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nation de lecteurs »
Svetlana Alexievitch : « Nous étions une nation de lecteurs »
Entretien réalisé pour Cassandre/Horschamp N° 100
jeudi 8 octobre 2015, par Marina Skalova
Ce passionnant entretien avec l’un des auteurs les plus importants de la littérature mondiale
contemporaine a été réalisé (et brillamment traduit) par notre amie Marina Skalova en février
2015 pour le numéro 100 de la revue Cassandre/Horschamp (celui de nos vingt ans).
Il nous a semblé plus qu’intéressant de le mettre à la disposition des lecteurs de L’Insatiable - tout en le
resituant dans le contexte du moment où ces paroles ont été prononcées - alors que cette très grande
dame, cette haute conscience, dont un autre de nos amis, Bruno Boussagol, a monté au théâtre deux
textes essentiels, se voit décerner un prix Nobel de littérature amplement mérité.
Journaliste de formation, écrivain par vocation, la Biélorusse Svetlana Alexievitch
entend des voix. Celles de milliers d’hommes et de femmes bercés par le système
soviétique, son idéologie militariste, sa puissance nucléaire. Conversation avec une
dissidente qui a toujours affirmé le pouvoir du mot.
Bonjour Svetlana. Où vivez-vous maintenant ? Sur quoi travaillez-vous ?
Svetlana Alexievitch : Après avoir vécu en exil pendant près de vingt ans, en Italie, en France, en
Allemagne, en Suède, je suis revenue il y a deux ans. Je vis chez moi maintenant. À Minsk. Je travaille sur
un nouveau livre. Son titre actuel est Le Renne miraculeux de la chasse éternelle. C’est une citation de
mon écrivain russe préféré, Alexandre Grine. Il disait que l’amour est comme le renne miraculeux d’une
chasse éternelle : nous passons notre vie à lui courir après, on le cherche, on le fantasme, on le fabule, on
l’invente. C’est un livre sur l’être humain, qui cherche le bonheur, ne l’atteint pas, se précipite à travers
l’existence, se désespère. L’homme russe, l’amour russe. De nombreux lecteurs me reprochent d’avoir
changé, d’écrire sur l’amour par épuisement. Eh bien, je leur réponds que non. Écrire sur l’amour, c’est
encore plus difficile que d’écrire sur la guerre ou sur Tchernobyl.
Ce n’est pas moi qui ai changé, c’est la société qui nous entoure, nous ne sommes plus écrasés, oppressés
par une idée totalitaire forte, un nouveau monde s’est ouvert. La conception de l’existence privée l’a
emporté. Maintenant, on vit pour soi, chacun pour soi. En Russie, nous n’avions encore jamais vécu
comme cela.
Je voudrais aussi écrire un livre sur la vieillesse. Sur la mort. Et sur le fait de n’avoir aucune envie de
quitter ce monde. En URSS, personne n’a appris à vivre au-delà de 60, 70 ans. Nous ne savons que faire
de tout ce temps que cette civilisation nous offre. À 70 ans, ni la société ni la nature n’ont encore besoin
de l’être humain. Et pourtant, le désir de vivre est toujours aussi vivace. Une culture radicalement
nouvelle est en train de naître. Mes prochains livres seront à nouveau des « romans de voix », composés
de témoignages, comme les précédents. C’est cette forme qui me semble la plus à même de saisir la
réalité contemporaine.
Comment votre dernier ouvrage La Fin de l’homme rouge a-t-il été reçu par la société russe et
dans les anciennes républiques soviétiques ? La société était-elle prête à subir une telle
autopsie ?
Un renversement politique a eu lieu en Russie. Le Poutine d’aujourd’hui n’est absolument pas le même
que celui qui a accédé au pouvoir il y a quinze ans, juste après Eltsine. À l’époque, il jouait au démocrate.
À présent, le peuple n’est plus le même et Poutine non plus. L’homme russe humilié, offensé, volé lors de
l’avènement du système capitaliste, cherche à se venger. Et Poutine réclame aussi sa revanche. Je parle
du Poutine collectif, celui qui se cache en chacun d’entre nous. Nous qui soutenions Gorbatchev à
l’époque, nous sommes absolument abasourdis. Nous avons investi tellement d’énergie pour construire
une société nouvelle – et tout ce que nous avons réussi à obtenir, c’est ce résultat, ce désastre. Le pays se
transforme progressivement en empire nationaliste. C’est à nouveau le Moyen-Âge : un fondamentalisme
orthodoxe est en train de s’imposer. C’est la guerre en Ukraine, une vraie guerre, ce n’est pas du cinéma.
Il y a un an, personne encore n’aurait imaginé une chose pareille. En Biélorussie, où je vis, il y a des
centaines de mariages mixtes : la mère, ukrainienne, le père, biélorusse. Tout le monde s’est habitué à
recevoir des réfugiés.
On enterre des morts dans le secret en Russie. Sainte Russie, grande Russie. Dans les campagnes
reculées, il y a déjà des milliers de tombes fraîches, de cadavres que l’on fait disparaître dans des recoins
obscurs. Le plus grand effroi pour nous, les démocrates, c’est lorsque nous voyons que cette politique est
soutenue par 85% de la population. Plus personne ne parle de liberté, on parle du grand empire russe. Et
nous, selon la terminologie officielle, nous sommes des traîtres à la nation. Mais toute la Russie n’a pas
encore perdu la tête. Mon livre est lu, discuté sur internet. Il provoque des débats. On y cherche des
réponses à la question : pourquoi le passé n’est jamais derrière, mais toujours devant nous ? Même si ces
personnes sont minoritaires, elles existent. Je suis heureuse qu’elles existent.
Vous poursuivez le projet d’écrire une histoire souterraine de l’URSS. Vous avez pénétré très
profondément la société soviétique dans chacun de vos ouvrages, partagé les émotions, les
rêves, les souffrances de vos compatriotes… Qu’avez-vous puisé dans cette expérience ? Qu’avezvous compris ?
Plus on s’éloigne de Moscou, plus l’agressivité est féroce. La vie est misérable, malheureuse. Le petit «
homme rouge » aime se souvenir : « À l’époque communiste, nous étions tous égaux. Je n’avais pas de
voiture, mais mon voisin n’avait pas de voiture non plus. » Maintenant le voisin en a une, mais pas lui. Et
quelqu’un d’autre a des châteaux en Russie, en Espagne… Autour de lui, le capitalisme russe est sauvage,
aveugle. Les gens simples ont l’impression d’avoir été dupés, trahis. La Russie a été partagée sans leur
demander leur avis : les usines, les fabriques, les navires, les mines… La réaction la plus élémentaire est
la haine. Ils n’ont pas peur du sang, ils sont prêts à le faire couler. Les uns rêvent de l’Union soviétique,
les autres de la Russie tsariste, de la monarchie. L’Union soviétique resurgit des recoins les plus obscurs
de la mémoire – chez Poutine et chez n’importe lequel de ses fonctionnaires. On a oublié qu’une autre
façon de vivre aurait pu être possible. La Perestroïka a été une fête fugace, tout sauf la construction
réfléchie d’une société nouvelle. Pour pouvoir construire, quelque chose nous a manqué, nous n’y sommes
pas arrivés… Comme toujours. Maintenant, on se prépare à juger Gorbatchev : il nous a menti, trahi, il est
responsable de tout. On attend un nouveau tsar, un tsar qui ressemblerait à Staline. Est-ce qu’il existe une
façon de réunir le fantasme du tsar bienveillant et Staline ? Laquelle ? Le peuple ne se souvient pas de ce
qu’aurait pu être la liberté. Personne ne sait ce que c’est. Même si pendant vingt ans, on a parlé de
liberté, on n’a fait qu’en parler. Pour moi, cela reste une question ouverte : pourquoi nos souffrances
interminables ne peuvent-elles pas, un jour, être sublimées pour se transformer en liberté ? Prendre une
mitraillette pour partir tirer en Ukraine… C’est la seule façon de résoudre les problèmes que nous
connaissons. En Russie, il y a des soldats. Il n’y a pas d’êtres libres.
Ce qui apparaît très bien dans votre livre, c’est cette vie soviétique rythmée par une succession
de promesses déçues… On a promis le Paradis sur Terre à plusieurs reprises, d’abord le
communisme, puis le capitalisme… Les gens espéraient la liberté mais lorsqu’ils ont cru l’avoir
obtenue, il s’est avéré que c’était un cadeau empoisonné.
Aujourd’hui, reste-t-il un autre héritage que le désenchantement ?
Quel est l’être humain dont nous avons hérité à la mort de l’empire rouge ? D’après les derniers sondages,
plus de 50% de la population russe s’attend à endurer des répressions de la part de l’État. Mais à la
question « Seriez-vous prêts à sacrifier votre vie, celle de vos proches, de vos enfants au nom de la Grande
Russie ? », près de 37 % répondent : « Oui, nous sommes prêts. » Le pire héritage de l’URSS, c’est
l’Homme rouge. Il a vécu dans le goulag et est prêt à continuer à y vivre, sa propre vie n’a aucune valeur à
ses yeux… Il n’est pas simplement un esclave, c’est un romantique de l’esclavage. Il y a des dizaines de
chants et de proverbes à la gloire de la mort, de la dévastation. Je me demande sans arrêt ce qui pousse
de jeunes hommes, de jeunes femmes aussi, à se porter volontaires pour aller combattre en Ukraine. Pour
partir tuer. La réponse est que nous sommes un peuple d’enfants de la guerre, nous n’avons jamais vécu
autrement.
Il n’y a pas que contre Hitler que nous avons combattu… Et qu’est-ce que le stalinisme ? C’est la guerre
contre son propre peuple – pendant vingt ans, Staline s’est battu contre les siens. Nous n’avons aucune
autre expérience de vie. Je regarde la télévision : maintenant, ils ont des i-phones entre les mains, mais la
vie continue à valoir un kopek. C’est un rapport au monde. On craint la liberté, on la fuit. On cherche celui
entre les mains duquel on pourrait remettre sa vie. C’est-à-dire un nouveau tsar, qu’il se nomme président
ou qu’il nous jette une nouvelle grande idée aux pieds…
L’expérience soviétique est à l’origine de traumatismes psychiques profonds. Et la « thérapie de
choc » d’Eltsine n’a bien sûr rien arrangé… Ceci apparaît de façon très flagrante dans vos
ouvrages, dont chacun est comme une cartographie mentale. Pensez-vous que ces traumatismes
peuvent être dépassés ? Combien de générations faudrait-il ?
On me demande souvent : « Où trouvez-vous vos personnages ? » Pousse la porte d’une maison
quelconque, mets-toi à parler avec n’importe lequel d’entre nous – en quelques instants, tu te sens
descendre dans les tréfonds. Dans des abysses de pleurs et de souffrances. On n’en voit pas la fin… Il n’y
a pas longtemps, je regardais une émission à la télévision : j’ai vu une colonne de véhicules frigorifiques
transportant des défunts, qui traversait l’Ukraine. Tout au long de leur voyage, sur des centaines de
kilomètres le long des plaines ukrainiennes, des femmes en foulard blanc, des hommes, des enfants
étaient agenouillés le long des routes. Après tout ce que j’ai entendu au cours de ma vie, il m’est difficile
de lâcher une seule larme… Mais là, je me suis mise à pleurer, comme une enfant. Le goulag, la Seconde
Guerre mondiale, Tchernobyl… Des traumatismes comme ceux-ci sont endurés par plusieurs générations.
Mais chez nous, il n’y a aucune génération sans guerre, chacune a le droit à la sienne. Nous n’avons pas le
luxe de réfléchir à ce que serait un psychisme normal. Récemment, j’ai lu dans un journal moscovite qu’un
jeune homme avait assassiné son ami dans une soirée d’entreprise. Sur la page d’à côté, on débattait du
bien-fondé de la guerre en Ukraine… Nous sommes tous profondément malades. Et pour longtemps. Dans
chacun de mes livres, j’ai exploré ces trous noirs, dont jaillit notre mémoire. Cette matrice noire. Je me
souviens des années 90, quand nous étions encore romantiques. Nous croyions qu’une autre vie était juste
sur le point de naître, que dès le lendemain, nous serions des hommes nouveaux. Qu’on vivrait comme
tout le monde. Nous n’avons pas réussi. Ce n’est peut-être que maintenant que l’Empire russe commence
à se dissiper, à s’effondrer dans les âmes des gens. À s’écouler avec le sang.
CNN vient d’être interdite, les ONG sont accusées d’être des agents de l’étranger, l’association
Mémorial, qui conservait les archives des crimes commis pendant le stalinisme, vient d’être
fermée… Comment analysez-vous cette résurgence des logiques de la guerre froide ?
Je ne suis pas une femme politique. Tout ce que je peux dire, c’est que le gouvernement russe a détruit ce
monde extrêmement fragile qui avait pu se construire après la Seconde Guerre mondiale. Après des
dizaines de millions de morts, après l’Holocauste. Nous vivons à nouveau dans un monde dans lequel on
peut se comporter comme s’il n’existait aucune diplomatie.
Nous avons une expression pour désigner cela : « il a laissé sortir le génie de la bouteille » – en français,
on dirait qu’il a ouvert la boîte de Pandore… Une guerre non déclarée se poursuit en Ukraine, on
recommence à tirer dans le Karabagh, les Balkans sont à nouveau une zone d’agitation… La force est
seule à régner. La loi du banditisme et de l’arbitraire. Si vous pouviez entendre les atrocités qui se disent
tous les jours à la télévision russe… La manière dont ils façonnent les cerveaux, les sculptent comme de
l’argile. Jour après jour, on impose l’idée que les États-Unis et l’Occident sont nos ennemis éternels, et la
Chine notre seul alliée. La Russie, ce n’est pas l’Europe, c’est une civilisation à part. Tout y est
absolument singulier et la démocratie aussi. Nous n’avons pas le droit de mettre en question la version
officielle, stalinienne de la Seconde Guerre mondiale. L’Archipel du goulag de Soljenitsyne est en train
d’être rayé des programmes scolaires et universitaires. Cela ne sert à rien d’apprendre la vérité sur le
goulag aux jeunes ! Je pourrais continuer cette liste à l’infini. Je vis avec la sensation qu’à l’époque
soviétique, j’étais une dissidente par rapport au pouvoir en place et que maintenant, je le suis par rapport
à mon propre peuple. Pas plus tard qu’hier, une voisine, une femme intelligente, institutrice, m’a lancé : «
Pourquoi est-ce que vous n’aimez pas notre Poutine ? Poutine va sauver la Russie. » Il n’y a déjà plus une
seule Russie, nous sommes divisés. Il y a deux Russie, deux Biélorussie. Une guerre civile a déjà
commencé entre nous, froide pour l’instant… On ne se tire pas encore dessus ici, pour l’instant…
Votre livre Les Cercueils de zinc a déclenché un scandale dans votre pays car il détruisait le
mythe du guerrier-héros. Vos livres ne sont pas publiés en Biélorussie, vous faites partie de
l’opposition à Loukachenko… Quel est votre rapport à votre pays d’origine ?
J’ai été jugée au tribunal pour Les Cercueils de zinc, consacré à la guerre soviétique en Afghanistan. Les
journaux m’ont accusée d’avoir craché sur l’armée russe, de l’avoir foulée aux pieds. Heureusement que la
Perestroïka avait commencé, sinon je serais partie tout droit en Sibérie… Je ne peux pas dire que la
Biélorussie d’aujourd’hui se distingue en quoi que ce soit de la Russie. Nous avons le même régime
autoritaire. Le même « homme rouge ». Avec toutes ses peurs, ses complexes, ses misères. La seule
différence est que nous sommes un petit pays, nous n’avons pas l’arme nucléaire. Cette petite valise où il
suffit d’appuyer sur un bouton…
Dans votre dernier livre, vous écrivez : « Une barricade est un endroit dangereux pour un
artiste. Un piège. Sur les barricades, on a la vue qui se brouille, la pupille qui rétrécit et le
monde perd ses couleurs. » Est-ce que vous n’avez pas vous-même l’impression d’être sur les
barricades ? Comment voyez-vous le rôle du politique dans votre travail artistique ?
J’ai quitté la Biélorussie pour des motifs politiques. C’était une résistance contre la dictature de
Loukachenko, qui était en train d’être instaurée. Mais il y avait aussi une autre raison : celle-ci était
esthétique. Je sentais que la barricade était un endroit dangereux pour un artiste, elle brouille la vue, elle
distord l’ouïe, fausse notre vision du monde. Depuis la barricade, tu perds de vue l’humain : l’humain dans
sa multiplicité, avec ses contradictions, ses couleurs, ses nuances… Lorsque tu es sur la barricade, tu ne
vois que les cibles. Pour un artiste, c’est un suicide. La barricade est un piège pour l’artiste. Elle crée un
monde en noir et blanc, unidimensionnel : nous contre les autres. Toutes les nuances s’estompent. Je
voulais retrouver une vue normale. J ’ai d’abord vécu en Italie : les paysages italiens, les fresques, la
langue pleine de joie m’ont guérie… Pendant ce temps, je participais à tout ce qui se passait dans mon
pays. Ma voix n’a jamais disparu. J’ai peur de la révolution parce qu’elle ne sera, comme disaient les
Classiques, rien qu’une émeute absurde et stérile. Mais, chez nous, les écrivains ne peuvent jamais se
contenter de rester sur le côté. Dans les pays soviétiques, les gens croient toujours à la puissance du mot.
Il est impossible de quitter complètement la barricade. Mais il faut veiller à l’artiste en soi, à la sincérité
de l’artiste. La préserver.
Vous parlez du rôle de l’écrivain dans la société… Comment la place de la littérature, de la
culture, s’est-elle transformée après la chute de l’URSS ?
À l’époque soviétique, on craignait de se retrouver derrière les barreaux pour des décennies pour avoir
diffusé Soljenitsyne, Chalamov… Aujourd’hui, toutes les œuvres éditées en samizdat [1] à l’époque
s’empilent dans les rayons des magasins et les gens se contentent de passer devant. Ils n’ont même plus le
temps de s’arrêter pour les regarder. Ils veulent découvrir le monde, ils font des voyages en Italie, en
Égypte, en Turquie, ils comparent leur portefeuille à celui de leurs voisins, ils goûtent de nouveaux plats,
se construisent des maisons, s’offrent de belles garde-robes… Dans cette vie nouvelle, la littérature n’a
plus sa place. Avant, elle tenait un rôle central : nous vivions dans une prison à ciel ouvert, les livres
étaient notre seule possibilité d’évasion, nous avons tous grandi en dévorant les livres. Maintenant, les
tirages ont violemment baissé. Nous étions une nation de lecteurs : maintenant, les gens lisent de moins
en moins. Je continue à considérer que le mot est fondamental. Qu’est-ce qui reste de l’être humain ?
Qu’est-ce que nous pouvons laisser de durable ? Le mot, uniquement le mot.
La singularité de votre travail a également consisté à donner la parole aux femmes, les refoulées
de l’histoire officielle. Comment voyez-vous la place des femmes aujourd’hui en ex-URSS ?
Pour répondre à cette question, je vais faire court. J’aimerais que notre prochain Président soit une
femme. Comme cela, nous pourrions avoir une Biélorussie nouvelle. La Russie serait tout autre aussi, si
une femme était au pouvoir. J ’ai pensé à cela lorsque j’ai vu, une fois, la maison d’une mère, au moment
où on y faisait entrer le cercueil de son fils unique. Comme elle criait ! Elle arrachait des bouts de fer du
cercueil et les lançait au visage des hommes qui portaient le corbillard. Ce n’était plus un cri humain,
c’était le cri d’une bête… L’amour du dieu Mars, c’est quelque chose qui appartient au monde des
hommes. Pour l’instant, c’est le monde où nous vivons. Un monde dans lequel il vaut mieux être une
femme qu’un homme.
Propos recueillis et traduits du russe
par Marina Skalova
•Svletana Alexievitch, Les Cercueils de zinc, trad. de Wladimir Berelowitch, Paris, Christian Bourgois
Éditeur, 1990.
Ensorcelés par la mort, trad. de Sophie Benech, Paris, Éditions Plon, coll. « Feux
croisés », 1995.
La Supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse, trad. de Galia
Ackerman et Pierre Lorrain, Paris, Éditions JC Lattès, 1999.
La guerre n’a pas un visage de femme, trad. de Galia Ackerman et Paul Lequesne, Paris, Presses de la
Renaissance, 2004.
Derniers témoins, trad. d’Anne Coldefy-Faucard, Paris, Presses de la Renaissance,
2005.
La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement, trad. de Sophie Benech,
Arles, France, Actes Sud, coll. « Littérature étrangère », 2013.
Les « romans de voix » de Svletana
Après La guerre n’a pas un visage de femme (1985) et Derniers témoins (2005),
deux livres de témoignages sur la Seconde Guerre mondiale, l’écrivain biélorusse
lève le voile sur une guerre qui n’a jamais voulu dire son nom. Svletana
Alexievitch enregistre les paroles des mères dont les fils ne sont jamais revenus
d’Afghanistan, celles des villageois qui les ont regardés partir le fusil à
l’épaule, celles des femmes restées veuves. Accusée d’avoir entaché la
dignité des jeunes héros, son ouvrage Les Cercueils de zinc (1990) lui vaut
d’être poursuivie en justice. Son livre suivant La Supplication (1999), sous-titré
Chroniques du monde après l’Apocalypse, donne la parole aux survivants
de Tchernobyl, qui ont vu leurs proches mourir, oubliés de tous et surtout de
l’Histoire officielle. Dans son dernier roman, La Fin de l’homme rouge (2013),
elle plonge dans les abysses de l’époque soviétique. Les murmures des héritiers
de l’URSS, de ces hommes sculptés au rythme des hymnes du régime,
laissent résonner un concert de douleur et de ressentiment.
Notes
[1] Réseau clandestin de circulation d’écrits dissidents en URSS, manuscrits ou dactylographiés.