Un «deus ex machina» pour la Belgique?

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Un «deus ex machina» pour la Belgique?
L’Echo 35
En vue
DU SAMEDI 29 SEPTEMBRE
AU LUNDI 1 OCTOBRE 2007
Un «deus ex machina» pour la Belgique?
Alain Pekar Lempereur, expert en négociation, esquisse des
Pour mener à bien une négociation, il faut mettre l'essentiel
avant l'évident...
Nous faisons de la négociation sans
le savoir, de l'enfant qui demande
un jouet à un dirigeant qui tente de
dénouer une crise sociale. Dans
tous les cas, nous adoptons un
grand nombre de conduites, guidées par l'instinct, que nous ne
questionnons pas. Ce sont des
conduites évidentes, comme se
réunir, parler pour convaincre, tenter de s'arroger la part du lion, etc. Il
est nécessaire toutefois de ne pas
oublier l'essentiel qui doit souvent
précéder ces comportements: se
préparer avant d'agir, construire la
relation avant d'établir un processus, écouter avant de parler, traiter
des émotions avant de gérer le fond
d'un dossier.
En comparaison avec l'Afrique et
ses problèmes, n'est-ce pas regrettable d'en arriver à de tels blocages dans un pays riche comme la
Belgique ?
Mon travail en Afrique centrale,
qu'il s'agisse du Burundi ou du
Congo, m'incite moins à juger qu'à
tenter de comprendre. En tant que
clinicien, mais aussi praticien de la
négociation, ma tâche y est de faciliter une prise de conscience préalable à la prise de décision. Ainsi on
construit un lieu où chaque partie
finit par confier à «l'autre» à quel
point il l'a fait souffrir et se met à
l'écoute de la souffrance de l'autre.
Par bonheur, la Belgique n'a jamais
connu de massacres intercommunautaires. En revanche, une histoire de disparités économiques
s'est accompagnée d'une arrogance
d'une élite d'une communauté par
rapport à la majorité de l'autre et
ensuite l'évolution économique a
retourné le cours des choses: la
communauté plus riche s'est retrouvée plus pauvre que l'autre, et
vice versa. Le manque de reconnaissance d'une identité à un moment
de l'histoire belge aboutit de nos
jours à un manque de reconnaissance inversé. La conséquence est
un ethnisme larvé, et en tout cas,
un communautarisme qui fait
douter de l'envie d'un avenir ensemble.
Le fait que la Belgique soit plus riche que d'autres pays n'y change
rien. Qu'un couple vive de manière
aisée ou pas, il connaît des disputes,
il se déchire; parfois il se répare,
parfois il se sépare.
Tout concourt donc à la scission
du pays.
Aujourd'hui, en Belgique, il est une
question lancinante, qui relève
d'un tabou majeur en train de sauter, sur la volonté profonde ou non
des Flamands et des Wallons de demeurer au sein de la même nation.
Dans un pays où les membres des
deux communautés s'ignorent
dans le meilleur des cas et, au pire,
s'affrontent, comme dans un couple, il faut être deux pour danser le
tango. Si l'un ne désire plus danser,
l'autre a beau vouloir, on connaît la
suite...
Une autre différence notable entre
le Burundi et la Belgique est que
dans le premier pays, il n'y a pas de
frontière tangible: Hutu et Tutsi vivent entremêlés partout sur le
même territoire et partagent une
même langue, le kirundi. En Belgique, depuis 1962, au contraire, s'est
figée une frontière linguistique
qui, dans les esprits, a fini par créer
une forme de barrière psychologique, voire ethnique, comme à Chypre, où j'interviens également.
Au demeurant, la Belgique aurait
éclaté depuis longtemps, s'il n'y
avait Bruxelles, mais même cette
question n'est pas sans issue.
Comme pour un divorce, quand un
bien est en indivision ou que le couple a un enfant, des solutions existent. Qu'y a-t-il de plus désolant
d'ailleurs qu'un couple qui se chamaille tous les jours et qui prétend
à une vie commune juste pour le
bien des enfants?
on ne peut pas être en même temps
d'un côté et au milieu.
Le compromis à la
belge, vous y croyez
encore ou s'agit-il
d'une recette du
passé ?
Le «compromis
à la belge» a
Dès lors que l’on parle de l’avenir
du pays, faut-il inviter les socialistes à la table de l'orange bleue?
A un moment de crise grave, toutes
les parties représentatives de la diversité d'un pays doivent se retrouver dans le dialogue. Le principe
d'inclusivité est primordial. Si le
scénario de la scission de la Belgique était sérieusement envisagé, il
paraîtrait essentiel que les représentants de tous les partis s'assoient à la table, mais j'irais au-delà.
Un examen sans tabou de tous les
scénarios rendrait également indispensable la présence d'acteurs de la
société civile, de représentants des
syndicats des patrons et des travailleurs, de personnalités du monde
académique, et de tous les leaders
d'opinion pour mener une ré-
«Une fois les
bonnes questions
posées, le dialogue
peut se déployer et
le conflit se
dénouer.»
Photo Doc
A
lain Pekar Lempereur
est belge. Il a acquis une
renommée internationale grâce à son enseignement sur les techniques de négociation. Un savoir-faire qui
pourrait venir à point pour débloquer la crise politique belge.
«L’Echo» l’a rencontré.
pistes de relance du dialogue entre Flamands et francophones.
consisté, pendant des décennies, à
ne résoudre le problème qu'en partie, reportant à plus tard la vraie
question de la volonté du «vivre ensemble». Aujourd'hui, le basculement est peut-être proche, si bien
que les peuples flamand et wallon
sont prêts à examiner sans tabou
tous les scénarios, y compris le divorce à la tchécoslovaque.
Le compromis à la belge a été trop
souvent une façon, depuis les premières réformes constitutionnelles de décentralisation, d'éviter les
mots de scission ou d'indépendance. Or la grande majorité des
Flamands et des francophones ne
lisent les journaux que dans leur
langue, ne regardent la télévision,
n'écoutent la radio que de leur communauté, connaissent de plus en
plus mal la langue de l'autre, et trop
souvent n'ont même plus l'envie de
la connaître, et encore moins de la
pratiquer; ils votent aussi pour des
partis séparés. En somme, l'opinion
publique et son élite politique se
communautarisent et, au fond
d'eux-mêmes, les Belges, parfois
sans le savoir, se vivent déjà Flamands et francophones avant tout.
tion, sinon de désaffection réciproque.
Les situations à plus de deux parties sont plus complexes, elles comportent des difficultés propres,
mais elles permettent des coalitions qui surmontent parfois
mieux la situation de chiens de
faïence que connaît la Belgique. En
gros, les combinaisons dans ce
deuxième cas sont plus nombreuses, mais elles n'aboutissent pas nécessairement à des solutions plus
élégantes. Le système de la mosaïque des partis politiques en Belgique l'illustre, de même que les difficultés à construire l'Europe.
N'est-ce pas plus difficile de négocier à deux plutôt qu’à plusieurs?
Vous avez sans doute raison. Quand
on est deux, soit les deux coopèrent, et ils fonctionnent dans un
équilibre gagnant-gagnant; soit un
des deux cesse de coopérer, le déséquilibre se crée et s'achève en spirale perdant-perdant. Il suffit qu'un
des deux fasse défection dans un
couple pour que tout bascule. La
Belgique semble en état de défec-
쑺 Diplômé en philosophie et en droit de l'Université libre de Bruxelles et docteur en sciences
juridiques d'Harvard,Alain Pekar Lempereur
est professeur de négociation et de médiation
à l'ESSEC-Paris, où il dirige IRÉNÉ, l'Institut de
Recherche et d'Enseignement sur la Négociation en Europe (www.essec-irene.com) qui
vient de fêter son dixième anniversaire.
쑺 Ses premières recherches le rattachent aux
courants de la théorie de l'argumentation et
de la Nouvelle Rhétorique.Avec Aurélien Col-
son, il a publié un best-seller de gestion : «Méthode de Négociation» (Dunod, 2004). Sa recherche actuelle porte sur les niveaux de
transformation à opérer chez les leaders pour
surmonter une situation de conflit grave dans
des sociétés divisées.
쑺 Alain Pekar Lempereur a assuré des missions
de conseil et de formation dans une quarantaine de pays, notamment pour la Commission
européenne, l'OMS, l'OTAN, le PNUD et l'UNITAR, mais aussi pour des entreprises comme le
Boston Consulting Group
ou McKinsey. Il a contribué au développement
en Afrique de programmes de réconciliation et
de leadership, notamment au Burundi
et au Congo, au
sein du programme «Négociateurs du
Monde». 앳
Photo Doc
Maîtriser les techniques de négociation pour bâtir le futur
En quoi Yves Leterme a-t-il été un
mauvais négociateur?
Je ne dirais pas qu'il a été mauvais,
mais qu'il a été négociateur. En Belgique, tout le monde est un peu négociateur, flamand ou francophone, mais peu de gens sont
médiateurs belges. Le négociateur
est celui qui défend les intérêts des
personnes qu'il représente et qui
l'ont élu; cette démarche est d'autant plus naturelle pour qui a recueilli 800.000 voix. A l'impossible nul n'est tenu. Il est difficile à
Yves Leterme de jouer le rôle de médiateur, car il devrait devenir neutre et impartial, risquant l’insatisfaction de ses propres constituants.
D'une certaine façon, en se retirant,
il a affirmé une vérité géométrique:
flexion utile et informée.
La pratique vous a enseigné qu’il
n’y a pas de médiation possible
sans un arbitre.
Pour qu'une médiation réussisse, il
est utile d'identifier une ou des personnes qui soient acceptables par
toutes les parties, qui aient leur
confiance et qui chapeautent cet effort. Au Burundi, nous n'avons pu
entreprendre d'initiative de dialogue qu'avec le concours au départ
de deux leaders, l'un hutu et l'autre
tutsi, deux personnes sans a priori,
dont la réputation d'intégrité était
acquise aux yeux de tous. Au
Congo, on a eu recours à une personnalité étrangère, d'un organisme humanitaire, qui connaissait parfaitement la situation sur le
terrain et qui y avait toujours agi
sans parti pris.
Si le choix se portait vers une personne non belge, il pourrait s'agir
par exemple du président de la
Commission européenne, mais il
faut un rare courage pour admettre
qu'un conflit intérieur exige le recours à une personne extérieure, à
la manière d'un couple qui fait appel à un psychologue. Si en Belgique une solution de choix interne
était préférée, il faudrait opter pour
une structure paritaire identifiant
deux personnalités au moins, sans
ambition politique particulière,
mais aussi sans tabou.
Dans le cadre belge, pourrait-il
s'agir du Roi ?
Albert II est le Roi des Belges; il a
donc des intérêts constitutionnels
et personnels qui coïncident, mais
qui rendent sa médiation difficile.
Le Roi est naturellement attaché à
la Belgique; on le voit mal contribuer à un dialogue sans tabou qui
pourrait aboutir à l'abolition du
royaume de Belgique, alors qu'il a
juré de préserver l'intégrité du territoire. Maintenant, les souverains
belges ont toujours été attentifs à
une évolution institutionnelle qui
satisfasse toutes les communautés
et, si le constituant décidait d'une
séparation, on pourrait très bien
imaginer un roi avec deux couronnes. C'était en substance ce que le
constituant avait proposé en 1830 à
Louis-Philippe pour son fils. La
reine d'Angleterre est aussi souveraine de plusieurs États. On pourrait également concevoir un roi régnant sur une des deux entités.
L’idée d’un collège des sages estelle plus réaliste?
En théorie, ce serait une solution
envisageable, mais la réalité est
qu'il faut remonter à Edmond Leburton de 1973 à 1974 et à Paul Van
den Boeynants en 1978 pour trouver les derniers Premiers ministres
francophones et ils sont tous deux
décédés. Pierre Harmel, personnalité remarquable, a, lui, 96 ans. Un
collège de sages doit refléter la réalité sociologique belge paritaire et
ne saurait donc être composé uniquement de Premiers ministres
d'une communauté.
Vous gardez l'espoir d’une sortie
de crise?
Pour la série de raisons que j'ai développées, si tous les scénarios sont
examinés sans tabou, je suis persuadé que les Flamands et les francophones surmonteront la crise actuelle, au sein de la Belgique ou
au-delà. Dès que les bonnes questions sont posées, le dialogue peut
se déployer et le conflit se dénouer
avec une rapidité surprenante. 앳
Propos recueillis
par Jean-Paul Bombaerts
A lire...
쑺 «Méthode
de Négociation»,
Alain Pekar
Lempereur,
Aurélien
Colson,
éd. Dunod,
2004.
«Le modèle belge a atteint ses limites»
n proposant un recueil d'«histoires d'un pays disparaissant»,
l'écrivain bruxellois Yves Wellens,
deux fois finaliste du prix Rossel, a
choisi d'aborder la question institutionnelle sous l'angle littéraire.
Dans les huit nouvelles qui composent l'ouvrage, le pays est toujours
là: on n'est donc pas encore dans
l'outre-Belgique, mais dans une
zone mentale où l'incertitude et le
vertige quant à l'avenir du pays règnent et gouvernent. Comme lorsque des secousses sismiques à
Rhode-Saint-Genèse chamboulent
le tracé de la frontière linguistique,
entraînant confusion et tension
parmi la population. La presse
mondiale campe dans l’étroit couloir qui sépare Bruxelles de la Wallonie et plus personne ne sait ce
qu'il faut faire. Yves Wellens
n'avance aucune sorte de certitude
sur la suite des événements, ni de
préférence sur ce qu'elle devrait
être. Il y a juste la conviction que,
même si le pays continue d'exister,
le spectre de sa disparition plane
désormais au-dessus de sa tête.
D'où vous est venue l'idée d'un livre sur la scission du pays?
La crise actuelle était dans l'air depuis plusieurs années. Ce n'est pas
le docu-fiction de la RTBf qui a tout
déclenché. Certes, avec Verhofstadt,
on en était revenu à une certaine
courtoisie entre les communautés,
mais les revendications flamandes
n'en demeuraient pas moins très
présentes.
Pourquoi cette peinture de James
Ensor sur la couverture?
Il s'agit d'un détail de l'entrée du
Christ à Bruxelles. On y distingue
une écharpe tricolore en arrièreplan. Je me sens proche d'Ensor, le
peintre de la grimace, de la comédie
humaine teintée d'une bonne dose
de morbidité. Dans mon livre, je raconte l'histoire d'une exposition
aux Beaux-Arts en 2010 pour le 180e
anniversaire de la Belgique où l'on
expose la sortie du Christ de
Bruxelles. Cette inversion suscite le
débat, car c'est le miroir de ce que
vivent les gens: les choses que l'on
quitte, la fin d'un pays…
Vous pensez la survie de la Belgique possible?
La Belgique existera encore dans 20
ou 30 ans, mais sous quelle forme?
La Belgique est comme un costume
affublé d'une étiquette: «ceci est la
Belgique». Mais en y regardant de
plus près, on s'aperçoit qu'une
manche est plus longue que l'autre,
qu'une partie est fabriquée en flanelle et l'autre en cachemire, bref
cela ressemblera à quelque chose
de déstructuré.
Economiquement, il est très diffi-
cile de scinder la Belgique. Surtout
dans un contexte européen. On
compare avec la Tchécoslovaquie,
mais ce pays ne faisait pas encore
partie de l'UE. Si la Flandre devait
faire sécession, elle serait automatiquement exclue de l'Union, et il
faudrait l'unanimité — y compris
de la part des francophones de Belgique — pour la réintégrer. Devant
cette difficulté, les Flamands vont
reculer, mais pas de beaucoup et
pas pour longtemps. La nouvelle
classe politique flamande fonc-
«Quand on prend
de l’âge, le pays
n’a plus tant
d'importance.»
Photo Iris Verhoeyen
E
Yves Wellens signe un
livre angoissant sur la
fin de la Belgique.
tionne selon la logique des managers: il faut des résultats. On ne
trouve plus parmi eux des personnes du style Dehaene ou Van Rompuy, avec une certaine rondeur,
avec qui il y a moyen de discuter.
fendre la démocratie.
Vous vous sentez belge ?
J'ai personnellement beaucoup de
mal avec l'histoire de Belgique, surtout avec l'histoire coloniale. Je
trouve que la polémique en
Grande-Bretagne à propos de «Tintin au Congo» renvoie à un vrai problème. Ceci dit, quand on prend de
l'âge, le pays n'a plus tant d'importance. On se sent citoyen du monde
avant tout. Ma grand-mère était
limbourgeoise, mon père de Jette,
j'ai été éduqué en français, je lis la
presse flamande, je me rend au Koninklijke Vlaamse Schouwburg,
mais j'ai du mal à me considérer
comme belge.
En tant que membre de la communauté culturelle et littéraire, on est
détaché par rapport à ces questions, tout en étant conscient qu'il
est de notre devoir d'intervenir à
certains moments. C'est ainsi
qu'une des nouvelles dans mon livre traite de l'arrivée au pouvoir du
Vlaams Belang, avec ses conséquences sur les libertés. Il faut dé-
On sent une forte angoisse qui
imprègne votre livre.
La fin de la Belgique n'y est jamais
annoncée. On est constamment
dans une phase de basculement,
l'incertitude domine car toutes les
cartes sont en train d'être rebattues.
Un peu comme le sentiment qui
prévalait le 13 décembre dernier,
lors de la diffusion du docu-fiction
de la RTBf: l'espace d'un soir, nous
n'étions plus en Belgique, la panique commençait à s'emparer des
esprits. De même, l'impossibilité
actuelle de former un gouvernement fédéral, le saut dans l'inconnu
sont autant de sources d'angoisse
pour les gens.
Tout semble complètement fermé,
de sorte qu'en réalité tout est ouvert. Le modèle belge a atteint ses limites, il n'est même plus exportable.
Quelle porte de sortie voyezvous?
Tout est dans la transcendance. Soit
tout reste fermé, soit on trouve des
solutions originales, imaginatives.
Pas simplement de la plomberie
institutionnelle, mais quelque
chose qui donne du sens à tout cela.
Einstein disait que, pour résoudre
de tels problèmes, il faut les résoudre avec une autre mentalité que
celle avec laquelle on les a posés.
Tout ce que j'espère, c'est que ce moment décisif sera négocié de manière démocratique. 앳
J.-P. B.
A lire...
쑺 «D'outreBelgique»,
Yves Wellens, éd. Le
Grand Miroir, 2007,
144 pages,
15 euros.