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Programme
mercredi 15 mars 2006
CINÉMA 1
PETITE SALLE
12h30
14H00 – Débat
Hors les murs
Pierre Barougier & Alexandre Leborgne – France – 82’ (VOSTF)
Vidéo sur sable - Vidéo Ala Al Rimal
Omar Amiralay – 46’ (VOSTF)
Les Mains pleines de dents
Pierre-Yves Ferrandis – France – 25’
14H30
Il Canto dei nuovi emigranti – A Franco Costabile poeta
Le Chant des nouveaux émigrants
Felice D’Agostino & Arturo Lavorato
Italie – 53’ (VOSTF + English ST)
A Luz na Ria Formosa - La Lumière sur le Ria Formosa
João Botelho – Portugal – 52’ (VOSTF)
Un pont sur la Drina
Xavier Lukomski – Belgique – 18’ (VOSTF)
17H00
Un parfum de paradis - Ra’lhato Al Janna
Omar Amiralay – 42’ (VOSTF)
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16H15
Film-essai sur le barrage de l’Euphrate Film Mohawala an Sad Al Forat
Omar Amiralay – 12’
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Déluge au pays du Baas - Toufan Fi Balad Al Baas
Omar Amiralay – 46’ (VOSTF)
Le Sarcophage de l’amour - Al Houb Al Mawood
Omar Amiralay – 50’ (VOSTF)
18H00 – Débat
Layn?
Fadi Yeni Turk & Bartlomiej Woznica – Liban – 122’ (VOSTF)
LAYN ?
Une journée dans la République populaire de Pologne
Maciej Drygas – France / Pologne – 52’ (VOSTF)
20H30
Liban, 2005, 122’
19H00
L’émission sera retransmise en direct sur le site d’Arte - www.arte-tv.com
Closing your Eyes
Robin Hunzinger – France – 53’ (VOSTF)
Between the Devil and the Wide Blue Sea
Romuald Karmakar – Allemagne – 90’
La Nuit / Die Nacht
21H00 – Débat
The Angelmakers - Arsenic Story
Astrid Bussink
Écosse / Hongrie / Allemagne – 33’ (VOSTF + English ST)
Dûr A distance
Kazim Öz – Turquie – 75’ (VOSTF + English ST)
CINÉMA 2
CENTRE WALLONIE-BRUXELLES
14H30
11H00
Symbiopsychotaxiplasm : take 2 1/2
William Greaves – Etats-Unis – 99’ (VOSTF)
16H30 – Débat
Zorros Bar Mizwa - La Bar Mitzva de Zorro
Ruth Beckermann – Autriche – 90’ (VOSTF)
18H30
Étoiles de jour - Noujoum A’Bahar
Oussama Mohammad – Syrie – 105’ (VOSTF)
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Chen
Maëva Ma-Tsi-Leong – France – 19’
Carnets d’un combattant kurde
Stefano Savona – France – 80’ (VOSTF)
La salle ne pouvant accueillir qu'une centaine de personnes, veuillez vous présenter
15 minutes avant le début de la séance.
20H30 – Débat
Nosotros, los de allá - Pas possible chez nous
Anna Klara Åhrén, Anna Weitz & Charlotta Copcutt
Suède/ Bolivie / Chili – 46’ (VOSTF + English ST)
Minsk
Cheng Xiaoxing / Chine – 52’ (VOSTF)
Le journal du réel est réalisé par Bijan Anquetil, Mehdi Benallal, Christophe Clavert, Michaël Dacheux, Jeanne Delafosse, Thierry Dente,
Frédérique Devillez, Thomas Donadieu, Aminatou Échard, Antoine Garraud, Elise Heymes, Sylvain Maestraggi, Brieuc Mével, Vincent Micoud, Raphaël
Pillosio, Camille Plagnet, Éléonore Saintagnan, Clara Schulmann, Sarah Troche / Contact : [email protected]
FADI YENI TURK ET BARTLOMIEJ WOZNICA
Layn ? : Vers où ?… Pour Fadi Yeni Turk, la question de la destination est celle de l'origine. Issu d'une famille arménienne du
Liban, le réalisateur, à trente-trois ans, se pose la question de
son appartenance : à quel peuple, quelle culture, quelle histoire ?
Pour y répondre, il se lance dans un voyage à travers l'Europe et
le Proche-Orient, à la rencontre de parents, en quête d'une
famille dispersée. Son fil d'Ariane est un manuscrit autobiographique de son grand-père qui retrace la vie dans la ville de
Mardin, avant le génocide de 1915 qui contraignit les survivants
à l'exode. Il lui livre des noms qui sont autant de repères jalonnant
un parcours : « une route qui me prend, plutôt que je la
prends », dit-il, tant il ignore au devant de quoi il se rend.
À chaque nouvelle rencontre, il prend soin, avant de faire témoigner
ses oncles ou ses cousins, de les filmer dans l'ordinaire de leur
exil (repas de famille, travail), la diversité des moeurs attestant
de l'éclatement de la communauté. Puis, quand ils ont raconté
leur histoire il leur fait lire à haute voix le manuscrit de son
grand-père. Ce faisant, il les installe dans le partage d'un quotidien au fil d'un texte tissé d'anecdotes qui est « plus qu'un cadastre de l'histoire : une quotidienneté aussi insignifiante que
nécessaire pour se sentir exister à la terre ». À l'instar de la
photo de famille autour d’un patriarche propre aux foyers arméniens
disséminés à travers le monde, métonymie du pays manquant, il
les rassemble sur leur terre d'origine par une communauté de
parole et de mémoire qui tient lieu de communauté géographique.
Sur cette terre perdue dont il n'a au cours de son voyage trouvé
que des ersatz : un film d'agence touristique sur Mardin, un
monastère en Syrie. Le texte du manuscrit syriaque devient ce
territoire disparu en tant qu'il est, dans son abord opaque, un
lieu inexistant qu'il appartient, à qui sait lire la langue des origines,
de faire exister. Chaque lecteur participe alors de la refondation
de Mardin, signifiant par là l'appartenance réciproque de l'individu
et de son peuple : pour désigner le peuple auquel j'appartiens, je
dis : « mon peuple ». Le texte est une peau de chagrin qui
s'épuise au fur et à mesure que son sens est révélé et que Fadi
Yani Turk se rend sur les lieux qu'il désigne. Une fois son secret
totalement dévoilé, c'est le film, devenu le lieu où se rassemble ce
qui était dispersé, qui prend le relais : il devient à son tour la
métonymie du territoire. Fadi Yeni Turk a finalement créé sa
destination : les spectateurs de son film, témoins de la renaissance d'un peuple. Layn ? Vers où ? Vers ceux qui me regardent.
La beauté de Layn ? tient également à son montage. Ce n'est pas
tant le récit d'un voyage que nous livre Fadi Yeni Turk que celui
de l'élaboration d'une mémoire. Celle-ci fonctionne par association
de mots, de sensations et d'images, dans l'ignorance des catégories
de temps et d'espace. C'est pourquoi les indications de durée du
voyage ne nous seront données qu'à la fin, comme une information
seconde. Les déplacements en train et bateau sont filmés mais
sans indication de départ et d'arrivée, occasions de contemplation
valant pour elles-mêmes. Et si les localités sont nommées, la
soudaineté des ellipses en abolit l'éloignement et donc la différence.
On écoute à Beyrouth parler une grand-mère qui évoque un disparu
et nous voilà assis dans une voiture auprès de l'arrière petit-fils
du défunt. Plus tard, Dortmund voisine Damas au gré des
réflexions de la voix off qui nous mènent d'une ville à l'autre.
Structure de langage, qui est celle de l'inconscient où dorment
les souvenirs. Fadi Yeni Turk, par un montage qui fait retour sur
son voyage et ses rencontres sur le mode d'un « ça me revient »,
réalise, là encore, son défi de suivre les traces effacées d'un peuple
absent et de se fabriquer une mémoire en se remémorant des
souvenirs qu'il n'a pas. Auteur immanent à sa création par la souveraineté de la voix off, sujet et objet de son film-mémoire, il
achève de s'inscrire dans la véritable histoire inventée de sa famille
au moment où son oncle entonne pour lui le chant traditionnel
arménien : « De ce qui n'a pas d'héritage tu es l'héritage ».
Antoine Garraud
MINSK
CHENG XIAOXING
Chine, 2006, 52'
Dans Minsk, histoire personnelle et histoire collective se mêlent,
chacune constitue le reflet de l'autre. Le film s'offre comme la
plate-forme pour un récit aux entrées multiples. Il évoque la
Chine contemporaine, son rapport à l'histoire, au patriotisme,
son passé militaire (qui semble avoir largement déteint sur son
présent) tout cela traité à travers la dimension spectaculaire d'un
parc d'attraction. Une voix off, discrètement présente, relie l'histoire
du réalisateur à celle de cette grande carcasse qu'est le Minsk,
puis l'histoire du Minsk à celle de la Chine en pleine transformation. Mais les véritables passerelles s'établissent progressivement
grâce à l'image et au montage qui s'acharnent minutieusement à
décrire l'envers du décor, à pointer les failles, les contradictions
plus ou moins flagrantes. Dans les sourires pris à la volée de
l'équipage du navire, on entrevoit des rêves non exprimés, un
horizon qui contraste avec la façade du discours officiel.
Le Minsk est un porte-avion construit en 1972 par les Russes, qui
prend son service en 1978 et sert effectivement pendant seize
ans. Il est « retraité » en 1994, cédé d'abord aux Sud-Coréens qui
le revendent ensuite à la Chine. Cinquante millions d'euros
seront investis dans le parc d'attraction que crée alors un groupe
de businessmen chinois. C'est ce que raconte le film : comment
ce bâtiment immense, immobile, faisant face à la ville, est
devenu parc d'attraction, comment l'ancienne machine militaire
s'est transformée en machine à sous.
Le Minsk est filmé comme une ruine. Une ruine flottante, que
l'on visite, peuplée de fantômes et sur laquelle plane, malgré la
musique et les haut-parleurs, une grande tristesse. Une ruine
moderne dont la visite s'apparente à un discours politique parfaitement huilé. Le film choisit de suivre avec plus de précision
l'équipage du navire qui fait office de guide et de sentinelle.
Habillés en marins, une vingtaine de jeunes gens « habitent » le
bateau, et, armés de micros, en proposent une visite cadrée,
mécanique, anémiée. Les paroles cent fois répétées se vident
progressivement de leur sens : impossible visiblement pour ceux
qui la racontent de s'approprier cette version officielle de l'histoire,
une vision militarisée de l'histoire chinoise et du monde. Le
Minsk, comme tous les parcs d'attraction, est le lieu privilégié de
la mise en scène, et lorsque deux membres de l'équipage se croisent
ou se relaient, ils prennent la pose. Comme deux soldats, ils se
font face, se saluent et l'un récite son texte à l'autre : « Continue
de servir le peuple ». La ruine qu'est le Minsk incarne donc aussi
un micro-espace où se révèlent les fonctionnements les plus intimes
de la société chinoise : à l'image de ces jeunes gardes, pantins parfaitement entraînés, dont les paroles sont celles qu'on leur a
demandé de dire, les gestes, ceux qu'on leur a enseignés…. La
stupéfaction emporte définitivement le spectateur lorsque le réalisateur nous offre les plans de la tombée du jour. Les visiteurs
quittent progressivement le navire. Mais surprise : la mise en
scène n'est pas terminée, et même en l'absence de spectateurs,
l'équipage de (faux) marins continue de marcher en file indienne
et de répondre aux ordres de leur chef. La vie militaire n'existe
pas uniquement pour les yeux des visiteurs, elle est tout simplement la vie, la vraie, à bord du Minsk. On découvre ainsi les
degrés divers d'une comédie qui s'élabore sans fin : à chaque
moment de la journée vient correspondre un geste bien précis
que les jeunes gens exécutent sagement. Ce que le réalisateur
nous expose ainsi, par-delà le fonctionnement d'un parc d'attraction,
c'est celui, routinier, d'un système de surveillance, basé sur la
contrainte des corps et des esprits. Les coulisses de cette mise en
scène affleurent à la toute fin du film : le réalisateur suit les jeunes
gens lors de leurs courtes pauses durant la journée ou le soir,
dans leur dortoir. Ils regardent Titanic à la télévision. Leurs uniformes sagement suspendus, ils attendent la scène de l'iceberg et
retrouvent d'un coup la liberté que le quotidien semble leur avoir
subtilisée. Les visages reprennent vie et naturel.
Le Minsk est une « machine à voir », un espace dédié au divertissement. La prise de vue, la photographie en sont les vedettes
absolues. Des décors ont été peints, des salles aménagées, afin de
satisfaire ce besoin du touriste affamé d'images : on se prend en
photo devant les avions, les fusées. Le cinéma, s'il veut dénouer
les fils de cette mise en scène, doit donc décider d'aller contre ce
cadrage organisé et planifié par le navire. Le réalisateur s'apparente
alors à un voleur d'images, qui traque le naturel là où tout semble
l'avoir condamné. Sa caméra légère se faufile dans les couloirs
sombres, mal éclairés, où le personnel s'agite. Le film égrène les
gestes et les postures qui échappent sans aucun doute aux visiteurs : une danseuse se maquille, un membre de l'équipage se
tient le ventre et grimace, un personnage gonflable retire son
déguisement, une perruque se détache. Dans cet univers de la
pantomime et de la mascarade, les instants de vérité s'échappent
involontairement. « J'espère que votre journée sur le Minsk est
le départ de nouveaux rêves », nous dit la voix dans un haut-parleur
en fin de visite…
Clara Schulmann
DIE NACHT / LA NUIT
ENTRETIEN AVEC PAUL OUAZAN
« Tout ne porte-t-il pas, dans ce qui nous exalte, les couleurs de la
Nuit ? »
Novalis, Hymnes à la Nuit
Si la nuit est le lieu d'expression du refoulé télévisuel, les parties
de chasse d'Histoires naturelles témoignent-elles d'un relâchement
des pulsions ? La nuit à la télévision reste un territoire en friche
que peu de chaînes s'aventurent à explorer. Responsable avec
Claire Doutriaux de l'Atelier de Recherche d'Arte, Paul Ouazan
réalise depuis 2002 l'émission Die Nacht / La Nuit diffusée chaque
dernier mardi du mois autour de minuit. Nourrie de cinéma
expérimental et d'art vidéo, l'émission est un programme de nuit
qui élabore au fil du montage un regard poétique sur le réel. Pour
la cinquantième édition de Die Nacht, le Cinéma du Réel rend
hommage à l'émission avec une projection débat.
Comment est né l'Atelier de recherche d'Arte ?
En 1995, Claire Doutriaux et moi-même, alors chargés de programme pour l'unité documentaire d'Arte, avons créé Brut, un
magazine qui avait pour ambition de traiter l'information d'une
façon différente. Partant du constat que toute une part de ce que
nous jugions digne d'information était occultée par le journal télévisé, nous voulions définir le regard spécifique d'Arte sur le
monde. Dès que nous avons commencé à réaliser nous-même des
émissions, il nous a été impossible de revenir au statut de chargé
de programme. Le credo d'Arte était d'être, avec raison, une
chaîne légère avec des unités de programme qui délèguent la
production à l'extérieur. Mais on ne pouvait pas totalement déléguer la part créative de la chaîne. Il était important qu'elle puisse
générer de l'intérieur ses propres concepts et dispositifs de télévision. L'atelier de recherche est né en 1998 de cette idée d'une
chaîne capable de réfléchir sur elle-même. C'est un département
très spécifique qui ne fonctionne pas comme une unité de programmes dotée d'un plan de charges et donc d'un budget. Si
nous voulons exister, il faut proposer des idées et se battre pour
qu'elles soient acceptées. L'atelier est un lieu d'invention et de
remise en question des normes télévisuelles, mais il doit en
même temps faire en sorte de créer des programmes qui puissent parler à des gens ne maîtrisant pas forcément les codes du
cinéma expérimental et de l'art vidéo.
Comment êtes-vous passé d'un travail sur l'information
à un travail de diffusion de films d'artistes ?
De 1993 à 1994, je m'occupais déjà, avant Brut, d'une émission
qui s'appelait Snark, programmée le samedi à minuit et qui a diffusé de grandes œuvres du cinéma expérimental et de l'art vidéo,
de Bill Viola à Gary Hill en passant par les Vasulka ou encore
Stan Brackage, Jonas Mekas ou les Gianikian…, ce qu'aucune
chaîne n'avait fait auparavant. Il se trouve que le cinéma expérimental me passionne. Je pense sincèrement que le cinéma expérimental, comme l'art vidéo, ont apporté quantité de choses à la
télévision, mais la télévision ne le sait pas. Ils ont inventé des
manières différentes de filmer le temps, la parole, le paysage…
Mais Die Nacht à la différence de Snark, n'est pas une émission
qui diffuse des films d'artistes, même si c'est l'un des ingrédients
de l'émission. Die Nacht est avant tout un lieu de recherche.
Quelle est la spécificité de l'émission ?
Die Nacht est une réflexion sur les grands thèmes de l'existence.
Ce n'est ni du documentaire, ni du cinéma expérimental.
L'émission utilise certaines formes d'écriture documentaire ou
certaines formes d'écriture artistique pour produire quelque
chose de différent. C'est avant tout un travail de montage et de
mise en écho par lequel j'essaie de créer un rapport poétique au
monde. L'acuité du regard poétique n'est pas assez acceptée en
télévision. Soit on est utilitaire, soit on est centré sur le sujet,
alors que la métaphore et l'allégorie disent souvent des choses
plus intéressantes.
Concevez-vous chaque émission comme une œuvre en
soi ?
C'est plutôt de l'artisanat. Je tiens à ce que chaque émission soit
une pièce unique. Je ne sais pas si on peut parler d'œuvre d'art,
mais c'est de la création. On s'approprie pour mieux la restituer
la création des auteurs. Quand je me trouve dans la salle de montage,
je ne sais pas ce que je vais faire, ni de quoi va parler l'émission.
À partir de quelque chose qui me plait et du matériau dont je dispose,
j'essaie à chaque fois de construire quelque chose de nouveau. Ce
qui est formidable, c'est quand une oeuvre mise en rapport avec
ce qu'il y a avant et après, prend, tout à coup, un sens extraordinaire
qui était enfoui ou inconscient chez l'auteur. La collision entre
deux œuvres crée une étincelle.
Le montage peut-il changer le sens d'une œuvre ?
Die Nacht est un continuum : chaque séquence est au service
d'un tout. On fait un travail de marqueterie pour que l'ensemble
ait un sens. Je pense que si une œuvre est forte, comme, par
exemple, celle des Vasulka qui ont été parmi les premiers à expérimenter la vidéo numérique, elle se suffit à elle-même. Mais
dans Die Nacht elle dit quelque chose de plus. Je ne me sers
jamais des œuvres pour leur faire dire autre chose que ce qu'elles
disent au départ. Simplement le montage fait émerger une couche
de sens supplémentaire.
Comment choisissez-vous les œuvres qui entrent dans
l'émission ?
C'est un long travail de visionnage. Je vois tout, personne ne voit
pour moi. Je me déplace dans les festivals, les expositions, les
galeries, à l'étranger, chez des distributeurs, je reçois aussi des
envois spontanés, je lis des catalogues, j'écluse tout. Je brasse
souvent des tonnes de terre pour trouver une pépite. Certaines
œuvres peuvent attendre deux ou trois ans avant de trouver leur
place. Il ne faut pas se presser, j'ai cette chance-là, de pouvoir
attendre. J'ai le temps. C'est cette opportunité qu'on me donne,
un luxe absolu en matière de télévision. C'est cela aussi, l'expérimentation.
Travaillez-vous régulièrement avec certains artistes ?
Oui, plusieurs, qui ne sont pas très connus. Une jeune artiste,
Maider Fortuné, qui travaille sur le corps, le visage et surtout sur
son enfance. Je lui ai demandé de filmer des horizons pour une
émission à venir. Je suis aussi Marcel Dinahet, un artiste qui
filme des flottaisons. Il n'avait jamais filmé d'être humain et je
lui ai demandé de faire des portraits de jeunes filles à mi-eau,
pour mon émission sur le thème « mère-fille ». Il y a aussi
Germain Huby qui reprend des jeux télé ou des sitcom en jouant
tous les rôles. Nous avons réalisé une quinzaine de vidéos
ensemble puis Canal + lui a proposé de faire une émission. J'ai
aussi des relations de confiance avec Robert Cahen ou avec
Christian Barani, un documentariste qui m'a confié l'intégralité
des rushes de son premier film sur le Kazakhstan, que j'ai monté
en une séquence de cinq minutes. En même temps, j'amène des
artistes ou des documentaristes comme Nurith Aviv par exemple, à
travailler pour moi avec des contraintes. Et puis bien sûr mes
deux complices, les réalisateurs Thierry Augé et David Guedj.
La télévision est-elle en soi un outil d'expérimentation ?
La télévision a tout de suite été expérimentale. En France, elle a
été conçue par des bricoleurs de génie : Raoul Sangla, Jean
Frapat ou Jean-Christophe Averty et bien d'autres. Ils ont
inventé le direct, les jeux, les émissions de variété. Jean Frapat a
créé des émissions incroyables comme Réalité-fiction où une
scène de documentaire est rejouée par des comédiens mot à mot
- principe que j'ai repris inconsciemment avec l'acteur Feodor
Atkin, en lui faisant relire sur différents tons la transcription du
Chaperon rouge raconté par une petite fille. Par ailleurs, il y a
quelque chose que l'on oublie, voire que l'on dénigre, c'est qu'il
existe une matière de l'image vidéo. Ceux qui disent que la vidéo
est terne ou plate se trompent fondamentalement. L'image vidéo
a une texture, du grain, une poésie, tout comme la pellicule. Il y
a une grande inculture de ceux qui dénigrent la vidéo. L'image
télévisuelle n'est pas plate de manière ontologique. C'est simplement que les gens qui s'en servent n'ont pas le désir ou la curiosité
de donner une spécificité à cette image. L'image vidéo peut être
sublime. Si les gens de la télé n'ont pas compris cela, les artistes,
eux, l'ont compris.
Portez-vous un regard critique sur la télévision ?
Toute création, me semble-t-il, est un regard critique sur sa propre
écriture, sur sa propre histoire. Et si on fait de la télévision qui
revendique la création, on ne peut que porter un regard critique
sur la télévision, avec la volonté de tenter des choses. La télévision
est un média de masse avec des enjeux financiers et des enjeux
de pouvoir considérables, c'est donc très difficile de faire bouger
tout cela. Mais ce n'est pas parce qu' on se sert mal d'un outil
qu'il n'est pas valable. Je revendique le fait de faire de la télévision.
Ce n'est pas un genre mineur. Je me sers de cet outil pour faire
en sorte que la télé soit créative et artistique.
Qu'avez-vous choisi de présenter pour le festival du Réel ?
C'est une sélection de vidéos en lien avec un certain regard sur le
réel. Par exemple, j'ai choisi le portrait de Jacques Chirac par
David Guedj car il brise la distance, casse la convention. Je
trouve que dans la manière de filmer de la télévision, il y a une
déférence dans le cadre, on se tient respectueusement à distance.
On filme rarement en gros plan les hommes politiques. Je ne
suis pas sûr que cette séquence soit contre Jacques Chirac ; seulement ici, David Guedj s'approche et fait un portrait télévisuel,
comme on ferait en peinture ou en photographie. En filmant de
cette manière un homme politique, on produit une réflexion sur
la façon de filmer. J'ai également choisi la vidéo dont j'ai déjà
parlé où Feodor Atkin expérimente les registres de jeu du comédien, Punctum, une séquence sur la respiration et l'intonation
des présentateurs de télévision, des images qui jouent sur des
effets d'illusion optique, ou, plus proche du documentaire, une
série de scènes de repas en famille, et une autre série de filles
avec leurs mères. Cette sélection n'est pas vraiment représentative de l'émission Die Nacht, c'est un programme spécial pour le
festival du Réel.
Entretien réalisé par Sylvain Maestraggi & Eléonore Saintagnan

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