J.:
Pour
commencer,
je
me
demandais,
avez‐vous
un
parcours
bien
défini
puisque
vous
avez
en
soi
établi
un
type
de
films
particuliers
et
en
quelque
part,
Vénus
noire
vient
un
peu
brouiller
la
plupart
des
pistes
que
vous
aviez
jusqu'ici
exploré.
A.K.:
Oui..?
J.:
Oui,
bien
il
y
a
décidément
une
différence
entre
vos
trois
premiers
films
et
le
quatrième,
ce,
malgré
plusieurs
thèmes
que
vous
conservez.
Je
me
demandais,
était‐ce
un
projet
que
vous
aviez
en
tête
depuis
longtemps
ou
c'était
un
détour
désiré,
inattendu
un
peu
dans
votre
carrière?
A.K.:
Ce
n'était
pas
calculé
j'ai
eu
envie
de
faire
ce
film
quand
j'ai
appris
cette
histoire
qui
s'était
déroulée.
J.:
En
2002?
A.K.:
En
2002,
en
fait,
quand
j'avais
entendu
parler
d'une
demande
de
restitution
de
l'Afrique
du
Sud
à
la
France,
restitution
des
restes
du
corps
de
Saartjie
Baartman,
et
pour
ce
corps
il
était
décrit
qu'il
y
avait
des
bocaux
avec
des
organes
génitaux,
un
cerveau,
et
un
squelette,
et
que
le
peuple
auquel
elle
appartenait
demandait
à
l'enterrer
décemment
sur
sa
terre
natale,
et
il
a
fallu
un
débat
à
l'Assemblée
Nationale
qui
a
duré
plusieurs
années
et
qu'il
y
aie
une
loi
votée
pour
qu'on
puisse
autoriser
la
restitution
des
restes
de
ce
corps.
Alors
il
y
a
eu
des
gens
qui
s'y
sont
opposés
parce
que
ils
avaient
jugés
que
les
biens
des
musées
de
France
étaient
inaliénables
et
qu'on
ne
pouvait
pas
restituer
ça.
Bon,
j'avais
trouvé
cette
histoire
déjà
juste
sur
la
restitution
du
corps
vraiment
étrange,
donc,
ensuite
quand
j'ai
fait
connaissance
avec
le
parcours
du
personnage,
son
histoire
et
ce
qu'elle
a
vécu,
j'ai
découvert
un
drame
humain
comme
il
n'y
en
a
jamais
eu
de
tel
..
Une
souffrance,
en
même
temps
avec
un
outrage
qui
a
duré,
après
sa
mort,
plus
de
200
ans,
je
trouvais
qu'il
y
avait
quelque
chose
qu'il
fallait
absolument
dire,
raconter,
en
faire
un
film.
Donc,
c'est
comme
ça,
je
n'ai
pas
fait
le
calcul
en
me
disant,
comme
un
calcul
de
carrière,
je
vais
faire
ce
film
puis
celui‐
là,
puis
celui‐là.
Donc,
c'est
venu
à
un
moment
où
j'ai
été
saisi
d'émotions
par
ce
qu'avait
vécu
cette
femme
et
j'ai
eu
envie
de
le
raconter.
J.:
À
ce
propos,
je
me
demandais,
parlez‐vous
vraiment
de
La
graine
et
le
mulet
dans
La
faute
à
Voltaire?
A.K.:
Oui!
J.:
Y
a
comme
un
petit
clin
d'oeil
que
je
trouvais
vraiment
surprenant,
surtout
venant
du
fait
que
c'est
votre
troisième
film
qui
n'existe
en
soi
pas
encore
dans
votre
premier.
C'est
comme
ça
que
je
me
suis
demandé
si
votre
parcours
était
à
ce
point‐là
planifié,
ça
avait
été
assez
détonnant.
A.K.:
(rires)
J.:
Avez‐vous
fait
beaucoup
de
recherches
pour
le
film
en
tant
que
tel?
À
quel
point
vous
êtes‐vous
inspiré
de
la
réalité
et
à
quel
point
vous
avez..
A.K.:
En
fait,
on
a
un
grand
nombre
de
sources
historiques,
mais
toutes
les
mêmes
finalement.
On
a
les
témoins
qui
ont
racontés
comment
s'était
déroulé
le
spectacle
à
Londres,
des
articles
de
presse,
puisque
la
presse
a
beaucoup
écrit
autour
de
ce
spectacle,
il
y
avait
ceux
qui
se
sont
élevés
contre
et
ceux
qui
venaient
voir
ce
spectacle
comme
on
venait
voir
un
monstre
de
foire.
J.:
Oui,
comme
on
le
voit
dans
le
film,
ils
étaient
tous
disposés
un
à
côté
de
l'autre,
les
spectacles
au
choix.
A.K.:
Voilà,
voilà!
Il
y
avait
également
des
témoignages
de
l'institut
africain
et
tout
ce
qui
s'est
dit
durant
le
jugement
au
tribunal,
une
des
rares
fois
où
on
a
exactement
ce
qu'elle
a
dit.
Donc,
ça
c'est
ce
qui
est
de
Londres
et
puis,
nous
avons
ensuite
ce
qui
s'est
déroulé
dans
les
salons
parisiens,
ce
que
les
journalistes
ont
écrits,
notamment
celui
qui
l'avait
interviewé
dans
la
calèche,
comme
je
le
montre
dans
le
film.
Et
on
a
les
rapports
des
scientifiques,
qui
sont
des
rapports
sur
les
journées
qu'elle
avait
passé
au
musée
de
l'homme
à
être
observée,
mesurée,
analysée
pendant
deux
ou
trois
jours.
C'est
là
aussi
où
on
a
ce
rapport
où
elle
a
refusé
de
montrer
son
sexe.
Ils
ont
proposé
de
l'argent..
Tout
ça
est
rapporté
d'après
presque
ce
qu'ont
raconté
les
scientifiques.
Et
ensuite,
bien
sûr,
il
y
avait
tout
ce
qui
restait
en
pointillé,
et
c'est
là
où
j'ai
essayé
de
raconter
cette
histoire
en
mettant
en
images
ce
que
j'en
savais
et
en
essayant
de
voir
ce
qui
pouvait
s'être
déroulé
comme
il
était
indiqué..
ou
pas.
Et
ça
ressemblait
fidèlement
à
une
enquête
la
façon
d'aborder
le
film,
une
restitution
des
faits.
Et
bien
sûr,
il
a
fallu
mettre
sur
ce
qui
restait
en
pointillé
ce
que
moi
je
ressentais.
J.:
Oui,
bien
ça
se
voit
vraiment.
Habituellement
vous
faites
des
films
très
bruyants,
très
actuels,
dans
celui‐
là
il
y
a
toujours
un
silence
qui
fait
différent
de
vos
autres
films,
c'est
un
peu
nouveau
chez
vous,
d'entendre
enfin
le
silence.
A.K.:
Oui,
enfin!
(rires
partagés)
29
J.:
Oui,
bien
les
autres
ça
devenait
un
peu
comme
une
mélodie:
ça
parle,
ça
parle,
ça
crie!
Et
dans
Vénus
noire,
vous
exprimez
plutôt
ce
qu'elle
ressent.
Les
réactions..
J.:
Je
me
demandais
également
ce
que
vous
pensiez
des
réactions
à
propos
du
film,
puisque
juste
en
regardant
la
plus
récente
cérémonie
des
Césars,
vous
avez
seulement
eu
une
nomination
pour
Meilleur
Espoir
féminin
alors
que
les
dernières
fois
vous
aviez
pratiquement
tout
raflé.
Vous
en
pensé
quoi?
A.K.:
Non,
ça
ne
me..
Je
ne
sais
pas,
très
sincèrement
je
n'y
ai
pas
pensé.
Surtout
quand
on
fait
un
film,
quand
on
fait
celui‐là,
on
est
tellement
dans
un
personnage,
dans
la
vie
de
ce
personnage
et
on
ne
pense
pas
aux
récompenses.
J.:
Non,
ça
c'est
certain.
A.K.:
En
plus,
ce
serait
sur
la
souffrance
d'une
femme..
Ce
serait
indécent
de
penser..
J.:
Oui,
donc
vous
pensez
que
c'est
le
sujet
au
fond
qui
a
un
peu
empêché..
A.K.:
Oui,
peut‐être
que
le
sujet
est
difficile,
douloureux,
et
qu'on
n'a
pas
toujours
envie
de
parler
dans
une
période
comme
la
nôtre
en
plus
d'une
grande
douleur..
J.:
C'est
un
sujet
quand
même
assez
brûlant
d'actualité.
A.K.:
En
plus,
oui.
En
plus,
oui,
oui..
Le
rejet,
l'abandon,
l'espoir..
J.:
Je
me
demandais
aussi,
ce
qu'on
retrouve
souvent
dans
votre
filmographie
c'est
le
sentiment
d'abandon.
Me
semble,
on
le
retrouve
dans
chacun
de
vos
films,
dans
le
premier
y
a
Nassera
qui
abandonne
Jallel
à
mi‐
parcours
et
l'État
qui
l'abandonne
également
à
la
fin,
dans
le
deuxième
y
a
Krimo
qui
semble
tout
abandonner
et
dans
La
graine
et
le
mulet
c'est
vraiment
la
vie
au
complet
qui
semble
abandonner
votre
protagoniste.
Et
on
le
ressent
encore
(dans
votre
quatrième)..
Je
me
demandais,
est‐ce
que
vous
avez
un
regard
négatif
sur
l'avenir,
la
société
en
tant
que
tel?
A.K.:
Oui,
c'est
intéressant
ce
que
vous
dites
sur
l'abandon..
C'est..
J'avais
pas
ce
terme
dans
l'esprit,
mais
il
est
très
juste.
Il
est
peut‐être
plus
juste
que
celui
que
j'ai.
J'avais
le
sentiment
plus
de
rejet,
d'exprimer
quelque
chose
qui
était
de
l'ordre
du
rejet.
Alors,
peut‐être
que
de
mon
parcours,
de
par
mes
origines,
de
par
ce
que
je
suis,
de
par
ce
que
j'ai
tenté,
etc.,
il
y
a
ce
sentiment
inconscient
qui
m'habite,
de
me
sentir
marchant
au
bord
du
trottoir..
où
euh..
voilà.
J.:
Oui
bien
c'est
ça,
ça
semble
souvent
vain
vos
films
alors
qu'au
contraire
dans
Vénus
noire,
pour
la
première
fois,
vous
utilisez
des
images
d'archive
dans
le
générique,
ce
qui
offre
un
peu
comme
un
espoir
qu'on
n'attendait
plus.
A.K.:
Oui.
J.:
Était‐ce
vraiment
ça
que
vous
vouliez
exprimer
ou
c'était
vraiment
pour
réitérer
le
fait
que
ça
provenait
de
faits
véridiques
contrairement
à
vos
autres
films?
A.K.:
Justement
devant
toute
cette
tragédie
je
n'ai
trouvé
que
ça
pour
exprimer
un
peu
d'espoir.
J.:
Oui,
ça
fonctionne
bien
puisqu'à
la
toute
fin
on
est
un
peu
laissés
comme
ça,
le
générique
débute,
pas
de
musique,
et
hop,
les
images
d'archives
arrivent,
notre
sentiment
change,
on
est
soulagés
en
quelque
part.
Un
autre
aspect
qui
différencie
ce
film
de
vos
autres,
d'ailleurs.
Les
personnages
et
acteurs
de
Vénus
noire
J.:
Je
me
demandais
également,
vous
bâtissez
souvent
des
univers
assez
singuliers,
mais
reconnaissables
parce
qu'assez
réalistes,
alors
pourquoi
avoir
utilisé
comme
acteur
Olivier
Gourmet,
qui
est
assez
reconnaissable
et
connu,
alors
qu'habituellement
vous
allez
chercher
plutôt
des
inconnus,
des
gens
qu'on
connaît
moins,
ou
vous
réutilisez
vos
propres
acteurs
qu'on
ne
voit
pas
souvent
comme
Carole
Franck
qu'on
a
vu
dans
vos
trois
premiers
films.
Donc,
quelle
est
la
décision
de
prendre
Olivier
Gourmet
dans
Vénus
noire?
A.K.:
Je
ne
me
pose
pas
la
question
de
savoir
si
les
acteurs
sont
connus
ou
pas
ou
si
je
veux
des
inconnus.
Moi
j'aime
travailler
avec
les
acteurs
quand
ils
sont
bons
et
euh..
Olivier
Gourmet..
Je
ne
savais
même
pas
qu'il
était
très
connu
hein!
(rires
partagés)
Je
pensais
que,
oui..
C'est
un
acteur
que
j'avais
vu
dans
des
films,
j'avais
trouvé
magnifique
et
j'ai
eu
envie
de
travailler
avec
lui
et
je
trouvais
que
pour
le
personnage,
il
avait
quelque
chose
à
exprimer.
Puis
la
personne
c'est
quelqu'un
de
généreux,
de
profondément
gentil
et
donc
pour
soutenir
Yahima
dans
ce
qu'on
allait
lui
demander
de
faire,
c'était..
J.:
D'être
très
détestable!
(rires)
A.K.:
Très
détestable,
il
fallait
quelqu'un
de
très
gentil
pour
jouer
quelqu'un
de
très
détestable
oui.
30
Saartjie
selon
Kechiche
J.:
On
connaît
votre
passion
pour
le
théâtre,
mais
il
y
a
aussi
un
espace,
une
importance
des
arts
dans
tous
vos
films,
y
a
souvent
une
ou
des
scènes
où
la
musique
est
importante.
A.K.:
Oui.
J.:
La
danse
aussi
est
très
importante.
Je
me
demandais
donc,
dans
le
fond,
la
manière
dont
vous
illustrez
Saartjie
c'est
un
peu
comme
une
pièce
d'art
en
tant
que
tel,
la
manière
dont
vous
la
filmez
quand
elle
bouge,
quand
elle
chante,
il
y
a
comme
une
espèce
de
fascination
qu'on
ressent.
Aviez‐vous
d'autres
intentions
dans
la
manière
dont
vous
la
représentiez
puisque
vraiment,
on
tombe
sous
son
charme
en
tant
que
tel.
A.K.:
Oui,
bien
sûr
que
j'ai
choisi
aussi
Yahima
Torres
parce
que
je
la
trouvais
belle,
sensuelle,
qu'elle
dégageait
un
érotisme..
Et
que
justement
en
opposition
à
la
façon
dont
on
a
regardé
Saartjie
Baartman,
je
voulais
qu'on
regarde
sa
beauté.
Vous
savez,
c'est
un
peu
aussi
inconscient,
je
n'ai
pas
de
but
défini,
je
ressens
comme
ça
qu'il
faut
montrer
la
beauté
de
cette
femme..
Ce
n'est
pas
lui
rendre
hommage
puisqu'elle
n'a
pas
besoin
qu'on
lui
rende
hommage,
mais
moi
je
l'ai
dans
mon
esprit
et
quand
je
l'ai
vu
aussi
puisque
j'ai
vu
le
moulage
de
son
corps,
donc
elle
est
encore
très
vivante,
le
moulage
décrit
jusqu'aux
empreintes
digitales,
on
a
tout,
ses
doigts,
ses
mains,
son
visage,
tous
les
traits,
le
moindre
grain
de
peau..
J.:
Même
la
couleur
de
sa
peau.
A.K.:
Oui,
la
couleur
de
sa
peau,
tout
a
été
travaillé
pour
qu'on
aie
l'impression
de
l'avoir
en
face
de
soi.
Et
elle
a
un
visage..
Hélas,
c'est
une
oeuvre
d'art
incroyable
en
plus
le
moulage
de
son
corps
et
ce
qu'exprime
son
visage
est
tellement
à
la
fois,
je
veux
dire
il
y
a
tellement
de
douleur,
d'abnégation,
de
beauté,
de
lassitude,
de
pardon
aussi,
quelque
chose
dans
le..
De
détachement.
Moi,
je
la
trouve
tellement
sublime,
j'ai
eu
besoin
de..
J.:
Oui
bien
on
vous
a
aussi
beaucoup
accusé
un
peu
de
complaisance
à
son
égard,
mais
en
même
temps,
ça
va
de
soi
avec
le
personnage
que
vous
aviez,
en
tant
que
tel.
Vous
aviez
un
personnage
qui
était
une
servante
qui
est
devenue
bête
de
foire
et
à
chaque
fois
qu'on
l'attaque,
elle
préfère
se
taire
plutôt
que
de
riposter,
aussi
parce
qu'elle
ne
comprend
pas..
A.K.:
Moi
je
crois
qu'elle
comprend..
J.:
Oui,
mais
il
y
a
le
mélange
des
langues
aussi,
elle
ne
comprend
pas
exactement
ce
qu'on
lui
dit.
A.K.:
Oui,
mais
je
pense
surtout
qu'elle
ressent
beaucoup
de
choses,
mais
euh..
Oui,
elle
est
sans
doute..
Pense‐t‐elle
que
c'est
vain
de
se
défendre.
Et
le
spectateur?
J.:
Dans
le
film
aussi
vous
confrontez
plus
que
jamais
les
personnages
à
leur
animosité,
mais
en
même
temps,
on
a
également
l'impression
que
le
spectateur
est
plus
que
jamais
confronté
à
son
humanité.
A.K.:
En
faisant
le
film,
je
n'ai
pas
trouvé
autre
chose
finalement
que
de
me
regarder,
donc
de
regarder
mon
humanité,
mais
dans
ce
cas‐là,
de
laid
aussi.
Et
donc,
on
a
souvent
l'impression
que
j'ai
un
regard
accusateur
sur
les
autres,
mais
j'ai
le
même
regard
sur
les
autres
que
j'ai
sur
moi.
Donc,
si
l'autre
se
sent
accusé,
qu'il
sache
que
moi
aussi
je
m'accuse
dans
ces
cas‐là!
Et
je
crois
qu'en
réalité,
je
ne
porte
pas
de
jugement
sur
les
autres,
je
ne
condamne
pas,
ni
je
n'accuse,
c'est
plus
un
constat
et
en
même
temps
un
constat
sur
ce
que
nous
sommes.
Si
j'avais
pu..
En
même
temps,
pardonnez‐moi,
j'embrouille
un
petit
peu,
mais
moi
je
n'ai
pas
réussi
à
pénétrer
l'esprit
de
Saartjie
Baartman,
et
je
crois
qu'elle
ne
l'a
pas
voulu.
Qu'il
y
a
quelque
chose
qui
a
résisté.
Je
ne
pouvais
pas
lui
inventer
des
émotions
que
je
ne
lui
connaissais
pas,
je
trouvais
ça
impudique.
Donc
finalement
j'étais
confronté
à
moi‐même.
Et
pris
aussi
à
son
piège.
Donc
finalement
le
film
a
presque
ce
principe
de
prendre
au
piège
celui
qui
le
regarde.
En
tout
cas,
il
a
cette
possibilité‐là.
Et
la
seule
façon
de
s'en
défaire
c'est
de
le
rejeter,
c'est
le
rejet.
Ou
de
ne
pas
voir
ou
de
dire
"complaisance"
ou
euh..
"accusation"..
J.:
Oui,
mais
on
le
voit
aussi
d'après
les
critiques.
Kechiche,
le
présent
et
l'avenir
J.:
Donc
est‐ce
que
ce
serait
le
film
qui
est
le
plus
près
de
vous
jusqu'à
maintenant?
A.K.:
Ah,
je
ne
sais
pas.
J.:
Mais
chaque
film
est
proche
de
vous
en
quelque
part.
A.K.:
Dans
chaque
film,
je
me
regarde
bien
sûr.
J.:
Y
a‐t‐il
quelque
chose
que
vous
regrettez
dans
votre
parcours
de
carrière?
Ou
êtes‐vous
assez
satisfait?
A.K.:
Ah!
Je
regrette
que
la
vie
soit
ce
qu'elle
est!
(rires
partagés)
Mais
je
m'y
fais,
je
m'y
fais.
J.:
Dans
l'avenir
proche,
voulez‐vous
retourner
dans
le
jeu
ou
vous
voulez
continuer
à
plutôt
réaliser?
31
A.K.:
Non,
je
crois
que
j'envisage
plus
de
réaliser.
J.:
Quel
genre
de
projets
avez‐vous
en
tête
pour
l'instant?
A.K.:
J'ai
un
projet
justement
sur
l'adolescence
d'après,
je
vous
le
conseille
c'est
magnifique,
en
plus
ça
vous
fera
vivre
une
époque,
ça
se
passe
en
1986,
sur
l'adolescence,
les
premiers
amours
d'adolescents,
l'adaptation
d'un
roman
de
Bégaudeau,
François
Bégaudeau,
qui
s'appelle
"La
blessure
la
vraie",
c'est
très
très
beau.
Très
très
beau.
J.:
Donc,
ce
serait
plus
dans
la
veine
de
L'esquive?
A.K.:
Euh..
Pas
tout
à
fait
non
plus,
pas
tout
à
fait.
Son
"style",
sa
façon
de
faire,
Kechiche
après
tout
J.:
On
a
souvent
l'impression
que
vous
faites
de
l'improvisation,
mais
paraît‐il
qu'il
n'en
est
rien?
A.K.:
Non,
c'en
n'est
rien
c'est
beaucoup
dire,
mais
en
tout
cas,
dans
mes
films
tout
est
possible.
Souvent
on
arrive
à
travailler
une
scène
et
à
respecter
complètement
son
texte,
et
souvent
on
en
sort,
on
y
revient
et
souvent
on
en
sort
parce
que
c'est
nécessaire
d'en
sortir.
Donc
je
n'ai
pas
de
théories
là‐dedans.
C'est
peut‐être
pour
ça
aussi
que
les
acteurs
sont
à
l'aise,
c'est
qu'il
n'y
a
pas
de
contraintes,
j'essaie
de
ne
pas
avoir
de
contraintes.
J.:
Oui,
donc
vous
travaillez
beaucoup
avec
vos
acteurs,
vous
les
faites
répéter,
répéter..
A.K.:
Oui,
on
répète
beaucoup,
et
à
la
limite
certains
n'aiment
pas
beaucoup
répéter,
donc
je
respecte
ça
aussi.
J.:
Donc
finalement
le
style
de
Kechiche,
ce
serait
quoi
dans
vos
propres
termes?
On
vous
a
beaucoup
comparé
à
beaucoup
de
grands
cinéastes,
je
vois
dans
les
comparaisons
Jean
Renoir,
Maurice
Pialat,
John
Cassavetes,
les
frères
Dardenne
et
compagnie.
A.K.:
Ben
euh..
Je
cherche
Kechiche!
(rires
partagés)
Je
me
cherche
encore.
J.:
Vous
y
allez
souvent
avec
des
scènes
qui
sont
assez
poignantes,
mais
éprouvantes
également
à
cause
de
leur
longueur,
à
cause
de
comment
vous
insistez
sur
la
dureté
(je
voulais
probablement
plutôt
dire
durée..),
sur
les
faits.
A.K.:
Non,
c'est
une
volonté
que
j'ai
depuis
le
départ.
On
parle
de
scènes
longues
parce
qu'on
a
dans
l'esprit
d'autres
scènes
de
d'autres
films
donc
on
est
dans
des
conventions,
donc
moi
j'essaie
d'aller
à
l'encontre
des
conventions,
non
pas
que..
Grand,
très
grand
nombre
de
films
que
j'aime
et
qui
sont
dans
les
conventions,
mais
moi
j'ai
besoin
d'aller
à
l'encontre
de
ces
conventions,
de
chercher
autre
chose,
de
me
bousculer,
d'avoir,
de
chercher
une
autre
forme
de
narration
et
de
me
dire
"je
vais
adapter
ce
qu'on
sait
de
la
forme
de
narration,
du
cinéma",
et
le
faire
comme
tel
ne
m'exalte
pas.
S'il
n'est
pas
certain
du
succès
que
pourrait
bien
avoir
son
plus
récent
film
sur
nos
écrans,
il
sait
que
La
graine
et
le
mulet
a
connu
une
importance
assez
marqué
ici,
notamment
grâce
à
l'influence
des
critiques.
Du
moins,
que
le
public
y
est
allé,
ce
même
s'il
n'a
pas
nécessairement
suivi,
une
fois
dans
l'univers.
On
suivra
donc
de
très
près
les
activités
et
la
carrière
de
ce
cinéaste
qui
n'a
pas
fini
de
nous
fasciner,
mais
surtout,
de
nous
surprendre
et
nous
intéresser.
Source
de
l’article
:
http://www.coteblogue.ca/articles/entrevue‐avec‐abdellatif‐kechiche/
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