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L'enquête midilibre.fr JEUDI 19 MAI 2016 ❘ M4--- la religion devient un label plus ou mois assumé et revendications religieuses, décryptage d’un phénomène parfois ambigu. « La voie de la réussite et celle du paradis » F lorence Bergeaud-Blackler, anthropologue, chargée de recherches au CNRS, à l’Institut de recherche et d’étude sur le monde arabe et musulman (Iremam), est une grande spécialiste de l’islam et du halal. Un commerce estampillé musulman se développe. Est-ce un phénomène déjà étudié ? Ces commerces de livres, de viande, de vêtements dédiés aux populations maghrébines, turques ou subsahariennes existent depuis longtemps. Ils ont toujours mis en avant au moins en partie une dimension religieuse. Mais on peut remarquer que, depuis les années 2000, ils s’étendent à de nouveaux produits, ils se développent au fur et à mesure que se concentrent les populations musulmanes dans certains quartiers et ils s’adressent aux jeunes. Ce sont d’ailleurs en partie ces jeunes, nés en France, qui ont pris le relais de ces commerces tenus initialement par les primo migrants et qui s’appuyaient sur les solidarités des régions des pays d’origine. Le commerce musulman s’éloigne de plus en plus des produits typiques et des solidarités ethniques pour se présenter comme une version islamique du commerce conventionnel. Il vend les mêmes produits que dans les autres épiceries mais en version “halal”, c’est-à-dire licite. Le message du marketing islamique s’adresse aux minorités musulmanes intégrées pas aux migrants. Il repose sur l’idée que les musulmans ont des besoins spécifiques aussi bien alimentaires, que vestimentaires, ou qu’en matière de loisirs, que l’islam est un mode de vie. Acheter musulman a-t-il un sens ? Sur le plan religieux ? Sur un plan culturel ? Il faut bien distinguer deux visions du marché halal. Pour le marketing, le marché halal rassemble des produits destinés en première intention à des musulmans, mais qui peuvent être achetés par d’autres. C’est la mode modeste de BILLET Dis-moi ce que tu achètes, je te dirai qui tu es J’achète bio. Tu préfères le label rouge. Elle s’habille équitable. Mais nos voisins préfèrent consommer musulman. Il n’est pas question que de viande halal, mais de jouets, de vêtements, de services... Une tendance qui fait florès sur internet, mais aussi sur les marchés et dans des boutiques. L’islam, religion monothéiste, n’est pas un label commercial. Mais certains en jouent comme argument de vente, tandis que d’autres font de la consommation un acte lié à la religion. Entre une simple mode et la revendication d’un mode de vie, comment les consommateurs s’y retrouvent-ils ? Y prêtent-ils attention ? Et quel rôle joue la croyance à l’heure de faire ses courses ? Les réponses sont multiples, allant de la futilité à la revendication identitaire. Car plusieurs phénomènes se mêlent. L’approche du ramadan (qui devrait débuter cette année le 6 ou le 7 juin), qui va faire apparaître des rayons dédiés dans de nombreuses grandes surfaces, est l’occasion de se poser ces questions - transposables à d’autres religions. Et de vérifier que consommer prend plus de sens Marks and Spencer (M&S), qui n’utilise pas le terme islamique, parce que l’entreprise veut vendre au-delà de la communauté musulmane. Le burkini M&S est présenté comme relevant de la modest fashion. C’est le même modèle que le marché cacher aux États-Unis, qui est vendu pour les juifs, mais qui est en réalité consommé en majorité par des non-juifs. Pour certains courants religieux, le marché halal doit être contrôlé par des musulmans exclusivement, donc de préférence par des entreprises musulmanes qui respectent les règles financières islamiques. « Les acheteurs ne sont pas toujours conscients de ces disputes » Démarche marketing ou dérive communautariste ? Les deux. Il y a du marketing qui fait feu de toute discrimination pour proposer des nouveaux segments de marché et du communautarisme qui naturellement veut en récupérer les bénéfices. Maintenant, les acheteurs ne sont pas toujours conscients de ces disputes. Certains commerçants expliquent travailler pour servir la oumma (la communauté), pas pour s’enrichir. Qu’est-ce que cela signifie ? C’est une parole de commerçant religieux... Si vous vendez des produits religieux, vous ne pouvez pas laisser penser que ce qui vous intéresse c’est de vous enrichir sur le dos des croyances des autres ! C’est une posture modeste qui correspond à l’ethos islamique partagé en, particulier dans les quartiers populaires. Mais si vous parlez avec des entrepreneurs islamiques à Dubaï, ils font davantage penser aux capitalistes protestants de Max Weber. La voie de la réussite se confond avec celle qui mène au paradis. Que dit cette “consommation mouslim” de la relation de ces personnes à la société française ? que ce que l’on croit... ■ Florence Bergeaud-Blackler : « Ces commerces s’adressent aux jeunes. » Je n’ai encore jamais entendu cette expression. Mais il est certain que les jeunes musulmans, en particulier, succombent comme leurs congénères à une société de consommation à laquelle il est difficile de se soustraire, au pouvoir de jouissance que permet l’enrichissement, au travers de la consommation alimentaire, de la mode, des technologies. « Il y a dans le marketing islamique un message paradoxal » Il y a dans le marketing islamique un message paradoxal qui dit : « Allez-y, vous pouvez consommer, mais dans certaines limites éthiques et religieuses. Vous pouvez consommer halal tant que DR vous voulez, vous êtes dans l’islam et vous enrichissez la communauté. » Peut-on y voir un signe de rupture ? Chez les “halal fashion victims”, il n’y a pas de rupture revendiquée, il y a un conditionnement passif et le fait que les commerces musulmans sont les seuls autorisés dans certains quartiers relégués. La halalmania et son côté bling-bling sont critiqués par deux autres franges de la population musulmane : l’une laïque, qui se désintéresse de ce marché ou qui pense qu’il ne fait qu’enrichir les marchands, et une autre très religieuse qui se coupe de ce système et, un peu à la manière des écolos, se fabrique un écosystème halal un peu en autarcie. Ces derniers se trouvent en partie dans la galaxie salafiste. ANALYSE Nasser Raïs, psychologue clinicien, psychothérapeute à Montpellier « Un danger pour la communauté et la société » ■ Psychologue et auteur, Nasser Raïs étudie la croyance en pays laïc. Photo N. Z. Il y a l’espace commun culturel, identitaire. « Un phénomène qui a toujours existé », rappelle Nasser Raïs, citant en exemple « la bourse du Maghreb », à Paris, où les voyageurs échangent des devises, ou encore les travailleurs étrangers qui se retrouvent pour parler arabe dans leur foyer. Mais il y a, au-delà, le positionnement communautariste, avertit ce psychologue clinicien, qui étudie la place de la religion dans la société laïque. Pour lui, il « représente un danger pour la communauté et la société. On crée une frontière à l’intérieur du territoire. On se referme sur soi. Je vais acheter chez mon frère et je l’exprime comme une revendication identitaire ». Ceci en posant sur la consommation « un jargon religieux ». « La majorité des musulmans consomme dans des lieux où l’on vend de tout » Nasser Raïs Ce grand mélange étant un fait récent, qui touche les nouvelles générations, « les enfants nés ici, qui sont allés à l’école française. Ce qui interroge aujourd’hui, c’est : “Qu’est ce que ça veut dire être citoyen Français ?” » Nasser Raïs questionne la notion d’appartenance. Il note que certains ne mettent plus les pieds dans un magasin s’il vend, dans un autre rayon que celui qui les intéresse, de l’alcool. Mais il rappelle aussi que « la majorité des musulmans consomme dans des lieux où l’on vend de tout. Une minorité se l’interdit. C’est dangereux. On s’extrait de la société, alors qu’elle est plurielle, multiculturelle ». Et de mettre en garde sur le fait de se définir par sa religion et non par sa citoyenneté, insistant enfin sur le rôle prépondérant que devrait jouer l’école : « Il faut que les institutions pédagogiques reprennent leur place ! Il y a beaucoup à faire pour démystifier tout ça. » Enquête de CAROLINE FROELIG [email protected] LA PHRASE “ Le vivre ensemble et non le vivre à côté » Pour Nicolas Cadène, rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité, celle-ci « n’a pas à se mêler des consommations des uns et des autres. Cependant, elle a été conçue pour permettre à tous de construire du commun, au-delà des appartenances propres. Dès lors, la République laïque promeut le “vivre et faire ensemble” et non le “vivre à côté” selon sa communauté, ce que renforceraient des marchés spécifiques à tel ou tel groupe ». COULISSES Reportage Méfiance et anonymat S’intéresser à un phénomène qui touche à la religion, c’est - quelles que soient son ouverture d’esprit et sa connaissance du milieu mettre les pieds dans un univers qui n’apprécie ni les questions, ni d’être mis en avant hors de son cercle. Il y a la peur d’être stigmatisé, mais aussi, dans un contexte tendu, une forme de paranoïa qui projette partout de l’islamophobie. Il a fallu passer outre le fait que, parfois, les numéros d’appel soient réservés aux hommes, parce que le vendeur ne veut pas parler à une femme. Un gérant de site internet a aussi menacé de porter plainte, tout simplement, si nous le citions.