Cecile Sauvage - Lire à Saint

Transcription

Cecile Sauvage - Lire à Saint
Cendrillon revue et corrigée
Quand je voyage, à pied ou en avion, j'ai besoin de me raconter une histoire.
Là je voyageais à pied. Je ne faisais que ça depuis des jours. Cet après-midi, j'avais boudé
l'arrêt à l’Hospitalet du Sauvage. Trop de monde. Je commençais à le regretter car le mauvais
temps faisait craindre une obscurité prématurée sur le chemin. Je pressais le pas lorsque je
l'aperçus, au milieu du sentier forestier... Énorme, la pointe tournée vers moi comme s'il
rebroussait chemin, un soulier de marche ! Je le soulevais par les lacets. Il était presque neuf,
en cuir suédé brun rouge, Gortex et amorti. Rien à voir avec ce que je portais aux pieds, un
petit peu mieux que des baskets. Je regardais la pointure : du 46. Je fais une fixation sur les
grands types et aussitôt j'imaginais un jeune géant blond, séduisant en diable, parti ce matin
par temps sec en sandales, octroyant à ses belles chaussures une journée de repos à se
balancer dans son dos. L'imprudent ! La chaussure droite s'était détachée et avait chut sur le
chemin. Je l'accrochais à mon sac et cette fois, c'était Cendrillon qui partait à la recherche du
Grand Blond à la Belle Pointure. Et je me contais une histoire de chaussures, mélangeant
allègrement les styles.
Genre Barbie and Sisters...
Il était une fois, une ville en fête, la bonne ville de Romans. Le Roi de l'Escarpin mariait sa
fille en grande pompe ! Cette dernière avait trouvé chaussure à son pied. Elle convolait avec
le fils du Roi du Mocassin. Une union de conte de fées : ils étaient beaux, blonds, jeunes et
s'aimaient d'amour. Elle s'appelait Babouche et il se nommait Brodéric. Tout le monde les
considérait d'un œil attendri, sauf Muletta et Kroumir, les demi-sœurs de la princesse, vertes
de jalousie devant la beauté et le bonheur de la mariée ; mais qui se souciaient d’elles en ce
beau jour ?! Les rois étaient tous deux veufs mais le père de la mariée avait épousé en
secondes noces une belle femme offrant, du coup, à sa fille, outre une belle-mère
insupportable, deux demi-sœurs méchantes et vénales.
Après une lune de miel dans un paradis insulaire, les jeunes époux avaient repris leurs
activités dans le domaine de la chaussure. Pour Brodéric, le métier n'avait aucun secret, il en
possédait tous les arcanes et son père lui avait, depuis quelque temps déjà, abandonné les
rênes et, sous sa direction, les usines prospéraient. Quant à Babouche, ses modèles d'escarpins
figuraient en bonne place dans les boutiques de luxe.
Tout était pour le mieux. Babouche adorait son mari et était soulagée d'échapper à la vie entre
sa belle-mère et ses demi-sœurs.
Ils étaient très heureux et voulaient beaucoup d'enfants... mais pas tout de suite. Cependant,
bientôt, quelques nuages apparurent dans le ciel bleu de leur bonheur. Une vague écologique
submergea l'Europe. Il fallait consommer local. Stop à l'énergie grise. Des taxes grevèrent
lourdement le prix du cuir de Russie. Le cuir des vaches françaises étaient loin d'en égaler la
qualité. Et comme un malheur n'arrive jamais seul : un film, « Vache de Peau », à la
sentimentalité dégoulinante lança l'anathème sur les mangeurs de viande, sur les tueurs de
vaches, et sur les tanneurs. Il eut le même impact que la campagne de Bardot pour les bébés
phoques. Désormais le porteur de bottes en cuir était ostracisé. Les jeunes se tournèrent vers
l'espadrille, la basquet, la pataugas... Ce fut la ruine… Du côté des escarpins' comme du côté
du mocassin, on tenta de résister : on vendit le château, la propriété sur la Côte, le chalet à la
montagne. On attendait un changement de tendance qui ne vint pas. La belle-mère quitta, pour
un jeune loup, le vieux roi qui, en perdant sa fortune, avait perdu tout son charme. Elle lui
abandonna, cependant ses deux pestes de filles qui firent main basse sur les bijoux de sa
défunte femme et, ainsi dotées, épousèrent l'une une manufacture de galoches de jardin et
l'autre une fabrique de semelles médicales. Le roi vint loger chez le jeune ménage qui
hébergeait déjà le père de Brodéric. Mais bien vite, l'appartement fut hypothéqué et vendu
pour payer le dernier salaire des employés. Le couple s'en alla loger dans une vieille caravane
et les deux pères cachèrent leur déchéance dans un asile de vieillards
Les Misérables
Brodéric et Babouche étaient toujours blonds, ils s'aimaient toujours mais n'étaient plus
beaux. Les soucis font grossir, mais Babouche avait maigri, ses mèches ternes pendaient
lamentablement cachant un visage blême. Brodéric lui, avait coupé en bol ses épais cheveux
et semblait rabougri, rétréci.
Le dernier coup du sort fut l'embrasement de leur caravane. Ils perdirent tout ce qui leur
restait. Embrasement peut-être pas accidentel car les demi-sœurs, mal mariées, avaient eu une
remontée de fiel en les voyant dans les bras l'un de l'autre à travers la vitre de leur logement
de fortune. Ils furent à la rue. Ils allèrent à Valence, puis à Lyon pour se perdre parmi les
déshérités. Ils se perdirent d'ailleurs effectivement. Un jour, Brodéric se réveilla seul dans la
caisse en carton qui lui servait d'abri. Babouche était partie pour ne pas qu'il voit sa
déchéance, pensant aussi qu'il s'en sortirait mieux sans elle. Il la chercha en vain.
Babouche erra dans Lyon, fréquentant les arrière-cuisines des Bouchons pour un peu de
nourriture en échange d'une aide à la plonge. Elle dormait dans la rue, dans un coin discret,
Sous un carton qu'elle protégeait de la pluie en le glissant dans un interstice entre deux
immeubles du Quartier St Jean.
Le printemps fut doux, l'automne clément, mais les premiers froids furent très durs pour
Babouche. Pas très rapide à la vaisselle, on l'avait remplacé en prévision des fêtes de Noël par
un jeune homme plus habile et qui, de plus, aidait pour l’épluchage des légumes. Sa jeunesse
dorée ne l’avait pas préparée aux tâches ménagères. Elle dut se résoudre à fouiller dans les
poubelles pour survivre. Gourmande, Babouche, préférait celle du boulanger-pâtissier. Mais
ce jour-là, les poubelles n'étaient guère généreuses. Des fortes pluies, le jour précédent, avait
inondé la réserve et l'artisan avait dû fermer provisoirement. Il n’y avait dehors que de gros
sacs en papier kraft, quelques-uns encore emplis de farine mouillée. Babouche avait les pieds
gelés. Ses chaussures laissaient voir ses doigts de pied bleuis par le froid de la neige qui avait
succédé à la pluie. Elle s'assit à l'abri, quitta ses chaussures en guenilles et entreprit de
s'envelopper les pieds avec le papier fort des sacs. Mais en voulant donner une forme à son
substitut de chaussures, ses mains, comme par magie, retrouvèrent des gestes de
professionnelle. Elle découpait, juxtaposait, encollait avec un peu de farine et d'eau. Sous ses
doigts naquit une paire de chaussons d’assez belle allure et surtout chauds car la farine de
l’encollage, en fermentant, dégageait de la chaleur. Babouche emporta avec elle quelques
sacs. Le soir, autour du feu dans le terrain vague où elle avait l'habitude de se retrouver sous la
protection de ses compagnons d'infortune, Babouche chaussa de kraft et de colle-maison
quelques-uns des plus démunis. On la remercia d'un sourire, d'une saucisse ou d'un quignon
de pain, mais il y avait d'autres pieds à chausser. Le lendemain, en soirée, elle revisitait les
poubelles du boulanger à la recherche de matériau quand le miracle se produisit. Un grand
homme blond fouillait les poubelles du charcutier voisin. Même de dos, même sale,
misérable, elle le reconnût aussitôt. C'était son prince, son Brodéric. Ils étaient de nouveau
réunis.
Je les laissais à leurs retrouvailles car je venais d’arriver aux Faux où il y avait un accueil
pèlerin. Je ne vis aucun grand blond avec une seule chaussure et personne ne reconnut le
soulier orphelin. Le gîte, le couvert et la compagnie étaient de qualité et c’est après une bonne
nuit de sommeil et un solide petit déjeuner que je quittais mes compagnons pour cheminer
seule et reprendre le cours de mon histoire.
Success Story
Ils passèrent la nuit bien au chaud blottis l'un contre l'autre sous le carton et dans la bulle de
leur bonheur retrouvé. Au petit matin, Babouche se souvint de la tâche qu'elle s'était fixée de
chausser ses amis du terrain vague. Sa première paire fut bien sûr pour Brodéric qui l'assista
dans la confection. C’était lui le technicien et, avec son aide, la fabrication s'améliora et,
bientôt, tout le petit peuple du terrain vague arborait de superbes chaussures en papier fort. A
partir de ce moment-là, ils eurent de nouveau un métier, leur métier, et un salaire, fruit des
vagabondages diurnes des clients: une pomme, une brioche, un morceau de fromage. Brodéric
perfectionna la coupe, le matériau, le confort et l'étanchéité et Babouche, l'élégance. Le point
fort demeurait la fermentation des colles issues d'une alchimie des déchets : la chaussure, par
temps un peu humide, se couvrait de moisissures dans les tons vert et rose, du plus bel effet,
chauffait et, le fin des fins, devenait fluorescente.
On les appela un jour à l'Évêché. On leur octroyait un local. Leur travail auprès des déshérités
était parvenu aux oreilles de l'évêque. Il y avait cependant une condition : chausser tous les
prélats pour la procession du 8 décembre, comme des pauvres, en un geste de fraternité.
Ce fut un coup de pub formidable.
Ce 8 décembre, à Lyon, les récents évènements interdisant la frénésie des lasers, le
chambardement des feux d'artifice et les foules brouillonnes, la place était rendue aux
lampions originels, et la procession aux flambeaux dans la côte de Fourvière avait un éclat
particulier qui n'était pas seulement dû aux flambeaux et aux Ave Maria. En tête marchaient
l'évêque et toute la curie, suivi d'un superbe couple dont a blondeur étincelait sous l'éclat des
bougies et, derrière eux, la foule sombre des clochards lyonnais mais tous, de l'évêque au
dernier vagabond sautillant sur ses béquilles, tous avaient les pieds... lumineux.
Après cela, les commandes affluèrent et avec les commandes, la richesse. Mais Brodéric et
Babouche choisirent d'être modestement riches, ils investirent l’excès de leurs revenus dans le
partage. Ils s'achetèrent une maison juste assez grande pour abriter leur bonheur et leurs trois
enfants n'eurent jamais froid aux pieds.
A la prochaine étape, je retrouvais le propriétaire de la chaussure. Ce n'était pas un beau géant
blond, mais Hilda, une blonde allemande, genre belle plante, inconsolable depuis qu’elle avait
perdu son compagnon, mort d’un accident de moto, peu de temps avant de partir pour
Compostelle. Elle faisait le chemin à sa place, en emportant ses chaussures. Elle fût très
heureuse de reconstituer la paire. Comme elle parlait parfaitement le français et que mon pas
s'accordait au sien, nous fîmes le reste du chemin ensemble jusqu’à Compostelle. Elle se
révéla une compagne de voyage très agréable et après trois ans, nous continuons à nous voir
de temps à autre. Elle vient de m’inviter à son mariage.
Marguerite BATHURST